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October 31, 2017 | Author: Anonymous | Category: N/A
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l'enfance dans l'oeuvre de Sylvie Germain Sacrificing Haifa ......

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Echos d’enfance : les territoires de l’enfance dans l’oeuvre de Sylvie Germain H´el`ene Chareyron

To cite this version: H´el`ene Chareyron. Echos d’enfance : les territoires de l’enfance dans l’oeuvre de Sylvie Germain. Litt´eratures. Universit´e de Bourgogne, 2013. Fran¸cais. .

HAL Id: tel-00871058 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00871058 Submitted on 8 Oct 2013

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

UNIVERSITƒ DE BOURGOGNE UFR Lettres et Philosophie

THéSE Pour obtenir le grade de Docteur de lÕUniversitŽ de Bourgogne Discipline : LittŽrature franaise Par HŽlne CHAREYRON Soutenue le 5 fŽvrier 2013

ƒCHOS DÕENFANCE Les territoires de lÕenfance dans lÕÏuvre de Sylvie Germain

Directeur de thse Monsieur le Professeur Jacques POIRIER

Jury

Madame BOBLET Marie-HŽlne, Professeur, UniversitŽ de Caen Basse-Normandie Monsieur GOULET Alain, Professeur ƒmŽrite de LÕUniversitŽ de Caen BasseNormandie, Expert Monsieur Jo‘l LOEHR, Ma”tre de ConfŽrences, H.D.R., UniversitŽ de Bourgogne Monsieur MORZEWSKI Christian, Professeur, UniversitŽ dÕArtois Monsieur POIRIER Jacques, Professeur, UniversitŽ de Bourgogne

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

Ë mon pre, disparu avant dÕavoir pu voir lÕaboutissement de ce travail. Le timbre de sa voix, la bontŽ de son regard se glissent souvent en filigrane dans les interlignes de ce texte.

Ë ma mre, ˆ lÕamour si fort et fŽcondant, qui dŽcida de rester parmi nous. Son insatiable curiositŽ portŽe ˆ la diversitŽ des spectacles du monde se faufile dans ces marges. Ë mes frres qui ont acceptŽ mes Žclipses Ë mes amis qui tolrent les ellipses Ë Anne, infiniment Ë Jules, indŽfectiblement

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

REMERCIEMENTS

Je souhaite exprimer ma trs profonde gratitude ˆ Monsieur le Professeur Jacques Poirier qui nÕa eu de cesse de me tŽmoigner sa confiance malgrŽ mes conditions de travail des plus alŽatoires. Les pages qui suivent puisent ˆ son indulgente et patiente comprŽhension.

Je suis particulirement reconnaissante ˆ madame et messieurs les membres du jury qui ont acceptŽ de lire ce travail pour me faire bŽnŽficier de leurs remarques et remises en question afin de mÕaider ˆ progresser dans lÕexploration de ce nouveau paysage qui se prŽsente ˆ moi.

Je remercie Malou, Marc et Catherine qui ont eu la bontŽ dÕamŽnager leur rare et prŽcieux temps pour une relecture attentive.

Ce travail doit, plus que je ne puis lՎcrire, au soutien dÕAnne avec qui jÕai pu partager mes rŽflexions et mes lubies. Nonobstant mes doutes rŽcurrents, elle mÕa toujours encouragŽe et fait part de ses commentaires qui mÕont ŽvitŽ bien des bŽvues.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

TABLE DES ABRƒVIATIONS

Les rŽfŽrences aux Ïuvres de Sylvie Germain sont indiquŽes soit sous leur seul titre dans le fil du texte et des notes, soit par un des sigles suivants aprs une citation, suivi de la pagination :

AL : Ateliers de lumire : Piero della Francesca, Johannes Vermeer, Georges de La Tour, Paris, DesclŽe de Brouwer, 2004. AV : LÕAveu, La Bartavelle, n¡3, octobre 1995. Notons que nous nous sommes rŽfŽrŽ ˆ la consultation de la nouvelle sur les sites internet http://pppculture.free.fr/germain1.html. Aussi, la pagination correspondelle ˆ la correspondance des pages photocopiŽes en format A4.

BR : Bohuslav Reynek ˆ Petrkov : un nomade en sa demeure, Saint Cyr-surLoire, Christian Pirot, coll. Maison dՎcrivain, 1998. C:

CŽphalophores, Paris, Gallimard, coll. LÕun et lÕautre, 1997.

