Did I Mention I Miss You ? (DIMIMY)

October 30, 2017 | Author: Anonymous | Category: N/A
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attire les regards dégoûtés et les. Estelle MASKAME Did I Mention I Miss You ? (D.I.M.I.M.Y.)  ......

Description

ESTELLE MASKAME

Traduit de l’anglais par Maud Ortalda

À tous les Tyler et Eden du monde No te rindas

1 La température glaciale de l’eau ne m’empêche pas d’y entrer jusqu’aux chevilles. Je garde mes Converse à la main, les lacets enroulés autour de mes doigts. Le vent se lève, comme d’habitude. Il fait trop sombre pour voir l’horizon, mais j’entends les vagues rouler et s’écraser. J’en oublierais presque que je ne suis pas seule. Au loin, le bruit de la fête, des rires et des cris de joie me rappelle que nous sommes le 4 juillet, jour de la fête nationale. Une fille passe devant moi en courant. Elle est poursuivie par un type. Son petit copain, sûrement. Il m’éclabousse sans le faire exprès et rit à gorge déployée, avant d’attirer la fille contre lui. Je serre les dents sans le vouloir, les doigts crispés sur mes lacets. Ce couple doit avoir mon âge mais je ne les ai jamais vus. Ils ont dû venir d’une ville voisine pour célébrer le 4 Juillet à Santa Monica. Je ne vois pas pourquoi, d’ailleurs. Il ne se passe rien de bien spectaculaire ici : les feux d’artifice sont interdits – ce qui est la deuxième loi la plus stupide que je connaisse, après l’interdiction de se servir soi-même à la pompe à essence en Oregon. Les seuls feux d’artifice sont celui de Marina del Rey, au sud de la ville, et celui de Pacific Palisades, au nord, que l’on aperçoit d’ici. Il est 21 heures passées, les deux viennent de commencer. Les minuscules boules de couleur indistinctes qui scintillent au loin suffisent à satisfaire les touristes autant que les gens du coin. Le couple est en train de s’embrasser dans le noir, sous les illuminations. Je détourne les yeux et m’éloigne lentement dans l’eau, pour fuir le vacarme de la fête. La foule est plus dense sur la jetée que sur la plage. Ici, je peux respirer. Cette année, je n’ai pas la tête à fêter l’Indépendance. Trop de souvenirs douloureux. Alors je continue à longer la côte, de plus en plus loin. Je ne m’arrête que lorsque Rachael crie mon prénom. J’avais oublié que j’étais censée l’attendre. Les pieds dans l’eau, je me retourne pour découvrir ma meilleure amie qui sautille vers moi dans le sable. Elle arbore un bandana aux couleurs des États-Unis sur le front, et tient un sundae dans chaque main. Elle avait disparu depuis quinze minutes chez Soda Jerks, qui, comme toutes les boutiques du bord de mer, reste ouvert plus tard que d’habitude ce soir. — Ils étaient en train de fermer, dit-elle, légèrement essoufflée. Sa queue-de-cheval se balance sur ses épaules quand elle s’arrête et me tend ma glace, après avoir léché les coulures sur son doigt. Je sors de l’eau pour la rejoindre avec un sourire de gratitude. Je n’ai pas beaucoup parlé ce soir, et je n’arrive toujours pas à faire semblant d’aller bien, d’être heureuse comme les autres. Je prends mon sundae de ma main libre, mes Converse toujours dans l’autre – des chaussures rouges, c’est ce que j’ai trouvé de plus patriotique dans mes affaires. Depuis trois semaines que je suis rentrée, nous

nous sommes arrêtées plus d’une fois à Soda Jerks. Je crois que nous faisons des pauses glace plus souvent que des pauses café ces derniers temps. C’est tellement plus réconfortant. — Ils sont tous sur la jetée, me rappelle Rachael. On devrait peut-être y aller. Je la sens hésitante, comme si j’allais la couper par un « non » catégorique. Ses yeux bleus tombent sur sa glace et elle prend une petite bouchée. Derrière elle, la grande roue offre son spectacle annuel, avec ses milliers de LED programmées en différentes séquences de rouge, bleu et blanc, qui s’allument, au coucher du soleil. On l’a regardée quelques minutes toutes les deux, mais c’est vite devenu ennuyeux. Je réprime un soupir et fixe le trottoir. Il y a beaucoup trop de monde pour moi, mais je ne veux pas encore abuser de la patience de Rachael, alors j’accepte. En silence, nous traversons la plage en zigzaguant entre les gens venus profiter de la soirée sur le sable. Je m’arrête pour remettre mes Converse. — Tu as trouvé Meghan ? — Je ne l’ai pas vue, dis-je en laçant mes chaussures. À vrai dire, je ne l’ai pas vraiment cherchée. Meghan est une vieille amie, mais rien de plus. Elle rentre pour l’été, elle aussi, donc Rachael fait l’effort de réunir notre trio. — On va bien finir par la retrouver. T’es au courant ? poursuit-elle pour changer de sujet. Apparemment la grande roue est programmée sur un son de Daft Punk, cette année. Elle virevolte sur le sable devant moi, attrape ma main pour me tirer vers elle, un sourire éblouissant sur le visage. À contrecœur, je danse un peu avec elle, malgré l’absence de musique. Je m’écarte en faisant attention à ne pas renverser mon sundae. Mon amie continue de danser, les yeux fermés, au son de je ne sais quelle musique dans sa tête. Un autre été, une autre année. Cela fait quatre étés que nous sommes amies et, en dépit d’une petite brouille l’an dernier, nous sommes plus proches que jamais. Je n’étais pas sûre qu’elle me pardonne mes erreurs, et pourtant. Elle ne m’en a pas tenu rigueur, car il y avait des choses plus importantes à gérer. Comme m’offrir des glaces et m’emmener en road trip à travers la Californie pour me distraire et m’aider à remonter la pente. Dans la tourmente, on a toujours besoin de ses meilleurs amis. Et bien que j’aie dû partir pour Chicago, où j’ai passé neuf mois à tenter de survivre à ma première année de fac, nous sommes restées les meilleures amies du monde. Maintenant que je suis de retour à Santa Monica, nous avons jusqu’à septembre pour traîner ensemble. — Tu attires les foules, je lui indique. J’esquisse un sourire quand elle ouvre les yeux d’un coup et se met à rougir en regardant alentour. Plusieurs personnes l’observent. — C’est le moment de filer, chuchote-t-elle. Elle saisit mon poignet et pique un sprint. Nos éclats de rire retentissent à la ronde et je n’ai d’autre choix que de la suivre dans sa course effrénée sur le sable. Nous n’allons pas bien loin : quelques mètres, juste assez pour fuir ses admirateurs. — Pour ma défense, fait-elle, essoufflée, on a le droit de se ridiculiser le 4 Juillet. C’est un rite de passage. Ça souligne le fait que nous sommes dans un pays libre. Qu’on peut faire tout ce qu’on veut, et tout, et tout. Si seulement ! S’il y a bien une chose que j’ai apprise durant mes dix-neuf années d’existence, c’est qu’on ne peut pas faire tout ce qu’on veut. On ne peut pas se servir soi-même à la pompe à essence. On ne peut pas lancer de feux d’artifice. On ne peut pas toucher les lettres du panneau Hollywood. On ne peut pas pénétrer dans une propriété privée. On ne peut pas embrasser son demifrère par alliance. Évidemment, on peut faire toutes ces choses, mais seulement si on a le cran d’en affronter les conséquences.

Je lève les yeux au ciel tandis que nous grimpons sur la jetée. La musique de Pacific Park se rapproche. La grande roue continue de clignoter en rouge, bleu et blanc. Le reste du parc d’attractions est illuminé, lui aussi, mais pas aux couleurs patriotiques. Nous nous faufilons par le parking, entre les nombreuses voitures garées, quand soudain, j’aperçois Jamie et sa petite copine, Jen. Ils sont ensemble depuis presque deux ans, maintenant. Il l’a plaquée contre la portière d’une très vieille Chevrolet. Ils se roulent des pelles. Évidemment. Rachael s’arrête pour observer la scène. — J’ai entendu dire qu’il était plutôt du genre rebelle, murmure-t-elle. Comme une version miniature et blonde de son frère à son âge. À la mention du frère de Jamie, qui est également mon demi-frère, je lui lance un regard sévère. On ne parle pas de lui. On ne prononce pas son nom. Jamais. Rachael, s’apercevant de son faux pas, articule trois mots d’excuse, la main sur la bouche. Je me détends légèrement et je continue d’observer Jamie et Jen en allant jeter le restant de ma glace dans une poubelle proche. — N’oublie pas de respirer, Jamie ! je crie. Rachael rit dans sa barbe et me donne une tape sur l’épaule. Quand Jamie lève la tête, l’œil vitreux et le cheveu en bataille, je lui fais signe. Contrairement à Jen qui meurt de honte sur place à ma vue, mon demi-frère, lui, se montre irrité, exactement comme chaque fois que je tente de lui parler. — Va te faire voir, Eden ! hurle-t-il de sa voix rauque qui résonne entre les voitures. Il attrape Jen par la main et l’entraîne dans la direction opposée. Il a probablement passé la soirée à éviter Ella. Après tout, quand on veut flirter avec sa copine, la dernière personne qu’on a envie de croiser, c’est bien sa mère. — Il ne t’adresse toujours pas la parole ? demande Rachael quand elle a fini de ricaner. Avec un haussement d’épaules, je me remets en route en me triturant les cheveux. Ils m’arrivent juste sous les épaules maintenant. Je les ai coupés cet hiver. — La semaine dernière, il m’a demandé de lui passer le sel à table. Ça compte ? — Non. — Alors je crois qu’on ne s’adresse toujours pas la parole. Jamie ne m’apprécie pas particulièrement. Pas parce que c’est un ado de dix-sept ans au comportement détestable qui a débarqué de nulle part l’année dernière, mais parce que je le dégoûte. Moi, et son grand frère. Il ne nous supporte pas. J’ai tenté un nombre incalculable de fois de le convaincre qu’il n’y avait plus rien à craindre de ce côté-là. Pourtant il refuse de me croire. La plupart du temps, il s’éloigne à grands pas en claquant une ou deux portes au passage. Je pousse un soupir de frustration tandis que nous débouchons sur la rue principale, toujours aussi encombrée qu’en début de soirée. Beaucoup de parents avec des enfants, et beaucoup de chiens qui tentent d’éviter la marée de poussettes. Beaucoup de jeunes couples, aussi, comme celui de la plage. Je ne les supporte pas. Leurs doigts entrelacés et leurs sourires complices me retournent l’estomac. C’en est douloureux. Ici et aujourd’hui, plus que jamais, je méprise tous les couples que je croise. Rachael s’arrête pour saluer des filles du lycée. Je me rappelle vaguement les avoir croisées il y a des années, à l’école ou sur la promenade. Je ne les connais pas. Elles, en revanche, savent qui je suis. Je suis « cette fille ». Je suis « cette Eden-là ». La fille qui attire les regards dégoûtés et les ricanements où qu’elle aille. Comme maintenant. Le sourire chaleureux que je tente de leur adresser n’a aucun effet. Elles me jettent un regard noir et se détournent pour m’ignorer. Bras croisés, lèvres pincées, je tape du pied en attendant que Rachael en finisse. C’est typiquement le genre de chose qui m’arrive chaque fois que je reviens à Santa Monica. Les gens d’ici ne m’acceptent plus. Ils me prennent pour une cinglée. Il y a quelques exceptions, comme

ma mère et Rachael, mais c’est à peu près tout. Ils me jugent, sans connaître toute l’histoire. Je crois que le pire est arrivé en novembre dernier, quand je suis rentrée pour la première fois, un mois après mon départ pour la fac. La rumeur s’était répandue comme une traînée de poudre. À Thanksgiving, tout le monde était au courant. Au début, je n’avais pas compris ce qui se passait ni pourquoi tout semblait soudain si différent. Je ne comprenais pas pourquoi Katy Vance, une fille avec qui j’avais eu cours au lycée, baissait la tête et changeait de direction quand je lui faisais signe. Je ne comprenais pas pourquoi la caissière de l’épicerie s’esclaffait avec son collègue quand je sortais du magasin. Jusqu’à ce dimanche à l’aéroport de Los Angeles où, juste avant d’embarquer pour mon vol retour vers Chicago, une fille que je n’avais jamais vue de ma vie m’a demandé d’une voix timide : « Tu ne serais pas la fille qui est sortie avec son demi-frère ? » Rachael reste muette un long moment. Elle me surveille du coin de l’œil comme pour déterminer si je vais bien ou non. Je prends un air détaché pour essayer de la rassurer. Elle finit par prétexter que nous avons des trucs à faire, pour couper court à la conversation. Voilà pourquoi j’adore Rachael. — Je ne leur parle plus de ma vie, conclut-elle fermement, une fois que les filles se sont éloignées. Elle jette son sundae, me prend par le bras et se retourne si rapidement vers Pacific Park que je manque de me tordre le cou. — Franchement, ça ne me touche plus tellement, j’essaye de lui expliquer. — Hmm, fait Rachael d’une voix distraite, comme si elle ne me croyait pas. J’ai envie d’argumenter, de lui dire que « non, vraiment, ça va, je vais bien, tout va bien », mais je n’en ai pas le temps. Jake Maxwell débarque de nulle part et se plante, avec son imposante stature, droit devant nous. Nous l’avons déjà croisé il y a quelques heures, quand il était encore sobre. On ne peut pas en dire autant à présent. — Ah, vous voilà ! Il nous sépare pour saisir nos mains et y planter un vague baiser. C’est le premier été que Jake passe chez ses parents depuis qu’il est parti pour l’Ohio. Quand nous nous sommes rencontrés tout à l’heure, pour la première fois en deux ans, j’ai découvert avec stupeur qu’il porte maintenant la barbe, et lui était encore plus surpris de découvrir que j’habitais toujours à Santa Monica. Il pensait que j’étais repartie pour Portland depuis un bail. Mais à part ça, il n’a pas changé d’un iota. Toujours le même dragueur invétéré. Quand Rachael lui a demandé de ses nouvelles, il a répondu que ça n’allait pas si bien, car ses deux petites amies l’avaient récemment largué et qu’il ne savait toujours pas pourquoi. J’avais bien une petite idée… — Où est-ce que tu as trouvé ta bière ? demande Rachael en retirant sa main avec une grimace. — Chez TJ, crie-t-il par-dessus la musique du parc d’attractions. Il indique un endroit, quelque part derrière lui. TJ possède un appartement sur le front de mer. Comme si je pouvais l’oublier. — Il m’a envoyé rassembler les troupes. Ça vous dit, un after ? Ses yeux s’illuminent à ce mot, et le débardeur qu’il porte me semble de plus en plus ridicule. Il y a un aigle au-dessus d’un drapeau des États-Unis. Avec écrit « FREEDOM » en gros. Mais ce n’est rien à côté de l’aigle qu’il arbore fièrement sur la joue gauche. Un tatouage temporaire… Je commence à me demander s’il n’a bu que de la bière. — Un after ? répète Rachael. Nous échangeons un regard et je comprends immédiatement qu’elle a envie d’y aller. — Ouais, fait Jake, plus qu’enthousiaste avec son grand sourire barbu. Il y a des fûts et tout ! Allez, c’est le 4 Juillet ! C’est le week-end. Vous êtes obligées de venir. Tout le monde sera là. Je fronce les sourcils.

— Tout le monde ? — TJ et tous les autres, Meghan et Jared sont déjà là-bas, Dean passe plus tard, je crois, Austin Cameron aussi… — Joker. Jake se tait et son sourire se transforme en rictus de frustration. Il regarde Rachael et, pendant une fraction de seconde, je jurerais qu’il lève les yeux au ciel. Quand son regard injecté de sang se pose de nouveau sur moi, il m’attrape par l’épaule et me secoue gentiment. — Allôôôô ? Il fait mine de scruter chaque centimètre de mon visage. — Où est passée Eden ? Je sais que ça fait un bail qu’on s’est pas vus, mais t’as pas pu devenir aussi barbante en l’espace de deux ans. Je me dégage et recule, pas amusée le moins du monde. Il n’est ni un ami proche ni même un ami, d’ailleurs, inutile de lui expliquer quoi que ce soit. Je fixe mes pieds, muette, dans l’espoir que Rachael intervienne pour me sauver la mise, comme d’habitude. Ces derniers jours, c’est sur elle que je compte pour me sortir de toutes les situations où je pourrais me trouver nez à nez avec Dean. J’ai encore trop honte pour lui faire face, après tout ce qui s’est passé, et je doute qu’il veuille avoir quoi que ce soit à faire avec moi. Personne n’a envie de voir son ex-copine, surtout si elle vous a trompé. J’entends Rachael dire à Jake : — Elle a le droit de ne pas avoir envie. Je ne détache pas les yeux de mes chaussures, parce que chaque fois que Rachael vole à mon secours, je me sens un peu plus faible et pathétique qu’avant. — Tu vas pas pouvoir l’éviter pour toujours, marmonne Jake. Il a compris que mon refus d’aller à la soirée était lié à Dean. Je ne peux pas le nier, je me contente de hausser les épaules. Bien sûr, il y a une autre raison. Une raison qui me noue l’estomac. Je ne suis allée qu’une seule fois chez TJ, il y a trois ans. Et j’étais avec mon demi-frère. Je n’ai aucune envie d’y retourner. — Vas-y, dis-je à Rachael après un long silence. Je vois bien qu’elle en crève d’envie, et je sais qu’elle refusera pour ne pas me laisser seule. C’est à ça que servent les meilleures amies. Mais il faut savoir faire des compromis, et Rachael a passé la soirée à tout faire pour que j’aille bien en ce jour tant redouté, alors je souhaite qu’elle aille s’amuser. Après tout, le 4 Juillet tombe un vendredi cette année, les gens en profitent à fond. Pourquoi pas Rachael ? — Je vais retrouver Ella, ou un truc comme ça. — Ça ne me dérange pas de rester avec toi. Même moi, je vois qu’elle ment. — Rachael, dis-je fermement. Vas-y. Inquiète, elle se pince la lèvre inférieure du bout des doigts pour réfléchir un instant. Elle ne porte quasiment pas de maquillage ce soir – elle n’en porte presque plus – ce qui lui donne l’air d’avoir à peine dix-sept ans. — Tu es sûre ? — Sûre et certaine. — Allez, viens ! s’exclame Jake, son grand sourire de retour sur son visage tatoué tandis qu’il saisit la main de Rachael. On a une fête ce soir ! Il entraîne ma meilleure amie, qui parvient à me faire signe juste avant de disparaître dans la foule. Je regarde mon téléphone. 21 h 30. Les feux d’artifice sont terminés et les gens commencent à rentrer chez eux. Je compose le numéro d’Ella. Malheureusement, ma mère et son copain Jack

travaillent tous les deux ce soir, donc c’est mon père et ma belle-mère qui sont censés me ramener. Je n’ai pas le choix. Je dois les retrouver. Le pire, c’est que c’est au tour de mon père de m’avoir pour la semaine. J’ai horreur d’aller chez lui, et lui déteste ça encore plus que moi. La situation est atrocement tendue et gênante. Tout comme Jamie, mon père ne me parle qu’en cas de force majeure. Je tombe sur la boîte vocale d’Ella et raccroche aussitôt. Je vais devoir appeler mon père à la place… Son téléphone sonne et je me sens froncer les sourcils en attendant que sa voix grave réponde. Sur ce trottoir qui fourmille de monde, mon portable collé à l’oreille, quelqu’un attire mon attention. C’est Chase, mon plus jeune demi-frère. Il fait les cent pas près du restaurant Bubba Gump, seul, alors qu’il ne devrait pas. Il n’a pas l’air inquiet, seulement ennuyé. Je raccroche avant de le rejoindre. Il s’arrête net dès qu’il m’aperçoit, l’air penaud. — Où sont tes amis ? je lui demande. Je ne vois aucun groupe de collégiens dans les parages. Chase joue avec une de ses boucles blondes. — Ils ont pris le bus pour Venice, mais je n’y suis pas allé parce que… — Pace que ta mère t’a interdit de quitter la jetée. Il acquiesce. Les copains de Chase ont tendance à s’attirer des ennuis, mais lui est assez intelligent pour connaître les limites. Je suis certaine que les parents de ses copains ne veulent pas que leurs gamins se rendent en douce à Venice pendant la fête. Ça doit être le bazar là-bas en ce moment, et je suis contente que Chase ait choisi de ne pas les suivre. — Tu veux te balader avec moi ? — D’accord. Un bras autour de ses épaules, je l’entraîne vers Pacific Park, mais nous n’avons pas fait cinq mètres que mon téléphone sonne. Je me prépare mentalement en voyant que c’est mon père. — Qu’est-ce que tu voulais ? bougonne-t-il. C’est comme ça tout le temps, en ce moment. Je me détourne légèrement de Chase et je presse un peu plus le téléphone contre mon oreille. — Rien. Je me demandais où vous étiez. — Bah, on est à la voiture, fait-il comme si j’étais censée le savoir. Dépêche-toi de nous rejoindre, sauf si tu veux demander à ton frère de te ramener. Je suis sûr qu’il ne voudra pas. Je raccroche sans rien ajouter. La plupart de mes conversations téléphoniques avec mon père se terminent de cette façon : l’un de nous raccroche au nez de l’autre, et quand nous sommes face à face, l’un de nous s’en va en claquant la porte. En général, c’est moi qui raccroche, et mon père qui claque les portes. — C’était qui ? demande Chase. — On doit rentrer, dis-je pour éluder la question. Chase n’ignore pas que mon père et moi ne pouvons pas nous voir, mais c’est plus simple de ne pas raviver les tensions quand le reste de la famille est là. Si on peut appeler ça une famille. J’attire mon demi-frère plus près contre moi et nous faisons demi-tour vers la ville. Nous parlons de la grande roue, du feu d’artifice et de Venice en nous dirigeant vers Ocean Avenue. Se garer le 4 Juillet s’avère assez compliqué et, après avoir passé quelques minutes à contredire Chase sur l’endroit où se trouve la voiture, je m’aperçois que c’est lui qui a raison : nous sommes garés entre Pico Boulevard et la IIIe Avenue, à huit cents mètres de là, alors nous pressons le pas. Mon père déteste attendre. Dix minutes plus tard, nous arrivons à la Lexus, coincée entre deux voitures, et à ma grande surprise, mon père attend à l’extérieur. Les bras croisés, il tape du pied, impatient. — Ah très bien, tu as trouvé ton frère, fait-il brusquement, en appuyant sur le dernier mot.

Jamie et Chase ne sont plus jamais simplement « Jamie et Chase ». Depuis un an, mon père met un point d’honneur à en parler comme de mes frères, comme pour prouver quelque chose. Jamie déteste ça autant que moi, en revanche, je crois que Chase ne le remarque pas. Je garde mon calme et regarde Ella. Assise à l’avant, elle nous tourne le dos mais je vois qu’elle a l’oreille collée à son téléphone. Elle discute sûrement avec la même personne que quand je l’ai appelée tout à l’heure. Je reporte mon attention sur mon père. — Le boulot ? — Ouais. Il se penche et cogne brutalement contre la vitre, au point qu’Ella manque de lâcher son téléphone. Elle se retourne et mon père fait un signe de tête vers Chase et moi. Ella reprend son téléphone, murmure quelque chose et raccroche. Nous sommes enfin autorisés à monter dans la voiture. Dans le rétro, mon père me lance un regard noir que j’ignore. Quand il démarre, Ella se retourne vers moi. — Tu ne voulais pas rester un peu plus longtemps à la fête ? Il est presque 22 heures, je ne vois pas pourquoi elle s’attendait à ce que je reste dehors plus tard. Aller à la fête de TJ est bien la dernière chose qui me faisait envie, je suis contente de rentrer. Je ne veux pas parler de la fête ni de cette soirée pourrie. — Pas vraiment. — Et toi, fiston, coupe mon père en regardant Chase dans le rétro. Je croyais que la mère de Gregg te ramenait ? Chase décolle les yeux de son portable. Il me jette un regard en coin, alors je me creuse la tête pour trouver une bonne excuse. — Il ne se sentait pas très bien, alors je lui ai proposé de rentrer avec nous. Je regarde Chase avec une fausse inquiétude pour être plus crédible. — Ça va mieux maintenant ? — Un peu, fait-il, une main sur le front. Je crois que la grande roue m’a donné la migraine, mais là ça va. On peut prendre des burgers ? S’il te plaît, Papa ? Je meurs de faim. Tu ne voudrais pas que je tombe dans les pommes, quand même ? Ella lève les yeux au ciel et s’enfonce dans son siège. Mon père se contente de dire : — Je vais y réfléchir. Je pose le poing sur le siège du milieu. Chase cogne le sien contre le mien avec un sourire entendu. Si mon père savait tous les ennuis que s’attirent les copains de Chase, il ne l’autoriserait plus jamais à les fréquenter. Même si Chase prend toujours la bonne décision, mieux vaut ne pas en parler. Nous passons au drive et mon père et Chase commandent des hamburgers. Je prends une glace à la vanille. Une grande. Et je passe le reste du trajet à la déguster en regardant le ciel sombre par la vitre et à écouter mon père et Ella parler par-dessus la musique des années 80 qu’ils ont mise en fond sonore. Ils se demandent si Jamie sera rentré avant le couvre-feu de minuit. Mon père pense qu’il aura une heure de retard. Dix minutes plus tard, nous arrivons sur Deidre Avenue. Mon père se gare dans l’allée, à côté de la Range Rover. Je me dirige vers la porte d’entrée quand Ella m’appelle par-dessus le toit de la Lexus. — Tu peux m’aider à sortir les courses que j’ai laissées dans le coffre ? demande-t-elle d’un ton ferme. Comme j’aime bien Ella, je fais marche arrière sans hésitation. Elle me suit en cherchant ses clés dans son sac, puis ouvre le coffre de sa voiture. Je me penche pour récupérer les sacs, mais il n’y a rien. Perplexe, je me tourne vers Ella en me demandant si elle n’a pas eu une absence. Elle surveille discrètement mon père et Chase qui entrent

dans la maison. Une fois qu’ils sont à l’intérieur, elle me regarde droit dans les yeux. — Tyler a appelé. Je recule, sur la défensive. Son prénom me fait l’effet d’une gifle. Voilà pourquoi je ne le prononce plus. Je ne veux plus l’entendre. C’est toujours beaucoup trop douloureux. Ma gorge se noue déjà, j’ai du mal à respirer et je suis parcourue de frissons. L’appel de tout à l’heure n’avait rien de professionnel. C’était Tyler. Il appelle encore Ella, une fois par semaine à peu près, je suis au courant. Elle attend désespérément ses coups de fil, mais elle ne nous en parle jamais. Pas jusqu’à aujourd’hui. Elle déglutit et jette un nouveau coup d’œil à la maison avant de parler, craignant que mon père ne l’entende. Personne n’a le droit de parler de Tyler quand je suis dans le coin. Ce sont les ordres stricts de mon père, évidemment, et je crois que c’est le seul point sur lequel nous sommes d’accord. Pourtant, Ella poursuit en me regardant avec un air triste et apitoyé. — Il espère que tu as passé un joyeux 4 Juillet. J’aurais presque pu en rire si je n’étais pas aussi furieuse. Trois ans auparavant, le 4 juillet, Tyler et moi nous sommes retrouvés dans les couloirs du lycée de Culver City pendant le feu d’artifice. C’est là que tout ce bazar a commencé. C’est là que j’ai compris que je ne regardais pas mon demifrère comme j’aurais dû. Nous nous sommes fait arrêter pour violation de propriété privée ce soir-là. L’année dernière, Tyler et moi n’avons pas assisté au feu d’artifice. Nous étions dans son appartement, à New York, seuls dans le noir tandis que dehors, la pluie tombait à verse. Il a cité la Bible. Il a écrit sur mon corps, dit que j’étais à lui. Ça, c’était les autres 4 Juillet. Pas celui-ci. Cela fait un an que je ne l’ai pas vu. Il est parti quand j’avais besoin de lui à mes côtés. Je ne suis plus à lui, comment ose-t-il me souhaiter un joyeux 4 Juillet alors qu’il n’est pas là pour le passer avec moi ? Pendant que mon esprit essaye de digérer, je sens que je m’enflamme. Ella attend une réponse, alors, avant de me précipiter vers la maison, je claque le coffre de toutes mes forces. — Tu peux dire à Tyler que c’est loin d’être le cas.

2 Rachael m’appelle juste après minuit. Ça m’agace plus qu’autre chose car j’allais m’endormir. Je décroche et réprime mon exaspération quand j’entends la musique et les cris qui résonnent en fond. — Laisse-moi deviner. Tu as besoin qu’on vienne te chercher ? — Pas moi, répond Rachael qui semble étrangement lucide. Ton frère. Ça alors. Je suis si surprise que je me redresse et j’attrape aussitôt mes clés de voiture. — Jamie ? — Oui. TJ veut qu’il dégage. Elle a l’air presque sobre, et contrariée. — Là, il est en train de jouer avec des couteaux de cuisine, et il a vomi. — Mais qu’est-ce qu’il fout là-bas, déjà ? — C’est le frère de TJ qui a invité ses potes, il y a des terminale partout, je me sens vieille. Quelqu’un derrière elle lui crie de la fermer, probablement l’un des lycéens mentionnés auparavant. Après les voir insultés copieusement, elle reprend le téléphone. — Euh… tu penses que tu pourrais me ramener aussi ? Ça craint ici. — Je suis là dans cinq minutes. J’enfile un sweat par-dessus mon pyjama, mes Converse rouges et je sors. Pas un bruit dans la maison. Mon père et Ella sont de l’autre côté de la rue, chez Dawn et Philip, les parents de Rachael, qui organisent une soirée. Ils avaient promis d’y passer. Je vois d’ici le tableau : une bande de quadragénaires en train de boire de la bière et des cocktails et de discuter pardessus la musique pourrie qu’ils trouvaient cool quand ils avaient mon âge. En tout cas, ça me laisse le champ libre pour aller à la rescousse de Rachael et Jamie, sans avoir droit à un interrogatoire. Je descends l’escalier sans prévenir Chase pour ne pas le réveiller. Avant de sortir, j’embarque un seau qui traîne dans le jardin. Hors de question que mon demi-frère vomisse partout sur ma banquette. Je presse le pas, au cas où mon père ou Ella seraient juste devant la fenêtre du salon de chez Rachael. Toutes les lumières sont allumées, et je distingue les ombres des convives derrière les stores. Sans hésiter, je me rue dans la voiture avec le seau et je démarre. À cette heure-ci, il n’y a personne sur la route. Je longe la côte sur Ocean Avenue et j’arrive chez TJ cinq minutes plus tard. À présent que la jetée est fermée, tout est trop immobile. Ce qui est loin d’être le cas chez TJ. Les trottoirs sont blindés de voitures, j’aperçois la BMW de Jamie, et je ne trouve pas de place. Je reste au milieu de la route, prête à démarrer si quelqu’un arrive derrière moi. J’envoie un SMS à Rachael pour la prévenir de mon arrivée, puis un autre à Jamie pour lui ordonner de ramener ses fesses d’alcoolique immédiatement.

En attendant, j’observe l’appartement depuis l’extérieur. C’est le seul qui soit illuminé. À travers l’immense baie vitrée, je ne distingue que des ombres. L’endroit ne m’avait pas paru si grand il y a trois ans. Quoi qu’il en soit, on dirait que TJ se retrouve avec beaucoup trop d’invités sur les bras. Jake doit être quelque part en train de persuader une malchanceuse de rentrer avec lui. Dean est sûrement là aussi, occupé à faire en sorte que la fête ne dégénère pas. Quant à Meghan et Jared, comment saurais-je ce qu’ils sont en train de faire… ? Rachael et Jamie arrivent assez vite. Je les vois sortir de l’ascenseur par les portes d’entrée en verre. Rachael traîne derrière elle un Jamie titubant et me lance un regard exaspéré quand je sors pour l’aider. — J’espère que tu vas te payer une gueule de bois de l’enfer demain, dis-je à Jamie en l’aidant à s’appuyer sur mon épaule pour le stabiliser. Tout mou, il a les yeux mi-clos et les cheveux en bataille. Il est tellement saoul qu’il peut à peine bouger. — J’espère que tu vas aller en enfer, parvient-il à me rétorquer. Je ne suis ni vexée ni blessée. Il passe son temps à m’envoyer ce genre de remarques, donc comme pour tout le reste, je m’y suis habituée. Rachael a l’air soucieuse, mais elle ne dit rien et se contente de maintenir Jamie tandis que j’ouvre la portière. Ensemble, nous le poussons à l’arrière en lui pliant les bras et les jambes pour le faire rentrer. Il me repousse quand je tente de lui attacher sa ceinture, je laisse tomber et claque la portière. — Il ne fait pas semblant de te détester, murmure Rachael. Elle a attaché ses longs cheveux ondulés en queue-de-cheval et noué son bandana autour de son poignet. Et elle est sobre. — Il me déteste peut-être, mais demain matin il sera bien content que ce soit moi qui l’aie ramené et pas nos parents. Imagine la punition. Dans la voiture, Rachael soulève le seau avec une expression circonspecte. Je hausse les épaules et elle le passe à l’arrière en rigolant. Jamie le lui prend immédiatement en marmonnant dans sa barbe. — Tes parents sont allés chez moi ? demande Rachael quand je démarre. — Oui. Je surveille Jamie dans le rétro. Il est affalé de tout son long sur la banquette, la tête au-dessus du seau qu’il a posé au sol. Faites qu’il ne vomisse pas ! Je reporte mon attention sur la route. — Ils y sont encore. Il y a tout le monde. Rachael pose la tête contre l’appuie-tête en grognant et regarde par la vitre. La lumière des lampadaires éclaire son visage. — C’est mort ! Faut que je rentre en douce par l’arrière. Hors de question que je croise tous les parents de mes amis qui vont me demander ce que je fais de ma vie. — Qu’est-ce que tu fais de ta vie ? Elle se retourne vers moi, les yeux plissés. Je souris mais pas longtemps, car Jamie se met à marmonner : — Laissez-moi sortir ! Dans le rétro, je le vois essayer d’ouvrir la portière que je verrouille sans attendre. Il se redresse et se met à cogner la vitre quand il comprend qu’il est enfermé. — Je ne veux pas rester dans cette voiture. — Dommage, dis-je sans lui prêter attention. Les deux mains sur le volant, je me concentre sur la route le reste du trajet. Il se penche pour saisir Rachael par les épaules.

— Rachael ! Ton voisin de toujours te supplie de le laisser sortir de cette voiture ! Rachael parvient à se dégager et se retourne vers lui, le dos contre le tableau de bord, un doigt levé. — Ne me touche jamais. Ja-mais. — Il faut que tu m’aides ! — Et pourquoi aurais-tu besoin d’aide, Jamie ? fait-elle d’un ton condescendant. — Aide-moi à lui échapper ! C’est de moi qu’il parle. Dans le rétro, je ne vois que du dégoût dans ses yeux injectés de sang. — C’est un monstre. — Oh, là, là ! mais remets-toi, je rétorque en agrippant le volant. J’accélère sur Deidre Avenue. Je vois bien que Rachael est mal à l’aise. Elle sait que nous ne nous entendons plus, mais je crois qu’elle ne nous avait jamais vus nous affronter. Elle a bien du mal à se taire et à ne pas s’emporter, alors elle se penche vers Jamie avec un regard sévère. — Un conseil : tu es ivre et tu te comportes comme un enfoiré, alors tu la fermes. Scotché, Jamie s’écroule sur son siège en la fixant, le temps de trouver une repartie. Il finit par articuler : — Je suis ivre ? Bien. Je suis un enfoiré ? Encore mieux. Ça vous rappelle pas quelqu’un ? Lentement, il se penche vers moi avec un rictus aviné. Sans aucune gentillesse, il pose une main sur mon épaule et serre beaucoup trop fort, la tête tournée vers Rachael. — Plus qu’à rajouter la weed, et bientôt elle tombera aussi amoureuse de moi. Je repousse immédiatement sa main d’un coup de coude. La voiture fait une légère embardée mais je reprends rapidement le contrôle, et lui lance mon regard le plus féroce. Je n’ai pas de gros efforts à faire. — C’est quoi ton problème à la fin ? Du coin de l’œil, je vois que Rachael me regarde de travers. Elle avance lentement la main vers le volant, de peur que je ne nous envoie dans le décor. — Laisse tomber, Eden, il est saoul. Ce n’est pas le problème. Je ne parle pas de maintenant, je parle de tout ce qui s’est passé depuis l’été dernier, jusqu’à aujourd’hui. Au bout d’un an, Jamie n’est toujours pas capable d’accepter la vérité et je commence à me demander s’il va un jour lâcher l’affaire. J’ai l’impression qu’il va nous haïr, Tyler et moi, toute sa vie. — Non mais sérieusement, c’est quoi ton problème ? Explique-moi clairement. Il déglutit et se penche en avant, exaspéré. — Tu es dé-gueu-lasse. Je serre les dents. D’un côté, je voudrais jeter Jamie hors de la voiture, de l’autre, j’ai juste envie de pleurer. Au fond, je sais ce qu’il ressent. Je sais qu’il me croit folle, dégueulasse et cinglée, mais il ne l’avait jamais avoué jusqu’à présent, et là, je me sens mal. — Je ne sais pas ce que tu attends de moi, dis-je doucement. Vraiment. Il n’y a plus rien entre… Je me tais, me racle la gorge et réessaye. — Il n’y a plus rien entre Tyler et moi. Ça fait longtemps que c’est fini. Alors s’il te plaît, Jamie. S’il te plaît, arrête de me détester. Pendant une seconde, il me lance un regard vide, puis il s’affale dans son siège, mais cette fois, il attrape le seau et vomit. Rachael a un haut-le-cœur et s’éloigne le plus possible. Dégoûtée, j’ouvre les quatre vitres en grand. — Et après il dit que c’est toi la dégueulasse…, murmure Rachael entre ses mains. Jamie continue de se tordre, de gémir et de jurer jusqu’à la maison. Soudain, moi aussi je pousse un juron.

Comme par une machination infernale, mon père et Ella sortent de chez Rachael pile au moment où j’arrive. Ils s’arrêtent sur la pelouse en voyant ma voiture. Mon père a les mains sur les hanches, les lèvres pincées et les yeux plissés. — Merde, dis-je pour la cinquième fois. Merde, merde, merde. Je me gare et remonte les vitres. Ella semble inquiète. Malheureusement pour elle, c’est bien son fils qui est en train de vomir ses tripes sur ma banquette arrière. — J’en connais un qui va passer un sale quart d’heure, fait Rachael. — Ça c’est sûr, dis-je. Je prends mon inspiration et sors en même temps que mon amie. — Rachael, il me semble que tes parents se demandaient où tu étais, lance mon père, crispé. La maison de Rachael est encore éclairée et il y a toujours du monde à l’intérieur. — Merci, monsieur Munro. Je vais rentrer, répond-elle de sa voix la plus innocente, sans se départir de son air sarcastique. Mon père étant l’archétype du quadra grisonnant sans un seul souvenir de son adolescence, il ne relève pas et se contente d’un sourire pincé en attendant qu’elle débarrasse le plancher. — Vivement que je déménage, murmure Rachael quand elle passe à côté de moi. Le silence retombe sur la rue pendant un instant. Je n’ai pas envie de parler la première. Jamie est toujours à l’arrière, Ella est soucieuse et mon père attend que Rachael ait disparu. Tout de suite après, il s’en prend à moi. — Mais où est-ce que tu es allée traîner, encore ? Non seulement c’est un vieux con, mais en plus il tire des conclusions hâtives complètement débiles. À son expression et au ton de sa voix, il est clair que mes raisons étaient les pires qui soient, comme si, à dix-neuf ans, je ne pouvais sortir de chez moi à minuit et demi que pour créer des problèmes. Je m’efforce de garder mon calme et je fais le tour de la voiture. — En pyjama ? je lui lance avec un dédain mal dissimulé. J’ouvre la portière arrière sur Jamie et son seau de l’angoisse. — Et pour info, je suis allée chercher monsieur qui s’est fait virer d’une soirée parce qu’il était trop ivre. — Bon sang, Jamie ! grogne Ella en accourant. Bras croisés, je lance un regard noir à mon père. Il observe d’un air désapprobateur Jamie tituber sur la pelouse, pendant qu’Ella essaye de le maintenir debout. Une fois qu’il est stabilisé, son cerveau alcoolisé lui intime de hurler : — Eden a essayé de m’embrasser ! Décontenancée, je secoue la tête et ne peux m’empêcher de lui faire un doigt d’honneur. — Franchement, Jamie, va crever. Ella me regarde, perplexe, tandis que mon père prend une grande inspiration. — Eden Olivia Munro, fait-il de sa voix grave. Donne-moi tes clés de voiture. Tout de suite. Sans bouger d’un millimètre, il tend la main. — Pourquoi ça ? — Parce que tu crois que c’est un comportement acceptable de sortir en douce et de vociférer comme ça. Tes clés. Je sens sa colère enfler de seconde en seconde. Je baisse les yeux sur mon trousseau et le serre plus fort, avant de relever la tête. — Alors lui peut enfreindre le couvre-feu et revenir complètement saoul, et c’est moi qui dois payer ? Et pour quelle raison ? Pour l’avoir ramené à la maison ? Même bourré, Jamie parvient à ricaner.

— Donne-moi ces clés, ordonne mon père à travers ses dents serrées. Je m’esclaffe, c’est plus fort que moi. C’est tellement typique. Chaque fois que je suis revenue à Santa Monica cette année, il a toujours trouvé une raison de se montrer sévère. Pourquoi ? Ce n’est pas difficile à deviner : il me punit encore pour être tombée amoureuse de mon demi-frère Tyler. — Dave, murmure Ella qui secoue la tête en traînant Jamie jusqu’à la porte. Elle n’a rien fait de mal. Comme toujours, mon père l’ignore. Apparemment, Ella n’a pas à donner son avis en ce qui concerne l’éducation de sa fille. En revanche, lui a toujours le dernier mot quand il s’agit des fils d’Ella. De plus en plus énervé par mon attitude, il s’élance vers moi comme s’il allait m’arracher les clés des mains. Sans lui en laisser le temps, je me précipite derrière le volant. — Et puis merde. Je rentre chez moi. C’est peut-être la semaine de mon père, mais il n’y a pas moyen que je reste ici. — C’est ici, chez toi ! hurle-t-il, pathétique. Même moi j’entends qu’il se force. Il sait très bien que c’est un mensonge. Il ne veut pas que je me sente chez moi. Cette dernière année, il m’a bien fait comprendre qu’il ne voulait pas de moi dans la famille. — C’est clair, ça saute aux yeux. Je claque la portière et démarre sans lui laisser le temps de m’arrêter. Il n’en fait rien. En fait, je crois qu’il est plutôt satisfait. Dans le rétroviseur, je vois derrière moi Chase à la porte, désorienté et à moitié endormi, mon père et Ella en train de se crier dessus en agitant les mains. En m’éloignant, je prends conscience que ma famille est loin d’être parfaite. À dire vrai, elle est brisée depuis un an.

3 Je commence mon jeudi matin comme d’habitude par un jogging sur le front de mer de Venice avec un arrêt au Refinery, sur le chemin du retour. Une routine à laquelle je me tiens depuis le début de l’été. J’ai pas mal négligé la course à pied cette année, je n’ai pas fait attention à ce que je mangeais et j’ai pris des kilos par-ci par-là, sans m’en soucier, pour la première fois de ma vie. Mais trop, c’est trop. Maintenant, tout ce que je veux c’est reperdre du poids avant de retourner à la fac cet automne. Quant à ces arrêts au Refinery… eh bien, leur café m’a vraiment trop manqué. Assise derrière la vitrine, je sirote mon latte vanille en observant le flot des passants sur Santa Monica Boulevard. Parfois, Rachael m’y rejoint, mais elle est déjà partie pour Glendale voir ses grands-parents, alors aujourd’hui, je suis seule. Ça ne me dérange pas. Au départ, en tout cas. Très vite, on me remarque dans mon coin, moi, la fille qui est sortie avec son demi-frère. Avec un écouteur dans l’oreille, je ne sais même pas comment je fais pour les entendre. C’est un groupe de quatre filles, plus jeunes que moi, qui sortent du café. L’une d’elles chuchote quelque chose et je perçois le mot « demi-frère ». Quand je lève les yeux, elles sont en train de me dévisager, mais détournent vite la tête avant de disparaître. Je prends une grande inspiration, ferme les yeux et mets mon autre écouteur afin de m’isoler du reste du monde, en écoutant La Breve Vita à plein volume. Le groupe s’est séparé l’été dernier, il ne me reste plus que leur musique. Je m’attarde encore cinq minutes à ma table pour profiter de l’ombre. La chaleur plus la course peuvent suffire à vous faire tomber dans les pommes. Cette halte est toujours la bienvenue. Je me lève et je change de playlist pour me préparer à sortir, quand mon téléphone sonne. C’est Ella. Si ça avait été mon père, j’aurais décliné l’appel. Je décroche. — Où es-tu ? demande-t-elle sans cérémonie. — Euh… au Refinery, pourquoi ? — Est-ce que tu peux venir ? Ne t’inquiète pas, ton père est au travail, précise-t-elle à la hâte. Perplexe, je joue avec mes écouteurs tout en sortant du café. — Mais toi, tu n’es pas au travail ? — Je bosse sur une présentation. Combien de temps tu vas mettre ? — Environ vingt minutes. Je suis complètement déboussolée. D’habitude, Ella m’appelle pour me demander ce que je veux manger, si j’ai besoin d’argent de poche, ou simplement pour prendre de mes nouvelles. Cette fois c’est différent. Elle ne me demande jamais de venir dans cette maison que je déteste. — Tout va bien ?

— Oui, tout va bien, fait-elle d’une voix pas très convaincante. Dépêche-toi. Je me remets à courir, en musique, plus vite que d’habitude. La maison est à trois kilomètres, j’y serai au mieux dans quinze minutes. Ella n’a pas l’air encline à m’attendre. Tandis que je me fraye un passage entre les piétons, je fais la liste de toutes les raisons possibles pour lesquelles elle aurait besoin de moi, là, maintenant. Aucune ne me semble probable alors j’arrête et je me concentre sur ma course. Plus vite j’y serai, plus vite je le découvrirai. Un bon quart d’heure plus tard, essoufflée, je passe la porte en m’épongeant le front. C’est la première fois que je reviens depuis vendredi dernier. Je n’ai pas parlé à mon père depuis. La maison est plongée dans le silence. Pas de Jamie, pas de Chase, pas de Papa. Seulement Ella, très élégante en chemisier et jupe de tailleur, que je ne remarque qu’à ses pas légers en haut de l’escalier. Je l’observe d’en bas en reprenant mon souffle, puis j’attends qu’elle m’explique la raison de son appel. Elle se contente d’un signe de tête et me demande de monter la rejoindre. Je commence à m’inquiéter. Et si j’arrivais en haut pour découvrir ma chambre transformée en chambre d’amis, et toutes mes affaires dans des cartons ? C’est ça. Elle me fiche à la porte. Quoi que ça ne me dérangerait pas plus que ça. Mon corps entier est las et douloureux. Je grimpe les marches en évitant son regard. Je parie que c’est l’idée de mon père de me virer, pas la sienne. Elle est seulement chargée de m’annoncer la nouvelle. Genre : « Désolée, Eden, mais tu es trop abjecte, répugnante et indisciplinée pour rester dans cette maison une seconde de plus. » — Où sont Jamie et Chase ? Je jette un œil au couloir pour voir s’il y a des cartons. Rien. Je suis Ella jusqu’à son bureau, la porte voisine de la mienne. — Jamie est en ville avec Jen pour la journée, dit-elle l’air de rien, et Chase est à la plage. Je m’arrête au milieu de la pièce. C’est l’espace privé d’Ella et nous ne sommes pas autorisés à y pénétrer, pour des histoires de confidentialité. Mais le problème n’est pas là. Cette pièce n’est un bureau que depuis six mois. Les murs ont été repeints en blanc cassé, mais on voit toujours le bleu marine à travers, grâce aux médiocres talents de peintre de mon père. La vieille moquette a été remplacée par du parquet. Mis à part le manque cruel de seconde couche, on a facilement tendance à oublier qu’autrefois, c’était une chambre. — Donc Jamie n’est pas puni ? Incroyable, franchement. Il rentre bourré, il vomit partout sur la pelouse, et il s’en sort tranquillement. — Si, fait Ella en plongeant ses yeux bleus intenses mais doux droit dans les miens. Mais je ne voulais pas qu’il soit là aujourd’hui. — Oh. Lèvres pincées, je coince une mèche de cheveux échappée de mon chignon derrière mon oreille. Je jette un coup d’œil curieux à la pile de papiers sur le bureau. Tous les dossiers sur lesquels elle travaille, toutes les infos sur ses clients. Je détourne le regard avant qu’elle ne le remarque. — Et pourquoi ? — Parce que je ne lui ai encore rien dit. Pas vraiment la réponse que j’attendais et, à vrai dire, je suis surprise. Elle déglutit et pose une main sur le dossier du fauteuil. — Je n’en ai parlé à aucun de vous. Et surtout pas à ton père. Oh non. La raison de ma présence ici devient soudain limpide. Je cligne des yeux, incrédule, et me retiens à la poignée de la porte avant de tomber dans les pommes, ou de vomir, ou les deux. — Tu es enceinte ?

— Franchement, Eden… Elle secoue la tête, le rouge aux joues puis, une main sur la poitrine, elle se reprend. — Mais non, bien sûr que non. Elle a un sourire maladroit, comme si elle s’empêchait de rire. Je me détends. Je n’imagine pas mon père jouer les papas encore une fois. Il faudrait qu’il s’améliore beaucoup. Un peu embarrassée d’avoir parlé trop vite, je me mordille la lèvre, toujours aussi inquiète. — Alors de quoi tu parles ? Elle prend une grande inspiration et souffle lentement. Je commence à perdre patience. C’est infernal de ne pas savoir ce qui se passe ni pourquoi je suis ici. Elle va peut-être m’annoncer qu’ils déménagent à l’autre bout du pays ? Peut-être qu’elle démissionne ? Ou qu’elle veut demander le divorce ? Du moins, c’est ce que je lui souhaite. Elle cherche ses mots. Au bout de quelques secondes, ses yeux parlent d’eux-mêmes. Ils ont dérivé par-dessus mon épaule, calmes et concentrés. Et soudain je l’entends. Cette voix qui a le pouvoir de me paralyser de la tête aux pieds. Impossible de me tromper. Quand les premiers mots sortent de sa bouche, je suis pétrifiée. Tout, absolument tout, s’arrête quand il dit : — Elle parle de moi. Je fais volte-face. Il est là. Comme ça, après une année entière, il se tient devant moi, imposant, un jean noir, un tee-shirt blanc, une chevelure d’ébène, des yeux émeraude… celui qui autrefois était tout pour moi, ce que je n’ai compris qu’au moment où il est parti sans jamais revenir. Mon demi-frère par alliance, Tyler. Sur la défensive, je recule de quelques pas, le souffle court. Il n’a pas changé. Il est exactement comme dans mon souvenir de l’été dernier, à New York : la même barbe de deux jours, le même menton bien dessiné, les mêmes bras musclés, les mêmes yeux brillants posés sur moi et sur personne d’autre. Il esquisse un sourire. Dans le silence qui nous enveloppe tous les trois, j’ai le sentiment d’être tombée dans une embuscade. Ella sait qu’il m’est douloureux de penser à Tyler, alors le voir… ! — C’est quoi cette histoire ? je lui lance, en colère. Au bord de la crise de nerfs, son regard mortifié passe de Tyler à moi. — Je dois aller à une réunion, parvient-elle à articuler d’une voix tremblante. Elle attrape sa veste et une pile de dossiers avant de se diriger vers la sortie. Arrivée à la hauteur de Tyler, elle lui presse l’épaule, puis s’en va. Ses talons cliquettent dans l’escalier et elle referme la porte d’entrée derrière elle. Plus un bruit. Je cligne des yeux frénétiquement en essayant de digérer le fait que Tyler se tient à un mètre de moi, et puis finalement, je lève la tête. Nos yeux se croisent, mais contrairement aux siens, étincelants, les miens brûlent de rage. Il avance et fait une nouvelle chose incroyable : il m’adresse un sourire radieux, jusqu’aux oreilles, qui découvre ses dents parfaites et atteint ses yeux. — Eden, murmure-t-il. Sa voix est douce, comme si mon prénom était fragile, et un discret soupir de soulagement s’échappe de ses lèvres. Ça me met dans une colère noire. Il débarque de nulle part au bout d’un an, et il me sourit comme si tout allait bien ? Qu’il ose prononcer mon prénom est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Un vase rempli d’une année de colère et de souffrance qui se brise d’un coup. Je perds mon sang-froid. Ma main s’écrase avec force sur la joue de Tyler dans un claquement sinistre. Ce n’est que plus tard, une fois l’adrénaline retombée, que je me rendrai compte des picotements dans ma paume.

La tête tournée sur le côté, Tyler ferme les yeux et pousse un long soupir. Lentement, il porte la main à sa joue pour soulager la douleur. Je suis bien trop furieuse pour me sentir coupable. — Qu’est-ce que tu fiches ici ? je souffle devant son expression interloquée. Son sourire a disparu. Il me regarde, perplexe, avec sa joue toute rouge. — Je t’ai dit que je reviendrais. La même voix grave et rauque que dans mon souvenir. À l’époque, j’adorais sa voix et la façon dont il prononçait mon prénom. Aujourd’hui, elle m’irrite. — Et moi, je croyais que tu reviendrais au bout de quelques semaines, un mois, tout au plus. Je recule jusqu’au bureau d’Ella et je suis prise au piège. Je ne supporte pas de me trouver à proximité de Tyler. Plus maintenant, plus jamais. La haine qui a germé en moi depuis qu’il m’a abandonnée me fait perdre le contrôle. — Pas une année entière ! je lui hurle. Dans ses yeux, la perplexité laisse soudain place à la peine et la culpabilité. On dirait qu’il n’a jamais pensé que je puisse lui en vouloir. L’envie de sourire lui est passée. Je ne sais pas à quel accueil il s’attendait. Est-ce qu’il croyait que j’allais me jeter dans ses bras, débordante de joie ? Que j’allais l’embrasser comme jamais auparavant et que nous serions heureux pour l’éternité ? En tout cas, il ne s’attendait pas à trouver face à lui une fille pleine de rage, de dédain, et qui n’est plus amoureuse de lui. Je n’ai pas envie de lui hurler dessus ni de me disputer. Je n’ai pas envie qu’il essaye de s’expliquer ni qu’il me supplie de le pardonner. Je n’ai tout simplement plus envie d’avoir quoi que ce soit à faire avec lui, alors je décide de m’en aller. Calmement, mais rapidement, parce que plus je suis près de lui, plus je sens que ma colère va se transformer en larmes brûlantes. Alors, sans un regard, je le dépasse et je sors du bureau la tête haute. Je sens ses yeux sur moi quand je descends les marches et j’entends ses pas sur le palier. — Eden. Attends. Hors de question. J’ai passé des mois à attendre, à me demander, à supposer, à me rendre folle, tandis que les jours se transformaient en mois et les mois en année. Je n’attends plus depuis longtemps. Je n’attends plus Tyler depuis longtemps. Je claque la porte derrière moi, et je cours. Je cours plus vite que jamais, loin de Tyler et de cette maison. Mon cœur bat la chamade, mes oreilles sifflent à chaque foulée. À mesure que je m’éloigne, je prends conscience de la situation, l’adrénaline faiblit et la nausée fait surface. À présent, je sens enfin la douleur brûlante dans ma paume. Je serre la main autour de mon poignet en essayant de ne pas y penser. J’arrive chez ma mère en cinq minutes et ne m’arrête de courir qu’une fois passé le seuil. À bout de souffle, je verrouille la porte derrière moi et ferme les yeux un moment. La télé résonne dans le salon et Gucci déboule pour me renifler. — Par pitié, ne me dis pas que tu essayes d’échapper aux flics, dit ma mère. Je fais volte-face. Elle s’approche en s’essuyant les mains sur une petite serviette et hausse un sourcil soupçonneux. Le robinet de la cuisine coule encore derrière elle. Jouer avec la chienne est bien la dernière chose dont j’ai envie. Je la repousse et regarde ma mère. Son sourire faiblit, elle voit que quelque chose cloche. Des rides d’inquiétude creusent son front. — Eden ? Je fais de mon mieux pour ne pas me laisser submerger par mes émotions, mais c’est de plus en plus dur. Je croyais que Tyler ne reviendrait pas. J’avais même fini par penser qu’il était heureux là où il était et qu’il n’avait plus besoin de nous. Je suis furieuse, troublée, énervée et frustrée. Mon silence inquiète encore plus ma mère, alors je déglutis et murmure :

— Tyler est revenu. Au moment où je prononce son prénom, je fonds en larmes.

