Mémoire
October 30, 2017 | Author: Anonymous | Category: N/A
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journaliste musical : de star à inconnu? .. cygne» (Fanen & Hanne, 2013, 9 juillet), un «requiem» (Le Go ......
Description
La légitimité des journalistes musicaux face au web 2.0 et aux récentes transformations de la presse écrite : Perspectives de la profession sous l’angle suisse romand
Mémoire de master présenté en vue de l’obtention du
Master of Arts en Journalisme par
Céline Bilardo Supervisé par Monsieur Christophe Passer
Neuchâtel, août 2014
REMERCIEMENTS Ce mémoire de recherche n’aurait pas abouti sans le soutien de plusieurs personnes que j’aimerais remercier ici nommément : Madame Valérie Gorin, qui a montré un premier intérêt et jeté un regard critique mais positif sur mon projet et a donc su donner un premier élan à mes recherches et réflexions sur le sujet. Monsieur Christophe Passer, le superviseur de ce mémoire, qui a su répondre à mes sollicitations pour les étapes essentielles au bon avancement de mon travail. Je le remercie également pour la confiance qu’il a su porter à mon égard jusqu’au bout. Madame Annik Dubied, directrice du Master of Arts en journalisme et communication de Neuchâtel, pour m’avoir suivie avec intérêt tout le long de cet exercice de longue haleine. Monsieur Nicolas Pulfer, pour sa relecture bienveillante et pointilleuse. Mes parents, ma sœur et mon amoureux pour leur patience à toute épreuve lors de ces nombreux mois studieux, ébranlés par quelques baisses de régime et des doutes. Enfin toutes les personnes qui, de près ou de loin, sans le savoir peut-‐être, ont apporté leur pierre à l’édifice et ont su m’encourager.
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« Etre le premier à découvrir la prochaine sensation, le groupe qui va tout changer est évidemment excitant, mais le job du critique musical aujourd’hui est plutôt de mettre en perspective, de prendre du recul par rapport à la masse de nouveautés qui émergent en flux continu.»
Simon Reynolds* *Simon Reynolds, cité in Mounir, R. (2014, 4 mai). Du bruit dans la tête. Le Courrier, p.21.
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TABLE DES MATIERES 1 INTRODUCTION ............................................................................................................ 4 1.1 1.2 1.3 1.4
Problématique .................................................................................................................. 4 La question de recherche ................................................................................................... 5 Pistes de recherche ............................................................................................................ 6 Délimitation du sujet ......................................................................................................... 7
2 PREMIERE PARTIE : quelles réponses à travers la littérature? ....................................... 9 2.1 Le journalisme musical : un tournant marqué .................................................................... 9 2.1.1 Le journalisme musical (rock) : une autre signification ................................................... 10 2.1.2 La figure du journaliste musical : de star à inconnu? ...................................................... 13 2.2 Le journaliste musical face au web 2.0 ............................................................................. 15 2.2.1 2.2.2 2.2.3 2.2.4
Une vraie concurrence de l’amateur? ............................................................................. 16 Un nouveau rapport à la découverte et à l’information musicale ................................... 17 Le journaliste musical remplacé par les algorithmes de recommandation? ................... 18 Une rhétorique de crise à dépasser ................................................................................. 19
2.3 Le journaliste musical face aux transformations et restructurations récentes de la presse écrite en Suisse romande .......................................................................................................... 21 2.3.1 Une crise générale des titres papiers .............................................................................. 22 2.3.2 Exemples choisis pour la Suisse romande ....................................................................... 23
3 DEUXIEME PARTIE : qu’en disent les journalistes musicaux romands? ........................ 27 3.1 Les journalistes musicaux en Suisse romande : méthodologie d’enquête ......................... 27 3.1.1 Déroulement des entretiens ........................................................................................... 28 3.1.2 Méthodologie d’analyse .................................................................................................. 29 3.2 Les journalistes musicaux en Suisse romande : regards croisés sur les changements et les perspectives de la profession .................................................................................................... 29 3.2.1 Une considération de la profession sous tension ............................................................ 30 3.2.2 Une pratique quotidienne qui se complexifie ................................................................. 36 3.2.3 Des perspectives de la profession en demi-‐teinte ........................................................... 40
4 Conclusion .................................................................................................................. 46 5 Bibliographie .............................................................................................................. 49 6 Annexes ...................................................................................................................... 56
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1 INTRODUCTION Au mois de mai 2013, le magazine musical franco-‐suisse Vibrations publiait son 154ème et dernier numéro : la fin d’une aventure qui aura duré vingt-‐deux ans pour une rédaction de journalistes couvrant l’univers musical des musiques du monde, du jazz et des musiques actuelles. La nouvelle avait soulevé une vague de témoignages, tant dans les médias suisses (RTS Radio, Le Temps notamment) que francophones (Libération, Arrêt sur images) et révélait le déclin général de la presse musicale de ces dix dernières années. Elle a également été l’événement qui m’a amenée à m’intéresser à l’état du journalisme musical et plus particulièrement à l’importance accordée aujourd’hui aux journalistes musicaux dans la presse écrite.
De plus, cet objet de recherche me semblait également bien répondre aux exigences
du Master en journalisme et communication de Neuchâtel (MAJ), dont le travail final se doit de traiter une problématique liée aux questionnements des Journalism Studies.
1.1 Problématique Dans un contexte socio-‐économique fragile du marché de la presse, notamment en Suisse romande mais également à l’international, les pages dédiées à la culture et surtout à la musique se réduisent dans les titres de presse généraliste (Etat des lieux du journalisme culturel suisse, 2011). En Suisse romande, deux exemples parmi d’autres en attestent : le quotidien Le Temps a par exemple décidé d’y dédier plutôt un cahier séparé, publié le samedi et de ne plus couvrir les musiques dites «actuelles» dans son édition quotidienne (Mounir, 2013, 1er février). Le journal 24Heures a également vu ses pages dédiées à l’actualité culturelle et musicale fondre dans une double page nouvellement intitulée «Culture et Société» en 2012. Cette situation est d’autant plus surprenante que les lieux culturels et événements dédiés aux musiques actuelles foisonnent en Suisse romande : le Montreux Jazz Festival, le Paléo Festival de Nyon sont deux événements musicaux qui jouissent d’une renommée internationale et Les Docks ou le Romandie à Lausanne, Fri-‐son à Fribourg, la Case à Chocs à Neuchâtel sont quelques-‐unes des salles romandes programmant des groupes de musiques actuelles.
Comment les journalistes musicaux se positionnent-‐ils face à cette paupérisation du
traitement de la musique en presse écrite? Comment expliquent-‐ils cette situation en presse généraliste (dans le cas de la Suisse romande)? Est-‐ce que, plus que pour des raisons socio-‐
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économiques et de restructurations de la presse, la prise d’importance du web et du web 2.0 plus particulièrement, qui voit ses publics devenir eux-‐mêmes acteurs de l’information (Scherer, 2011), serait une autre ou la cause de cette perte de légitimité des journalistes musicaux pour parler de musique? Jouent-‐ils un même rôle qu’auparavant : celui de consumers’ guide (Fenster, 2002), de prescripteur ou encore, de « consécration » (Bourdieu, cité par Neveu, 2013, p. 88) ou doivent-‐ils redéfinir leurs rôles? Ce sont quelques questions auxquelles ce travail tente de répondre.
Ce mémoire ne prétend pas être exhaustif : il espère prolonger, à son échelle, les
rares sources académiques qui traitent du sujet (constat appuyé par Jones, 2002), en questionnant la légitimité et le rôle que peut exercer un journaliste musical aujourd’hui. Il veut montrer comment s’est opéré et s’opère le déclin de son importance dans l’environnement actuel en constante transformation, et de la presse écrite et de la consommation de l’information par le public, en investiguant et argumentant deux pistes : premièrement la prise d’importance du web 2.0 et deuxièmement les récentes transformations-‐restructurations de la presse écrite.
Les références qui ont nourri ma réflexion portent principalement sur les pays
anglophones : l’intérêt de ce travail est alors également de confronter ces « théories » plutôt générales et exposées dans le premier chapitre de ce mémoire à la réalité de l’espace francophone, la Suisse romande plus spécifiquement, et à son évolution, discutée en seconde partie de recherche.
1.2 La question de recherche Voici la question de recherche principale qui guide la discussion présentée dans ce mémoire :
En quoi la légitimité du journaliste musical est-‐elle fragilisée par la prise d’importance du web 2.0 ainsi que par les transformations et restructurations récentes de la presse écrite?
Il est utile ici de préciser le sens appliqué au terme de « légitimité » pour ce travail : bien que ce soit un concept qui a été très discuté en sociologie, entre autres par trois auteurs reconnus : Bourdieu, Habermas et Weber, tous trois portant notamment leur attention sur une logique de domination d’un sujet sur un autre pour appuyer sa légitimité (Leimdorfer et Tessonneau, 1986), mon approche se veut toutefois plus modeste. Plus que de discuter de la
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crédibilité d’un journaliste (et pour mon objet d’étude, d’un journaliste musical) il s’agira de discuter de la reconnaissance, de l’importance que l’on porte à un journaliste, à sa pratique et de ce qui justifie sa place dans un titre de presse généraliste.
Deux auteurs ont discuté de la légitimité dans le cadre précis du processus de
légitimation des journalistes, auxquels je me réfèrerai ici pour soutenir mon approche : Marc-‐François Bernier et Denis Ruellan. Pour Bernier (1996), la légitimité d’un journaliste «prend ses origines au sein du public» : c’est du public qu’un journaliste tiendra ou non sa légitimité, son rôle de représentant du public, d’intermédiaire, par exemple. Ruellan (1997) rejoint ce postulat, en précisant cette notion de «rôle social» (Ruellan, 1997, p.86) que le journaliste joue pour ses lecteurs, un rôle de guide, de conseiller ou pour mon cas précis et que j’ai abordé plus haut déjà, du rôle de prescripteur pour un journaliste musical (ce point sera explicité dans le premier chapitre de ce travail), et appuie l’importance de la représentation que le lecteur se fait du métier et de ses valeurs. Enfin, la légitimité des journalistes musicaux, par la démarche d’entretiens suivie pour l’élaboration de ce mémoire de recherche (voir 1.4), se définira par la perception seule des journalistes musicaux telle qu’ils l’expriment eux-‐mêmes, quelle importance ils pensent avoir ou non auprès de leurs publics et la justification de ce phénomène.
1.3 Pistes de recherche Voici les pistes de questionnement ou sous questions de recherche qui ont servi de fil rouge pour articuler la ou les réponse(s) à ma problématique : •
Le journaliste musical a gagné une certaine légitimité il n’y a que quelques décennies (Inglis, 2010 ; McLeese, 2010). Quelle place lui accorde-‐t-‐on aujourd’hui au sein de la profession et de manière générale?
•
Quel était le rôle que l’on assignait au journaliste musical face à ses lecteurs? Qu’est-‐ ce qui a changé et pourquoi, selon la propre perception des journalistes?
•
Qu’est-‐ce que le web 2.0 a changé pour le métier de journaliste musical de presse écrite et sa pratique?
•
Comment les journalistes perçoivent-‐ils et parent-‐ils aux changements structurels de la presse écrite? Quelles sont les perspectives du métier en Suisse romande?
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•
Si la couverture de la musique perd de la place dans les différents journaux de Suisse romande, par quoi est-‐elle remplacée? Parle-‐t-‐on d’un traitement différent de la musique et de ses acteurs?
•
Comment les journalistes musicaux de presse écrite pensent-‐ils devoir se réinventer?
•
Et finalement, aura-‐t-‐on encore besoin de journalistes musicaux dans dix ans?
1.4 Délimitation du sujet Dans le souci d’apporter des réponses pertinentes à ma problématique et dans la volonté d’apporter des éléments nouveaux à la recherche scientifique, j’ai décidé de m’intéresser au journalisme musical et aux journalistes musicaux dans un espace délimité : j’ai privilégié la Suisse romande comme champ géographique d’étude pour en dresser la situation propre. J’ai ainsi conduit une démarche scientifique d’entretiens semi-‐directifs avec des journalistes musicaux suisses romands (voir 3.1, méthodologie d’enquête). Ce, pour rendre compte de leur propre expérience pratique du métier et de sa transformation pratique et idéologique dans ce berceau particulier de la région, et ainsi traiter mon sujet sous l’angle des professionnels eux-‐mêmes, leur vision et réflexion sur leurs pratiques et sur les perspectives de leur profession, dans un univers proche de mon cadre d’études. Par cette démarche scientifique, il est aussi de ma volonté de valoriser et valider le statut de la parole récoltée dans un cadre formel, précis et rigoureux.
Enfin, j’ai également pris la décision de limiter mon champ d’enquête et d’étude à
des journalistes musicaux spécialisés dans la musique dite actuelle (rock, pop, électro, …1) et non dans la musique dite «classique» : les sources récoltées et sélectionnées portent particulièrement sur les musiques dites actuelles et il n’est pas possible d’attribuer un même discours au classique, musique dite «cultivée» ou «savante» qui jouit d’une tradition qui lui est propre.
Ce mémoire de recherche est divisé en deux parties : la première établit les réponses à la problématique au travers d’abord de la littérature en abordant trois articulations clés de 1
Pour reprendre la définition d’ Horner (2013, p.13), « les typologies regroupant les musiques actuelles [sont] le rock, pop, rap ou hip hop, chanson, musiques électroniques, world music dont reggae et ska, etc. On recourt à la dénomination des musiques actuelles par opposition aux musiques classiques et musiques populaires traditionnelles (folklores, fanfares, chorales).» Dans le monde anglo-‐saxon, l’appellation qui s’y réfère est ‘pop(ular) music’ (traduit dans cette recherche par « musiques populaires »). Dans ce travail, je ne distingue pas ‘popular music journalism’ de ‘popular music criticism’ et le ‘rock/pop critic’, ‘rock/pop journalist’, ‘rock/pop writer’ sont tous considérés comme des journalistes musicaux, les frontières restant floues dans tous les écrits sur le sujet.
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discussion : est exposée dans un premier temps la situation passée et la prise d’importance du journalisme musical et des journalistes musicaux dans la presse (chapitre 2.1), dans un deuxième temps sont discutés les enjeux de l’émergence du web 2.0 (chapitre 2.2) pour les journalistes musicaux, et sont explorés dans un troisième temps (chapitre 2.3) les effets engendrés par la restructuration récente de la presse écrite avec une attention particulière à la Suisse romande, afin d’ introduire déjà la seconde partie de la recherche qui ne se réfère qu’au champ spécifique du bassin romand, pour répondre plus précisément à la problématique et dresser les enjeux présentés en première partie ; d’abord sur la représentation des journalistes musicaux en Suisse romande (chapitre 3.2.1), puis sur leurs pratiques quotidiennes (chapitre 3.2.2) et enfin explorer les perspectives pour la profession dans la région (chapitre 3.2.3). Nota Bene 1. Toutes les citations d’auteurs anglophones ont été reproduites dans ce travail dans leur version originale. Les traductions personnelles n’ont été privilégiées quand dans le cas où leur compréhension pouvait s’avérer difficile pour le lecteur.
2. Les citations tirées d’entretiens personnels sont distinguées des citations de sources scientifiques par des « » et une police en italique.
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2 PREMIERE PARTIE : quelles réponses à travers la littérature? Comme l’indique Steve Jones dans l’introduction de son ouvrage Pop music and the press en 2002, peu d’ouvrages et de revues académiques abordent de manière critique le journalisme musical, au delà d’une approche historique de l’émergence du rock dès les années 1960 et du récit chronologique de l’apparition des magazines musicaux pour les musiques actuelles. Huit ans plus tard, Ian Inglis (2010a) exprime un même constat mais relève «an enormous, and active, interest in this area» (Inglis, 2010a, p. 431). En plus des quelques sources scientifiques que nous avons récoltées et examinées pour notre recherche particulière, la littérature grise, un peu plus dense, sera ici prise tout autant en considération de manière critique pour comprendre le phénomène étudié dans ce travail.