Ch : Le Chineur de merveilles, Nouvelle, Paris, Gallimard Jeunesse, 1996 CI : Couleurs de lÕInvisible, Neuilly-sur-Seine, Al Manar, coll. MŽditerranŽes, 2002. CM : Chanson des mal-aimants, Paris, Gallimard, 2002, (coll. Folio n¡4004, 2004). CP : CŽlŽbration de la paternitŽ. Regards sur saint Joseph, en collaboration avec ƒliane Gondinet-Wallstein, Paris, Albin Michel, coll. CŽlŽbrations, 2001. CV : Cracovie ˆ vol dÕoiseaux, Monaco, ƒditions du rocher, coll. La fantaisie du voyageur, 2000. EH : Etty Hillesum, Paris, Pygmalion, coll. Chemin dՎternitŽ, 1999. EM : LÕEnfant MŽduse, Paris, Gallimard, 1991, (coll. Folio n¡2510, 1993). EP : LÕEncre du poulpe, Paris, Gallimard, coll. Page blanche, 1998. Ec : Les ƒchos du silence, Paris, DesclŽe de Brouwer, coll. LittŽrature ouverte, 1996. ES : ƒclats de sel, Paris, Gallimard, 1996, (coll. Folio n¡3016, 1997). GT : Grande Nuit de Toussaint, Cognac, Le Temps quÕil Fait, 2000. HC : Hors champ, Paris, Albin Michel, 2009. Htr : LÕH™tel des Trois Roses, nouvelle, Paris, Autrement, coll. Mutations, 1994. Im : ImmensitŽs, Paris, Gallimard, 1993, (coll. Folio n¡2766, 1995). In :

LÕInaperu, Paris, Albin Michel, 2008.

JC : Jours de colre, Paris, Gallimard, 1989, (coll. Folio n¡2316, 1991).

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

Ka : Ç KalŽidoscope ou notules en marge du pre È, Voies de pres, voix de filles, Adine Sagalyn (Žd.), Paris, Maren Sell & Cie, 1988. LN : Le Livre des Nuits, Paris, Gallimard, 1985, (coll. Folio n¡1806, 1987). M:

Magnus, Paris, Albin Michel, 2005.

MV : Le monde sans vous, Paris, Albin Michel, 2011. MP : Mourir un peu, Paris, DesclŽe de Brouwer, coll. LittŽrature ouverte, 2000. NA : Nuit-dÕAmbre, Paris, Gallimard, 1987, (coll. Folio n¡2073, 1989). OM : OpŽra muet, Paris, Maren Sell, 1989, (Gallimard, coll. Folio n¡2248, 1991). P:

Les Personnages, Paris, Gallimard, coll. LÕun et lÕautre, 2004.

PP : La Pleurante des rues de Prague, Paris, Gallimard, coll. LÕun et lÕautre, 1992, (coll. Folio n¡2590, 1994). PV : Perspectives sur le visage. Trans-gression, dŽ-crŽation, trans-figuration, thse dactylographiŽe, 1981. PS : Patience et songe de lumire, Charenton, Flohic, coll. MusŽes secrets, 1993. QA : Quatre actes de prŽsence, Paris, DesclŽe de Brouwer, 2011. RV : Rendez-vous nomades, Paris, Albin Michel, 2012. ST : Songes du temps Paris, DesclŽe de Brouwer, coll. LittŽrature ouverte, 2003. TM : Tobie des marais, Paris, Gallimard, 1998, (coll. Folio n¡3336, 2000). VC : Le Vent ne peut tre mis en cage, Bruxelles, Alice ƒditions, 2002.

Les reproductions sont extraites des Ïuvres suivantes : Couverture : Le Sacrifice dÕAbraham, dŽtail, huile sur toile par Andrea del Sarto, (1030x1383), 1527-1528. Michel-Ange, La CrŽation dÕAdam, dŽtail, fresque, Michel-Ange, (280cm x 570 cm), 1508-1512.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

SOMMAIRE

Lˆ o tout commence

I II III

7

La rencontre dÕune Ïuvre et ses effets

8

Ce qui se dit dÕune vie et dÕune Ïuvre ProblŽmatique MŽthodologie

11 20 26

Les berges maternelles

38

I II III

41 76 131

LÕarcha•que maternel Les affres de la maternitŽ Les vestiges dÕun territoire disparu

Les terres paternelles I II III

De bruits et de fureurs Les pres en leur Žclipse La parole des pres, du fracas au fin silence

192 233 285

Des frres et des sÏurs I II III

Avoir un frre, avoir une sÏur Le double et lÕautre en ce miroir Les devenirs de la relation fraternelle