4 Maman me laisse dormir. En fait, je somnole sous la couette, les yeux rivés au plafond. J’ai pleuré un long moment. Je me suis douchée, j’ai enfilé un jogging et je me suis couchée. Je ne suis pas sortie de ma chambre depuis, même s’il est midi passé et qu’il fait un temps magnifique. Franchement, je n’ai pas l’intention de bouger de la journée, et peut-être même de la semaine. Ma tête menace d’imploser. Je vais rester bien au chaud dans mon lit le plus longtemps possible, même si Maman ne me laissera jamais rester enfermée plus d’un jour. Je ne crois pas être capable d’affronter à nouveau Tyler. Les espoirs que j’avais l’été dernier ont disparu. Peut-être à l’époque aurions-nous pu construire quelque chose. Nous étions si près du but, nous étions presque ensemble officiellement mais Tyler a compliqué la situation. Il n’avait pas à partir, encore moins quand j’avais le plus besoin de lui, et surtout pas aussi longtemps. Mais j’avais fini par piger, au bout de quelques semaines, une fois que le choc et la douleur de son départ brutal s’étaient estompés. Je savais qu’il agissait pour son bien. Ce que j’ignorais, c’était pourquoi j’avais été effacée de l’histoire. Il ne répondait jamais à mes appels. J’ai laissé des messages interminables, qu’il n’a sans doute jamais écoutés. J’ai envoyé SMS sur SMS, question sur question, sans réponse. Même quand je lui demandais simplement comment il allait, il restait muet. J’ai fini par me fatiguer, mes appels et messages se sont faits de plus en plus rares et, en novembre, je n’ai plus essayé de le contacter. Je devais me concentrer sur la fac : nouveaux cours, nouvelles personnes, nouvelle ville. C’était parfait pour m’occuper l’esprit. Du moins pendant un temps. Les excès de caféine pendant que j’étudiais à la bibliothèque, les sauts tardifs à l’épicerie avec ma coloc quand nous nous apercevions que nous n’avions plus rien à manger, les retours sur le campus au milieu de la nuit après une soirée arrosée, tout cela ne peut pas distraire éternellement. Évidemment, j’ai rencontré d’autres garçons, je suis même allée à quelques rendez-vous, mais aucun n’était vraiment intéressant, ni spécial. En février, j’ai recommencé à penser à Tyler. Seulement à ce moment-là, je n’étais plus énervée, j’étais folle de rage. Je ne comprenais tout simplement pas. Pourquoi Tyler parlait-il à Ella et pas à moi ? Pourquoi n’était-il toujours pas revenu à Santa Monica comme il l’avait promis ? Ça faisait sept mois. Il aurait dû rentrer depuis des lustres, ça me mettait hors de moi. C’était comme s’il m’avait oubliée. Il avait fait ses valises et m’avait laissée gérer la tempête que nous avions causée. C’est moi qui ai dû composer avec les regards de travers, les murmures sur mon passage, chaque fois que je rentrais à Santa Monica. Pas lui. C’est moi qui ai dû supporter mon père et Jamie. Pas lui. C’est moi qui me suis fait plaquer. Pas lui.

C’est pour cette raison que ma rage a continué à enfler : il est parti sans jamais revenir et ne m’a jamais répondu. Cela signifiait qu’il était heureux sans moi, et ça faisait bien plus mal que je ne l’aurais cru. La première fois qu’il m’a appelée, c’était pendant les vacances de printemps. J’étais à San Francisco, occupée à arpenter les rues avec Rachael qui se plaignait des côtes à gravir, quand mon téléphone a sonné. J’ai fixé l’écran sans savoir quoi faire. Tyler n’a pas laissé de message, mais après ça, il a commencé à appeler tous les jours. Je n’ai jamais répondu, parce que c’était trop tard, et je n’éprouvais envers lui qu’une colère rampante. Dans trois semaines, ça fera un an qu’il est parti, c’est pourquoi je ne m’attendais pas à ce qu’il revienne maintenant, après si longtemps. Même Ella avait perdu espoir, quand elle a décidé de transformer son ancienne chambre en bureau pour ne plus avoir à travailler dans la cuisine. C’est à ce moment-là que nous avons tous compris qu’elle n’espérait plus qu’il refasse un jour surface. Inutile de dire que mon père s’en est réjoui : il s’est rué au magasin de bricolage chercher la fameuse peinture blanc cassé qu’il allait mal appliquer. Si quelqu’un doit être plus en colère que moi du retour de Tyler, c’est bien mon père. Vu l’attitude d’Ella ce matin, je suppose qu’il n’est pas encore au courant. En fait, plus j’y pense, et plus je suis énervée contre elle aussi. Elle m’a mise dans cette situation en toute connaissance de cause, face à Tyler, sans prévenir, malgré le nombre de fois où je lui ai dit que je ne voulais plus jamais le voir et que j’étais contente qu’il ne soit pas revenu. Et maintenant, c’est de nouveau le bazar total, je ne sais pas comment gérer, ni comment je peux rester là à ne rien faire alors que Tyler est de retour. L’éviter pour toujours n’est malheureusement pas une option. Et le plus triste dans tout ça ? Il y a un an tout juste, j’étais profondément amoureuse de ce garçon. À présent, je ne veux plus rien avoir à faire avec lui, et c’est bien ça qui m’exaspère le plus. Je ne me rends même pas compte que je me suis remise à pleurer jusqu’à ce que Maman entre dans ma chambre. J’essuie rapidement mes larmes sur les draps en reniflant un peu. Elle fonce droit sur mes stores, qu’elle relève pour faire entrer le soleil de l’après-midi. Je grogne et plonge la tête dans les oreillers. — Bon. Inutile de la regarder pour savoir qu’elle a les bras croisés, je l’entends au ton de sa voix. — Lève-toi. — Non, dis-je en remontant la couette sur ma tête. — Si. Tu as eu quatre heures pour pleurer. Maintenant tu te lèves, et tu l’oublies. Qu’est-ce que tu veux faire ? Prendre un café ? Déjeuner ? Aller au spa ? Tu choisis. — Tu ne vas pas travailler ? je demande, la voix étouffée par les oreillers, pas du tout décidée à me lever. — À 20 heures. Je l’entends se déplacer dans la pièce puis, quelques instants plus tard, elle tire ma couette avec un grand sourire. — Habille-toi, on sort, et on pourra cracher sur la gent masculine aussi longtemps qu’il te plaira. C’est mieux que de pleurer jusqu’à ce que mort s’ensuive. Crois-moi. Je suis passée par là. Je me lève à contrecœur. C’est ce que je préfère chez ma mère : elle comprend. Mon père l’a abandonnée, elle aussi, il y a six ans. C’est une experte pour surmonter les ruptures. Règle numéro un : pas de sanglots pendant plus de quatre heures, apparemment. Je ne sais pas si cette règle s’applique quand un garçon vous abandonne et revient. J’ai les yeux qui piquent et encore mal dans la poitrine, mais je sais que Maman a raison, comme toujours. Rester au lit à verser toutes les larmes de mon corps ne va pas me faire de bien. Elle l’a

appris à ses dépens. Je m’en souviens. Alors même si je n’en ai pas la moindre envie, je me force. Je passe les doigts dans mes cheveux encore humides et lui adresse un petit sourire abattu. — Promenade. Dans vingt minutes ? — Ça c’est ma fille, fait-elle en me lançant un oreiller, avant de quitter la pièce. Pendant que je tente de me faire une tête à peu près potable, je mets de la musique pop joyeuse pour me persuader que je suis heureuse. En vain. La musique ne fait que m’agacer, alors je l’éteins au bout de cinq minutes. Je me sèche les cheveux que je laisse détachés, me maquille, enfile une chemise neuve, le jean qui me va le mieux, et je ne me sens pas mieux. Peu après 14 heures, nous nous rendons sur la promenade. Nous passons une demi-heure à faire du lèche-vitrines, mais mon humeur ne s’améliore pas, pas même quand je découvre que la jupe que j’avais repérée chez Abercrombie & Fitch il y a deux semaines est en solde. Quand je l’achète, je fais un petit sourire à ma mère pour qu’elle arrête de s’inquiéter. Ensuite, nous nous arrêtons pour prendre un yaourt glacé chez Pinkberry. Nous dénichons un banc libre dehors, en face de Forever 21. — Tu sais, dit Maman, je vais peut-être en parler à Ella. — Lui parler de quoi ? Elle me regarde comme si je faisais exprès d’être bête, secoue la tête, avale une bouchée de sa crème glacée et poursuit : — Je ne sais pas ce qui lui est passé par la tête. C’est injuste de sa part de te balancer Tyler comme ça. Elle est dingue ou quoi ? — Elle ne me l’a pas vraiment balancé, je murmure. Je joue quelques secondes avec ma cuillère. La crème glacée surmontée de fraises et de myrtilles fraîches me fait probablement reprendre la moitié des calories que j’ai brûlées ce matin, mais je m’en fiche. — Ça avait l’air d’être un cas d’extrême urgence, ou je ne sais quoi. Je lui ai demandé si elle était enceinte. Maman manque de s’étrangler et me lance un regard horrifié avant d’éclater de rire, une main sur la bouche pour étouffer ses gloussements de gamine. — Tu n’as pas fait ça ! — Si. (Un peu gênée, je croque une fraise en attendant qu’elle se calme.) Ce n’est pas comme si c’était impossible. Elle est encore dans sa trentaine. — Mon Dieu, sa trentaine. Elle émet un sifflement, puis ses traits se durcissent quand elle comprend que j’ai détourné la conversation. — Je vais quand même lui parler. — Pour lui dire quoi ? — Peux-tu tenir ton gosse éloigné de ma gosse avant que le type qu’on a épousé toutes les deux les tue tous les deux ? Elle manque d’éclater de rire encore une fois mais elle se reprend en me voyant plisser les yeux, pas du tout emballée. Elle toussote et me regarde plus sérieusement. — Non, je vais juste lui demander de faire en sorte que Tyler te fiche la paix. Si c’est vraiment ce que tu veux, évidemment. — Déjà, Maman, je n’ai pas besoin que tu t’en mêles. Ensuite, qu’est-ce que ça veut dire, ça ? — Eh bien… es-tu sûre de ne vouloir, je cite : « plus jamais, jamais, jamais, jamais revoir Tyler » ? Elle sonde mon regard en quête de la vérité, et même si je n’ai aucune émotion cachée, je me prends à battre des paupières pour l’en empêcher. Pourquoi dit-elle ça ? Comme si je n’avais pas été

assez en colère aujourd’hui, voilà que je m’irrite à nouveau. — Évidemment que j’en suis sûre. Tu es la première à savoir ce que ça fait de se faire abandonner, non ? Devant son air blessé, je prends conscience que mes mots ont dépassé ma pensée. Maman peut passer des heures à parler de mon père, tant que son prénom est orné d’une ribambelle d’insultes en tout genre, comme elle le fait depuis six ans. Quant à la dure réalité de son abandon, ça, elle déteste en parler. Je vois bien, à sa façon de se lever en me tournant le dos, qu’elle n’est pas ravie que je l’évoque. — On devrait rentrer. Il faut que j’aille travailler. Je grogne de frustration en la voyant jeter sa coupe à la poubelle et s’éloigner sans m’attendre. Elle est en colère. Après toutes ces années, elle ne supporte toujours pas qu’il soit parti. Je crois que je commence à comprendre pourquoi. Ça fait un mal de chien. Je me sens coupable, alors je la rattrape et la suis en silence jusqu’à la voiture. Arrivées au parking, j’ai un peu la nausée à cause de mon yaourt glacé. Je le jette avant d’entrer dans la voiture, toujours sans un mot. Maman ne dit rien non plus. Les yeux sur la route, elle pince les lèvres chaque fois qu’elle réprime un juron quand une voiture déboîte de trop près, et elle se penche de temps à autre pour régler la radio ou la clim. Je déteste quand elle ne m’adresse pas la parole. Au bout de quelques minutes à me triturer les mains, je baisse la radio. — Je ne voulais pas dire ça. — Tu as raison, rétorque-t-elle, un peu narquoise. Je sais ce que ça fait. (Au feu rouge, elle s’adosse à son siège et croise les bras sans me regarder.) Je sais ce que ça fait d’être abandonnée, de passer chaque jour à se demander ce qu’on a fait de mal, ou ce qu’on aurait pu faire pour l’empêcher de partir. Je sais ce que ça fait d’avoir l’impression de ne pas être assez bien. Je sais ce que ça fait de se rendre compte qu’on ne valait pas la peine. Finalement, elle me jette un regard de côté, l’air furieuse. — Mais toi, tu ne sais pas. Je reste perplexe. Je ne sais pas si je dois être en colère, troublée, ou surprise. En fait, je suis les trois en même temps. C’est la première fois qu’elle réagit de la sorte. Tout ce que je parviens à articuler c’est : — Quoi ? Je sais exactement ce que ça fait. — Non, Eden, réplique-t-elle en démarrant à toute vitesse quand le feu passe au vert. Tyler n’est pas parti à cause de toi. Ce n’était pas toi le problème, c’était lui. Alors que moi, j’étais le problème. Donc ne compare pas nos situations, parce que moi, je ne sais pas comment tu te sens et toi, tu ne sais pas comment je me sens, même si tu penses le contraire. — Comment tu te sens ? — Comment je me sentais. Elle ne m’a jamais vraiment expliqué ce qui s’était passé il y a six ans. Je sais l’essentiel. Je sais qu’elle était trop relax pour mon père, et que mon père était trop organisé pour elle. J’ignore si ça avait toujours été le cas. Je ne me souviens que des désaccords de plus en plus flagrants entre eux et des disputes, donc j’imagine que c’était comme ça depuis le début. Quand j’avais douze ans, mon père a passé une semaine chez son cousin Tony. Maman ne m’a jamais dit pourquoi, se contentant de sourire et de me dire qu’il reviendrait bientôt, mais en y repensant, elle n’en était pas certaine. Mon père s’est mis à passer de plus en plus de temps chez son cousin. L’année suivante, quand je ne l’ai pas vu pendant plusieurs jours, j’ai demandé à Maman s’il était encore chez Tony, elle m’a attirée contre elle, les larmes aux yeux, et m’a dit que non. Durant les mois qui ont suivi, ça n’a été que des

larmes. Je savais que le départ de mon père la faisait énormément souffrir, que les papiers du divorce la tuaient, qu’elle ne serait plus jamais la même, mais je n’ai jamais vraiment su ce qu’elle ressentait. Je n’osais pas demander. Elle n’osait pas en parler. Jusqu’à maintenant. Je reste un instant muette. — Tu as l’impression de ne pas être assez bien ? — À ton avis ? (Elle a un geste de frustration mais rattrape le volant avant de nous envoyer dans le décor.) Avec Ella et sa silhouette parfaite, ses cheveux blonds sans jamais aucune racine moche, aucune ride en vue, sa Range Rover à la con et son boulot d’avocate… C’est ce qu’a ton père, maintenant. Alors qu’avant ? Il avait une femme incapable de cuisiner un rôti même si sa vie en dépendait, qui porte des blouses d’hosto et pas des tailleurs, et qui a réussi à planter notre vieille Volvo en tamponnant une autre voiture sur l’autoroute. Évidemment que je n’étais pas assez bien pour lui. Ton père est un perfectionniste, et au cas où tu n’aurais pas remarqué, je ne suis pas parfaite. — Et tu crois qu’Ella l’est, elle ? je lui crie, les joues en feu. J’ai l’impression de devoir défendre ma belle-mère. Elle m’a accueillie à bras ouverts il y a trois ans, et a toujours été là pour moi depuis. Entendre ma mère parler d’elle de cette manière m’énerve, alors au lieu de prendre son parti, je prends celui d’Ella. — Tu crois qu’elle n’a pas subi un divorce douloureux, elle aussi ? Tu crois qu’elle n’a pas dû supporter des semaines et des semaines de procès avec Tyler ? Tu crois qu’elle n’a pas eu à vivre avec le fait de ne pas avoir remarqué que son mari maltraitait son fils ? Tu crois qu’elle ne s’en veut pas chaque jour ? Parce que c’est le cas. Elle n’est pas parfaite, et sa vie non plus. Ce que j’ai vraiment envie de dire c’est : « Et tu es la meilleure maman du monde. Tu ne retouches peut-être pas tes racines toutes les deux semaines, mais tes cheveux sont très beaux. Tu as peut-être des rides, mais tu es tellement belle qu’on les oublie. Tu n’es peut-être pas la meilleure conductrice, mais tu arrives toujours à destination. Tu n’es peut-être pas avocate, mais tu es une infirmière géniale qui sait toujours comment aider les gens, même en dehors de l’hôpital. Tu n’es peut-être pas Ella, mais je suis contente que tu ne sois pas elle. » J’aurais aussi voulu ajouter : « De toute façon tu es plus chanceuse. Tu as Jack, qui est adorable, et Ella a Papa, qui est un gros con. Alors qui est gagnante dans l’histoire ? » Mais je ne dis rien, parce que je suis furieuse. — Ah, oui. C’est vrai, dit-elle, excédée. C’est ta deuxième maman. Tu sais tout, toi, hein ? On dirait que tu m’as remplacée par Ella, exactement comme l’a fait ton père. Je la regarde, incrédule. D’où ça sort, ça ? — Mais c’est quoi ton problème ? Elle ne répond pas et remonte le volume de la radio si fort que j’ai du mal à m’entendre penser. Elle conduit le visage fermé, les yeux plissés, sans dire un mot. Alors je fais comme elle et me tourne, bras croisés, vers la vitre. Je fais exprès de poser mes pieds sur le tableau de bord parce que je sais qu’elle déteste ça, mais elle ne m’ordonne même pas de les retirer. La radio continue de hurler jusqu’à la maison. Elle ne l’éteint qu’une fois dans l’allée mais, contrairement à son habitude, elle ne saute pas de la voiture, donc j’imagine qu’elle compte s’excuser. J’attends. Ses traits se sont légèrement détendus, mais elle semble perdue. Elle me regarde par-dessus mon épaule. Je me redresse et tourne la tête si brusquement que je manque de me faire un torticolis. Et je le vois. Assis sur le paillasson devant la porte, qui tire avec nervosité sur le revers de son tee-shirt blanc, Tyler Bruce en personne. Encore. Cette fois, il ne sourit pas quand nos regards se croisent. Il se lève et attend, attend, attend. — La plus grande différence entre ton père et Tyler ? dit doucement Maman. Ton père, lui, n’est jamais revenu.

5 Je la supplie de faire marche arrière, mais Maman refuse. Elle éteint le moteur, retire les clés et tapote le volant sans vouloir ouvrir la bouche. Pas de consolation, pas de réconfort. Rien qu’une expression fermée tandis qu’elle m’oblige à descendre de la voiture et à faire face à la seule personne dont je ne supporte pas la vue. Je traîne les pieds jusqu’à l’entrée en jetant les plus gros SOS possible à ma mère, mais elle se contente de hausser les épaules et fait le tour de la maison, vraisemblablement pour entrer par la porte de derrière. Les mains dans les poches, Tyler se mordille les lèvres. Je m’arrête à quelques mètres de lui et je croise les bras. De près, je distingue une marque rouge sur la joue où je l’ai frappé et je me sens soudain coupable au point de ne pas vouloir croiser son regard, alors je tape des pieds par terre et pose les yeux sur un point juste sous son épaule. — Pardon de t’avoir giflé. — Ne t’en fais pas, répond-il en portant la main à sa joue. Le silence s’installe, tellement gênant que j’ai l’impression que je vais pleurer. Comment ça a pu se finir comme ça ? Comment on en est arrivés là ? Puis je me souviens, et les larmes qui menaçaient de couler se transforment en colère. Je continue d’abîmer le bout de mes Converse sur le béton. Il n’y a que le bruit des voitures qui passent dans la rue. — Tu peux venir avec moi ? — Où ça ? je demande en le regardant dans les yeux. — Je ne sais pas. Je veux juste parler un peu. La nervosité perce dans sa voix et je lis l’inquiétude dans ses yeux. — Tu peux au moins m’accorder ça ? — Il n’y a rien à dire. — Il y a tout à dire. Ses yeux verts m’hypnotisent comme avant. Je les adorais, mais maintenant, je déteste l’effet qu’ils ont sur moi. Tyler essaye de jauger si je vais m’opposer à l’idée ou non. Je ne peux pas refuser puisque je suis d’accord. Il a raison : il y a tout à dire. Simplement, je ne veux pas. J’y réfléchis un long moment, et même si j’ai envie de me précipiter dans la maison, j’ai le sentiment que Tyler ne va pas baisser les bras comme ça. Mieux vaut en finir tout de suite. Au moins, il me fichera la paix plus vite. Quand j’acquiesce, il pousse un soupir de soulagement, comme s’il avait retenu sa respiration tout ce temps. Je croise le regard de ma mère au moment où il sort ses clés de voiture. Elle nous observe depuis la fenêtre du salon et disparaît en s’apercevant que je l’ai vue. À bien y réfléchir, je préfère parler à

Tyler plutôt qu’à elle, donc je le suis sur la pelouse. Soudain, je m’aperçois que sa voiture n’est pas là. Je vérifie deux fois dans la rue, mais rien, pas de véhicule au design lisse et à la carrosserie lustrée. Je suis ébahie en voyant devant quoi il s’arrête. Ce truc n’est pas la voiture de Tyler. C’est noir, ça a quatre sièges, des roues couvertes de boue, quelques éraflures, et ce n’est pas flambant neuf du tout. Ceci dit, c’est toujours une Audi. Un modèle assez populaire, le genre qu’on voit dans toute la ville. — J’ai rétrogradé, fait-il, désinvolte, devant mon air perplexe. Il se glisse derrière le volant et je monte à côté. — Pourquoi ? — J’avais besoin d’argent, fait-il avec une expression grave. Je détourne les yeux tandis qu’il démarre. Une vague odeur d’après-rasage que je ne reconnais pas flotte dans l’air, ainsi que des traces de multiples désodorisants. Trois petits sapins se balancent au rétroviseur. J’examine l’intérieur de la voiture pour ne pas avoir à regarder Tyler. Des tracts en tout genre, des papiers à mes pieds, plusieurs tee-shirts à l’arrière et pas mal de poussière sur le tableau de bord. Le cuir noir des sièges est usé, mais ça reste une belle voiture. Nous roulons depuis quelques minutes sans rien dire, la clim à fond, quand Tyler dit soudain : — J’aime bien ta coupe de cheveux. Encore déboussolée d’être avec lui après si longtemps, je ne vois pas tout de suite de quoi il parle. Je descends le pare-soleil pour me regarder dans le miroir. Ah oui. Mes cheveux. La dernière fois qu’il m’a vue, ils étaient presque deux fois plus longs. Je pense à tout ce qui a changé en moi. Comme le fait que j’ai arrêté de mettre du mascara tous les jours parce que j’en avais marre de ressembler à un panda chaque fois que je craquais, ou le fait que je dois parfois prendre une minute pour respirer avant d’entrer chez mon père et Ella. Mon changement progressif de caractère, aussi. Autrefois, j’étais quelqu’un de plutôt calme et détendu. Aujourd’hui, je suis capable d’exploser pour un détail insignifiant à cause de toute la colère que j’ai en moi. Et puis les kilos que j’ai pris par-ci, par-là, partout. Beaucoup de choses ont changé. Trop de choses ont changé. Je rentre le ventre au point d’avoir du mal à respirer, mais rien d’inhabituel pour moi. Au lycée, j’étais une pro. Je me relâche de temps en temps quand Tyler est concentré sur la route. Même quand mes hanches commencent à me faire mal, tout ce que je veux, c’est qu’il ne remarque pas ma prise de poids. Je croise les bras sur mon ventre et soulève discrètement les cuisses du siège pour qu’elles paraissent moins volumineuses. Nous sortons de la ville. C’est le début de l’heure de pointe, la circulation commence à ralentir, ce qui rend le silence encore plus pesant. Je n’essaye pas de faire la conversation, je n’ai rien à dire. Nous continuons notre route pendant presque une heure, malgré la gêne ambiante, par Beverly Hills et West Hollywood, jusqu’à North Beachwood Drive. Je lève les yeux, et là, je comprends. — Qu’est-ce qu’on fait ici ? Tyler se contente de hausser les épaules sans me regarder et s’enfonce dans son siège avec un petit soupir, les yeux sur le panneau Hollywood, perché sur la colline au loin. — Je ne sais pas pour toi, mais moi, ça fait un bail que je ne suis pas venu ici. L’euphémisme de l’année. — Je ne compte pas monter là-haut avec toi, dis-je, exaspérée. Il fait au moins mille degrés dehors. — Bien sûr que si, fait-il, confiant. J’ai de l’eau dans le coffre. Je reste silencieuse le temps de trouver un bon argument pour ne pas grimper ce fichu Mount Lee comme ça. 1) je porte mon jean préféré et une chemise toute neuve ; 2) ça me gonfle de monter là-

haut ; 3) il fait beaucoup trop chaud ; 4) je n’ai vraiment pas envie de le faire avec Tyler. Cependant, le débat me semble plus pénible que la montée elle-même, alors je garde mes arguments pour moi. Nous dépassons le panneau familier de Sunset Ranch avant de nous garer, quelques minutes plus tard, sur le petit parking au pied de la piste de randonnée. Tout comme Tyler, je ne suis pas venue depuis un bout de temps. Trois ans, pour être précise. Tyler n’hésite pas. Il sort de la voiture et lève la tête vers le ciel. Je le rejoins devant le coffre. — Que les choses soient claires, dis-je. Je n’ai vraiment pas envie de faire ça. Il me jette un œil avant de détourner la tête. Son coffre est rempli de cochonneries : d’autres papiers, une veste, des câbles de démarrage, des canettes de soda vides, une petite caisse à outils, plusieurs bouteilles d’eau loin d’être fraîches… Il m’en tend une et ferme la voiture. — Allons-y. Comme un défi, je mets un point d’honneur à marcher atrocement lentement en jonglant avec ma bouteille et en fredonnant. Tyler ne montre aucun signe d’agacement. Je continue un moment avant de m’apercevoir que je me comporte comme une gamine et qu’il est bien plus mature que moi. Alors je le rattrape et nous nous contentons de marcher sans parler. Le silence est si présent que je commence à m’inquiéter qu’il ne nous engloutisse tous les deux. Quelque part entre juillet dernier et aujourd’hui, nous avons tout perdu : les blagues que nous faisions, nos regards entendus, notre complicité, nos promesses les plus solides, notre courage et notre secret. Nous avons perdu l’amour et le désir que nous partagions. Il ne nous reste que le silence. Sans aucune halte, nous avançons sur le Hollyridge Trail qui zigzague entre les pentes. Je me mets à marcher à reculons pour admirer la vue. C’est grisant d’observer la ville rétrécir sous mes yeux. Mieux que de devoir regarder Tyler, ça c’est sûr. C’est aussi un peu triste, de serpenter sur deux cents mètres sous le cagnard pour voir des lettres géantes plantées sur une montagne. L’unique fois où je l’ai fait, c’était avec mes amis. Ou du moins des gens que je croyais être mes amis. Tout semblait alors tellement plus simple… Tiffani, Rachael, Meghan, Jake, Dean. Nous nous entendions bien, nous rigolions, partagions les bouteilles d’eau, escaladions les clôtures et nous montrions imprudents, ensemble. En l’espace de trois ans, entre les disputes et les ruptures, je crois que nous avons tous grandi. Tyler avait raison, l’an dernier, à New York : tout le monde s’éloigne et arrête de se parler, les chemins se séparent après le lycée. Nos facs sont éparpillées dans tout le pays. Illinois, Ohio, Washington et même ici, en Californie. Rachael m’a dit il y a quelques mois que Dean, mon ex, avait été accepté à Berkeley. Il fera sa rentrée à l’automne. Il ne m’a rien dit, bien sûr, mais il a beau me détester, je lui souhaite quand même le meilleur, et je suis désolée de l’avoir fait souffrir. Je me prends presque à sourire quand je pense qu’il a été pris à Berkeley. Je sais à quel point il le voulait. Nous sommes arrivés sur une route pavée, Mount Lee Drive, qui contourne les lettres pour mieux y revenir. Je m’arrête pour observer le versant nord et je découvre Burbank. À l’époque, j’étais obnubilée par le panneau Hollywood et rien d’autre. Je scrute Burbank une minute, les yeux plissés. Si seulement j’avais pensé à prendre mes lunettes de soleil. Tyler porte les siennes. Nous continuons notre ascension et quand nous tournons sur le versant sud, il est là : le célèbre panneau Hollywood. Gigantesque, attirant des milliers de touristes chaque année, protégé par une clôture et des caméras de surveillance qui brisent le rêve des marcheurs quand ils s’aperçoivent qu’il est en fait illégal de toucher cette légende mondiale. Nous sommes seuls là-haut. Tyler s’agrippe à la clôture et pousse un soupir. — Tu vas passer par-dessus ? je demande. Hors de question que je refasse tout ça… toucher les lettres une fraction de seconde avant d’être obligée de descendre la montagne en courant et risquer soit une amende, soit la mort. Je m’assieds en

tailleur sur le chemin poussiéreux et brûlant. Tyler jette un œil par-dessus son épaule, et soudain, il a l’air bien trop vieux pour son âge. Il a tellement mûri. Peut-être trop. Il vient s’asseoir à côté de moi, pas trop près, mais pas trop loin non plus, jambes allongées et mains posées derrière lui. Sa nervosité me contamine tandis que j’attends le début de la conversation. J’essaye de me convaincre que la sueur sur mon front n’est due qu’à la chaleur. Le contraste avec le vacarme de la ville est frappant. Tyler ne dit toujours rien. Il regarde le ciel, yeux plissés et lèvres pincées. Pour la première fois depuis son apparition ce matin, je prends le temps de l’observer. Ses cheveux ont poussé, sa barbe aussi, ce que je trouvais incroyablement sexy avant. Maintenant, elle souligne son menton et descend sur son cou. Quand mes yeux passent de ses lèvres à ses bras, c’est là que je le remarque. Je vois mon prénom. J’avais totalement oublié qu’il était là. Ces quatre petites lettres qui m’avaient paru tellement bêtes, encore plus maintenant, se sont légèrement estompées en un an. Mais elles ne sont plus toutes seules. Il y a plusieurs nouveaux ajouts sur son biceps, tous reliés pour former un très gros tatouage, presque une demi-manche. Il y a un cadran et des tas de roses entremêlées, des ombres et des arabesques qui entourent mon prénom. C’est plutôt joli, mais une question me taraude. Pourquoi n’a-t-il pas recouvert mon prénom ? Je déglutis et détourne les yeux avant qu’il ne croise mon regard. Je retourne mes mains sur mes genoux. Les mots qui étaient inscrits sur mon poignet ont été recouverts d’une grande colombe que j’ai choisie pendant mes vacances de printemps, à San Francisco. Rachael venait de se faire tatouer des fleurs sur la hanche. Quand elle a arrêté de pleurer de douleur et moi de rire, elle m’a mis le catalogue du tatoueur dans les mains. Je ne voulais pas d’autre tatouage, mais elle m’a dit que ce n’était pas ce qu’elle voulait dire : elle trouvait qu’il m’en fallait un meilleur. Et elle avait raison. Selon le tatoueur, la colombe symbolisait un nouveau départ, comme dans l’histoire de l’arche de Noé, dans la Bible. Bien que je ne sois pas particulièrement croyante, j’ai aimé l’idée. C’est ce jour-là que j’ai définitivement abandonné mon histoire avec Tyler, et les mots No te rindas, « N’abandonne pas », ont disparu à jamais. Je plonge la main entre mes genoux. Une part de moi se sent coupable d’avoir effacé notre phrase de l’été dernier, cependant j’ignore pourquoi, car je n’ai aucune raison de me sentir mal. Je me prends à secouer la tête toute seule et, pour ne pas avoir à y réfléchir plus longtemps, je regarde Tyler. Les yeux rivés à son jean, il pousse un profond soupir. — Tu m’en veux. Une affirmation. Un fait. — Et ça te surprend ? Lentement, ses yeux rencontrent les miens. — Je ne sais pas. Je crois que je n’y ai jamais pensé. Je croyais juste que… — Que j’allais être contente ? (Je suis plus calme que tout à l’heure. Nous parlons doucement, malgré la tension ambiante.) Que je serais encore là où tu m’as laissée ? Que j’aurais passé une année à attendre ? Il déglutit et murmure : — Je crois. (Il pousse un nouveau soupir, bien plus appuyé.) Je croyais que tu comprenais. Je réfléchis longtemps à mes paroles. Puis je prends mon inspiration et j’explique : — Au début, je comprenais. Tout ce qui se passait, c’était trop. Ton père, nos parents, nous. J’hésite sur ce dernier mot et mon regard se détourne de Tyler vers les lettres géantes. Je triture nerveusement ma bouteille.

— Mais pas une seule fois tu t’es dit que c’était peut-être dur pour moi aussi ? Non. Tu t’es enfui comme un lâche et tu m’as laissée toute seule dans la merde. (Je serre la bouteille encore plus fort et baisse les yeux.) Je n’ai pu partir pour Chicago qu’en septembre, je suis restée coincée là pendant deux mois, sans avoir le droit de mettre les pieds chez toi. Mon père ne m’adressait plus la parole sauf pour me menacer de ne pas payer mes frais de scolarité. Ta mère n’arrivait pas à me regarder dans les yeux, et je ne parle même pas de Jamie. Tu n’en sais rien du tout puisque tu n’étais pas là, mais il est vraiment odieux. Il nous déteste tous les deux. Ah oui, au fait, tout le monde est au courant pour nous. Absolument tout le monde. Mais tu n’en sais rien non plus. Tu n’as pas la moindre idée de ce qu’on dit dans mon dos et des regards qu’on me lance. Tu ne sais rien, parce que tu n’as pas eu à supporter tout ça. Moi si, toute seule, et j’ai eu beau t’appeler un nombre incalculable de fois pour entendre ta voix, pour qu’au moins tu puisses me dire que tout allait s’arranger, tu ne m’as jamais répondu. Je sens son regard intense posé sur moi. Ma respiration s’accélère, mes joues s’embrasent. Ne pleure pas. Je me le répète encore et encore, comme un mantra. Ne pleure pas. Ne pleure pas. Ne pleure pas. Tu le détestes. Tu le détestes. Tu le détestes. Ne pleure pas, tu le détestes. — Je ne sais pas quoi te dire. Sa voix est un murmure tremblotant. Il ramène les jambes contre son torse et pose les bras sur ses genoux. — Tu peux commencer par dire que tu es désolé. La douleur se lit dans ses yeux. Son front se barre d’un pli inquiet. Il se tourne vers moi et pose une main ferme sur mon genou. — Je suis désolé. J’observe sa main sur mon corps. Ça fait longtemps. Son contact m’est presque désagréable, je n’en veux pas. Je repousse sa main et me tourne vers la ville dissimulée dans la brume, mais Hollywood est toujours aussi belle. J’aperçois le centre de Los Angeles et ses gratte-ciel. Je me demande ce qu’être désolé signifie pour Tyler. Est-il désolé d’être parti ? Désolé que notre famille se soit retournée contre moi ? Désolé d’avoir été absent si longtemps ? Désolé d’avoir tout détruit ? « Désolé » me semble bien faible, comparé à tout ce qu’il a fait. — Je le suis, insiste-t-il quand je ne réponds rien. Cette fois, il ne me touche pas le genou, mais la main. Nos doigts ne s’entrelacent pas, il se contente de serrer ma main au point de me faire mal. — Je suis vraiment, vraiment désolé. Je ne savais pas. — Évidemment. (Je retire ma main et le repousse en arrière.) Qu’est-ce que tu croyais ? Que tu allais rentrer et que tout se passerait bien ? Que je serais encore amoureuse de toi, que nos parents nous accepteraient et que tout le monde nous trouverait trop mignons ? Ça n’a rien à voir. Mon père est toujours furieux contre moi, et on dégoûte tout le monde. Je le fusille du regard en m’efforçant de ne pas éclater en sanglots. — Et je ne suis plus amoureuse de toi. On dirait que je viens de le gifler à nouveau, comme si mes mots l’avaient frappé physiquement. La confusion se lit dans ses yeux. Je vois un million de questions se bousculer dans sa tête, mais il ne dit rien. À la place, il pose les coudes sur ses genoux et les mains sur son visage, avant de les passer dans ses cheveux. Il triture quelques mèches, bascule la tête en arrière ; visage vers le ciel, yeux clos. J’ai envie de rentrer chez moi. Je ne veux pas être avec lui. Je rassemble quelques cailloux que je jette un par un vers la clôture, les lettres, la ville… pour me distraire de Tyler, parce que même si je

me plais à penser que je m’en fiche, je n’ai pas envie de voir à quel point il est blessé. — Pourquoi ? Je m’interromps, perplexe. — Pourquoi quoi ? — Pourquoi tu n’es plus… Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui a changé ? — Tu rigoles, là ? je m’esclaffe sans dissimuler mon mépris. Je dois me calmer si je ne veux pas exploser sur place. Je respire lentement, ferme les yeux, compte jusqu’à trois avant de regarder le débile profond à côté de moi. — Tu disparais un an et tu crois que je vais faire la fille qui reste là à attendre un garçon toute sa vie ? Non. J’ai travaillé dur, j’ai rencontré des gens super, j’ai adoré habiter toute seule, et malgré tout ce que j’ai dû endurer ici, j’ai passé une excellente année. Alors au cas où tu ne serais pas au courant, je peux vivre ma vie sans toi. Je peux survivre sans le grand Tyler Bruce. Il y aurait encore tant de choses à ajouter, mais je suis à court d’énergie. Et je refuse d’avouer toute la vérité. Je refuse qu’il sache à quel point j’ai pu pleurer les premiers jours après son départ, ni pourquoi j’ai pris tant de poids car le fast-food et les glaces avec Rachael étaient les seules choses qui me réconfortaient, ni que moins il revenait, plus j’étais en colère. La vérité, c’est que je n’ai pas été désespérément amoureuse de lui cette dernière année. J’ai été infiniment furieuse, voilà tout. — Viens chez moi, dit-il trop vite, trop pressant, la voix craquelée. Viens chez moi, même si ce n’est que pour deux jours. Laisse-moi te montrer ce que j’ai fait, comme j’ai changé et comme je suis désolé. Laisse-moi… Laisse-moi arranger tout ça, termine-t-il dans un murmure. — Tu es déjà chez toi, dis-je en désignant la ville qui s’étale devant nous. Ses yeux brillants qui me dévisagent avec intensité me mettent mal à l’aise. — Non. Je ne vis plus ici. Je ne suis revenu que pour quelques jours pour… pour te voir. Je suis arrivé hier soir, Maman m’a pris une chambre dans un hôtel pour que ton père ne le sache pas, ce que je comprends. Je rentre chez moi lundi. — Quoi ? Mon cerveau est bien trop lent pour imprimer ce qu’il raconte. J’essaye de recoller les morceaux alors qu’il me manque clairement des informations. Rentrer chez lui lundi ? Il est déjà chez lui. C’est L.A., sa maison. Il est censé se battre pour retrouver sa place dans ma famille, être furieux que sa chambre ait été transformée en bureau et se disputer avec Jamie comme je le fais. C’est ça, rentrer chez lui. — Tu t’en vas encore ? — Mais cette fois je veux que tu viennes avec moi. J’ai ma vie à Portland maintenant, et… — À Portland ? Il s’immobilise, la bouche entrouverte, les mots coincés dans la gorge. — C’est le premier endroit auquel j’ai pensé, admet-il. Mon sang ne fait qu’un tour. Dans mes mains, la bouteille manque d’exploser. Je me lève pour lui faire face. — Tu étais à PORTLAND ? Je sais que l’endroit où il a atterri ne devrait pas me toucher. Je devrais n’en avoir rien à faire. Peu importe la ville, c’est le fait qu’il soit parti que j’ai du mal à digérer. Mais l’imaginer marcher dans les rues de la ville où je suis née me sidère. Soudain, je deviens possessive, comme si Portland m’appartenait. Je refuse que Tyler me prenne ce qui m’appartient. De toutes les villes de ce satané pays, pourquoi fallait-il qu’il échoue dans celle qui fut autrefois mon chez-moi ? Ce qui me surprend encore plus, c’est que je n’en ai eu aucune idée jusqu’à maintenant. J’ai passé une année à ne pas

savoir où se trouvait Tyler. Pendant un temps, surtout au début, j’ai pensé qu’il était retourné à New York. Mais apparemment, Portland, avec sa pluie pourrie et ses montagnes pourries, lui suffisait. — Viens avec moi, implore-t-il. (Il se lève et m’attrape fermement par la taille.) Je t’en prie, viens à Portland et laisse-moi une chance d’arranger tout ça, d’accord ? Quelques jours seulement, je te promets, et si je n’en vaux pas la peine, tu rentres chez toi. C’est tout ce que je te demande. Je prends une minute pour l’observer. Ses yeux n’ont pas changé. On arrive facilement à les sonder pour trouver des réponses, des vérités cachées, des émotions masquées. Je crois que c’est une chose que j’adorerai toujours chez lui. En ce moment, il a l’air vulnérable. Je décèle tout dans ses yeux : de la panique à l’inquiétude, en passant par la souffrance et l’anxiété. Son regard intense m’absorbe. J’ai bien du mal à croire que j’aie autrefois été si éperdument amoureuse de cette personne. Je nourris tant de ressentiment à son égard… Je ne veux pas aller à Portland avec lui. — La conversation est terminée, je murmure, en me défaisant de lui une fois de plus. Le repousser est désormais ce que je sais faire de mieux. Qui aurait cru qu’il puisse avoir l’air encore plus peiné qu’auparavant ? Lèvres pincées, il enfonce les mains dans ses poches sans me quitter des yeux. Il n’a rien d’autre à ajouter. Il ne peut que me dévisager. Je jette un dernier coup d’œil à la ville derrière moi, puis je m’éloigne à pas lents de mon demifrère. La gorge nouée, je parviens difficilement à prononcer : — C’est fini, Tyler.

6 Le trajet de retour est encore plus gênant et insupportable que l’aller. Tyler et moi ne nous sommes pas adressé la parole depuis plus d’une heure. Je n’ai même pas descendu Mount Lee à ses côtés, j’ai marché en tête et il est resté à distance jusqu’à ce que nous atteignions la voiture. Et nous voilà coincés dans un espace confiné, sans avoir rien à partager. Tout a déjà été dit. Pourtant, je me sens soulagée. Parler avec Tyler s’est révélé une bonne idée. Je peux enfin tourner la page. L’heure de pointe est passée, le trajet jusqu’à Santa Monica sera moins difficile. Nous sommes partis depuis presque quatre heures, alors je commence à écrire un SMS à ma mère pour lui dire où j’étais et que je rentre… avant de me rappeler que je suis toujours fâchée contre elle, alors je l’efface. Puis je décide d’envoyer des SMS à Rachael que je sauve apparemment de ses grands-parents qui la rendent dingue, comme d’habitude. Je lui raconte tout. L’embuscade tendue par Tyler ce matin, la dispute avec ma mère, Tyler qui m’attendait devant la maison et voulait qu’on parle… Je lui raconte le panneau Hollywood et la conversation qui a suivi, Tyler qui était à Portland pendant tout ce temps et sa demande débile de l’y accompagner. Ses réponses ne se font pas attendre. COMMENT ÇA TYLER EST DE RETOUR ?? OMG tu l’as frappé ? Pourquoi vivre à Portland ? Sans vouloir te vexer Il t’a emmenée au panneau ???? Tu ne lui as pas pardonné j’espère La conversation avec Rachael me rend le trajet un peu plus supportable. Il est presque 19 heures quand nous rentrons enfin. Le soleil commence à décliner à l’horizon, je ne le quitte pas des yeux, si bien que je ne m’aperçois pas tout de suite que Tyler vient de se garer sur Deidre Avenue, juste devant la maison de mon père et d’Ella. Je rabats le pare-soleil et me tourne vers lui. — J’habite chez ma mère.

— Je sais, fait-il sans me regarder. Mais ma mère veut nous voir tous les deux. Il semble hésiter à sortir. Je suis son regard, il observe la Lexus de mon père dans l’allée. Il est rentré du boulot, évidemment. Il rentre rarement après 18 heures. J’ai tendance à apprécier les fois où il est retenu au travail, ce qui n’est visiblement pas le cas aujourd’hui. Jamie est là aussi. Sa BMW est garée n’importe comment contre le trottoir, ce qui va sûrement lui valoir de nouvelles éraflures. Ça fait des mois qu’Ella lui demande de faire attention, mais il s’en fiche, parce que c’est Jamie et que Jamie n’écoute jamais rien de ce qu’on lui dit. — Tu te doutes que si tu passes le seuil de cette maison, mon père va appeler la police ou quelque chose comme ça ? S’il y a quelqu’un qu’il hait plus que moi, c’est bien toi. Tyler referme la portière, mais au lieu de me ramener enfin chez moi, il sort son téléphone et appelle Ella. Il ne m’a toujours pas regardée depuis que nous avons quitté Mount Lee. J’ai du mal à savoir ce qu’il peut éprouver, et pour une fois, ses yeux ne me donnent aucune réponse. Est-il déboussolé, furieux ou est-ce qu’il s’en fiche, tout simplement ? Sa nonchalance ne dure pas et se transforme en tension dès qu’Ella décroche. — Ouais salut, on est devant la maison. (Une pause.) Je croyais que tu devais lui dire. Il l’écoute et ses yeux passent sur moi une fraction de seconde, puis il baisse la voix. — Maman, si j’entre avec elle, il va me sauter dessus, tu le sais très bien. Je n’arrive pas à entendre ce que répond Ella et ça me rend dingue. — D’accord, mais je te parie ce que tu veux que ça va foirer, fait-il avant de raccrocher. Il faut qu’on entre, ajoute-t-il devant mon air interrogateur. Il sort brutalement et claque la portière derrière lui sans m’expliquer pourquoi Ella veut nous voir tous les deux. Résignée, je lui emboîte le pas. La pelouse devant la maison est sèche et jaune, mais comme tout le monde en Californie, nous devons faire avec. Si l’on ose allumer l’arrosage automatique, on risque d’écoper d’une amende pour avoir gâché l’eau durant cette sécheresse exceptionnelle. Il n’a pas plu depuis le mois d’avril. Tyler remonte l’allée d’un pas léger et rapide, on dirait qu’il est en mission secrète et qu’il tente de ne pas se faire repérer. Dans un sens, c’est un peu ça. Il essaye d’éviter mon père. C’est aussi mon cas, et nous passons par le portail dans le jardin. La piscine est vide, plusieurs des ballons de foot de Chase gisent au fond. Nous atteignons la porte-fenêtre, quand Ella apparaît tout à coup derrière la vitre, nous causant une atroce frayeur. À la hâte, elle fait coulisser la porte et nous fait taire, avant de m’attraper par le poignet. Elle porte encore son tailleur, mais sans les talons qui la grandissent d’ordinaire. Que peut-elle bien me vouloir, et pourquoi ça ne la dérange pas que Tyler et moi soyons arrivés ensemble ? Donner des explications ne semble pas être sa priorité. Elle m’entraîne dans le couloir. — Je peux poser une question ? je murmure. Ella s’arrête et jette un œil à Tyler qui nous suit de près, avant de hausser un sourcil vers moi, en attente. — Qu’est-ce qui se passe ? — Réunion de famille, répond-elle du tac au tac. Toi, tu attends là, dit-elle à un Tyler aussi perplexe que moi. Il s’exécute, appuyé contre le mur, mains dans les poches, et nous observe. Au bout du couloir, on entend le son étouffé de la télé, et la voix de mon père, bien reconnaissable par-dessus. Ella me tire jusqu’au salon. — Je suis désolée, murmure-t-elle avant de me faire entrer dans la pièce. Je ne vois pas trop pourquoi elle s’excuse et ça me déstabilise. Pourquoi insiste-t-elle pour me faire vivre l’enfer ? D’abord elle me tend un piège avec Tyler, et maintenant avec mon père. Peut-être

est-ce le contraire cette fois ? Peut-être que c’est à mon père qu’elle tend une embuscade en m’utilisant. Je le trouve affalé dans le canapé, sa cravate posée sur un accoudoir, un café à la main, les pieds sur la table basse. Il ne prend pas la peine de baisser le son de la télé. — Tiens, tiens, regardez qui a décidé de se pointer, fait-il en sirotant son café, comme s’il s’en fichait. C’est la première fois qu’il me voit depuis presque une semaine. — Je t’avais dit qu’elle reviendrait, marmonne Jamie. Assis sur l’autre canapé, les yeux sur l’écran de son ordinateur portable, il fait défiler un forum sans même lever les yeux. Chase est affalé sur le canapé, son téléphone à la main et des écouteurs dans les oreilles. Je crois qu’il n’a même pas remarqué notre présence. — Combien de temps tu restes, cette fois ? demande mon père. Il se redresse avec l’air d’être sur le point d’éclater de rire. Il repose les pieds par terre et son café sur la table puis me regarde comme à son habitude, avec mépris, dégoût et une touche de tristesse parce qu’il a la malchance d’avoir une fille comme moi. — Toute la semaine ? Quelques jours ? Quelques heures ? Dis-moi, Eden, combien de temps tu vas rester dans le coin avant de te casser comme une sale gamine trop gâtée ? Je lui rends le même regard de mépris et de dégoût, avec une touche de tristesse parce que j’ai la malchance d’avoir un père comme lui. À mes côtés, Ella se masse les tempes. — Déstresse, Papa. Je ne reste pas. — Tant mieux. Alors qu’est-ce que tu fiches ici ? Il a l’air impassible, mais je suis sûre de déceler de la peur dans ses yeux. Il est incapable de concevoir une relation père-fille dans laquelle l’un et l’autre auraient envie de se voir. Heureusement pour tous les deux, je préférerais être n’importe où plutôt qu’ici, donc il n’a pas à avoir peur que j’essaye de renouer des bons vieux liens avec mon paternel adoré. Cette idée me donne envie de rire. — Je ne sais pas ce que je fiche ici, dis-je en croisant les bras, avec un regard noir à Ella. Tu peux peut-être éclairer ma lanterne ? Cette dernière a l’air encore plus nerveuse que quand elle m’a jeté Tyler dans les bras. Ça ne me surprend pas. Si quelqu’un doit prendre la nouvelle du retour de Tyler encore plus mal que moi, c’est bien mon père. Malgré tout, Ella avance au milieu de la pièce et arrache les écouteurs de Chase au passage. — Éteins, ordonne-t-elle à mon père, en se plaçant devant la télé, face à nous. — J’attends la météo. — Ciel bleu et aucun signe de pluie. Voilà, la météo. Maintenant tu éteins. Il s’exécute à contrecœur, le regard noir, comme un gamin qu’on vient de gronder. Il a horreur qu’on lui donne des ordres. — Jamie. Il ne détache pas les yeux de son portable et l’ignore avec application tandis qu’il se met à écrire sur Twitter à toute vitesse. Il doit sûrement se plaindre encore une fois de sa famille dysfonctionnelle. Ella toussote et prend sa voix sévère, étonnamment différente de sa voix seulement ferme. On n’oserait pas la contredire. — Jamie. Il pousse un soupir théâtral et ferme son portable puis croise les bras. — Pourquoi on doit tous arrêter de vivre, tout ça parce que Eden a décidé de se pointer ? — Ça n’a rien à voir, dit Ella, de nouveau nerveuse. Les piques de Jamie commencent à me taper sur le système, alors j’interviens : — Tu vas arrêter ça un jour ?

— Et toi alors ? rétorque-t-il. Ella se masse à nouveau les tempes, excédée. — Ça veut dire quoi, ça ? J’ai l’habitude des remarques de mon père, étant donné qu’il le fait depuis des années, mais j’ai encore du mal à m’habituer à ce que Jamie marmonne dans sa barbe chaque fois que je suis dans le coin, et c’est plus facile de me battre avec lui qu’avec mon père. Je crois que mon père aime bien nous voir nous disputer. Ça l’arrange que je crée des problèmes, ça lui donne une raison de me détester. — Taisez-vous tous les deux, ordonne Ella. Nous nous tournons vers elle en même temps. — On va déménager, c’est ça ? demande doucement Chase, en jouant avec ses écouteurs. Est-ce qu’on peut aller en Floride ? Les prétendues réunions de famille sont très inhabituelles ici – tellement inhabituelles, en fait, que celle-ci est la première. Sûrement parce que nous ne sommes pas une vraie famille. Dans les vraies familles, on ne se déteste pas les uns les autres comme chez nous. Depuis le jour où mon père et Ella ont su la vérité à propos de Tyler et moi, tout a changé. Ils se disputent plus souvent et peuvent se faire la tête pendant des jours. Mon père ne me laisse rester chez eux qu’une semaine sur deux quand je suis là pour les vacances, parce qu’il est obligé, parce que c’est ce que font les pères. Mais il a horreur de ça. Et il ne s’en cache pas. Je crois que sans Ella et Chase, je refuserais tout simplement d’y aller. Jamie a choisi la rébellion et refuse catégoriquement d’être associé à nous. Quant à Tyler, il a tout simplement disparu. Il ne doit même plus être compté comme membre. Je crois que c’est Chase qui fait que nous restons ensemble. C’est le seul qui reste ouvert, innocent et heureux. Dans un sens, nous ne sommes que des morceaux brisés qui espèrent encore pouvoir se rassembler pour former la photo parfaite d’une vraie famille. Mais ça n’arrivera pas. Nous n’irons jamais ensemble. — On ne déménage nulle part, dit mon père à Chase. Mais il lance un regard interrogateur à Ella, comme pour vérifier. — Alors, à quoi ça rime, tout ça ? demande-t-il quand elle acquiesce. — Je voudrais que vous restiez tous très calmes, commence-t-elle. Elle nous regarde l’un après l’autre, même moi, comme si je n’étais pas déjà au courant de la nouvelle. Elle s’arrête sur mon père. — Surtout toi. — J’espère que tu ne démissionnes pas de ton boulot, marmonne-t-il. Au moins, maintenant, il lui accorde toute son attention. Je crois qu’il commence même à se faire du souci. Ella ne fait jamais autant de manières pour dire les choses. — T’as une nouvelle voiture ? demande Jamie. — On t’a collé un procès ? fait mon père. Une lueur de panique passe dans ses yeux. Chase se redresse. — Attendez. On peut faire des procès aux avocats ? — Vous pouvez arrêter d’imaginer n’importe quoi, s’il vous plaît ? s’emporte Ella. — On n’imaginerait pas n’importe quoi si tu nous disais de quoi il s’agit, remarque sèchement mon père, penché en avant au bord du canapé, les mains jointes entre les genoux. Tout le monde se tait et nous attendons qu’elle ajoute quelque chose, en vain. Au moins, moi, je sais ce qui se passe. Je serais en train de péter les plombs sinon. Ella se met à faire les cent pas autour de la table basse en murmurant tout bas, comme si elle répétait ce qu’elle va nous annoncer. Ça

m’attriste de la voir si angoissée par la présence de son fils. Je ne supporte peut-être plus Tyler, mais ça me met mal à l’aise de la voir redouter à ce point la réaction du reste de la famille. Ça ne devrait pas être le cas. Ella s’arrête. Elle me regarde pour que je la rassure et l’encourage. Je me contente de m’asseoir sur l’accoudoir du canapé de Chase qui me fait un petit sourire. Nous attendons encore. J’ai l’impression d’être ce matin, quand elle a fait inutilement traîner l’annonce du retour de Tyler, alors qu’il est là, dans le couloir, et que cette maison va bientôt être mise à feu et à sang. — Bon, écoutez. Ça ne devrait être une surprise pour personne, puisque nous savions tous que ça allait finir par arriver. Il faut garder en tête que les choses ont changé, et que certaines situations ne sont plus ce qu’elles étaient, donc inutile de faire une scène. Elle croise mon regard un instant et je sais exactement ce qu’elle veut dire : « Tout va bien, il n’y a plus rien à craindre maintenant, Tyler et Eden ne sont plus fous, ils sont redevenus normaux. » J’aime à penser que nous avons toujours été normaux. Mon père se redresse. — Ella… Ne me dis pas que… Je te jure, ne me dis pas que ce sale gosse est de retour. — Et pourquoi pas ? Il a tous les droits de revenir. C’est mon fils. — Attends, intervient Jamie en se levant. Tyler revient à la maison ? — Ce gamin ne mettra pas les pieds ici, rétorque mon père. (Il se lève avec un regard féroce que seuls les plus courageux oseraient défier.) Je refuse qu’il s’installe ici, un point c’est tout, donc si c’est ce que tu comptais nous annoncer, ce n’est même pas la peine d’y penser. — S’il voulait habiter ici, je le laisserais faire, dit Ella d’une voix désormais forte. (Elle fait partie de ces gens courageux.) Mais ce n’est pas le cas. Il vient juste nous rendre visite quelques jours. — Quand ? — Il est déjà là. Elle se dirige vers la porte, la tête haute. Quand il s’agit de défendre Tyler, elle ne recule devant rien. Je l’admirerai toujours pour ça. — Il est ici ? Dans cette maison ? fait mon père, incrédule. Ella me jette un coup d’œil en passant et disparaît quelques secondes dans le couloir. Je n’aimerais pas être Tyler en ce moment. L’idée de le voir pénétrer dans cette pièce me rend nerveuse, parce que ça ne va pas être joli avec mon père et Jamie. — Je te déconseille de commencer à te faire des idées, me souffle mon père. Comme si j’allais me jeter au cou de Tyler et l’embrasser devant tout le monde. Scoop, Papa : je sais déjà qu’il est là, j’ai déjà mis les choses au point avec lui et j’ai déjà tourné la page. — Je m’en fiche pas mal de Tyler, dis-je. Même si ça pourrait ne pas être le cas. Le retour de Tyler me met mal à l’aise, c’est bizarre et douloureux, mais tenter de l’expliquer à mon père ne serait, comme toujours, qu’une perte de temps. Tout comme avec Jamie, j’ai eu beau tenter un nombre incalculable de fois d’expliquer qu’il n’y avait plus rien entre lui et moi, il ne me croit pas. Pour lui, si nous avions déjà menti sur notre relation, nous pouvions très bien continuer. Je me rappelle avoir pensé à ce moment-là : Il n’existe aucune relation sur laquelle on pourrait mentir. Ella reparaît à la porte, accompagnée de son fils. Il nous dépasse tous pour aller se planter tout droit devant la grande baie vitrée. Ella reste à la porte à côté de moi. — Maman a raison, dit Tyler d’une voix nette et précise. Il regarde tout le monde sauf moi. — Je ne reviens pas m’installer ici. Je ne suis là que pour voir comment tout le monde va. Je repars lundi, fait-il avec un petit sourire inattendu. Vous pouvez certainement me supporter jusque-là, non ?