L’objectif de cette première partie est de présenter les apports théoriques, relevés
dans une littérature qui se veut interdisciplinaire : pour pouvoir répondre à notre problématique d’abord au travers de la littérature qui nous précède, nous prenons appui premièrement sur des écrits et des notions développées en Cultural Studies, Popular music Studies et Journalism Studies. Aucune autre recherche, et c’est là sûrement tout l’intérêt de ce mémoire, n’en dessine tous les éléments qui, pour nous, nourrissent les étapes essentielles de réflexion dont le lecteur a besoin pour la bonne compréhension de l’analyse des paroles des journalistes rencontrés, présentée en deuxième partie de ce travail.
2.1 Le journalisme musical : un tournant marqué «The nature and relationship between popular music and journalism stands at a critical point.» L’auteur et professeur Ian Inglis explicite en ces termes les raisons de la rédaction du numéro 33 de la revue Popular Music and Society (Inglis, 2010a, p.431) dédiée au journalisme musical, à la fin de l’année 2010. Le journalisme musical a atteint un point critique : il est situé au carrefour de plusieurs crises, celle de l’industrie musicale, qui ne sera qu’évoquée dans ce travail2, et celle de la presse. Toutes deux dénotent un changement de la consommation, de l’information et de la musique dont le journalisme musical subit directement les conséquences : les articles de presse sont nombreux à évoquer un «chant du cygne» (Fanen & Hanne, 2013, 9 juillet), un «requiem» (Le Goff, 2012, 21 juin) du journalisme musical dès les années 2000 avec le déclin, la diversification et la paupérisation 2
L’étude de la crise de l’industrie de la musique et du disque et de ses conséquences sur la légitimité des journalistes musicaux ne fait pas l’objet de ce mémoire. Quelques éléments seront néanmoins apportés dans un lien avec le développement du web 2.0 (voir chapitre 2.2).
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du traitement de la musique dans les pages culturelles des grands médias ou encore le dépôt de bilan de plusieurs magazines musicaux réputés sur la scène internationale.
En Angleterre par exemple, le magazine historique Melody Maker a cessé sa
publication en 2000 (Shuker, 2013) et son concurrent direct, le New Musical Express (NME), montrait en 2001 une diffusion de 70'000 exemplaires contre 230’000 dans les années 1960 (Sturges, 2002, 3 février). Aux Etats-‐Unis, le magazine américain Rolling Stone, tel les Inrockuptibles en France, a même été jusqu’à changer de modèle éditorial et «a fondu ses pages musicales dans un magazine orienté société et politique» (Fanen & Hanne, 2013, 9 juillet, p.38).
2.1.1 Le journalisme musical (rock) : une autre signification Comment expliquer ce déclin des publications spécialisées en musique? Mais surtout le déclin de l’intérêt pour la musique et pour ceux qui en rendent compte – les journalistes musicaux? Les différents auteurs qui ont étudié quelques pistes à ce sujet et dont nous allons discuter dans ce chapitre, décrivent tous un âge d’or d’un journalisme musical qui, auparavant, faisait sens et dont la consommation n’avait pas la même valeur pour les lecteurs : ainsi Sturges (2002, 3 février, para.1) dans un article rédigé pour The Guardian, estime que «reading about pop used to be as significant as consuming it». Ils n’évoquent les changements structurels de la presse auxquels le journalisme musical doit se confronter aujourd’hui que de manière succincte. La musique et sa consommation s’ancraient alors dans une culture particulière, où la musique était encore mystérieuse pour le lecteur qui n’y avait accès qu’à travers le journaliste musical, alors privilégié 3 (MacLeese, 2010 ; Sturges, 2002). Simon Frith, sociologue et critique musical reconnu pour ses études en sociologie du rock, attache une signification plus forte encore au travail effectué par le journaliste musical d’alors : «The newspaper rock critic, at least, was an intermediary between a musical or subcultural world and a general readership» (Frith, 2002, p.243). Pour comprendre ce premier argument avancé, entre autres, par les académiciens mais dont l’importance sera également soulignée pour le champ de la Suisse romande dans la seconde partie de ce mémoire de recherche, il nous faut nous tourner vers les Cultural Studies et expliciter la notion de subcultures
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Le journaliste musical accédait en primeur aux dernières sorties musicales par l’intermédiaire des maisons de disque (McLeese, 2010).
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empruntée par Frith (2002), qui a contribué à la légitimation du journalisme musical dès le milieu des années 1970.4
2.1.1.1 Les musiques populaires pour identification Les Cultural Studies sont «un courant de recherche britannique portant sur une approche de la culture des groupes sociaux» (Ferrand, 2012, para.1). L’article de Ferrand (2012) sera par ailleurs intéressant pour le lecteur qui désire connaître le développement de ses différents courants. En ce qui concerne l’objet de notre discussion, il s’agit de parler plus précisément de ce qui a été dit dans les Cultural Studies sur les cultures juvéniles, ou subcultures jeunes «qui sont généralement des subcultures musicales» (Thornton, 1995, cité par Muggleton 2002, p. 242) telles que le rock, la pop, le punk, ou encore le mouvement hippie et que le Centre for Contemporary Studies de Burmingham (CCCS), lieu central du développement des Cultural Studies, a étudié de 1964 à 1980 (Ferrand, 2012). Ce courant d’étude est d’autant plus important à évoquer et prendre en compte ici, en ce qu’il défend «une prise au sérieux d’expressions issues de classes d’âge et articulées à des biens culturels, en tout premier lieu la musique, plus largement les biens de consommation» (Glevarec, 2008, p.61). Soit une prise « au sérieux » de ces cultures juvéniles et des biens des cultures populaires qui pouvaient être considérés comme produits culturels «pauvres» ou de divertissement (et donc d’intérêt négligeable) dans d’autres domaines d’études, comme en France (Glevarec, Macé et Maigret, 2008, p.9). Dans l’approche des Cultural Studies, ce sont donc les subcultures qui incarnaient ces cultures juvéniles. Et dans un contexte socioéconomique de crise en Angleterre, «caractérisé par la montée du chômage, une tertiarisation de la société britannique et l’influence de plus en plus forte de la culture de masse » (Mignon cité par Ferrand, 2012, para.13), elles représentaient des groupes sociaux qui se démarquaient par un style, un mode de vie, une attitude d’opposition et de résistance (face aux parents et à la culture dominante). Et la musique, les genres musicaux, accompagnaient le quotidien de ces mouvements « jeunes » des années 1960-‐70 (Hebdige, 1979 ; Frith, 1981). C’est à travers la musique que les jeunes exprimaient ainsi une idéologie et une identité (Glevarec, 2008) : les subcultures s’appropriaient la musique et en ont rendu la 4
Bien que les exemples présentés dans ce chapitre fassent référence au monde anglo-‐saxon, leur portée et la tradition anglo-‐saxonne ont été soulignées plusieurs fois par nos interlocuteurs romands comme une inspiration en terres helvétiques.
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consommation signifiante, revendicatrice. Selon D. Laughey (cité par Ferrand, 2012, para.16), «elle est envisagée comme l’expression politique de la résistance sous-‐culturelle». On parlera aussi d’expression d’une contre-‐culture (Shuker, 2013). Les musiques actuelles, dites populaires, et le rock plus particulièrement à cette époque-‐là, sont alors devenus «des objets sociologiques à part entière» (Ferrand, 2012).
2.1.1.2 Prise de légitimité du journalisme musical et des journalistes musicaux À travers cette prise d’importance des mouvements sociaux et par association, de la prise au sérieux des genres musicaux populaires qui participaient de ces mouvements, c’est à cette période que les fanzines5 sont nés, que la presse musicale a pris une certaine importance et que même les journaux généralistes ont intégré le traitement de la musique dans leurs pages. En prenant l’exemple des Beatles, en 1963, et le constat est valable pour toutes les formes de musiques populaires, ou actuelles, Inglis (2010b) explique : «The decision taken by the British press played a crucial role in shaping the early popularity of the Beatles, and also helped to establish a journalistic approach through which popular music became a legitimate and lucrative topic for newspapers in the UK.» (Inglis, 2010b, p. 549)
En ces termes, la musique populaire devient alors un sujet légitime pour la presse. Mais plus que de porter un nouvel intérêt pour la musique populaire seulement, les journaux généralistes ont ainsi porté une légitimité, à ceux qui pouvaient rendre compte de la musique et de sa portée :
« […] When rock was hitting a creative peak in the mid-‐1960s, almost no newspapers employed a staffer whose beat was this music, and few gave the music much coverage at all. By the mid 1970s, pratically every good-‐sized newspaper in the country had a rock critic, and soon some of the biggest papers had more than one staffer devoted to popular music beat, routinely reviewing albums and concerts, profiling artists, and filing trend pieces for a daily readership.» (McLeese, 2010, p.440)
Les journalistes musicaux apparaissent donc comme des journalistes spécialisés au sein d’un journal, d’une rubrique et acquièrent un statut propre. Ils portent alors la responsabilité de rendre compte de ces mouvements sociaux reliés à la musique, de servir d’intermédiaire pour leur compréhension et analyse (Levenson, 2009, 15 juillet). Employés pour attirer 5
Les fanzines sont des magazines musicaux, de faible diffusion, rédigés par des passionnés. De l’américain fanzine, de fanatic, amateur et magazine, revue. (http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/fanzine/32859)
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également un lectorat jeune dans les années 1980 (McLeese, 2010, p.440 ; Frith, 2002, p.239), ils participent à l’explosion de l’industrie musicale, à l’intérêt que le public y porte (par les revendications que la musique peut exprimer à ce moment-‐là) et exercent, comme McLeese le décrit ci-‐dessus, des fonctions, allant du compte-‐rendu d’albums, de concerts à la découverte et à la sélection des artistes à traiter dans les médias.
2.1.2 La figure du journaliste musical : de star à inconnu? Si les différentes sources académiques semblent appuyer une sorte d’âge d’or du journalisme musical, il est aussi question des rôles que l’on a prêté au journaliste musical dès sa prise au sérieux dans le milieu journalistique, rôles que l’on ne lui prête peut-‐être plus, ou moins, aujourd’hui (2.1.2.1) et de sa notoriété qui n’a plus la même portée pour le journalisme et le lecteur (2.1.2.2). Les hypothèses articulées dans ce mémoire pour en comprendre le pourquoi, soit la prise d’importance du web 2.0 et les récentes transformations de la presse écrite, seront discutées aux chapitres 2.2 et 2.3. 2.1.2.1 Les rôles du journaliste musical En premier lieu, le journaliste musical, le critique, endossait la responsabilité de faire vendre
ou en tout cas d’encourager l’acte d’achat des disques des artistes qu’il décidait de chroniquer, critiquer, ou présenter (Frith, 2002). Selon Tyb (2010, 23 janvier, para.4), «le lecteur accordait au critique un rôle de guide éclairé», de prescripteur, qui allait le guider dans l’achat, l’écoute, le goût pour une nouvelle découverte musicale. Le journaliste musical ou critique, revêtait alors le rôle d’ «opinion leader» ou de «gatekeeper of taste» (Shuker, 2013, p.159). Frith (cité par Hearsum, 2013) parle même d’une certaine influence que le journaliste musical opérait sur les lecteurs. Plus que de guider le lecteur, sa voix avait alors aussi valeur d’expert, de médiateur dont l’indépendance (Stratton, cité par Fenster (2002, p.83) utilise le terme de «perceived indepedence») renforçait la confiance des lecteurs. La force de « catalyseur » (« catalysing power » Reynolds cité par Hearsum, 2010, p.115) est une seconde fonction qui est attachée au journaliste musical dans la littérature et qui accentue l’influence et la légitimité que la profession peut ou pouvait porter. En ce sens, le journaliste musical pouvait décider de mettre un artiste au devant de la scène et ainsi participer à en accélérer la carrière. Jones et Featherly (2002) donnent au magazine spécialisé Rolling Stone et Neveu (2013) aux journalistes, ce pouvoir de consacrer ou de « consécration », concept formulé entre autres par Bourdieu, cité in Neveu (2013, p.88) : par
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le choix de parler de tel ou tel autre artiste, une fois, plusieurs fois, d’en formuler une critique positive ou négative, les journalistes tiennent un rôle de promotion (mais distinct de la publicité en ce que le journaliste fait un choix personnel) et de convaincre le lecteur de l’importance de l’œuvre, de l’artiste ou album et ainsi de participer à son succès et à sa médiatisation (Béra, 2003). Enfin, point important invoqué par plusieurs auteurs et qui mènera au dernier point de discussion de ce premier chapitre : si le journaliste musical d’une part pouvait exprimer ses goûts, dire que tel ou telle artiste qu’il a découvert et décidé de révéler était une référence à suivre, et d’autre part que les journaux l’engageaient essentiellement pour exercer cette fonction, Sturges (2002, 3 février, para.3) affirme : «it was a time when readers looked to individual writers to shape their opinions. Who was writing was almost as important as who was being written about.» Le journaliste musical existait et était lu alors en et pour son nom.
2.1.2.2 La voix du journaliste musical : le je devenu nous Lester Bangs, Greil Marcus, Robert Christgau aux Etats-‐Unis ; Jon Savage, Nick Kent ou encore Simon Reynolds en Angleterre : ce sont tous des journalistes musicaux cités dans la littérature traitant du journalisme musical et de ses grandes figures. Shuker (2013, p.148) avance que les journalistes musicaux ont même acquis un statut de star («star status ») porté par la tendance du New Journalism, ce que Forde (2001) défend également et analyse dans son article «From polyglottism to branding : on the decline of personality journalism in the British music press». L’aspect le plus intéressant de son travail pour notre discussion porte sur la notion de «polyglottism» et de «personality journalism» : le courant du New Journalism des années 1970 a permis aux journalistes de s’exprimer dans un style plus littéraire, de pratiquer et de rapporter une expérience d’immersion (Neveu, 2013) et pour Forde (2001) un style plus personnel. Ainsi, pour les critiques musicaux, leurs critiques étaient plus virulentes, leur opinion plus assumée et chaque journaliste exprimait un avis, d’où le terme de polyglottisme utilisé par Forde (2001) : littéralement ‘plusieurs voix’ distinctes étaient présentes entre les différentes publications qui intégraient le traitement de la musique dans leurs pages. Cette autonomie d’opinion, cette liberté de ton, relève Forde (2001, p.24), faisait que ces
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différentes voix «scrambled for attention and domination»6 : elle imposait le journaliste musical professionnel comme un personnage influent, dont la connaissance et l’opinion dominaient celles de possibles amateurs. Forde (2001) et Harris (2009, 27 juin) déplorent tous deux la disparition de cet attrait pour l’opinion personnelle des journalistes musicaux au profit d’une certaine neutralité, d’un «nous» plus consensuel dans la presse actuelle ; une situation que Hearsum (2010) observe dès les années 2000 et que les journalistes romands, nous le verrons, déplorent eux aussi.
Mais qu’est-‐ce qui a pu pousser à une réévaluation du rôle du journaliste musical et faire décroître l’importance de son opinion, de sa place d’expert du monde de la musique? Sur la base de ce premier chapitre démontrant la teneur du journalisme musical et des journalistes musicaux tel qu’il est présenté dans la littérature, le chapitre suivant discute de la première cause possible, selon nous, de cette réévaluation de l’importance, et du journalisme musical, et du journaliste musical dans la presse écrite d’aujourd’hui : internet et le web 2.0 plus spécifiquement.