333 383 423

Chemins de mŽmoires I II III

Surimpressions Les accidents de la mŽmoire Le lieu privilŽgiŽ de la fiction

467 521 564

Conclusion Ë LÕhorizon, La Rencontre

612

ƒpilogue Un voyage qui se termine

632

Table

634

Bibliographie Venir ˆ la suite

643

Index

744

6

CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

Introduction LË Oô TOUT COMMENCE

Les limbes sont notre orient. Ce lieu de silence, dÕabsence et dÕoubli dont nous venons est notre champ magnŽtique. J.-B. Pontalis, LÕEnfant des limbes, 1998

7

CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

La rencontre dÕune Ïuvre et ses effets

RŽdiger lÕintroduction de cette Žtude revient ˆ amŽnager et civiliser dans lÕaprs-coup, ce qui fut la dŽcouverte surprenante dÕhistoires pleines de silences et de fureurs, dÕombres et de lumires ;

ˆ reprendre les balises dÕun

cheminement quÕil fallut bien dŽgager pour se lancer ˆ la dŽcouverte dÕun paysage qui sÕouvrait sur un monde qui Ç est fable autant quÕHistoire, pome autant que cris, merveille autant que dŽsastre È1. Car, nous devons lÕavouer, cÕest par les chemins de traverse que sÕest opŽrŽe notre rencontre avec lÕÏuvre de Sylvie Germain, une approche peu orthodoxe pour une lecture qui ne laissait pas souponner ce vers quoi nous nous engagions alors. Ç Les Ïuvres dÕart sont dÕune infinie solitude ; rien nÕest pire que la critique pour les aborder. Seul lÕamour peut les saisir È, cette affirmation de Rilke, dans une de ses Lettres ˆ un jeune pote, est citŽe en exergue de lÕarticle que Sylvie Germain consacre ˆ la rŽtrospective Georges de La Tour au Grand Palais de Paris. Elle y engage le visiteur ˆ Ç porter un regard contemplatif soumis ˆ la lenteur du songe en clairobscur qui sÕy trame en silence È2. CÕest dans cet amour insolite que notre recherche prit racine. Un amour parfois vagabond, quelquefois volage, mais toujours fidle ˆ cette Žtincelle de la premire rencontre. Un amour qui, se creusant, sÕapprofondissant, ne se satisfait plus des mmes plaisirs, mais sait en reconna”tre la saveur. Certes, le travail universitaire ne peut se suffire de lÕamour, ni de lÕattente avec Ç humilitŽ et patience lÕheure de la naissance dÕune nouvelle clartŽ È3. Ainsi, la lecture buissonnire a peu ˆ peu rŽglŽ son pas sur le rythme et les exigences des grandes randonnŽes pour mener ˆ bien une 1

Sylvie GERMAIN, entretien avec Denise Le Dantec, Ç Entretien avec Sylvie Germain È, LՃcole des Lettres II, LXXXVI, 1, 15 septembre 1994, p.60. 2 Sylvie GERMAIN, Ç Solitudes de Madeleine È, LÕÎil, n¡489, 1997, p.80-91. 3 Ibid.

8

CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

recherche

dont

nous

savions

que

nous

ne

ressortirions

pas

indemne.

AssurŽment, la frŽquentation attentive dÕune Ïuvre et lՎcoute dÕune voix Žtrangre mettent Ç lՉme humaine en vibration È1. Le risque de la lecture est ˆ rapprocher du rapport de lÕaltŽritŽ qui nous met en prŽsence de la promesse dÕune parole ˆ inventer, nous rendant ˆ lՎtrangetŽ de nous-mmes. Lire Sylvie Germain, cÕest souvent faire une Žtrange expŽrience, Žprouver le sentiment, alors quÕon la dŽcouvre, de relire quelque chose de dŽjˆ connu, comme si ses phrases Žtaient nimbŽes de rŽminiscences. Il est possible que ce phŽnomne soit les consŽquences dÕune fivre contractŽe lors de la frŽquentation assidue des personnages qui sont Ç des virus, des virus ˆ haute teneur en folie et en sagacitŽ que lÕon chope selon la sensibilitŽ que lÕon a. È (HC, 188). Alors que pour lÕauteur, le lecteur est contraint de se saisir du Ç Qui va lˆ ? È [É] question initiale qui abruptement se pose, - sÕimpose, ˆ tout lecteur ouvrant un livre et sÕapprtant ˆ sÕaventurer dans les mŽandres dÕun texte È (C, 13), nous pouvons imaginer que le texte lui-mme serait en capacitŽ de lancer cette mme question ˆ qui sÕavance jusquՈ lui. La lectrice que nous sommes, Ç complice ambigu[‘] de lՎcrivain, capable dÕentrer autant en rŽsonance et connivence avec lÕimaginaire dÕun auteur quÕen discordance et allergie [É] È (P, 29), qui se prŽpare ˆ entrer dans une relation attentive ˆ lÕÏuvre, se sent obligŽe de rŽpondre ˆ cette injonction rhŽtorique. Lorsque Sylvie Germain Žvoque les raisons qui lÕon amenŽe ˆ Žcrire un essai sur Bohuslav Reynek, elle prŽcise : Ç Si notre choix sÕest portŽ sur cet auteur [É] cÕest parce que la force, la gr‰ce, qui Žmanent tant de son Ïuvre que de sa personne invitent ˆ sÕarrter sur son seuil. Il y a des dons quÕil serait dŽsolant de nŽgliger, des halos de lumire quÕil serait une carence de ne pas regarder, lorsquÕils se prŽsentent, fžt-ce de loin, sur