La blague ne fonctionne pas si bien, il a sous-estimé le niveau de tension dans cette famille. Personne ne rit, ni même ne réagit. Personne ne veut de lui ici, à part Ella et Chase, sûrement. Il a l’air isolé, comme ça, devant nous tous, et la tristesse m’assaille à nouveau. Je sais ce que ça fait de sentir que toute la famille est contre soi. — C’est une blague ? crache mon père d’une voix gutturale. Ella se précipite vers lui en bégayant des excuses inutiles. — Pourquoi attendre lundi ? fait Jamie en s’approchant de Tyler, prêt à en découdre. Pourquoi ne pas partir maintenant ? Personne n’a envie de te parler sauf, je ne sais pas, Maman ? Et ta petite copine, j’imagine. Il me lance un regard dégoûté. Tyler est surpris et troublé. Difficile de croire qu’autrefois Jamie et lui s’entendaient si bien. Il se tourne vers moi comme pour savoir pourquoi son frère se dresse soudain contre lui. — Je t’avais prévenu, dis-je par-dessus les voix de mon père et d’Ella qui se disputent. Puis je me tourne vers Jamie : — Franchement, Jamie. Est-ce que j’ai l’air ravie qu’il soit là ? Parce que ce n’est pas le cas, ça me saoule autant que toi. Jamie se contente de serrer les dents et regarde son frère. — Ça te fait une raison de plus de te casser. On n’a pas besoin de toi ici, on est mieux sans toi. — Qu’est-ce que tu as contre moi ? demande Tyler. Il est tellement perdu qu’il a l’air plus jeune et vulnérable. Il a bien du mal à comprendre comment tout a pu changer si radicalement. — Je comprends pourquoi Dave est… (mon père et Ella sont encore en train de se disputer) mais toi ? Je ne t’ai rien fait, mec. — À part me rendre la vie impossible au lycée. Je suis ton frère. Voilà tout ce que je suis là-bas. Le frère de Tyler Bruce. Tu sais ce qu’on raconte ? On dit que la folie c’est dans nos gènes, mec. Qu’on n’a pas de morale. D’abord Papa, puis toi, et devine quoi ? Apparemment, c’est à mon tour de faire un truc tordu. Il n’y a pas longtemps, un type m’a demandé si j’avais déjà dérapé, parce que apparemment, on cache tous des secrets horribles dans cette maison pourrie. Les voix de mon père et d’Ella semblent s’estomper, je n’entends que Jamie. Je l’observe, les yeux écarquillés, tout comme Tyler. Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il ressentait. Il ne s’était jamais ouvert avant aujourd’hui, mais à présent, son comportement me paraît logique. Il n’est pas uniquement dégoûté par l’idée de Tyler et moi ensemble, on lui a mené la vie dure, exactement comme à moi. Je le comprends maintenant. Les ados à cet âge, les gens qu’il est obligé de côtoyer chaque jour, doivent trouver que notre famille est une vaste plaisanterie. Je parie qu’ils ricanent en parlant du type dont le frère et la demi-sœur sont sortis ensemble. Je n’avais jamais réfléchi à l’impact de cette révélation sur les autres. Je ne peux pas en vouloir à Jamie de se montrer si hostile et distant, parce que c’est notre faute, et les autres utilisent la vérité sur son père violent et les relations amoureuses inappropriées de son frère pour se moquer de lui. J’ai passé tellement de temps à penser que nous n’avions aucun point commun, mais on dirait que nous ne sommes pas si différents l’un de l’autre, après tout. Peut-être que nous sommes sur la défensive parce que c’est le meilleur moyen de nous en sortir. Je lance un regard furtif à Tyler pour savoir si la mention de son père l’a fait réagir, mais apparemment non. Sinon, il serait furieux. Depuis que je le connais, il n’a jamais été capable de gérer ce sujet sensible. Je ne peux pas lui en vouloir. Je ne peux pas lui reprocher d’être parti en vrille l’an dernier, quand il a appris que son père, qui l’avait battu, était sorti de prison. Mais aujourd’hui il s’écarte simplement de Jamie qui est bien plus énervé que lui. Ce dernier a les joues si rouges qu’on dirait que ses vaisseaux sanguins vont éclater d’un instant à l’autre. En

comparaison, Tyler a l’air plutôt posé, mais le connaissant, je sais qu’il peut exploser à tout moment. Je me précipite vers eux. Je veux dire à Jamie que je suis désolée, que je ne savais pas. Que je ne voulais pas que ça se passe comme ça, que tout soit brisé de la sorte. Je veux dire à Ella que je suis désolée d’avoir détruit sa relation avec mon père et à mon père que je suis désolée de l’avoir déçu. Je veux dire à Chase que je suis désolée pour toutes les disputes dont il a été témoin. Et je veux dire à Tyler que je suis désolée qu’il ait trouvé la famille dans cet état en rentrant. Je suis désolée, je suis désolée, je suis désolée. — On te dit des trucs pareils ? finit par lâcher Tyler qui n’a pas l’air de comprendre la gravité de la situation. Il est sûrement encore sous le choc de constater que sa maison est devenue une zone de guerre. Jamie acquiesce. Tyler se tourne vers moi, des milliers de questions dans les yeux, mais je n’ai pas l’énergie d’y répondre. — Je t’avais prévenu, je répète. Il a peut-être cru que j’exagérais. Il a dû penser que je jouais la comédie en lui disant que tout le monde était au courant pour nous, que mon père était encore plus con qu’avant, que Jamie ne pouvait pas nous supporter. S’il m’avait crue, il ne serait pas en train de chercher ses mots à l’heure qu’il est. — Pourquoi vous vous disputez encore ? demande doucement Chase. Pourquoi vous vous disputez à la base ? Je ne l’avais pas vu s’approcher pour se mettre entre Jamie et moi. Nous sommes tous les quatre en cercle à nous regarder en chiens de faïence, en attendant que quelqu’un réponde. Mais personne ne sait quoi dire. Chase est bien sûr au courant pour Tyler et moi, il a assisté à la crise l’été dernier, et n’a pas ouvert la bouche durant plusieurs jours après ça. Mais il y a une règle implicite dans la maison, qui veut qu’on le laisse en dehors de toute cette histoire. — Je ne veux pas que tu t’en ailles, dit-il à Tyler. Tu viens juste d’arriver. Oh, j’adore, ajoute-t-il en désignant le biceps tatoué de son frère. Il n’a pas l’air de remarquer mon prénom au milieu des roses et des arabesques, en tout cas il n’en dit rien. — Ça t’a fait mal ? Tyler remonte la manche de son tee-shirt pour en dévoiler un peu plus. — Atrocement mal, dit-il dans un murmure. Puis, avec un grand sourire, il tape dans la main de Chase, comme si tout allait bien et que l’atmosphère n’était ni toxique ni étouffante. Tyler prend son petit frère dans ses bras. — Tu m’as manqué, bonhomme. Tu n’arrêtes pas de grandir, dis donc. La dernière fois que je t’ai vu tu étais, quoi, grand comme ça ? Il pose la main au niveau de l’épaule de Chase qui rit de bon cœur. Puis le petit recule, un peu penaud, et le regard sérieux de Tyler se pose de nouveau sur Jamie. — Toi aussi tu m’as manqué. Sincèrement. — Te fatigue pas. Je m’apprête à ouvrir la bouche, quand Ella m’attrape par l’épaule pour me sortir du cercle des frères ennemis. Je n’avais pas remarqué le silence désagréable retombé sur la pièce après sa dispute avec mon père. Elle a l’air d’avoir pris mille ans en l’espace de quelques minutes. — Maintenant vous arrêtez ! s’écrie-t-elle, exaspérée. Elle ferme les yeux pour se calmer et, comme tout à l’heure, nous attendons. De l’autre côté du salon, mon père se dresse de toute son intimidante stature, mains sur les hanches. Il secoue la tête et refuse encore d’accepter la situation. Tout comme Jamie, impossible d’ignorer la rage dans ses yeux. — J’ai autre chose à vous dire, fait Ella.

Encore ? Qu’y a-t-il à ajouter ? J’échange un coup d’œil avec Tyler qui semble sonder mon expression, tout comme je sonde la sienne, en quête de réponses qu’aucun de nous ne possède. — Quoi encore ? grogne mon père. Il nous ramène un casier judiciaire ? Il est en liberté conditionnelle ? C’est quoi la suite ? On doit lui payer un avocat ? J’ai une grimace de dégoût. À la place de Tyler, je lui aurais mis une droite depuis longtemps. J’espère bien qu’il va le faire. En vain. En fait, il réagit à peine, au point que je me demande s’il a vraiment entendu la remarque. Il garde les yeux sur sa mère, crispé. Ella souffle, puis, lentement, annonce : — Nous partons en week-end. Tous ensemble. Quoi ? En week-end ? Tous les six ? C’est l’idée la plus dangereuse que j’aie jamais entendue. Hors de question d’être coincée avec mon père et Tyler. Non, non, non, non, non, non. Pas question. Je refuse. — Pardon ? bégaye mon père. — Regarde-nous et ose me dire que tout va bien, rétorque Ella. On a besoin de passer un moment ensemble, une fois. — On n’a pas besoin de partir en week-end ensemble. — Oh ! David, je t’en prie, s’impatiente-t-elle. J’en ai marre de tes commentaires, alors on va régler ça, et on va le régler maintenant. Est-ce que tu entends comment tu parles à Eden ces derniers temps ? Tu ne crois pas qu’il y a quelque chose qui cloche ? Vu son visage dénué de toute expression, clairement, il ne le croit pas. — Ce week-end va nous faire du bien à tous. On va à Sacramento et on part demain, donc allez préparer vos affaires. La protestation est générale. — J’irai pas à Sacramento ! gémit Jamie. Maman ! J’emmène Jen dîner samedi soir. — Tu es puni, de toute façon, donc pas de sortie. Et je suis sûre que Jennifer peut survivre un week-end sans toi. — Ça ne t’a pas effleuré l’esprit que j’ai du boulot ? aboie mon père. — Si. J’ai parlé à Russell et on t’a accordé une absence exceptionnelle. Urgence familiale. — Maman, je dois repartir lundi, murmure Tyler. — Tu pourras partir lundi soir quand on sera rentrés. — On est obligés ? je proteste à mon tour. Tu ne crois pas que ça ne va faire qu’empirer la situation ? Désolée, mais ce sera sans moi. — Je ne crois pas que ça puisse être pire que ça. Je suppose qu’elle a raison. Mon père est le premier à sortir en trombe en vociférant. Il ouvre la porte avec une telle force, qu’elle manque de s’arracher. Jamie le suit, puis Chase. On entend des pas précipités dans l’escalier, puis une porte qui claque, celle de Jamie à coup sûr. Une main sur le front, Ella tente d’apaiser la migraine provoquée par cette soirée. Elle sort de la pièce sans un regard. Je me demande si c’est parce qu’elle se dit qu’une fois de plus, Tyler et moi sommes responsables de la débâcle familiale. Il ne reste que nous deux. Le silence est retombé sur la maison. Plus de cris, plus de dispute, personne ne parle. Nous nous regardons, mais nous n’avons plus rien à nous dire. Je détourne les yeux au bout de quelques secondes. Pour une fois, je suis la première à partir.

7 Le lendemain matin, je file chez Rachael. Ma mère est rentrée du travail à 6 heures du matin et elle dormait déjà quand je me suis levée, ce qui m’arrangeait puisque je suis encore fâchée contre elle. J’ai pu sortir sans la croiser, en revanche je n’ai toujours pas pu lui parler de Sacramento. Jack a promis de le lui dire dès qu’elle se réveillerait. — Ce n’est pas apparenté à un kidnapping, par hasard ? De te forcer à y aller contre ta volonté ? demande Rachael. Étendue sur son lit, elle me regarde par-dessus le rebord du matelas. Elle a encore les restes de son maquillage de la veille sur le visage. Allongée par terre sur le dos, je m’amuse à lancer mon portable en l’air. Pourquoi ma vie familiale est-elle aussi pourrie ? — Une nuit, à la rigueur, ça passe. Mais trois ! Rachael fronce les sourcils. Elle est en plein marathon Desperate Housewives et n’a pas arrêté l’épisode en cours, bien qu’aucune de nous n’y prête attention. — Moi qui pensais que devoir passer une seule journée chez mes grands-parents était la fin du monde. Alors que toi, tu vas être coincée avec ton père et ton ex pendant trois jours. Je lève les yeux au ciel. — C’est pas mon ex. On n’a jamais été officiellement ensemble. — Ex-amoureux, alors. Je n’arrive toujours pas à croire qu’il était à Portland ! Et dire qu’il n’est jamais venu te voir. C’est à quelques heures de route seulement, non ? Elle se redresse sur ses coudes en se frottant les yeux, son mascara bavant de plus belle. — Quatorze, quand même. Mon téléphone me retombe en pleine figure et manque de me casser une dent. Énervée, je le jette sur la moquette et me redresse. — Mais tu as raison. Et le plus bizarre, c’est qu’il ose considérer Portland comme sa maison. Depuis quand ? Depuis quand ma maison est-elle devenue la sienne ? — Hein ? — Laisse tomber. Avec un soupir, je ramène les genoux contre moi et passe une main dans mes cheveux, en réprimant mon envie de hurler à faire trembler les murs. Je ne veux pas aller à Sacramento. Soudain, je relève la tête, sérieuse. — Viens, on se casse. Rachael sourit jusqu’aux oreilles.

— J’ai toujours voulu aller à Las Vegas. — Vegas, adjugé. Elle me jette un oreiller que je lui renvoie et qu’elle coince sous sa poitrine pour se surélever. — Et sinon, il a changé ? — Qui ? — Tyler ? Il a les cheveux longs ? Des piercings aux lèvres ? Un sourcil rasé ? Une nouvelle religion ? Il prêche pour sauver la planète ? Quelque chose, n’importe quoi ? — Non. Seulement des nouveaux tatouages. — Nouveaux ? Il avait des tatouages ? — Un seul. Et il est bien plus calme, je crois, j’ajoute pour ne pas avoir à lui parler de mon prénom inscrit pour toujours dans sa peau. — Plus calme ? On parle bien de la même personne ? — Tu recommences… Je pince les lèvres devant son air interrogateur. — Tu as tellement envie de croire que c’est un con… mais tu sais qu’il a changé depuis le lycée, Rach. Tu as vu la différence l’été dernier. — De l’été dernier, je me souviens surtout de Dean qui est revenu à notre hôtel le visage enflé et on sait toutes les deux pourquoi, marmonne-t-elle avant de rouler de l’autre côté du lit. — Oh je t’en prie, ne remets pas ça sur le tapis. — N’empêche, c’est vrai ! Pourquoi tu continues à faire comme si Tyler était devenu un enfant de chœur par magie ? Franchement, Eden. Il est parti parce que ce n’est qu’un gros lâche, il s’est bien fichu de Dean, tout comme toi d’ailleurs, il frappe dès qu’on le contrarie, et toi tu es encore là à le défendre ? Tu es encore amoureuse de lui ou quoi ? Les yeux plissés, je me lève pour avoir l’avantage de la hauteur. — Je ne suis plus du tout amoureuse et tu le sais très bien. Mais je ne vais pas nier le fait qu’il ait changé. Tu veux savoir ce qui s’est passé hier soir ? Jamie a parlé de leur père juste devant lui, et Tyler n’a pas cillé. Mon père a parlé de casier judiciaire et de liberté conditionnelle et il n’a toujours pas cillé. Il y a un an, j’aurais été obligée de l’empêcher de les frapper tous les deux. Rachael se lève sur les genoux, bras croisés. — Qu’est-ce que tu essayes de démontrer ? — Qu’il a changé, je répète lentement pour bien qu’elle comprenne. Et je ne sais pas combien de fois je vais devoir te le dire pour que tu arrêtes de le juger. — Bon. Comme tu voudras. Elle se rallonge sur son lit et s’empare de la télécommande pour passer à l’épisode suivant. Je me rends compte qu’en ce moment, chaque fois que je me dispute, c’est à cause de Tyler. Avec mon père, avec Jamie, hier avec Maman, aujourd’hui avec Rachael. Malgré son départ il y a un an, Tyler parvient toujours à mettre le bazar dans ma vie. Je lui en veux pour tout ça, j’ai l’impression de le détester encore plus qu’avant, si c’est possible. Quand je pense que je vais devoir le supporter encore trois jours… Je m’approche de la fenêtre pour observer Deidre Avenue. Comme la mienne, la chambre de Rachael est située devant et au milieu de la maison : il arrive que nous nous fassions signe depuis nos fenêtres. C’est un peu bête, mais ça nous rapproche quand nous ne sommes pas ensemble. J’observe la maison de mon père. Toutes les voitures sont là sauf la mienne et celle de Tyler. C’est pathétique, mais je me suis garée un peu plus loin pour qu’ils ne sachent pas que je suis venue. J’essaye de les éviter tout en me demandant ce qu’ils peuvent bien être en train de faire. Est-ce qu’ils se disputent encore ? Et-ce qu’ils font leurs valises en silence sans se regarder ? Est-ce que Jamie

tente une dernière fois d’échapper au voyage ? Est-ce que Chase est le seul à avoir envie d’y aller ? Aucune idée, mais je suis ravie de ne pas y être. — Tu crois qu’il t’aime encore ? demande Rachael par-dessus le générique de sa série. Ce brusque changement de sujet me désarme. Elle me regarde, de nouveau calme et détendue. — J’espère pas, dis-je d’une voix un peu rauque. Je me reprends et je ramasse mon téléphone par terre. 11 heures passées. — Il faut que j’y aille, on part vers 13 heures et je n’ai rien préparé. Rachael appuie sur pause et s’apprête à me raccompagner à la porte. Heureusement, ses parents sont au travail et nous avons la maison pour nous. Ella n’aurait pas été enchantée que Dawn et Philip m’entendent me plaindre de nos histoires privées. Elle préfère que les fêlures de la famille restent invisibles, bien qu’elles deviennent de plus en plus dures à camoufler. — Emporte les culottes les plus moches que tu aies, conseille Rachael. — Pardon ? — Ça tiendra Tyler à distance. — Tu exagères. Elle répond à ma grimace en me tirant la langue et je la bouscule pour rigoler. — C’est bon, je sais où est la sortie. — Je vois deux issues : vous allez tous vous réconcilier et redevenir une bonne vieille famille aimante, ou alors, demain matin vous vous serez déjà entre-tués. — Je parie sur la seconde. Je vais t’appeler toutes les trente minutes pour me plaindre, j’espère que ça ne te pose pas de problème. — Jamais. Je lui dis à la semaine prochaine, elle promet de prier pour ma santé mentale et je la laisse à son marathon Desperate Housewives. Je traverse la rue tête baissée, satisfaite d’atteindre ma voiture sans être vue. Dans un sens, c’est assez dramatique d’en être au point de vouloir éviter mon père et Ella à tout prix. En rentrant chez ma mère, je n’ai qu’une envie : quitter cette ville. Peut-être que je pourrais aller à San Diego ou Riverside, me cacher le temps qu’ils partent sans moi ? Mais je n’ai pas ce courage et je finis par me garer et aller faire ma valise. Je suis d’une humeur massacrante quand je passe la porte. Curieusement, ma mère est déjà levée, occupée à remplir le lavevaisselle. Elle se redresse en m’entendant et resserre sa robe de chambre. — Oh, dis-je en refermant la porte. Tu te lèves tôt. Nous ne nous sommes pas parlé depuis la veille. Quand elle est de nuit, elle ne se lève généralement pas avant 13 heures. — Jack m’a dit que tu partais à Sacramento avec ton père, fait-elle très lentement. — Oui, enfin je n’ai pas vraiment le choix. — C’est très soudain. Appuyée contre le comptoir de la cuisine, elle me scrute avec intensité. — Je sais. Ella pense que ça va nous rapprocher ou je ne sais quoi. Où est la chienne ? D’ordinaire, Gucci se précipite pour me sauter dessus dès que je rentre. — Jack l’a emmenée se promener. Elle s’approche de moi, bras croisés, en traînant les pieds sur le carrelage. — Est-ce que tu as envie d’aller à Sacramento ? — Est-ce que j’en ai l’air ? je réponds en désignant ma mine défaite. Elle ne m’a pas donné le choix. — Et Ella, c’est ta mère ? Si tu ne veux pas y aller, je peux lui parler. — Pour quoi faire ? Elle ne changera pas d’avis. Donc oui, je pars jusqu’à lundi. Je dois faire ma valise.

Je tourne le dos à ma mère, contrariée, et je me traîne dans le couloir jusqu’à ma chambre. Je referme la porte derrière moi en espérant qu’elle ne me suive pas. Peut-être allons-nous nous en sortir sans parler de ce qui s’est passé hier et faire comme si de rien n’était. Je ne sais pas trop ce que je préfère et je n’ai pas le temps d’y réfléchir puisque mon père et Ella viennent me chercher dans moins de deux heures. J’ai attendu la dernière minute, maintenant je dois tout préparer et prendre une douche. Dans ma chambre, je sors une valise de sous le lit. Je retire les étiquettes de mon dernier vol et les déchire en tout petits morceaux. J’aurais dû rester à Chicago. Je n’aurais pas revu mon père ni Tyler. Je serais dans l’Illinois, prête à partir en road trip avec ma coloc dans le Midwest. Nous nous serions couchées tard et nous aurions dormi toute la journée. Nous serions allées à des soirées, des concerts et des festivals. Mais ce n’est pas le cas, car ma coloc est retournée chez elle à Kansas City et moi à Santa Monica, l’une des pires décisions de toute ma vie. Je me console en me disant qu’une fois Tyler reparti à Portland, les choses s’arrangeront au moins un tout petit peu. Ce week-end sera peut-être le dernier en sa compagnie. La Lexus de mon père se gare devant la maison quinze minutes plus tôt que prévu. Il s’excite sur le klaxon, Maman me hurle qu’il est dehors, Gucci se met à aboyer, mais je ne suis pas du tout prête. Les cheveux encore mouillés, je tente de rassembler le strict nécessaire, comme mon chargeur de portable, le parfum que Maman m’a offert à Noël, mes écouteurs et le Cosmopolitan de février avec Ariana Grande en couverture que j’ai découvert au fond de mon placard, tout en enfilant mes Converse et en hurlant : — Oui, je sais ! J’ai entendu, Maman ! Je manque de me tordre la cheville quand je traverse le salon, ma valise derrière moi, mon sac à dos sur l’épaule et une main dans les cheveux pour les essorer. Maman s’est habillée et observe furtivement l’allée derrière les stores. Elle s’écarte précipitamment à mon arrivée. — Le voilà. Une seconde plus tard, la sonnette retentit, puis mon père frappe à la porte. Excédée, Maman lui ouvre, Gucci sur les talons. Mon père regarde sa montre avec insistance et je vois Gucci s’élancer vers lui, jusqu’à ce que, malheureusement, Maman la rattrape par le collier. Il recule avec une grimace et fusille la chienne du regard, comme si elle allait le mettre en pièces. Je reste en retrait, hors de vue. — Oui, David ? fait ma mère avec désinvolture et un léger ton sarcastique. — Eden est devenue sourde ? Où est-elle ? On a six heures de route, il faut partir maintenant. — Ah oui, j’en ai entendu parler, lance-t-elle sans dissimuler son aigreur. Vous allez à Sacramento, c’est ça ? Eden appréhende beaucoup, sache que tu la forces à faire quelque chose contre sa volonté, et je te promets, Dave, que si tu lui rends la vie impossible ce week-end, je viendrai moimême jusque là-bas pour la ramener à la maison. — Oh, arrête ça… Il plisse les yeux avec un tel dégoût que je n’arrive même pas à croire qu’un jour, ils ont été amoureux. — Je n’ai pas envie d’y aller moi non plus. C’est une idée d’Ella. — Clairement. Ce n’est certainement pas ton genre de passer du temps avec ta famille. — Oh je t’en prie, Karen ! Je m’approche avant qu’une dispute inutile n’éclate. Mon père semble encore plus contrarié en m’apercevant. — Qu’est-ce que tu fabriques, toi ? Va dans la voiture.

Comme d’habitude, il ne fait que râler et s’énerve. Maman prend tout de suite ma défense. À peine a-t-il parlé qu’elle élève la voix : — Ne lui parle pas sur ce ton. — Ça va, Maman, dis-je, même si c’est tout le contraire. Je me précipite pour la prendre dans mes bras avant qu’elle le menace de mort. — Quel con, murmure-t-elle à mon oreille. Je lui souris. — Dépêche-toi, marmonne mon père. Mon sourire disparaît. Je le dépasse en le bousculant exprès, sans le regarder. Je le déteste. — Eden, s’écrie ma mère, rappelle-toi que tu n’as qu’un coup de fil à passer. Avec un dernier signe de tête, je me dirige vers la voiture. Derrière la vitre, Ella m’adresse un petit signe de la main. Je pousse un profond soupir qu’elle ne peut heureusement pas entendre. Mon père et ma mère échangent un dernier mot haineux devant la porte tandis que je passe une bonne minute à réorganiser le coffre pour pouvoir faire entrer ma valise, avant de me glisser à l’arrière. — Salut Eden, fait Ella. Prête ? — Non. Je détourne la tête en bouclant ma ceinture. Assis au milieu, Chase joue avec son téléphone, écouteurs sur les oreilles. Il lève les yeux et me fait un petit sourire avant de retourner à son jeu. À ses côtés, Jamie regarde dehors, bras croisés, écouteurs en place également. Ce voyage va être long. Mon père revient enfin et ouvre la portière avec agressivité en marmonnant dans sa barbe. Sûrement une insulte horrible destinée à Maman. Il échange un regard entendu avec Ella et démarre. Je m’apprête à faire un dernier signe à Maman, mais la porte est déjà fermée. C’est alors que je me rends compte qu’il manque quelqu’un. L’idée qu’il ait réussi à échapper à ce week-end pourri me met en rogne. Si je dois supporter ça, alors lui aussi. — Alors, dis-je en brisant le silence, où est Tyler ? — Tu voudrais bien savoir, hein ? murmure mon père. J’ai l’impression qu’il ne comptait pas être entendu. Je garde intentionnellement les yeux sur la nuque d’Ella. — Il y va avec sa voiture, conclut-elle avant d’allumer la radio. C’est mon quota de conversation familiale pour la journée. Je rabats la capuche de mon sweat sur ma tête et m’affale dans mon siège, volume à fond dans mes oreilles. Il semblerait qu’à l’arrière, nous préférions rester chacun dans notre monde pour éviter d’avoir à nous parler.

8 Je ne suis jamais allée à Sacramento. Je suis allée à Los Angeles, évidemment, et à San Francisco, mais jamais encore dans la capitale de l’État. Aux alentours de 18 h 30, nous arrivons enfin à l’hôtel luxueux qu’Ella nous a réservé. J’ai les jambes engourdies et mal au dos. Le trajet a été long et atrocement désagréable. Nous allons séjourner au Hyatt Regency, dans le centre de Sacramento, juste en face du Capitole de Californie, nous informe Ella. On ne peut même pas le voir tant il est entouré d’arbres. Une fois que mon père a laissé les clés au voiturier, qui doit nous prendre pour la famille la plus maussade du monde, nous descendons de voiture. Il fait plutôt chaud pour la soirée, je m’évente en sortant ma valise du coffre et je fais tomber celle de Jamie sans faire exprès. J’ignore le regard menaçant qu’il m’adresse et auquel je suis maintenant habituée. — Tu crois que ça va marcher ? demande Chase derrière moi. Mon père, Ella et Jamie sont déjà à l’entrée. Je ralentis pour l’attendre. — Je crois que quoi va marcher ? — Ça, fait-il en désignant l’hôtel et les autres du menton. Tu crois que tout le monde va arrêter de se disputer ? — Je n’en sais rien, on verra bien. À dire vrai, je doute que se forcer à passer du temps ensemble pourra faire la différence. Je crois fermement que nous avons atteint le point de non-retour. Dans le hall, seule Ella adopte une attitude positive, ce qui est tout à son honneur. Elle va chercher les clés des chambres avec mon père et nous les attendons, installés sur les somptueux canapés de la réception. — J’espère que Tyler va tomber en panne d’essence, marmonne Jamie. Il donne des coups de pied répétitifs dans sa valise, toujours aussi renfrogné. — Franchement, je parie qu’il ne va même pas venir. — Pourquoi pas ? demande Chase. — La question, c’est surtout : Pourquoi viendrait-il ? Je sais ce qu’il veut dire. À la place de Tyler, je ne viendrais pas non plus. J’irais dans une direction opposée, même. Qui sait ? Il est peut-être en train de se diriger droit sur Portland et je ne le reverrai plus jamais. Pour une raison qui m’échappe, mon estomac se tord.

— Eden, on partage la chambre, dit Ella. Jamie, tu es avec Dave, et Chase, tu seras avec Tyler. — Cool, fait Chase quand le bagagiste arrive. Je trouve toute cette expérience bien étrange. Je n’ai jamais passé six heures en voiture avec mon père. Je n’ai jamais partagé de chambre d’hôtel avec ma belle-mère. Je ne suis jamais entrée dans le hall d’un hôtel avec mes demi-frères. Et quand j’y songe, nous ne sommes jamais partis en vacances ensemble. Nous montons à nos chambres, au sixième étage, face au Capitole. Nous avons trente minutes avant le dîner et même si nous avons tous plutôt faim, nous sommes encore plus fatigués. Et il n’est que 19 heures. La chambre que je partage avec Ella est immense, avec deux grands lits doubles. Je me dirige droit sur le plus proche de la fenêtre. J’aperçois la pointe blanche du Capitole par-dessus les arbres. Pas si intéressant, finalement. Ella m’observe au bout de la chambre. — Je sais que tu es en colère, dit-elle au bout d’un moment. Mais je n’avais pas le choix, Eden. Notre famille part en éclats. Elle s’assied au bord de l’autre lit, sans me quitter des yeux. J’évite son regard car je sais qu’elle a raison. Je suis en colère, c’est vrai, et je me sens même coupable pour ça. — Ce n’est pas pour ça que je suis en colère. — Oh. Silence complet. On n’entend que le bruit lointain de la rue et une télé allumée dans la chambre voisine. — Alors pourquoi ? Je hausse les épaules. Je ne veux pas en parler avec elle. Mais elle prononce fermement mon prénom et me force à lui prêter attention. Je déglutis. — Je suis en colère à cause de Tyler. — Je comprends, fait-elle avec un sourire compatissant. — Bien sûr que non. Je crois que c’est la première fois que j’emploie un ton aussi agressif envers elle. Maintenant que j’ai commencé, je ne peux plus m’arrêter. — Si tu comprenais quoi que ce soit, tu ne me l’aurais pas jeté à la figure comme ça. Tu sais que je ne voulais pas le voir. Ce n’était pas assez clair ? Elle me regarde, les yeux écarquillés, j’ignore si ce sont mes paroles ou mon ton qui la surprennent. — Je suis désolée. Il avait très envie de te voir. — Tu sais, c’est ça que je ne pige pas. Pourquoi a-t-il soudain fallu que tu nous réunisses ? Tu as oublié comment ça s’est passé l’été dernier ? Tu as oublié nous deux ? — Eden… Je ne peux pas m’empêcher de m’énerver, j’ai envie de hurler. — J’en veux à la terre entière. Je lui en veux d’être parti. Je lui en veux de m’avoir totalement sortie de sa vie. Je lui en veux d’être allé à Portland. Je lui en veux de revenir comme si tout allait bien. J’éclate en sanglots. Mes yeux me brûlent et ma vision se trouble, pourtant je continue : — Je lui en veux d’être en partie la cause de cette famille brisée, alors que c’est moi qui paye les pots cassés. Je lui en veux d’être la cause de mes disputes avec tout le monde. Je lui en veux d’être la raison pour laquelle Papa me déteste. Et je sais que c’est horrible, mais je lui en veux d’exister, et je vous en veux à Papa et toi de vous être rencontrés, et je m’en veux d’avoir accepté de venir chez vous cet été-là. — Oh, Eden, murmure-t-elle.

Elle me prend dans ses bras avec tendresse. Je me sens pathétique. J’ai dix-neuf ans et je pleure sur l’épaule de ma belle-mère à cause de son fils. C’est extrêmement gênant, ça ne devrait même pas arriver, mais c’est trop tard. — Écoute, me dit-elle à l’oreille en me frottant le dos. (J’ai l’impression d’avoir dix ans, mais c’est réconfortant.) Ton père ne te déteste pas, arrête de penser ça. — Mais si. Je m’écarte d’elle pour la regarder à travers mes larmes. — Il ne me supporte pas. — Ce n’est pas vrai. C’est juste que… C’est difficile. On sait toutes les deux qu’il n’a jamais apprécié Tyler, alors te voir avec lui… Eh bien… ton père n’aime pas trop ça. — Mais il n’y a plus rien entre nous et il ne veut toujours rien entendre. Je m’essuie les yeux du pouce. Inutile de me regarder dans un miroir pour savoir que je ne ressemble à rien. — Il n’y a plus rien entre vous ? répète Ella. Tyler est au courant ? — J’ai mis les choses au clair hier. Son téléphone se met à sonner au moment où elle ouvre la bouche. Je reconnais tout de suite la mélodie. Elle s’éloigne pour fouiller dans son sac. — Il est là, dit-elle en raccrochant. Sèche tes larmes et va te rafraîchir un peu, d’accord ? On va dîner et parler tous ensemble. Je reviens dans cinq minutes. Je m’assieds sur mon lit pour souffler. Plus de larmes, plus de colère, plus rien. Les yeux baissés, je ne bouge pas, je ne pense qu’à une chose : je suis fatiguée. Fatiguée de me sentir coupable, blessée et seule. Quand Ella revient quinze minutes plus tard, nous n’échangeons pas un mot. Je me suis calmée, mais il subsiste une certaine gêne entre nous. Je me suis changée, j’ai mis un peu de blush histoire de me redonner des couleurs, et nous sortons en silence pour rejoindre les autres. Personne dans le couloir, alors Ella se met à frapper aux portes pour leur dire de se dépêcher. Tout le monde sort au même moment et les quatre garçons nous rejoignent. Mais je n’en vois qu’un seul : Tyler. Je ne l’ai pas vu depuis que je suis rentrée chez ma mère hier. Je ne sais pas ce qu’il pense de tout ça, il a l’air désinvolte, surtout quand il remarque mon regard hésitant. Je ne détourne pas les yeux. Ella et mon père cherchent une idée de restaurant tandis que nous nous dirigeons vers les ascenseurs. Tyler reste en arrière, à côté de moi, et malgré la distance de sécurité de plusieurs centimètres, je préférerais être ailleurs. C’est une impression bien particulière. Il m’est si familier que je finis par avoir quelque chose à lui dire. Je ne peux pas m’en empêcher. — Comment s’est passé le voyage ? Il a l’air pris de court. Il ne s’attendait pas à ce que je lui adresse la parole, et certainement pas aussi nonchalamment. Après tout, c’est encore mon demi-frère, autant le traiter comme tel. — Pas mal, dit-il. — Estime-toi heureux de ne pas avoir été coincé avec nous. Je vérifie du coin de l’œil que mon père ne nous voit pas et je parle tout bas. Même innocente, toute conversation avec Tyler devant lui risque de tourner à la catastrophe. — J’aurais pu t’emmener, dit Tyler avant de se mordre les lèvres. Pardon. Oublie ce que j’ai dit. Nous nous taisons une fois dans l’ascenseur et mon père me scrute avec suspicion jusque dans le hall. En sa présence, je me sens toujours coupable, même quand je ne fais rien de mal. Nous finissons par nous décider pour Dawson’s, le grill de l’hôtel. Tyler pousse un soupir sans faire de commentaire. Apparemment, il est toujours végétarien.

On nous trouve une table dans un coin au fond de la salle. Sans même regarder le menu, je devine que les prix sont exorbitants. L’endroit est très élégant, et je ne me sens pas assez apprêtée. Nous passons commande, confortablement installés, puis le silence s’abat de nouveau sur notre table. Mon père pianote avec ses doigts. Jamie tripote son couteau. Chase joue discrètement sur son téléphone sous la table. En face de moi, je vois Tyler se tordre les mains sur ses genoux. Ella et moi les observons, puis elle secoue la tête à mon intention comme pour dire : « Non mais tu y crois à ça ? » Et comme oui, j’y crois, je me contente de hausser les épaules. — Range ton téléphone, ordonne-t-elle à Chase. Le ton de sa voix nous indique qu’elle a quelque chose à dire. Un par un, tous lèvent les yeux et nous attendons, comme la veille. — Il faut qu’on parle. On dirait qu’elle s’apprête à rompre avec nous. J’ai une sensation de malaise au creux de l’estomac. Jamie grogne et s’adosse à son siège. — Ici ? demande mon père, en jetant un œil mal assuré au restaurant. Les autres clients bavardent et passent du bon temps : tout le contraire de nous. — Oui, ici. Vous ne comptez pas faire de scène devant tous ces gens, n’est-ce pas ? Elle est incroyablement futée quand il s’agit de gérer des dilemmes épineux. Après tout, c’est son boulot, sauf que ce week-end, elle ne s’occupe pas d’affaires civiles mais de tensions familiales. — C’est bien ce que je pensais, fait-elle devant l’absence de réponse. Alors parlons comme des gens civilisés. — Et de quoi, exactement ? la défie mon père. Parfois je me demande s’il le fait exprès pour l’agacer. Il sait bien qu’il y a un tas de choses à dire. Ella l’ignore et joint les mains sur la table en nous regardant tour à tour. — Qui veut commencer ? Silence. Tyler baisse les yeux et mon père regarde Ella d’un air réprobateur. Jamie sirote son verre avec la plus grande concentration. Chase me regarde comme s’il attendait quelque chose, mais j’ignore quoi, alors je reporte mon attention sur Ella. — Eden ? Je ne veux pas être la première. En fait, je ne veux pas avoir à parler du tout. Je secoue la tête en priant pour qu’elle laisse tomber. — Bon, que quelqu’un me dise quand tout ça a commencé. — Quand quoi a commencé ? demande Jamie en se tournant vers elle. — Quand avons-nous arrêté de nous parler ? Quand avons-nous commencé à nous disputer autant ? Jamie déglutit. — Bah, tu sais très bien. Son regard passe de Tyler à moi. — Que quelqu’un le dise à haute voix, dit Ella, frustrée. Ça fait un an que l’on tourne autour du pot ! — C’est une blague ? intervient mon père. — Est-ce que ça en a l’air ? Pas de réponse. Tyler lève les yeux quand il sent mon regard posé sur lui. Sa barbe est mieux taillée qu’hier, comme s’il avait enfin décidé de s’en occuper. Il fronce les sourcils. Ella parle de nous, de l’été dernier, du moment où la vérité sur notre relation a été découverte. Ce n’est pas compliqué de désigner ce moment comme le point de départ. Nous le savons tous.

— Tout ça, c’est à cause d’Eden et moi, souffle-t-il. Il se tourne vers Ella. — Très bien, fait-elle. On va partir de là. Mon père manque de s’étouffer. Il attrape sa bière et se détourne de nous sans vouloir prendre part à la conversation. — Jamie, reprend-elle calmement. Tu commences. Dis ce que tu as à dire. — N’importe quoi ? — N’importe quoi. Il réfléchit un long moment en nous jetant des coups d’œil, comme pour se rappeler ce qu’il ressent. Je m’attends à ce qu’il explose comme hier, mais non. — C’est gênant, se contente-t-il de dire. Ella acquiesce et se tourne vers Chase. — Chase ? — C’est… j’en sais rien. On s’en fiche, non ? — Bien sûr que non, marmonne Jamie. Chase sursaute, ce qui me fait penser que Jamie a dû lui donner un coup de pied sous la table. — Mais tu piges ce qui se passe, toi, ou pas ? C’est comme si tu embrassais Eden. Tu ne trouves pas ça dégueu ? Je pince les lèvres. — Tu sais Jamie, ça ne sert à rien de jouer les abrutis. Le verre de mon père claque contre la table. — Arrête tout de suite ce comportement, Eden. — Quel comportement ? Je suis si ébahie que j’en ris d’incrédulité. — Et le comportement de Jamie ? Et le tien ? On en parle ? Mon père secoue la tête et boit sa bière sans me regarder. Il ne répond pas, comme toujours quand il n’a aucun argument valable sous la main. Il sait que j’ai raison, même s’il ne veut pas l’admettre. Alors je continue et, du coin de l’œil, je vois que Tyler m’observe avec attention. — Ella a raison, Papa. Parlons-en. Pourquoi tu ne m’aimes pas ? Allez, vas-y. Dis-moi. Dis-moi pourquoi je suis une fille aussi lamentable ? Je veux qu’il le dise. Je veux qu’il l’admette. Ella semble aussi inquiète que soulagée, comme si elle avait voulu m’entendre dire ça depuis toujours. Elle se penche et retire la bière des mains de mon père. — Réponds-lui. Sinon on ne va jamais rien résoudre. — Tu veux une réponse ? crache-t-il en récupérant son verre. Le couple de la table voisine nous lance des regards soucieux. — Très bien. Depuis ton arrivée à Santa Monica, tu me fais honte. Je n’aurais jamais dû te demander de venir nous voir. Tu sortais en douce et tu découchais la moitié du temps. Et juste au moment où je commençais à penser que tu étais devenue supportable, tu débarques de New York avec tes histoires répugnantes. Je n’arrive pas à croire que j’ai été assez stupide pour accepter de te laisser passer l’été chez nous. Je ne comprends pas ce que tu lui trouves, fait-il en jetant un œil à Tyler. Tout ce que je sais, c’est que vous deux ensemble, c’est n’importe quoi. Mais c’est logique, dans un sens, non ? Vous êtes tous les deux incapables de faire quoi que ce soit de bien. Hors de question que je reste à cette table plus longtemps. Ma chaise crisse quand je me lève. Ella se prend la tête dans les mains. — Je suis d’accord avec la dernière partie, murmure Jamie. Chase est hagard, Tyler m’observe, mon père termine sa bière, quant à moi, je me barre.

Je sais que le but d’avoir initié cette conversation au milieu d’un restaurant chic était de nous empêcher de faire une scène, mais je dois m’en aller. Sinon, je vais me mettre à lui hurler dessus et j’aurais beaucoup de choses à lui dire. Si je me tais, je vais sûrement éclater en sanglots, car en ce moment je n’ai que deux humeurs à disposition : colère brûlante ou chagrin infini. Donc, non, je m’en vais tant que j’ai encore un peu de dignité. Tandis que je passe derrière Jamie, j’entends une seconde chaise grincer : Tyler s’est levé. Pendant une fraction de seconde, je crois qu’il va me suivre, sortir du restaurant avec moi et me dire que mon père est un con, que tout va bien et qu’il est désolé de m’avoir laissée gérer tout ça toute seule pendant un an. C’est ce dont j’ai besoin. Je me faufile entre les tables et les serveurs aussi prestement que possible, droit sur la porte. Je m’arrête à l’entrée de l’hôtel pour attendre Tyler. Sauf qu’il n’arrive pas. Il s’est rassis à la table sans me lâcher des yeux. Soit mon père et Ella l’en ont empêché, soit il a changé d’avis. Peut-être qu’après tout ce que je lui ai dit hier, il trouve que je ne vaux plus la peine qu’on me coure après. Pourtant c’est ce que j’espérais.

9 C’est Ella qui a la clé de notre chambre, je ne peux donc pas y retourner. C’est pénible car je rêve de m’écrouler sur le matelas moelleux de ce lit géant. Au lieu de ça, je fais les cent pas dans le hall. Une fois calmée, je passe une bonne demi-heure dans les canapés, à observer les clients tirés à quatre épingles aller et venir, prêts à passer un bon vendredi soir. À 20 h 15, je commence à en avoir marre, alors je décide d’aller au bar de l’hôtel. Je n’ai pas eu le temps de manger au restaurant, je pourrais avaler n’importe quoi. L’atmosphère du bar est élégante et lumineuse et même si j’ai l’air d’avoir seize ans, personne ne vient me mettre dehors. Sûrement parce que je me suis dégoté un endroit en terrasse où je n’attire pas l’attention. Le crépuscule est tombé sur la terrasse peu fréquentée. Ici, les tables sont plus espacées et il y a des braseros entourés de canapés et de fauteuils en osier. Je m’installe confortablement contre les coussins, les yeux clos, la chaleur du brasero sur mon visage. Mon téléphone vibre dans ma poche. Je m’attends à voir apparaître un SMS de Rachael, mais non. C’est Tyler. Ça va ? Mon estomac se tord. Je m’apprête à lui répondre que oui, mais je me ravise. Pas vraiment. T’es où ? Je pourrais lui raconter que je me suis couchée tôt pour qu’il me fiche la paix, mais en vérité, un peu de compagnie ne me ferait pas de mal. Je n’ai pas envie de mentir. J’ai envie de lui parler et de tout lui dire. Au bar. Tu peux venir ? Je suis sur la terrasse. J’arrive.

Je reste bloquée sur son message une bonne minute avant de reposer le téléphone sur la table devant moi. Puis je commande la première chose que je vois sur le menu, des frites au parmesan, sans même faire attention au nombre de calories. L’attente, la solitude et la chaleur du feu me font somnoler et je suis presque endormie quand mon assiette arrive, dix minutes plus tard. Je refais surface, mais je n’ai plus d’énergie pour affronter mon père, Jamie ou encore Ella. Je mange lentement mes frites sans les apprécier. — Tout le monde se demande où tu es. La bouche pleine, je lève les yeux. Tyler se tient à distance raisonnable, la distance qui dit « on était beaucoup plus que ça avant », les mains dans les poches. Sur son visage à demi éclairé par la teinte orangée du feu, je lis une expression très douce, presque délicate. — Tu leur as dit ? — Non. Il fallait ? — Non. Il s’assied face à moi dans l’un des fauteuils en osier et croise les mains sur ses genoux, les yeux dans les flammes. — Je suis désolé pour ton père. — Oui… moi aussi. Il n’y a aucune gêne ni tension entre nous. J’aime cette sensation : être enveloppée dans un silence chaleureux et presque confortable. Je croise les jambes sur le canapé, les yeux sur son menton bien dessiné. — Ça ne t’a pas énervé ? — Quoi donc ? Nos yeux se rencontrent. — Ce que mon père a dit. — Pas vraiment. Enfin, c’était complètement nul, mais je commence à savoir ignorer ce genre de conneries. Pourquoi ? Tu voulais que je réagisse ? J’attrape une autre frite et je hausse les épaules. — Plus ou moins. Je parie que l’ancien toi lui aurait sauté à la gorge. Lentement, il esquisse un sourire discret et hausse un sourcil. — L’ancien moi ? — Celui qui l’a frappé l’été dernier. — Donc il y a un nouveau moi ? demande-t-il, encore plus perplexe. J’acquiesce. Inutile de le nier, il a quelque chose de changé, comme si chaque été, il progressait, s’améliorait, devenait une version plus impeccable de lui-même. J’ai cru qu’il était arrivé à son maximum l’été dernier, mais apparemment non. Il avait une attitude positive, certes, mais il était extrêmement lunatique et perdait souvent son sang-froid. — On dirait bien, je murmure en le dévisageant. Le reflet des flammes qui dansent dans ses yeux m’empêche de les sonder. — Tant mieux. Sinon ça voudrait dire que j’ai passé un an entier sans toi pour rien. J’aurais tout foutu en l’air inutilement. Il plonge à nouveau les yeux dans le feu, puis sur ses genoux. J’ai une boule dans la gorge. Je t’aimais tellement. Je ne déteste pas Tyler. C’est peut-être ce que j’ai dit à Rachael toute l’année, mais c’est un mensonge. J’ai peut-être dit à Ella que je ne voulais plus jamais le revoir, mais j’ai compris que ça aussi, c’était un mensonge. Je ne pourrais jamais le détester. Je suis simplement… en colère. En colère de ne plus ressentir ce que je ressentais, et que ce soit sa faute.

Je voudrais revenir à l’été dernier, retourner à New York, sur le toit de l’immeuble de Tyler, quand il me murmurait des mots en espagnol. Je voudrais que Dean n’ait jamais été blessé, et je voudrais que mon père, Ella, Jamie et tout le monde aient accepté la situation. Si seulement Tyler était resté… Tout serait différent maintenant. Je voudrais t’aimer. Je fais en sorte de faire durer cette conversation en lui offrant une frite. Il refuse en secouant la tête. — Nul, ce week-end en famille, hein ? fait-il en brisant le silence. Je rigole et me renfonce dans le canapé. — C’est clair. Ça ne serait pas aussi nul si mon père et toi vous n’étiez pas… Je m’interromps en priant pour qu’il ne relève pas. Mais évidemment, il écoute tout ce que je dis. — Là ? termine-t-il. Je hausse les épaules puis je m’efforce d’examiner le groupe d’amis qui sirotent leurs cocktails en riant sur les canapés voisins. Si seulement je pouvais être aussi heureuse qu’eux. — C’est ça, je finis par avouer. Je le regarde à nouveau. Ce soir, étrangement, ça ne me fait pas mal. — Mais je retire ce que j’ai dit. — Ah bon ? — Oui. Je suis contente que tu sois là. Sans réfléchir, je désigne la place libre sur le canapé. — Viens à côté de moi, je chuchote. Il analyse longuement mon visage comme pour déterminer si je blague ou pas, puis il finit par se lever. Lentement, avec précaution, comme par crainte de m’effleurer, il s’assied à mes côtés. — Eden. Qu’est-ce que tu veux, exactement ? demande-t-il après un instant. — Hein ? — Qu’est-ce que tu attends de moi ? C’est une question sincère. Tête baissée, il attend ma réponse en m’observant par en dessous. Je souffle longuement puis, sans hésitation, je lui dis exactement ce que je veux. — Honnêtement ? Je veux que tout soit comme avant. Je veux que personne ne sache pour nous deux. Je veux que tout redevienne secret. C’était plus facile. — Tu sais que ça n’aurait pas pu rester comme ça éternellement. — Oui. Mais je continue à croire que si ça avait été le cas, tu serais resté. Il secoue la tête et détourne les yeux, une main dans les cheveux. Au bout d’une minute, il pousse un soupir, me regarde. — Ce n’est pas pour ça que je suis parti, Eden. — Alors pourquoi ? — Je te l’ai dit. Je commence seulement à comprendre que ma colère ne vient pas du départ de Tyler, mais du fait que je n’en connaisse pas vraiment la raison. C’est de ne pas comprendre pourquoi il est resté absent si longtemps qui est douloureux. — Réexplique-moi. Il se frotte les yeux, se redresse, se tourne vers moi. On dirait que la distance entre nous s’est réduite. — Bon, alors voilà, dit-il d’une voix rauque qui capte toute mon attention. J’avais besoin d’espace et j’avais besoin de temps pour moi. On sait tous les deux que j’étais un peu paumé. J’en avais terminé

avec New York, mais après ? Je n’avais aucune idée de ce que je voulais faire ensuite et j’avais besoin de le découvrir, et en même temps, je n’allais pas bien, tu le sais, non ? Tu le sais maintenant ? Sourcils froncés, il lève une main comme s’il allait me toucher, mais il s’interrompt. J’acquiesce, et il poursuit. — Je n’aurais pas dû me remettre à fumer de l’herbe. Je n’aurais pas dû frapper ton père. Je n’aurais pas dû essayer d’aller tabasser le mien. La seule chose qui m’a aidé à me sortir de ces situations, c’était toi, parce que je ne voulais pas… je ne sais pas. Je ne voulais pas te décevoir. C’était la seule raison. Il se tait une minute. Il m’a déjà dit tout ça, l’été dernier, juste avant de s’en aller, mais j’étais trop abasourdie pour l’écouter, trop triste pour le comprendre. Il pousse un long soupir, et reprend : — Je sais que j’ai tout raté, que j’ai pris des décisions idiotes, que j’ai mis mon comportement sur le compte de mon père… mais la vérité, c’est que j’ai toujours eu le choix. C’est moi qui ai choisi de foutre ma vie en l’air au lieu d’agir correctement. La tournée à New York, c’était un bon début – parler de ce que j’ai traversé avec mon père m’a beaucoup aidé – mais ça ne suffisait pas. C’est pour ça que j’ai dû partir, Eden. Je ne voulais pas continuer à commettre des erreurs. Je voulais devenir meilleur, pas parce que je te le devais, mais parce que je me le devais à moi-même. Je me le devais à moi-même, répète-t-il tout bas. J’ai la gorge sèche et l’impression que mon cœur va exploser. Je ne devrais pas me sentir coupable, et pourtant. Je me sens coupable de l’avoir giflé hier matin, de lui avoir hurlé dessus hier soir. Je me sens coupable de ne jamais avoir compris, de l’avoir détesté au lieu de le soutenir pendant tout ce temps. Soudain, j’ai la sensation d’avoir été égoïste. J’ai passé l’année à me plaindre et à me morfondre parce qu’il n’était pas avec moi. En y repensant, si Tyler était resté, il n’irait peut-être pas aussi bien que maintenant. Mon père lui aurait fait vivre un enfer. Jamie aussi. Il aurait été obligé d’affronter la présence de son père et les regards de nos anciens camarades de classe. Rester à Santa Monica aurait été toxique pour lui. — Tyler… Par où commencer ? Comment faire pour m’excuser ? — Laisse-moi te dire une chose, me coupe-t-il. Ses yeux me transpercent. Après toutes ces années, j’ai développé un talent pour déchiffrer ses expressions. — Je suis désolé d’être parti. Je pensais à moi et j’aurais dû penser plus à toi. Tu as raison… Je t’ai laissée gérer nos conneries toute seule, et maintenant je vois bien que c’était horrible. J’ai eu tort de couper les ponts, j’aurais dû te dire que j’étais à Portland et revenir plus tôt. Je n’aurais pas dû détruire tout ça. Et le pire, c’est que je ne suis pas sûr de pouvoir réparer mes erreurs, et je ne crois pas que tu le veuilles. Je ne sais plus quoi dire ni ressentir. Mon cœur bat la chamade, douloureux et plein de désir. Je me suis convaincue que je le détestais, mais en réalité, il m’a seulement manqué. Sa voix, son sourire, le contact de sa peau… inutile de le nier, il m’a manqué, mais les choses sont tout simplement trop compliquées. Il vit à Portland et moi à Chicago. Mon père et Ella ne nous acceptent pas. Jamie nous méprise. Nos amis sont mal à l’aise en notre présence. Tyler et moi, ce n’est pas fini parce que nous ne nous aimons plus, c’est fini parce que c’est une relation impossible. Nous nous regardons toujours, et j’ai l’irrépressible envie de le toucher. Mais je sais que je ne peux pas. — Ça n’aurait jamais pu marcher, dis-je. Ça fait trois ans, et nous avons passé la majeure partie du temps loin l’un de l’autre. Tu crois que ça aurait fonctionné ? L’été ensemble et le restant de l’année séparés ? Ça aurait été toujours comme ça ?