2.2 Le journaliste musical face au web 2.0 Le développement de nouvelles plateformes participatives à l’ère numérique, des médias sociaux tels que Facebook créé en 2004, Twitter en 2006, des services de streaming comme Youtube, lancé en 2005 et Spotify en 2006 a transformé la relation du public aux informations et informations musicales. Il lui a permis d’accéder à toujours plus d’informations, de produire, de publier et de partager, seul, du contenu et des commentaires dans un espace public qui n’est plus confiné au seul expert, au journaliste, mais qui se veut bien plus démocratique (Cardon, 2010). Face à cette ère dite « participative ou collaborative » du web 2.0, nous avons observé que le journaliste et le journaliste musical de presse écrite redoutent une «dissolution de sa légitimité dans le grand vacarme numérique» (Scherer, 2011, p.13). Selon Shuker (2013), le web 2.0 participe à une démocratisation du journalisme musical : le nombre croissant de blogs et webzines, dont le plus connu et influent dans le monde de la musique actuelle Pitchfork7, atteste de la participation active des amateurs dans le discours 6
Parce que le vocabulaire n’est pas courant ici : « se bousculaient pour gagner en… » Trad. personnelle.
7
Pitchfork est un site musical américain créé en 1995 et qui propose en plus d’un contenu quotidien, beaucoup de chroniques, appuyées d’une évaluation notée de 1 à 10. Réputé pour ses critiques sévères. Le site indépendant s’est professionnalisé dès les années 2000 et est devenu aujourd’hui une marque, produisant
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de la critique musicale. Et cette activité pourrait rendre plusieurs fonctions traditionnelles du journaliste musical redondantes (Inglis, 2010a). Nous questionnons ici ces changements et dressons aussi les limites d’une possible «rhétorique de crise» de légitimité exprimées par les journalistes musicaux (Le Cam, Perreira & Ruellan, 2014, p.9) : nous observons que la légitimité du journaliste musical, plutôt que seulement fragilisée, est transformée, obligeant le professionnel à se réaffirmer et à se redéfinir.
2.2.1 Une vraie concurrence de l’amateur? À l’instar de plusieurs journalistes musicaux de presse écrite qui se sont exprimés ces dernières années sur l’avenir de leur profession8, le journaliste Jacob Levenson impute à l’émergence d’internet et par delà, à la participation critique des internautes rendue possible par cette nouvelle technologie et le web 2.0, une menace pour la profession :
How should journalists illuminate the zeitgeist at a moment when dominant culture narrative is that there is no dominant cultural narrative? Do critics have any special license to serve as pop music’s cultural interlocutors when anyone with an internet connection can attempt to do the same things? In other words: if anyone can make pop music and anyone can be a pop-‐music critic, do we really need professional critics to tell us what it all means? (Levenson, 2009, 15 juillet, para.9)
Le journaliste américain impute à l’émergence d’internet une disparition de la nécessité du journaliste musical professionnel et une montée du pouvoir de l’amateur : la parole du journaliste est aujourd’hui noyée dans celle des amateurs qui peuvent aussi émettre leur critique sur l’actualité musicale et ainsi apporter leur vision de «l’air du temps»9. Barichello & Carvalho (2014) rejoignent Levenson (2009, 15 juillet) en ce qui concerne l’amoindrissement, par l’utilisation qui est faite des médias sociaux, de la nécessité de l’apport de l’expert : les nouvelles technologies permettent à l’amateur ou citoyen l’autonomie face au professionnel et « promeuvent la réduction de la nécessité de médiation du média traditionnel (Barichello & Carvalho 2014, p.81). Scherer (2011), dans son ouvrage intitulé A-‐t-‐on encore besoin des journalistes? évoque également le nouveau
également des festivals de musiques dans le monde (http://www.tsugi.fr/magazines/2013/10/25/pitchfork-‐ blog-‐inde-‐media-‐majeur-‐1873; www.pitchfork.com).
8
Il est fait ici référence aux journalistes musicaux ou auteurs qui se sont exprimés sur la profession de journaliste musical cités dans les pages précédentes, voir aussi Laystary (2014, 14 février), Perrone (2012, 9 juillet) ou encore Reinacher (2011) référencés en bibliographie.
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Traduction personnelle de « zeitgeist » utilisé ci-‐dessus.
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pouvoir qui pourrait être assigné aux amateurs grâce au web 2.0, dit de ‘l’ère participative’ : nouvellement dénommés « prosumers », les consommateurs sont désormais actifs ; ils ne se contentent plus de lire les informations, les informations musicales, les suggestions d’écoutes. Ils chercheront à confronter leur propre opinion sur ces informations à celle d’autres consommateurs plutôt qu’à valoriser seule la voix du professionnel, du journaliste. Face au web 2.0, le journaliste semble devoir descendre de son piédestal. La situation peut être même plus difficile encore pour le journaliste spécialisé en musique car son défi est double (Rouzé, 2009) : il doit d’abord se confronter aux critiques des œuvres musicales, rédigées et publiées sur internet par les lecteurs, sur des blogs notamment et ensuite, il doit également s’adapter à une nouvelle forme de découverte et d’appropriation de la musique permise par le web 2.0.
2.2.2 Un nouveau rapport à la découverte et à l’information musicale «Avant, les infos sur un artiste étaient difficiles à trouver, aujourd’hui tout est disponible en ligne. Internet a totalement modifié le rapport à la découverte musicale.» Marc Benaïche10, cité in Fanen & Hanne (2013, 9 juillet, para.2) soulève la disponibilité du « tout » en ligne : l’information sur les artistes et l’accès à la musique sont à portée de tous aujourd’hui et les supports et canaux d’écoutes se sont eux aussi multipliés sur internet (Rouzé, 2009). Selon Cardy & Tavernier (2009), c’est aussi une culture de la gratuité et de l’instantanéité prônée par le web qui a changé le rapport des publics à la musique : la gratuité a accru le phénomène de « media snaking » remarqué par Scherer (2011, p.16) qui consiste à littéralement «picorer» l’information qui lui est présentée en abondance sur le web, à travers les médias sociaux (et grâce aux partages entre internautes). Enfin, l’instantanéité du web dépasse la réactivité des journalistes et l’impact du média écrit (McLeese, 2010). Dans l’univers de la musique, nous avons pu observer que ce « media snaking » se traduit par exemple par l’écoute et l’achat privilégié de morceaux à l’unité et non de l’album entier mis à disposition sur internet. Ce constat est aussi remarqué par McLeese (2010) et Inizan (2009, 14 août) dans une réflexion sur l’évolution de l’industrie du disque, dématérialisé et décomposé sur les plateformes numériques. Et ce phénomène comporte lui aussi des conséquences sur la manière dont le journaliste musical devrait repenser ses 10
Marc Benaïche est le fondateur de Mondomix, « le média des musiques et cultures dans le monde », un site et journal gratuit bimestriel (Fanen & Hanne, 2013, 9 juillet ; http://www.mondomix.com/a-‐propos-‐de-‐ mondomix).
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critiques : s’il veut s’adapter aux nouvelles habitudes de ses lecteurs, il ne devrait plus rendre compte d’une unité d’album mais bien d’un morceau. Ce nouveau comportement des lecteurs révèle également une nouvelle forme d’appropriation de l’information musicale mais aussi une réappropriation de la musique et de sa circulation, engagée avec le web 2.0 (Rouzé, 2009 ; Hearsum, 2013). Et celle-‐ci renforce la crainte des professionnels de l’atténuation de leurs fonctions. Soit premièrement du « pouvoir de consécration » que l’on pouvait leur assigner et deuxièmement de leur rôle reconnu de guide de consommation : Avec le web 2.0, et grâce aux médias sociaux, ce sont les artistes qui, dans un premier temps, informent leur public avant les journalistes musicaux. Ce sont eux et leur public qui créent le buzz (ou succès) médiatique à travers internet (McLeese, 2010) avant que ce dernier ne s’inscrive dans le print et que les journalistes ne le rattrapent pour l’analyser11. Dans un second temps, ce décloisonnement de la réception, de la diffusion des artistes et de la musique, rendu possible par internet, permet à l’amateur ou mélomane averti «au travers de différents formats (blogs, médias sociaux tels que Facebook ou Twitter), de devenir prescripteur des morceaux à écouter ou non.» (Rouzé, 2009, p.187). L’amateur deviendrait lui aussi un « gatekeeper of taste », un conseiller peut-‐être même plus proche et intime de ses pairs et de leurs goûts musicaux que le journaliste musical.
2.2.3 Le journaliste musical remplacé par les algorithmes de recommandation? Un élément que les auteurs susmentionnés n’abordent aucunement dans leurs articles et que nous pensons être intéressant à relever, d’autant plus qu’il se trouve être également ancré dans l’actualité technologique, est l’existence des algorithmes de recommandation musicale. Sans vouloir en décoder le fonctionnement technique12, il s’agit ici brièvement d’en dessiner la portée éventuelle pour le journaliste musical. Ce dernier voit sa fonction de 11
La question qui peut également se poser ici est si le buzz ne se crée pas même tout seul, par la seule force de partage des internautes entre leurs réseaux et qu’il se trouve ensuite attesté et consacré dans le print. L’auteure pense notamment ici au phénomène mondial généré par les utilisateurs pour une chanson devenue tube, comme « Happy » du producteur américain Pharrell Williams.
12
Les algorithmes sont des concepts mathématiques complexes qui permettent la construction de systèmes de recommandations utilisés notamment dans le domaine de la musique par les plateformes de streaming musicaux tels que Spotify, Last.fm et Deezer. Ces systèmes collectent les données des utilisateurs, leurs habitudes d’écoute notamment, afin de prédire et recommander à l’auditeur des artistes ou morceaux qui correspondent à ses goûts et qu’il serait susceptible de ne pas connaître. L’article du podcast de vulgarisation scientifique suisse podcastscience.fm présente cette technologie avec précision, http://www.podcastscience.fm/dossiers/2012/04/25/les-‐algorithmes-‐de-‐recommandation.
18
prescription non seulement partagée avec les amateurs et mélomanes avertis et actifs sur le web 2.0 mais il doit aussi affronter un nouvel univers numérique intelligent. Citant la société américaine spécialisée en recommandation musicale The Echo Nest ainsi que le logiciel de reconnaissance musicale Shazam, dans son article intitulé La musique sans les musiciens, le journaliste Fabien Benoît souligne la puissance de ce système informatique : «Capable de collecter et synthétiser 35 millions de morceaux et plusieurs milliards de données collectées après des auditeurs de musique en streaming, The Echo Nest entend devancer les souhaits des internautes en leur proposant des playlists […] conformes à leur goûts. […] En 2012, Shazam est déjà parvenue à devancer le succès mondial de Lana Del Rey.» (Benoît, 2014, p.27)
S’il convient d’interpréter les évidences avancées par le journaliste français, spécialiste des nouvelles technologies 13 , ainsi que les arguments conférés dans les sous-‐chapitres précédents, nous pourrions envisager un journalisme musical sans journalistes musicaux… La section suivante veut en donner le contre-‐pied critique.
2.2.4 Une rhétorique de crise à dépasser Dans la problématique établie pour ce mémoire de recherche, nous questionnons dans un premier temps en quoi le web 2.0 « fragilise » la légitimité du journaliste musical. Nous pensons qu’il est ici important de reconnaître déjà la limite des discours pessimistes ou du moins négatifs du développement d’internet présentés plus haut grâce à la position notamment de Le Cam, Pereira & Ruellan (2014) portée sur le journalisme en général mais qui, nous le verrons, peut également s’appliquer au journalisme musical. Selon Le Cam, Pereira & Ruellan (2014, p.8-‐9) les discours dominants des années 2000 qui sont attachés à l’apparition des blogs et à l’idéologie du web 2.0 doivent être dépassés aujourd’hui : «[Ces discours] faisaient naître l’ère de la participation du public à la production d’information, lui permettant de revêtir les attraits du journaliste. Tous journalistes ! We, the media ! étaient les slogans diffusés dans de nombreuses arènes. […] Et ces discours sont redondants. […] Ils traversent les époques et évoquent des éléments similaires: la vitesse nuit à la qualité, la qualité se dégrade, les identités des médias mutent, etc. Cette rhétorique de la crise du journalisme semble même l’un des discours les plus permanents, les plus récurrents. Nous devrions nous interroger sur son statut de doxa, contribuant à la construction identitaire notamment, plutôt que de le considérer comme un élément signifiant du changement.»
Nous empruntons ce qualificatif au site de France Inter, http://www.franceinter.fr/personne-‐fabien-‐benoit.
13
19
Plutôt que de rester sur l’observation d’une fragilisation de la légitimité conférée aux journalistes et journalistes musicaux, et plutôt que de s’arrêter à ce discours qui ne présente point d’alternatives et de perspectives, Le Cam, Pereira & Ruellan (2014) considèrent les nouvelles technologies qui ont conduit à ces changements et transformations du métier, au contraire comme un tremplin qui devrait pousser le journaliste à dépasser cette rhétorique de crise, à comprendre que la société bouge, et que ses acteurs hétérogènes co-‐construisent les pratiques journalistiques. Et si internet et le web 2.0 ont permis un « élargissement de l’espace public » (Cardon, 2010, p.35), il a été admis pourtant que les acteurs qui s’expriment sur la toile ne sont pas tous à égalité (Cardon, 2010) et que la disparité des contenus, de la qualité des blogs ou webzines musicaux indépendants « ne suscitera jamais la même confiance qu’un bon journal et la même émulation parmi ses signatures » (Nulleau cité in Wyniecki, 2011, p.85). Le journaliste musical pourrait alors se servir de ces nouvelles technologies, des tendances générales dessinées par les algorithmes de recommandation ou du nombre de partages d’un morceau sur les réseaux sociaux pour faire état de la situation et ensuite analyser ces phénomènes nouveaux. Face à ce nouveau flux continu d’informations sur le web, le journaliste musical peut dans un second temps aussi servir non plus de gatekeeper, mais de «gatewatcher» (Hanitsch, 2013, p. 202) et réaffirmer sa place de guide pour orienter l’auditeur dans cette surabondance d’informations. Enfin, s’il veut continuer à rédiger des critiques, une de ses tâches historiques, MacLeese (2010) soutient que le journaliste musical doit s’adapter aux nouvelles habitudes de consommation des amateurs pour se réaffirmer et répondre aux attentes de ses publics : plus que de rester figé sur l’évaluation d’un album entier, il doit a contrario en évaluer un morceau unique. Le pas a été par ailleurs franchi en Suisse romande déjà dans la nouvelle maquette de L’Hebdo : le magazine généraliste propose «la chanson à télécharger»14. La question reste néanmoins de savoir si les journalistes musicaux, en presse écrite, généraliste de surcroît, peuvent, au sein des pages qui leurs sont confiées et attribuées de
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Un exemple de « la chanson à télécharger » est présenté en annexe (I). La nouvelle maquette du magazine d’information L’Hebdo a été inaugurée lors du Salon du Livre et de la presse de Genève, la première semaine du moi de mai 2014. La rédaction note « moult changements [qui] se sont cristallisés ces derniers mois, qui e appellent une manière différente d’informer les lecteurs » (L’Hebdo, 1 mai 2014, p. 6, para.1).
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jour en jour, voire de semaine en semaine, répondre à cette adaptation, à cette «mise à l’épreuve du métier» (Estienne, 2007, p.294) imposée par le web 2.0. Les restructurations de la presse écrite, une autre « crise », due aux conditions socio-‐ économiques actuelles de l’environnement de la presse cette fois et à laquelle les journalistes doivent faire face, peuvent-‐elle accorder la même importance et la même nécessité aux journalistes musicaux de parler de musique et de phénomènes liés à la musique? Dans le prochain et dernier chapitre de cette partie présentant les notions et éléments nécessaires à la formulation de premières réponses pertinentes à la question et aux sous-‐questions de recherche de ce mémoire théorique, nous présentons en dernier lieu la situation de la presse écrite de manière générale et pour la Suisse romande plus particulièrement avec pour intention de démontrer par des premières pistes et faits que cette situation paupérise la légitimité, la reconnaissance des journalistes musicaux.