notre

chemin.

È

(BR,

16).

Nous

concernant,

lՎlection

de

lÕÏuvre

germanienne comme objet dՎtude tient sans doute au fait que nous avons trouvŽ, dans la crŽation dÕune pensŽe qui sÕexprime au travers des formes diverses, de quoi creuser lÕapproche comprŽhensive dÕune humanitŽ par la formulation de multiples interrogations que nous avions parfois bien du mal ˆ dŽfinir. Car, au fil de ses ouvrages, Sylvie Germain procde ˆ des reprises, comme si le questionnement et les Žlucidations de sens, jamais dŽfinitivement abouties, demandaient sans cesse de nouvelles perspectives dÕapproches pour se rŽvŽler plus intensŽment quՈ la premire lecture.

1

Vassily KANDINSKY, Du spirituel dans lÕart, Paris, Gallimard, Folio essai, 1993, p.112.

9

CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

Par ailleurs, nous pouvons ajouter quÕune Ïuvre aussi originale que celle de Sylvie Germain, dans ce quÕelle recle Ç dÕinexpliquŽ, de mystŽrieux, de fantastique et de merveilleux, tout en parlant bien de notre monde et de notre 1

Žpoque È , nous a confortŽe dans notre pratique professionnelle. En effet, amenŽe ˆ rencontrer des personnes rŽduites au silence par un traumatisme bloquŽ au fond de la gorge, ou par une violence qui ne permettait pas ˆ la 2

pensŽe de prendre le temps de se formuler autrement que par le geste , nous avons frŽquemment eu recours ˆ la fiction pour avancer ˆ leur c™tŽ. Bien souvent, cÕest par le dŽtour de lՎcriture ou de lÕhistoire contŽe quÕil fut possible de trouver, ou retrouver, une voix dans le langage dÕun autre, un Žcho de ses propres pensŽes dans les mots dÕun autre. AujourdÕhui encore, cÕest par le 3

dŽtour de la fiction que des professionnels qui prennent soin des enfants, ont pu dŽceler, dans des situations parfois complexes et dramatiques, ce quÕils ne pouvaient plus entendre ni voir, pour se hisser jusquՈ eux.

Ainsi est-il plus

facile de sÕapprocher de ce quÕils ont ˆ donner, ˆ ressentir et ˆ Žprouver, avant dÕavoir ˆ comprendre et ˆ raconter ˆ leur tour. Notre travail au quotidien dans le champ de la petite enfance nous questionne sur ce quÕil en est de cet accueil de celui qui ne parle pas, mais qui fait dire et rver tant de choses aux adultes qui lÕaccompagnent. Aussi, peut-tre fut-il question, en choisissant notre sujet, de donner la parole ˆ l'infans, ou de se souvenir de cet enfant que nous avons ŽtŽ. Poser lÕenfance comme interrogation ne fut pas simplement une dŽmarche nostalgique qui consisterait ˆ courir aprs celle qui ne cesse de sՎloigner, au fil des ans, dans sa panoplie lŽgendaire. En rŽflŽchissant aux problmes thŽoriques soulevŽs

par

notre

expŽrience

clinique,

et

en

constatant

que

nos

questionnements trouvaient illustrations ou rŽsonances dans lÕÏuvre de Sylvie Germain, nous avons pensŽ quÕil serait bon de poursuivre au cÏur de ses mondes sensibles et irrationnels car : toute Žcriture est rŽponse inachevŽe ˆ des questions posŽes par dÕautres, de mme que toute lecture est seconde Žcriture poursuivie blanc sur blanc dans la marge des livres. Comme le jour, la nuit, qui sÕenroulent lÕun ˆ lÕautre, se dŽroulent et sÕenfantent sans fin. (C, 27)