— Non. Il lève à nouveau la main, mais cette fois, il me touche pour de bon. Il serre mon genou et je ne le repousse pas. — S’il te plaît, viens avec moi à Portland. On peut partir maintenant, juste toi et moi. On oublie tout et on prend le temps de réfléchir. Je ne rentrerai pas sans toi et je me fiche bien de ce que tu dis : j’ai besoin d’arranger ça. Il se lève, grand et imposant au-dessus de moi, et il sort ses clés de voiture. Comme hier, il a l’air désespéré. — S’il te plaît. Il ne va jamais lâcher l’affaire, mais honnêtement, je ne sais pas si je peux retourner à Portland. Je ne m’y suis rendue que deux fois depuis que nous avons déménagé à Santa Monica, uniquement pour récupérer des affaires et voir la famille de Maman. Chaque fois, ça ne m’a rappelé que des mauvais souvenirs. Quoique ma vie à Santa Monica ne soit pas mieux. D’ailleurs, elle est pire maintenant. Et puis pourquoi aller à Portland avec Tyler ? Pourquoi recommencer quelque chose avec lui après avoir si longtemps essayé de tourner la page ? Peut-être n’ai-je pas envie de recommencer ou d’arranger quoi que ce soit. Peut-être ai-je accepté l’idée qu’il est temps de laisser tomber. Son corps masque les flammes derrière lui et son visage est plongé dans l’ombre. J’ai le cerveau en ébullition. — Partir quand tout va de travers, ça ne va rien résoudre, tu devrais le savoir, Tyler. Alors pourquoi tu ne resterais pas, pour une fois ? Et peut-être qu’après, je réfléchirai à ta proposition. Je tends la main pour conclure le marché. Pour finir, il la serre. — On devrait y retourner, dit-il. La terrasse commence à se remplir. Il range ses clés de voiture dans sa poche tandis que je me lève. — Ils savent que tu es venu me chercher ? — Tu crois que ton père m’aurait laissé faire ? fait-il avec un petit rire. Non, il y a juste Chase. Tous les autres sont dans leur chambre. Ma mère a dit qu’elle ne se coucherait pas tant que tu ne serais pas là. — Et mon père ? Il se gratte la nuque sans répondre. Mon père a donc dit quelque chose, et vu le silence de Tyler, ça ne devait pas être très sympa. — Viens, murmure-t-il. Nous nous frayons un chemin à travers les clients, le bruit et les rires jusqu’au hall de l’hôtel. Il n’est que 21 heures passées, pourtant je suis épuisée. Nous ne parlons pas, mais nous ne nous ignorons pas non plus, chacun essaye de ne pas se faire attraper en train d’observer l’autre. Arrivés à notre étage, nous nous dirigeons jusqu’à nos chambres sans nous presser. J’effleure le mur du bout des doigts. Mais nous atteignons fatalement nos portes, séparées de quelques mètres par la chambre de mon père. — Bon, fait doucement Tyler comme s’ils pouvaient nous entendre à travers les murs. Ses yeux me transpercent. Je t’aimais tellement. — Bon, dis-je. Je m’apprête à frapper pour qu’Ella m’ouvre. Une part de moi préférerait qu’elle me laisse dehors. J’ai tellement envie de t’aimer. — Je crois que c’est le moment de se dire bonne nuit, murmure-t-il.

Soudain il sourit jusqu’aux oreilles, les coins de ses yeux se plissent et mon cœur se serre encore plus. — Buenas noches. Son sourire est contagieux. — Bonne nuit1. — Je croyais qu’on disait « bonsoir* » ? Je suis surprise qu’il se rappelle ce que j’ai pu dire il y a des années, quand nous nous souhaitions bonne nuit avant de regagner nos chambres respectives. Je n’ai jamais été douée en français, ce qui est gênant, vu que lui parle presque couramment l’espagnol. — Oui, eh bien on dit plutôt bonne nuit*, je rectifie, un peu honteuse. Je n’ai jamais prétendu être bilingue. — Alors bonne nuit*. — Buenas noches. Son sourire s’élargit encore, et, le plus lentement du monde, il se détourne et disparaît dans sa chambre. Je reste seule dans le couloir. Je t’aime tellement.

1. En français dans le texte (N.d.T.).

10 Pour la première fois depuis longtemps, me réveiller et sortir du lit est simple. Pas de coloc qui me dit que j’ai raté la première heure de cours, pas de Maman qui me dit de me réveiller et de vivre ma vie, pas de mauvaise conscience qui me force à me lever pour aller courir. Pour la première fois depuis longtemps, je n’ai pas peur d’affronter la journée, j’en ai même envie. Même avec ma belle-mère à côté de moi occupée à se mettre de la crème de jour devant le miroir en me jetant des coups d’œil inquiets. Même avec mon père dans la chambre voisine qui doit se dire tristement qu’il va devoir supporter cette famille encore un jour de plus. Rien ne peut assombrir ma bonne humeur. — Je commence à croire que tu as raison, dit Ella. Peut-être que tout ça n’a fait que dégrader la situation. Je lui adresse un regard sévère, bien trop habituel cette année, comme chaque fois qu’elle insistait pour que je passe du temps avec mon père ou qu’elle parlait de Tyler. — S’il te plaît, ne recommence pas à t’excuser pour hier soir, dis-je. Avec un grand soupir, elle se retourne vers moi. — Ton père a dépassé les bornes et, crois-moi, je le lui ai dit. — Je parie qu’il s’en fiche. Ça fait longtemps que je ne me fais plus de souci quant à ce que pense mon père. Je me fiche bien qu’il ne puisse pas nous supporter, Maman et moi, ou qu’il trouve que Maman n’était pas une bonne épouse et que je ne suis pas une bonne fille. Je n’en ai rien à faire. Sa haine en devient presque comique, ces derniers temps. J’ignore l’expression embêtée d’Ella et attrape mes affaires ainsi qu’une carte de Sacramento, avant de changer de sujet. — On va où ? — Je ne sais pas trop, mais on va trouver. J’espère que ton père est levé, dit-elle en se vaporisant son parfum Chanel sur les poignets. Évidemment qu’il est levé. Quand Ella s’est réveillée, elle s’est empressée de cogner plusieurs fois au mur. De plus, il est 9 heures passées, je parie qu’ils meurent tous de faim. Nous sortons en laissant la carte de la ville derrière nous, prêtes à rassembler la famille encore une fois. Ella frappe à la chambre voisine tandis que je toque à celle de Tyler. Chase ouvre immédiatement. Les mains dans les poches, il retient la porte du pied et fait un signe de tête derrière lui. — Il y en a un qui ne s’est pas réveillé.

Tyler est en train d’enfiler un tee-shirt et une chaussure en même temps. Des gouttes d’eau dégoulinent de ses cheveux. Quand il se redresse, il attrape une serviette pour les sécher. — Oui, oui, j’arrive. Je me suis réveillé il y a dix minutes. — Tu ne l’as pas réveillé ? dis-je à Chase. — Non. Je regardais la télé. Ella nous rejoint et jette un œil désapprobateur dans la chambre. — Vous n’avez jamais entendu parler du réveil ? — Ça n’existe pas pendant les vacances, rétorque Chase. — Ce ne sont pas les vacances. Mon père sort de sa chambre en appelant Jamie. Ella se tourne pour lui murmurer un « bonjour », tandis que je les ignore et m’appuie contre la porte de Tyler. — Fatigué ? Une main dans ses cheveux mouillés, il lève les yeux au ciel, éteint la télé et attrape sa veste au passage. Il n’en a pas besoin, d’après Ella, il devrait faire plus de trente degrés tout le week-end. — Je n’ai pas beaucoup dormi, fait-il sans s’étendre. — Bonjour Chase, dit mon père quand nous sortons. Pas de « bonjour Tyler » ni de « bonjour Eden ». — Est-ce qu’ils ont des restaurants IHOP, ici, Papa ? demande Chase. Du coin de l’œil, je remarque que Tyler se crispe. Mon père n’est pourtant pas plus désagréable que d’habitude. Soudain, je comprends. Moi aussi ça m’a fait bizarre la première fois. — Évidemment. Mais ce n’est pas au menu aujourd’hui, fiston. Jamie sort enfin de la chambre avec son habituel air renfrogné. Il fait exprès de claquer la porte et hausse les épaules devant le regard d’avertissement de sa mère. J’ai remarqué qu’elle commence à adresser le même genre de regards à mon père, ces temps-ci. — Bon, tout le monde a faim ? demande-t-elle. Jamie grogne, sort ses écouteurs et se dirige vers l’ascenseur sans attendre personne. Là aussi, rien d’inhabituel. Nous suivons Jamie en silence, car personne dans cette famille ne veut parler sauf en cas d’absolue nécessité. Ce n’est même plus embarrassant, c’est presque devenu normal… dramatique. Nous faisons une halte à l’accueil pour nous faire indiquer sur un endroit où notre famille dysfonctionnelle pourrait petit-déjeuner. Le concierge nous recommande le café Ambrosia, à quelques rues de là. Il fait déjà chaud dehors, si bien que Chase retire son sweat au bout de quelques secondes et l’attache autour de sa taille. Jamie enlève ses écouteurs uniquement pour lui signaler qu’il a l’air débile comme ça. Il récolte un coup au menton. — Bien joué, dis-je à Chase en lui tapant dans la main. Devant, mon père et Ella ne remarquent rien. — La ferme, siffle Jamie en me fusillant du regard. — La ferme, je répète d’une voix haut perchée. Chase est ravi. — Eden, n’aggrave pas les choses, fait Tyler avec condescendance. — Compris. Nous marchons côte à côte quelques minutes, jusqu’à ce que nos yeux s’attirent mutuellement. — Quand est-ce qu’il a commencé à l’appeler Papa ? demande-t-il avec un signe de tête vers Chase. — Aucune idée. (Je ne veux pas que Chase nous entende, il serait mal à l’aise.) La première fois que je l’ai entendu, c’était en novembre dernier, à Thanksgiving.

— Jamie aussi ? — Non. Seulement Chase. Et moi, malheureusement, j’ajoute avec un sourire. Mais je n’ai pas eu le choix. Tyler ne rit pas et examine Chase avec l’air de ne pas comprendre comment ce dernier peut considérer ce crétin de David Munro comme son père. C’est vrai que ce n’est pas un modèle du genre. — J’en ai parlé à ta mère, il y a longtemps, je chuchote. (Je me rapproche en me convainquant que ce n’est que pour qu’il m’entende mieux.) Elle m’a dit que Chase ne se souvient pas tellement de votre père, parce qu’il était assez jeune quand il a été… enfin bref. Selon elle, c’est logique que Chase se raccroche au mien. Je n’en sais rien. J’imagine qu’elle a raison. — Sûrement. Devant nous, mon père se racle bruyamment la gorge et se retourne pour me jeter un regard noir. — Eden. J’ai deux mots à te dire. Ella s’arrête à son tour en se demandant ce qui se passe. Je n’en ai aucune idée, mais ce que je sais en revanche, c’est qu’il vaut mieux ne pas se disputer. Je m’approche de lui. — Quoi ? Sans répondre, il fait un signe de tête entendu à Ella qui signifie : « Ne nous attend pas. » Elle s’exécute et les autres lui emboîtent le pas, même Tyler que mon père dévisage au passage. Comme prêt à attaquer s’il osait ne serait-ce que me jeter un coup d’œil. Quand ils sont à plusieurs mètres de nous, je prends tout à coup conscience que peut-être, mon père va tenter de s’excuser pour hier soir, voire pour tout. Ça pourrait être enfin le moment où il dit : « Hé, Eden, j’ai été plutôt nul comme père, je suis désolé. » Il ne s’est pas rasé ce matin, comme tous les week-ends, et ses cheveux deviennent de plus en plus gris. Je ne me rappelle plus son âge exact. — Quoi ? je répète. — Rien. Allons-y. Rien. Je soupire si fort qu’une passante me regarde, étonnée. Je suis déçue. Je ne tiens pas désespérément à ce qu’il s’excuse, mais ce serait tout de même pas mal de savoir qu’il se rend compte qu’il a dérapé. Ce qui n’arrivera jamais parce qu’il est bien trop borné pour admettre qu’il n’est pas le meilleur père du monde. — Tu rigoles ? je bafouille, éberluée. Rien ? Il s’arrête et se retourne vers moi. — Qu’est-ce que tu fabriquais ? — Hein ? — Pourquoi tu lui parlais ? — À Tyler ? Non mais tu rigoles ou quoi, Papa ? Il croise les bras et tape du pied sur le trottoir. — Alors ? Il est ridicule. Je pourrais lui rire au nez, mais je garde mon calme. — Je lui parlais parce que c’est mon demi-frère, dis-je d’une voix monocorde. Tu sais, la famille. Je sais que ça te paraît bizarre, mais de nos jours, les gens parlent à leur famille, en fait. Je le dépasse en m’abstenant de le bousculer et je rejoins rapidement les autres. Pour le défier, je me plante à côté de Tyler. Je ne dis rien, il ne me pose aucune question, mon père nous rejoint et le silence habituel s’installe à nouveau jusqu’à ce qu’Ella dise : — Il me semble que le concierge a dit que c’était par là.

Nous tournons à l’angle de K Street, très belle avec ses rangées d’arbres et ses rails de tram sous le soleil matinal. Il n’y a pas autant de touristes qu’à L.A., sûrement parce que c’est samedi matin… ou alors parce que Sacramento est ennuyeuse à mourir. Nous arrivons à Ambrosia, dont la terrasse fait face à une cathédrale de l’autre côté de la route. L’endroit semble convenir à Ella, alors nous entrons. Il y a déjà beaucoup de monde, la file d’attente s’étire jusqu’à la porte, alors nous allons dénicher des tables près de la fenêtre pendant que mon père et Ella font la queue. Chase a insisté pour qu’on lui commande trois pains au chocolat. Nous nous installons tous les quatre, Jamie garde ses écouteurs, musique à fond. Tyler rapproche deux tables pour nous six alors que je tapote nerveusement mes cuisses. — Vous croyez qu’ils vont m’en prendre trois ? demande Chase au bout d’une minute. Il observe avec envie le comptoir où mon père et Ella se parlent tout bas. Je parie qu’ils se disputent discrètement. — J’en doute, répond Tyler. Soudain, Jamie se lève brusquement, retire ses écouteurs et se dirige vers la porte. — Où tu vas ? demande Tyler d’un ton étrangement autoritaire. D’habitude, c’est lui qui défie l’autorité. — C’est Jen. Il prend l’appel et sort. Je l’observe par la vitre. Il ne peut pas dire un mot sans se montrer agressif, il ne sourit jamais sans être sarcastique, il n’a jamais l’air heureux. Tyler observe son frère avec une expression interloquée, puis nos parents au comptoir, qui se disputent toujours, puis moi. — Qu’est-ce qui s’est passé ? — Nous, dis-je d’une voix sans émotion. J’ai eu l’année pour l’accepter. Tyler n’a eu que quelques jours et il semble bloqué à la phase du déni. Il essaye de se convaincre que tout cela ne vient pas vraiment de nous, alors que c’est la dure réalité. — Je vais parler à ton père, dit-il. C’est bien la dernière chose à laquelle je m’attendais. — Quoi ? — Pour purifier l’atmosphère. Il remarque que Chase nous écoute, alors il se tourne vers lui avec un sourire. — Alors, prêt pour la quatrième ? — J’entre en troisième. — Mince, déjà ? Après un an à New York et un à Portland, il a perdu le fil. Chase n’est pas ravi. Il croise les bras et se détourne de son frère, profondément blessé. — Enfin, Tyler, dis-je pour le taquiner. Suis un peu. Au fait, j’ai dix-neuf ans maintenant. Au cas où tu l’aurais oublié. — D’accord, d’accord. Il réprime un rire, se redresse et attrape un pétale de la fleur décorative pour me le lancer. Puis, du fond de sa chaise, il me regarde comme avant : ses yeux brûlants qui pouvaient me mettre à genoux, son sourire renversant. Je referme le poing sur le pétale avant que quelqu’un ne remarque et j’articule un « chut » à Chase. Ce n’est pas pour la fleur que je lui demande de se taire.

11 Étrangement, personne ne s’entre-tue pendant le petit-déjeuner. Mon père et Ella se comportent en personnes civilisées, comme s’ils étaient heureux et que leur vie était parfaite. Chase pimente la conversation morne de remarques rigolotes en engloutissant ses trois pains au chocolat. Jamie ne garde pas ses écouteurs pour manger. Et pour une fois, c’est moi qui finis mon assiette en premier, surtout parce que j’ai super faim après avoir grignoté quelques frites hier, et aussi parce que je ne me sens pas si complexée. Je me sens bien. En attendant que tout le monde ait terminé, je sors mon téléphone sous le regard désapprobateur de mon père. Il déteste les téléphones à table mais moi, c’est lui que je déteste, alors avec un petit sourire pincé, je retourne à mon écran. J’envoie un résumé des dernières vingt-quatre heures à Maman et Rachael. J’envoie même un SMS à ma coloc de fac pour lui demander comment se passe son été. Probablement mieux que le mien. Après quoi, je prends lentement conscience que je n’ai plus personne à qui envoyer de message. J’ai un répertoire plein de noms mais personne dont je me sente proche. Je finis par envoyer un SMS à Emily parce que je suis quasiment certaine que c’est la dernière personne qui ne me hait pas. J’ai passé un mois avec elle à New York l’été dernier, et nous prenons des nouvelles l’une de l’autre, de temps en temps. Hello copine ! J’espère que l’Angleterre ne te fait pas trop de misères. Personne ne me répond. Je verrouille et déverrouille mon téléphone. Toujours rien. Je passe sur Twitter et après quelques minutes, j’en viens à me demander pourquoi je suis autant de gens à qui je n’ai jamais parlé de ma vie. Je regarde les mises à jour récentes de ceux que je ne connais que trop bien, et soudain, malgré tout ce qui a pu se passer ces dernières années, ils me manquent un peu. @dean_carter1 : Derniers mois au garage et c’est parti pour Berkeley. C’est ouf !! Il y a une photo de Dean en bleu de travail taché d’huile de moteur avec son père devant une vieille Porsche. Je like. @x_tifff : Je pense me faire une nouvelle coupe. Qu’est-ce que vous en dites ? Je n’ai pas vu Tiffani depuis des lustres. Je like.

@x_rachael94 : Pourquoi c’est si addictif Desperate Housewives ? Elle est encore en train de regarder ça ? Je like. @meghan_94_x : Vendredi soir parfait avec Jared. Tout a l’air tellement simple pour eux, je les envie. Je like. @jakemaxwell94 : JE SUIS TORCHÉ !!!!! Posté à 3 h 21 du matin. Je like. J’affiche le compte de Tyler, comme beaucoup trop souvent, et rien n’a changé. Son dernier post date de juin de l’année dernière. Je lève les yeux de mon écran. Face à moi, il termine en silence ses céréales en écoutant Ella suggérer que nous visitions le Capitole. Il s’interrompt quand il remarque mon regard. Pas de mise à jour. Pas un seul post. Silence radio. Je me demande ce qu’il a fait cette année. À quoi il pensait. Comment il passait ses journées. À qui il parlait. Est-ce qu’il se sentait seul ? Je secoue discrètement la tête pour lui dire « Rien », et me repenche sur mon portable. Je déteste les choses telles qu’elles sont maintenant. Tyler toussote, mais comme je ne lui prête pas attention, il pousse mon pied avec le sien. Les deux coudes sur la table, mains jointes, il sourit très, très lentement, puis se tourne vers mon père. — Dave. Ce dernier lève les yeux d’un coup. La conversation générale s’interrompt, tout le monde se tait, surpris non seulement que Tyler parle, mais surtout qu’il s’adresse à mon père. Évidemment, il ne reçoit qu’un regard dédaigneux en guise de réponse. Ça ne le déstabilise pas pour autant. Je range mon téléphone, curieuse de la façon dont Tyler compte « purifier l’atmosphère ». — On peut parler dehors, deux secondes ? — On peut parler ici, rétorque mon père. Il ne bouge pas d’un poil, sourcils froncés de la plus laide des manières. Il est très prudent et le connaissant, je dirais que c’est parce qu’il est persuadé que Tyler prépare un sale coup. — Très bien, fait Tyler. Il attrape sa chaise qu’il vient placer entre Ella et mon père. Tout le monde le regarde. Il est extrêmement rare qu’ils parlent tous les deux, surtout de leur plein gré. Tyler arbore une expression amicale, mais ferme. — Bon, fait-il avec hésitation comme pour prendre le temps de rassembler ses idées. Je voulais juste m’excuser. — T’excuser ? Un mot inhabituel pour lui qui ne s’excuse jamais de rien. Il regarde Ella comme si elle était responsable. Elle est aussi surprise que lui, mais également soulagée. — Oui, m’excuser, répète Tyler. Je retiens mon souffle. Des excuses, c’est bien la dernière chose à laquelle je pouvais m’attendre de la part de Tyler envers mon père. Ça devrait être le contraire. — Je sais que je n’ai pas été facile, et que je t’ai fait vivre un enfer avec les disputes, la boisson, les sorties en douce… J’ai agi comme un crétin, donc je comprends que tu ne m’apprécies pas. Mais

pour ma défense, j’ai eu mon diplôme, je suis allé à l’autre bout du pays, j’ai fait ma tournée, je me suis repris. Je n’ai rien à voir avec le morveux que tu as rencontré il y a cinq ans. Il hésite, nerveux, et croise brièvement mon regard. — Et en ce qui concerne Eden, murmure-t-il tandis que mon père manque de s’étrangler, j’ai compris. Sérieusement, je comprends, mais je ne peux pas changer le passé. C’était comme ça, et vous pouvez tous nous prendre pour des fous, et peut-être que c’était le cas, mais Dave, vraiment, il faut que tu passes à autre chose. C’est fini, et si tu continues à t’énerver pour ça, tu vas te rendre malade. Donc, pourquoi ne pas recommencer du début ? (Il se penche pour lui tendre la main.) Qu’est-ce que tu en dis ? Ella semble sur un petit nuage. Enfin, doit-elle penser, enfin nous voilà sur le chemin de la guérison. Je ne suis pas de son avis puisqu’il ne dit pas tout à fait la vérité. Hier encore il me demandait de l’accompagner à Portland pour arranger les choses entre nous, de lui donner une seconde chance, de replonger encore une fois dans tout ce bazar. Et malgré ce que j’ai pu penser cette année, je me prends soudain à aimer l’idée d’absence de conclusion pour garder l’espoir des possibilités. « C’est terminé », est en train de dire Tyler à mon père. « C’est fini », ai-je dit à Tyler. Mais peut-être pas. Peut-être que ce n’est pas fini, nous deux. À cette pensée, mon cœur flanche et me ramène au présent. Je cligne des yeux, hébétée. Mon père regarde la main tendue de Tyler, puis jette un regard dédaigneux à Ella qui lui adresse un signe d’encouragement. C’est ce qu’elle attendait de ce week-end : des excuses et du pardon pour renouer de bonnes relations. Mais mon père n’est pas sur la même longueur d’onde et au lieu de serrer la main de Tyler, il croise les bras et se détourne. — Si tout le monde a fini son assiette, il est temps d’y aller. Sale con. J’ai les mots sur le bout de la langue, je pourrais hurler au milieu du café. Je dois m’agripper à mon siège pour m’en empêcher. — David, souffle Ella, abasourdie et furieuse. Tout espoir de réparer les dégâts s’est évaporé pour l’unique raison que mon père est trop borné pour présenter des excuses et aussi pour les accepter. Rien ne changera si lui ne change pas. — Je sors, dit-il. Il repousse sa chaise sans jamais croiser le regard de Tyler. Nous l’observons s’installer sur la terrasse, face à la cathédrale. Personne ne dit rien. Tyler repose lentement sa main et se tourne vers nous avec un minuscule haussement d’épaules. Il est clairement plus adulte que mon abruti de père. Même Jamie reste muet, bien que je ne sache pas de quel côté il est. D’habitude, il soutient mon père, mais j’ai le sentiment que ce n’est pas le cas aujourd’hui. — Je n’y crois pas, murmure Ella. (Elle regarde son mari, puis nous, visiblement énervée.) Attendez-moi là. Avant de se lever, elle hésite une seconde puis saisit le visage de Tyler entre ses mains et dépose un rapide baiser sur son front. — Je suis fière de toi. Nous observons la scène derrière la vitre. Ella se plante devant mon père, mains sur les hanches et lui demande, sans aucun doute, à quoi il joue. Mon père se lève et s’agite de manière agressive et frustrée. Très vite, Ella nous prend à les épier. Elle attrape mon père par le coude pour l’éloigner de notre vue. Comme si le fait de ne pas se disputer devant nous faisait disparaître la dispute en question.

Chase se tourne vers Tyler. — Pourquoi il ne t’a pas serré la main ? Tyler ne doit pas le savoir non plus parce qu’il me regarde comme si je pouvais expliquer le comportement de mon père. Je me contente de hausser les épaules. — C’est compliqué, dit Tyler. — Pas vraiment, embraie Jamie, sans expression. Dave ne t’aime pas. Il ne t’a jamais aimé et il ne t’aimera jamais. C’est aussi simple que ça. Il ne dit pas ça par cruauté, il ne fait qu’exprimer une vérité générale. Nous le savons tous, sauf peut-être Chase. — Mais pourquoi ? — C’est compliqué, répète Tyler. Cette fois, Jamie ne suggère aucune explication. Chase a toujours été préservé de la vérité, même au sujet de leur père. Il ne sait pas que Tyler se droguait, ni pourquoi il est parti à New York. Ella lui a dit qu’il organisait des conférences et il n’a jamais posé de questions. Parfois je suis un peu désolée pour lui mais, en même temps, je suis contente qu’il ne sache rien. Mon père et Ella reviennent sur la terrasse, sans se parler. L’air noir, mon père reste en arrière et Ella n’a pas l’air ravie non plus. Elle entre seule. À la seconde où elle pousse la porte, un large sourire se plaque sur son visage, tellement forcé qu’il doit lui faire mal. Elle maintient coûte que coûte son air radieux pour créer l’illusion que tout va bien. — Allons voir le Capitole, dit-elle. Il est 22 heures quand nous revenons à nos chambres et je n’ai jamais été aussi ravie de retourner à l’hôtel. La journée a été longue et pleine d’une tension palpable entre nos parents, ponctuée de musées ennuyeux, de boutiques, de repas embarrassants et d’une promenade à l’International World Peace Rose Garden, qui ne nous a pas apporté la moindre paix, soit dit en passant. Tyler n’a pas dit un mot après notre départ d’Ambrosia et s’est tenu à plusieurs mètres de moi toute la journée, mais c’était peut-être uniquement à cause des regards menaçants que lui lançait mon père toutes les trente secondes. Ce dernier a l’air de vivre un enfer. Il n’a rien dit non plus depuis le petit-déjeuner et a l’air bien trop ronchon pour son âge, comme un gamin qui boude parce que personne ne veut lui parler. Jamie a gardé le nez dans son téléphone non-stop. Moi qui m’étais réveillée de bonne humeur, cette journée était décevante. Nous arrivons à bout de forces devant nos portes, et chacun attend de voir qui va briser le silence. Comme toujours, c’est Ella. — N’oubliez pas vos réveils, cette fois. (Elle nous regarde, en demi-cercle parfait autour d’elle.) En fait non. C’est dimanche demain. Pas de réveil. — Trop bien, souffle Chase. Mon père est le premier à disparaître dans sa chambre. Il ne dit rien à Ella, même pas « bonne nuit ». Elle fait tout ce qu’elle peut pour ne pas le montrer, mais elle est toujours furieuse. — Nuit, marmonne Jamie avant de suivre mon père. Ella pousse enfin le soupir qu’elle retient depuis ce matin. Elle se masse les tempes comme si elle était au bord de la crise de nerfs. Je ne peux pas lui en vouloir. Elle tente de rassembler cette famille depuis un an et ça ne semble jamais devoir s’arranger. Tyler tend la clé de leur chambre à Chase. — Ça te dit d’aller voir s’il y a quelque chose de bien à la télé ? J’arrive dans deux secondes. Chase ne se fait pas prier. Avec un dernier coup d’œil par-dessus son épaule, il disparaît à son tour dans sa chambre. Puis Tyler s’avance vers sa mère.

— Je suis désolée, lâche-t-elle. Je n’arrive pas à croire qu’il ait fait ça. — Ne t’en fais pas. (Il parle d’une voix ferme mais basse car mon père est juste à côté. Doucement, il saisit ses poignets pour lui faire baisser les mains de son visage.) Vraiment, Maman. Ne t’en fais pas. Ce n’est pas comme si je ne m’y attendais pas, et ce n’est pas la fin du monde. On ne peut pas espérer qu’il m’apprécie du jour au lendemain. Ça va prendre du temps. — Mais on n’a pas le temps Tyler, grogne-t-elle en se dégageant. Tu ne vois pas ? Tu repars lundi et rien n’aura changé. Tout sera exactement dans le même état. Et Eden… tu repars en septembre et il n’y aura aucune amélioration avec ton père. — Je m’en fiche. Tu as sûrement remarqué que j’ai arrêté d’essayer. Elle pâlit. — Tu sais à quel point c’est affreux de t’entendre dire ça ? De savoir que tu en es arrivée au point où tu te fiches de voir ton père ou non ? — Il ne veut pas de moi. Il n’a jamais voulu, et encore moins maintenant, après tout ce qui s’est passé. Tyler et elle savent très bien de quoi je parle. — Je ne sais plus quoi faire, admet Ella. — Laisse passer la nuit, conseille Tyler. Ce n’est vraiment pas si grave. — Je ne suis pas d’accord. — Crois-moi, Maman. Dave va finir par se détendre et Jamie aussi. Et je suis sûr que tout ira bien. On ne va pas se mentir, rien de tout ça ne serait arrivé sans nous, fait-il en me jetant un coup d’œil fugace. Quand ils auront accepté ce qui est arrivé, les disputes vont cesser. Et toi et Dave, ça ira mieux. Quand est-il devenu si mûr ? Quand est-il devenu celui qui rassure ? Ella n’a toujours pas l’air convaincue. — Il a raison, dis-je. Ils vont s’en remettre. Je ne crois pas vraiment à ce que je dis. — Espérons, murmure-t-elle. Elle baisse les yeux sur la moquette comme si un million de préoccupations assaillaient son esprit. Puis elle lève les yeux et affiche un sourire triste. — Bon, c’est l’heure de dormir. Bonne nuit, Tyler. — Est-ce que je peux emprunter Eden une seconde ? Ella s’immobilise et nous regarde l’un après l’autre. Je n’ai aucune idée de ce que me veut Tyler, en revanche j’ai envie d’éclater de rire. Il ne lui a quand même pas demandé ça ? Elle ne nous laissera jamais seuls ensemble. Ça serait de la folie. — Quoi que vous fassiez, où que vous alliez, ne vous couchez pas trop tard, dit-elle. Elle sort la clé de son sac pour ouvrir la porte. — Attends… quoi ? Je suis incrédule. — Ne vous couchez pas trop tard, répète-t-elle en ouvrant la porte. Elle la tient ouverte comme si elle attendait que je repose ma question. Ce que je fais sans hésiter. — Je sais, mais je veux dire… Quoi ? Pourquoi tu ne dis pas non ? Tu as oublié ? Tyler et moi ? — Oh, Eden. Pour la première fois de la journée, elle esquisse un sourire. — Tiens, fait-elle en me passant la clé de la chambre. Soyez sages. Je sais qu’on est samedi soir, mais s’il vous plaît, n’essayez pas d’entrer en boîte en douce ou je ne sais quoi de ce genre. — Ça n’en vaut pas la peine, lui dit Tyler, tout sourire. Bonne nuit, Maman.

— Bonne nuit à tous les deux. Elle nous envoie un baiser et ferme la porte derrière elle. Je n’en reviens pas. Pourquoi Ella accepte-t-elle de nous laisser seuls ? C’est comme jeter de l’huile sur le feu. Quand j’y pense, c’est exactement ce qu’elle a fait jeudi matin. Elle m’a laissée seule avec Tyler. Comme si elle voulait qu’on se parle. — Et pourquoi tu as besoin de « m’emprunter », exactement ? je demande à Tyler. Il articule un « chut », un doigt sur les lèvres, désigne la chambre de mon père, puis les ascenseurs. Je lui emboîte le pas. Il saisit ma main pour m’empêcher d’appuyer sur le bouton d’appel. Quand je lève la tête, il me regarde avec chaleur. Mon cœur bat la chamade à son contact et, quand il lâche ma main, je suis presque déçue. Il me dévisage un instant au milieu du couloir, l’air interrogateur. — Portland, dit-il. Toi, moi. On y va. — Tyler… Tu ne vas pas recommencer. Si je l’entends encore une fois parler de Portland, je vais faire une crise. — Tu as dit que si je restais dans le coin, tu y réfléchirais. J’aurais pu partir hier soir, mais je suis resté. Et je me suis ridiculisé devant ton père. Je sais qu’il reste encore un jour, mais je doute qu’on rate grand-chose. On n’a pas besoin de les prévenir. On sera partis avant qu’ils se réveillent. — On ne peut pas partir comme ça. Les portes de l’ascenseur s’ouvrent sur un couple à moitié ivre. Nous nous déplaçons vers les distributeurs pour que personne ne nous entende. — Pourquoi pas ? fait Tyler, pressant. Donne-moi une seule bonne raison. — Ça ne fera qu’envenimer la situation. Mon père sera hors de lui quand il découvrira qu’on s’est enfuis ensemble pendant la nuit, surtout maintenant que tu lui as dit que tout était fini entre nous. — Pour quelqu’un qui se fiche de son père, tu te soucies beaucoup de ce qu’il pense. Ce qu’il peut dire a vraiment tant d’importance ? ajoute-t-il sans me laisser le temps de répondre. Tu es une adulte. Il n’a pas à interférer dans tes décisions. — Et ta mère ? Je veux changer de sujet parce que je sais qu’il a raison, simplement, je ne veux pas l’admettre. — Tu vas la laisser gérer ça toute seule ? — Si on s’en va, il n’y aura plus rien à gérer, fait-il en s’adossant à la machine, mains dans les poches. C’est nous le problème, tu te rappelles ? — Ah oui. Rien à gérer à part le fait que nous soyons partis. Si tu crois que ça leur est égal, tu te mets le doigt dans l’œil. Mon père ne me laissera plus jamais mettre un pied chez lui si je pars avec toi. — Je n’ai jamais dit que ça leur serait égal. Je dis juste que nous, ça devrait nous être égal. Les yeux au plafond, il sort les mains de ses poches pour les passer dans ses cheveux. — Pour une fois, Eden. Juste une fois. Je me remémore tout ce qui s’est passé ces trois derniers jours, depuis son retour jusqu’à maintenant. Je rassemble les émotions que j’ai pu ressentir, de la rage à l’amour. J’essaye de déterminer ce que je veux réellement : une conclusion ou l’absence de conclusion ? À vrai dire, je n’y parviens pas. Mes pensées s’entremêlent, je n’ai aucune idée de comment je me sens. J’ai l’impression d’avoir passé trois jours à osciller entre le souhait que rien ne se passe avec Tyler, et celui que quelque chose se produise. Après la nuit dernière, je penche plus pour la deuxième option, mais j’ai encore du mal à en être sûre. Être perpétuellement entourée de notre famille embrume mon jugement, je ne fais que penser à l’impossibilité de Tyler et moi. Ça me prend la tête et ça m’empêche d’avancer. Le seul moyen de savoir ce que je ressens, c’est de passer du temps avec

lui, avec suffisamment d’espace, pour savoir si cette relation vaut encore la peine qu’on se batte pour elle. Il faut que j’aille à Portland avec lui. Quand je reprends mes esprits, j’ai la tête lourde. Je ne sais pas ce qui me prend, mais je ne peux m’empêcher d’avancer vers Tyler et de poser une main sur son torse. Immédiatement, il baisse les yeux sur ma main, surpris. Je sens les battements de son cœur qui accélèrent. — On part quand ?

12 Il est 5 heures du matin. Je dois rejoindre Tyler dans le couloir dans quinze minutes. Je n’ai pas fermé l’œil. Impossible. L’excitation m’a empêchée de dormir. J’ai pris une douche et je me suis séché les cheveux avec une serviette du mieux que j’ai pu. Maintenant je tâtonne dans l’obscurité pour rassembler mes affaires. Je suis maquillée, mon téléphone est chargé. J’ai même regardé un peu la télé, sans le son, évidemment. Ella dort toujours. On aurait pu partir il y a des heures. On aurait pu conduire de nuit et arriver à Portland avant midi. Depuis Sacramento, on est déjà à mi-chemin. Mais Tyler voulait se reposer avant. Conduire aussi longtemps n’aurait pas été prudent dans son état. J’espère que lui, il aura dormi. Assise devant la commode, je vérifie l’heure sur mon téléphone toutes les deux minutes, mais le temps semble ralentir. Ella ne se réveille pas, pourtant la culpabilité l’emporte sur l’excitation qui m’a envahie plus tôt. Je pense à sa réaction quand elle découvrira que j’ai disparu, et à sa colère grandissante quand elle découvrira que Tyler aussi. Quand, avec mon père, ils arriveront à la conclusion que nous sommes partis ensemble. Quand ils ne nous feront plus jamais confiance parce qu’une fois de plus, nous aurons semé la pagaille. Mes yeux tombent sur le bloc-notes et le stylo de l’hôtel. Mon père ne mérite peut-être pas d’explication, mais Ella, si. Je retourne les phrases dans ma tête pour trouver la meilleure formulation et griffonne ce qui me semble le plus sensé, à la lumière de mon portable. Je peux tout t’expliquer. Appelle-moi. Ou appelle Tyler. N’importe… nous serons ensemble. J’observe la note un moment, et puis j’ajoute : Pardon. Ella n’a toujours pas bougé. Avec précaution, je dépose le papier sur sa table de nuit, à côté de son téléphone, pour qu’elle ne puisse pas le rater à son réveil. Au moins, quand elle appellera, je pourrai lui expliquer sans avoir à la regarder dans les yeux. C’est plus facile comme ça. J’éteins la télé, range la chaise sous la commode, lisse la couverture du lit dans lequel je n’ai pas dormi. Je regonfle même un peu les oreillers. 5 h 13. C’est l’heure de partir, de s’enfuir, en fait. Sans bruit, sans un regard en arrière, le cœur à mille à l’heure, j’empoigne ma valise. Très lentement, j’ouvre la porte qui grince un peu, et me glisse à l’extérieur. Tyler est adossé au mur, son sac sur l’épaule, une main dans la poche de son jean, l’autre tenant ses clés de voiture. Il sourit.

— La route va être longue. Tout à coup, je suis tout engourdie. Mes jambes se dérobent sous moi, j’ai la tête qui tourne. Je n’arrive pas à croire que je vais à Portland pour de vrai. Avec Tyler. Je suis aussi flippée qu’excitée. Je me reprends comme je peux, et je chuchote : — Alors allons-y. Son sourire s’élargit et il hoche la tête vers les ascenseurs. L’hôtel est silencieux, encore endormi, mais pas pour très longtemps. Nous marchons sans bruit dans le couloir. Soudain, une porte grince. La voix d’Ella retentit. Nous faisons volte-face. Dans l’encadrement de la porte, Ella tient une veste sur sa poitrine et plisse les yeux, éblouie par la lumière du couloir. — Est-ce que l’un de vous deux pourrait m’expliquer ? Une sensation désagréable s’empare de moi. Je l’observe, incrédule, tandis que la dure réalité fait surface. Merde, c’est notre arrêt de mort. Portland, c’est fini, et la possibilité d’un quelconque espoir pour Tyler et moi a disparu. — Maman, bégaye Tyler. Je… enfin on… — Où allez-vous comme ça ? Elle jette un regard soupçonneux à ma valise et fait un pas dans le couloir en retenant la porte. — Dites-moi simplement : à la maison, ou à Portland ? Le corps de Tyler s’affaisse tout entier à mes côtés. — Portland. — D’accord, murmure-t-elle après un moment. Elle nous fixe avec une expression fatiguée mais affectueuse. Elle resserre sa veste. — Ne roulez pas trop vite, s’il vous plaît. Mais qu’est-ce qui se passe ? Il y a quelque chose qui cloche, forcément ! Après tous ces mois à m’enfoncer dans le crâne que Tyler et moi, c’était mal, maintenant Ella nous dit que c’est bon ? On peut être laissés seuls et se parler ? On peut partir ensemble ? Tyler écarquille les yeux, aussi incrédule que moi. — Pas trop vite ? répète-t-il. — Vers Portland, je veux dire. Ne soyez pas imprudents sur la route. Pas d’excès de vitesse. — Tu ne vas pas nous empêcher de partir ? je demande. Je dois avoir l’air d’un disque rayé mais je n’arrive pas à comprendre ses décisions. — Pourquoi ? Pour quelle raison je vous en empêcherais ? Vous faites vos propres choix. Et de toute façon, je doute que la situation ne s’arrange par miracle d’ici demain. — Mais… Pourquoi ? C’est tout ce que je veux savoir. Pourquoi m’a-t-elle fait passer les messages de Tyler toute l’année, comme celui du 4 Juillet ? Pourquoi m’a-t-elle fait venir chez elle jeudi matin pour le voir ? Pourquoi ça ne lui a rien fait de nous savoir ensemble hier soir ? Pourquoi ne nous empêche-t-elle pas de partir à Portland ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? — Papa va être furieux quand il saura que tu nous as laissés partir. — Il n’a pas besoin de le savoir, fait-elle avec un sourire proche du rictus. Je m’occupe de ton père, Eden. Nous sommes peut-être mariés, mais ça ne veut pas dire que je suis d’accord avec lui sur tout. — Tu veux dire par exemple… sur nous ?

Elle hoche la tête et c’est tout ce que j’ai besoin de savoir. J’ai mis un an à le comprendre parce que je n’envisageais tout simplement pas cette possibilité. L’idée ne m’a même jamais traversé l’esprit. Il faut que je le dise à voix haute, pour en être certaine. — Tu n’es pas contre nous ? Elle rit doucement, comme si c’était évident. — Quand est-ce que j’ai dit le contraire ? J’ai été très surprise, c’est sûr, mais ce qui m’importe c’est que vous soyez heureux. Et je comprends, vous savez. Les circonstances ne sont pas heureuses et parfois j’ai l’impression de vous devoir des excuses. Moi non plus je ne sais pas trop comment gérer la situation, mais si vous voulez aller à Portland, allez-y. Si vous voulez y restez, restez. Si vous voulez rentrer à la maison, faites-le. C’est votre décision, et je ne compte pas me mettre en travers de votre chemin. Comment c’est possible ? Mon père demanderait le divorce s’il savait à quel point leurs visions sont opposées. Pendant tout ce temps, Ella était de notre côté. Tyler arbore un grand sourire. — Tu sais, Maman, j’ai toujours eu la sensation que tu étais bien plus cool que je ne voulais l’admettre. — Exactement, fait-elle. Mais dites-moi, combien de temps vous comptez rester à Portland ? Eden, tu vas bien devoir rentrer et repartir pour Chicago à un moment. Elle me regarde avec fermeté mais gentillesse, je ne sais pas comment elle fait pour être sévère et douce à la fois. — Et toi, fait-elle à Tyler avec la même expression, je veux que tu passes à la maison plus souvent. Pas une fois par an. Disons une fois par mois. Je peux même payer tes billets d’avion pour t’éviter d’avoir à conduire. — Ça doit pouvoir s’arranger. Il se balance d’un pied sur l’autre avec un sourire, puis me regarde. — Prête ? Toujours en état de choc, je ne peux même pas articuler une réponse. — Tu es sûre ? je demande à Ella comme si j’attendais la chute de la blague. — Absolument. Et si vous comptez vraiment partir, faites-le maintenant pour que je puisse aller me recoucher. Ah oui, aussi, cette conversation n’a jamais eu lieu. Je ne vous ai jamais vus. Avec un dernier coup d’œil par la porte entrouverte, elle ajoute : — Soyez prudents sur la route. Et puis elle disparaît. Nous restons seuls dans le silence. Tyler sourit de toutes ses dents parfaitement alignées, les yeux brillants. — Tu l’as entendue, dit-il en oubliant de baisser la voix. Il rabat la capuche de son sweat sur sa tête et dans un murmure euphorique et espiègle, il ajoute : — Cassons-nous d’ici. Il attrape ma main. Nos doigts s’entrelacent, la chaleur de sa peau irradie et je les serre de toutes mes forces. C’est plus fort que moi. Je ne veux pas le lâcher et je ne veux pas qu’il me lâche. Le frisson d’excitation est plus violent que je ne l’aurais cru, et mon pouls accélère. C’est peut-être la nervosité de savoir dans quoi je me lance, ou l’excitation de savoir que peut-être, et peut-être seulement, je me lance dans tout ça : la main de Tyler dans la mienne, la chair de poule, mon cœur qui bat la chamade. Main dans la main, nous partons enfin. Nos pas s’accélèrent, nos cœurs aussi. Toutes ces émotions sont en train de me rendre folle. Angoisse, soulagement, appréhension, euphorie. Portland sera la meilleure ou la pire décision de ma vie, seul le temps nous le dira. — Tu as réussi à dormir ? demande Tyler dans l’ascenseur qui mène au parking.

— Non, et toi ? On se tient toujours la main, de la plus naturelle des manières. — Oui, et j’ai réveillé Chase sans faire exprès. — Tu lui as dit ? — Non. Il s’est rendormi dans la seconde. Nous arrivons au troisième niveau du parking. Il fait encore sombre et frais dehors malgré l’aube. Je ne reconnais pas tout de suite la nouvelle voiture de Tyler. Elle n’attire certainement pas autant l’attention que son ancienne. Peut-être qu’il préfère. Quand Tyler me lâche la main, j’ai immédiatement envie qu’il la reprenne. J’ai froid sans lui. — Tu sais, Eden, je suis vraiment hyper content que tu aies décidé de venir à Portland. — Pourquoi ? — Parce que sinon, j’aurais dû te rendre ceci. Il ouvre le coffre et je découvre une de mes valises, celle avec laquelle je fais les voyages entre Chicago et Santa Monica. Il y a une étiquette que je ne reconnais pas attachée à la poignée ; l’écriture dessus m’est familière. C’est celle de ma mère. Je suis désolée pour l’autre fois. Arrange les choses avant qu’il ne soit trop tard. On n’a pas tous cette chance. Et dis à Tyler que sa mère est charmante. Ta maman, qui avait bien le droit de se faire plaquer (un jour j’ai brûlé les chemises de ton père dans le jardin). Je t’aime. — Elle t’a fait une valise, précise Tyler devant mon air confus. Au cas où tu voudrais rester avec moi un peu plus longtemps. — Quand est-ce que tu lui as parlé ? — Vendredi, quand vous êtes tous partis. Du coup tu n’as pas besoin de t’en faire, elle est déjà au courant. Elle a même trouvé que c’était une bonne idée que tu viennes avec moi. — Évidemment, dis-je en levant les yeux au ciel avec un sourire. Tyler me bouscule doucement en rigolant et dépose mon autre valise dans le coffre. Je remarque qu’il a nettoyé sa voiture. Le moteur ronfle doucement tandis que Tyler règle le chauffage, la radio et pose les mains sur le volant. — Dernière chance de changer d’avis. Il sourit car il sait que je suis à ma place à ses côtés. J’ai atteint le point de non-retour. Je pose une main sur la sienne et plante mon regard dans le sien. — Démarre.

13 Je me réveille sous le soleil qui tape à travers le pare-brise et je regrette immédiatement de ne pas avoir dormi cette nuit. J’ai la tête contre la portière et la ceinture enroulée n’importe comment autour de moi. On me tapote doucement l’épaule. Dans un sens, c’est apaisant. J’ouvre les yeux et jette un coup d’œil paresseux à Tyler. Il laisse tomber sa main sur le volant. — Pardon de t’avoir réveillée. Il a l’air de ne pas oser élever la voix. — Pas de souci. Encore dans le brouillard et un peu raide, je défais ma ceinture quand je m’aperçois que nous sommes garés le long d’une grande rue. — Où on est ? À Portland ? Nous sommes devant un pavillon aux murs blancs avec une pelouse desséchée et un pick-up gris dans l’allée. Des arbres épais décorent la rue. C’est presque trop beau pour que ce soit Portland. — On est à Redding. Nous sommes toujours en Californie. — On n’est partis que depuis quelques heures, fait-il en tapotant l’horloge du tableau de bord. 8 h 09. — Qu’est-ce qu’on fait là ? — J’ai pensé qu’on pouvait se ravitailler ici. On petit-déjeune et on repart. En plus, ajoute-t-il en ouvrant la portière, je leur ai promis de m’arrêter au retour. — Promis à qui ? Je suis bien réveillée et malgré mes jambes engourdies, j’arrive à le suivre dans l’allée. — Promis à qui, Tyler ? Garder le mystère a l’air de beaucoup l’amuser. Mais pas longtemps. — Mes grands-parents, fait-il, soudain sérieux. Je n’ai jamais su que ses grands-parents habitaient à Redding. Et encore moins qu’il était en contact avec eux. — Tes grands-parents ? — C’est ça. — Je croyais que vous ne parliez plus aux parents de ta mère ? — En effet. Il frappe doucement avant d’ouvrir la porte. — Mais je n’ai jamais dit que c’était les parents de ma mère.

Il me fait signe de le suivre, ce que je fais avec hésitation, aussi nerveuse que mal à l’aise. Nerveuse parce que je m’apprête à rencontrer une partie de la famille de Tyler pour la première fois, et mal à l’aise parce que ces gens sont les parents du père de Tyler et que c’est bien la dernière personne à laquelle j’ai envie de penser. La maison sent le café et les pastilles pour la toux, mélangé à une vague odeur de parfum sucré et de chou bouilli. Un escalier en bois mène à l’étage supérieur et les murs sont couverts de photographies accrochées de guingois. Je jette un rapide coup d’œil en passant, elles ont l’air de dater des années 50 ou 60. On entend le bruit d’une cafetière dans la cuisine. Tyler a envie de rire en me voyant si tendue. — Ne t’inquiète pas, chuchote-t-il, ils savent déjà tout de toi. Ça ne m’aide pas du tout. Qu’est-ce qu’il a bien pu leur raconter ? Toute la vérité ? Le minimum ? Une version légèrement revisitée de la vérité ? Je le suis dans la cuisine lumineuse. Une porte-fenêtre mène à un petit jardin et une femme penchée sur la machine à café nous tourne le dos. — Tu devrais fermer ta porte à clé quand tu es dans la cuisine, fait Tyler. La femme sursaute et manque de renverser le café. La soixantaine, petite, des cheveux noirs en chignon, elle a la peau mate et ridée. — Tyler ! Elle se précipite pour le prendre dans ses bras. — Qu’est-ce que tu fais là ? demande-t-elle avec un fort accent hispanique. On n’est que dimanche. Je croyais que tu n’arrivais pas avant demain ? — On est partis plus tôt. Quand elle me remarque, son visage s’illumine. — Oui, fait Tyler, c’est Eden. Eden, voici mon abuelita. Enfin, ma mamie. Abuelita Maria. — Ah ! Eden ! Elle bouscule Tyler pour me prendre dans ses bras menus à son tour. Elle sent le même parfum qui flottait dans le couloir : rose, douceur et amour. — Je suis si contente de te rencontrer. (Elle s’écarte pour saisir mes deux mains sans se départir de son grand sourire contagieux.) Si, si contente. — Enchantée ! Elle m’emmène vers la table. — Viens, assieds-toi. On fait des pancakes tous les dimanches. Elle me fait asseoir et pose les mains sur mes épaules. Bras croisés, Tyler m’observe avec un air amusé. — Où est Papi ? demande-t-il. — Au garage. La voiture est encore en panne. — Je vais lui présenter Eden. Si ça ne te dérange pas que je te l’emprunte, bien sûr. Maria lève les mains et bat en retraite. — Non, non. Bien sûr que non. Va la présenter à Pete. Et après, pancakes. Elle jette un œil à l’emballage sur le comptoir. — Je les ai achetés. Je ne suis pas douée pour les pancakes. — Des pancakes c’est des pancakes, fait Tyler, avec un sourire chaleureux. Vu comment Maria sourit en nous voyant main dans la main, j’en déduis que Tyler leur a raconté que je suis bien plus qu’une demi-sœur par alliance. La sensation d’être à découvert est étrange, je ne peux qu’espérer que ce soit un avant-goût de comment les choses pourraient être entre nous. Nous serions honnêtes et acceptés, satisfaits et amoureux. Un jour, peut-être.

Maria retourne à sa cafetière et je me retrouve dans le garage. Tyler m’a lâché la main, je ne sais pas s’il s’en rend compte, mais moi si, car chaque fois que je ne sens plus son contact, il me manque. La pièce est encombrée de cartons, d’outils étalés sur des tréteaux de fortune et d’une vieille tondeuse rouillée posée en équilibre contre le mur. Au milieu : une voiture. Lustrée, rouge brillant, pas une seule éraflure et vieille de plusieurs décennies. — Il est prêt, ce café ? résonne une voix grave derrière le capot ouvert. — Pas tout à fait, répond Tyler. Après un silence, on entend la tête de son grand-père se cogner contre le capot. Tyler s’esclaffe par réflexe, puis s’inquiète. — Ça va, Papi ? L’homme pousse un juron dans sa barbe, toussote et jette un œil derrière le véhicule. Il se frotte le crâne, là où ses cheveux blancs commencent à disparaître. Son visage est creusé de rides, mais il sourit de toutes ses dents. — Qu’est-ce que tu fiches ici, bonhomme ? fait-il d’une voix presque cassée dépourvue d’accent. (Il essuie ses mains pleines de graisse sur son jean et rentre son tee-shirt.) J’ai raté un jour ? On est déjà lundi ? — Je suis parti plus tôt que prévu. Tyler s’avance avec précaution parmi les outils éparpillés par terre pour passer un bras autour des épaules de son grand-père. — Je te présente Eden. Je rougis. — Dis donc, quelle jolie petite poulette ! Il retire ses lunettes et donne un coup de coude à Tyler. — Je comprends mieux maintenant. On ne peut pas t’en vouloir. Tyler se couvre le visage de la main mais son grand-père ricane en rechaussant ses lunettes. — Moi c’est Peter, mais on m’appelle Pete. Content de voir que Tyler ne nous racontait pas de bêtises. Je dois avouer que je n’étais pas sûr que tu existes vraiment. Je m’esclaffe devant l’air pincé de Tyler. En fin de compte, je suis heureuse qu’il ait parlé de moi à ses grands-parents. J’aime l’idée de mon prénom sur ses lèvres, de son sourire quand il le prononce. Pete rigole et Tyler le repousse en souriant. — Le café doit être prêt. Et les pancakes. Tu fais une pause, et après je t’aiderai avec cette batterie, d’accord ? Nous retournons dans la cuisine où Maria nous accueille avec son sourire chaleureux. Elle a préparé des tasses de café chaud et disposé deux sets de table supplémentaires. Les pancakes sont empilés sur une assiette avec tout un tas de confitures et de fruits frais bien alignés. — Heureusement que tu m’en as fait acheter plus que de raison, dit-elle à Pete. — On n’est jamais à l’abri d’une visite imprévue. Il s’installe et sirote aussitôt son café. Satisfait, il nous observe par-dessus le bord de sa tasse, à travers ses lunettes embuées. — Je vous en prie, asseyez-vous, nous dit Maria. Le café ça te va ? Ou tu bois du thé ? Je peux faire du thé. — Le café c’est parfait ! je la coupe. Soulagée, Maria pousse Tyler à côté de moi. Il a les joues roses depuis notre arrivée, et je dois avouer que le voir gêné est étonnamment réjouissant. — Vous avez roulé toute la nuit ? demande Maria.