2.3 Le journaliste musical face aux transformations et restructurations récentes de la presse écrite en Suisse romande L’univers médiatique et la presse écrite en particulier traversent une crise socio économique depuis plusieurs décennies : les journaux témoignent d’une baisse toujours croissante du lectorat et des recettes publicitaires, qui engendrent parfois la fermeture d’entreprises de médias, la fusion de titres ou encore le passage du print au tout numérique (Cardy & Tavernier, 2009), sans oublier des vagues de licenciements ou des départs naturels qui ne sont pas remplacés (Amez-‐Droz et al., 2013 ; Médias Suisses, 2014).
En Suisse, «sous le double effet des innovations technologiques et des changements
de comportements en matière de consommation» (Amez-‐Droz et al, 2013, p. 121), les titres sont à la recherche d’un nouveau modèle économique : se rapprochant toujours plus d’une « économie de l’attention 15 », portée sur une logique de marché et de rentabilité, les journaux se repensent, se transforment et réorganisent leurs rubriques (Etat des lieux du journalisme culturel suisse, 2011).
En Suisse romande plus particulièrement, les pages culturelles et à leur sein, les
musiques actuelles semblent faire figure de parent pauvre et être considérées comme un
15
Ce terme cité dans l’étude Etat des lieux du journalisme culturel suisse (2011, p.5) est emprunté à Sonnac & Gabszewicz (2013, p. 79).
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« luxe » dans un journal qui doit répondre à des mesures d’économie.16 À cet égard, notre recherche nous conduit à présenter ici deux exemples de restructuration de titres en Suisse romande : la situation du journal Le Temps, qui a fait face à de nombreux changements ces derniers mois et la situation, pour la rubrique culturelle, du quotidien 24Heures. Ces exemples ont été également sélectionnés dans l’objectif de donner au lecteur les informations nécessaires et des plus récentes (pour la première moitié de l’année 2014) à la bonne mise en perspective des paroles recueillies et analysées par la suite.
2.3.1 Une crise générale des titres papiers Qu’ils soient à diffusion nationale, suprarégionale ou locale, de référence, plus populaires ou encore historiques, les titres qui se sont montrés ou sont encore en difficulté aux Etats-‐Unis et en Europe sont nombreux et dénotent une crise générale du journalisme de presse écrite (McNair, 2013). Le but est d’en dresser ici un panorama sommaire : il s’agit dans ce sous-‐chapitre de montrer que la Suisse Romande n’est pas un marché médiatique isolé de ces pressions économiques et seul à la recherche d’un nouveau modèle rentable. Dans cet environnement, citons pour les Etats-‐Unis par exemple, le New York Times dont le budget de la rédaction s’est vu amputé de 10% entre 2006 et 2010 et a dû vendre son immeuble-‐siège (Doroeux, 2014, 18 mai)17. En Angleterre The Independent a été racheté en 2010 pour une livre sterling symbolique par l’homme d’affaire Alexandre Debedev (Wilby, 2010, 30 mars). En France, Libération est marqué par plusieurs plans de sauvetage depuis le début des années 2000 : de 160 000 exemplaires par jour en 2000, sa diffusion est passée à 90 000 en février 2014 (Alonso, 2014, 7 mai) et la presse évoque un futur plan de restructuration qui pourrait y entraîner le départ de plus de cinquante salariés18.
16
Cette assertion est exprimée dans l’un des entretiens que nous avons conduit pour notre recherche. Elle sera développée plus précisément en seconde partie de ce mémoire.
17
Le New York Times montre aujourd’hui une forte augmentation de ses lecteurs, notamment grâce au web : il aurait gagné 39 000 abonnés numériques depuis 2013 (Doroeux, 2014, 18 mai, para.4).
18
L’actionnaire majoritaire (Bruno Ledoux) et le nouveau rédacteur en chef du grand journal français (Pierre Fraidenraich) veulent en effet diversifier la marque Libération, déplacer la rédaction en périphérie de Paris et transformer ses locaux historiques en espace culturel et multimédia. L’article de la Tribune de Genève « Le Malaise de Libé » explicite bien la situation de ce journal dont les plumes culturelles (Bayon pour la musique) « ont forgé sa réputation de journal résolument culturel. » (Alonso, 2014, 7 mai, encadré).
22
2.3.2 Exemples choisis pour la Suisse romande Pour cette section, nous nous appuyons, en plus de quelques articles de presse, sur trois sources traitant spécifiquement des paysages médiatiques suisse ou suisse romand, rencontrées au cours de notre recherche : Les Médias en Suisse, édité et constamment mis à jour par le Centre de formation des journalistes à Lausanne (2013), une étude de Herman & Lugrin (1998) sur les fonctions des rubriques dans les quotidiens romands et les bulletins d’information de l’association Médias Suisses.19 Tous trois attestent que les paysages médiatiques suisse et suisse romand plus particulièrement sont très mobiles et qu’ils se sont passablement transformés au cours des dernières années20. Amez-‐Droz (2013, p. 123) explique ainsi que : «La structure du modèle économique de la presse écrite a longtemps reposé sur deux piliers. D’une part, le lectorat payant que forment les abonnés et les lecteurs au numéro. D’autre part, la publicité commerciale et les annonces particulières […]. Le « bien subventionneur » qu’est la publicité supportait près de deux tiers des charges de production, ce qui permettait de maintenir le prix des abonnements ou la vente au numéro (en kiosque) à un niveau attractif.»
Or par le passage au numérique et la diffusion des journaux gratuits (Le 20 minutes par le groupe de presse Tamedia en 2005 et le Matin Bleu par Edipresse en 2006, groupe romand qui a été ensuite racheté par Tamedia en 2009), le marché de la publicité a quelque peu délaissé la presse d’information écrite suisse et payante, qui accuse depuis l’année 2003, un fort recul de ses tirages pour chaque exercice, soit une baisse de 10% (-‐400 000 exemplaires) en huit ans (Amez-‐Droz, 2013). Durant l’année 2014, la situation reste similaire en Suisse romande selon les chiffres de la REMP21 relayés par Médias Suisses (info n°169, 2014) et le nombre de lecteurs s’amenuise lui aussi. Un point nous importe encore davantage pour la suite de notre discussion : celui des conséquences de cette baisse générale de la publicité, des tirages et des lecteurs sur les décisions des médias dans leur restructuration ou concentration pour survivre. Des choix qui selon nous, ont participé à l’amenuisement de la légitimité accordée aux journalistes musicaux (et qu’ils ressentent eux-‐mêmes) dans le bassin lémanique. 19
Médias Suisses est l’association des médias privés romands. Ses bulletins trimestriels rendent compte de l’actualité des médias au niveau romand mais aussi national et international, http://www.mediassuisses.ch.
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Herman et Lugrin (1998) remarquent la disparition du journal la Suisse, la naissance du Temps de la fusion du Nouveau Quotidien et du Journal de Genève et Gazette de Lausanne, ainsi que de nouvelles maquettes. Pour er l’année 2014, l’Hebdo en a une nouvelle depuis le 1 mai.
21
Recherches et études des médias publicitaires, http://www.remp.ch.
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2.3.2.1 Presse spécialisée : Vibrations Dans le paysage médiatique suisse romand, le magazine Vibrations figurait comme le seul titre spécialisé qui traitait des musiques actuelles «de manière décloisonnée» (Elisabeth Stoudmann citée par Genecand, 2013, 19 juin, para.4)22. Fondé à Lausanne par Elisabeth Stoudmann et Pierre-‐Jean Crittin en 1991, le magazine musical indépendant, devenu une référence dans la presse spécialisée francophone23 a déposé le bilan en mai 2013, après la publication de son 154e numéro. Notre recherche nous a donc appris que les journalistes musicaux professionnels de Suisse romande opèrent uniquement dans la presse généraliste de la région, une particularité à ne pas négliger pour la mise en perspective de leurs discours.
2.3.2.2 Presse généraliste : Le Temps et 24Heures La situation du journal Le Temps nous est utile à présenter ici en ce qu’elle apporte un autre point d’appui à la discussion de la problématique choisie pour cette recherche. Né en 1998 de la fusion du Nouveau Quotidien et du Journal de Genève et Gazette de Lausanne, Le Temps, journal catégorisé comme quotidien suprarégional élitaire et de référence (Amez-‐ Droz et al, 2013) basé à Genève, a été mis en vente par ses deux actionnaires majoritaires, les groupes de presse Ringier et Tamedia en décembre 2013. Depuis le mois d’avril 2014, il se trouve en mains majoritaires du groupe suisse Ringier. Son rapprochement possible avec la rédaction de l’hebdomadaire L’Hebdo est également évoqué (Bach, 2014, 12 avril). C’est néanmoins une actualité plus lointaine qui nous intéresse ici : Le Temps a connu une vague de licenciements en 2012 (Etienne, 2012, 14 novembre) à la suite de mesures d’économies demandées par ses actionnaires : non seulement les pages Sports mais aussi le traitement des musiques actuelles dans sa rubrique Culture ont été supprimés (Mounir, 2013, 1er février, para.3). Un choix que la rédactrice en cheffe adjointe du Temps, Marie-‐ Claude Martin, interviewée par Le Courrier, avait expliqué grâce à une étude menée auprès du lectorat du titre : «en musique, le jazz arrivait nettement en tête des préférences, suivi par le classique et l’opéra. On peut s’en étonner, mais les musiques actuelles arrivaient en queue de liste.» (Mounir, 2013, 1er février, para.2). Le journaliste musical spécialisé dans le
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Le Daily Rock existe aussi pour la suisse romande: c’est un journal (fanzine) gratuit dédié spécifiquement à la scène rock suisse, http://www.daily-‐rock.com/; il est de contenu amateur.
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Il a été également distribué en France dès 1992, grâce à la coopérative des NMPP, les Nouvelles Messageries de la presse parisienne, dénommées aujourd’hui Presstalis, http://www.presstalis.fr.
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domaine n’avait donc plus une place justifiée dans le titre genevois et a été licencié (Mounir, 2013). Le quotidien régional 24Heures fait partie du groupe de presse zurichois Tamedia (qui compte, entre autres, La Tribune de Genève, Le Matin, 20 minutes pour la Suisse romande). Nous avons remarqué qu’une transformation de son deuxième cahier (Vaud et régions) peut également illustrer la perte de légitimité du journaliste musical stricto sensu dans ses pages : en 2012, les pages dénommées Culture, se sont fondues en une double page Culture et Société, engageant des négociations au sein des rédactions pour l’attribution de la place (et du nombre de signes dévolus) à tel ou tel sujet culturel. Dans une interview téléphonique, l’un des responsables de cette rubrique nous a confirmé également que le budget alloué à la Culture a chuté « dramatiquement » ces dernières années : les pigistes ponctuels ne peuvent plus être sollicités et les journalistes spécialisés en musique, littérature ou théâtre doivent de plus en plus être polyvalents au sein de leur rubrique. Un journaliste musical ne peut plus justifier sa présence et sa connaissance pour le domaine musical seul mais doit bien décloisonner ses compétences pour répondre aux nouvelles attentes et demandes des médias d’information écrite. L’objectif de cette première partie de mémoire était de poser un cadre général nourri de notions théoriques soutenant l’esquisse des premières réponses à la problématique et aux pistes de recherches élaborées à cette fin et servant de fil rouge de discussion tout au long de ce travail : il a été exposé premièrement comment et pourquoi le journaliste musical avait acquis une certaine légitimité et notoriété au sein de la presse, par la prise d’importance de la musique actuelle dans un premier temps, et par la volonté des titres de presse d’attirer un lectorat jeune et de soutenir les plumes journalistiques (en soutenant une certaine presse d’opinion) dans un second temps. Il a été deuxièmement discuté du défi que le web 2.0 impose alors aux journalistes musicaux en fragilisant d’une part leur compétence professionnelle de prescription par l’intermédiaire de voix amateurs mais aussi de logiciels d’intelligence artificielle, et d’autre part leur légitimité dans cet univers démocratique de partage et de consommation de l’information et de l’actualité musicale, son rôle de guide et de critique. Sans vouloir montrer un tableau trop simpliste, des limites à ce discours ont été aussi dégagées. Finalement, les premières conséquences des transformations-‐restructurations de la presse écrite sur l’importance donnée aux 25
journalistes culturels mais surtout musicaux ont été dessinées avec une perspective suisse romande. L’analyse des entretiens que nous avons menés avec huit journalistes musicaux romands, présentée dans les pages qui suivent, dévoilera d’autres changements perçus par les journalistes musicaux eux-‐mêmes comme relatifs au développement du web 2.0, et aux changements de l’environnement de la presse écrite, qui les mènent aujourd’hui à penser devoir se réinventer, se redéfinir pour affirmer leur place physique mais surtout leur importance et leur rôle dans les médias. Cet examen des discours de journalistes romands permettra de répondre à la problématique, nous l’espérons, avec des exemples plus concrets et signifiants pour le lecteur.
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3 DEUXIEME PARTIE : qu’en disent les journalistes musicaux romands? Nous présentons dans cette deuxième partie, les résultats de l’enquête que nous avons menée auprès de huit journalistes, considérés comme des journalistes musicaux par la chercheuse et les journalistes entre eux. Il s’agit alors de prolonger, de confronter les réponses établies en première partie de ce travail à travers la littérature, aux éléments relevés des discours des interviewés.
Par cette démarche, notre volonté était également d’aller plus loin que les sources
secondaires, traitant du sujet de manière générale et d’apporter de nouvelles sources originales et traitées avec une rigueur scientifique (voire 3.1) dans l’intention d’esquisser des réponses spécifiques au bassin romand, co-‐construites avec nos répondants.
À notre connaissance, aucun matériau original n’a été construit auparavant auprès
des journalistes musicaux de Suisse romande24 permettant de connaître leur perception de la profession, de ses représentations, des changements dans sa pratique au quotidien et de ses perspectives, avec ce questionnement propre à notre recherche : comprendre ce qui fait leur légitimité dans cette presse d’information, ce qui dans un premier temps la fragilise ou du moins, transforme ses valeurs et demande aux professionnels, dans un second temps, de se redéfinir et de se réinventer.
3.1 Les journalistes musicaux en Suisse romande : méthodologie d’enquête L’enquête par entretien nous a semblé la méthode la plus pertinente pour répondre aux pistes de recherches établies pour ce travail de mémoire. Notre choix s’est arrêté sur le type d’entretien dit « semi-‐directif » à usage principal25 : avec une base de connaissance, nourrie par des lectures scientifiques et des conversations non officielles préalables, nous avions un cadre de recherche et de références théoriques suffisant pour mener ces rencontres dans le but d’approfondir, compléter ces connaissances et, grâce à la souplesse de l’entretien « semi-‐directif » de pouvoir également nuancer nos hypothèses et relever des ambiguïtés,
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Une étude sur le journalisme culturel suisse a bien été réalisée dans le cadre d’un mandat de l’Office Fédéral de la Culture en 2010. Notre enquête veut apporter des éléments particuliers à la Suisse romande et spécifiques aux journalistes spécialisés en musique (et en musiques actuelles plus précisément encore).
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Nous utilisons la dénomination proposée par Blanchet et Gotman (2013).
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des nouveautés ou encore de nouvelles pistes de réflexion pour le champ de la Suisse romande, soulevées par nos répondants qui pouvaient s’exprimer librement.26
Les huit interlocuteurs27 ont été sélectionnés sur la base de leur expérience dans la
presse écrite : tous ont évolué au moins dix ans dans un média de presse écrite de Suisse romande (soit Le Temps, la Tribune de Genève, le 24Heures, La Liberté, L’Hebdo et Vibrations : des titres régionaux et suprarégionaux ainsi qu’un magazine spécialisé). Deux travaillent aujourd’hui dans les médias audio-‐visuels (RTS TV et RTS Radio), mais leur vision a pu par ailleurs nourrir d’autant plus la réflexion en ce qu’ils avaient alors un regard ‘extérieur’ sur la presse écrite. Toujours dans l’optique de répondre à notre recherche spécifique, nous avons également cherché des journalistes musicaux qui ont traité et/ou traitent des musiques actuelles particulièrement. Enfin, nous avons recherché une diversité de génération parmi nos interlocuteurs, ceci afin de pouvoir comparer des discours et non pas suivre ou risquer, naïvement, un discours peut-‐être trop linéaire et nostalgique d’un « c’était mieux avant » que les sources secondaires semblaient montrer : notre plus jeune répondant a 33 ans, le plus âgé 52.