Loin

des images bordŽes des sucreries dÕun

innocence, LÕunivers de Sylvie Germain

4

temps dÕune hypothŽtique

sÕoffre aux variations et aux tonalitŽs

1

Alain GOULET, Ç PrŽsentation du colloque LÕInexpliquŽ dans lÕÏuvre de Sylvie Germain : mystre, fantastique, merveilleux È, organisŽ par lÕIMEC en partenariat avec lÕUniversitŽ de Caen BasseNormandie, Abbaye dÕArdenne, 18 et 19 octobre 2012. 2 Suivi individuel de personnes en situation de grande prŽcaritŽ, animation dÕateliers dՎcriture thŽrapeutique auprs de dŽtenus ˆ la Maison dÕArrt de LyonÉ 3 Aide Sociale ˆ lÕEnfance, Foyer de lÕEnfance, pouponnires É 4 En rŽfŽrence au colloque de Cerisy qui fut consacrŽ ˆ lÕauteur en 2007.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

qui, affirmait Zola au sujet des chefs-dÕÏuvre, Ç en disent beaucoup plus long sur lÕhomme et sur la nature, que de graves ouvrages de philosophie, dÕhistoire et de critique. È1 NÕomettons pas cependant que la relation dÕun lecteur avec une Ïuvre, ˆ lÕinstar de celle quÕun auteur peut avoir avec son personnage, fonctionne comme processus alchimique ˆ la condition de Ç SÕoublier au cÏur mme de la vigilante attention portŽe au texte que lÕon est en train dՎcrire. Se perdre de vue pour se voir autrement, pour se dŽcouvrir autre. È (P, 80). Le plaisir renouvelŽ de la lecture puise ˆ cette rverie et ˆ ces libres associations.

I - Ce qui se dit dÕune vie et dÕune Ïuvre

I-1 Des lieux pour na”tre, grandir, vivre et penser

De la vie de Sylvie Germain nous parvient un aspect fragmentaire glanŽ au grŽ des entretiens, des Žmissions radiophoniques au cours desquelles elle livre quelques donnŽes autobiographiques et une poignŽe de dates. Sans refuser dՎvoquer des ŽlŽments de sa vie, lÕauteur a ŽvoquŽ la mŽmoire de son pre dans Ç KalŽidoscope ou notules en marge du pre È ainsi que son agonie dans la septime apparition de La Pleurante des rues de Prague, elle a cependant attendu son ouvrage Le monde sans vous pour utiliser le je2. Aussi, plus quÕun exposŽ dÕune vie qui ne peut se saisir, nous posons quelques repres chronologiques, comme autant de vignettes disposŽes en marelle. Au grŽ de sauts ˆ cloche pieds, nous pointerons des Žclats biographiques minimalistes, mais suffisants pour qui souhaite pŽnŽtrer une Ïuvre et non une vie. Ainsi, Sylvie Germain voit le jour le 8 janvier 1954 ˆ Ch‰teauroux dans lÕIndre et devient alors la cadette dÕune sororie de trois sÏurs. Son enfance nÕest pas celle de lÕenracinement, mais de lÕitinŽrance. En effet, les dŽplacements familiaux suivent les mutations du pre, dont la profession de sous-prŽfet lÕamne ˆ exercer dans plusieurs dŽpartements franais. Aprs Ch‰teauroux, cÕest la ville de Mende en Lozre, avant celle de Neufch‰teau dans les Vosges, qui accueille le couple de Romain et Henriette Germain et leurs enfants. Les paysages, ressentis ou parcourus, laisseront leurs empreintes dans les romans ˆ venir et se dessineront comme des Ç imageries dÕenfance È qui sollicitent forts du Morvan

1

ƒmile ZOLA, Ç Le naturalisme au thމtre È, Le Roman expŽrimental (1880), Îuvres compltes, tome X, Paris, Cercle du livre prŽcieux, 1968, p.1240. 2 Sylvie Germain Žvoque cet aspect de son Žcriture dans lՎmission radiophonique Le Rendez-vous de Laurent GOUMARRE, Radio France, France Culture, le 29 avril 2011. InvitŽe pour son livre Le monde sans vous, Sylvie GERMAIN rappelle quÕelle introduit rarement des ŽlŽments personnels dans ses Žcrits. En revanche, le recours au Ç je È, dit-elle, sÕest imposŽ pas seulement comme une Žvidence, mais comme une urgence alors que le deuil lÕhabitait en continu.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

et

marais

du

Berry

pour

chatouiller

ou

hanter

lÕimagination.