Elle lui tend avec précaution une tasse de café avant de lui poser une main sur le front, comme pour vérifier qu’il n’a pas de fièvre. — Non, seulement deux heures. Elle a l’air horrifiée. Tyler boit une gorgée de café avant d’ajouter : — Et non, je n’ai pas fait d’excès de vitesse sur l’autoroute. On est partis de Sacramento, pas de L.A. — Qu’est-ce que vous fichiez à Sacramento ? s’exclame Peter. Je n’ai jamais mis les pieds dans une ville plus ridiculement ennuyeuse ! — C’est une longue histoire. En fait, ça ne l’est pas tant que ça. — Hum, fait Maria en se glissant sur la chaise libre à l’autre bout de la table. Je sens que quelque chose lui trotte dans la tête. — ¿ Fue duro convencerla ? Tyler me jette un regard en coin, puis se racle la gorge. — Sí. No pensé que vendría. — ¿ Le has hablado de tu padre ? — Aún no. — Je déteste quand ils font ça, me souffle Pete. C’est très frustrant. — Vous ne parlez pas espagnol ? — Je ne connais que les bases. Et toi ? Il se penche pour planter sa fourchette dans la pile de pancakes. — Si seulement. Tyler et Maria reviennent à l’anglais avec un dernier regard entendu. Elle sourit jusqu’aux oreilles. — Tyler m’a dit que tu étudiais à Chicago, dit-elle en me servant un pancake. En temps normal, je l’aurais refusé, mais je ne veux pas être malpolie. — Oui, je fais des études de psychologie. — Psychologie, répète Pete. Le cerveau, tout ça ? — Disons que ça consiste à expliquer les raisons derrière certains comportements humains. Je bois une grande gorgée de café. Je ne suis pas très fan du café noir, mais au moins, ça réveille. — J’aimerais m’orienter vers la psychologie criminologique. — Je ne savais pas, intervient Tyler. — C’est parce que tu n’étais pas… (Je m’interromps. Contrôler ce que je dis est plus difficile que lui envoyer des remarques cinglantes.) C’est un domaine qui m’intéresse. — Psychologie criminologique… C’est quoi exactement ? demande Maria. — On analyse les raisons et les mécanismes qui peuvent amener quelqu’un à commettre un crime. Un silence gênant s’abat sur la cuisine. Pete enfourne un demi-pancake dans sa bouche. Maria passe son doigt sur le bord de sa tasse. Tyler se gratte la nuque, tête baissée. Quant à moi, je me rends compte que ce n’est pas ce que je dis, le problème, c’est à qui je le dis. — En fait, tous les aspects de la psychologie sont intéressants, je lâche pour tenter de détendre l’atmosphère. On peut tenter d’expliquer pourquoi les gens font des choses irrationnelles, comme aller jusqu’à Portland avec leur demi-frère sur un coup de tête, par exemple ! Avec soulagement, je vois Tyler lever les yeux au ciel, Maria souffler et Pete ricaner. Le reste du petit-déjeuner se déroule sans anicroche. Maria pose des milliards de questions, Pete acquiesce beaucoup, Tyler et moi donnons des tas de réponses. Il finit par leur expliquer ce que nous faisions à Sacramento et Maria se montre très compatissante devant la triste situation qui a mené à ce

voyage. Ce qui est encore plus triste, c’est que ça n’a pas fait la moindre différence. Sauf pour Tyler et moi, ce qui n’était certainement pas au programme. Mais je suis contente du résultat. Pendant qu’ils continuent la conversation, je découpe mon pancake en tout petits morceaux pour qu’il ait l’air moins conséquent, en me demandant si mon père et Ella sont réveillés. Il est bientôt 9 heures. Ils doivent être en train de se disputer. Ella, coincée au milieu, à nous défendre toute seule contre mon père. Je me sens coupable et égoïste. Jai presque envie de faire demi-tour. Mais à la fin du repas, je me sors cette idée du crâne. Ella sait se débrouiller. Après tout, elle est avocate, et Tyler n’a pas l’air inquiet non plus. Avec Pete, ils retournent au garage à la seconde où Maria se lève pour débarrasser. — Si on reprend la route avant 10 heures, on sera à Portland avant la nuit, me dit-il. Je déteste sa manière d’être aussi attirant sans faire le moindre effort. Derrière lui, j’entends Pete lui demander d’apporter une lampe de poche. — Ça ne te dérange pas ? demande-t-il en se retournant vers moi. — Non, vas-y. Je n’ai pas envie de l’arracher à sa famille, et Maria a l’air d’avoir besoin d’aide, alors je la rejoins dans la cuisine. — Vous avez toujours vécu ici ? À Redding ? Je suis curieuse, et puis je ne sais pas trop quel autre sujet aborder. Elle charge les assiettes dans le lave-vaisselle. — Non, ça fait un peu plus de sept ans. Nous habitions à Santa Monica nous aussi. — C’est vrai ? — Sí. — Pourquoi êtes-vous venus ici ? — Ah, fait-elle en s’appuyant contre le plan de travail, avec un sourire. On n’avait pas envie de rester, avec tout ce qui se passait à l’époque. C’était très dur. Alors nous sommes venus chercher le calme à Redding. On apprécie la ville aussi. On est bien, ici. — Tout ce qui se passait… avec le père de Tyler ? Votre fils ? Je ne peux pas m’empêcher de me montrer indiscrète. J’ai horreur de ne pas savoir. — Ah, répète Maria. Tyler a dit que tu étais au courant. Elle ferme le lave-vaisselle puis se lave les mains. J’ai peur de l’avoir contrariée, alors je me tais. — C’était un moment très dur pour nous. Très dur à gérer. Très dur à accepter. Je me doute. Soudain je ne me sens pas à ma place dans cette cuisine, j’ai l’impression de m’incruster. — Je peux utiliser les toilettes ? Maria semble troublée, mais soulagée par le brusque changement de sujet. — À l’étage, deuxième porte à gauche. Je ne perds pas de temps. Mal à l’aise, je monte en vitesse. En haut comme dans l’entrée, les murs sont recouverts de vieilles photographies. C’est assez flippant, tous ces visages. Soudain j’aperçois Tyler parmi eux. Mon cœur flanche et je recule d’un pas, puis j’avance pour examiner le cliché. C’est la photo d’une plage que je connais bien : celle de Santa Monica, avec sa promenade, au loin. Tyler est entouré de Maria et Pete, les bras sur leurs épaules. Maria est bien plus jeune et plus mince, avec le même visage rond. Et Pete a des cheveux, bruns et épais, et ses lunettes. Ils n’ont pas encore soixante ans. Plutôt la quarantaine. Sauf que Tyler doit avoir seize ou dix-sept ans et des cheveux bien plus longs que je ne lui connais. C’est impossible… Merde.

Ce n’est pas Tyler. — Je parie que je sais quelle photo tu regardes. Je sursaute. Tyler est adossé au mur de l’escalier, les bras croisés. Le vrai Tyler, cette fois. — Tu m’as fait peur, je chuchote. J’en ai le souffle coupé. — Celle sur la plage, pas vrai ? Il monte me rejoindre. — Tout le monde a toujours dit que j’étais sa copie conforme. J’étais plus comme son frère que son fils. Perso, moi je ne vois pas la ressemblance. T’as vu ces cheveux ? Trop nul. Je me demande à quoi il pensait. — Ton père. Ce n’est même pas une question. C’est la première fois que je peux mettre un visage sur l’homme que je méprise tellement. Même si ce n’est qu’un visage jeune et innocent. — Mmm. Tyler s’adosse à nouveau au mur avec désinvolture et je me dis que son séjour à Portland l’a métamorphosé. — Il s’appelle Peter, au fait. — Peter, comme… ton grand-père ? — Comme Peter Junior. Et Peter Senior. Heureusement ma mère a refusé de poursuivre la tradition. Je le scrute avec attention. Un an auparavant, j’ai dû l’empêcher d’aller casser la figure à son père. Maintenant il en parle comme si ça lui était complètement égal. Je m’aperçois qu’il y a une tonne de photos de son père au mur. — Elles ne te dérangent pas ? — Avant, si. Je suis resté là quelques jours l’année dernière, quand je suis parti. Je ne savais pas où aller, alors je suis venu ici, et crois-moi, j’ai essayé de les enlever une par une. Mais ils m’ont mis à la porte, fait-il en riant. Et quand je suis repassé par là en revenant à L.A. mercredi, elles ne me dérangeaient plus. Je suis scotchée mais la sincérité et l’honnêteté dans son sourire et ses yeux sont indéniables. Le désir de le prendre dans mes bras me submerge. — Au cas où tu n’aurais pas remarqué, ma grand-mère est du genre à conserver les choses. Elle ne veut jamais rien abandonner. Même les choses que tout le monde a déjà laissées tomber. Comme les mariages brisés depuis huit ans, fait-il en tapotant l’un des cadres dorés. C’est une photo du mariage de ses parents. Ella et Peter, si jeunes, à peine plus vieux que nous aujourd’hui, avec entre eux Tyler, tout sourire dans un adorable petit smoking. Ce sourire et ces yeux brillants dont je suis tombée amoureuse. Un jour, Ella m’a dit qu’il avait marché à ses côtés jusqu’à l’autel, elle m’avait même montré une photo semblable. C’est terrible de penser qu’il l’a accompagnée jusqu’au type qui a fini par briser leurs vies. J’en ai la nausée. — Pourquoi… J’ai du mal à parler tant ma gorge est sèche. — Pourquoi il y a autant de photos de ton père ? Ils ne lui en veulent pas ? Je sais que je n’ai rien à dire, mais ça paraît un peu… je ne sais pas. Trop vite pardonné, je crois. — Bien sûr qu’ils lui en veulent, Eden. Mais il reste leur fils. Il vient se placer entre le mur et moi. Ses yeux émeraude s’adoucissent. — On a réparé la voiture plus vite que prévu. Papi avait oublié d’éteindre les phares, ça a vidé la batterie. On peut y aller maintenant.

— D’accord. J’en ai pour une minute. Je pousse la porte des toilettes, soudain gênée de sa présence. — Attends, dit-il. Je peux te poser une question ? — Bien sûr. — Est-ce que tu as découvert pourquoi les gens font des trucs aussi irrationnels que s’enfuir pour Portland avec leur demi-frère sur un coup de tête ? Il attend ma réponse avec un sourire taquin aux lèvres, s’approche de moi et pose la main sur le mur à quelques centimètres de mon épaule. La chaleur qui se dégage de lui me donne la chair de poule. — Je ne suis pas bien placée pour le dire… Je parle très vite avant que les mots ne se bloquent dans ma gorge. Je dois déglutir et reprendre mon souffle, car l’avoir si près de moi me semble irréel. L’été dernier je ne rêvais que de ça. À présent, je dois me réhabituer à cette sensation, après sa si longue absence. Ça m’a manqué. — D’après moi, on ne fait ça que quand il reste un espoir.

14 Le trajet jusqu’à Portland dure sept heures. Je passe tout ce temps confinée dans une voiture aux côtés de Tyler, la tête pleine de sentiments contradictoires. Si j’ai du mal à faire le point, ce que j’apprends, en revanche, c’est que Tyler chante extrêmement mal. Il crie par-dessus la radio depuis quinze minutes, en se trompant sur la moitié des paroles et en hurlant les refrains. On ne l’aurait jamais pris à faire ça il y a trois ans, ce n’est pas assez « cool ». Il essaye de me faire rire pour passer le temps. Et il y parvient : je me tords chaque fois qu’il émet une note aiguë, clim en plein visage, Converse par terre et pieds sur le tableau de bord. Au bout d’un moment, je le supplie d’arrêter et me redresse pour baisser le volume. Tyler éclate de rire. Il est bientôt 16 heures, nous avons traversé Salem et nous serons à Portland dans une demi-heure. Le paysage commence à m’être familier. — D’accord, je t’inscris au prochain concours de talents. — Ma première groupie ! Son téléphone se met à sonner. Il jette un œil à l’écran et me le passe. — C’est ma mère. Mets le haut-parleur. Je m’exécute. — Salut, Maman. — Salut Ella. Tu es sur haut-parleur. Tyler conduit. — Salut vous deux, soupire-t-elle au bout de la ligne. (Je ne sais pas comment elle fait pour avoir l’air enjouée et triste en même temps.) J’appelais juste pour prendre de vos nouvelles. Vous n’êtes pas encore arrivés ? — Dans trente minutes environ, lui dis-je. On s’est arrêtés une heure à… — Un restau pour prendre le petit-déjeuner, coupe Tyler en me lançant un regard appuyé. Et on a pris de l’essence plusieurs fois. Tu fais quoi ? — Je suis dans la chambre. Chase est à la piscine et Jamie est au téléphone avec Jen depuis au moins deux heures. Nous échangeons un regard soucieux, mais c’est moi qui finis par poser la question. — Et mon père ? Elle reste un instant muette. — Je mentirais si je vous disais que je sais où il est. Je ferme les yeux et renverse la tête en arrière, déçue. Tyler fronce les sourcils, sans quitter la route des yeux.

— Donc il sait tout, dis-je. Ça explique sa disparition. Il doit être quelque part en train de tenter de dominer sa colère. — Qu’est-ce qui s’est passé ? je demande. — Il fallait bien que je lui dise. À mon réveil, je suis allée lui annoncer que vous étiez partis à Portland, que vous étiez assez grands pour faire vos choix et que nous n’avions rien à dire. Sur le coup, j’ai pensé à la facture de l’hôtel s’il donnait un coup de poing dans la porte. Heureusement il s’est contenté de sortir et je ne l’ai pas revu depuis. La voiture est toujours là, il n’a pas pu aller bien loin. — Il n’a rien dit ? — Il ne vaut mieux pas que vous le sachiez. Il m’en veut aussi beaucoup. Agrippé au volant, Tyler rabat ses lunettes de soleil sur son nez en secouant la tête. — On aurait dû attendre qu’il se réveille et lui dire. — Crois-moi Tyler, si ça avait été le cas, tu ne serais pas à Portland à cette heure-ci. Du moins pas avec Eden. — Et Jamie et Chase ? Ils savent qu’on est partis ? — Évidemment. Je peux la sentir se frotter les tempes en réfléchissant. — Jamie a été atrocement dur, comme d’habitude. Chase a seulement demandé quand vous rentriez. — C’est Eden qui décide, dit Tyler. Je discerne un discret sourire et j’aimerais qu’il retire ses lunettes pour que je puisse lire dans ses yeux. — Hmm. Je ne sais pas encore, mais si Tyler continue de chanter, je serai de retour dès demain. Nous éclatons tous de rire et pendant un instant, j’oublie à quel point cette situation est risquée. En allant à Portland avec Tyler, j’ai probablement détruit la dernière chance que j’avais de sauver ma relation avec mon père. Il ne me le pardonnera jamais. — Bon, fait Ella, j’arrête de vous embêter. Soyez prudents et prévenez-moi quand vous arrivez. — Pas de problème. Quand elle raccroche, je m’installe confortablement pour la fin du voyage. Bientôt. Je ne sais que penser de Portland. J’aime me dire que Santa Monica est ma maison, mais je ne peux pas nier que je serai toujours une fille de Portland. J’y ai grandi. J’adorais cette ville quand j’étais petite et que tout allait encore bien. Et puis mes parents ont commencé à se disputer, mes amies sont devenues méchantes et les mauvais souvenirs ont toujours eu le pas sur les bons. J’ai peut-être besoin de nouveaux souvenirs dans cette ville. Des bons, cela va sans dire. L’air de rien, Tyler remonte le volume de la radio et je le sens qui m’observe derrière ses lunettes de soleil. Il réprime un sourire et s’abstient de chanter tandis que nous traversons Wilsonville. Tout me revient d’un coup quand nous arrivons. Tout est tellement… Portland. L’autoroute est bordée d’arbres et un soleil très discret perce à travers les nuages bas. C’est quand nous longeons Willamette River pour rejoindre le centre-ville que je me rappelle la beauté de cette ville. Le paysage est à la fois brut et urbain. Rien de glamour ici, pas de magnifiques promenades ni de jetées photogéniques, pas de plages incroyables. Mais je crois que c’est pour ça que cette ville est géniale. La nature, la diversité, l’ouverture d’esprit, la végétation verdoyante et l’humidité. La plupart des habitants sont plutôt cool, c’est une ville bien plus accueillante que Seattle, c’est certain. Les gens sont plutôt décontractés ici. — Je viens de me rappeler qu’il faut que je fasse des courses, dit Tyler en retirant ses lunettes. J’ai vidé le frigo avant de partir, il n’y a plus rien à manger chez moi.

— Chez toi ? — Oui. — Tu as un chez-toi ? — Quoi ? Tu as cru que j’avais passé tout ce temps à l’hôtel ou que je dormais dans ma voiture ? On va s’arrêter chez Freddy avant. Je réprime un éclat de rire. — Incroyable. — Quoi donc ? — Rien. C’est bizarre de t’entendre parler comme ça. Tu n’es pas d’ici, tu devrais dire « Fred Meyer », ou juste « le supermarché ». — À t’entendre, on dirait que c’est super dur d’apprendre les us et coutumes de Portland. Je suis désolé de te le dire, mais c’est assez simple en fait. Allez les Timbers, allez les Blazers, tout ça. — N’importe qui peut dire ça. — Mais est-ce que n’importe qui peut dire que les Blazers ont remporté le championnat de la NBA en 1977 ? — D’accord, un point pour toi. Mais quand même. Ça me fait bizarre que tu saches tout ça sur Portland. J’ai l’impression que tu envahis mon espace personnel. — Comme tu as envahi le mien en venant vivre à Santa Monica, tu veux dire ? me taquine-t-il en me jetant des coups d’œil furtifs pour voir mon expression. Nous atteignons le centre-ville en quinze minutes car la circulation est fluide le dimanche, mais nous ne sortons pas de l’autoroute. Au lieu de ça, Tyler emprunte Marquam Bridge, l’un des nombreux ponts qui surplombent Willamette. Si Portland est connue pour autre chose que son nombre incroyable d’arbres, c’est bien pour ses ponts. Je me penche vers Hawthorne Bridge à notre gauche pour apercevoir Waterfront Park. C’est là que je passais le 4 Juillet, allongée dans l’herbe avec Amelia, à écouter des groupes de musique jouer sur la scène du Blues Festival. De l’autre côté, au loin, on distingue la pointe de Mount Hood. Nous voilà à l’est de Portland, sur Banfield Expressway, une route que je ne connais que trop bien, puisque nous passions par là avec mes amies pour nous rendre au centre-ville. Maman refusait que j’emprunte le tram qui passait dans notre quartier et dont la ligne commençait à Gresham, un quartier malfamé. Selon elle, si je montais dedans, j’allais me faire agresser par un gang. — Alors, tu habites dans quel quartier ? — Irvington, répond-il. Je réfléchis une seconde parce que Portland est très grande et qu’en trois ans, j’ai un peu perdu mes repères. — Irvington… comme dans Broadway Street, là bas ? Je désigne les arbres denses à gauche de la route, je suis quasiment sûre que c’est dans ce coin-là. — Exact. Tyler semble fatigué. La route a été longue. — Je loue un appartement au coin de Brazee et de la IXe Avenue. Je n’ai pas la même vue que quand j’étais à New York, mais je crois que tu vas l’aimer. — Tu ne t’es pas senti seul ? je lâche sans réfléchir. Il me regarde bizarrement. Moi, c’est ce que j’ai ressenti en m’installant à Chicago. Débarquer dans une nouvelle ville où l’on ne connaît personne, être à des milliers de kilomètres de tout le monde ; c’est un peu nul et je me rends compte que Tyler a dû traverser la même chose. — Je sais que tu as vécu à New York, mais c’était différent. Tu avais Snake, Emily, les conférences… Tu parlais à des gens. — Et tu crois que je ne parle à personne ici ?

Il me regarde sans comprendre et je ne peux m’empêcher de poser une main sur sa joue pour lui faire tourner la tête vers la route. — Crois-moi, Eden. J’ai été bien occupé. — À faire quoi ? — Tu verras. Pour l’instant, on va faire les courses. Il prend la sortie suivante et nous arrivons dans son quartier. Je reconnais Broadway Street, nous y venions souvent avec Amelia. Il y a des tas de boutiques, des pubs et des restaurants, mais j’ai à peine le temps de l’apercevoir que nous nous garons déjà sur le parking bondé du supermarché. À Portland, Freddy’s est presque une institution. Ça m’a un peu manqué. Nous nous dégourdissons les jambes avant d’entrer. C’est étrange de fouler à nouveau le sol de Portland. Par chance il semblerait que les températures estivales cette année soient plus hautes que d’habitude. Il fait plus de vingt-cinq degrés, c’est même plus qu’à Santa Monica ces derniers temps. Tyler s’empare d’un caddie et se dirige droit sur les produits frais. Il passe un temps fou au rayon fruits et légumes. Je n’ai jamais fait les courses avec un végétarien auparavant, c’est intéressant de voir ce qu’il met dans le caddie et plus intéressant encore de se rendre compte que ça a l’air bon. Je parviens quand même à glisser deux boîtes de céréales Lucky Charms dans le caddie sans qu’il s’en aperçoive. Un petit plaisir coupable. Tandis que j’aide à décharger le caddie, je ne peux pas m’empêcher de me sentir adulte, ce qui est curieux puisque j’ai fait les courses à Chicago des millions de fois, mais c’est différent avec Tyler. J’ai l’impression que nous sommes un couple lambda en train de faire les courses de la semaine avant de rentrer les ranger au frigo et d’aller regarder la télé. Sauf que c’est le réfrigérateur de Tyler, pas le mien, et que nous ne sommes certainement pas un couple. Néanmoins, ça reste une sensation agréable. C’est ce que pourrait être notre vie quotidienne si nous étions un couple. Des corvées moins contraignantes puisque nous les ferions ensemble. Nous entassons les sacs sur la banquette arrière puisque nos valises encombrent le coffre. L’appartement de Tyler n’est qu’à cinq minutes. Il se gare contre le trottoir d’une rue bordée de pavillons d’un côté et d’une résidence d’appartements de l’autre. — C’est là ? — Oui. C’est sympa, mais le loyer est un peu élevé. C’est pour ça que j’ai vendu ma voiture. — Question de priorité. — Exactement, fait-il en refermant le coffre avec un sourire. Nous pénétrons dans une jolie résidence. Tous les appartements se ressemblent, disposés en C autour d’une cour, certains possèdent un étage. Des sentiers serpentent entre les pelouses bien entretenues parsemées de plantes, d’arbres et de bancs. C’est très joli sous le soleil, mais ça doit l’être moins en automne, sous les averses incessantes. — C’est là-bas, fait Tyler en désignant une porte avec l’inscription « Appartement 3 » au dessus. C’est un peu, euh, vide. Je n’ai pas l’âme d’un décorateur. Il ouvre la porte et me laisse passer la première. En posant un pied sur le parquet du salon, je m’aperçois qu’il n’exagérait pas. La pièce est vide : murs blancs et nus, une télé, un canapé en cuir noir et un tapis beige pelucheux au milieu. — Pour ma défense, je ne voulais pas dépenser la moitié de mon fric pour des trucs inutiles. Et je ne suis jamais là. Il traverse la pièce jusqu’à deux portes : une qui mène à un petit couloir, l’autre à une petite salle à manger, équipée d’une table noire et de deux chaises assorties. Puis nous passons à la cuisine, minuscule comparée à celle de chez mon père. Mais elle contient le nécessaire et je crois que je comprends Tyler quand il dit ne pas vouloir dépenser son argent dans un gigantesque appartement sans raison.

Le petit couloir de l’autre côté mène à deux chambres séparées par une salle de bains. Celle de gauche, malgré l’absence de personnalité, semble être celle de Tyler. Le seul meuble est le grand lit double contre le mur. Je sais que c’est sa chambre pour l’unique raison que l’autre est vide. — J’aurais sûrement dû l’aménager un peu. Sa voix résonne contre les murs vides et il se frotte la nuque. — Mmm. Nous pensons tous les deux à la même chose : Où est-ce que je vais dormir ? Je n’ai pas envie qu’il suggère qu’on partage le lit. — Je vais dormir sur le canapé, ça ne me dérange pas, dis-je avec empressement. — Je ne vais pas te laisser dormir sur le canapé, Eden. Ma mère me tuerait. — Honnêtement, ça ne me dérange pas. Je vis sur un campus, tu te rappelles ? Crois-moi, j’ai dormi sur un nombre incalculable de canapés. — Tu es sûre ? Ça me gêne. — Certaine. On devrait ranger les courses. À 17 h 30, nous avons fini et nous sommes affamés. La journée a été longue. Tyler se prépare des pâtes tandis que je me fais un bol de Lucky Charms. Je le mange assise sur le plan de travail pour l’observer cuisiner. — Tu devrais envoyer un message à ta mère, dis-je la bouche pleine. Pour lui dire qu’on est arrivés. — Ah oui, mince. Il tapote son écran en surveillant ses pâtes. Je détaille ses épaules si larges, puis ses biceps jusqu’à ses tatouages qui dépassent de la manche de son tee-shirt, avant de me rendre compte que je le fixe. — Je peux te poser une question ? — Oui, fait-il en retournant à son couteau. — Pourquoi tu ne voulais pas qu’elle sache qu’on s’est arrêtés chez tes grands-parents ? Il pousse un soupir et repose son couteau. — Parce qu’elle ne sait pas que j’ai repris contact avec eux. On ne leur parlait plus quand mon père a été mis en prison. Ils ont déménagé et on ne les voyait jamais. Personne ne fait neuf heures de route pour aller voir les parents de son ex-mari. Et Maman déteste tout ce qui lui rappelle mon père. Donc inutile de lui en parler. Pendant le silence qui s’ensuit, je tourne ma cuillère dans mon bol et il s’intéresse à la poêle sur le feu. — Ta mère est géniale, dis-je pour finir. Au cas où tu ne le saurais pas déjà. Je l’ai déjà dit à Ella, et c’est la vérité. Je me demande simplement si Tyler en a conscience. — Si, je le sais. Elle a toujours été top, même dans les moments difficiles quand elle a su ce que faisait mon père. Elle était au fond du gouffre, à l’époque. Rien à voir avec aujourd’hui. J’attends qu’il développe. J’aime connaître leurs vies, parce que j’en fais partie maintenant. Je ne saurai jamais tout à fait ce que la famille de Tyler a traversé, mais je peux essayer de le comprendre du mieux que je peux. J’ai beaucoup appris ces trois dernières années. Il passe une main dans ses cheveux comme s’il réfléchissait à ce qu’il allait dire ou non, puis il éteint la plaque. — Elle aimait mon père à la folie, tu sais. Et lui aussi. Quand j’y repense, tout ce que je me rappelle de mon enfance c’est qu’ils étaient accrochés l’un à l’autre. Donc quand elle a découvert la vérité et que mon père a été arrêté, ça l’a détruite. Et même si elle l’aimait, elle ne pouvait plus le regarder en face. Alors elle a demandé le divorce dès qu’il a été condamné. Il se tait et regarde par terre un instant.

— Elle a arrêté de travailler, et pendant un an, elle a eu du mal à me regarder, moi aussi. Elle se sentait tellement coupable de n’avoir rien remarqué. Un jour, je me suis battu à l’école et quand je suis rentré avec le visage tout gonflé, elle a fondu en larmes. Ses parents disaient qu’elle ne serait jamais une bonne mère, et je crois que pendant longtemps, elle les a crus. Et mon comportement, la boisson, la fumette, ça n’arrangeait rien. Il se tait à nouveau et vient se placer juste devant moi. Puis il parle de cette voix douce, si rare avant, et de plus en plus habituelle maintenant : — Et puis elle a rencontré ton père et elle a arrêté de rester devant la télé toute la journée à boire du café. Elle s’est mise à sortir, et ça semble bête, mais elle paraissait de nouveau heureuse. Je savais qu’elle avait rencontré quelqu’un avant qu’elle nous l’annonce. C’était évident et contrairement à ce qu’elle craignait, je n’ai pas flippé quand elle nous l’a enfin dit. J’étais content que ton père entre dans nos vies, parce que c’est à ce moment-là que Maman a commencé à redevenir elle-même. Il s’approche pour poser les deux mains sur mes genoux. Il hésite, comme s’il s’attendait à ce que je le repousse, mais mon cœur se serre. Son contact me paralyse. C’est le seul qui me fasse cet effet. Le seul que j’accepte. — Donc j’ai rencontré ton père pour la première fois quand j’avais quinze ans. On était censés tous se comporter correctement, mais évidemment, je faisais ma crise d’ado, j’étais sorti picoler avec des types bien plus vieux que moi et je suis rentré complètement ivre. Ton père a à peine eu le temps de se présenter que j’ai vomi sur le carrelage de la cuisine. Je sais, c’est dégueu. Super comme première impression. Ma mère était morte de honte, ton père était horrifié et je suis même surpris qu’il soit resté après ça. Bref, j’ai un peu extrapolé mais en gros, ton père me déteste depuis le premier jour. (Le silence s’abat sur la cuisine. Il reprend tout bas.) Et je ne peux pas m’empêcher de croire que si je n’avais pas fait ça plus jeune, alors peut-être qu’il ne serait pas autant contre… Il respire profondément. J’ai les yeux rivés sur ses lèvres qui s’approchent de moi. Ses mains remontent le long de mes cuisses, je sens son front contre le mien. Nous fermons les yeux. — Ceci, termine-t-il dans un murmure. Mais je ne peux pas. Pas encore. Il y a trop de choses à régler. L’embrasser maintenant serait une fuite en avant. Je saisis doucement son menton entre mes mains, et secoue la tête avec un petit sourire contrit. Lentement, il se détache de moi, d’abord de mon visage, puis de mes jambes. Il recule et quand j’ouvre enfin les yeux, il est en train de m’observer. Je vois dans ses yeux qu’il n’est pas en colère. Plus déçu qu’autre chose. Il acquiesce avec un sourire chaleureux et compréhensif, puis se retourne vers la plaque. J’ai la sensation étrange que mon corps est différent. Mes céréales sont toutes molles maintenant, je les mélange encore et encore dans mon bol tout en dévorant Tyler du regard.

15 À mon réveil, j’ai l’impression d’avoir dormi longtemps. Je suis dans le brouillard, impossible d’ouvrir les yeux, alors je reste sous ma couverture. J’aurais dû dormir samedi soir, ma nuit blanche me rattrape. Une main me masse l’épaule. Ce n’est pas désagréable mais ça me tire de ma torpeur, et je me dégage en me retournant avec un grognement. Le rire familier de Tyler retentit. À la seule pensée qu’il est là, à mes côtés, mes yeux s’ouvrent d’un coup. Pendant une fraction de seconde, je ne me rappelle plus où je suis, ni pourquoi Tyler est là, puis tout me revient d’un coup. Ah oui, Portland. Une pensée qui réveille. Il est accroupi devant le canapé, tout habillé, et son parfum flotte dans l’air. — Pardon de te réveiller. J’ai l’impression d’être au milieu de ma nuit, pourtant le soleil filtre par les grandes fenêtres. Je m’assieds en plissant les yeux dans la lumière. — Quelle heure est-il ? Je suis épuisée. Comment peut-on avoir une telle gueule de bois sans avoir bu une seule goutte d’alcool ? C’est un autre genre de gueule de bois, un trop-plein de voyage, ou de demi-frère. Je me sens en piteux état. — 8 heures passées. — 8 heures du matin ? Un lundi ? En été ? Je dois avoir des yeux de furet sous stéroïdes, mais je m’en moque. — Désolé de te l’apprendre, fait-il en riant, mais on n’est pas tous en vacances. Les gens doivent travailler. — Travailler ? — En quelque sorte, fait-il en regardant sa montre. Est-ce qu’il y a une chance que tu sois prête d’ici trente minutes ? — Quel genre de travail ? — C’est… compliqué. Je ne devais rentrer de Santa Monica qu’aujourd’hui, donc j’ai la journée libre. Je ne suis pas censé aller au travail. Mais hier tu m’as demandé où j’avais passé l’année, donc aujourd’hui, je vais te montrer. Ça suffit à me faire sortir du lit. Ou plutôt du canapé. Je me précipite à la douche sans demander mon reste. Je suis trop impatiente de découvrir ce qu’a été sa vie. C’est la raison pour laquelle il voulait que je vienne à Portland au départ. Il voulait me montrer pour quoi il est parti.

Tyler est très impressionné de me voir revenir au salon vingt minutes plus tard, prête à partir. J’ai enfilé mon sweat bordeaux de la fac, même s’il va probablement faire chaud, et mes Converse blanches. Il éteint la télé et jette un coup d’œil curieux à mes chaussures. Je sais ce qu’il se demande : est-ce que c’est la paire qu’il m’a offerte à New York, celle sur laquelle il a écrit ? — Elles sont neuves, je l’informe en levant le pied pour lui montrer. Les Converse qu’il m’a offertes l’été dernier sont dans mon placard depuis un an. Impossible de les porter. Mais malgré l’insistance de Rachael pour que je les jette à la poubelle ou que je les brûle, je n’ai pas pu. — D’accord, dit-il doucement. Il n’a pas l’air ravi, mais il enchaîne : — Je comprends. Bon, commençons par le commencement : on va prendre un café. — Je ne vais pas m’y opposer. Et nous revoilà en terrain neutre. La ville est réputée pour ses délicieux cafés et je crois fermement qu’on ne peut pas être un vrai local si on ne boit pas de café le matin. Nous sortons avant 9 heures. Le soleil est encore bas, l’air est frais. Je ne suis pas du matin, mais j’aime ce début de journée. — Avant de partir, dis-je à Tyler, une fois dans la voiture, s’il te plaît dis-moi que tu ne vas pas chez Starbucks. — Non, fait-il en riant. Je me détends. — Très bien. Alors, on va où ? — Dans le centre. — D’accord, mais où ? Il se tourne vers moi avec un grand sourire suspect. On dirait qu’il a gagné au loto. Je lui fais une grimace qui signifie : « Quoi encore ? » Il est expert quand il s’agit d’éviter les questions. Il l’a toujours été. — Tes interrogatoires m’ont manqué. Et tes avis très arrêtés aussi. Et ton obstination. Et tes conclusions hâtives débiles. Et ta persévérance. — Tu veux que je sorte de la voiture, un truc comme ça ? Parce qu’on dirait vraiment que tu n’as pas envie que je sois là, dis-je en ouvrant la portière. — J’ai dit que ça me manquait, pas que je les détestais. Il se penche par-dessus moi pour la refermer. J’essaye de faire comme si de rien n’était mais je retiens mon souffle. Le bon côté de Portland, c’est que la circulation matinale n’est pas aussi dense qu’à Los Angeles, car les gens empruntent le tram ou se déplacent à vélo. Nous mettons moins de vingt minutes. Je ne me rappelle pas avoir jamais autant apprécié Portland. Nous dépassons de nombreuses boutiques, bars, cinémas où l’on peut même acheter de la bière, et un nombre incalculable de clubs de strip-tease. Dans le coin, on ne trouve aucun fast-food, tous les restaurants cuisinent sans gluten, les SDF ne sont jamais contrôlés, conduire une voiture n’est pas cool et les gens marchent où bon leur semble. Nous passons même devant Powell’s, la plus grande librairie indépendante du monde. Les heures passées chez eux à chercher les bons manuels scolaires parmi leurs millions de bouquins sont loin derrière moi. À l’époque, Portland me semblait inintéressante, ennuyeuse et beaucoup trop indie. Indie, elle l’est toujours. Mais elle ne me paraît plus inintéressante. Plutôt cool en fait.

À 9 h 30, nous sommes garés. Je suis un peu déstabilisée, c’est étrange que ce soit Tyler qui me serve de guide dans ce cadre familier. Ça devrait être l’inverse. — Tu sais, Portland n’est pas aussi nulle que tu le disais. Je refuse de lui donner raison et d’admettre que j’avais tort d’en dresser un portrait aussi horrible, alors je me contente de hausser les épaules. Deux rues plus loin, nous sommes à Pioneer Square. — Le salon de Portland, je murmure. — Oui, je sais. Je lui jette un regard mauvais. Même si je plaisante, je suis agacée. C’est un peu égoïste d’être aussi possessive, mais je ne suis toujours pas habituée au fait que mon chez-moi soit son chez-lui. Nous sommes près de la boutique Nordstrom. Tyler observe un instant la place. C’est censé être l’une des plus jolies du monde et je suis d’accord. Elle s’étend sur tout un pâté de maisons, et le centre est construit comme un amphithéâtre. Sur les briques du sol sont gravés des milliers de noms. Contrairement à Hollywood, il n’y a pas besoin d’être connu pour avoir son nom par terre, il suffit de payer. J’adorais venir ici avant. Il s’y passe toujours quelque chose, comme l’illumination de l’arbre de Noël géant où m’emmenaient mes parents chaque année, ou le cinéma en plein air où des centaines de gens se rassemblent avec leurs chaises pliantes et leurs nappes de pique-nique pour regarder des films le soir en été. Il y a peut-être des plages, une jetée et une promenade à Santa Monica, mais Portland a Willamette River, Mount Hood et Pioneer Square. Deux mondes différents et uniques en leur genre. — Cool, hein ? fait Tyler. (Je lui jette un regard dédaigneux. Il oublie que j’ai vécu ici pendant seize ans.) On pourra y revenir après si tu veux. Peut-être plus tard dans la semaine, quand on aura du temps libre. — Quand on aura du temps libre ? — Quand j’aurai du temps libre, corrige-t-il. Comme je l’ai dit, on n’est pas tous en vacances. On va le prendre, ce café ? — Oui, oui. D’accord. Je jette un dernier coup d’œil par-dessus mon épaule, puis nous marchons jusqu’à un petit café indépendant. Je n’y suis jamais allée. On vit peut-être pour le café à Portland, mais il y en a tellement qu’on n’a pas le temps de tous les tester. — Oublie le Refinery de Santa Monica. Cet endroit déchire tout, à côté. Mais je ne suis pas objectif. Il rigole et pousse la porte. Je souris quand il me laisse entrer la première. Une de ses habitudes qu’il n’a pas perdue. L’intérieur est petit et agréable, et la file d’attente s’étire jusqu’à la porte. Les gens viennent chercher leur café avant d’aller au boulot. Tyler suspend ses lunettes de soleil au col de sa chemise et sort son portefeuille. — Latte vanille avec supplément caramel, bien chaud, c’est ça ? fait-il en réprimant un sourire malin. — Tu te souviens de ce que je prends ? — Ce n’est pas très compliqué. — J’imagine… Je scrute la file d’attente, les caissiers, et mon propre corps. Même en sweat, je me sens complexée. — Je vais passer sur le caramel pour aujourd’hui. Je doute que cela fasse une grande différence, mais je me sentirai moins coupable.

— Pas de problème. Tu nous gardes cette place ? fait-il en désignant une table près de la fenêtre. Je vais commander. Je vais m’installer. D’habitude, j’aime bien observer les gens dans la rue par la fenêtre, mais aujourd’hui, je ne vois que Tyler. C’est étrange comme il se fond dans la masse alors qu’il ne devrait pas, il est de Los Angeles. Pourtant il ne se démarque pas, c’est peut-être sa chemise à carreaux, sa barbe de deux jours, les tatouages sur ses bras, ou son attitude très ouverte et décontractée. Je ne sais pas pourquoi, mais il a l’air d’être chez lui. Il amorce une conversation avec le type devant lui. Tyler rit plusieurs fois. Au comptoir, il fait la conversation au serveur, un jeune avec des tas de piercings sur le visage. Ils ont l’air des meilleurs amis du monde et je me dis que Tyler doit être un habitué. Il n’arrête pas de parler par-dessus les machines à café pendant que le type prépare nos boissons. Puis Tyler me désigne et le serveur me sourit avec un signe de la main. Dans un mouvement de panique, je fais signe à mon tour du genre je-ne-sais-pas-qui-tu-es-nipourquoi-tu-me-fais-signe-mais-ce-serait-malpoli-de-t’ignorer. — C’était qui ? je demande quand Tyler revient. — C’est Mikey. Il sait tout de toi. Il est content de te voir enfin. Derrière la machine à expresso, Mikey lève les pouces en l’air à mon intention. Bizarre qu’il parle de moi au serveur, mais je ne pose pas de questions. À la place, je désigne le type de la file d’attente avec qui il parlait, à présent assis à une table. — Et ce gars ? C’était qui ? — Il s’appelle Roger. Il vient tous les matins. Il prend un latte déca sans mousse, dans un grand gobelet. — Hein ? — Et elle, là bas, fait-il en montrant une fille à queue-de-cheval avec un sac à dos, c’est Heather. En général elle prend un grand mocha blanc sans mousse, avec supplément fraise, vanille, crème et cannelle. Léger sur la cannelle. — Tu travailles ici ? — Eh oui. D’habitude c’est moi qui les sers. — C’est vrai ? Il rigole, les coudes sur la table. — Bien sûr. Mon premier réflexe est de croire qu’il plaisante. L’image de Tyler servant du café ne colle pas avec le personnage. Mais dans un sens, c’est logique. Il adore le café autant que moi. Il a le sourire amical qu’il faut. Ça ne demande pas de diplôme particulier et c’est facile de trouver ce genre de boulot à Portland. La moitié des étudiants bossent chez Starbucks. — C’est là que tu as travaillé toute l’année ? J’observe Mikey et une serveuse s’activer derrière le comptoir en essayant de m’imaginer Tyler dans ce rôle. Et j’y parviens. — Oui. Tous les matins, de 6 heures à midi. Il faut bien que je gagne ma vie, en plus du reste. — Quel reste ? — Mon autre activité, fait-il sur un ton mystérieux. Je crois que ça le fait rire que je n’aie aucune idée de ce qu’il raconte. Une étincelle maligne brille dans ses yeux. Je suis trop concentrée sur ce qu’il dit pour commencer mon café. — Ton autre activité ?

— Oui, et c’est là que je t’emmène. Ce n’est pas loin, quelques rues. J’y vais directement après mon service. — Tu as deux boulots ? — Pas tout à fait. Ne pose pas de questions. Tu vas voir. Je me tais, curieuse comme jamais. J’ai horreur de ne pas savoir. Tyler a l’air de vouloir faire durer le plaisir. Quand il retourne saluer Mikey au comptoir, je me demande soudain ce que je vais bien pouvoir faire demain quand il sera au travail. On verra plus tard, pour l’instant tout ce qui m’intéresse, c’est où il compte m’amener. Nous sortons, café à la main, sous le soleil. Pendant une seconde j’ai l’impression d’être de retour à New York, loin de tous les gens que nous connaissions, libres de nos mouvements et de nos sentiments. Cette époque désinvolte me manque. Même à Portland c’est un peu risqué, malgré la faible probabilité que quelqu’un me reconnaisse. Je n’arrive même pas à effleurer sa main. Je déteste ce sentiment de culpabilité. Nous nous dirigeons vers la rivière Willamette, qui divise la ville en deux. Je me prends à apprécier cette promenade dans le centre. Ça fait du bien de voir autre chose que des chaînes de magasins et des restaurants. Deux rues plus loin, Tyler s’arrête et désigne une grande porte noire entre un salon de tatouage et une boutique de vêtements. Il ouvre et je me retrouve dans une petite entrée, face à un escalier qui doit mener au-dessus du salon de tatouage et de la boutique. L’éclairage au néon est trop brillant. Je commence même à m’inquiéter un peu. — Où est-ce qu’on est ? — Suis-moi et tu verras, dit-il en grimpant l’escalier. Je lui emboîte le pas sans savoir à quoi m’attendre. Quand Tyler pousse une seconde porte, je suis aussi soulagée que surprise. De la musique forte résonne dans une grande pièce aux murs rouge vif et à la moquette noire. Il y a des tas d’ados, certains affalés dans des grands fauteuils, d’autres penchés sur des baby-foots ou des tables de air hockey au centre de la salle. D’autres encore sont plantés devant des distributeurs ou collés à la rangée d’ordinateurs installés contre le mur du fond. Il y a même quelques écrans plasma, et le plafond est recouvert de citations. Des slogans et des mantras pleins d’espoir et d’inspiration. — Tyler, on est où ? Il scrute la salle, un sourire aux lèvres, puis se tourne vers moi, sérieux. — C’est un club de jeunes. — Un club de jeunes ? Et tu travailles ici ? — Alors déjà, c’est une association à but non lucratif, fait-il comme si c’était évident. Donc non, je ne travaille pas ici, c’est moi qui la dirige. Bénévolement, d’où le job d’appoint. — Cet endroit t’appartient ? — Tout juste, fait-il avec un sourire radieux, la fierté perçant dans sa voix. — Et tu t’en occupes tout seul ? Soudain une voix appelle Tyler. Une voix féminine, avec un accent britannique, suivie de bruits de pas sur la moquette. Je sais de qui il s’agit avant même de me retourner. Quand je me retourne, la vue d’Emily qui se précipite vers nous me donne le tournis.

16 Je n’ai pas vu Emily depuis un an. Depuis New York. Tyler et moi sommes repartis pour L.A., et elle pour Londres. Je ne pensais jamais la revoir, mais pourtant la voilà qui serre brièvement Tyler contre elle. — Tu rentres plus tôt que prévu ! Je croyais que tu ne revenais que demain. — Ça a pris moins de temps que je ne le croyais pour convaincre quelqu’un de m’accompagner, fait-il en me jetant un regard appuyé. — Ah ! Eden, tu es là ! s’exclame-t-elle en se jetant à mon cou. J’adore son parfum. Ses cheveux soyeux effleurent mon visage. Ils sont plus foncés que dans mon souvenir. Elle aussi remarque mon changement de coiffure. — Tu t’es coupé les cheveux ? — Ça fait un bout de temps, je murmure. Qu’est-ce que tu fais ici ? — Du bénévolat. J’aide Tyler pendant quelques mois. Il a l’air tout gêné. Cette timidité ne lui ressemble tellement pas. — J’ai fini par me rendre compte que je ne pouvais pas tout gérer moi-même, alors j’ai appelé Emily à la rescousse, du genre : « Hé, ça te dirait de revenir aux États-Unis ? » — Et bien sûr, j’ai accepté, termine-t-elle avec un sourire radieux. C’est fou à quel point ils semblent tous deux fiers de ce qu’ils font, tout en restant humbles. — C’est la meilleure décision que j’aie prise de ma vie, avec les conférences, évidemment. — Vous étiez tous les deux ici, à Portland ? Je regarde Emily. Tyler n’a pas été le seul à me laisser dans le noir. Aucun des deux n’a cru bon de me mettre au courant, comme s’ils ne me faisaient pas confiance. — Et tu ne me l’as jamais dit ? Ça fait mal. Emily ouvre de grands yeux désolés, puis elle porte les mains à son visage. — Je sais… excuse-moi. Tyler ne voulait pas que je t’en parle parce que sinon tu aurais posé des questions et j’aurais été obligée de mentir. J’y songe une seconde, et c’est vrai que je comprends. Je sais qu’il avait besoin d’espace, qu’il ne voulait pas qu’on sache où il était. Ce qui m’échappe, en revanche, c’est ce qui l’empêchait de me parler de son activité. Un SMS aurait suffi. Un seul malheureux message pour me dire que tout allait bien pour lui. Tout ce que j’ai eu cette année, c’était les miettes d’informations qu’Ella parvenait à me glisser l’air de rien dans nos conversations, quand mon père n’était pas dans les parages. Elle ne semblait jamais se faire de souci pour Tyler, donc je crois que j’ai toujours su qu’il allait bien. Quand

il a fini par m’appeler, c’était bien trop tard. Mon mépris pour lui avait pris le dessus et je n’ai jamais pu me résoudre à lui répondre. Peut-être que si j’avais décroché mon téléphone, il m’aurait raconté tout ce qu’il me montre maintenant. — Ça va ? demande Tyler. Je m’aperçois que je n’ai pas répondu. — C’est juste que… C’est dingue, Tyler, dis-je en secouant la tête. Emily recule lentement et nous regarde à tour de rôle. — Je vais vous laisser en discuter. Je suis vraiment contente que tu sois venue, Eden. On se voit après, d’accord ? J’acquiesce et elle s’éloigne dans la salle. Je l’observe s’intégrer tout sourire à une conversation de collégiennes. Je me tourne vers Tyler. — Qu’est-ce que vous faites, exactement, ici ? — Viens. Il désigne une porte au bout de la pièce et me prend par la main. À cet instant, un garçon s’approche timidement. Il ne doit pas avoir plus de seize ans et tire sur les manches de son sweat avec nervosité. — Salut, Tyler. Emily avait dit que tu ne revenais que demain. — Oui je sais. Tyler ne lâche pas ma main immédiatement, comme il l’aurait fait un an auparavant. La sensation de sa main dans la mienne au milieu de tous ces gens est étrange, mais je pourrais m’y habituer facilement. Je pourrais même ne plus me sentir aussi coupable, un jour. — Je suis revenu en ville hier. Tu as eu des nouvelles de ta mère ? — Pas encore, fait le gamin en baissant les yeux. Mon père doit m’appeler quand elle sortira du bloc. — C’est bien. Je reviens dans une minute, d’accord ? Au fait, je te présente Eden. Il passe son bras autour de mon épaule. J’ai du mal à me concentrer, mais je m’efforce de garder les yeux sur l’ado devant moi. — Salut, dis-je avec le plus doux sourire dont je sois capable. Il se contente d’un signe de tête, les yeux par terre, avant de se diriger vers les ordinateurs. — C’est Bryce, explique Tyler en poussant finalement la porte. Sa mère est hospitalisée depuis deux semaines, il traîne ici pour s’occuper. Il est super timide. Nous nous retrouvons dans une petite pièce meublée d’un énorme bureau en chêne et d’un fauteuil de cuir noir. Les murs sont du même rouge que dans la salle, mais il y a du parquet au sol. Des tas de dossiers sont empilés sur un meuble à tiroirs le long d’un mur. Tyler referme la porte, me prend mon café qu’il pose sur le bureau et me fait signe de m’asseoir. — Hein ? — Assieds-toi, que je puisse te parler. Après une hésitation, je m’installe dans le fauteuil confortable et le fais pivoter une ou deux fois. — Pas mal. Il s’esclaffe, écarte quelques papiers et s’assied sur le coin du bureau. On dirait un avocat ou un proviseur qui s’apprête à me bombarder d’informations. — Donc, fait-il en sirotant son café. Bienvenue dans mon association. Nous sommes ouverts tous les jours de 8 heures à 22 heures en été. Emily est là de 8 heures à 17 heures. J’arrive à midi, après mon service au café, et je reste jusqu’à 22 heures, donc il y a toujours quelqu’un de présent, voire nous deux, plus quelques bénévoles pour nous aider de temps en temps. Quant à notre activité, nous sommes ici pour parler, offrir un lieu où l’on peut venir quand on en a besoin. Nous accueillons des

ados de la sixième à la terminale. Tous viennent pour différentes raisons. Certains pour se faire des amis. D’autres pour sortir de chez eux en cas de dispute parentale. D’autres encore simplement pour trouver quelqu’un à qui parler. Je pense que ça fonctionne parce que nous n’avons que vingt ans, tu vois ? On n’est pas des parents de cinquante balais qui essayent de leur dire ce qui est bien ou ce qui est mal. C’est plus facile pour eux de nous parler, on est plus à leur portée. Sans me laisser le temps de poser des questions, Tyler poursuit en jouant avec le couvercle de son gobelet : — Il s’est passé un truc fou. Il y a un gosse de seconde, Alex, qui vient ici tout le temps. Il y a deux mois, il m’a envoyé un SMS assez tard un vendredi soir, alors que je rentrais chez moi. Il était à une soirée chez des types qu’il ne connaissait pas bien, et il était censé dormir là-bas. Mais à un moment, ils se sont mis à sortir du LSD. Alex est un bon gars, il ne voulait pas rester, mais il n’a pas le permis et il voulait éviter d’appeler son père, alors il m’a appelé. Je suis allé le chercher et il a dormi chez moi, parce qu’il ne voulait pas que ses parents lui posent des questions. (Il arbore un regard doux mais presque peiné que je ne lui ai jamais vu auparavant.) Je crois qu’à ce moment, je me suis dit : « Hé, je suis en train de faire quelque chose de bien. » C’est fou de grandir et changer à ce point, pour devenir… une telle source d’inspiration. Je crois qu’il n’existe pas meilleure personne que Tyler pour diriger ce genre d’endroit. Il a traversé beaucoup d’épreuves, des abus à l’addiction, en passant par l’implosion de sa famille, les manipulations, l’isolement et l’obligation de faire comme si tout allait bien. Il comprend ce que peuvent traverser ces ados. Il sait ce qu’ils ressentent. — Ici, c’est un lieu positif où se distraire, recevoir des conseils, s’amuser. Emily appelle ça un refuge. — Je trouve ça génial. Je suis sincère, pourtant je ne peux m’empêcher de penser que les choses auraient pu être différentes entre nous s’il m’en avait parlé avant. Je n’aurais peut-être pas été autant en colère, j’aurais compris. Je n’aurais pas passé tout ce temps à me poser des questions. — Ta mère est au courant de tout ça ? — En grande partie, oui. Il se lève et se dirige vers l’un des tiroirs d’où il sort un dossier qu’il examine un instant avant de me jeter un regard par-dessus son épaule. — Tu sais, je ne lui dis pas tout. Il y a plusieurs choses que je ne lui ai pas racontées. — Comme ? — Les mêmes que je ne t’ai pas dites non plus. Mais j’y viens, fait-il en refermant le cabinet. Je cherche seulement les bons mots. Je me lève pour le rejoindre. — Tu sais que tu me stresses quand tu dis ce genre de trucs ? — Désolé, dit-il avec un grand sourire. On frappe discrètement à la porte et Emily passe la tête à l’intérieur. — Je vous dérange ? Inconsciemment, je recule d’un pas, même si je ne suis pas du tout près de Tyler. — Non, je réponds. Elle pousse la porte et entre. Elle a relevé ses cheveux en une queue-de-cheval haute qui lui tombe sur les épaules. — Bryce t’attend. Il a passé le week-end à demander quand tu rentrais. Je sais que c’est ton jour de congé, mais tu veux bien aller le voir ? — Oui, j’y vais. Il se dirige vers la porte avant de se rappeler ma présence.

— Vas-y, dis-je avec un signe de la main. Il me remercie d’un sourire et me laisse seule avec Emily qui s’approche, les yeux brillants de joie. Je me demande ce que ça fait d’être aussi heureuse. — Je suis super contente que tu sois là, dit-elle en me tirant de nouveau vers la grande salle. Ça fait trop longtemps. — Et moi, je suis super perdue de te voir ici. Moi qui te croyais chez toi pendant tout ce temps, à souffrir de la météo britannique dont tu te plaignais constamment. Mal à l’aise, elle rigole et m’amène près de la fenêtre qui laisse entrer le soleil matinal dans la pièce. — Franchement, rentrer chez moi c’était l’horreur. Je n’ai pas pu dire non quand Tyler m’a appelée pour l’aider cet été. J’ai dû attendre plusieurs mois avant de pouvoir venir. — Et tu es venue comme ça ? Elle hausse les épaules et s’assied sur le rebord de la fenêtre en croisant les jambes. Je l’imite. — Je ne faisais pas grand-chose de productif, de toute façon. J’étais dans la même situation que Tyler. Tu termines le programme de conférences, la réalité te rattrape et tu te dis : « Merde, je fais quoi maintenant ? » Quand Tyler m’a appelée, j’étais à deux doigts de mourir d’ennui à la caisse de Tesco, alors ça n’a pas été difficile de me décider. En fait, je me plais même plus ici qu’à New York. — C’est vrai ? — C’est une grande ville avec l’ambiance d’un village. C’est rare. Je suis d’accord avec elle. Dans la salle, quelques ados nous observent du coin de l’œil, sûrement à se demander qui je peux bien être. D’autres viennent tout juste d’arriver. Cet endroit est incroyable, avec tous ces supports technologiques. C’est étrange d’apprendre enfin ce qu’a fait Tyler cette année, et en même temps c’est très satisfaisant. Il a fait des choses positives, qui valent la peine, qui ont du sens. — Comment ça se fait que tous ces ados soient levés à cette heure-ci ? Il n’est même pas 10 heures et c’est les vacances. — Crois-moi, là c’est plutôt calme. Attends de voir à midi, ça se remplit. Au bout de la pièce, Tyler discute chaleureusement avec Bryce. Je l’observe hocher la tête à tout ce que le gamin lui dit. Il est vraiment à sa place ici. — Il faut que je te présente, dit Emily. Enfin, ils savent déjà à peu près tous que Tyler a pris quelques jours de vacances pour aller te voir. Mais dis-moi, fait-elle en se levant, les mains sur les hanches, tu préfères qu’on te présente comment ? La demi-sœur de Tyler, ou sa… — On va dire demi-sœur par alliance. J’ignore ce que Tyler et moi sommes, mais je ne suis pas sa petite copine. Et étant donné les circonstances, je ne suis pas sûre de le devenir un jour. Même si mon père et Jamie finissaient par l’accepter, je dois quand même retourner à Chicago, à plus de trois milles kilomètres d’ici, et de Tyler. Ça paraît tout bonnement impossible. Emily acquiesce et me conduit vers le groupe le plus proche, des filles installées dans les fauteuils du coin. Elle me présente comme Eden, la demi-sœur de Tyler qui vit à Los Angeles, mais qui vient en fait de Portland à la base. Les filles émettent quelques « ah » et « salut », avant de retourner à leurs occupations. Nous répétons le processus de groupe en groupe, jusqu’à ce que tout le monde dans la pièce connaisse mon prénom. Puis Tyler nous rejoint, tout sourire. Je ne sais pas pourquoi, mais le voir sourire comme ça me fait mal. — Ça va ? — J’ai présenté Eden à tout le monde. Mais vous savez, vous n’avez pas besoin de rester ici. Allez passer la journée ensemble, et Tyler, je ne veux plus te voir jusqu’à demain, comme prévu.