3.1.1 Déroulement des entretiens Tous les entretiens se sont déroulés entre les mois d’avril et mai 2014. Nous avons privilégié un lieu « neutre » pour les rencontres, soit à l’extérieur du lieu de travail ou en tout cas hors de la rédaction. Tous les huit interlocuteurs se sont montrés intéressés par la démarche : chacun nous a consacré entre une heure et une heure et demie d’entretien. La discussion a toujours été engagée par le chercheur, puis négociée sous forme de conversation, l’interviewer privilégiant le plus possible la continuité de discours de l’interviewé. Tous les entretiens ont été enregistrés pour une retranscription des plus fidèles de leur propos.
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La caractéristique propre d’un entretien semi-‐directif est que le schéma d’entretien est connu par le chercheur (il aura préparé un guide d’entretien pour son usage personnel) ; le thème principal est connu de l’interviewé mais «l’ordre dans lequel les thèmes peuvent être abordés est libre: si e (l’interviewé) n’aborde par spontanément ou un plusieurs thèmes du schéma, E (l’interviewer) doit lui proposer le thème.» (Ghiglione & Matalon, 1998, p.75). L’entretien scientifique et ici l’entretien semi-‐directif est à distinguer de l’interview journalistique en ce qu’il se construit avec le répondant: «Le chercheur favorisera la production d’un discours sur un thème donné au moyen de stratégies d’écoute et d’intervention» (Blanchet & Gotman, 2013, p.75), la stratégie de relance (paraphrase de la réponse, usage de phatiques, …) étant privilégiée. 27
Nous avons contacté onze journalistes musicaux avec ces mêmes critères, huit ont pu répondre par la positive à notre demande. Il s’est avéré, au travers des rencontres, que le nombre de huit était satisfaisant pour délimiter la population à interroger: nous avons pu remarquer déjà un « point de saturation » (Blanchet & Gotman, 2013, p. 50) nous permettant de nous arrêter à cette taille de corpus.
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3.1.2 Méthodologie d’analyse Le corpus d’entretiens qui a servi de base pour l’analyse présentée dans les pages qui suivent compte 134 pages de retranscription intégrale des entretiens. Pour son analyse, nous avons choisi la méthode d’analyse thématique de contenu : sur la base du guide d’entretien (présenté en annexe III) et la relecture des retranscriptions, une grille d’analyse a été conçue pour l’examen minutieux des discours des interlocuteurs. Cette grille distingue les thèmes ou catégories et sous catégories pertinentes dégagées dans ces discours en vue de répondre aux pistes de recherches définies pour ce travail. Les extraits qui étaient porteurs d’une signification ont été sélectionnés et « rangés » dans ces catégories. L’analyse de contenu «ignore ainsi la cohérence singulière de l’entretien et cherche une cohérence thématique inter-‐entretiens […] de manière générale, une analyse de contenu doit pouvoir rendre compte de la quasi-‐totalité du corpus, être fidèle et auto-‐suffisante.» (Blanchet & Gotman, 2013, p. 93-‐96).28
3.2 Les journalistes musicaux en Suisse romande : regards croisés sur les changements et les perspectives de la profession L’analyse qui suit se décline en trois grandes thématiques : la première concerne les changements perçus par les journalistes musicaux romands dans la représentation ou la considération du métier en Suisse romande, la deuxième examine les changements remarqués dans la pratique quotidienne du journaliste musical romand et finalement la troisième aborde les perspectives du métier et tente d’esquisser quelques pistes de réflexion pour son avenir dans la région. La volonté dans ces trois sous-‐chapitres est de démontrer par l’exemple (extraits de discours) les conséquences directes et indirectes du web 2.0 et des transformations de la presse sur la légitimité des journalistes musicaux en Suisse romande telles qu’ils les perçoivent et les ont exprimées eux-‐mêmes au cours des rencontres.
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Pour des questions de confidentialité (en garantissant l’anonymat à nos interlocuteurs, nous espérons qu’ils se sont exprimés aussi plus librement) et de neutralité dans l’interprétation également, le corpus d’entretien n’est pas présenté en annexes. Dans le corps de l’analyse, une attention particulière a aussi été portée à la neutralisation de tout marqueur qui permettrait l’identification de l’un ou l’autre journaliste interrogé: nous avons privilégié le genre masculin pour tous les interlocuteurs cités et les situations personnelles ne sont pas évoquées. N.B. la formulation de ces critères d’anonymisation est inspirée de Dubied, A. (2005). Quand les journalistes de presse parlent de fait divers: récits de pratiques et représentations. Les Cahiers du Journalisme. N°14, 58-‐75.
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3.2.1 Une considération de la profession sous tension En allant à la rencontre de nos huit interlocuteurs, il était pensé que tous se considéraient comme des journalistes musicaux au sein de leur journal : dans les conversations, chacun faisait d’ailleurs référence à l’un ou l’autre de ses confrères en tant que journaliste musical qu’il serait bon d’interroger. Tous, pourtant, ont évoqué une forme de tension dans le statut qui leur était et leur est conféré actuellement : premièrement, dans la manière dont ils se perçoivent eux-‐mêmes, deuxièmement dans la manière dont ils se sentent perçus par leur hiérarchie et les autres journalistes du média, et troisièmement comment ils appréhendent et affectionnent le regard du public. Assignés à une rubrique culturelle et tous évoluant dans un média généraliste (comme évoqué précédemment, il n’existe pas de presse musicale spécialisée pour les musiques actuelles en Suisse romande), les journalistes romands interrogés disent se considérer plus comme des journalistes culturels ou alors des journalistes culturels spécialisés en musique. Bien que tous appuient la passion pour la musique qui les a guidé vers cette spécialité, quelques-‐uns évoquent un besoin, une «hygiène d’esprit» de ne pas traiter que de musique. D’autres appuient également une curiosité : «C’était une curiosité que j’ai toujours voulu garder aussi. J’avais aussi besoin d’oxygéner ma pratique journalistique avec des sujets qui partaient sur d’autres pôles d’intérêt… Je me considère aujourd’hui comme journaliste culturel car il m’arrive de faire un peu de livres, de temps en temps…». Un journaliste musical en Suisse romande semble se diversifier néanmoins dans sa rubrique culturelle seulement.
3.2.1.1 Un statut privilégié durant l’été Les différents interlocuteurs admettent toutefois se considérer et être considéré comme journalistes musicaux à une période précise de l’année, soit l’été. Il est ici une première particularité que l’on peut assigner à la région de la Suisse romande : elle abrite un nombre important de festivals musicaux durant l’été, et particulièrement de nombreux festivals de musiques actuelles 29. L’un des interviewés synthétise ainsi sa perception d’être ou non journaliste musical : «Ça dépend des périodes de l’année on va dire! C’est à dire que quand vient l’été et que tout d’un coup il y a tous les festivals de musique avec le Paléo, le Montreux 29
En plus de la fête de la musique célébrée dans plusieurs villes de Suisse romande, on dénombre plus de vingt festivals dédiés aux musiques actuelles en Suisse romande durant l’été. À titre d’exemple, citons le Montreux Jazz Festival (Montreux, VD), le Paléo Festival de Nyon (Nyon, VD), le Caribana Festival (Crans près Céligny, VD) Festi’Neuch (Neuchâtel, NE) ou encore le Rock Oz’ Arènes (Avenches, VD), www.suisse-‐romande.com.
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Jazz… et que la musique devient réellement le centre d’intérêt, je suis journaliste spécialisé, je pars sur le terrain pendant un mois, faire des choses, mais le reste de l’année, oui les gens me voient comme un journaliste m… enfin!» Un autre journaliste interrogé appuie également le rôle de prescripteur qui peut être augmenté et plus légitime durant les festivals (la question du rôle du journaliste musical en Suisse romande est discutée plus loin), invoquant un autre rapport à la musique durant l’été. La notion de durée semble importante en ce que le public peut être à même de suivre et vivre cet événement sur plusieurs jours, «tu t’adresses à des personnes qui vont voir ces concerts, tu peux annoncer des artistes qui vont monter sur scène… Tu es peut-‐être plus suivi et plus lu en parlant d’un festival que de parler d’un disque…». Mais l’hésitation du premier journaliste cité ci-‐dessus est intéressante encore une fois pour insister sur cette tension que ressent le journaliste spécialisé, le journaliste musical en Suisse romande. En observant bien ce fragment de discours, on relève deux éléments évocateurs : la musique n’est-‐elle vraiment pas «le centre d’intérêt» hors de la période des festivals? Et que devient alors le journaliste musical «le reste de l’année»? Tous les journalistes interrogés s’accordent sur une importante dynamique qui s’est installée dans la reconnaissance de leur nécessité, de leur pertinence en tant que spécialiste musical dans les journaux : c’est la nouvelle consommation qui est faite de la musique (grâce aux nouvelles technologies et au web 2.0), et l’intérêt (moindre selon eux) que les gens y portent aujourd’hui qui dicte les choix des directions des médias pour remplir les pages des titres d’information avec des sujets musicaux.
3.2.1.2 Une place à défendre de manière générale «Rigolos de service», «des journalistes qui traitent d’une matière légère, de loisirs», «de divertissement», ce sont les quelques qualificatifs soulevés par les répondants pour définir comment, selon eux, ils sont perçus par leurs confrères des autres rubriques. Un à priori qu’ils estiment malheureux, et qu’ils contestent en insistant sur les connaissances que chaque journaliste spécialiste musical doit avoir acquises pour réaliser un bon travail de critique et tenir un rythme de travail «aussi dense et costaud que d’aller à Beyrouth» : «On sent chez les rubriques éco, internationale, un regard un peu réprobateur… Ce n’est pas sérieux […] et aussi que l’on travaille pas beaucoup, alors qu’il faut y aller aux festivals, finir
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des soirées à 3heures du mat’ et être au desk pour écrire puis retourner au festival et il y a aussi les programmations des salles… C’est costaud!» Plus largement encore, ce n’est pas seulement le sérieux de leur tâche qu’ils disent devoir démontrer, mais aussi leur place physique dans le cœur du journal, face à l’actualité régionale, nationale et internationale notamment car «il n’y a pas besoin de faire de surenchère de l’Ukraine» alors que «la musique, la culture, c’est du luxe pour un journal. Quand on doit couper le gras, c’est là qu’on va couper. Non pas que ce soit spécialement gras mais c’est luxueux. C’est à dire que quand on doit réduire au maximum une équipe, qu’est-‐ce qu’on va mettre dedans? La politique, l’économie, l’international… ». Le journaliste musical «doit faire envie», il doit «se démarquer» et défendre «une plus-‐value» pour s’assurer une place dans l’édition du journal. Mais cette plus-‐value, selon les journalistes rencontrés, doit être pensée pour répondre aux attentes de l’audience ; l’angle, le format du papier doit être réfléchi à la lumière des attentes d’un lectorat qui, selon leurs observations, ne s’intéresse plus à la musique de la même manière qu’avant : «dans les années 2000, internet ce n’était pas vraiment ça et la musique c’était encore la production culturelle dominante pour les jeunes». Et un autre d’ajouter : «avec le piratage sur le net, et le déplacement de l’intérêt des jeunes vers d’autres médias, la logique marchande de la musique a baissé… Ça opère immédiatement une baisse dans sa valeur symbolique.» Appuyant un «désintérêt pour la musique», plusieurs des interlocuteurs invoquent le fait que le support technologique a changé, que l’écoute de la musique s’est alors démocratisée. Auparavant, cette rareté de la technologie et de l’offre de l’époque légitimait leur prise de position en tant que journaliste musical pour guider les auditeurs vers une musique à laquelle peu avaient accès : le rock était «mystérieux», il y avait quelque chose «d’excitant» à ce que certains artistes passent parfois en Suisse et qu’il faille se déplacer pour expérimenter le concert… «Aujourd’hui tu as tout sur internet». Partant de ce constat, le journaliste musical estime ne plus assumer la même responsabilité vis-‐à-‐vis de ses lecteurs, plus la même fonction qui le légitimait d’une certaine manière : «Maintenant c’est clair et net que quand quelque chose, un nouveau disque sort, le jeune ira écouter directement, pas besoin d’un journal pour y être poussé». Un des interviewés souligne la dévalorisation de ses conseils d’écoute et de sa signature : «Il y avait un rôle ‘j’ai écouté pour vous, je vous conseille ça’ et j’avais l’impression aussi qu’il y avait un 32
noyau de fidèles qui, de manière presque inconditionnelle, écoutaient, testaient ce que l’on proposait. Et ce noyau était plus ou moins large, selon la personne qui parlait, qui écrivait et j’ai l’impression que ce rôle-‐là il s’est… il a presque disparu. C’est moins attendu aussi du public.» Les journalistes évoquent également un nouveau comportement des lecteurs, qui «butinent beaucoup plus qu’avant», il rejoignent en cela l’observation du phénomène de «media snaking» (Scherer, 2011) présenté en première partie de ce travail et associé au développement du web 2.0.
3.2.1.3 Des attentes qui ont changé, des rôles qui se modifient Selon les journalistes musicaux rencontrés, plusieurs fonctions ou rôles que l’on pouvait traditionnellement assigner aux journalistes musicaux n’ont plus lieu d’être, en tous les cas pour les journalistes musicaux romands, face à ce qu’ils perçoivent de leur société. Ces rôles, dont la portée s’est amoindrie, sont celui de prescription, de critique et de consécration. Pour le premier, les quelques exemples relevés au paragraphe précédent nous semblent révélateurs : les journalistes musicaux romands ne se sentent plus lus et suivis pour leur rôle de prescription. En ce qui concerne le format ‘critique’ (critique ou chronique de disques) et «le journaliste musical, au fond, c’est surtout des critiques», il est aussi le format qui tend peu à peu à disparaître des pages des journaux régionaux et suprarégionaux de Suisse romande : «Je me souviens encore d’une époque de pages pleines remplies à ras bord de chroniques de disques, une page pleine où il y avait parfois un ou deux sujets moyens comme ça et une quinzaine de disques chroniqués! Ça maintenant on ne le fait plus.» Mais tous nos interlocuteurs ne sont pas d’accord sur le fait de déplorer cette disparition et apportent au contraire une explication en mentionnant l’état de santé de l’industrie du disque : «À un moment donné, la critique faisait sens parce que c’était une industrie qui marchait encore et vendait encore des milliers de disques! Donc il y avait un sens, mais aujourd’hui, plus.»30 Les interlocuteurs rencontrés ont par contre tous spontanément évoqué et regrettent la disparition de la critique de concert (hormis durant la période estivale) qui revêtait d’un caractère de proximité plus fort avec les lecteurs, et qu’ils disent encore observer pour le théâtre ou la musique classique. Un point que l’un des journalistes explique 30
La question de la pertinence aujourd’hui de chroniquer un album ou un morceau sera rediscutée dans les pages suivantes: elle est bien sûr liée à l’état de l’industrie du disque mais, et selon notre discussion, surtout à un changement de consommation de la musique, numérique aujourd’hui. (McLeese, 2010 et Rouzé, 2009).
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encore une fois par cette notion de durée d’événement : «Par exemple pour l’opéra, c’est quelque chose qui est décliné sur plusieurs soirs, donc la critique a encore une valeur prescriptive. Le public potentiellement intéressé par la production va lire la critique, se dire tiens… et si ça vaut la peine d’y aller ? Et il peut encore y aller.» Alors que pour un concert de musique actuelle qui a lieu dans une salle, une fois, l’interviewé note que «quand il y a… the Eels qui passe au Fri-‐son31, c’est un concert, un soir. Si on aime les Eels, qu’on a aimé leur cd, que l’on a lu la critique de tel, on y va, mais s’il y a une critique ou non, après coup, cela ne change plus la donne. En musique actuelle, ce sont les avant première qui importent plus.» Enfin, selon l’un des répondants, aujourd’hui «c’est le choix du public qui dicte majoritairement le succès d’un artiste, la critique vient soit confirmer, soit polémiquer». Reléguée au second plan, la critique accompagne alors le mouvement, sans en donner l’impulsion. Mais c’est un sentiment que les journalistes de Suisse romande dressent non seulement pour la critique mais aussi pour leur force de révélation d’un artiste de manière générale.