Les

dŽmŽnagements, prŽcoces et frŽquents, qui peuvent suggŽrer que lÕon Ç nÕest en 1

vŽritŽ dÕaucun lieu È , laissent quelques souvenirs vivaces dans la mŽmoire de 2

lÕauteure qui Žvoque lÕimpressionnante sculpture du loup du GŽvaudan avec la mme Žmotion qui marqua lÕenfant dÕun an et demi. Adulte, les lieux de vie suivent les pŽrŽgrinations dÕune autre transhumance, celle qui sÕadapte aux diffŽrents emplois, aux amours, aux nŽcessitŽs ou au hasard. Aprs avoir 3

travaillŽ ˆ la direction de lÕAudiovisuel au Ministre de la Culture

ˆ Paris, un

nouveau pays, ou plus exactement une ville, Prague la bien-aimŽe, lÕaccueille pendant sept annŽes

4

pour enseigner la philosophie et le franais ˆ lՃcole

Franaise. LorsquÕelle arpente ses rues, les pavŽs rŽsonnent encore des drames de lÕHistoire auxquels sÕagrgeront les dŽsarrois personnels que la Pleurante prendra en charge dans les replis de sa mŽmoire. Le retour ˆ Paris impose de se Ç rŽhabituer ˆ cette ville aprs tant dÕannŽes È, alors que lÕon sait que lՎvolution des paysages urbains et la dŽmolition des traces du passŽ, dont OpŽra muet a dŽjˆ pris acte, peut placer un tre au bord du gouffre. LÕattrait de la Capitale nÕest cependant pas suffisant pour retenir celle qui nÕest pas Ç assignŽ[e] ˆ rŽsidence perpŽtuelle È

5

et qui ne fige pas les lieux en sanctuaire. Aussi, en

dehors du tumulte des villes qui se targuent dՐtre grandes, La Rochelle, Pau, et aujourdÕhui Angoulme, sont autant de territoires propices au souffle crŽateur.

Du parcours de formation de Sylvie Germain, il est connu quÕelle hŽsite ˆ entrer aux Beaux-Arts mais que la philosophie sÕimpose ˆ elle par la force et la surprise dÕun Ç coup de foudre È qui se manifeste, non dans lÕenseignement, mais dans lՎnoncŽ dÕun sujet de dissertation qui ouvre lÕespace de lՎtonnement et du questionnement dans sa vertigineuse immensitŽ6. La question : Ç Si Dieu 7

nÕexiste pas, tout est-il permis ? È , se rŽvle par son Ç ampleur È qui met la

1

Sylvie GERMAIN, Ç Le vrai lieu est ailleurs È, PoŽsie & Art, Groupe de Recherche en PoŽtique et PoŽsie Contemporaine, Ha•fa, n¡ 8, 2006 ; et Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque de lÕuniversitŽ de Ha•fa, 20-21 mars 2006, Jacqueline Michel et Isabelle Dotan (Žd.), Bucarest, EST Samuel Tastet ƒditeur, 2006, p.149. 2 ƒmission Hors-Champs par Laure Adler, InvitŽe Sylvie Germain, Radio France, France Culture, 27 mai 2010. 3 De 1981 ˆ 1986. 4 De 1986 ˆ 1993. 5 Sylvie GERMAIN, Ç Le vrai lieu est ailleurs È, op. cit., p.150. 6 ƒmission Ë voix nue : Sylvie GERMAIN. Ç FŽconditŽs. Le corps dans tous ses Žtats. Le sentiment de la nature. Le silence du sacrŽ. Vertiges de lՎcriture È, sŽrie dÕentretiens proposŽs par Anice ClŽment, Radio France, France Culture, 27,28, 29, 30 et 31 janvier 2003. 7 Si Sylvie Germain prte cette formulation ˆ Dosto•evski dans Les Frres Karamazov, Alain Goulet rappelle que la formulation Ç vient en rŽalitŽ de Camus qui, dans Le Mythe de Sisyphe, rŽsume ainsi la position dÕIvan Karamazov. È, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fant™mes, Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques LittŽraires, 2006, note de bas de page, p.13.