J’espère secrètement qu’il va lui obéir. Ça ne me dérangerait pas qu’on passe la journée juste tous les deux. C’est la raison de ma venue à Portland. Je suis là pour savoir s’il subsiste quelque chose entre nous, et depuis jeudi, chaque jour, chaque heure, chaque minute me démontre que c’est bien le cas. Je suis là pour découvrir si ça en vaut la peine. — Tu as raison, acquiesce Tyler. Je réprime mon sourire. Heureusement, il ne le remarque pas. — Tu es sûre de pouvoir gérer toute seule ? — Oh je t’en prie, je l’ai fait tout le week-end. Nous rions brièvement, puis Tyler et moi nous dirigeons vers la porte. Ses bras qui se balancent sur ses hanches sont tellement tentants. — Tu as envie d’aller quelque part en particulier ? demande-t-il. Je détache mes yeux des veines de ses mains. Pourvu qu’il ne remarque pas que je rougis. — Pas vraiment, je murmure. Je baisse la tête pour que mes cheveux masquent mon visage. — J’ai une idée, fait-il, enthousiaste. — Qui est… ? — Je vais te montrer. Les yeux brillant d’un éclat espiègle, il m’ouvre la porte pour sortir, mais je ne vais pas loin, car je me cogne dans une personne. Probablement un ado un peu trop pressé. — Pardon, dis-je rapidement en reculant. Tyler m’attrape par le bras et je lève les yeux sur le pauvre gosse que j’ai bousculé. Qui n’est pas du tout un gosse. C’est un homme, qui se tient à quelques centimètres de nous, très perplexe. Il arbore une montre dorée, une chemise rentrée dans son pantalon, une cravate lâche autour du cou, et tient un dossier à la main. Il a dû se tromper d’immeuble, c’est une maison de jeunes, pas un centre de conférences, ni un bureau. Mais Tyler ouvre la bouche. — Qu’est-ce que tu fais là ? demande-t-il, aussi surpris que pressant. Tu ne devais arriver que vendredi prochain. L’homme, proche de la quarantaine, jette un œil à son dossier. — Le comptable a terminé les prévisions plus tôt que prévu, je me suis dit que j’allais passer les déposer. Pour un type à l’air si coriace, sa voix est étonnamment douce. Quelque chose dans son visage bien rasé m’interpelle. — C’est plutôt à moi de te demander ce que tu fais là. Tu n’étais pas censé rentrer plus tard ? — Finalement je suis revenu hier. Mal à l’aise, les deux mains dans les poches, Tyler déglutit quand le type me lance un regard interrogateur. — Je te présente Eden. — Ah. Il me dévisage avec un sourire crispé. Je n’arrive pas à détacher mes yeux de lui. Mon estomac se tord tandis que je détaille son teint mat, ses cheveux noirs et ses yeux brillants, vert émeraude. Il me rappelle quelqu’un. Très précisément, la personne qui se tient face à lui. — Et Eden, je te présente… Tyler déglutit une fois de plus, hésitant. Il se reprend pour maîtriser l’angoisse soudaine qui vient de le frapper. Je sais déjà ce qu’il va dire. — … mon père.

17 — Quoi ? je lâche tout haut. Sur la défensive, je me rapproche de Tyler pour m’éloigner de ce type que j’ai appris à haïr ces dernières années. J’ai la nausée, au point de devoir me retenir de vomir. Je n’arrive pas à me concentrer, mes pensées s’éparpillent dans tous les sens tant je suis choquée. Un seul mot tourne dans ma tête : Quoi ? Quoi ? Quoi ? Que fait-il ici, à Portland, dans ce bâtiment, juste devant nous ? — Je vais t’expliquer, me dit Tyler qui se place devant moi. On dirait qu’il voit la liste de questions se dresser dans mon esprit. Il lit la panique et la confusion dans mes yeux, comme je vois le stress dans les siens. Encore des explications. Alors que je commençais enfin à croire que je savais tout… — Tu ne lui as pas encore dit ? demande son père. Quoi ? Il a l’air surpris et moi, malgré mon dédain pour cette personne, je suis incrédule. Il n’a rien du criminel que je m’imaginais. Il présente bien. Je ne me suis jamais attendue à le voir, et encore moins à ce qu’il soit tout à fait normal. Pas de regards noirs, de poings serrés ni d’air menaçant. Non. Il a l’air respectable, et c’est encore pire. — J’allais y venir, marmonne Tyler. Je croyais avoir jusqu’à la semaine prochaine. — Eh bien désolé d’être passé à l’improviste, dit le sale type avec un sourire chaleureux qui me met dans une colère noire. Peter, ajoute-t-il avec un bref hochement de tête. — Je sais qui vous êtes. Le dégoût perce dans ma voix. Je hais cet homme, je ne peux tolérer sa présence et encore moins être cordiale avec lui. Il ne mérite pas mon respect et ne l’aura jamais. — Qu’est-ce que c’est que cette histoire, Tyler ? je demande. Mal à l’aise, ce dernier a l’air de vouloir disparaître sous terre. — Je peux revenir plus tard…, propose Peter en battant en retraite. Il n’a pas l’air de comprendre pourquoi l’atmosphère est soudain aussi tendue. J’imagine que sa première impression de moi n’est pas terrible, mais franchement, je m’en fiche totalement. — Non, fait Tyler, donne les dossiers à Emily, ajoute-t-il fermement. C’est étrange et très satisfaisant de le voir s’adresser avec autorité à son père. Cette fois le pouvoir ne semble pas être dans les mains de Peter. — Allons-y, Eden. Quand il me prend par la main, nos doigts s’entremêlent automatiquement, avec un naturel déconcertant. Il m’entraîne avec urgence dans l’escalier et nous laissons derrière nous son père qui se

passe une main dans les cheveux, exactement comme le fait souvent Tyler. Je serre les dents quand la porte se referme dans notre dos. Nous nous regardons longuement sur le trottoir. Tyler respire fort et serre ma main encore plus fort. Il s’adosse à la vitrine du tatoueur, s’assied sur le rebord et m’attire plus près de lui. Dans son regard se mêlent des centaines d’émotions, comme s’il n’arrivait pas à décider laquelle ressentir. — C’est ce que je devais vous dire, à ma mère et à toi, dit-il tout bas. Je croise les bras. — Quoi donc ? Je ne comprends rien à ce qui se passe. S’il te plaît, explique-moi ce que ton père fabrique ici. — La version courte ? Il est revenu dans ma vie depuis septembre. Lentement, je relâche mes bras, en faisant un gros effort pour garder mon sang-froid. — Pourquoi… ? Ne pas comprendre m’exaspère. Pourquoi Tyler aurait-il laissé faire ça ? Les questions se pressent dans ma tête. — Comment ? Il se redresse et observe les passants. — Viens à ma voiture. Je ne peux pas rester là pour te dire ce que j’ai à te révéler. Je le suis, hébétée, tandis que nous rebroussons chemin par le café où il travaille, vers Pioneer Square. Des questions, toujours des questions qui ont besoin de réponses, et la plus importante ne peut pas attendre. — Est-ce que… est-ce que ça va ? je lui demande tout simplement. Ce n’était clairement pas la première fois qu’il revoyait son père face à face. Il n’est pas paniqué, mais étrangement déstabilisé. — Oui. C’est juste que je n’étais pas… prêt. Il détourne les yeux, son pouce décrit des cercles sur le dos de ma main. Ce n’est pas pour me rassurer, mais bien parce qu’il est stressé. Il ne cesse de se mordiller les lèvres, perdu dans ses pensées. À chaque seconde, la liste de ce qu’il pourrait s’apprêter à me révéler ne cesse de grandir. Quand nous arrivons au parking, j’ai l’impression qu’il pourrait s’évanouir à tout moment. Nous montons dans la voiture, et soudain, le silence s’abat sur nous. Plus de passants, le parking est désert, il ne reste que nous deux. — Alors, qu’est-ce qui se passe ? Il regarde droit devant lui avant de se pencher, le front sur le volant, les bras autour de la tête. — Je n’avais pas encore réfléchi à comment j’allais te le dire, alors sois indulgente. — Dis-moi simplement ce que ton père fait à Portland, Tyler. La raison qui justifie que son père se trouve dans un rayon de moins de cent kilomètres de lui : c’est tout ce que je veux savoir. — Parce que c’est lui qui finance l’association, fait-il en levant la tête vers moi. C’est lui qui paye l’assurance, le loyer, qui s’occupe de la partie légale et de tout ce que je ne peux pas faire. — C’est tout ? Ce ne sont pas les réponses que je cherchais. Du moins pas toutes. — Comment c’est arrivé ? Depuis quand tu lui reparles ? Il tressaille à chaque question. Son attention est attirée par quelqu’un qui traverse le parking. Il attend que l’homme disparaisse pour continuer. — Ce n’est pas facile à raconter. — Ce n’était pas facile de me dire la vérité à son sujet au départ, je lui rappelle doucement. Mais tu l’as quand même fait, non ? Alors je t’écoute.

Parfois, Tyler a seulement besoin qu’on le presse un peu pour s’ouvrir. Mon sourire est rassurant, pour lui montrer que je suis là, je l’ai toujours été. Je crois qu’il a tendance à l’oublier. Il déglutit, hoche la tête, puis se redresse pour s’enfoncer dans son siège. Il a l’air de se dégonfler à vue d’œil. Il pose les doigts sur le volant et scrute ses mains. — La nuit où je suis parti… Je me prépare à la longue histoire. Avec Tyler, c’est tout ou rien. — Je ne savais pas où aller. Alors j’ai conduit au hasard, et en traversant Redding, je me suis arrêté chez mes grands-parents. J’avais conduit toute la nuit, j’étais crevé. Je crois que j’étais la dernière personne qu’ils s’attendaient à trouver devant leur porte. Il lève les yeux, les mains toujours agrippées au volant, et m’adresse un léger sourire. Je suis contente qu’il puisse me regarder en face. — J’ai passé la journée là-bas à me demander ce que je fichais et où j’allais bien pouvoir aller. Et toutes ces photos de mon père aux murs, je n’en pouvais plus. J’ai voulu les enlever, ils m’en ont empêché. J’étais tellement énervé. Je me suis mis à hurler, c’est là qu’ils m’ont dit que j’étais impossible à vivre. (Il se tait, blessé, comme si cette idée était trop dure à supporter.) Et le pire, c’est que je le savais. C’était pour ça que j’avais quitté Santa Monica au départ, et je savais qu’il fallait que j’y remédie au plus vite. Je ne voulais pas être un éternel colérique. C’est toujours si déchirant quand Tyler se livre. Ses révélations sont sincères, crues et me touchent au plus profond de moi-même. Je crois que c’est à cause de son passé tragique, tellement injuste et déroutant. Tout, dans la vie de Tyler, est comme ça. — Personne ne peut t’en vouloir d’être en colère contre ton père, lui dis-je en réprimant l’envie de le prendre dans mes bras comme avant, chaque fois qu’il avait besoin de réconfort. — Mais on peut m’en vouloir de ne pas me contrôler, conclut-il d’un ton sévère, les yeux sur le pare-brise à présent. Je voulais te voir. — Hein ? — Quand j’étais énervé à cause de ces photos, j’avais envie de te voir. Il trace le tour du volant du bout des doigts, une, deux, trois fois, le regard dans le vide. — Je savais que c’était malsain de dépendre autant de toi, je ne pouvais pas passer ma vie à avoir besoin que tu me calmes ou que tu me dises que tout allait bien. C’est pour ça que je ne suis pas revenu. J’aurais pu. Je le voulais vraiment. Mais c’était la solution de facilité. J’étais à mi-chemin entre Portland et toi. Et je savais que je devais choisir Portland, parce que si je ne pouvais pas t’avoir, toi, au moins je pouvais avoir une petite part de toi. J’ai la chair de poule et la gorge sèche, j’en oublierais presque de respirer. Inspire, expire. — Et Portland t’a mené à ton père ? C’est là que tu veux en venir ? — Laisse-moi continuer. Il ne veut pas être interrompu. Plus de questions. Je me contente d’écouter. — Donc je suis venu jusqu’ici. Les premières semaines, je n’ai rien fait du tout. J’étais énervé la plupart du temps et je ne savais pas comment me sentir mieux sans, tu sais, frapper dans quelque chose. (Il serre le poing avec un rictus, avant de poser les deux mains sur ses genoux.) Je n’arrivais pas à surmonter l’idée que mon père était sorti de prison, il me fallait un moyen de me libérer de toute cette colère que je retenais depuis des années. Alors j’ai commencé à penser à des solutions. Et pour finir, j’ai compris ce que je devais faire, même si je détestais l’idée. Il fallait que… C’est gênant. (Une autre pause. Il respire profondément.) Fin août, reprend-il, je me suis décidé et j’ai pris rendezvous avec une… une psy. Silence. Ça c’est une surprise. L’atmosphère s’épaissit tout à coup. Le mot résonne à mes oreilles. Tyler ferme les yeux. En fait, il serre les paupières aussi fort qu’il le peut.

— Une psy ? Il acquiesce, la tête entre les mains. Je ne l’ai jamais vu dans cet état. — Maman a toujours voulu que j’aille en voir un, murmure-t-il. Quand tout est arrivé. Quand mon père a été mis en prison. Elle voulait que je puisse parler à quelqu’un de neutre pour évacuer. Mais j’avais refusé. Il baisse les mains, les yeux toujours clos. — J’avais treize ans à l’époque. Je ne voulais pas être vu au collège comme le gamin qui a besoin d’aide. Je voulais être normal. Si seulement j’avais accepté. Je n’arrêtais pas de penser que si j’y étais allé, les choses auraient été différentes, et puis j’ai compris que ça pouvait encore changer. Alors j’ai pris rendez-vous et j’ai regretté à la seconde où j’ai passé la porte. Pendant la première séance, je ne me suis jamais senti aussi bête, assis sur ce canapé débile, avec une plante au-dessus de ma tête et cette femme de deux fois mon âge qui me demandait comment j’allais. Elle s’appelle Brooke. Elle a voulu savoir pourquoi je venais, alors je lui ai lâché le discours que je faisais aux conférences l’an dernier. Je le connais par cœur, c’est plus facile de parler si je me sens déconnecté. Je sais qu’il ne veut pas que je l’interrompe, mais je ne peux pas m’en empêcher. Sans m’en rendre compte, je lui prends la main délicatement. C’est mieux comme ça. Nos peaux l’une contre l’autre. Je ne détache pas les yeux de son visage. — Comme maintenant ? Immédiatement, il ouvre les yeux. Quand il se tourne vers moi, il a l’air complètement vidé. — Pardon, marmonne-t-il. J’ai du mal à affronter ton regard. — Ce n’est pas grave. Je sais qu’il n’aime pas trop s’ouvrir, pourtant il se force. Il est bien meilleur que moi à ce jeu-là. — Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ? — On a simplement… parlé. Je la voyais deux fois par semaine. Ce n’était pas si mal, jusqu’à ce qu’un jour, elle me demande si j’avais déjà pensé à parler à mon père. Du genre, le voir en face à face, dans un endroit sûr. Selon elle, ça pouvait m’aider. Je me suis dit qu’elle était cinglée. Mais à la séance suivante, j’ai accepté. C’était logique en fin de compte, et j’avais toujours voulu que mon père soit forcé de me regarder en face. Je ne voulais pas qu’il s’en sorte facilement, alors j’ai appelé Tonton Wes et j’ai raccroché dès qu’il a répondu. Puis j’ai rappelé et je lui ai demandé de dire à mon père de me rejoindre à Portland le lundi suivant. Je lui ai donné l’adresse du cabinet et j’ai dit que c’était la seule chance que je lui donnerais. Et j’ai raccroché avant de regretter. — Il est venu ? — Oui. Je me sentais tellement mal ce matin-là. J’ai cru que j’allais m’évanouir sur place. J’avais l’impression qu’il ne viendrait pas, mais Brooke était plus optimiste, et elle avait raison. Il est arrivé pile à l’heure. C’était super bizarre. Il est entré, il s’est arrêté net, et il n’a pas cessé de me fixer, même pendant que Brooke se présentait et lui serrait la main. Il n’a pas dit un mot, moi je le regardais en me demandant comment ça se faisait qu’il soit exactement comme dans mon souvenir. Je voulais qu’il soit différent, qu’il ait l’air d’avoir changé. — Ça faisait combien de temps ? — Huit ans. Il ne m’avait plus vu depuis mes douze ans. Douze ans… c’est dingue. J’en ai vingt maintenant. Je crois qu’il est resté abasourdi pendant au moins dix minutes. Il avait raté toute mon adolescence et je parie que pour lui, c’était étrange de se retrouver face à un homme plutôt qu’à un gamin. — Et tu étais… en colère ? je demande doucement. — Non, répond-il fièrement. Je ne sais pas trop comment je me sentais. Un peu vide, je crois. On s’est assis et on n’a rien dit pendant cinq minutes.

Ses doigts passent de mon poignet à ma main. Il tapote chacune de mes articulations tout doucement. On dirait qu’il essaye de se concentrer sur autre chose que ses paroles, pour se distraire. — Et Brooke m’a forcé à tout déballer à mon père. — Tout ? — Du moment où il a été mis en prison, jusqu’à aujourd’hui. Il respire profondément, cligne des yeux, resserre sa main sur la mienne. C’est toujours comme ça quand Tyler s’apprête à révéler des choses difficiles. — Je lui ai raconté les trois fois où je me suis fait virer de l’école. Que j’avais quatorze ans la première fois que j’ai fumé un joint. Seize, la première fois que j’ai essayé la coke. Je lui ai dit que j’avais des mauvaises notes parce que je m’en foutais, que je traitais Maman comme de la merde, que j’adorais picoler. Je lui ai raconté toutes les fois où je me suis fait arrêter et celle, au lycée, où j’ai cassé le nez d’un type. Je lui ai parlé de New York, et de toi. Je lui ai dit pourquoi j’étais à Portland. Je lui ai dit que j’étais là à cause de lui et que j’avais besoin de réparer ce qu’il avait fait de moi. Mes larmes coulent toutes seules. J’ai du mal à respirer. Je savais déjà tout ça, mais la souffrance qui perce dans sa voix me frappe en plein cœur. Je ne crois pas que son père puisse un jour envisager à quel point il a détruit son fils. La maltraitance était physique, mais les dégâts sont bel et bien psychologiques. — Ça a été un vrai soulagement, Eden. Quand je m’essuie les yeux, je vois qu’il me regarde de nouveau, avec la plus grande sincérité. — J’ai pu le regarder en face et lui reprocher tout ce qu’il avait fait… c’était presque satisfaisant. Il s’est effondré sous mes yeux. Il n’a jamais été du genre à pleurer, crois-moi. J’ai été surpris, et puis j’ai compris que c’était peut-être parce qu’il regrettait, qu’il s’en voulait. Il répétait : « Désolé, désolé, désolé. » Ensuite je me suis levé calmement, et je suis parti. Je l’ai laissé là-bas en train de bégayer comme un idiot. Et franchement, je me suis senti mieux. Je me penche vers lui, la joue contre son bras. Mes larmes coulent à flots sur sa chemise. Je déteste pleurer, mais chaque fois, c’est à cause de Tyler. — Pourquoi tu pleures ? Il lève mon menton vers lui et essuie mes larmes du bout des doigts. Il serre ma main si fort dans la sienne que l’une ou l’autre va finir par exploser, c’est certain. — Tu n’es pas détruit. C’est moi qui le suis. C’est moi qui pleure contre son épaule, incapable de réparer ma relation avec mon père. C’est moi qui n’arrive pas à refuser une glace sur la jetée, qui compte les jours, soulagée qu’ils se terminent, au lieu de les rendre meilleurs. Voilà pourquoi j’admire tant Tyler. Il était déterminé à changer les choses. Il a déménagé dans une autre ville, il est allé voir une psy, il a parlé à son père, monté une maison de jeunes, il travaille, il a un appartement à lui. Tout ça n’est pas arrivé en passant son temps à se morfondre. La première fois que j’ai rencontré Tyler, je n’aurais jamais cru qu’un jour, je voudrais être comme lui. — Plus maintenant, dit-il. Brooke m’a beaucoup aidé. C’est pour ça que j’y suis retourné. Mais je ne m’attendais pas à ce que Papa soit là à la séance suivante. J’étais perdu en arrivant au cabinet, et Brooke m’a dit qu’il allait rester quelque temps dans le coin. On avait encore des tas de trucs à régler, alors il est resté à Portland et il est venu à chaque séance, trois fois par semaine, pendant les trois semaines suivantes. Chaque fois, ça devenait un peu plus facile de lui parler, alors j’ai fini par lui dire que je pensais monter mon centre de jeunes. Il a proposé de m’aider. Il n’a pas le droit de travailler avec des mineurs, alors il a dit qu’il s’occuperait du financement. Selon lui, c’était le moins qu’il puisse faire, dit-il en souriant à cet euphémisme. Il a tenu parole et payé les factures. Il passe une fois par mois à Portland voir comment ça se passe. Il habite à Huntington Beach maintenant. Il investit

dans des sociétés depuis un an pour essayer de se refaire. C’est terrible à dire, mais il s’en sort bien. Je ne peux pas lui en vouloir d’essayer de reprendre pied, c’est exactement ce que je fais. — Pourquoi c’était aussi difficile pour toi de me dire tout ça ? Il grogne et détourne les yeux, à nouveau nerveux. — C’est juste… la psy. Je voulais te le dire mais c’était dur à avouer. — Pourquoi ? — Parce que tu trouves que c’est cool d’aller voir une psy ? Ce n’est pas un truc dont on peut être fier, fait-il sans s’énerver. — Mais pourquoi pas ? — Hein ? — Tu devrais, Tyler, dis-je fermement en lui lâchant la main. Ça ne veut pas du tout dire que tu es faible, tu sais. Ça veut dire au contraire que tu es fort, et que tu devrais être fier d’avoir pris cette décision. Regarde comme tu es heureux maintenant. — Pourquoi tu fais toujours ça ? — Quoi donc ? Un sourire se dessine sur son visage, et ses yeux s’illuminent. — Me faire me sentir mieux juste avec tes paroles. Je lui rends son sourire. Il n’est peut-être pas fier de lui, mais moi je le suis. Il est tellement incroyable, je suis sûre qu’il me surprendra toujours. — C’est parce que quand on aime quelqu’un, on veut qu’il se sente bien. Un éclair passe dans ses yeux, si vite que je ne sais pas le décrypter. Il se tourne vers moi avec un sourire joyeux et soulagé. — Quand on aime, hein ? Je me sens rougir sous la pression de son regard intense, et je baisse les yeux. — Depuis toujours, je murmure tout doucement. J’enfouis le visage dans sa chemise et il m’attire à lui. Nous restons enlacés comme si nos vies en dépendaient. J’aime la sensation de son corps contre le mien. J’ai envie de l’embrasser. J’ai vraiment très, très, envie de l’embrasser. Je suis amoureuse de lui. Je le sens dans chaque fibre, chaque cellule de mon corps. Mon amour pour lui a toujours été là, malgré tout ce que j’ai fait pour me convaincre du contraire. Il n’a jamais disparu. Je suis amoureuse de lui depuis mes seize ans. Je suis prête à l’embrasser. Mais ce n’est pas le bon moment. Son corps contre le mien, c’est déjà suffisant. Il pose le menton sur ma tête, je sens son souffle lent et tiède contre mon front. C’est agréable, nous restons ainsi un instant, dans les bras l’un de l’autre, au milieu du parking. Un an auparavant, je n’aurais jamais imaginé que la vie puisse être à nouveau ainsi, mais c’est ma nouvelle réalité, et je n’en changerais pour rien au monde. La prochaine fois. La prochaine fois, je l’embrasse.

18 L’idée me vient subitement. Nous sommes dans la voiture, les yeux mi-clos, quand soudain, je me redresse d’un coup. Tyler sursaute. Il n’est même pas 11 heures, nous avons la journée devant nous. Une journée entière avant qu’il ne retourne travailler demain. Emily nous a dit de nous amuser, et c’est exactement ce que nous allons faire. Façon Portland. — Changement de plan, passe-moi les clés, dis-je en réprimant un sourire. Je veux le surprendre, pour une fois. D’habitude c’est l’inverse, c’est lui qui trouve les bonnes idées, comme m’emmener sur la jetée pour la première fois, ou réserver une table dans des restaurants italiens, m’apprendre à jouer au baseball et nous acheter des billets pour le match des Yankees, ou encore me laisser conduire sa super voiture sur un parking du New Jersey en pleine nuit et m’acheter des nouvelles Converse avant d’écrire dessus en espagnol. Tyler a toujours des super idées pour me faire passer un bon moment. Alors à mon tour. — Hein ? — Les clés. J’en ai besoin pour conduire. Il a l’air de croire que je prépare un truc dangereux. Mais loin de là, c’est seulement un peu aventureux, c’est tout. Il finit par céder. — Mais j’ai pensé qu’on pouvait… — Contente-toi de changer de place. Et fais-moi confiance. Il ne se le fait pas dire deux fois et sort pour faire le tour de la voiture, tandis que je passe pardessus la boîte de vitesses pour m’installer derrière le volant. Je n’ai jamais conduit cette voiture, mais comme elle est loin d’être aussi puissante que l’ancienne, je suis à l’aise. Dieu merci, c’est une automatique. — Elle est légale, ton idée ? demande Tyler, intrigué. Pas d’infraction ? Pas de conduite inconsidérée ? — Évidemment que c’est légal. Ce n’est pas mon genre. — C’est vrai que tu es assez nulle à ce jeu. Nous éclatons de rire comme si la conversation précédente n’avait jamais eu lieu. Il est de nouveau de bonne humeur et très à l’aise. Je crois qu’il est content que nous changions de sujet. La vie n’est pas faite que de problèmes, il faut aussi penser à se faire plaisir. Je sors du parking et m’engage dans les rues ensoleillées de Portland. Je ne veux pas qu’il sache où nous allons. Nous nous apprêtons à sortir de la ville.

— Alors, fait-il à un feu rouge, c’est un enlèvement ? Je sais que tu ne m’as pas vu depuis un an, mais c’était pas la peine d’en arriver à de telles extrémités. Vol de voiture, kidnapping… — Nous partons à l’aventure. On a plusieurs étapes. La première est dans quarante-cinq minutes, et j’espère que tu ne l’as pas encore visitée. Il éclate d’un rire sincère et une expression nouvelle, comme de la reconnaissance, passe dans ses yeux. L’atmosphère a changé dans la voiture, il ne reste que de bonnes vibrations, des rires et des sourires. La radio distille ses derniers tubes sous le soleil qui transperce le pare-brise. Pour la première fois, j’ai vraiment l’impression d’être en été. C’est à ça que ça sert, l’été : profiter du soleil et faire des escapades avec les gens qu’on aime. La circulation est fluide, nous traversons Willamette sans souci et nous retrouvons vite sur l’autoroute. Le paysage est incroyable, difficile de croire que mon père m’emmenait sur cette route quand j’étais plus jeune. Nous partions nous balader chaque samedi matin, une habitude qui a pris fin quand sa relation avec Maman a commencé à se détériorer. À présent, nous supportons à peine la présence l’un de l’autre. Comme c’est triste, la façon dont les choses changent avec le temps. Nous quittons Portland par l’est en admirant la vue de la rivière qui scintille au soleil. Le trajet passe vite car nous n’arrêtons pas de parler. Tyler essaye de savoir où nous allons et ne cesse de se tromper. Non, je ne l’emmène pas dans l’État de Washington. Non, je ne l’emmène pas au sommet de Mount Hood. Et non, on ne va certainement pas faire de jet-ski, même si c’est ce qu’il espère en secret. Quand nous ne sommes plus qu’à quelques minutes de ma brillante idée, son visage s’éclaire et il éteint la radio, tout sourire. — Les chutes de Multnomah, dit-il. Je manque de piler. — Oh non mais franchement Tyler ! Comment tu sais ? — On vient juste de passer le panneau, fait-il en éclatant de rire. Multnomah est la plus grande cascade de l’Oregon et la principale attraction touristique de la région. Ça fait des années que je n’y suis pas allée, mais c’était mon endroit préféré avant, surtout avec mon père. On montait à pied et on se faisait prendre en photo au sommet pour l’envoyer à Maman. — Pitié, dis-moi que tu n’y es jamais allé. Je veux te la faire découvrir. — Je ne suis jamais venu. Pour moi, les chutes de Multnomah sont spéciales et c’est pour cette raison que c’est notre première halte : aujourd’hui est un jour spécial. Il y a quelque chose qui flotte dans l’air, je le sens et j’aime ça. Nous nous garons en face du restaurant Multnomah Falls Lodge. Tyler se crispe tandis que je manœuvre pour me garer entre deux voitures, sans perdre aucun des deux rétros. — J’imagine que c’est ici ? demande Tyler. Inutile de me retourner pour savoir qu’il regarde la cascade. On l’aperçoit de l’autoroute. — Eh oui. — Je te suis. Je l’entraîne par le bras et nos mains se trouvent à nouveau. Depuis une heure, tout semble s’accorder parfaitement. Je n’ai plus d’hésitation quant à savoir ce que je ressens pour Tyler car je suis encore amoureuse de lui, c’est indéniable. Je le comprends à présent. Je comprends pourquoi il devait partir. Je comprends, et maintenant que j’ai les réponses à toutes mes questions, la colère et l’incertitude m’ont quittée. Il ne me reste plus que l’amour et le pardon. Le contact de sa peau m’a tellement manqué… Maintenant que je sais ce que je ressens, je veux absolument le retrouver, et je saisis chaque occasion. Heureusement, ça n’a pas l’air de le déranger.

Il y a déjà pas mal de monde sur le site, un groupe de filles et un couple d’âge mûr se dirigent vers le chemin pavé. Nous les suivons. C’est une bonne chose que les chutes soient si faciles d’accès. La marche ne dure pas plus de cinq minutes et il est possible de monter tout en haut si on veut. Nous marchons main dans la main, comme si tout était normal. Personne ne sait que nous sommes demi-frère et sœur. Comment pourraient-ils le deviner ? Et pourquoi avais-je si peur du regard des inconnus si on découvrait la vérité ? Ce ne sont que des inconnus, justement. Leur avis ne compte pas et ne devrait pas nous préoccuper. Ce qui importe, c’est que je me sente si heureuse avec Tyler à mes côtés. Quelques minutes plus tard, nous atteignons le point de vue au pied des chutes. C’est là qu’on prend pleinement conscience des cent quatre-vingts mètres de hauteur. Les gens enfilent leurs ponchos et prennent des photos. Il fait plus frais ici qu’en ville, une légère brume flotte en permanence et le sol est humide. — Plutôt cool, s’exclame Tyler par-dessus le bruit. — On va monter. Je désigne Benson Bridge, une passerelle qui surplombe le premier tiers. Pour moi, c’est l’une des plus belles vues du monde. Ce n’est pas loin, mais nous devons composer avec le flot de touristes qui ont eu la même idée que nous. Je préférerais que Multnomah ne soit pas aussi connue, la passerelle serait moins bondée. Tyler me tient contre lui par les épaules jusqu’à ce que nous dénichions une place pour nous arrêter. Et là, enfin, je me sens chez moi. Là-haut, au-dessus de cette cascade, je suis à des millions de kilomètres de la Californie. L’odeur de mousse humide, la fraîcheur de l’air, les arbres si verts et vivants, c’est ça, l’Oregon. — Une photo s’impose, dis-je en me retournant vers Tyler qui scrute l’autre côté de la cascade, le sourire aux lèvres. Sans hésiter, il dégaine son portable. — Alors souris, murmure-t-il en le levant vers moi. Je m’appuie contre la rampe et mon sourire vient si naturellement qu’il illumine tout mon visage. Je suis si heureuse que j’en oublie de poser et je finis par éclater de rire. Nous échangeons de place et Tyler lève les pouces en l’air tandis que je le cadre, puis je le rejoins pour que nous prenions une photo ensemble, comme l’année dernière à New York. Au moment où je lui rends son téléphone, son sourire disparaît. Ses yeux s’attardent sur mon poignet qu’il saisit délicatement et retourne. Mon tatouage. Je crois qu’il ne s’en aperçoit que maintenant. Ce ne sont plus les trois mots de son souvenir. Il y a maintenant une colombe avec une aile plus grosse que l’autre à la place (je crois que le tatoueur de San Francisco était un apprenti). Tyler saisit mon autre poignet. Rien. Il observe cet horrible oiseau avec mépris, puis me lâche le bras. — Où est… ? Je sais ce qu’il veut savoir. Où est No te rindas, où est son écriture, où est le dernier souvenir de l’été dernier, où est mon espoir ? — Tu l’as fait recouvrir ? J’ai envie de disparaître. Je suis trop gênée pour le regarder en face alors je tire ma manche pardessus et baisse les yeux. — Aux dernières vacances, dis-je. — Pourquoi ? Je suis surprise qu’il pose la question, mais je me suis déjà rendu compte que Tyler n’est pas très doué pour comprendre les notions les plus évidentes. Je ne veux pas lui mentir.

— Parce que j’avais fini par abandonner. — Je vois. Il se retourne vers les chutes, les bras sur la rambarde. Je ne sais pas trop quoi dire, j’ai peur que l’atmosphère géniale qui régnait entre nous soit détruite. Je suis étonnée de voir un petit sourire apparaître sur ses lèvres quand il me demande : — Et tu abandonnes encore ? Encore une réponse évidente — Tu sais bien que non. — Alors prouve-le. Il désigne mon poignet et attend que je comprenne ce qu’il sous-entend. — Tu veux que je me le refasse tatouer ? je demande sans savoir s’il plaisante ou non. — Tu devrais. Peut-être que moi aussi, ajoute-t-il. Sans hésiter, je lui tends la main. Il l’a dit, ne le laisse pas changer d’avis. — Marché conclu. — Eden, je déconnais. — Pas moi. Il observe ma main toujours tendue puis, avec un soupir défait, il la serre. — J’appelle mon tatoueur demain pour voir s’il a de la place. — Hors de question. On y va tout de suite. Aujourd’hui, on fait tout sur un coup de tête. Il hésite une fois de plus, et quand il comprend que je ne plaisante pas, il sourit. — Alors allons-y.

19 Le tatoueur préféré de Tyler est un type du nom de Liam. Il travaille dans un petit salon du centre de Portland. C’est lui qui a tatoué tout son biceps gauche, en faisant bien attention à ne pas recouvrir mon prénom. Nous attendons depuis deux heures pour passer, car il est très demandé, et nous avons vu défiler un tas de gens tandis que nous tentions de choisir l’emplacement de notre nouveau tatouage. Nous sommes allés nous promener dans le quartier plusieurs fois pour patienter, mais nous étions si excités que nous ne sommes jamais allés bien loin. La pierceuse qui travaille dans la boutique me fait signe depuis son bureau. — Tu es sûre que tu ne veux pas de piercing ? Tu as encore dix minutes à attendre. Je peux t’en faire un au cartilage. Ça te dit ? — Ça va, merci, je répète pour la dix-neuvième fois. Tyler est mort de rire, je crois que c’est à cause de toute la caféine qu’il a absorbée en attendant. Il a passé son temps à faire des allers-retours au café voisin. Ça, ou l’odeur de l’encre qui commence à lui monter à la tête. — C’est bon, dit-il, je me suis décidé. — Ah oui ? Il se lève, son gobelet vide à la main, et désigne le côté droit de son torse. — Sur le pec’. Je n’ai pas trop envie d’ajouter d’autres mots sur mon bras. Mon prénom est le seul mot qui s’y trouve, perdu dans l’océan d’encre noire qui couvre sa peau. — Et j’ai déjà « guerrero » écrit dans le dos, donc le torse c’est bien. On aura le même tatouage, mais pas au même endroit, ça c’est certain. Je veux le mien à l’intérieur de mon avant-bras droit. Et le plus cool dans tout ça, c’est que nos tatouages seront dans l’écriture de l’autre. La porte du studio s’ouvre et un client en sort avec un pansement sur le mollet. Liam sort après lui, et même si je l’ai déjà aperçu plusieurs fois aujourd’hui, je ne peux m’empêcher d’être surprise. Il n’a pas l’air d’un tatoueur. Il paraît à peine plus âgé que moi, et le seul tatouage qu’on voit sur lui est une boussole derrière son oreille. Il n’est pas très intimidant, ce qui m’arrange. Il a l’air du voisin de campus à qui on va emprunter des pâtes parce qu’on sait qu’il est trop gentil pour refuser. Liam salue le type avant de se tourner vers nous, un peu confus. Il sait qu’on a attendu un moment, mais qu’on a tellement envie de nos tatouages qu’on était prêts à patienter et même à être harcelés par sa collègue pendant deux heures. — À vous, les amis, dit-il en plongeant derrière la caisse.

Il émerge avec une pile de papiers qu’il pose sur la table basse de la salle d’attente. — Vous voulez le dessiner vous-mêmes, c’est ça ? Ne vous inquiétez pas pour la taille, je vais le faire à l’ordi. Écrivez juste les mots, fait-il avant d’aller préparer le studio pour nous. Tyler attrape un stylo et se met à écrire. No te rindas. Jamais je n’aurais cru le revoir tracer ces mots, et je tombe amoureuse de la façon dont il plie le poignet en écrivant. Puis il se redresse et examine son papier. Les lettres ne sont pas tout à fait alignées ni régulières, je trouve ça enfantin et adorable, mais il n’a pas l’air du même avis car il froisse la feuille en secouant la tête, et recommence. Cette fois il tente en majuscules, mais ça ne lui convient toujours pas. Frustré, il passe une main dans ses cheveux. — Trop de pression, murmure-t-il avant de se concentrer à fond. Si ça doit rester pour toujours, autant que ce soit parfait. — Je ne veux pas que ce soit parfait, Tyler. Je veux juste que ce soit toi. Il se détend un peu et se met à griffonner les mots sans y penser. C’est encore un peu tordu, mais c’est simple, naturel, exactement ce que je veux. — Ça va comme ça ? — Hmm. Je fais mine de réfléchir en imaginant les mots sur mon avant-bras. — J’adore, dis-je pour finir. Sans prévenir, je me lève et plante un baiser sur sa joue. Apparemment, cette journée est placée sous le signe de la spontanéité. À mon tour, je tente de faire en sorte que mon écriture ait l’air plus masculine que d’habitude, puis Liam nous rejoint en se frottant les mains. — Bien. Qui commence ? Toi, Tyler ? Les filles ne veulent jamais passer les premières. Je m’avance sans attendre, un peu parce que je suis nerveuse et que je veux paraître forte devant Tyler, et aussi pour défier sa remarque. — Moi je veux bien commencer, dis-je d’un ton ferme malgré mon appréhension. — Tu es sûre ? demande Tyler. — Ouais. — C’est parti, dit Liam. Viens. Il ouvre la porte du petit studio et nous le suivons à l’intérieur. Dans la minuscule salle, les murs sont couverts de dessins encadrés, des plus énormes tigres aux plus minuscules roses. Tyler s’assied au bord d’une table de tatouage avec un air espiègle. On dirait qu’il attend que je change d’avis et que je lui demande de passer après lui. — Installe-toi, me dit Liam en désignant un siège en cuir. Donc, tu le veux à quel endroit ? — Juste là. J’ai toujours cette stupide colombe sur le poignet gauche. Si seulement Rachael ne m’avait pas convaincue. Liam attrape la feuille et se tourne vers son ordinateur pour la scanner, ajuster la taille et la réimprimer. Puis il trace le motif sur du papier à transfert qu’il vient presser à l’intérieur de mon avant-bras. — Comment tu trouves ? Ce n’est ni trop petit ni trop gros. Environ sept centimètres de long. Ça correspond à ce que j’imaginais. — Ça me va, dis-je. Je souffle et tente de me mettre à l’aise. Le tatoueur de San Francisco avait la main lourde et j’ai souffert pendant quinze bonnes minutes. Le pire, c’est toujours l’appréhension. Je ne sais pas comment Tyler peut le faire si souvent.

Liam enfile des gants en latex, prépare son encre et sa machine, et me dit de me détendre, ce qui me paraît tout bonnement impossible. Merde. Pourquoi suis-je si nerveuse ? Je l’ai déjà fait avant. Deux fois, et je n’ai jamais été aussi angoissée. Je crois que c’est parce que c’est un énorme engagement. La première fois, je n’avais pas pensé une seule seconde que j’allais finir par le regretter. Je croyais que Tyler et moi serions ensemble pour toujours. Je me faisais des illusions, puisque deux semaines plus tard, il est parti sans se retourner. Et pourtant me voilà à reprendre un risque. Tout pourrait partir en vrille dans quelques mois. Mais le regard chaleureux et aimant de Tyler me rappelle que je suis prête à tout donner pour que ça fonctionne, que notre famille et nos amis l’acceptent ou non. Je suis prête à m’engager maintenant, à le faire sans laisser personne nous barrer la route. C’est ce que signifie ce tatouage. Je suis prête. — Tu veux que je te tienne la main ? me taquine Tyler. — Oui, mais pas à cause de la douleur, hein. J’ai une forte tolérance. N’importe quoi. Vraiment n’importe quoi, ma fille. Je suis en panique. Tyler rigole et s’avance pour caresser le dos de ma main. Liam approche son siège du mien et se penche sur ma peau. — Prête ? — Mmm. Je suis déjà en train de me mordre l’intérieur des joues. Et ça commence. Je serre les dents et ferme les yeux, agrippée à Tyler. Ça en vaut la peine. Difficile à croire quand ma peau est en feu et que j’ai l’impression qu’on me marque au fer rouge. J’entends Tyler réprimer un fou rire et quand j’ouvre un œil, il a la main sur la bouche. — Désolé. C’est juste… ta tête, Eden. Haute tolérance à la douleur, hein ? — Distrais-moi. — Euh… qu’est-ce que tu penses de ça ? Je suis son regard vers un des dessins encadrés qui représente une tête de clown ridicule avec des dents pointues. — Horrible. — Hé ! fait Liam avec un regard sévère avant de rigoler et de se remettre à l’ouvrage. Plus qu’un mot. Heureusement que c’est un petit tatouage. Durant les dernières minutes qu’il prend pour le remplissage, je me demande quelles seront les réactions à ce nouvel ajout. Mon père détestait le premier sans même savoir qu’il était associé à Tyler, donc j’imagine qu’il ne sera pas enchanté quand il verra qu’il a reparu. Maman, au contraire, l’a adoré dès que je lui ai expliqué sa signification. Elle aimait bien que ce soit l’écriture de Tyler. Très mignon et personnel, selon elle. Elle va être contente de le revoir. — Et voilà, annonce Liam. Qu’en penses-tu ? J’ouvre les yeux et lâche la main de Tyler en observant avec satisfaction mon bras. Je souris comme une abrutie. Ça saigne encore un peu, mais ça ne me dérange pas. — J’adore. — Nickel, confirme Tyler. Nous échangeons un sourire. Liam enduit mon tatouage de crème et le panse, puis je laisse la place à Tyler. — Vous êtes ensemble depuis combien de temps ? demande Liam. Je lève les yeux au ciel et laisse à Tyler le soin d’expliquer que nous ne sommes pas ensemble et que nous sommes demi-frère et sœur. — Ça doit faire trois ans, répond celui-ci avec un sourire malin. — Cool.

Tyler lui tend le papier avec mon écriture et il se remet au travail. Très vite, Tyler se retrouve torse nu, le pochoir sur la poitrine, prêt. — Tu veux que je te tienne la main ? dis-je quand la machine se remet en marche. — Oui, mais pas à cause de la douleur, hein. J’ai une tolérance tellement haute. Je suis plus intéressée par son corps que par la progression du tatouage. Je lui tiens la main, à moitié en transe à la seule vue de ses abdos. Pourvu qu’il ne le remarque pas. Sans même se crisper un peu, il sort son téléphone avec nonchalance et se met à faire défiler ses messages. J’essaye de ne pas l’épier, mais je le vois envoyer un SMS à Ella et un à Emily. En dix minutes, son tatouage est terminé et même si je ne suis pas très objective, je trouve que mon écriture rend vraiment bien sur son torse. — J’aime bien l’idée d’avoir chacun l’écriture de l’autre, commente Liam tandis que Tyler se rhabille. Envoyez-moi des photos quand vous aurez enlevé les pansements. — Pas de problème, dit Tyler. Liam nous raccompagne à la porte et Tyler lui dit qu’il reviendra dans quelques semaines pour des retouches sur ses autres tatouages. Liam me regarde comme s’il comptait que je dise que moi aussi, mais sincèrement, je me passerai de nouveaux tatouages pour le moment. Alors je me contente d’un « peut-être ». En retournant à la voiture, nous sommes surexcités, nous nous esclaffons chaque fois que nos regards se croisent et j’ai envie de retirer mon pansement pour montrer mon nouveau tatouage au monde entier. Mon cœur bat la chamade, pas seulement à cause du nouveau tatouage, mais surtout parce que Tyler arbore le même. C’est sûr que c’est un gros cliché, et les statistiques nous diraient certainement que nous allons le regretter dans trois mois, mais là, c’est parfait, pile ce qu’il faut, et la meilleure chose qu’on aurait pu faire aujourd’hui. Je crois que Tyler ne pense même plus à ce qui s’est passé ce matin. Il s’installe derrière le volant, comme à notre retour de Multnomah, et attend mes ordres. Sauf que je n’en ai pas. J’ai passé la journée à décider pour nous deux, alors je dois me creuser la cervelle pour nous trouver une nouvelle excursion. Il est 17 h 30 et le soleil commence déjà à décliner. Un joli ciel d’été légèrement brumeux qui ne demande qu’une jolie vue. Je sais où aller. — Tu vois Voodoo Doughnut ? Sur la IIIe Avenue ? — Ah. Je crois que j’ai deviné où on va. — Tu gâches tout ! Mais je me fiche un peu que ce soit une surprise ou non. Tyler l’a forcément déjà vu, on ne peut pas habiter à Portland et ignorer le slogan peint en gros au milieu du centre-ville. Nous y arrivons en quelques minutes malgré les bouchons de fin de journée qui ne nous préoccupent pas le moins du monde. Tyler chante par-dessus la radio et moi je le filme avec mon téléphone, morte de rire. Je ne l’ai jamais vu aussi insouciant et avenant. Je ne me lasserai jamais de lui. Sur la IIIe Avenue, la file d’attente de Voodoo Doughnut arrive jusque sur le trottoir, comme souvent en été. Quand nous passions devant avec Maman, il y avait toujours un monde fou en train d’attendre de pouvoir mettre la main sur l’un de leurs donuts au bacon. Mais nous ne sommes pas là pour les beignets. En face de la boutique trônent les lettres iconiques que je n’ai plus vues depuis des années. Sans que j’aie besoin de le lui indiquer, Tyler se gare juste en face du mur qui nous intéresse. À l’arrière d’un bâtiment, trois mots gigantesques, peints en majuscules jaunes. C’est la devise de cette ville depuis une dizaine d’années, dont ses habitants sont fiers, presque un code de vie : KEEP PORTLAND WEIRD1.

Portland a toujours été une ville étrange, inhabituelle, excentrique et originale. Ailleurs qu’ici, un type habillé en père Noël qui jouerait de la cornemuse enflammée sur un monocycle serait catalogué comme quelqu’un de très bizarre. À Portland, c’est tout à fait acceptable, voire normal. On peut faire tout ce qu’on veut sans être jugé par l’opinion publique, ça m’a manqué. À L.A., la pression sociale de mener une vie parfaite me devient insupportable, car c’est impossible. Les gens n’aspirent qu’à se fondre dans la masse. Ici, on tient à se démarquer. — Viens, dit Tyler en faisant le tour de la voiture pour m’ouvrir la portière. Il fait encore chaud malgré l’heure tardive. Je n’aurais pas dû mettre ce jean, et je dois avoir l’air d’une idiote avec la manche de mon sweat remontée et ce gros pansement sur le bras. Je retrousse rapidement mon autre manche, histoire que ça fasse moins nul. Tyler s’assied sur le capot de la voiture et retire vite sa main avec une grimace. — Ouh là, c’est plus chaud que je ne croyais. Monte. Je ne vois pas ce qu’il compte faire, mais j’aime cette improvisation, alors je m’exécute tant bien que mal. Il finit par m’attraper par le poignet pour m’aider à grimper. Nous nous installons confortablement, lui adossé au pare-brise, jambes allongées, et moi en tailleur. Nous sommes juste en face du graffiti, sur le parking. Le soleil tape encore sur la ville. C’est agréable, je veux apprécier chaque minute de cette journée. — Ça ne vaut pas vraiment le panneau Hollywood, hein ? commente Tyler. Il est en train de scruter KEEP PORTLAND WEIRD avec son éternel sourire. Il a raison, les lettres d’Hollywood sont certainement plus glamour, voyantes, et visibles à des kilomètres à la ronde. Ici c’est bien plus modeste, plus réaliste, ça ressemble plus aux habitants de Portland. Un simple graffiti sur le mur d’un vieux bâtiment, dans un petit parking au milieu d’un quartier animé, accessible à tous. Pouvoir s’en approcher de si près donne l’impression qu’il nous appartient, et je crois que pour cette unique raison, je le préfère largement à ces lettres idiotes perchées sur Mount Lee, à une heure de marche. Le panneau Hollywood est déconnecté du monde. Plus j’y songe et plus je crois qu’en réalité, je préfère Portland à Santa Monica. Je n’aurais jamais cru cela possible, et pourtant. Cette ville, et tout ce qu’elle représente, me manque. — Je crois qu’on est mieux ici, dis-je les yeux sur le mur. Excentrique, bizarre… Bizarres, c’est exactement ce que nous sommes, Tyler et moi, parce que ce sera toujours bizarre, de tomber amoureuse de son demi-frère. Les gens seront toujours surpris au départ, ils mettront quelques minutes à comprendre. Mais à Portland, on accepte l’étrangeté, et je commence à croire que nous serions bien plus intégrés ici que chez nous. Ici, on nous trouverait cool et audacieux de faire un truc différent et un peu risqué. — C’est parce que c’est le cas, dit Tyler. Une question tourne en boucle dans ma tête, je dois la poser. — Donc tu comptes rester là, n’est-ce pas ? Tu ne reviendras pas à Santa Monica ? Il pousse un soupir. Nous savons tous les deux comment ça va se passer : il va rester là, et moi je vais retourner à la fac à Chicago pour ma deuxième année. Nous serons séparés, ce à quoi nous ne sommes que trop habitués. Je commence à trouver tout cela extrêmement injuste. — J’avais prévu de rentrer, Eden. Je l’ai toujours prévu, tu le sais. Mais je ne crois pas le pouvoir maintenant, et sincèrement, je ne suis pas sûr de le vouloir non plus. Ma vie est à Portland. Toute ma vie, sauf toi. (Il rapproche les genoux de sa poitrine et les entoure de ses bras.) Je sais que ça complique encore plus les choses, moi ici et toi à l’autre bout du pays pour trois ans, mais c’est comme ça. Je me rapproche doucement de lui. Tout devient soudain calme autour de moi, malgré le bruit des voitures, les voix et le chant des oiseaux dans les arbres. Je n’entends plus que le son de mon cœur qui bat.

— Je crois qu’on est habitués aux choses compliquées, dis-je dans un murmure. Ça peut marcher. Il lève la tête vers moi, les yeux étincelants, une esquisse de sourire aux lèvres. — Qu’est-ce qui peut marcher, Eden ? Sa proximité me fait tourner la tête. Il sait exactement de quoi je parle, il veut me l’entendre dire. Et c’est si facile à dire, puisque pour une fois, cette pensée ne me rend pas nerveuse et ne m’effraie pas. En fait, elle m’excite. — Nous. Maintenant. C’est l’instant parfait que j’attendais. Situation, ambiance, timing, c’est ma chance. C’est ma prochaine fois. Une main sur sa joue, j’attire son visage au mien, et je me lance. Je n’y pense même pas, je le fais, c’est tout. Je ferme les yeux et mes lèvres trouvent les siennes, en douceur. Enfin, après avoir si longtemps cru que ça n’arriverait plus jamais. Je suis tellement soulagée de l’embrasser, d’avoir fait le premier pas. Très vite, Tyler pose une main dans mes cheveux et m’attire à lui par la taille. Je ressens son soulagement, à lui aussi, tandis qu’il m’embrasse langoureusement en me tenant fermement, comme pour ne plus jamais me laisser partir. Lui aussi a attendu longtemps. Il s’est battu pour gagner mon pardon, avec une honnêteté et une sincérité que je ne peux qu’accepter. Parfois, on doit se montrer égoïste. Parfois, on doit faire passer ses besoins avant ceux des autres, et je ne pourrai jamais le haïr pour ça. Lentement, ses lèvres se détachent des miennes, mais il ne s’écarte pas. — Si tu veux que ça marche, murmure-t-il, le front contre le mien, alors il faut qu’on le fasse exister. Ça fait trop longtemps. J’attrape son visage dans mes mains et le regarde avec de grands yeux. Tout en moi est en ébullition. Je m’étonne que mon cœur n’ait pas encore jailli de ma poitrine. — Est-ce que Tyler Bruce serait en train de me demander de sortir avec lui ? Il ne peut réprimer son sourire, plus large que jamais, débordant de bonheur. — On dirait bien, dit-il. Je ne me lasserai jamais de l’admirer de si près. Je prends une seconde pour plonger mon regard dans ses yeux vert émeraude que j’aime à la folie. — Alors on dirait bien que je vais dire oui. Je pose à nouveau mes lèvres sur les siennes et me laisse aller à cette sensation avec avidité et impatience. J’oublie totalement que nous sommes au milieu de Portland, jusqu’à ce qu’un type se mette à siffler, un autre à nous encourager, et un autre à faire « ooohh ». Tout est tellement parfait à cet instant, comme si tout s’emboîtait enfin correctement. Je me fiche bien que Tyler soit mon demifrère par alliance ou non. Ça n’a plus d’importance. Nous avons le droit d’avoir des sentiments l’un pour l’autre. D’être ensemble. Nous en avons toujours eu le droit. Nous avons passé ces trois dernières années à nous battre pour que les autres nous acceptent, alors que les deux seules personnes qui devaient nous accepter, c’était nous-mêmes. Et après tout ce temps, je crois que c’est enfin le cas.

1. Ce slogan pourrait s’interpréter par « Fiers de nos différences », comme une incitation à faire en sorte que Portland reste une ville excentrique (N.d.T.).

20 Je ne me réveille qu’à 10 heures. Ces derniers jours m’ont épuisée. Un rayon de soleil filtre par le store et illumine une petite partie de la pièce. Je suis dans la chambre de Tyler, pas dans le salon, dans son lit, pas sur le canapé. Je somnole, enveloppée dans sa couette. Avec un bâillement, je me retourne pour rencontrer ses yeux verts et son sourire. Mais le lit est vide. Je jette un coup d’œil dans la chambre. Je crois que Tyler s’est inspiré du graffiti d’hier soir car au milieu du mur, il a inscrit, au marqueur noir : J’ai dû partir bosser, désolé mais tu me manques déjà et j’ai le droit d’écrire sur mes murs parce que de toute façon je vais les peindre bientôt. Te amo. Je ne peux m’empêcher de sourire. Il est au travail, évidemment. Je passe une main dans mes cheveux tout emmêlés, j’ai encore mon maquillage de la veille sur la figure. Heureusement que Tyler n’est pas là pour voir ça. Je ne me rappelle même plus quel jour on est. Mardi, je crois. Qu’est-ce que je suis censée faire aujourd’hui ? Commençons par prendre un café. Un café fait par Tyler, plus précisément. Je me lève pour aller chercher des vêtements propres dans l’autre chambre. D’après mes souvenirs, il termine son service à midi, ce qui me laisse peu de temps pour me préparer et retrouver mon chemin jusqu’au café. Je ne passe que dix minutes sous la douche en faisant attention à ne pas trop mouiller mon nouveau tatouage, puis je m’habille et me sèche les cheveux dans la salle de bains puisque c’est la seule pièce de la maison qui possède un miroir. Les mecs. Après un rapide maquillage, je me mets en quête de mon téléphone. Je le retrouve sous les oreillers. J’ai reçu un nombre inhabituel de messages depuis hier matin. J’étais trop occupée par Tyler et tout le reste pour les vérifier, mais c’est tout de même beaucoup pour vingt-quatre heures. Le premier provient de mon père, à 10 h 14 hier. Si tu comptes remettre les pieds chez nous bientôt, inutile de te fatiguer.