3.2.1.4 Un « pouvoir de consécration » proportionnel à la taille du lectorat et à sa culture musicale Aucun des journalistes musicaux interrogés n’a osé prétendre avoir découvert un artiste et avoir assis sa renommée, nationalement et encore moins à l’échelle internationale. Que ce soit pour ce qui est du passé et pour un futur proche, nous avons observé que les interviewés se réfèrent avant tout à un critère géographique/démographique, analysant la taille de la Suisse et plus particulièrement de la Suisse romande comme «un marché trop petit», au «lectorat dérisoire».32 S’ils ont pu révéler un artiste, c’est un artiste local, ou aider à asseoir le succès d’artistes suisses alémaniques en Suisse romande, des artistes tels que Sophie Hunger, Anna Aaron ou encore Stephan Eicher. Au-‐delà des frontières helvétiques, «les seuls journalistes qui pouvaient vraiment être suivis c’étaient les Anglais parce qu’ils… C’est vraiment en fonction de où sont originaires les artistes». Illustrant les dires de la majorité des journalistes sollicités, cet extrait-‐ci renvoie également à un deuxième élément que nous retenons pour souligner l’influence modeste 31
The Eels est un groupe américain de rock expérimental (www.eelstheband.com); Le Fri-‐Son est une salle de concert fribourgeoise.
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L’univers pris en compte par l’étude REMP (Recherches et études des médias publicitaires) pour les calculs de lectorat de la presse écrite en Suisse romande représente 1 339 000 personnes (Amez-‐Droz et al, 2013, p.103).
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que les journalistes musicaux de Suisse romande relèvent à propos de leur production : ils signalent un décalage de la culture du rock en Suisse par rapport au monde anglo-‐saxon «où elle était inscrite depuis déjà vingt ans». En effet, en ce qui concerne la Suisse romande, la scène musicale était apolitique à la fin des années 1960, alors que les mouvements estudiantins de « révolutions printanières » occupaient toute l’Europe (Horner, 2013, p.28). Les lieux rock ne se sont créés en Suisse romande, à l’instigation de mouvements associatifs et alternatifs33 que dans les années 1980. Nommons la Dolce Vita (1986), que presque tous les journalistes musicaux romands ont décrit comme le seul lieu des musiques actuelles à Lausanne en ce temps-‐là et qui a planté «les germes du développement d’une véritable culture rock au centre de la capitale vaudoise» (Horner, 2013, p.63), Fri-‐Son (1983), le NED (1995) à Montreux ou encore la Case à Chocs (1991) à Neuchâtel.34 C’est également à cette époque-‐là que les musiques actuelles ont intéressé la presse romande : un des plus anciens journalistes consultés pour cette recherche évoque l’importance du journal basé à Lausanne Le Nouveau Quotidien (1991-‐1998) dans cette approche et l’importance accordée aux musiques actuelles : «c’est vraiment Le Nouveau Quotidien qui a fait qu’on a eu des postes à 100% pour les domaines culturels. Ils ont compris qu’on pouvait toucher un lectorat, que c’était sexy d’avoir des interviews de rock stars… que cela racontait quelque chose, de l’évolution du monde, de l’évolution de la société.»
Mais bien que l’effervescence rock aie bien eu lieu en Suisse romande, que la
musique «faisait partie d’une offre culturelle et sociale qui interrogeait la société», les journalistes musicaux se rapportent à un présent où leur tâche n’est plus créditée de la même manière «parce qu’il n’y a plus un vrai enjeu autour de la musique et on nous a expliqué que tous les avis se valent». Plusieurs des interviewés font par ailleurs aussi référence à la logique «d’appartenance» d’un groupe de population à style musical, étudiée par les Cultural Studies et que l’on a présenté en première partie de recherche (2.1.1.1), afin d’expliquer les raisons de cette perte d’importance de la musique et, par conséquent, de la considération actuelle du critique musical : «on est très loin de cette logique de pionniers où tout ça était totalement neuf, ou que quelque part il y avait une sorte d’excitation qui 33
À titre d’exemple, nous pouvons citer le mouvement Lôzane Bouge à Lausanne, l’association Post Tenebras Rock (PTR) à Genève, le collectif Fri-‐Son à Fribourg ou encore le Centre autonome de jeunesse (CAJ) à Bienne. Le récent ouvrage du journaliste Olivier Horner, « Romands rocks », propose un panorama de cette culture rock et des musiques actuelles en Suisse romande des 1960 à 2000 (Horner, 2013).
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Exemples tirés d’un article d’archives du magazine l’Hebdo, non signé, intitulé « Nouvelle capitale du rock? » du 24 novembre 2005, http://www.hebdo.ch/archives/nouvelle_capitale_du_rock_21815_.php.
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s’accompagnait d’ailleurs de logique de sous culture comme ça qui était extrêmement puissant, prégnant dans la société, où il y avait un espèce d’art de vivre, de se droguer, de s’habiller, ces logiques où véritablement il y avait des tribus, les hard rockeurs, etc…». Les journalistes musicaux romands se définissent aujourd’hui comme servant de passerelle, comme représentants d’une profession qui accompagne «qui à un moment donné parfois guide le public là dedans, un public moins averti.»
3.2.2 Une pratique quotidienne qui se complexifie Si les différents interviewés mettent souvent en avant un changement fondamental de la société et de la valeur de la musique qu’elle véhicule, pour expliquer l’importance et la considération en baisse qui est portée à ceux qui écrivent sur la musique, nous avons voulu rechercher ce qui, dans leur pratique quotidienne, a également évolué dans ce sens et révèle d’autres effets concrets du web 2.0 et des transformations de la presse écrite en Suisse romande sur leur légitimité au sein des journaux romands.
Tous les journalistes insistent sur les difficultés qu’ils rencontrent au quotidien pour
la bonne tenue de leurs rôles, qui même s’ils sont diminués ou tendent à disparaître, n’ont pas disparu. Ces difficultés ou complexités, peuvent à notre sens être classées en deux catégories : celles indirectement liées au développement du web, et du web 2.0 plus particulièrement, comme la fin des envois de cd physiques et la multiplication des liens numériques ; et d’autres qui sont directement associées aux pressions que les journalistes ressentent de l’environnement changeant de la presse dans lequel ils évoluent, notamment les nouvelles demandes de la rédaction ou encore l’émergence des journaux gratuits.
3.2.2.1 Entre rareté et surabondance d’informations musicales à traiter, le journaliste musical romand «se perd» «Le disque physique c’était simple, tu le recevais, tu le mettais sur une pile et quand tu avais du temps tu l’écoutais». Attachés à la valeur matérielle du disque physique mais aussi à son confort d’écoute, les journalistes rencontrés, quand il leur a été demandé quel était le plus grand changement qu’ils aient remarqué dans leur pratique quotidienne, ont tous, sans hésitation, parlé de la baisse de réception de cd d’artistes plus ou moins connus qu’ils recevaient à leur rédaction. Un des interlocuteurs rappelle : «Ça m’arrivait, je pense… de mémoire, je devais avoir une cinquantaine de cds par semaine qui arrivaient dans les paquets des grands distributeurs de disques […] on a bien senti que petit à petit l’envoi systématique de tout ce qui sort allait
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disparaître […] D’autant plus qu’ils nous envoyaient tout, mais tous les petits groupes alternatifs qu’ils nous envoyaient pas on pouvait même les demander et ils nous les envoyaient dans un second temps.»
Nous avons observé que la complexité, les nouvelles difficultés exprimées par les répondants ne résident cependant pas que dans la baisse quantitative de ces envois : ce sont paradoxalement la multiplication de sorties numériques et de réception de liens par le biais du web qu’ils soulignent comme un problème. C’est «une autre manière de plonger dans la matière» que ce changement leur demande. Expliquant que les managers et les distributeurs (labels) de disques aujourd’hui ont fait du numérique «la norme» mais que ceux-‐ci craignent beaucoup les formes de piratage et de partage rendues possibles par le développement d’internet et du web 2.0, les journalistes disent devoir entreprendre une démarche délicate, «aux mille barrières» qu’il leur est proposée pour accéder à ces morceaux sous forme digitale (à travers des plateformes, avec des mots de passe). Par conséquent, ils disent ne plus pouvoir alors réaliser leur travail de défricheur ou découvreur d’artistes «nouveaux» qu’ils tiennent à valoriser, sans un effort qu’ils jugent considérable : «Le problème maintenant c’est de recevoir plein de fichiers numériques sans autre info pour me dire si je télécharge ou non […] j’ai plein de fichiers sur mon ordinateur avec seulement le nom du groupe et le titre de l’album, donc on doit plus se débrouiller». Et un autre d’en souligner la difficulté d’absorption : «Quand tu reçois 200 mails par jour… Tu n’y portes plus la même attention.»
3.2.2.2 Moins de temps pour saisir ce qui «bruisse» S’ils parlent d’un effort, d’une motivation supplémentaire à trouver pour se tenir au courant, «de rester curieux de tout ce qui se fait», les interviewés insistent d’une part sur un manque de temps à disposition pour «aller aux concerts, écouter beaucoup, lire beaucoup, tout ce qui participe à étendre ou augmenter tes connaissances, nécessaires pour ce travail…» et d’autre part d’un manque de forces physiques dans les rédactions pour y arriver. Souvent seul à piloter les musiques actuelles au sein de la rubrique culturelle d’un journal généraliste, le journaliste spécialisé dans le domaine relève la difficulté d’assumer son rôle de «gare de triage» pour tous les genres de musiques actuelles et ainsi pouvoir s’adresser à plusieurs types de lecteurs aux goûts musicaux divers.
La plupart des journalistes musicaux ne se sentent, d’une part, plus privilégiés et légitimés par les maisons de disques pour recevoir, et donc relater des nouveautés musicales avant 37
qu’elles ne sortent ailleurs -‐ une conséquence indirecte du web 2.0 et de son potentiel de partage entre internautes qui semble donc mal perçue par l’industrie musicale ! – et d’autre part invoquent ne pas disposer des armes nécessaires pour contrer cette nouvelle complexité d’accès à l’information.
3.2.2.3 Un accès aux artistes plus limité Un autre changement sur lequel les journalistes sollicités ont souvent insisté et qu’ils imputent eux-‐mêmes au «choix des moyens des médias mis à disposition pour ta rubrique» et donc, dans l’optique de notre recherche, aux nouvelles restrictions économiques (ou transformations) de la presse écrite, est la possibilité de voyager ou simplement de se déplacer pour rencontrer un artiste musical. Les journalistes musicaux romands soulignent cette contrainte supplémentaire qui dévalorise encore une fois leur privilège d’apporter une plus-‐value, un point de vue personnel à l’interview ou à leur article : «l’accès est parfois difficile, je ne dis pas par téléphone, c’est faisable par téléphone, mais c’est moins intéressant que de pouvoir voir comment il réagit, si tu le titilles, pouvoir incarner ton papier.» Allant jusqu’à désigner leur pratique d’un «journalisme de bureau», quelques-‐uns des interlocuteurs avouent avoir de la peine à percevoir ainsi la plus-‐value qu’ils peuvent apporter à leur média vis à vis des autres acteurs du marché de la presse romande.
3.2.2.4 Des formats plus courts, un langage plus neutre «Depuis 5-‐6 ans, la rédaction en chef dit maintenant : un énorme sujet sur un groupe musical ou pour d’autres domaines, sur un écrivain, … cela n’intéresse plus.» Plusieurs journalistes musicaux romands ont manifesté un sentiment de dévalorisation à la suite des décisions prises par leur rédaction, réduisant la taille des articles les concernant. Il a été observé par ailleurs, et à plusieurs reprises, qu’ils expliquent ce choix de contenus rédactionnels plus courts par l’arrivée de deux journaux gratuits, le 20 minutes et le Matin Bleu entre 2005 et 2006 : «On nous a demandé à l’époque de faire des papiers très courts, de 1500 signes pour nous adapter au 20 minutes!» Privilégiant le format de brève et un contenu riche de visuel, la maquette des journaux gratuits tend en effet à un genre journalistique très factuel (Cordier, 2006). En plus du format court, de cette adaptation aux nouveaux arrivants de la presse écrite, gratuite sur le marché, les journalistes interrogés soulignent une dépréciation du langage adopté dans les médias «parce que de plus en plus, le langage des gratuits est
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devenu le langage des autres médias». Très attachés au caractère personnel de leurs critiques, de tous leurs papiers, les journalistes musicaux imputent au développement des gratuits une écriture plus neutre : «avec le Matin bleu, on nous l’avait expliqué, il serait fait que d’infos brutes, parce que l’avis des journalistes n’intéressait plus le lecteur».
3.2.2.5 Un choix de sujets plus mainstream Au-‐delà des restrictions de longueur et de langage, il a été distingué une autre influence des journaux gratuits dans les éléments de discours des journalistes musicaux rencontrés : touchant potentiellement une plus large audience encore que les journaux généralistes régionaux de Suisse romande, les gratuits semblent leur ajouter une pression supplémentaire pour la couverture de l’actualité musicale : «On a peur de rater quelque chose, de rater le trend du moment même si c’est rapide, et que cela ne vaut pas grand chose.» Dans cette logique de buzz médiatique relayé rapidement et de manière très factuelle par les médias gratuits, les journalistes musicaux romands pointent une nouvelle mission qui leur est assignée, celle de traiter et de couvrir des sujets qui sont dans l’air du temps, qui ne sont pas forcément nouveaux mais qui concernent une partie plus large de la population : le fait de parler purement de musique ou d’un seul groupe, d’une perle rare à découvrir n’est plus prioritaire. L’extrait qui suit nous semble résumer les propos de la majorité des interviewés sur ce point : «Le mainstream s’impose de plus en plus dans les médias. C’est dans l’air du temps, et un journaliste musical qui fait bien son travail, il doit le sentir aussi qu’il y a des choses qu’il ne peut plus passer à côté. Des choses qu’il aurait pu il y a dix ans dire ‘ça n’a aucun intérêt artistique’. Aujourd’hui on ne peut plus faire ce travail là. […] Quand il y a une Conchita Wurst35 par exemple, qui sort quelque chose, qui fait l’Eurovision, un critique musical aurait pu dire il y a dix ans… ‘oui mais bon, c’est un fait sociétal, ça ne m’intéresse pas, cela n’a aucun intérêt musical, passons’ et ils passaient dessus, quitte à ce qu’un autre journaliste quelconque de la rédaction traite le phénomène dans un papier plus sociétal, le traite autrement. Aujourd’hui je crois que le journaliste musical ne peut plus dire ça. Quelqu’un qui est dans la musique aujourd’hui doit traiter ça.»
Traiter d’un phénomène social lié à la musique, d’une dimension peut-‐être plus « people » et plus reliée aux acteurs de la musique (chanteurs, musiciens, …) qu’à la musique elle-‐ 35
Conchita Wurst est un chanteur autrichien qui a remporté le concours de l’Eurovision en mai 2014. Son cas est exemplaire en ce qu’il montre bien la frontière très floue entre musique et phénomène social (people) qu’un journaliste musical se doit de traiter au quotidien, un second exemple avec Booba sera présenté dans la section 3.2.3.2 de cette partie, http://www.lemonde.fr/culture/article/2014/05/11/six-‐choses-‐a-‐savoir-‐sur-‐ conchita-‐wurst-‐la-‐drag-‐queen-‐qui-‐a-‐remporte-‐l-‐eurovision_4414784_3246.html.