12

CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

lycŽenne Ç en arrt È1 et tourmente existentiellement la femme qui dŽclare : Ç trente ans plus tard, je tourne toujours autour dÕune mme question ! È2. Dans cette logique, les travaux de recherche universitaire de lՎtudiante contiennent dŽjˆ en germe les prŽoccupations de la romancire ˆ venir et jettent Ç les fondements dÕun univers trs personnel È3. Ë vingt-deux ans, rappelle Milne Stefkovic, elle Žtudie Ç les textes de Plotin, la poŽsie de Jean de la Croix et celle de ThŽrse dÕAvila È4 et consacre son mŽmoire de ma”trise de philosophie ˆ 5

Ç lÕascse dans la mystique chrŽtienne È . Puis, le jeu du visible et de lÕinvisible chez Vermeer et Watteau6 sÕinvite en clair obscur dans sa recherche de DEA en esthŽtique. La Sorbonne donna lieu ˆ des rencontres, certaines dŽsespŽrantes, avec des Žtudiants qui ont mal Ç digŽrŽ leur nietzschŽisme et avaient un attrait purement intellectuel du mal È7, dÕautres Žclairantes, comme celle qui permit la dŽcouverte dÕEmmanuel Levinas dont elle suit les cours. LÕinfluence marquante et dŽterminante du philosophe inspire le choix de son sujet de thse de doctorat de 3e cycle intitulŽe Perspectives sur le visage : Trans-gression, dŽ-crŽation, trans-figuration8, et ne cesse, depuis, dՎclairer son Ïuvre. La thse de Sylvie Germain affirme et Žtablit les fondations dÕune Ïuvre en sommeil, tant par lÕutilisation des images que par la prŽgnance des thŽmatiques qui dessinent les personnages ˆ venir, que par les titres de chapitres qui seront repris, ou prolongŽs, dans Le Livre des Nuits. Elle constitue, pour Toby Garfitt, le Ç point de dŽpart incontournable È et reprŽsente Ç un vŽritable travail de crŽation (et de dŽcrŽation) [É] en indiquant des repres et des points de dŽpart È9. Alors que sÕachve lՎcriture universitaire, dŽbute la crŽation romanesque. En effet, lÕentrŽe en Žcriture sÕimpose comme une impŽrieuse nŽcessitŽ alors que se dŽploie le vide ou le manque : Le soir mme de ma soutenance de thse, dŽsemparŽe de ne plus avoir de prŽtexte, je me suis mise ˆ Žcrire des contes pour enfants. Puis jÕai Žcrit des nouvelles, et cÕest ainsi que, de manire totalement inconsciente et indolore, jÕai publiŽ mon premier roman en 1985.10 1

Ç Entretien avec Sylvie Germain È, Roman 20-50, Roman 20-50, Le Livre des Nuits, Nuit-dÕAmbre et ƒclats de sel, de Sylvie Germain, Marie-HŽlne Boblet et Alain Schaffner (Žd.), n¡39, juin 2005, p.112. 2 Ibid. 3 Aliette ARMEL, Ç Germain Sylvie È, Encyclopaedia universalis SupplŽment vol.1, Paris, 1999, p.457. 4 Milne MORIS-STEFKOVIC, Ç La langue de Sylvie Germain : un style mystique et poŽtique È, La Langue de Sylvie Germain "En mouvement dՎcriture", CŽcile Narjoux et Jacques DŸrrenmatt (dir.), Dijon, ƒditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.22. 5 En 1976. 6 Aliette ARMEL, op. cit. 7 ƒmission Ë voix nue : Sylvie GERMAIN. op. cit. 8 Sylvie Germain soutient sa thse ˆ Nanterre ˆ la rentrŽe 1981. 9 Toby GARFITT, Ç Sylvie Germain et Emmanuel Levinas È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aožt 2007), Alain Goulet (dir.), avec la participation de Sylvie Germain, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.79. 10 Isabelle GIRARD, Ç Une Žtoile est nŽe. Sylvie Germain : Si je nՎcris pas, je suffoque È, LՃvŽnement du jeudi, 12-18 septembre 1985.