Un autre à 10 h 16. Au cas où tu n’aurais pas compris, tu n’es plus la bienvenue dans cette maison. Va chez ta mère. Son mépris ne me fait ni chaud ni froid. Je savais ce que je faisais en quittant Sacramento avec Tyler. Je savais que ça l’énerverait encore plus. J’ai quelques SMS de Maman qui a compris par elle-même que j’étais à Portland, puisque j’aurais dû rentrer hier. Elle dit que j’ai fait le bon choix et me demande de l’appeler quand j’aurai le temps. Il y a même un message d’Ella qui me demande si tout se passe bien. Je ne réponds à aucun car je m’intéresse aux SMS de Rachael, ainsi qu’au nombre alarmant de notifications sur mon compte Twitter. Le premier message est arrivé à 7 h 58. Euh tu fais quoi à Portland ? Puis un autre. Tu peux me dire ce qui se passe ?? Je croyais que tu le détestais. Un troisième. Tu as refait ce tattoo. Purée j’y crois pas. Un quatrième, à quelques secondes d’intervalle. Si ton père te tue pas avant, c’est moi qui le ferai. Je relis ses messages plusieurs fois. Je ne lui ai jamais dit que j’étais à Portland, et encore moins pour le tatouage. En fait, je n’en ai parlé à personne, comment est-ce possible ? C’est là que je regarde mon Twitter. J’ai été taguée dans un tweet et ce n’est pas par Rachael, qui est la seule à faire ça d’ordinaire. C’est Tyler qui m’a taguée. J’hésite quelques secondes à cliquer sur son profil, et ma curiosité prend le dessus. C’est sa première mise à jour depuis juin de l’an dernier. Pas si mal Portland, avec ma copine. Posté à 5 heures du matin, avec deux photos attachées. La première montre nos tatouages, mon bras tendu sur son torse. Nous l’avons prise hier soir en rentrant, après avoir retiré nos pansements, et nous l’avons envoyée à Liam. La deuxième photo est une de moi en train de rire devant les chutes de Multnomah. Cinquante-neuf likes, et pas un seul commentaire. Pas une insulte moqueuse. Pas une seule démonstration de dégoût. Rien, comme si personne n’en avait rien à faire. Soit ça, soit ils ont trop peur que Tyler leur botte les fesses s’ils disent ce qu’ils pensent. C’est ce que l’ancien Tyler aurait pu faire. Pas le nouveau.

Je comprends le message de Rachael maintenant. Elle est perdue. Vendredi dernier, je me plaignais de devoir passer le week-end avec Tyler, et tout à coup nous voilà ensemble à Portland, avec des tatouages assortis et de grands sourires sur le visage. Ce changement soudain m’a prise de court, moi aussi. Je ne me rendais pas compte que ce serait si facile de retomber amoureuse de Tyler. J’envoie un message vague à Rachael pour empêcher sa combustion spontanée. Les choses changent et les gens aussi ☺ je te raconte en rentrant (et ne me demande pas quand parce que j’en ai aucune idée). Je vais chercher ma batterie de portable car mon téléphone est presque à plat et me dirige vers la porte. Tyler a heureusement pensé à scotcher un double des clés sur le mur, entouré au marqueur pour que je le voie bien. Dehors, je chausse mes lunettes de soleil et j’arrête une dame qui promène deux chiens pour lui demander où se trouve la station de tram la plus proche. J’ai l’air d’une parfaite touriste perdue dans une zone résidentielle. Je marche quinze minutes jusqu’à la station, puis j’ai vingt minutes de trajet jusqu’à Pioneer Square où j’arrive à onze heures et demie. Le café où travaille Tyler est rempli, mais pas bondé. Je fais la queue en scrutant les serveurs. Il y a Mikey, le type d’hier, ainsi que la fille dont je ne connais pas le prénom. Et puis il y a Tyler, qui a l’air le plus heureux et le plus sympa des garçons. Ses manches relevées jusqu’aux coudes ne laissent apparaître aucun de ses tatouages. Trop affairé, il ne m’a pas encore remarquée, et ça me va très bien. De cette façon, je peux l’observer autant que je veux, en toute tranquillité. Il est parfait sans faire aucun effort. Je songe à ses mains sur mon corps hier soir, ses lèvres sur ma peau, ses yeux brillants qui ne quittaient jamais les miens, même dans l’obscurité de sa chambre. C’est Mikey qui prend les commandes aujourd’hui. Il me reconnaît. — Salut Eden. Qu’est-ce que ce sera ? Ses piercings scintillent chaque fois qu’il fait un mouvement. — Un latte vanille avec double supplément caramel, s’il te plaît. Je me sens déjà coupable. Il faut que j’arrête ça. Il faut que j’arrête de me plaindre que je grossis en continuant à ingurgiter les aliments les plus gras. Il faut que j’adopte le même état d’esprit que Tyler : faire des changements au lieu d’attendre qu’ils se produisent tout seuls. — Attends. En fait je vais prendre un americano avec du lait écrémé, c’est possible ? Pas aussi bon, mais moins gras. — Pas de problème. Il colle le post-it avec les autres commandes et m’encaisse. Le prix est extrêmement bas. — Réduction amis et famille, fait-il avec un clin d’œil. J’ai écrit que tu étais là, ajoute-t-il en baissant la voix. Il lance un regard appuyé vers Tyler qui, toujours tourné, est occupé à remplir des gobelets. — Donne-lui quelques secondes pour qu’il comprenne. Je glousse. Parfois, Tyler est tellement à côté de la plaque, ce n’est pas sûr qu’il remarque. — Merci ! Je me déplace sur le côté pour attendre mon café. Je regarde Tyler avec un sourire malicieux tandis qu’il lit une commande avant de faire le café avec la plus grande et la plus adorable concentration. Ensuite la serveuse tend sa boisson au client et Tyler prépare une autre commande, jusqu’à arriver à la mienne. Il lève la tête et parcourt la salle des yeux. Quand il me découvre, je ne lui ai jamais vu un tel sourire. Il donne le ticket à l’autre serveuse et bouscule Mikey pour rigoler avant de s’approcher de moi. Moi qui voulais qu’il fasse mon café, tant pis.

— J’espérais que tu viendrais, dit-il en se penchant par-dessus le comptoir pour m’entendre au milieu du vacarme. Désolé de ne pas avoir été là ce matin. Je suis parti avant 6 heures, je ne voulais pas te réveiller. — Pas de souci. J’ai eu ton message. Difficile à louper. Il rougit un peu et baisse la tête. — Je voulais t’écrire un mot, comme dans les films, tu vois, mais je n’avais pas de papier. — Tu vas refaire la peinture alors ? — Eh oui. Ses yeux tombent sur mon bras. No te rindas brille toujours de toute sa nouveauté. — J’ai vu ton tweet. Je crois que Rachael a fait une crise cardiaque. Il s’esclaffe en secouant la tête. — Je ne comptais pas le poster, et puis je me suis rappelé qu’on avait décidé de n’en avoir rien à faire de l’opinion des autres. Au moins ils le tiennent directement de moi. — Attends que Jamie le découvre. Oh non. Je le vois déjà balancer son téléphone à travers la pièce avant de courir le montrer à mon père. Je n’imaginais pas vraiment annoncer ma relation avec Tyler à ma famille via les réseaux sociaux. — Trop tard, dit Tyler avec désinvolture. Il m’a envoyé un message qui disait : « C’est quoi ce bordel ? » Sa collègue apparaît à ses côtés. — Tiens, fait-elle en me tendant mon gobelet brûlant. Je la remercie et Tyler lui dit qu’il va la remplacer dans une seconde. Quand elle disparaît à nouveau, il regarde sa montre. — Encore vingt minutes. Je vais au centre après. Et toi, tu fais quoi ? — Je ne sais pas trop. Mais j’y passerai plus tard, c’est sûr. — Cool. Puis il prend un air penaud et jette un œil à sa collègue qui semble avoir du mal à garder le rythme des commandes. — Il faut que j’y retourne. Il se penche pour me planter un rapide baiser au coin des lèvres, et j’aperçois Mikey qui nous regarde, la bouche en cul-de-poule. Je laisse Tyler à son travail et sors faire un tour. Je connais le centre-ville de Portland comme ma poche, alors je me dirige droit sur Pioneer Square et me trouve une marche pour m’installer et siroter mon café. Franchement, il est infect. Il est bien préparé, mais son goût n’a rien avoir avec un latte vanille. Pioneer Square est bondé, comme souvent. C’est l’été, le soleil nous fait l’honneur d’être au rendez-vous, et l’endroit est tout indiqué pour profiter de la chaleur en observant les passants. Mais soudain, assise là à souffler sur mon café, je prends conscience que même si je suis née ici, je ne connais personne. La moitié des amis que j’avais ici à seize ans ont déménagé pour leurs études. Ma famille côté maternel est à Roseburg, tout comme celle de mon père. En fait, je ne connais que Tyler et Emily, ici. Et Amelia. Comment ai-je pu oublier Amelia ? C’était ma meilleure amie. Depuis notre rencontre en sixième, nous faisions tout ensemble, mais nous nous sommes éloignées quand je suis partie. C’est la vie. C’est devenu compliqué de rester en contact, mais elle habite toujours ici, elle est à la fac de Portland. Je sors mon téléphone. Nous nous envoyons quelques messages de temps à autre, pour prendre des nouvelles, mais ça fait trois ans que je ne l’ai pas vue. On s’était prises dans les bras, en larmes,

devant chez elle, en se demandant comment on allait faire pour vivre l’une sans l’autre. Quand on est jeune, tout semble être la fin du monde. Et au bout du compte, ça ne l’était pas. Je l’appelle. Ce serait inespéré qu’elle soit dans le coin, mais ça ne coûte rien d’essayer. De toute façon, je dois la prévenir que je suis à Portland. Elle finit par répondre après plusieurs sonneries. — Eden ? fait-elle, très surprise. — Devine quoi ! Elle réfléchit une seconde et finit par répondre : — Aucune idée, mais tu vas me le dire. — Eh bien, je suis en ce moment même assise dans Pioneer Square. — HEIN ? Tu es à Portland ? — Eh oui ! Depuis dimanche soir. — Trop bien ! Qu’est-ce que tu fais là ? Son enthousiasme est contagieux. Elle m’a plus manqué que je ne croyais. — C’est une longue histoire que je te raconterai quand je te verrai. Tu es où là ? Tu es occupée ? — Je suis sur le campus, répond-elle, penaude. Elle sait que je vais lui demander ce qu’elle peut bien fabriquer à la fac pendant les vacances, alors elle anticipe. — Je prends des cours d’été, j’essaye de rattraper certaines matières. Mais viens ! Je suis dehors, là. Tu vois où est la bibliothèque ? Je lève les yeux au ciel. Amelia n’a pas changé. Elle parle suffisamment pour nous deux, ce que j’appréciais plus jeune. Je sais que la fac de Portland n’est pas très loin. Je peux marcher et même si le campus est gigantesque, j’imagine que la bibliothèque ne sera pas difficile à trouver. — Je suis en route. — Je n’arrive pas à croire que tu sois là ! — Moi non plus. À tout de suite. Écouteurs aux oreilles, la voix de Hunter Hayes à fond me procure une sensation très agréable. Je suis d’excellente humeur, la meilleure humeur de ces douze derniers mois. Je prends la direction du sud, sourire aux lèvres, lunettes de soleil, café, musique et tatouage tout neuf, comme une vraie Portlandienne. Je ne me suis jamais sentie autant chez moi dans cette ville. La quitter durant trois ans est la meilleure idée que j’aie eue, et finalement, je suis contente que Tyler soit venu habiter ici. Ça n’aurait pas été pareil dans une autre ville. J’atteins rapidement le campus. J’y suis déjà passée plusieurs fois quand j’étais plus jeune, avec Amelia qui se plaisait à imaginer ce que serait la vie étudiante. Au départ elle voulait aller à l’université publique de Corvallis, dans l’Oregon, mais au moment de faire ses choix, elle a préféré Portland. Peut-être que ces promenades sur le campus l’ont fait changer d’avis. Quoi qu’il en soit, contrairement à moi, elle ne comptait pas quitter l’Oregon. J’ai bien fait une visite guidée du campus, quand j’avais seize ans, mais c’était uniquement pour faire plaisir à Maman. Elle s’accrochait à l’espoir que je puisse être intéressée et que je ne parte pas. Mais pour moi, la fac, c’était mon billet pour quitter Portland. Quelle ironie, de revenir trois ans plus tard pour revoir Amelia sur le campus, comme si nous avions remonté le temps. Sauf que cette fois, le sourire plaqué sur mon visage n’est pas forcé. Cette fois, tout va mieux. Je suis un instant les panneaux d’indication, avant de devoir demander mon chemin à un couple qui me désigne le coin de la rue. Arrivée devant le bâtiment, je retire mes lunettes pour scruter les gens assis dans l’herbe, à l’ombre des arbres, ou sur des bancs, penchés sur des bouquins. Le campus est bien plus calme en été et je ne mets pas longtemps à trouver Amelia.

Assise en tailleur dans l’herbe, un livre sur les genoux, une pomme dans une main, téléphone dans l’autre, les écouteurs emmêlés dans ses cheveux, elle ne m’a pas vue arriver. Je me faufile discrètement entre les arbres, avant de bondir pour l’attraper par les épaules. Elle a tellement peur qu’elle hurle et sa pomme atterrit sur la pelouse. Tout le monde nous regarde et moi, je suis morte de rire. — Bon sang, Eden ! s’exclame-t-elle, le souffle court. Une main sur la poitrine, elle incline la tête et me rend mon sourire. Je suis pardonnée. Puis elle me prend dans ses bras pour me faire le plus gros câlin de ma vie. Je la serre deux fois plus fort et nous restons ainsi pendant longtemps. — Sérieusement, fait-elle en secouant la tête, qu’est-ce que tu fabriques à Portland ? Ses cheveux sont plus longs que dans mon souvenir, et plus blonds, je crois. Je lui ai dit que c’était une longue histoire, mais en fait, c’est assez simple. Je prends mon courage à deux mains et dis : — Mon copain habite ici. Mes paroles embrasent quelque chose en moi, je sens ma peau se consumer à la seule joie de pouvoir enfin prononcer ce mot. Je rougis sans complexe. Je suis tellement heureuse d’être là, sous le soleil de Portland, avec Amelia, et de pouvoir parler de Tyler comme de mon petit copain. Je n’aurais jamais cru ça possible. — Waouh ! Ton copain ? Tu sors avec quelqu’un de Portland ? — En fait, je sors avec quelqu’un de Santa Monica qui vit ici maintenant. Elle est dans tous ses états. Elle a toujours adoré les histoires d’amour et les fins heureuses. — C’est qui ? presse-t-elle. L’idée de le dire ne me fait plus peur. Prononcer son prénom est simple comme bonjour, mais m’y habituer va prendre du temps. — Je sors avec Tyler, dis-je d’une voix sûre, sans la quitter des yeux. Tu te souviens de lui ? Mon demi-frère ? Je ne vais pas cacher que Tyler est mon demi-frère par alliance. C’est la vérité et je n’en ai plus honte. Le visage aux taches de rousseur d’Amelia se brouille. Elle semble attendre que j’éclate de rire en lui disant que c’est une blague, mais je me contente d’arracher des brins d’herbe avec un petit sourire. C’est l’air de Portland qui me monte à la tête. — C’est vrai ? fait Amelia. Elle parle doucement, au cas où ce serait un sujet sensible, et continue à me fixer, incrédule. — Oui. Il a emménagé ici il y a un an. Je viens juste passer quelques jours. Et toi ça va ? Comment ça se passe, les études ? dis-je pour changer de sujet — Oh, c’est trop bien ! Son visage s’illumine. Elle ramasse son livre de chimie, une matière à laquelle je n’ai jamais rien compris mais qu’Amelia a toujours adorée. — Mon cursus est génial, et les soirées sont encore mieux. Je t’ai dit que je me suis fait arrêter ? Arrêtée ? Amelia ? N’importe quoi… — Tu rigoles. — Pas du tout. On m’a laissée rentrer à pied d’une soirée alors que j’avais beaucoup trop bu. J’ai dû passer la nuit en cellule de dégrisement et payer deux cents dollars pour trouble à l’ordre public. Apparemment ce serait un délit de hurler dans la rue, maintenant. — Tu es dingue, dis-je en riant. Amelia est toujours la première à vouloir s’amuser. Elle prend tout à la rigolade, ça me manque de ne plus passer de temps avec quelqu’un comme ça.

— Je sais. Je m’applique à me contrôler pour que mes parents ne soient pas obligés de me renier. C’est si bon de rire à nouveau avec elle. Sa présence ne fait que renforcer les bonnes raisons de tomber amoureuse de Portland. C’est peut-être égoïste, mais je veux remplir ma vie de tout ce que j’aime. Comme Tyler, Amelia, Portland et le café, Rachael et Emily, la fac, les excursions, Maman, Ella, des idées spontanées et la chance de pouvoir toujours être aussi heureuse que maintenant. C’est tout ce que je souhaite, tout en même temps, parfaitement combiné. Je sors de mes pensées et croise le regard d’Amelia. — Tu es obligée de rester là ? je demande, innocemment. — Pas vraiment, pourquoi ? Je me lève et range son livre dans son sac à dos avant de lui attraper la main. Elle me regarde avec curiosité, alors je lui tends son sac et désigne le chemin d’où je suis arrivée. — J’ai des gens à te présenter.

21 Sur le chemin vers la maison de jeunes, j’ai tout le temps de raconter à Amelia la version longue. Je lui explique que Tyler et moi sommes amoureux depuis trois ans, mais que nous ne sommes officiellement en couple que depuis environ dix-huit heures. Je lui parle de Dean, de la véritable raison de notre rupture, qui n’était certainement pas une décision mutuelle et en bons termes, comme je l’avais prétendu avant. Je lui parle de mon père, qui est encore plus con qu’avant, et qui déteste nous voir ensemble. Je lui raconte l’été dernier, quand Tyler est parti pendant un an et qu’il était ici à monter son centre d’accueil pour les jeunes. Je lui dis que quand il est revenu, je voulais qu’il s’en aille, mais que je suis contente de lui avoir donné une seconde chance, parce que je n’ai jamais été aussi heureuse. Amelia écoute et hoche la tête en essayant de digérer toutes ces informations. Elle doit sûrement penser que je ne suis plus la même personne. L’ancienne Eden n’aurait jamais pris tous ces risques, elle ne serait jamais revenue à Portland, et n’aurait pas rougi à la seule évocation d’un garçon. — Voilà, tu sais tout, je conclus quand nous arrivons au centre. Ils devraient mettre un panneau d’indication ici, les gens devraient savoir ce qui se cache derrière cette porte. Je la pousse et Amelia me suit à l’intérieur. Elle est nerveuse à l’idée de rencontrer Tyler et Emily, mais je suis certaine qu’elle va bien s’entendre avec eux. Impossible de ne pas les aimer, et je veux qu’ils se connaissent. On entend de la musique depuis les escaliers. Dans la salle, il y a bien plus de monde qu’hier matin, l’endroit est animé et rempli de musique, de rires et d’éclats de voix. — Waouh, s’exclame Amelia, les yeux écarquillés devant la pièce immense. C’est lui ? Tyler nous a aperçues et s’approche avec son sempiternel sourire. — Oui, je murmure, c’est lui. — Mmm. Tu as d’ores et déjà mon approbation. Je lève les yeux au ciel tandis qu’elle se recoiffe rapidement. — Content de te revoir, fait-il. Ça fait moins de deux heures que nous nous sommes vus au café et me revoilà à ses côtés, comme si j’étais incapable de rester loin de lui trop longtemps. Je peux. C’est juste que je n’en ai pas spécialement envie. — Tu nous présentes ? demande-t-il. — Voici Amelia.

Pas besoin de plus d’explications, il sait très bien qui elle est, je lui ai déjà parlé de ma meilleure amie de Portland. Mon unique amie. — Salut, fait celle-ci en clignant nerveusement des yeux. Elle s’apprête à tendre maladroitement la main mais se ravise en pensant certainement que c’est trop formel. — Ah, enchanté de te rencontrer enfin. Je suis Tyler, le… — Copain et demi-frère d’Eden, coupe Amelia. — Voilà ! Il a l’air soulagé qu’elle le sache. Nous avions assez de mal à être honnêtes avant, mais nous faisons des progrès. — Où est Emily ? je demande en scrutant la foule. J’espère qu’elle n’est pas partie, je veux qu’Amelia la rencontre. — À l’arrière, dit Tyler en désignant une porte que je n’avais pas remarquée hier. Venez. Nous le suivons et Amelia me donne des coups de coude, les yeux écarquillés. — Il est mignon, glisse-t-elle en faisant mine de s’éventer. Certaines choses ne changent jamais. Au lycée, nous passions notre temps à baver sur les terminale en rougissant quand ils nous entendaient. Je la bouscule en réprimant un éclat de rire. Tyler ne s’en rend même pas compte et se contente de taper un code pour ouvrir la porte du fond qui donne sur une sorte de réserve. Emily émerge de derrière des cartons. — Salut ! fait-elle en reposant un pack d’eau. — Emily ? fait Amelia comme si elle la reconnaissait. — Ça alors ! Qu’est-ce que tu fais là ? J’échange un regard confus avec Tyler, et demande : — Vous vous connaissez ? — Euh, oui, répond Emily. Elle me fait le pop-corn gratuit chaque fois que je vais au cinéma parce qu’elle veut absolument que je sorte avec son collègue. — C’est vrai, j’ai honte, ajoute Amelia en rougissant. Je n’arrive pas à me rappeler si elle m’a déjà dit qu’elle bossait dans un cinéma. Je l’imagine très bien renverser du pop-corn partout. — Mais Gregg a un faible pour toi, c’est trop adorable. Tu devrais lui donner sa chance. — Noooon, s’exclame Emily qui rougit à son tour. Au fait, je n’ai jamais su ton prénom. — Amelia. Je suis la meilleure amie d’enfance d’Eden, précise-t-elle en prenant conscience qu’Emily ne sait toujours pas ce qu’elle fait là. — Pas possible ! — Les filles, je peux vous emprunter Eden une seconde ? demande Tyler. Amelia et Emily acquiescent. — Oui ? je demande une fois que nous avons quitté la réserve. — Mon père est encore là. Il a l’air hésitant, presque comme s’il s’en excusait. Je sais que son père est censé être un repenti qui tente d’arranger les choses, mais j’ai du mal à me débarrasser de la haine que j’éprouve à son égard. — Pourquoi ? — Il termine un truc avant d’aller à l’aéroport. Il voudrait te rencontrer. Officiellement, quoi. Il trouve que vous n’êtes pas partis du bon pied hier, c’est un peu ma faute, je ne t’avais pas prévenue. — Hmm. Bien que je méprise le père de Tyler, ma curiosité l’emporte. J’ai bien envie de savoir ce qu’il a à dire. Ça fait trop longtemps que j’entends parler de lui pour laisser passer l’occasion.

— D’accord, je vais lui parler. Un éclair de gratitude passe dans les yeux de Tyler qui me prend par la main pour m’emmener au bureau. Ça m’agace d’être aussi nerveuse. — Papa, Eden est là, dit-il en poussant la porte. Je n’entends pas la réponse de Peter mais Tyler me fait entrer dans la petite pièce. Son père est assis dans le gros fauteuil de cuir, des papiers étalés sur le bureau devant lui. Il porte une chemise bleu pâle boutonnée jusqu’en haut, et tient un stylo plume entre les doigts. Une montre en or dépasse de sa manche et je me demande comment un type au passé si horrible peut se donner l’air d’avoir réussi dans la vie. — Bonjour Eden. Comme hier, sa voix douce et la chaleur dans son regard me surprennent. Plus petit que Tyler, il a les yeux d’un vert moins brillant et le menton moins bien dessiné. Il va pourtant falloir que je m’habitue à leur ressemblance. — Bonjour. Pendant le silence qui s’ensuit, je vois Tyler reculer pour sortir du bureau. — Il vaut mieux que je retourne bosser, dit-il avec un sourire crispé, avant de disparaître en refermant la porte derrière lui. Je me retrouve seule avec Peter. C’est atrocement gênant, d’autant qu’il doit sentir mon hostilité. Le fait que je me tienne devant le bureau et qu’il soit dans ce gros fauteuil ne fait rien pour arranger la solennité de la situation. Heureusement, il se lève et fait le tour du bureau pour me rejoindre. — Je comprends que tu ne m’aimes pas, commence-t-il. Je ne t’en veux pas. Je ne m’aime pas trop non plus. Mais tu es la… la petite copine de Tyler, c’est bien ça ? — Oui. — Alors j’aimerais que nous soyons en bons termes. Mon visage reste de marbre. Est-ce que je peux rester en bons termes avec quelqu’un qui a fait vivre un enfer à Tyler ? Je ne pourrai jamais lui pardonner, alors de là à l’apprécier… — Ce que vous avez fait… Je ne peux même pas terminer ma phrase tellement ça me rend furieuse. Rien que le regarder me vrille les nerfs, alors je ferme les yeux et baisse la tête. Je commence à comprendre à quel point ça a dû être dur pour Tyler de lui reparler. Moi, je n’y arrive pas, alors que je ne fais même pas partie de l’histoire. — Je regrette chaque jour ce que j’ai fait. Quand je lève enfin la tête, Peter arbore une expression de tristesse infinie. Pendant une fraction de seconde, ses yeux ne sont plus verts, mais deux néants noirs et las, le résultat d’années de regrets. Son air abattu semble naturel, comme si ses traits étaient restés comme ça depuis trop longtemps. — J’ai tout perdu, et je le méritais. J’ai perdu mon affaire, ma carrière, ma réputation, ma liberté, mes parents et moi-même. Mais le pire dans tout ça, c’est que j’ai perdu ma femme et mes enfants. Tu as le droit de ne pas m’apprécier, Eden, mais il faut que tu saches que je fais de mon mieux pour arranger les choses avec Tyler. Si je suis là, c’est pour lui, parce qu’il mérite que son père fasse tous les efforts du monde pour lui monter à quel point il est désolé. Je ne sais pas trop pourquoi il me dit tout ça, mais je suis contente qu’il le fasse. L’entendre de sa bouche me rassure, d’autant que ses paroles ont l’air sincères, mais je veux quand même exprimer mon opinion. — Je vois que vous essayez, dis-je, et honnêtement, je respecte le fait que vous soyez allé à toutes ces séances de psy avec Tyler. Mais vous n’avez pas vu dans quel état il était, il y a trois ans. Vous saviez que tout le monde pensait que votre fils était un con ? Tout le monde avait peur de se le mettre à dos car il était agressif et violent. Il buvait et se droguait pour ne pas avoir à penser à l’enfer que

vous lui avez infligé. Peut-être que vous savez tout ça, mais vous ne l’avez pas vu de vos propres yeux. Vous n’avez pas vu comme il était détruit et je ne crois pas que vous sachiez à quel point il a travaillé dur pour devenir meilleur que ce en quoi vous l’aviez transformé. Je recule pour mieux le fusiller du regard. — Donc vous avez peut-être mon respect, mais vous n’aurez jamais mon pardon. Et je vous promets… je vous promets que si vous fichez tout ça en l’air, vous n’aurez pas affaire qu’à Tyler, vous aurez aussi affaire à moi. C’est votre dernière chance. Peter se contente d’acquiescer. Il est peut-être habitué à ce genre de discours, ou alors il l’accepte, tout simplement. Il retourne au bureau et je l’observe rassembler ses affaires et ranger des dossiers pour voir s’il a les mêmes manies que Tyler, mais heureusement non. Sauf quand il passe une main dans ses cheveux, comme hier. — Je dois y aller, me dit-il. Je reviens le mois prochain, on se verra si tu es encore là. J’ai été content de te rencontrer enfin, et vraiment, tu peux me croire quand je te dis que tu n’as pas à t’inquiéter. — D’accord. Nous ne sommes certainement pas en bons termes. Ça va prendre plus de temps qu’une discussion de quelques minutes pour que je parvienne à tolérer sa présence, mais je veux essayer, pour Tyler, et parce que je veux moi aussi tenter d’améliorer ma vie, pas à pas. Alors je vais faire des efforts avec Peter. Avec un petit sourire, il sort du bureau, et quand je le suis quelques secondes plus tard, je l’aperçois se diriger vers son fils. Je ne peux m’empêcher de les regarder ensemble. C’est tellement déstabilisant, ça me donne la nausée. C’est différent maintenant, suis-je obligée de me rappeler. Ils essayent d’arranger les choses, ce sera long car ils n’ont pas l’air très proches l’un de l’autre. Ce qui ne les empêche pas d’échanger une poignée de main, après quoi, Peter s’en va. Tyler retourne à ses occupations, c’est-à-dire parler à une fille maussade, adossée au mur, bras croisés, alors je vais chercher Amelia à la réserve. Nous décidons de rester un peu au centre. Nous n’avons rien à faire de particulier aujourd’hui et Tyler et Emily ont l’air d’apprécier notre compagnie. Nous donnons même un coup de main : Amelia remplit les distributeurs et moi, j’organise les cartons dans la réserve. Entre la musique à fond et les allées et venues des ados, l’atmosphère est vraiment géniale. L’après-midi passe à une vitesse folle et je suis ravie qu’Amelia s’entende si bien avec Tyler et Emily, ce sont trois personnes qui comptent beaucoup pour moi. D’ailleurs Emily s’amuse tellement qu’elle décide de rester après ses heures de travail. Même les ados se montrent très amicaux. Je me balade parmi eux pour bavarder et rire à leurs remarques et leurs sarcasmes. Je comprends pourquoi Tyler et Emily aiment venir ici tous les jours. Cet endroit irradie la positivité. Mais être heureuse comme ça, c’est épuisant quand on n’est pas habituée. Il est 21 heures passées quand le dernier gamin s’en va. Tyler lui a parlé longtemps. Emily est partie à 19 heures et Amelia à 20 heures. Il ne reste que nous deux, et j’ai patienté pour ne pas avoir à prendre le tram et rentrer toute seule. — Alors, qu’est-ce que tu penses d’Amelia ? je lui demande une fois que le centre est plongé dans un silence inhabituel. — Elle est sympa. C’est cool que tu aies pu la voir, et encore plus cool qu’elle soit encore à Portland. Ça te fait une personne de plus que tu connais ici. — Oui, on dirait que Portland n’est pas si mal finalement. Son rictus m’indique qu’il se retient de dire : « Je te l’avais dit. »

Dehors, le crépuscule est tombé et le ciel assombri est strié de rose et d’orange. Tandis que Tyler verrouille la porte, je colle mon visage contre son dos et passe mes bras autour de sa taille. Il se retourne. — Ça te dit une petite excursion nocturne à la quincaillerie pour acheter de la peinture ? Je mets du temps à le convaincre de choisir le blanc cassé au lieu du rouge vif. La règle des couleurs neutres n’a pas l’air de lui parler, mais après une heure d’argumentation, nous sommes de retour à l’appartement armés de huit pots de peinture blanc cassé. Les murs du salon sont blancs et ont besoin d’un sérieux rafraîchissement. Notre plan consiste à repeindre l’appartement entier dans les prochains jours. Dans la voiture, l’idée semblait chouette, mais maintenant, pinceau en main, vêtue d’un vieux jean et d’un grand tee-shirt de Tyler, mon enthousiasme s’amenuise. — On devrait commencer par ma chambre, pour couvrir ce message, propose Tyler. Il a enfilé un jogging gris et un tee-shirt tout simple et comme toujours, il est sexy sans faire le moindre effort, alors que je ressemble à une clodo. — C’est parti. Nous attrapons chacun un pot et allons dans sa chambre. Ça ne nous prend que quelques minutes pour déplacer le lit dans l’autre chambre et couvrir le sol. Il est 22 heures passées et je commence à me dire que nous devrions peut-être attendre le lendemain. Il se fait tard. Je me prends à sourire bêtement devant les mots griffonnés sur le mur, quand Tyler entre dans la pièce et me lance un regard curieux. — Il est temps de s’y mettre, dit-il. Il s’accroupit pour ouvrir le pot et verser la peinture dans un plateau. Je ne m’étais jamais imaginé Tyler du genre bricolo. Il est trop adorable quand il essaye de se concentrer, ça me fait rire. Je sais que je suis censée peindre les plinthes, mais je suis trop occupée à l’observer pour être utile à quoi que ce soit. Il se met à recouvrir les mots, mais moi, je ne vois que lui : chaque fois qu’il tend le bras, son tee-shirt se soulève pour révéler l’élastique de son boxer noir. — Comment tu trouves ? demande-t-il en me sortant de ma rêverie. Sur le mur, tous les mots ont disparu, sauf deux. Te amo. Tyler me regarde de ses yeux brûlants, je crois qu’il me met au défi de l’embrasser. Défi que je relèverai sans me faire prier, mais non sans l’avoir taquiné avant. Je m’avance pour planter un rapide baiser sur ses lèvres avant de me reculer tout aussi vite. — Où est le marqueur ? — Dans la cuisine. Premier tiroir à gauche. Je m’éclipse avec un sourire malin et je reviens, feutre en main pour me placer derrière lui. — Alors, à quoi va te servir ce marqueur ? Je crois qu’il le sait déjà. Je m’approche du mur et, en dessous des deux mots restants, j’écris : je t’aime1. — Comment tu trouves ? dis-je en l’imitant. Cette peinture n’avance pas très vite. Les yeux de Tyler s’illuminent, son sourire s’élargit et soudain, il est devant moi et m’embrasse avec tant d’énergie que je suis forcée de reculer de quelques pas. Pas le temps pour les longs baisers langoureux ce soir, nous sommes trop impatients, trop joueurs, notre attirance est difficile à ignorer. Sa langue trouve la mienne. Je crois que je ne me lasserai jamais de l’excitation que me procurent ses baisers. J’en ai la chair de poule et mes jambes se dérobent sous moi. C’est la sensation la plus fantastique du monde.

Ses mains descendent sur mes hanches, puis sur mes cuisses. Il me soulève. Mes jambes s’accrochent à sa taille, mes bras autour de son cou, je sens ses mains sur mes fesses tandis qu’il me pousse contre le mur. La peinture humide se colle à mon tee-shirt. De tout l’espace du mur, Tyler a choisi le seul endroit de peinture fraîche. — Tu l’as fait exprès ! je m’exclame devant son sourire espiègle. — Il vaut mieux que tu l’enlèves. Mais il le fait pour moi. Il me tient toujours contre le mur et me retire mon tee-shirt d’une main. La peinture est glacée contre ma peau, mais ça ne me dérange pas. Les mains dans ses cheveux, je ferme les yeux et me laisse aller à la sensation de sa bouche sur mon oreille, mon menton, mon cou. Ses doigts sont chauds sur mes hanches, une de ses mains remonte à mon soutien-gorge qu’il détache et lance derrière lui. Je lui retire son tee-shirt à mon tour. J’aime la couleur de sa peau, naturellement mate. Ses abdos ne sont plus aussi prononcés qu’avant, mais ils sont toujours là, bien visibles. Chaque muscle de son torse est bien dessiné, de ses pectoraux, où se trouve son nouveau tatouage, aux muscles de ses hanches qui disparaissent dans son boxer. Ses biceps se contractent sous mon poids et ses veines sont saillantes. — Tant pis pour la peinture, fait-il en riant. Il embrasse mon front, mon nez, mes joues, le coin de mes lèvres, et me regarde, plein d’admiration, de désir et d’amour. Mes yeux doivent refléter la même expression, je crois que je serai éternellement amoureuse de lui. Il est parfait pour moi. — Est-ce qu’on allait vraiment repeindre, de toute façon ? — Non. Ça c’est beaucoup mieux, ajoute-t-il dans un murmure. Ses lèvres trouvent à nouveau les miennes. Il me décolle du mur et me porte, tout en continuant à m’embrasser, jusqu’à l’autre chambre. — Donne-moi une seconde, dit-il en me reposant pour installer le lit aussi vite que possible. Mes yeux tombent sur la salle de bains et une idée me traverse l’esprit. Je repense à cette nuit-là, à New York l’été dernier, dans la douche de chez Tyler, le soir du 4 Juillet. Tout s’était arrêté précipitamment avec l’arrivée inopportune de Snake et Emily. Je le tire par l’élastique de son pantalon pour l’entraîner jusqu’à la salle de bains, avec un sourire enjôleur. — Est-ce qu’on a terminé ce qu’on avait commencé à New York ? Il met une seconde à comprendre à quoi je fais allusion, et ce que je suggère. Quand ça lui revient, il affiche un grand sourire. — Non, je ne crois pas. Nous titubons dans la pièce sombre, le carrelage est froid sous nos pieds. Je me tiens au lavabo pour enlever mon jean et j’entre dans la douche. L’eau jaillit et les éclaboussures de peinture se détachent petit à petit de mon dos, comme les mots qu’y avait inscrits Tyler l’année dernière au feutre noir. L’eau dégouline sur mon visage. La silhouette de Tyler se détache dans l’obscurité. Il enlève son jogging, puis son boxer et hésite un instant, les yeux sur moi. Je lui prends la main et l’entraîne dans la douche, nos corps enlacés sous l’eau, comme la dernière fois. Sauf que cette fois, il n’y a personne pour nous interrompre.

1. En français dans le texte (N.d.T.).

22 Tyler a son jeudi matin de libre et a décidé d’échanger ses heures avec Emily, pour que je puisse passer la matinée avec elle. Il est presque midi et nous nous promenons dans le centre-ville depuis bientôt trente minutes, à faire les magasins. Le temps n’est pas au beau fixe aujourd’hui. Il fait chaud, mais d’épais nuages cachent le soleil. — Qu’est-ce que tu penses de celle-ci ? demande Emily qui a enfilé une mini-jupe noire et s’admire dans la glace. Je ne sais pas pourquoi elle me demande ça, je ne suis pas vraiment la reine de la mode. — Pour quelle occasion ? — Je ne sais pas, une soirée ? — Pas mal. Je sors du magasin pendant qu’elle paye. Ces deux derniers jours, je suis un peu ailleurs. Je suis présente physiquement, mais dans ma tête, c’est une autre histoire. Il s’y passe beaucoup trop de choses, il y a trop de questions encore sans réponses. Recoller les morceaux de ma vie ne se limite pas à faire se rencontrer mes amis. Hier matin, j’ai pris lentement conscience que même si j’adore être à Portland, ce n’est que temporaire. Je dois retourner à Chicago dans deux mois, et alors, tout pourrait partir en fumée. Je n’arrive plus à me débarrasser de l’idée que très bientôt, Tyler et moi serons à nouveau séparés. Ça me donne la nausée. — On devrait aller voir Amelia, suggère Emily en sortant du magasin avec son sac de courses. Le ciné où elle bosse n’est pas très loin. — Allons-y. Je suis sûre qu’elle sera contente de nous voir, le cinéma doit être vide un jeudi en milieu de journée. Pourtant, même l’idée de voir Amelia ne parvient pas à me mettre de meilleure humeur. À dire vrai, je ne déteste pas simplement l’idée de devoir partir, je suis terrifiée. Tout se passe enfin comme j’en rêvais, nous nous sommes tellement battus pour notre relation qu’une séparation pourrait l’endommager. On ne sera peut-être pas capables de la gérer. — Emily, je peux te poser une question ? — Évidemment. Elle a toujours été de bon conseil. J’adore lui parler parce que je sais qu’elle me dira toujours la vérité. — Tu crois que Tyler et moi on arrivera à gérer une relation longue distance ? « Longue distance », rien que le nom est nul. Elle s’arrête net, et me regarde droit dans les yeux.

— C’est à cause de la fac ? Oui, je suis sûre que ça marcherait. Vous êtes habitués à être loin. Allez, Eden, ajoute-t-elle, en constatant la tristesse qui m’envahit. Essaye de ne pas trop y penser. Profite de ton été. Elle n’a pas tort : je ne veux pas passer le peu de temps qu’il me reste avec Tyler de mauvaise humeur. Nous arrivons devant le cinéma. Il y a quelques clients mais rien à voir avec les longues queues du vendredi soir. Amelia est à son guichet, occupée à observer ses mains. Elle a l’air de mourir d’ennui. La joie se lit dans ses yeux quand elle nous aperçoit. — Salut ! fait-elle en sortant de son guichet. — Joli chapeau, dis-je en riant. Son uniforme est ridicule et comme c’est une bonne amie, j’ai le droit de la taquiner. — Et que dire de ce pantalon, je commente en pouffant. — C’est l’enfer. Elle retire son chapeau et ses cheveux restent en l’air quelques secondes à cause de l’électricité statique, ce qui ne fait que redoubler mon fou rire. — Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? Je suis bonne élève. Je prends des cours d’été. Je n’ai jamais dit à mes parents que je les détestais. Je n’ai frappé ma sœur qu’une seule fois dans ma vie. Je n’ai jamais fait de queue de poisson sur l’autoroute. Je me fais arrêter une seule fois pour avoir crié dans la rue et Dieu là-haut décide que je mérite ça ? C’est ce que j’adore chez Amelia, c’est une vraie comédienne. À l’école, elle était à fond dans le théâtre et participait à toutes les pièces. — À quelle heure tu termines ? demande Emily. — 14 heures. Elle pousse un profond soupir en constatant qu’il n’est que midi et demi. — Après j’ai un cours de 15 heures à 17 heures. Je déteste le jeudi. Ah, et Gregg t’a vue. Elle désigne de la tête le stand de pop-corn où un type, affublé du même chapeau surmonté cette fois d’un hot-dog en plastique, nous observe sans se cacher. Il doit avoir la vingtaine et nous sourit avec de grands gestes vers Emily quand nous nous retournons. Elle se contente de secouer la tête. — Bon sang, Amelia, pourquoi tu lui as dit qu’il m’intéressait ? — Mais regarde-le ! Comment étais-je censée annoncer à cette petite bouille d’ange que tu n’avais pas la moindre envie de sortir avec lui ? Je me détourne un instant de la conversation car un petit groupe de spectateurs vient de sortir d’une salle. Trois types portent des vêtements de la fac de Portland. Un en sweat vert marqué PORTLAND STATE devant, un autre arborant une casquette PSU, et le troisième en tee-shirt vert PSU VIKINGS. Portland State University. Soudain, je ne pense plus qu’à ça. Amelia va en cours là-bas. Le campus. Les innombrables tentatives de ma mère pour me convaincre de m’y inscrire. Oui, soudain, tout devient clair comme de l’eau de roche. Les morceaux du puzzle s’emboîtent parfaitement. — Eden ? — Hein ? Emily et Amelia me regardent d’un air soucieux. J’ai dû partir assez loin. — Amelia nous demande si on veut voir un film. Moi je n’ai rien à faire jusqu’à 14 heures. — Emily, dis-je d’une voix décidée qui les étonne toutes les deux. Je suis vraiment désolée, mais j’ai un truc très important à faire.

— Quoi ? Je m’éloigne déjà. Pas le temps de leur expliquer, maintenant que j’ai l’idée en tête, ça devient une urgence. — J’ai un campus à aller revoir, je lance par-dessus mon épaule. Je rentre chez Tyler par le tram, une pile de notes dans les mains. Il est 18 heures et le soleil a enfin percé les nuages. Tyler sera là puisqu’il m’a envoyé un message il y a une heure en sortant du centre pour me demander où j’étais. Je suis surexcitée. Je me répète ce que je m’apprête à lui dire, impatiente de voir sa réaction. J’ai pris la décision la plus logique, celle qui me semble la meilleure pour que ma vie prenne la direction que je souhaite : je serai entourée de gens que j’aime, dans une ville que j’apprends maintenant à découvrir et à apprécier. J’ai envie de me sentir tous les jours aussi bien que ces derniers temps. Quand j’arrive à l’appartement, j’ai la gorge sèche : comment vais-je annoncer ma décision à Tyler ? Une fois que ce sera prononcé à voix haute, ça deviendra réel. Les effluves de peinture m’assaillent dès l’entrée. Il y a de la musique, le canapé a disparu et le sol est bâché. Tyler a déjà peint la majeure partie des murs. Il me tourne le dos, torse nu, et j’admire ses larges épaules, la courbe de sa colonne vertébrale… Il ne m’a pas entendue entrer. Je m’approche sur la pointe des pieds et l’entoure de mes bras, avec un baiser sur son omoplate, à l’endroit de son tatouage guerrero. Il sursaute. — Enfin ! s’exclame-t-il en se retournant. Emily m’a dit que tu lui avais faussé compagnie sans raison ce matin. Tu es allée où ? Je souris jusqu’aux oreilles et me colle contre sa peau tiède. Soudain, tout mon petit discours s’envole, je ne me rappelle plus ce que j’avais prévu de lui dire, et tout ce qui sort c’est : — Je reste à Portland. Tyler hausse un sourcil. — Tout l’été ? — Non. Je reste à Portland pour de bon. — Mais… tu dois retourner à la fac. — C’est ce que je vais faire, dis-je en caressant son torse. Mais à la fac de Portland. Le silence qui s’ensuit dure une éternité. Son regard est empli de panique, alors que je m’attendais à le voir ravi. Déçue par sa réaction, je m’écarte. Rien à voir avec ce que j’espérais. — Je vais faire transférer mon dossier d’étudiante, Tyler. Ici. À l’université de Portland. Encore un silence. Puis, il explose : — Tu es complètement dingue ! Je ne peux pas te laisser changer de fac, Eden. On peut avoir une relation à distance. Je viendrai te voir à Chicago. Quoi qu’il arrive, tu ne peux pas changer comme ça. Tu n’arrêtais pas d’encenser ta fac, et maintenant tu vas laisser tomber comme ça ? Mais d’où ça sort ? Je lui tends ma pile de notes. — J’ai passé la journée à faire des recherches à la bibliothèque. Amelia m’a laissée utiliser son compte. J’ai l’impression de devoir défendre mon cas. Soudain, toute sa négativité me remet les pieds sur terre. — C’est sûr que ce n’est pas aussi bien que Chicago, mais leur cursus de psycho aboutit tout de même à l’un de leurs meilleurs diplômes et je peux facilement faire transférer mes crédits. Tu sais que j’adore Chicago, mais c’est tellement loin de ceux que j’aime. J’ai des copines là-bas, mais ce ne sont pas mes meilleures amies, alors que toi tu es là, Amelia aussi, Emily aussi, du moins pour quelque temps, et ma mère habite dans l’État d’à côté. Ça signifie aussi que mon père sera plus

proche. C’est dommage, mais je peux survivre. Et l’université de Portland fait très facilement les transferts. Venant de Chicago, c’est quasiment sûr qu’ils m’acceptent. Tyler me rend mes papiers sans même y jeter un œil. J’ai écrit tout ce que j’avais à savoir et à faire. — Depuis quand tu penses à ça ? Pourquoi tu ne m’en as pas parlé avant ? — Je me suis décidée aujourd’hui. Il doit avoir l’impression que je me précipite, mais ce n’est pas le cas. Ça me paraît la meilleure solution. Je suis plus qu’enthousiaste et je ne pense qu’à ça depuis ce matin. — Pourquoi prendre une telle décision ? me lance-t-il, incrédule. Il me contourne pour aller éteindre la musique, et s’adosse à la fenêtre, bras croisés. — Tu ne veux pas que je reste à Portland ? Je ne comprends pas sa réaction. — Bien sûr que si, murmure-t-il dans un souffle. Soudain, son visage et sa voix s’adoucissent. — Mais pas comme ça. Pas au prix de tes études. Parce que je te jure, Eden, je te jure… que si c’est parce que tu ne veux pas être à Chicago pendant que je suis ici, tu n’as pas intérêt à le faire. Ça n’a aucun sens, et en plus je me sens coupable, comme si tu abandonnais ton cursus à cause de moi. Ah. C’est donc ça. Je m’approche lentement de lui. — Quand je me demande quelle ville j’aurais le plus de mal à quitter… la réponse, c’est Portland, Tyler. Je ne fais pas ça pour toi. Je le fais pour moi. Tu as fait tes changements, maintenant c’est à mon tour. — Tu me le promets ? J’acquiesce et le prends à nouveau dans mes bras. — C’est promis. Je suis plus heureuse ici. C’est pour ça que je veux rester. Je veux faire ma vie ici. Il saisit mon visage entre ses mains. — Tu es sûre de toi ? — Plus que je ne l’ai jamais été. — Alors emménage avec moi, dit-il tout bas. Ses mots résonnent dans ma tête tandis qu’il me couvre de baisers. — Je n’ai pas encore beaucoup de meubles, mais les murs sont fraîchement repeints. Le quartier est agréable. Il y a beaucoup de chiens. Le centre-ville n’est pas loin. Qu’est-ce que tu en dis ? C’est sûrement mieux qu’une chambre d’étudiant. — Je dis carrément ! Mais pour commencer, je dois retourner à Santa Monica le plus tôt possible. Je vais réserver mon vol. — Pourquoi ça ? — J’ai beaucoup de choses à régler, dis-je avec un long soupir. L’idée de rentrer pour parler à mes parents me stresse énormément. — Juste avant de partir pour Sacramento, je me suis disputée avec ma mère. Je lui dois des excuses, et surtout, il faut que je mette les choses au point avec mon père. Je dois lui dire que nous sommes ensemble, et je veux savoir où on en est lui et moi, parce que je n’en ai aucune idée. — D’accord. On peut partir samedi, conduire de nuit et prendre la Pacific Coast Highway pour le retour dimanche. Qu’en penses-tu ? Rien de mieux qu’un road trip le long du Pacifique en été, non ? — Oh. Je ne croyais pas que tu viendrais avec moi. Cela me paraissait trop lui demander de manquer encore des jours de travail.

— Je sais, mais moi aussi j’ai des choses à régler. Je dois dire à ma mère que je revois mon père, et j’ai vraiment besoin de parler à mes frères, surtout à Jamie. Et puis on devrait annoncer la nouvelle ensemble ; cette fois, je ne te laisserai pas gérer ça toute seule. Cette idée me rassure. — Alors tant mieux. Je suis contente que tu m’accompagnes. Maintenant, passe-moi un pinceau, que je finisse de peindre notre salon. Tyler éclate de rire et remet la musique. Il me plante un baiser sur la joue avant de me tendre un pinceau enduit de peinture. Nous nous mettons au travail, en musique, sans jamais cesser de sourire. Je sais que j’ai pris la bonne décision : Portland est le meilleur endroit où je puisse vivre. Nous rentrons à Santa Monica dans deux jours pour parler une bonne fois pour toutes à nos parents, dire la vérité, arranger ce qui peut l’être. Nous n’avons plus peur. Cette fois, nous sommes prêts.

23 Les quarante-cinq minutes de marche jusqu’à l’appartement de Tyler ne se révèlent pas si désagréables. Nous sommes vendredi soir, il est 21 heures passées, et le soleil vient tout juste de disparaître à l’horizon. L’air est tiède et le ciel d’un bleu profond. Tyler a décidé que le vendredi soir serait dorénavant notre jour de sortie, ce qui signifie qu’à partir de maintenant, chaque vendredi, nous nous mettons sur notre trente et un. Ce soir, il m’a emmenée dîner dans un restaurant français très réputé du centre-ville, et nous rentrons à pied. Ma jupe volette dans la brise légère. — Je n’arrive toujours pas à croire que ce serveur t’ait renversé ce verre dessus, dis-je en riant. Sa chemise bleue est encore mouillée. — Voilà pourquoi il n’a eu qu’un demi-pourboire. Il me tient la main. Emily le remplace au centre ce soir, pour qu’il soit tout à moi. À quelques rues de l’appartement, il s’arrête brusquement et s’accroupit. — Monte, dit-il en désignant son dos. — Mais je suis en jupe. — Et alors ? Il n’en faut pas plus pour me convaincre. Je pose les mains sur ses épaules et me hisse sur son dos. Il se lève et se remet en marche sans effort tandis que je triture ses cheveux, la joue contre son crâne. — Je peux te poser une question ? demande-t-il au bout d’un moment. — Oui ? — Tu étais vraiment fâchée, le 4 juillet ? Je relève la tête, surprise. Ella a dû lui dire. — Eh bien, oui. C’est un peu notre jour. On a passé des 4 Juillet mémorables ensemble… tu ne trouves pas que c’est un jour spécial ? C’est là que tout a commencé entre nous. — Ça n’a pas commencé le jour où tu m’as embrassé, plutôt ? me taquine-t-il. Heureusement qu’il ne peut pas me voir parce que je suis rouge comme une pivoine. — Tu ne peux pas m’en vouloir. J’avais seize ans et je te détestais. T’embrasser, c’était le seul moyen de faire bouger les choses. Nous nous esclaffons et Tyler me repose par terre car nous sommes arrivés devant l’entrée de la résidence. — Donc tu étais vraiment fâchée, hein ? Il arbore un drôle de sourire, mais avant que je puisse dire quoi que ce soit, un cri collectif retentit :

— SURPRISE ! Je sursaute puis reste paralysée sur place, incrédule devant la scène sous mes yeux. La cour est complètement différente de tout à l’heure quand nous l’avons quittée. Une guirlande de petits drapeaux américains est accrochée aux arbres du milieu, de plus grands sont plantés sur la pelouse. Une enceinte invisible diffuse de la musique et des lampions suspendus un peu partout dispensent une douce lueur dans le crépuscule. Au milieu de la pelouse centrale, des chaises longues sont disposées en cercle autour d’un petit feu de camp improvisé et plusieurs personnes s’en extraient avec de grands sourires. Il y a Emily et Amelia. Mikey du café. Gregg, du cinéma. Rachael est là. Et Snake aussi, je n’y crois pas ! Je les observe, bouche bée, sans comprendre. Derrière moi, Tyler me prend par la taille et m’attire à lui. Je sens son souffle chaud contre ma nuque. — Joyeux 4 Juillet, ma chérie, chuchote-t-il. — Mais… mais c’était il y a deux semaines. — Oui, fait-il en me faisant tourner vers lui avec un grand sourire. Mais cette fois, on va le fêter ensemble. Soudain, je comprends tout et la joie m’envahit. Tyler a préparé cette surprise pour moi, parce qu’il sait qu’il aurait dû être avec moi la dernière fois. Je me hisse sur la pointe des pieds pour passer mes bras autour de son cou. Personne n’a jamais rien fait de tel pour moi auparavant. Ensuite, je me précipite vers Rachael pour la prendre dans mes bras. Je ne l’ai pas vue depuis que je suis partie pour Sacramento et j’ai tant de choses à lui raconter. Elle arbore son bandana américain dans les cheveux, le même que lors du vrai 4 Juillet. Elle le rajuste une fois que je me détache d’elle. Comme toujours, elle porte son parfum que j’adore, ses cheveux ondulent librement et elle est légèrement maquillée. — Qu’est-ce que tu fais là ? Elle n’a jamais mis les pieds en Oregon et encore moins à Portland – d’après elle, nous ne sommes qu’une bande d’écolos à la noix. — Il se trouve que Tyler possède un fort pouvoir de persuasion. Il m’a appelée il y a quelques jours, mais je ne voulais pas répondre, alors il a carrément appelé sur le fixe. Qui appelle encore sur le fixe au XXIe siècle, sans déconner ? Il est tenace. (C’est tellement Rachael, de s’énerver au sujet des détails. J’adore sa façon de raconter.) Donc mon père se pointe dans ma chambre, genre « Il y a Tyler Bruce au téléphone pour toi », et moi je dis « hein, sérieux ? » Alors, j’ai pris l’appel uniquement pour pouvoir lui dire de me laisser tranquille, mais là il me demande de me bouger à Portland pour le week-end. On a parlé au moins vingt minutes. J’ai trouvé que c’était trop mignon, alors je suis venue. Ça serait pas une fête sans ta meilleure pote, si ? Elle cogne sa hanche contre la mienne avec un clin d’œil, et me tend le gobelet qu’elle tient à la main. — Tiens, garde-le. Je vais m’en servir un autre. Le type à ses côtés n’est autre que Stephen Rivera. Je ne l’ai plus vu depuis l’été dernier à New York. Je sais qu’il y a passé l’année pour terminer son cursus à l’université. Il n’a pas changé, avec ses yeux bleu pâle, presque gris, ses cheveux blonds et courts et son sourire espiègle. Il est bien plus bronzé, en revanche, et porte un grand drapeau en guise de cape. — Stephen ! Tu es là aussi ! — Eh ouais, un peu que je suis là, répond Snake avec son accent de Boston. Il me serre brièvement contre lui puis recule en avalant une gorgée de sa bière. — Je suis venu fêter le 4 Juillet un 18 juillet, comme tout un chacun.