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même et son essence : les répondants admettent devoir répondre à une autre mission, une nouvelle mission que celle de critique seul, et bien retrouver davantage une forme de journalisme, ouvert sur l’explication d’un phénomène, d’un buzz, d’un fait divers et être de plus en plus rapide à les appréhender, les rechercher et les traiter.
Malgré les difficultés, les nouvelles complexités que les journalistes musicaux romands perçoivent et soulignent dans leur pratique quotidienne, les interviewés – et nos entretiens les y poussaient – ont réfléchi s’il était possible ou non de retrouver cette légitimité perdue. Ils ont cherché de quelle manière la reconstruire et revaloriser leur statut de journalistes musicaux en Suisse romande et enfin comment s’adapter à ces changements, aux effets des développements technologiques, du web 2.0 et des transformations de la presse écrite discutés dans ce travail. La prochaine section de ce mémoire en témoigne.
3.2.3 Des perspectives de la profession en demi-‐teinte Les pistes d’avenir, les perspectives pour la profession de journaliste musical en Suisse romande que l’on présente et que l’on examine dans ce dernier sous-‐chapitre reflètent les idées et réflexions exprimées par les interviewés, sélectionnées selon l’occurrence à laquelle elles étaient évoquées dans les huit entretiens pour valoriser la pensée du plus grand nombre.
En Suisse romande, de par le fait que les journalistes spécialisés en musique
travaillent dans des médias généralistes, et comme il a été présenté au début de cette analyse, que le statut de journaliste musical stricto sensu leur est seulement conféré à une certaine période de l’année, les interviewés estiment dans un premier temps que l’avenir du journaliste musical et de surcroît spécialisé dans les musiques actuelles en presse écrite est plus qu’incertain : le journaliste musical « doit être polyvalent » au sein de sa rubrique, car de fait, «les journaux ne peuvent plus se payer un journaliste musical, un journaliste cinématographique, un journaliste littéraire…». Ils soulignent une forme de décloisonnement, de "déspécialisation" qui leur est demandée pour rester pertinents, utiles dans une rédaction. Dans un second temps, et malgré cet appauvrissement de leur statut de spécialiste en musiques actuelles, les journalistes interrogés, esquissent quand même des solutions sur le court terme qui permettraient déjà de réaffirmer le travail de journaliste musical dans les titres romands. Les voici :
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3.2.3.1 Un service de proximité à renforcer La première piste d’avenir que tous les journalistes interrogés ont évoquée se concentre sur un critère local, de proximité, à exploiter davantage dans le choix des artistes à chroniquer : ils affirment ainsi que «si la presse romande ne parle pas des artistes romands, qui va en parler?». Utilisant d’abord le critère de « petitesse » de la Suisse romande comme un désavantage, une faiblesse pour les journalistes romands dans leur pouvoir de consacrer des artistes au-‐delà des frontières helvétiques, ce même-‐argument se mue alors dans un second temps en atout qui permettrait de valoriser le statut de journaliste musical qui évolue dans un journal régional ou romand généraliste et de renforcer son rôle dans une logique de service rendu à la population qui le lit (Witschge (2013) évoque une valeur de « service public » souvent revendiquée par les journalistes). L’un des interlocuteurs l’affirme : «un journaliste musical doit être attentif à ce qu’il se passe ici. Tout le monde peut lire les Inrockuptibles, peut lire Next de Libération, Mojo, Le Monde, par contre tous ces journaux ne parleront jamais du petit groupe de Genève, d’Yverdon et c’est là que nous avons un rôle à jouer.» Le journaliste musical endosserait alors un rôle de passeur, qui prendrait justement le contre-‐pied du web 2.0 pour se démarquer des autres médias et de ce que la population connaît déjà en se souciant de l’actualité "plus locale" : «Il y a dix ans, j’aurais pu recevoir le disque de Pharrell, l’écouter et dire aux gens "vous allez adorer", aujourd’hui je reçois le disque de Pharrell, les gens l’ont déjà écouté vingt-‐sept fois. Le seul moyen de se démarquer aujourd’hui c’est de couvrir surtout ce qui se fait ici plus qu’ailleurs, parce qu’ailleurs c’est couvert et les gens y ont accès.» Le journaliste musical se servirait alors du web 2.0 premièrement pour proposer ce qui ne s’y trouve pas. La lecture et l’examen des différents entretiens en démontre un deuxième usage : celui de se servir du web 2.0 pour faire état de ce qui fait parler la population, de ce qui se partage sur les réseaux sociaux. Le journaliste musical pourrait non seulement se saisir de ce phénomène mais surtout le contextualiser avec des apports du monde musical :
3.2.3.2 Parler de musique autrement La victoire de Conchita Wurst au concours de l’Eurovision avait été prise en exemple dans la section précédente pour montrer que les journalistes musicaux spécialisés en musiques actuelles se devaient également, dans leur pratique quotidienne, de traiter de sujets liés à la société plus que de musique pure ou de seulement chroniquer des concerts ou des disques. 41
Un second exemple, qui illustre cette fois-‐ci ce qui se fait déjà par certains journalistes musicaux en Suisse romande, est celui d’une affaire entre deux rappeurs français que la rubrique culturelle du 24Heures avait traitée et que l’un des journalistes interrogés a cité en entretien.36 Plus que de simplement relater la bagarre qui s’est déroulée entre les deux rappeurs, le journaliste lui a relié ce qui aurait pu être traité comme un fait divers seul : le principe de «battle» (ou bataille) dans le rap ; et ainsi parler de musique et d’un sujet concernant pour les lecteurs : «Le rap c’est ça à la base, c’est rapper, c’est des battles, de la provocation mais confinée au monde du rap, et là ça en sort, il fallait le raconter. Et je pense que c’est ce que le journalisme culturel a de bien maintenant, c’est de faire un sujet qui parle de musique et qui en même temps fait apprendre des choses aux gens qui le lisent, parce qu’il y a encore des gens qui ne connaissent pas le principe de battle dans le rap donc ça peut être intéressant, cela raconte un fait divers et nous permet d’être dans l’actu.»
Le journaliste musical cité ci-‐dessus semble mettre en avant le caractère presque
pédagogique de son travail, dans le traitement de sujets qui «parl[ent] de musique mais qui en même temps f[ont] apprendre des choses aux gens». Plusieurs journalistes musicaux romands interviewés ont également souligné cette importance de contenu qui peut leur permettre de «parler beaucoup de musique, mais plus comme avant» et ainsi rasseoir leur place dans un média généraliste : parler d’un artiste qui touche plusieurs générations de lecteurs 37 , ou choisir un angle économique, touristique lié à la musique qui puisse «intéresser et atteindre toujours une plus large audience», «comme traiter du marché noir lors d’un festival, du téléchargement pirate, de Youtube, des cachets des artistes qui prennent l’ascenseur» doit être aujourd’hui saisi par le journaliste musical romand «et si les chroniqueurs musicaux ne les prennent pas en main [ces sujets], quelqu’un d’autre le fera». Cette dernière citation appuie davantage encore la nécessité pour le journaliste musical de redéfinir son utilité, sa nécessité dans son média pour lui ouvrir des perspectives d’avenir en ce qui concerne le marché suisse romand, s’il veut toujours endosser son rôle de spécialiste, son rôle de critique notamment.
36
Pour une vision plus claire de cette forme de nouveau traitement de phénomènes liés à la musique, l’article en question se trouve en annexe II de ce mémoire.
37
Plusieurs journalistes musicaux romands ont évoqué le cas du chanteur belge Stromae comme artiste « transgénérationnel » de cette année pour le lectorat de Suisse romande.
42
3.2.3.3 Construire une nouvelle forme de critique La question de la critique reste ambiguë dans les discours des journalistes musicaux interrogés : ils portent tous d’une part une attention particulière à la valeur de la critique dans leur pratique et leur rôle de journaliste spécialisé mais rappellent d’autre part et à maintes reprises que «les rédactions veulent moins d’avis maintenant». Malgré cette ambiguïté, l’analyse de leur discours soulève que les journalistes réfléchissent à une nouvelle forme de critique qui peut s’avérer convaincante et adaptée aux demandes de la presse écrite : Les interviewés émettent premièrement l’idée d’une critique qui ne porte que sur un titre d’un album et non sur une œuvre musicale complète. Ils rejoignent alors le constat exprimé par McLeese (2010) et présenté dans la première partie de cette recherche : la manière de consommer la musique, renforcée par le partage de morceaux via le web 2.0 et l’écoute en streaming, étant dirigée vers une logique de ‘single’, le journaliste a tout à gagner en s’adaptant à ce comportement d’écoute pour attirer le lecteur; Ils suggèrent deuxièmement que la critique pourrait «accorder beaucoup plus d’attention à l’image» en s’appuyant sur la production vidéo attachée au morceau chroniqué par exemple (le clip). Une troisième piste envisagée par les répondants, que nous pensons toutefois dépendante de la ligne éditoriale du quotidien ou de l’hebdomadaire, est celle de revenir à une forme de critique «plus personnelle, plus impertinente, plus rock’n’roll.» Les journalistes musicaux romands estiment qu’un avis plus tranché, plus assumé renforcerait leur présence et le suivi de leurs lecteurs : il est peut-‐être une volonté de revenir à une forme de critique à laquelle le lecteur s’identifie, de revendiquer un retour à l’importance du ‘je’ et de l’opinion prônée et appréciée dans les années 1970 à 1990 (voir Forde, 2009 et la section 2.1.2.2 de ce travail).
3.2.3.4 Du journalisme musical à la radio Les différentes pistes présentées dans cette section, comme toutes les pistes de réponses discutées et établies dans ce travail de recherche concernent la redéfinition du journaliste musical pour sa réaffirmation en presse écrite. Or, et cela a été soulevé plusieurs fois en entretien : et si le journalisme musical faisait plus sens sur un média comme la radio ? Le média radio semble répondre, pour la majorité des journalistes interrogés, à une perspective d’avenir moins incertaine que pour la presse écrite. Invités à participer à l’émission culturelle 43
Vertigo38 à la Radio Télévision Suisse, plusieurs d’entre eux ont évoqué un moyen plus concret d’y formuler une critique musicale. L’un d’eux note que «la radio jouit d’un atout qui a une valeur incroyable, c’est que l’on peut illustrer les propos. ‘Tititata, un moment j’ai parlé des Black Keys, j’ai pu dire les Black Keys c’était ça, tac on donne un signal, un extrait des Blacks Keys qui passe, c’est génial, et aujourd’hui c’est ça, pam. Et là-‐dessus on construit un propos, mais le propos peut être illustré à tout moment.» Offrant au journaliste une possibilité directe d’associer un avis, un élément d’analyse d’un morceau à son écoute et son illustration sonore, la radio serait-‐elle la solution, le média d’avenir pour un journaliste musical en Suisse romande? En l’évoquant, les journalistes musicaux sollicités indiquent en tout cas ne pas y être totalement indifférents. Dans cette deuxième partie de recherche, présentant l’examen des extraits porteurs de sens des différents entretiens réalisés, plusieurs conséquences directement et indirectement liées au développement du web 2.0 et aux transformations de la presse écrite sur la légitimité des journalistes musicaux ont été dégagées, pour la Suisse romande spécifiquement. Des conséquences qui semblent concourir, selon les journalistes romands et notre analyse, à la reconnaissance en baisse de leur statut et de leur importance dans les titres de presse et dès lors, à une redéfinition de leurs rôles. Des spécificités propres à la région de la Suisse romande ont d’abord été révélées, comme la considération spéciale accordée aux journalistes musicaux de Suisse romande lors de festivals de musique, ou encore l’importance des médias généralistes et non spécialistes concernant les musiques actuelles en Suisse romande : leur cible « tout public » pousse les journalistes musicaux dans leur pratique journalistique, entre autres, à traiter différemment de l’actualité musicale, et ce avec un lien plus lié à des phénomènes de société, ainsi qu’à privilégier un traitement de tous les genres de musiques actuelles.
Nous avons décidé de dresser enfin les perspectives ou solutions évoquées par les
interlocuteurs rencontrés pour montrer que bien qu’ils constatent une fragilisation de leur légitimité au sein de leur titre, ils ne s’enferment pas dans une «rhétorique de crise» telle que formulée par Le Cam, Pereira & Ruellan (2014) et commencent déjà à la dépasser. Nous n’avons en effet relevé aucune crainte manifeste des journalistes musicaux romands face au 38
L’émission quotidienne Vertigo propose notamment un « débat musique » tous les vendredis en présence de journalistes musicaux de la région, http://www.rts.ch/la-‐1ere/programmes/vertigo.
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web 2.0 et aux amateurs qui offrent également leur opinion musicale au travers de blogs.39 Ils essaient au contraire de prendre acte de ce qu’il s’y passe (partages de morceaux d’artistes, discussions, buzz) et de proposer ainsi un contenu différent à leurs lecteurs de presse écrite et peut-‐être plus concernant pour leur rédaction en chef qui décide ou non de l’intérêt d’un papier dans sa rubrique par rapport aux autres genres culturels à y décliner. En second lieu, nous avons fait le choix d’esquisser ces pistes de réflexion dans cette partie pour terminer la discussion articulée tout au long de ce mémoire, non sur le seul constat argumenté que la légitimité des journalistes musicaux est fragilisée, et en Suisse romande plus particulièrement. Mais nous avons voulu nuancer ce sombre tableau par quelques suggestions qui, nous l’espérons, pourront peut-‐être servir de tremplin pour une recherche portée sur une légitimité réaffirmée des journalistes musicaux en presse écrite.
39
En Suisse romande, à part le fanzine musical romand Daily Rock dédié seulement au genre musical rock, seul le blog du journaliste musical romand Christophe Schenk www.bonpourlesoreilles.net ainsi qu’un site tenu par des mélomanes www.lemurduson.ch ont été cités, et les journalistes interrogés ont souligné leur caractère complémentaire plus que concurrent par rapport à leur travail dans un média généraliste.
45
4 Conclusion La recherche menée pour l’élaboration et la rédaction du présent mémoire de fin de master en journalisme n’a pas été une tâche aisée, mais je ne déplore aucunement les difficultés rencontrées au cours de ces mois de réflexion et d’étude ; d’une part parce que chaque étudiant en fin de cursus universitaire doit sûrement traverser cette même étape et d’autre part pour les multiples apports et éléments de connaissance qu’un tel travail a pu me permettre de recevoir, d’acquérir et que j’espère avoir su présenter d’une manière intelligente, pertinente et surtout intéressante dans les dizaines de pages qui précèdent cette conclusion. Rappelons la question principale de recherche qui a guidé toute la discussion de ce mémoire :
En quoi la légitimité du journaliste musical est-‐elle fragilisée par la prise d’importance du web 2.0 ainsi que par les transformations et restructurations récentes de la presse écrite?
Plusieurs étapes essentielles de réflexion ont été franchies et présentées avec l’intention de répondre à cette question et aux sous-‐questions de recherche de manière claire et avec une rigueur académique. Il a été tout d’abord exposé, avec une vision diachronique et au travers des sources secondaires, comment le journaliste musical a gagné en légitimité dans la presse écrite avant les années 2000, et défini ensuite quels étaient les rôles que la presse et ses publics lui assignaient, légitimant ainsi sa présence dans les titres de presse généraliste. Ces premières pistes dégagées, les enjeux du web 2.0 et des transformations-‐restructurations récentes de la presse écrite ont été discutées, toujours à la lumière de la sélection d’éléments pertinents de la littérature afin d’appuyer l’angle d’argumentation choisi : il a été montré dans un premier temps que le web 2.0 et les nouvelles technologies qui lui sont associées fragilisent la légitimité du journaliste musical par la nouvelle consommation de la musique qu’ils permettent. Le citoyen dispose de nouvelles armes pour s’informer de l’actualité musicale, pour l’écoute de nouvelles sorties et pour s’en faire un avis propre sans l’intermédiaire du journaliste critique ou prescripteur. Il a été discuté dans un second temps de quelle manière la crise traversée par la presse écrite fragilise plus encore cette légitimité du journaliste musical, d’une part par les choix que les entreprises de presse ont opéré par mesures économiques, et d’autre part par le souci des rédactions de répondre toujours plus
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aux attentes et besoins de leur lectorat, poussant le journaliste musical à se redéfinir, ainsi que le ou les rôle(s) qu’il peut et doit aujourd’hui endosser pour ses lecteurs.