— Quand est-ce que vous êtes arrivés ? — Ce matin, répond Rachael. Ils échangent un sourire complice et elle le prend par le bras pour se rapprocher de lui. — Stephen est d’abord venu jusqu’à Santa Monica, et puis on a pris l’avion ensemble. Ça alors. L’été dernier, ils sont sortis une ou deux fois ensemble pendant les quelques jours que Rachael a passés à New York, et ils semblaient bien s’aimer. — Ensemble ? — Exactement, dit Snake. J’ai déménagé à Phoenix le mois dernier, pour mon boulot. Ce qui signifie que je ne suis plus qu’à cinq heures de route de cette beauté, explique-t-il en regardant Rachael. Voilà qui explique le bronzage. Il passe un bras sur ses épaules et lui ébouriffe les cheveux en tirant la langue. Rachael ne m’a pas parlé une seule fois de Snake cette année. Ni qu’il était à Phoenix, ni même qu’ils étaient restés en contact. Mais plus j’y songe, plus ça me paraît clair. — Toutes ces fois où tu allais rendre visite à tes grands-parents… En fait tu étais à Phoenix ? Rachael rougit d’un coup, honteuse d’en avoir fait un si grand secret. Snake est quelqu’un de bien. Il est drôle et ils vont bien ensemble. Elle n’avait pas besoin de me le cacher. — Oui, avoue-t-elle, une main sur la figure. Je ne voulais pas te le dire parce que je ne voulais pas être le genre de meilleure amie qui ne fait que parler de son copain alors que tu étais tellement mal à cause de Tyler. Je savais que tu te sentirais encore plus mal, et ne me dis pas le contraire, tu passais ton temps à fusiller tous les couples du regard. Un point pour elle. Je ne peux pas nier que j’étais d’une humeur exécrable. — Copain ? je répète, les yeux écarquillés. — Eh oui, fait Rachael avec un sourire radieux. Et Tyler et toi, alors ! D’où ça sort, cette histoire ? — Je crois qu’on a juste arrêté de se prendre la tête. Ma voix est légère, pleine d’une énergie positive qui parcourt tout mon être. — Oh, fait Snake en me tapotant la tête. Mes colocs grandissent si vite. Enfin il était temps, tout de même. Nous éclatons de rire et je crois que Rachael n’est plus vraiment choquée à cette idée. Elle a l’air de l’accepter. — Je vais te chercher une bière, lui dit Snake. — Je n’arrive pas à croire que vous sortiez ensemble ! je m’exclame dès qu’il a disparu. — Moi non plus ! fait-elle, tout excitée. — Je suis très contente pour toi. C’est la vérité. Elle est souvent tombée sur des nuls qui se fichaient d’elle, par le passé, mais Snake n’est pas de ce genre. — Tu as rencontré Amelia ? je lui demande. Rachael est ma meilleure amie de Santa Monica, Amelia celle de Portland, et Emily celle de New York. Quand Rachael a rencontré Emily l’été dernier, elles se sont bien entendues, et j’espère qu’elle va apprécier Amelia. — Oui, Emily nous a présentées. Elle me reprend le gobelet pour boire une gorgée avant de me le rendre. — Elle râle autant que moi, alors forcément, je l’aime déjà. Il faudrait la présenter à ce beau gosse du café, là, fait-elle en désignant Mikey. Il est différent sans son tee-shirt noir et son tablier. Il porte un marcel qui laisse apparaître ses tatouages sur des bras bien plus musclés qu’il n’y paraît. Il discute avec Tyler et Snake autour du feu.

— Tu n’as pas tort, il est super sympa. Et Amelia essaye de mettre Emily et Gregg ensemble. C’est lui, là. — Mignon aussi. Je suis ravie qu’elle et Snake aient fait le déplacement. Ça n’aurait pas été pareil sans eux. C’est incroyable, de la part de Tyler, d’avoir pensé à inviter tous mes amis. Nous rejoignons les autres autour du feu et je me glisse dans une chaise longue à côté d’Emily, qui parle avec Amelia et Gregg. — Bienvenue à ton 4 Juillet, lance Emily en trinquant avec moi. Je ne sais pas combien de temps ils ont attendu notre arrivée, mais à en juger par le nombre de canettes et de gobelets vides entassés au pied des arbres, je dirais un bon moment. Emily porte la jupe noire qu’elle a achetée plus tôt cette semaine. On dirait bien que c’était de cette soirée dont elle parlait. — Tu ne t’en doutais pas du tout ? demande Amelia, un verre dans chaque main. Ça fait des jours que Tyler l’organise. Il nous en a parlé mardi. — Je n’en avais pas la moindre idée. Il n’a jamais parlé du 4 Juillet avant ce soir. Je n’ai jamais trop aimé les fêtes, mais celle-ci est différente. Une petite soirée intime, en compagnie d’amis et dans une bonne ambiance, l’idéal ! — C’est trop mignon de sa part de faire ça pour toi, Eden, fait Amelia. Je crois qu’elle est déjà un peu pompette. Encore un point commun avec Rachael : elles râlent tout le temps et ne tiennent pas l’alcool. — Emily, qui s’occupe du centre en ce moment ? — Personne ! On a fermé exceptionnellement pour la soirée. Gregg nous observe discuter, un petit sourire aux lèvres. Je ne lui ai jamais parlé, en fait. Je jette un coup d’œil appuyé à Amelia. — Ah oui ! fait-elle. Eden, je te présente Gregg. Gregg, voici Eden. — Salut, dis-je. Je soupçonne Amelia d’avoir insisté pour faire venir Gregg afin qu’il puisse approcher Emily… Ce qui n’a pas l’air de la déranger, sinon elle ne resterait pas dans le coin. — Ça va ? demande Gregg d’une voix étonnamment grave. Je me demande s’il ne serait pas plus vieux qu’il n’en a l’air. Il est vraiment mignon et même s’il est un peu trop pressant, je me dis qu’Emily devrait peut-être lui laisser une chance. Le volume de la musique diminue. Rachael et Snake s’installent dans des chaises longues, Mikey s’assied dans l’herbe près du feu, avec sa bière. — J’aurais bien acheté des feux d’artifice, nous dit Tyler, mais je voulais éviter d’alerter la police. Cette époque est révolue, désolé Eden, fait-il en riant. Mais on peut faire la fête ici tant qu’on baisse la musique à minuit. Tous les voisins sont d’accord. J’aperçois Mme Adams qui nous guette depuis sa fenêtre, mais ça ne la dérange pas. Je leur ai dit de passer boire un verre s’ils voulaient et ils ont promis de ne pas en parler à notre proprio. Ah, et une dernière chose, ajoute-t-il en levant sa bière, un très joyeux 4 Juillet à tous. Emily applaudit avec emphase et Snake pousse un cri de joie. — Joyeux 4 Juillet ! Les voisins sont sûrement sympas mais ils doivent nous prendre pour des idiots à célébrer la fête nationale avec deux semaines de retard. J’adore la spontanéité de tout ça, et les souvenirs géniaux que nous nous créons. — En fait, dis-je tout fort en me levant, tant que vous êtes tous là, j’ai quelque chose à vous annoncer. (Tyler me lance un regard curieux mais il comprend vite ce que je m’apprête à dire et hoche la tête avec un sourire rassurant.) J’ai décidé de changer de fac et de m’inscrire à Portland. Je viens vivre ici.

L’assemblée reste silencieuse avant qu’Amelia ne se mette à hurler. Elle lâche ses deux verres et bondit de sa chaise pour me sauter au cou, sans cesser de couiner. Nous allons être dans la même université, comme elle l’a toujours voulu. Je suis aux anges, jusqu’à ce que j’ouvre les yeux pour apercevoir Rachael. Elle nous observe avec un air déçu. Je ne sais pas si elle est jalouse ou si elle est simplement en train de digérer la nouvelle. Amelia finit par me lâcher, la musique résonne plus fort et tout le monde se remet à discuter. Je perçois des « C’est trop bien ! » et des « Pas possible ! » Rachael, quant à elle, reste muette, assise toute seule, détachée du groupe, les yeux dans le vague. Je contourne le feu pour la rejoindre. Je ne sais pas quoi dire, mais elle lève des yeux écarquillés vers moi. — Tu vas vraiment déménager ? — Oui. L’idée ravit Amelia et Emily, puisqu’elles habitent ici, mais pour Rachael, cela signifie que je vais quitter Santa Monica. Je vis déjà dans un autre État, mais nous savions toutes les deux que mon séjour à Chicago n’était que temporaire, jusqu’à mon diplôme. Portland devient mon lieu de résidence permanent. — Mais tu vas quand même revenir à Santa Monica de temps en temps, hein ? Comme tu fais maintenant, pour les fêtes et pour l’été ? — Évidemment, dis-je en cognant mon genou contre le sien. En plus, on dirait bien que tu vas passer ton temps à Phoenix, non ? Je ne vais même pas te manquer. — Pas faux. Je me demande si elle se rend compte qu’elle sourit chaque fois qu’elle jette un œil à Snake. Ce dernier est en grande discussion avec Tyler et je suis vraiment contente de savoir qu’il n’habite pas si loin de chez nous, maintenant. On pourra le voir plus souvent. — Au fait, murmure Rachael, tu avais raison. Je me trompais sur son compte. C’est de Tyler qu’elle parle. J’ai passé un temps fou à essayer de la convaincre qu’il avait changé, mais je crois qu’il fallait qu’elle le voie pour le croire. — Il est différent, tu ne trouves pas ? — Complètement, acquiesce-t-elle. Elle boit son verre puis le jette par terre, se redresse, attrape mon bras et étudie mon nouveau tatouage avec un rictus. — Toujours aussi nul, marmonne-t-elle pour plaisanter. En revanche, pour ce qui est de sortir avec Tyler… pas si nul que ça. Je pense comprendre comment il t’a conquise si facilement. Il m’a eue moi aussi, et je sais que tu n’as pas besoin de mon approbation, mais tu l’as quand même. Soulagée, je me lève et l’entraîne avec moi pour danser. Je la fais tourner au milieu de la pelouse en secouant la tête en rythme avec la musique. Amelia nous rejoint, Emily sur les talons, et nous dansons toutes les quatre en riant comme des folles. Quand je m’arrête quelques secondes pour reprendre mon souffle, je vois mes trois meilleures amies s’amuser ensemble comme si elles se connaissaient depuis des années. J’ai une chance incroyable de les avoir. Elles m’acceptent pour qui je suis, même quand mes choix de vie peuvent paraître dingues, elles dansent comme des folles avec moi dans la cour d’une résidence de Portland pour célébrer le 4 Juillet un 18 juillet… elles sont ce genre d’amies. Ces derniers temps, tout semble se passer à la perfection. J’ai l’impression d’avoir attendu ça toute ma vie. Enfin. C’est le seul mot qui me tourne dans la tête, encore et encore. Enfin, enfin, enfin. Enfin, tout commence à se passer bien. Enfin, je suis heureuse pour de vrai.

À mesure que la nuit avance, nous nous retrouvons tous autour du feu, à jouer à Action ou Vérité. Mikey a escaladé un arbre en boxer. Amelia a confessé une seconde arrestation, cette fois-ci pour avoir pris un bain de minuit dans la rivière Willamette l’été dernier. Rachael a avalé une bière cul sec avant de tout régurgiter. Il est minuit passé, il fait noir, mais les lampions illuminent encore la cour et le feu nous tient chaud. Je suis assise entre Emily et Tyler. C’est au tour de Snake de faire tourner la canette vide. Elle s’arrête sur moi. Un éclair de malice passe dans ses yeux et il m’adresse un sourire tordu. Sans me laisser le choix entre action ou vérité, il me dit : — Je te mets au défi d’embrasser ton demi-frère. Tout le monde entre dans son jeu. — Mec, fait Gregg, c’est abusé. Amelia retient son souffle de manière théâtrale. — Oui, Stephen, fait Rachael, tu vas trop loin. Tyler secoue la tête en réprimant un éclat de rire, mais il rougit et quand ses yeux croisent les miens, je décide de jouer le jeu moi aussi. — Beurk, trop dégueu, dis-je avec une grimace. Et puis je me jette dans ses bras, dans l’herbe. Il me serre contre lui. Notre baiser est plein d’énergie, nourri par l’excitation de s’embrasser devant tout le monde. Je ne peux pas m’empêcher de glousser quand j’entends Rachael qui nous encourage. — C’est tout ce que tu sais faire ? fait Tyler d’un air de défi. — C’est tout ce que j’ai jusqu’à ce qu’on rentre, je lui murmure à l’oreille. Puis, après un bisou sur la joue, je me détache de lui. Il déglutit. Emily se met à bâiller et Mikey regarde sa montre. Il est minuit et demi et, même s’il est encore tôt, nous sommes épuisés. Nous avons passé une excellente soirée tous ensemble, c’était une fête spéciale. Je crois que c’est le bon moment pour aller se coucher, et les autres semblent d’accord. Nous nettoyons la cour, rangeons les chaises longues, décrochons tous les drapeaux et éteignons le feu. La sœur de Mikey passe le chercher et il me promet un café gratuit la prochaine fois que je passe. Amelia et Gregg commandent un taxi, finalement rejoints par Emily. Je crois que le courant commence à passer entre eux. Finalement, il ne reste que Rachael et Snake qui attendent leur taxi pour rentrer à leur hôtel. — Vous restez juste ce soir ? je demande à Rachael. — Oui. On repart demain. Stephen doit bosser lundi, donc on n’a même pas eu le temps de visiter cette ville nulle. C’est toi qui disais ça, pas moi. — Elle n’est pas si nulle, dis-je en lui donnant un coup de coude. Au fait, on rentre dimanche pour parler à nos parents, je passerai te voir avant de repartir. — Ah, tes parents. Ils sont au courant ? — Pas encore. — Alors bonne chance. Je la prends une dernière fois dans mes bras quand le taxi arrive. C’était super de les avoir tous les deux avec nous ce soir. Nous nous promettons de nous revoir tous bientôt. La portière claque et le taxi s’éloigne. Tyler et moi nous retrouvons seuls. La cour est sombre et silencieuse, un étrange contraste avec la vie qui y régnait il y a moins de vingt minutes. L’air s’est rafraîchi, je m’approche des cendres encore rougeoyantes du feu de camp. Tyler m’observe de l’autre côté, dans l’obscurité. — Merci, lui dis-je sans le quitter des yeux. Merci pour tout, Tyler. Ça me touche énormément.

Il hoche la tête. Il est parfait, les mains dans les poches, ses traits doux, son petit sourire et ses yeux pleins d’amour. — Je ferais tout pour toi, murmure-t-il. Les dernières lueurs du feu s’éteignent tandis que Tyler m’embrasse, à la perfection, comme d’habitude.

24 Nous partons pour Santa Monica le samedi soir et conduisons à tour de rôle toutes les deux heures. À 8 heures le lendemain matin, Tyler prend le volant pour la fin du voyage, tandis que je somnole à côté, sourire aux lèvres, avec la radio en fond et sa main sur ma cuisse. Je ne me réveille qu’à midi. Je dois avoir un sixième sens, car quand j’ouvre les yeux, nous sortons de l’autoroute pour entrer dans la ville qui n’est désormais plus la nôtre. Le soleil m’éblouit. Tyler se rend compte que je suis réveillée. — Bonjour. On est arrivés. Je passe une main dans mes cheveux en observant la ville derrière la vitre. J’adore Santa Monica. Je trouve que c’est une ville géniale, mais pour d’autres raisons que Portland. Ici, j’aime la jetée, la plage, les belles banlieues à explorer tout autour, le glamour d’Hollywood et les stars incognito qu’on peut croiser un peu partout. Ici, j’ai terminé le lycée et rencontré Tyler. Ma famille y habite, je serai toujours liée à cette ville, mais Portland restera ma maison. — On peut aller chez ma mère en premier ? Je vais avoir besoin d’être bien réveillée pour parler à mon père. Tyler a l’air encore plus stressé que moi et je sais pourquoi. Il a peur de parler de son père à Ella, autant qu’il avait peur de me le dire. Il doit craindre qu’elle ne s’emporte, et honnêtement, j’ignore comment elle va prendre la nouvelle. Elle sera choquée, c’est certain. Et sûrement loin d’être enchantée. Je ne crois pas qu’elle ait pardonné à Peter et je doute qu’elle soit à l’aise de le savoir à nouveau dans les parages. Mais Tyler sait ce qu’il fait et Ella est compréhensive ; je pense qu’elle lui fera confiance, comme je l’ai fait. De mon côté, je dois voir mes deux parents, mais c’est ma rencontre avec mon père qui m’inquiète le plus. Je ne suis pas nerveuse, car je suis enfin prête à lui tenir tête. J’ai passé ces derniers jours à préparer ce que j’allais lui dire. Je ne veux pas me montrer agressive, seulement honnête, parce qu’il n’y a rien de tel que la sincérité. J’espère qu’il appréciera que je ne me mette pas à lui hurler dessus. Nous passons devant chez Dean. Chaque fois, je me sens mal, je n’arrive même pas à jeter un œil à la maison, mais aujourd’hui, je la regarde fixement. Tyler souffle discrètement. Je me demande si nous nous pardonnerons un jour de lui avoir fait du mal, et si lui nous pardonnera. Nous avons fait de nombreuses erreurs par le passé, mais nous en tirons les leçons. Quelques minutes plus tard, nous arrivons chez ma mère. Sa voiture et la camionnette de Jack sont dans l’allée. — Ce ne serait pas la voiture de ma mère ? fait Tyler.

Une Range Rover blanche est garée en face de la maison. — On dirait bien. Qu’est-ce qu’elle peut faire ici ? Ella et ma mère s’entendent bien, mais elles ne sont pas amies non plus. Elles se saluent dans la rue et elles ont trinqué ensemble à ma soirée de remise de diplôme au lycée, mais elles ne vont pas jusqu’à se rendre visite comme ça. Même si Maman aime bien Ella, il y aura toujours une pointe de jalousie entre elles. — Aucune idée, dit Tyler. Il se gare avec un soupir, soulagé de pouvoir enfin s’arrêter après des heures de route, puis sort de la voiture en se frottant les yeux. Nous échangeons un regard soucieux avant d’aller jusqu’à la porte d’entrée. Tyler me prend la main pour me rassurer. Gucci se met à aboyer avant même que nous ayons atteint la porte qu’elle gratte avec insistance. Elle va nous sauter dessus si j’ouvre, alors je me contente de frapper, et d’attendre. La nervosité m’envahit soudain. Je ne sais pas comment Maman va réagir à mon départ pour Portland et à mon changement d’université. Elle peut trouver ça ridicule, ou au contraire, penser que c’est une bonne chose. Aucune idée. Le seul moyen de le savoir, c’est de lui dire. La porte s’entrouvre et Jack apparaît, retenant Gucci par le collier. — Oh ! C’est vous, entrez ! Excellent timing. Gucci remue la queue et gémit, alors je la caresse derrière les oreilles et plante un baiser sur sa truffe. — Eden ! Ravie de me voir, ma mère accourt avec un grand sourire, comme si nous ne nous étions jamais disputées. Elle me pardonne toujours sans rien dire. — C’était bien Portland ? Je ne pensais pas te voir de sitôt. Je croyais que tu allais rester encore deux semaines au moins. Je t’avais préparé assez d’affaires ? Je crois que j’ai mis toute ta penderie dans ta valise. Je rigole, contente que les tensions aient disparu, puis j’aperçois Ella qui se lève du canapé, surprise de nous voir. Elle aussi devait s’attendre à ce que je reste plus longtemps à Portland, mais ce qu’elles ignorent, c’est que nous repartons ce soir. — Qu’est-ce que vous faites ici ? demande Ella, plus soucieuse qu’autre chose, en prenant son fils dans ses bras. — Qu’est-ce que toi, tu fais ici ? lui retourne Tyler. Qu’est-ce qui se passe ? — On discutait, c’est tout. Elle échange un regard entendu avec Maman, et ajoute : — Je venais les féliciter. — Pourquoi ? je demande. — Oh Eden, dit ma mère en essayant de réprimer son grand sourire. Je ne voulais pas te le dire au téléphone. Je voulais attendre de te voir. — Me dire quoi, Maman ? Depuis le seuil, Jack lui sourit en continuant à retenir Gucci. Maman me met sous le nez sa main gauche où étincèle maintenant un anneau. Bouche bée, j’examine la bague en diamant et argent, puis je regarde Jack qui sourit jusqu’aux oreilles et hoche la tête comme pour me dire : « Oui, je l’ai enfin fait. » Quand je prends conscience que ma mère est fiancée, je me mets à hurler d’excitation, et lui saute au cou, en larmes. Je crois que Maman pleure aussi. Je suis tellement contente pour elle. Je sais qu’elle a longtemps attendu ce moment. Jack la traite bien, bien mieux que Papa ne l’a jamais fait, et ils s’aiment énormément. Il était temps qu’il se lance.

Ella aussi s’évente un peu de la main et essaye de se contenir, sourire aux lèvres. Je me dirige vers Jack pour me jeter à son cou également. Maintenant j’ai une belle-mère et un beau-père. C’est peut-être un peu égoïste, mais j’adore avoir deux paires de parents. J’adore Ella, et j’adore Jack, je n’aurais pas pu rêver mieux comme famille. Gucci n’arrête pas d’aboyer dans le vacarme ambiant et maintenant que Jack l’a lâchée, elle saute partout dans le salon. Tyler félicite à son tour ma mère et Jack. — Mais ça s’est passé quand ? je demande en essuyant mes larmes. — Vendredi ! Je la prends à nouveau dans mes bras. Je ne m’attendais vraiment pas à tout ça et je suis tellement distraite que j’en oublie la raison de notre présence. — Mais assez parlé de moi, dit Maman. Je crois que nous sommes tous impatients d’avoir de vos nouvelles à tous les deux. Tyler rougit et sourit d’un air penaud. — Euh…, commence-t-il. Je ne vois pas ce qui l’arrête, nos deux mères sont déjà de notre côté et prêtes à nous soutenir. Et surtout, nous l’avons déjà fait avant. — Donc Eden et moi nous sommes… Nous sommes ensemble. — Je le savais, dit Ella tout sourire. Maman ne me lâche pas des yeux et, pour la première fois depuis longtemps, nous nous rendons compte que nous sommes heureuses toutes les deux. Elle a l’air fière. Elle sait comme ça a été dur pour moi de donner une seconde chance à Tyler, mais je l’ai fait. Elle est fière que je n’aie pas suivi son exemple et laissé tout tomber quand les choses se sont compliquées. Elle est fière que j’aie pris le temps d’écouter Tyler, que nous soyons enfin ensemble, sans laisser la peur des regards nous arrêter. — On dirait que nos gosses sortent ensemble, non ? dit-elle à Ella. Elles rient et Tyler a l’air soulagé. Pendant qu’elles continuent à plaisanter, il hausse un sourcil vers moi et articule : — Portland. C’était la raison première de ma venue : annoncer à ma mère que je retourne à Portland pour continuer mes études là-bas. — Maman, il y a autre chose. Elle se tourne vers moi, inquiète cette fois. — D’accord. Quoi donc ? Elle s’assied sur le canapé et Jack la rejoint. Tyler fait asseoir sa mère aussi et s’installe à côté d’elle, tandis que je me mets en tailleur sur la moquette, avec Gucci. — J’ai pris une grande décision, dis-je en regardant ma chienne pour ne pas avoir à regarder ma mère. J’y ai bien réfléchi, c’est ce que je veux et je ne te demande pas ta permission, je te dis seulement mon projet. Je vais faire transférer mon dossier à l’université de Portland, et je pars m’y installer. C’est aussi simple que ça en a l’air. Maman se redresse. — Tu quittes Chicago ? — Oui, et j’emménage avec Tyler. Ella regarde son fils qui lui sourit. Maman, en revanche, ouvre de grands yeux. Elle cherche du soutient auprès de Jack qui ne doit pas avoir d’avis sur le sujet car il se contente de hausser les épaules. — Ce n’est pas un peu précipité, Eden ? demande-t-elle, songeuse.

Je sais que c’est une étape importante, et elle a tous les droits de s’inquiéter que je commette une erreur, mais je sais au plus profond de moi-même que je ne me trompe pas. — Je suis une adulte. Je sais ce que je fais et ce que je veux. Tu peux me faire confiance ? — Oui, bien sûr. Elle me fait me lever pour me serrer contre elle. Un câlin qui signifie qu’elle me soutient. — Si c’est vraiment ce que tu veux, alors fais-le, Eden. Je devine que pour elle, ce n’est pas la décision la plus intelligente, mais elle me soutient, et ça me suffit. — Nous repartons pour Portland aujourd’hui, d’ailleurs. — Si tôt ? — Oui. On va prendre la route qui longe la côte et s’arrêter dans toutes les villes, explique Tyler. On est juste venus pour mettre les choses au clair. Je m’approche de lui et lui prends le bras. Je suis contente qu’il soit venu avec moi, ça m’encourage à annoncer les changements que je souhaite entreprendre. — Je vais parler à Papa, dis-je. Après un long silence, Ella se lève. — On parlait justement de lui… Il a été insupportable cette semaine, Eden, depuis que vous êtes partis. Je ne sais plus quoi faire. Heureusement que tu n’étais pas là pour l’entendre. Elle semble craindre de me blesser, mais ce n’est pas le cas, ce n’est pas comme si c’était nouveau. Cela prouve bien que quelque chose cloche : aucun père n’exprimerait verbalement son mépris envers sa fille. — Tu es sûre de vouloir lui parler ? Parce qu’il ne risque pas d’être gentil. — Je vais lui parler. Je me fiche que mon père soit un sale con, je vais le faire. Je vais lui tenir tête. Maman et Ella semblent toutes les deux penser que ce n’est pas une bonne idée de lui parler alors qu’il est déjà furieux contre moi, mais je ne vais pas attendre qu’il se calme, ça pourrait prendre beaucoup de temps. — Tu veux que je vienne avec toi ? propose Maman. Je sais qu’elle n’a aucune envie de lui faire face, mais elle se sacrifie, parce que c’est ce que font les mamans. — Non. Je veux le faire seule. Il est chez vous ? — Oui, répond Ella à contrecœur. — Parfait, alors allons-y. Avec un sourire courageux, je me dirige vers la porte, et je crois que même Tyler est surpris de me voir si déterminée. — Laissez-moi y aller la première, intervient Ella en attrapant son sac. Je ne l’ai jamais vue aussi stressée, elle a l’air de vieillir de minute en minute. — Juste le temps de le prévenir que vous arrivez. Ce n’est pas une mauvaise idée. Si je débarque à l’improviste, il pourrait devenir fou. Ça lui donnera peut-être le temps de libérer sa colère avant notre arrivée. — D’accord. — Félicitations encore, Karen, lance Ella par-dessus son épaule, avant de courir à sa voiture. — Il est vraiment si horrible que ça ? demande Tyler une fois que sa mère a disparu. — Sûrement, je réponds. Il était tellement méchant la semaine dernière que je ne pensais pas que cela puisse empirer. Je ne sais pas du tout à quoi m’attendre. — Je crois qu’il ne changera jamais, remarque ma mère avec amertume.

Elle saisit toutes les occasions pour exprimer sa haine envers mon père. — Eden, laisse-moi te dire que tu es sacrément courageuse. Je fais une grimace et baisse les yeux sur mes Converse. Quelque chose me travaille mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. Et puis ça me revient. Il me reste une chose à faire avant de dire au revoir à Maman, Jack et Gucci, et d’aller chez mon père. Quelque chose que je ne peux pas laisser derrière moi. — Attendez une seconde. Je me précipite dans ma chambre, bien mieux rangée qu’à mon départ. Maman a dû faire le ménage derrière moi. J’ouvre la penderie, qui est vide. Elle a vraiment tout mis dans ma valise. À la fin de l’été, je reviendrai récupérer le reste de mes affaires pour les apporter à Portland. Mais il y a une chose qu’il me faut tout de suite : la vieille boîte à chaussures cachée dans un coin de l’étagère du haut de mon placard. Sur la pointe des pieds, je parviens à l’attraper. Je souffle pour chasser la fine couche de poussière qui la recouvre avant de l’ouvrir. C’est la paire de Converse que Tyler m’a offerte l’été dernier à New York. Celle où il a inscrit les mots No te rindas, sur le caoutchouc. L’encre est encore parfaitement lisible. Assise sur mon lit, je retire mes chaussures et enfile celles de Tyler à la place. Elles viennent avec moi à Portland, et je ne compte pas arrêter de les porter de sitôt. Je range ma paire rouge dans la boîte, puis dans le placard, et ferme la porte. Un jour, j’ai juré de ne plus jamais les porter, mais je les ai gardées, parce qu’au fond de moi, je savais qu’il me restait un espoir. J’ai eu raison de donner une seconde chance à Tyler et de suivre mon cœur. Parfois, ça vaut le coup de prendre des risques.

25 Quand nous nous garons devant la maison, mon père nous attend devant l’entrée, bras croisés, poitrine gonflée. Ses yeux lancent des éclairs, on dirait qu’il compte faire barrage. Il n’a clairement pas envie de discuter dans la maison. Tyler se gare derrière la voiture de Jamie et regarde mon père par la vitre. — Et du coup, c’est quoi le plan ? — Tu dis la vérité à ta mère à propos de ton père pendant que je m’occupe de la boule de nerfs ici présente. Mon père nous observe toujours. Il doit croire que s’il a l’air assez menaçant, il arrivera à nous faire peur. Comme si son pathétique regard noir allait suffire à nous faire décamper. — Ça a l’air beaucoup plus simple que ça ne l’est, murmure Tyler, nerveux. — Dis-lui exactement ce que tu m’as dit. Je lui prends la main et lui souris. Ça va être bien plus dur pour lui que pour moi. Parler à mon père ne sera pas une partie de plaisir, c’est certain, mais la vérité de Tyler sur sa thérapie et sur son père va se révéler forte en émotions, je sais à quel point il a du mal à se livrer. — C’est ta mère, Tyler. Elle comprendra. Elle comprend toujours. — Je sais. Tu vas t’en sortir avec ton père ? Je peux lui parler avec toi. — Pourquoi personne ne veut croire que je peux me débrouiller toute seule ? C’est moi qui ai besoin de lui parler, et moi seule. C’est de ma relation avec lui qu’il s’agit. Personne ne peut nous aider. Tyler me dévisage, à la recherche de signes de faiblesse, mais je ne suis pas en train de me mentir à moi-même : je sais que je peux me débrouiller, je veux me débrouiller. Soudain, on frappe à ma vitre avec violence. Je fais volte-face. Mon père. — Si tu tiens tellement à me parler, alors sors de cette fichue voiture ! ordonne-t-il, des étincelles dans ses yeux remplis de mépris. — Quel con, marmonne Tyler. Il ne le lui dirait jamais en face, mais il le pense sincèrement. Il n’a pas tort, mon père est bel et bien un con. Un con qui ne s’arrête pas de cogner contre la vitre de la voiture, comme un gamin. C’est triste. C’est lui qui est censé être le parent, et c’est lui le plus puéril. Lentement, Tyler sort de la voiture. J’ouvre la portière d’un coup, manquant mon père de peu. — Bon sang, Eden ! C’est un accident, c’est lui qui est dans le passage, mais il est certain que je l’ai fait exprès.

— Tu essayes de me briser une hanche ? grogne-t-il. — Non. J’essaye de rester polie. Est-ce que tu pourrais faire de même ? — Polie, c’est ça, aboie-t-il. Est-ce vraiment trop demander à son père que de rester calme ? D’arrêter de tout prendre mal et, pour une fois, d’écouter sa fille ? Apparemment, oui. — Oui. Polie, dit Tyler. Je lui lance un regard paniqué. Pitié, ne démarre pas une dispute. Mais il n’en fait rien. — Pour Eden. — Oh, regardez-moi ça, dit mon père en croisant les bras, c’est le drogué de service qui a traîné ma fille jusqu’à Portland. Je parviens à maîtriser ma colère. Ça ne servirait à rien de s’énerver et d’ailleurs, Tyler ne réagit pas. Il pince les lèvres et s’éloigne de mon père. — Je ne suis pas là pour te parler, Dave. Je t’ai déjà dit tout ce que j’avais à te dire, et tu as préféré m’ignorer, donc je ne vais pas perdre mon temps à essayer de faire en sorte que tu m’apprécies. Je suis quelqu’un de bien, et si tu ne peux pas le voir, c’est ton problème. Je suis là pour parler à Maman et à Jamie. Mon père est pris de court et je jurerais qu’un éclair de déception passe dans ses yeux quand Tyler le dépasse pour entrer dans la maison. Presque comme s’il espérait que Tyler s’énerve, juste pour que son mépris envers lui soit justifié. Mais la vérité, c’est qu’il n’a plus aucune raison de le détester, parce que Tyler a changé. La seule chose de mal, si l’on peut dire, qu’il ait faite ces derniers temps, c’est de dire à mon père qu’il n’y avait plus rien entre nous. C’était un mensonge, mais nous nous mentions à nous-mêmes, donc je ne suis même pas sûre que ça compte. J’aperçois Ella qui observe la scène depuis le salon et Jamie et Chase à la fenêtre de ma chambre à l’étage, qui disparaissent dès que je les vois. Tyler entre dans la maison. Quand je regarde mon père, c’est presque douloureux. C’est mon père, je devrais l’aimer, or ce n’est pas le cas. — Papa, il faut qu’on parle. Vraiment, sérieusement. — Je n’ai rien à te dire. — Dommage, parce que moi j’ai des tas de trucs à te dire. Je me dirige vers la porte d’entrée. Il grogne derrière moi, puis, à contrecœur, il m’emboîte le pas. Il sait qu’il va devoir me parler, qu’il le veuille ou non. Il me suit dans la maison sans rien dire. Nous trouvons Chase assis au bord du canapé, qui se tord les mains nerveusement. — Salut, dis-je. Où sont ta mère et Tyler ? — Dans le bureau. — Et Jamie ? — Aussi. Il a l’air triste de ne pas être impliqué dans les conversations importantes qui se déroulent dans cette maison, mais à dire vrai, il en sait trop peu sur le passé de sa famille, ça lui ferait beaucoup trop de révélations d’un coup. Selon Ella, la vérité le blesserait bien plus que les mensonges. — Vous allez vous disputer ? demande-t-il. Vous ne devriez pas. J’en ai marre des disputes. On ne pourrait pas tous aller en Floride, à la place ? — On ne va pas se disputer, je le rassure. Bon, j’ai l’intention de rester calme et sereine mais je pourrais bien exploser si mon père me pousse à bout. — On va juste parler pour régler certains problèmes.

— Et ta mère et moi, on vous emmènera, avec Jamie, en Floride, ajoute mon père. Son changement de ton soudain m’énerve au plus haut point. Je ne comprendrai jamais pourquoi il est aussi gentil avec Jamie et Chase et pas avec Tyler et moi. Ce ne sont même pas ses propres enfants. Chase manque de tomber du canapé. Depuis Noël, il n’arrête pas de radoter sur la Floride. — C’est vrai ? — C’est vrai. Mais seulement si tu restes ici pendant que je vais parler à Eden. D’accord, fiston ? Chase acquiesce et allume la télé dans l’espoir d’avoir l’air très occupé et distrait. Petit Chase. Il ne connaîtra jamais toute la vérité. Peut-être que dans quelques années, Ella décidera de lui parler de son vrai père, mais pour l’instant, son père, c’est mon père. Je sors du salon en refermant la porte et me tourne vers lui. Évidemment, son sourire a disparu. — Dans la cuisine ? je suggère. Je n’ai pas envie de monter pour détourner Tyler de son propre but. Mon père se place au bout de l’îlot central, les mains appuyées sur le plan de travail. Il attend, pas du tout amusé. — Assieds-toi, lui dis-je. Je veux être en pleine possession de mes moyens, or, l’avoir si imposant au-dessus de moi ne me met pas vraiment à l’aise. Je ne suis pas là pour le défier, mais pour être honnête avec lui. — Hors de question. — Assieds-toi. Ma voix ferme le surprend, et je suis soulagée de constater qu’il n’oppose pas trop de résistance aujourd’hui. Il doit déceler ma détermination, parce qu’il baisse les bras plus vite que d’habitude. Il n’essaye même pas de m’empêcher de parler, et s’exécute avec un profond soupir. — Bon, Eden. Qu’est-ce qu’il y a ? Il n’a plus l’air aussi furieux, maintenant que Tyler n’est plus dans les parages, mais toujours aussi agacé. Comment ai-je pu laisser notre relation en arriver là ? Avant, nous étions proches. Je l’adorais comme une fille devrait toujours adorer son père. Quand j’étais petite, je comptais les jours jusqu’au week-end où il aurait prévu des activités géniales à faire ensemble. C’est différent maintenant. Nous sommes différents. Quand je suis venue m’installer à Santa Monica, il y a trois ans, c’était en priorité pour que mes relations avec lui s’améliorent, mais elles n’ont fait qu’empirer. — Pourquoi on est comme ça ? Un silence gênant s’abat sur la cuisine, car aucun de nous n’a la réponse. Les raisons sont nombreuses et se sont multipliées d’année en année. C’est difficile d’en trouver la source, mais mon père n’y réfléchit pas tellement et se contente de hausser les épaules. — Tu sais pourquoi ? — Non, en fait, pas du tout. Est-ce que tu peux me le dire ? Il reste à nouveau muet et décroise les bras pour se frotter le menton, les yeux au sol. Je sais qu’il a bien du mal à se montrer sincère. Il pince les lèvres, puis souffle. — Eden, qu’est-ce que tu es venue faire ici ? — Je suis venue parce que j’ai un père avec qui je n’ai plus aucun lien. Contrairement à lui, moi, j’ai pensé à tout ça. J’ai préparé mes paroles et ce que je veux lui faire comprendre. Enfin, je peux m’exprimer. — Je ne veux pas continuer comme ça, à se disputer chaque fois qu’on est dans la même pièce. Je veux une vraie relation père-fille avec toi, mais c’est impossible si tu continues à me traiter comme tu le fais. Je suis ta fille. Tu es censé me soutenir, pas essayer de me rabaisser et critiquer toutes mes décisions, même si elles sont stupides. Tu es censé être de mon côté, pas contre moi.

— Eden… — Non. Écoute-moi. Cette famille part en lambeaux et tu le sais. Nous le savons tous, et toi tu persistes à vouloir rejeter la faute sur Tyler et moi. Mais tu sais la vérité, Papa ? La vérité, c’est que nous ne sommes pas le problème. Le problème, c’est toi. C’est à cause de toi, tout ça. C’est ta colère qui nous sépare, alors que tu n’as aucune raison d’être énervé. On a été honnêtes avec vous, et tu sais à quel point c’était terrifiant de venir ici vous révéler ce secret. C’était la chose la plus dure que j’aie eue à faire de ma vie, et toi tu nous l’as renvoyé en pleine figure. On ne s’est jamais attendu à ce que tu sois d’accord avec nous, mais on voulait que tu nous acceptes. Peut-être pas tout de suite, mais avec le temps, et pourtant, non, jamais. Pourquoi tu es contre nous à ce point ? Pourquoi tu nous hais autant ? D’où est-ce que ça vient ? Je suis hors d’haleine, mon cœur bat la chamade. J’ai besoin de réponses. Entendre la vérité de la bouche de mon père est le seul moyen de progresser, d’avancer. — Bon, dit-il. Mettons de côté le fait que c’est ton demi-frère. Ça je peux vivre avec, mais ce que je ne supporte pas, c’est que ma fille fréquente quelqu’un d’aussi instable. J’aimais bien Dean. C’était un gentil garçon. Il te traitait bien. Mais Tyler ? Il n’est bon qu’à ignorer ses propres problèmes. — Un peu comme toi, non ? Comme tu as ignoré Maman parce que tu ne voulais pas simplement essayer d’arranger les choses avec elle ? Comme tu m’ignores parce que c’est plus facile de haïr que d’accepter ? Combien de fois faudra-t-il que je te répète que Tyler n’est plus le gamin qu’il était à dix-sept ans ? Quand je l’ai rencontré, je ne pouvais pas le supporter. Je détestais tout ce qu’il faisait. Alors crois-moi quand je te dis que s’il était encore comme ça, je ne serais sûrement pas amoureuse de lui. — Donc te revoilà amoureuse de lui, dit-il au bout d’un moment, après avoir dit et répété que ce n’était plus le cas. — Ce n’était plus le cas. Il m’a quittée, Papa. Il est parti. Tu sais très bien à quel point j’étais furieuse, mais j’ai… j’ai écouté tout ce qu’il avait à dire, et partir était vraiment la meilleure solution pour lui. Je ne peux pas lui en vouloir et je lui pardonne. Je marque une pause. J’ai encore une chose à lui dire, je crois que c’est le bon moment. — Je ne sais pas si Ella t’en a déjà parlé, je balbutie sans croiser son regard, mais Tyler et moi, nous nous installons ensemble. Nous sommes en couple et je vais emménager à Portland. Je fais transférer mon dossier à l’université de la ville. Ma décision est prise. — Tiens donc, comme c’est génial, fait-il sarcastique. — C’est génial, parce que je suis heureuse, et n’est-ce pas ce que tu es censé vouloir pour moi ? Que je sois heureuse et que je mène la vie que j’aime ? — Je veux que tu sois heureuse, admet-il d’une voix plus douce. Mais je ne crois pas que tu puisses l’être avec Tyler. — Et comment pourrais-tu le savoir, Papa ? Il n’y a que moi qui puisse savoir ce qui me rend heureuse, et il se trouve que je le suis avec Tyler. Je prends une grande inspiration en rassemblant mes pensées et tire une chaise pour m’asseoir juste devant lui. La tension semble s’être dispersée. Garder mon calme était la meilleure attitude à adopter. Il n’y a pas de place pour la colère. Seulement pour l’honnêteté. — Écoute seulement ce que je te dis, je le supplie doucement. Tyler a changé, d’accord ? Ça arrive. Les gens peuvent devenir meilleurs. Tyler a laissé tomber la drogue une bonne fois pour toutes. Il n’est plus en colère. Il a appris à se maîtriser. Il est plus heureux et plus avenant. Il est prévenant et attentionné. Il a son propre appartement. Il a un boulot. Il dirige bénévolement une maison de jeunes. Il est même allé voir un psy et il a recontacté son père. C’est ce qu’il est en train d’annoncer à Ella en ce moment même. Je le vois écarquiller les yeux, tellement c’est improbable de la part du Tyler qu’il connaît.

— Et vraiment, Papa, il est très attaché à moi. Il ne me ferait jamais de mal. — Une maison de jeunes ? répète-t-il. — Oui, un endroit génial. Il essaye d’aider les ados en difficulté comme lui l’a été. (Je me prends à sourire en parlant de ça, parce que je suis si fière de lui.) Alors n’essaye pas de me dire qu’il ne sait pas ce qu’il fait, parce qu’il emprunte un tout autre chemin maintenant. Mon père reste muet et immobile. Il évite mon regard. — Si c’est vrai… alors disons qu’il peut avoir une chance. C’est un progrès. Tyler a peut-être une deuxième chance avec mon père, mais ça ne signifie pas que moi aussi. Notre relation n’existe toujours pas, et tant que nous ne saurons pas pourquoi nous n’arrivons pas à nous entendre, tout cela ne sert à rien. Qu’il tolère Tyler est une chose, mais ça ne suffit pas. — Pourquoi tu ne m’aimais pas, avant même que tu découvres la vérité sur Tyler et moi ? Je sais que la situation s’améliorait un peu, mais j’avais quand même l’impression que tu ne voulais pas m’avoir comme fille. Que tu aurais été plus heureux sans moi. J’ai toujours cette impression. Comment ça se fait que tu sois un papa si génial pour Jamie et Chase, mais pas pour moi ? Ma voix se fragilise à chaque mot. C’est plus douloureux que je ne le pensais. — Pourquoi tu veux me haïr à ce point ? Il pousse un nouveau soupir, se délestant chaque fois un peu plus de sa colère. Les étincelles dans ses yeux se sont éteintes. Maintenant qu’il m’écoute, il semble se sentir coupable. — Je ne te hais pas. Je ne veux pas que tu penses ça. — Alors c’est quoi, Papa ? Je vais me mettre à pleurer à tout moment. Je ne m’attendais pas à ce qu’il m’écoute aujourd’hui, mais maintenant qu’il réagit à ce que je lui dis, je prends conscience qu’on aurait dû faire ça il y a très longtemps. — Car ce n’est certainement pas de l’amour. — Je ne sais pas, dit-il en baissant la tête. Il a l’air honteux, comme s’il savait qu’il ne m’avait pas traitée correctement, et qu’il se retrouvait face à ses erreurs. — Dis-moi pourquoi, j’exige d’une voix de plus en plus faible. Dis-moi seulement pourquoi, Papa. Une seule raison d’avoir été si hostile envers moi. — Parce que tu as pris le parti de ta mère, OK, Eden ? lâche-t-il en se levant d’un coup. Il devient de plus en plus rouge, comme s’il gonflait sous la pression. — Quoi ? — Tu t’es rangée du côté de ta mère. Tu as décidé que j’étais le sale type de l’histoire, même si j’étais un bon père. Ta mère et moi… on se disputait parce qu’on avait des caractères et des avis trop différents. On ne se disputait pas parce que j’étais un imbécile, même si je sais que c’est ce qu’elle t’a raconté. Ce n’était pas juste que tout me retombe dessus, alors que ce n’était la faute de personne. Et je sais que nous étions jeunes, mais à chaque dispute, tu restais avec ta mère et tu me fusillais du regard, même si ce n’était pas moi qui avais commencé. Je traversais des moments horribles, moi aussi, Eden. Il n’y avait pas que ta mère. Je reste sans voix. Je n’ai jamais soupçonné ce qu’il ressentait. Je n’ai jamais su que c’était en partie ma faute. J’ai grandi en croyant que mon père était la raison de ce divorce et, même si je savais que mes parents ne s’entendaient tout simplement plus, c’était plus facile de tout lui mettre sur le dos. — Je sais que je suis parti sans dire au revoir, continue-t-il en faisant les cent pas devant moi. Je sais que j’ai raté ça, mais je suis parti parce que je savais que toutes ces disputes étaient mauvaises pour toi. Je suis parti pour ton bien, Eden, parce que tu méritais mieux que deux parents qui se hurlaient dessus constamment.

— Mais… mais tu n’as jamais appelé. — Je pensais que tu ne voudrais pas me parler. Voilà pourquoi je vous ai laissées toutes seules. Et si tu veux vraiment savoir pourquoi j’ai autant de mal à te supporter, c’est parce que tu penses encore que le divorce était ma faute. Je ne m’excuse pas, mais je me mets à pleurer. Les larmes me submergent en quelques minutes. Encore des progrès. Peut-être qu’un jour, nous y parviendrons. Pas maintenant, pas encore. Ça va prendre du temps pour restaurer la confiance et le pardon, mais c’est un début. Découvrir la vérité est un bon point de départ. C’est maintenant que le plus difficile commence. — Ne pleure pas, dit mon père en s’avançant vers moi. Il a l’air de vouloir essuyer mes larmes, mais il est incapable de me toucher. Il recule rapidement en se frottant la nuque. — Écoute, je… je sais que j’ai commis pas mal d’erreurs. Et je sais que toi aussi. On en fait tous. Je ne veux pas me battre avec toi, Eden. Vraiment pas. Mais je vais avoir besoin de temps pour réfléchir à tout ça. Je suis prêt à faire cet effort si tu le fais aussi, parce que tu as raison. C’est moi qui mets la pression à toute cette famille. — Surtout sur Ella et toi. Elle commence à te regarder comme Maman avant le divorce. Je t’en supplie, ne gâche pas ça. — Je sais. Il passe une main dans ses cheveux grisonnants, un œil sur la pendule. — Je ne vais pas te prendre dans mes bras, parce que je suis encore fâché que tu sois partie comme ça la semaine dernière. Se réveiller pour découvrir que sa fille s’est enfuie avec un ancien voyou, ce n’est pas la meilleure nouvelle de l’année. Alors nous optons pour une poignée de main et acceptons de faire tout notre possible pour que ça marche, dorénavant. Au moment où je lâche sa main, des pas retentissent dans l’escalier. C’est Ella, suivi de Tyler et Jamie. Ils nous rejoignent dans la cuisine. Ella a pleuré, elle n’essaye pas de le cacher et renifle en me lançant un regard interrogateur. Elle veut savoir si nous avons un peu avancé de notre côté. Je lui adresse un léger signe de tête qui signifie « je l’ai fait ». Tyler est un peu pâle. Les mains dans les poches, il se mordille la lèvre inférieure. Nous échangeons un sourire soulagé, satisfait et fier. On dirait que nous avons dû escalader une montagne pour atteindre ce moment. Derrière Tyler, Jamie arbore une expression vide. Je ne sais pas ce qui se passe dans sa tête, mais j’imagine que l’idée de Tyler reparlant à son père l’a secoué. Mon père toussote et s’avance vers Tyler. — Félicitations, pour la maison de jeunes, précise-t-il. — Oh. Merci. Et enfin, enfin, ils se serrent la main. C’est un grand pas en avant. Ella est tellement ravie qu’elle semble au bord de l’évanouissement. Chase apparaît aux côtés de Jamie sur le seuil, avec l’air d’essayer de déterminer si l’atmosphère est toxique ou non. Ce n’est pas le cas, elle est remplie d’espoir. — On devrait y aller, dit Tyler. Ella renifle et Chase se plaint que nous venons à peine d’arriver. Jamie et mon père ne disent rien, je crois que c’est parce que ça ne les dérange pas que nous partions. — On pourra venir vous voir, un de ces jours, suggère Ella. David ? Mon père dévisage Tyler. Je sais qu’il est trop tôt pour que toute cette famille nous rende visite à Portland, mais il envisage néanmoins l’idée.

— Peut-être à l’avenir, dit-il avec un petit sourire révélateur, avant de se diriger vers le jardin. C’est dur pour lui, mais j’apprécie le fait qu’il m’ait écoutée. Je ne crois pas qu’il puisse en supporter davantage pour aujourd’hui. — J’espère que vous serez bien à Portland tous les deux, nous dit Ella qui se remet à pleurer. Elle attire Tyler à elle, puis vient me prendre dans ses bras. — Merci, je murmure contre son épaule, pour tout. Elle nous a toujours soutenus et je lui en serai éternellement reconnaissante. Jamie refuse de nous regarder. Tyler pose une main sur son épaule, mais je crois qu’accepter notre relation va lui prendre beaucoup de temps. Mais si mon père peut le faire, alors n’importe qui le peut aussi. Je crois fermement que Jamie arrêtera de s’y opposer, que ce soit dans trois mois ou dans trois ans, mais il le fera. Chase nous serre tous les deux contre lui parce que c’est Chase et que Chase aime tout le monde, peu importe ce que l’on peut dire ou faire. — Tu n’avais pas dit que c’était nul, Portland ? fait-il en inclinant la tête d’un air soupçonneux. — J’ai menti. Tyler part d’un grand rire et me prend la main pour sortir de la maison. Ella et Chase nous suivent. Je crois que tout comme mon père, Jamie a eu sa dose pour aujourd’hui. Certaines personnes mettent plus de temps que d’autres à digérer certaines informations. — N’oubliez pas d’appeler de temps en temps, dit Ella, les joues ruisselantes de larmes. Chaque fois que Tyler doit quitter la ville, elle est dans tous ses états. Leur lien est précieux. — Ou même tous les jours, ça ne me dérange pas, ajoute-t-elle. Nous passons la porte de la maison qui n’est désormais plus la nôtre. C’est Portland notre nouvelle maison, notre nouvelle aventure et notre nouveau risque. Dehors, la rue est calme et paisible sous le soleil du dimanche après-midi. Tyler me sourit en me dévorant de ses yeux verts. — Comment c’était ? demande-t-il. — Bien. Je crois qu’on arrive enfin quelque part. Et pour toi ? Il hausse les épaules mais continue de sourire, satisfait. Plus de secrets maintenant. — Maman va mettre du temps à l’accepter, mais ça s’est passé aussi bien que possible. — Et Jamie ? — Toujours pas, mais il finira par comprendre que les gens méritent une seconde chance. Comme mon père, et moi, et nous. Je suis si fière de tout ce qu’il a accompli et de ce qu’il est devenu. Je suis fière d’être à ses côtés, de savoir qu’il est enfin à moi et que nous pouvons nous afficher à la face du monde. C’est tout ce que j’ai toujours voulu. Je me rapproche de lui et je serre sa main plus fort. Du coin de l’œil, j’aperçois la voiture de Rachael de l’autre côté de la rue. Je ne peux pas partir sans lui dire au revoir. Je demande à Tyler de m’attendre et je me précipite droit chez elle. Nous ne sommes pas pressés, mais je suis si excitée que je m’acharne sur la sonnette. Heureusement, c’est Rachael qui ouvre. Je me jette dans ses bras sans attendre. Quand je m’écarte enfin, elle a un de ses petits sourires tristes que je déteste tant. — Alors tu t’en vas vraiment, hein ? — Je repasserai à la fin de l’été, mais pour l’instant, oui. — Alors tu ferais mieux de te dépêcher, parce que le prince charmant s’impatiente. Derrière moi, Tyler nous observe, sourire aux lèvres, adossé à sa voiture. Il est tellement beau au naturel. — Bonne chance avec Snake, dis-je à Rachael. — Bonne chance avec ton demi-frère, répond-elle.

Nous éclatons de rire, et ça n’a pas de prix. La blague est devenue commune, je n’aurais jamais cru que nous puissions en rire un jour, et ça montre à quel point nous avons avancé. J’envoie un baiser à Rachael avant de me retourner vers Tyler, radieuse. Je l’aime tellement. Je m’élance vers la personne qui a toujours été, et sera toujours, dans mon cœur. Quand j’arrive à sa hauteur, mes lèvres trouvent les siennes avec tant de passion que chaque fibre de mon être s’embrase. Un frisson me parcourt le corps, j’ai la chair de poule et des picotements dans les doigts. Je souris contre ses lèvres, incapable de contenir mon bonheur plus longtemps. Je soulève les paupières pour découvrir ses yeux émeraude qui étincèlent. Derrière lui, je remarque Ella qui couvre les yeux de Chase, avec un grand sourire, et j’entends Rachael siffler de l’autre côté de la rue. Je saisis le visage de Tyler entre mes mains, et chuchote : — Regarde par terre. Lentement, il baisse les yeux et je tourne le pied pour qu’il puisse voir quelle paire de Converse je porte. Son écriture de l’été dernier est là. Il relève la tête, le visage illuminé. Après toutes ces années, tous les obstacles que nous avons surmontés, nous sommes enfin heureux. Tout n’est pas parfait. Nous avons encore du chemin à parcourir et des changements à faire, mais le principal, c’est que nous essayons. Nous avons grandi, nous avons appris et, plus important encore, nous nous sommes enfin acceptés. Enfin.

Remerciements Comme toujours, merci à mes lecteurs qui ont suivi cette histoire depuis le début avec amour et dévouement. Je n’aurais pas pu faire tout ça sans vous, et je vous en serai éternellement reconnaissante. Merci à ma famille, tout spécialement à mes parents, Fenella et Stuart, pour leur patience et leur soutien durant ces cinq années de travail sur cette trilogie. Merci à mes meilleurs amis d’avoir fait en sorte que je ne perde pas la tête. Merci à mes relectrices, Karyn, Kristen et Janne, pour leurs compétences, leurs conseils et leur enthousiasme pour l’histoire de Tyler et Eden. Merci à tout le monde chez Black & White Publishing de m’avoir si bien accueillie dans leurs bureaux durant les dernières semaines d’écriture de ce livre. Je n’aurais pas pu rêver d’une meilleure équipe et je suis tellement fière d’être l’un de vos auteurs. Vous avez réalisé mon rêve. Merci.

L’auteur Estelle Maskame, jeune Écossaise de dix-neuf ans, est une dévoreuse de livres et une fan inconditionnelle de romans Young Adult. Elle écrit depuis l’âge de treize ans. Did I Mention I Love You ? est sa première trilogie.

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Titre original : Did I Mention I Miss You ? Publié pour la première fois en 2016 par Black & White Publishing Ltd Contribution : Guillaume François © Estelle Maskame 2016

© 2016, éditions Pocket Jeunesse, département d’Univers Poche, pour la traduction française et la présente édition

Couverture : Stuart Polson Design – Photos : © Shutterstock

ISBN : 978-2-823-84343-9 Loi no 49956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse : novembre 2016

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »

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