Ces premières réponses ont été complétées et démontrées, je l’espère, plus
concrètement dans la seconde partie de ce mémoire. Par l’analyse des entretiens réalisés entre les mois d’avril et mai 2014 auprès de journalistes musicaux romands, le cas spécifique de la Suisse romande a été étudié, dans l’optique de comprendre et examiner plus fortement la fragilisation du statut de journaliste musical, mais aussi de sa légitimité dans la pratique du métier au quotidien. En premier lieu, il a été démontré qu’une relation de cause à effet s’opère entre les nouveaux comportements des consommateurs, mélomanes ou lecteurs enclenchés par le web 2.0 dans le domaine de la musique, et les décisions des rédactions de presse écrite et de l’industrie musicale envers les journalistes musicaux. Mais bien que les spécialistes romands perçoivent toujours plus de barrières physiques (accès et ressources) à assumer leurs rôles symboliques, ceux de prescripteur et de critique dans leur pratique quotidienne, il a été appuyé dans un second temps qu’ils acceptaient les nouvelles attentes des directeurs de presse, liées aux changement constant de la société en matière de consommation. Si le journaliste musical romand veut regagner en légitimité, il doit envisager un traitement plus transversal de la musique et d’événements musicaux que la présentation d’artistes, d’interview ou l’expression de critiques de chansons et encore moins d’albums, cela permettant de toucher la plus large audience possible.
Enfin, et cette volonté s’est traduite dans les dernières pages de ce travail, si le web
2.0 et les transformations de la presse écrite affectent la légitimité des journalistes musicaux, et des journalistes musicaux romands particulièrement, elle n’en supprime, selon notre analyse, pas la nécessité, toujours revendiquée des journalistes musicaux, pour parler de musique : la musique nous entoure, que ce soit dans la rue, à la télévision et dans les films. Le journaliste musical pourrait rendre compte de l’usage de la musique et des musiques actuelles qui est faite par le marketing par exemple, dans les publicités. Ou encore pourquoi ne pourrait-‐il pas alors rédiger des chroniques de documentaires musicaux? Décloisonner ses compétences et connaissances musicales pour l’analyse des bandes originales de films faisant l’usage de musiques actuelles? Les pistes de réflexion me semblent multiples pour prospecter comment le journaliste musical peut encore regagner et revaloriser sa légitimité, et comme le résume Simon Reynolds en exergue de ce mémoire, « en prenant du recul » et en apportant aujourd’hui une autre perspective sur la musique à ses lecteurs. 47
Limites et difficultés
Ce mémoire présente les résultats d’une recherche effectuée sur plusieurs mois avec un souci et une ambition de répondre à la problématique définie de manière non pas exhaustive mais la plus complète, précise et claire possible dans un espace limité (cinquante pages maximum). Il me semble important d’en exposer peut-‐être quelques limites et difficultés de démarche qui profiteront sûrement à un ou une étudiant(e) qui aimerait explorer un sujet similaire : premièrement, la discussion menée dans ce travail prenait appui sur les perceptions des journalistes. Une étude de réception axée alors sur l’intérêt exprimé par les lecteurs-‐consommateurs au travail des journalistes musicaux serait intéressante pour noter ou non d’un décalage avec les sentiments exprimés par nos interlocuteurs. La discussion portait deuxièmement sur l’influence du web 2.0 sur les journalistes musicaux de presse écrite spécifiquement, une étude sur son influence sur les autres médias pourrait donc être également pertinente. Enfin, et c’est plus une difficulté qu’une limite que j’évoquerai : il a été, tout au long du processus d’entretien mais aussi d’écriture de ce mémoire, délicat mais non moins intéressant de retrouver et appliquer seul un regard, une posture de chercheur et non de journaliste, développé durant le cursus de master en journalisme de Neuchâtel, pour apporter de nouveaux éléments à la recherche en Journalism Studies.
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6 Annexes Annexe I : exemples de « la chanson à télécharger », L’Hebdo ...................................... p.1
Annexe II : traitement de l’affaire Booba, 24Heures ....................................................... p.2
Annexe III : guide d’entretien(s) ...................................................................................... p.3
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Annexe I : « la chanson à télécharger »
L’Hebdo (2014, 17 juillet). p.63.
L’Hebdo (2014, 19 juin). p.70.
1
Annexe II : traitement de l’affaire Booba, 24 Heures 21
24heures | Mercredi 23 avril 2014
Culture&Société Rap
Violent A gauche, le parrain, poids lourd de la scène rap française: Booba (37 ans). A droite, son challenger, Rohff (36 ans). MAXPPP
Quand la tchatche cogne très fort La guerre des mots entre Booba et Rohff a laissé lundi un jeune homme dans un état grave, massacré par un commando dans la boutique parisienne du premier. Retour sur un marketing de l’outrance François Barras
«I
l est où le gangster qui règle pas ses comptes sur le net? Trouves moi à Paname sale pédale!» Message (faute de grammaire comprise) bien reçu. Lundi, au lendemain de cette invite de Booba (37 ans) à Rohff (26 ans), son challenger dans la catégorie poids lourds du rap français, une équipée sauvage a fait irruption dans la boutique de vêtements Ünkut ouverte par Booba dans les quartiers des Halles, à Paris. Usant d’une «méthode de commando», selon un policier, la troupe a passé à tabac un vendeur de 19 ans, plongé dans un coma dont il n’est sorti qu’hier. Parmi les assaillants, un témoin a reconnu Rohff, qui s’est présenté dans un commissariat durant la nuit, accompagné de son avocat. Le rappeur de Vitry-sur-Seine a été placé en garde à vue. Le fait divers sonne peut-être la fin de la récré dans la guerre des mots entre les
coqs du rap parisien. Depuis bientôt deux ans, ils s’invectivent avec plus ou moins d’inspiration. Leurs terrains de bataille: médias traditionnels, réseaux sociaux ou leurs propres morceaux. Fin 2012, Rohff a allumé la mèche en traitant Booba de «zoulette» (une fillette dans le milieu hiphop) au micro de Skyrock, radio autoproclamée «numéro un sur le rap», dont les audiences se régalent de ces «clashs». Quelques jours plus tard, le colosse au surnom d’ourson (1,5 million d’albums vendus) a rétorqué par un rap sarcastique, Wesh Morray («Tu prends tes cliques/tu niques ta mère/Tu fermes ta gueule, tu dis d’la merde/On s’en bat les couilles, rien qu’tu tonnes-mi»), que Rohff a contré avec Wesh Zoulette («J’ai repris ton son/je l’ai customisé/Puisque t’ouvre tes fesses qui n’est pas tenté de t’sodomiser?»)… «C’est parti de là», rembobine Pierre Siankowski, grand reporter aux Inrockuptibles et animateur sur Le Mouv’. «Je ne pense pas que c’était un clash artificiel,
mais c’était assez soft. C’est devenu toujours plus violent à mesure que le combat des chiffres a tourné en faveur de Booba. Sans doute par frustration, Rohff a franchi un palier qui va le desservir. Cela dit, des rappeurs qui se chauffent, ça a toujours existé: NTM et IAM s’étaient foutus sur la gueule dans les loges de Canal+.»
«Trouves moi [sic] à Paname sale pédale!» Booba, en réponse à Rohff, dimanche sur Instagram
Roi français d’un hip-hop aux ventes bien loin des années 1990 mais à l’impact social immense – «Il invente le langage des jeunes», ose Pierre Siankowski –, Booba affronte la meute de ses outsiders (Rohff, La Fouine, Kaaris), chacun usant de la même stratégie verbale pour
«clasher» l’autre et faire «buzzer» les réseaux sociaux. «On apprécie tous, du moment que ça reste inspiré», analyse Adrien Pantanella, 26 ans, animateur à Paris du blog www.chronic2k11.com, branché cultures urbaines. «A la longue, ça crée des clans sur le net, mais ça ne se retrouve pas en concert. Je suis allé voir Kaaris récemment, c’était bon enfant.»
Rap destructeur Depuis quinze ans à la barre de Dowtown Boogie, sur Couleur 3, Jiggy Jones développe: «La battle (bataille) a toujours existé dans le rap, mais au micro, et si possible sur scène. Avec cette attaque physique, on est en présence d’un truc de banlieusard, une logique de rue qui fait évidemment partie du rap, mais dont la violence n’est pas la nature. Et puis, au contraire d’autres villes françaises, le rap parisien a toujours été destructeur.» Son des banlieues pauvres né dans le Bronx au début des années 1970, le hiphop a toujours oscillé entre deux ver-
sants, l’un critique et dénonciateur de la misère sociale, l’autre hédoniste et matérialiste, vantant sans vergogne la réussite individuelle. Quitte à ce qu’elle s’acquière en marge des lois – le gangsta rap et son modèle d’«entrepreneur», le baron de la drogue Tony Montana, joué par Al Pacino dans Scarface. Booba, lui, s’est diversifié dans les vêtements (tout comme Stress en Suisse), mais l’image de mauvais garçon reste un fondamental de son business. Lui, comme Rohff, a tâté de la prison, chacun affectionne la boxe, l’un et l’autre affichent un machisme musclé. «Ils jouent le rap américain jusqu’au bout, regrette la rappeuse lausannoise La Gale. Et ils en rajoutent, sachant que Facebook et autres décuplent l’info et gonflent les chiffres. La polémique profite à tout le monde.» Sauf au vendeur du magasin Ünkut, victime collatérale de la guerre des chefs. Hier, Booba a présenté ses excuses. Sans préciser à qui elles s’adressaient.
En deux mots… Le trafic de faux tableaux d’art moderne rapportait gros N.B. Le n om de l’auteur d e cet article a volontairement été caché pour garder une cohérence dans la
démarche d’anonymisation d es entretiens et des journalistes interrogés. Beaux-arts frères, Jesus Angel et José Carlos pour un total de 33 millions de déposée par un milliardaire de Deux frères espagnols et un faussaire chinois ont été interpellés dans le cadre d’une arnaque qui a duré quatorze ans et à laquelle sont mêlés deux Suisses. Butin: 33 millions de dollars
Après la mise en cause de deux Suisses au début du mois, trois hommes ont été inculpés lundi à New York dans le cadre d’un trafic de faux tableaux attribués notamment aux peintres Mark Rothko et Jackson Pollock. Celui-ci leur a rapporté 33 millions de dollars en quatorze ans.
Preet Bharara. Il s’agit de deux
benkorn ou Robert Motherwell –
œuvres d’art, après une plainte
Bergantinos Diaz de Lugo. La troisième personne est un peintre faussaire chinois, Pei Shen Qian, qui serait reparti en Chine. Les deux frères sont notamment inculpés de fraude électronique et de blanchiment. Pei Shen Qian est par ailleurs accusé de complot de fraude électronique et de fausses déclarations. José Carlos Bergantinos Diaz se présentait comme un marchand d’art. Avec la complicité d’une femme, qui a déjà plaidé coupable, il a vendu entre 1994 et 2009 à deux galeries de New York une soixantaine de toiles présentées
dollars. De fait, ces toiles étaient peintes par le Chinois. Les deux frères et la femme avaient également inventé une provenance rocambolesque pour ces faux afin de tromper les acheteurs. José Carlos achetait aussi pour Pei Shen Qian de vieux tableaux datant de l’époque supposée des copies. Au départ, il le payait quelques centaines de dollars par production. Ayant découvert le prix d’un de ses faux dans une galerie, il avait ensuite exigé d’être augmenté. Dès lors, il a été payé plusieurs milliers de dollars pièce. Les galeries ont elles aussi tiré
Las Vegas, Frank Fertitta. Celui-ci avait acheté pour 7,2 millions de dollars un faux attribué à Mark Rothko en avril 2008. L’enquête révèle un curateur du Kunsthaus de Zurich et un marchant d’art suisse. Le premier avait été payé 30 000 dollars par la galerie vendeuse pour recommander l’œuvre. Selon l’énoncé de la plainte, que l’agence ATS s’est procurée, l’expert savait que de nombreux éléments matériels mettaient en doute l’authenticité de l’œuvre. Au sujet du marchand suisse, la partie plaignante lui reproche d’avoir représenté un
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Retour de Tigre et dragon Cinéma Après Le seigneur des anneaux et Le Hobbit, la NouvelleZélande va accueillir le tournage du «prequel» de Tigre et dragon, un des plus grands succès du cinéma asiatique. The Green Destiny racontera des faits antérieurs à l’histoire dépeinte par Ang Lee. Il sera réalisé par le cinéaste chinois Yuen Woo Ping, chorégraphe des nombreuses scènes de combat du film original. ATS/24
Baisser de rideau Concerts En guise de conclusion à leur saison, les Migros-Pour-centculturel-Classics se servent dans le haut du panier du classique: Valery Gergiev et son Orchestre du Théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg se
Annexe III : guide d’entretien(s)
Entretien avec x Journaliste musical – Nom du Média Mémoire de Master en journalisme Avril 2014 Objectifs de l’entretien pour mon mémoire de recherche: Comprendre les changements pour la profession durant ces dernières années face à la transformation et de la presse et de la consommation de l’information (due au web!)! les conséquences sur sa légitimité/importance/sa valorisation (vis-‐à-‐vis de la couverture des sujets musicaux dans la presse généraliste, face au web, son rôle pour le public…) et la transformation, évolution de sa pratique.
Guide d’entretien Question de lancement Comment êtes vous arrivé à faire du journalisme musical/devenir journaliste musical? 1/ Représentations du métier • Selon vous, quelle place/importance accorde t’on au journalisme/journaliste musical aujourd’hui (dans la presse généraliste et au sein de la profession elle-‐même) en Suisse romande?
o Quels changements au (nom du média), comment considère t’on la profession dans la hiérarchie (rédacteurs en chef, directeurs…)?
•
Quel est le rôle du journaliste musical envers son public selon vous? o Est-‐ce que les journalistes musicaux peuvent encore créer un phénomène musical ou révéler des phénomènes?
o Suivent-‐ils les phénomènes créés par les artistes eux-‐mêmes (sur le web par exemple) ou peuvent-‐ils encore être prescripteurs d’une tendance/d’une artiste à suivre?
o Est-‐ce que le journaliste musical porte aujourd’hui un rôle de guide de consommation?
3
•
Comment percevez-‐vous (expliquez-‐vous et parez-‐vous) à ces changements structurels (de la presse écrite) pour l’avenir de votre profession et de ses valeurs?
2/ Evolution de la pratique • Quelle évolution, quels changements avez-‐vous observé dans la pratique (quotidienne) de votre profession?
[Si pas relevés, relancer avec ces éléments :
o Collecte d’informations o Sujets musicaux o Choix de couverture face aux confrères internationaux ou face au web]
•
En quoi vous pensez-‐vous influencé par vos confrère français et/ou anglophones pour le choix des artistes à traiter (succès des artistes internationaux par exemple…)?
3/ Perspectives du métier • Pourquoi la couverture d’évènements musicaux / d’artistes (musique actuelle particulièrement) perd t’elle de l’importance/place dans la presse et dans les différents journaux de Suisse romande selon vous..? o Comment les journalistes musicaux peuvent gagner en autorité face aux consommateurs, comment peuvent (doivent)-‐ils se réinventer, selon eux?
o Est-‐ce que le journalisme musical plus en importance et en reconnaissance dans la presse spécialisée que dans la presse généraliste ou sur le web? Gagnerait-‐il même de l’importance grâce au web? [Ou sur un autre média ?]
o Enfin, quel avenir pour le journalisme musical selon vous? Aura-‐t-‐on encore besoin de journalistes musicaux dans… 10 ans?
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