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Ë lÕimage du romancier contemporain qui a fait des Žtudes supŽrieures, Sylvie Germain Ç affronte consciemment la somme des livres dŽjˆ Žcrits et les multiples systmes de signes dŽjˆ validŽs. Et ne peut pas ne pas se situer par rapport ˆ eux, ne pas instaurer avec eux un dialogue critique. È1 Plus quՈ une conversation, Sylvie Germain convie les Ïuvres et les auteurs ˆ entrer en rŽsonance avec sa pensŽe, et couche sur le papier de longues citations qui se mlent Žtroitement ˆ son Žcriture. Ses pages, ˆ lÕintertextualitŽ foisonnante, bruissent de nombreuses rŽfŽrences culturelles qui participent Ç du processus de crŽation littŽraire È2 et dÕune inscription dans un hŽritage. De ce terreau fŽcond, la Bible, pourvoyeuse dÕimages3 et de scnes marquantes, reste lÕintertexte fondateur de premier plan qui favorise une lecture chrŽtienne du monde et un approfondissement de ses propres interrogations. I-2 Le pouls dÕune Žpoque Dans Ateliers de lumire, Sylvie Germain cite les propos de Kandinsky : Chaque artiste, en tant que crŽateur, doit exprimer ce qui lui est propre [ŽlŽment de la personnalitŽ], chaque artiste, en tant quÕenfant de son Žpoque, doit exprimer ce qui est propre ˆ cette Žpoque [ŽlŽment du style dans sa valeur intŽrieure, composŽ du langage de lՎpoque et du langage de la nation]4. (AL, 39)

RŽfŽrons-nous ˆ cette proposition pour poursuivre notre propos. Sylvie Germain na”t en un monde et en une Žpoque particulire qui reste encore marquŽe par : lÕÇ extrme indigence morale et spirituelle, laquelle a pour nom tous ceux des champs de bataille, de massacres, qui ont prolifŽrŽ en ce sicle, et ceux des camps et des goulags qui ont meurtri la terre, profanŽ le ciel ˆ travers lÕEurope entire et par delˆ encore. Temps dÕindigence et dÕinfinie dŽtresse dont le nom culmine en celui dÕAuschwitz. (BR, 25)

Certes, nous pourrions penser que Ç les guerres lÕont ŽpargnŽe È5 et pourtant, lÕannŽe mme de sa naissance, le camp retranchŽ de Din Bin Phž tombe et les accords de Genve du 20 juillet 1954 mettent fin ˆ la guerre dÕIndochine. Quant ˆ celle qui nÕosera se dire que sous les noms feutrŽs dÕÇ ŽvŽnements È ou de Ç pacification È, elle ne tarde pas ˆ se manifester lors du soubresaut du Ç drame de la Toussaint È

6

et ˆ surgir dans le paysage national. Alors quÕelle na”t au

1

Michle TOURET, Francine DUGAST-PORTES (dir.), Le Temps des lettres, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001, p.451. 2 Sylvie DUCAS, Ç "MŽmoire mendiante" et "magie de lÕencre" : lՎcriture au seuil du mythe È, Roman 20-50, n¡39, juin 2005, p.94. 3 Sylvie GERMAIN, Ç Bibliocosmos È, Le Magazine LittŽraire, n¡448, dŽcembre 2005, p.42. 4 Vassily KANDINSKY, Du spirituel dans lÕart, et dans la peinture en particulier, op. cit. 5 Anne Marie KOENIG, Ç Le Frisson du temps È, Magazine LittŽraire, n¡353, 1997. 3 Pascale TISON, Ç Sylvie Germain : lÕobsession du mal È, Magazine LittŽraire, n¡286, mars 1991. 6 Insurrection algŽrienne du 1er novembre 1954.

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Ç moment o lÕempire symbolique des lettres franaises vit sa premire remise en cause [É] o un dŽbut de dŽsorganisation interne secoue la littŽrature sous la 1

poussŽe de Jean-Paul Sartre, de Maurice Blanchot et des formalistes [É] È , Sylvie Germain constate que parvenir : ˆ lՉge critique et interrogatif par excellence quÕest lÕadolescence, dans un pays europŽen, un demi-sicle aprs la fin de la Premire Guerre mondiale, un quart de sicle aprs la fin de la Seconde, cÕest se trouver en pŽriode de dŽtresse, malgrŽ la paix rŽinstallŽe, la sŽcuritŽ donnŽe et la prospŽritŽ relancŽe È (RD, 20)

Contrairement aux Žcrivains de lÕaprs-guerre qui Ç vivaient et Žcrivaient dans un rapport de contigu•tŽ avec lÕexpŽrience de la guerre, des annŽes noires et de Vichy È produisant des textes qui Žtaient, pour la plupart, Ç des reprŽsentations de la guerre, des prises de position par rapport ˆ ses enjeux et ses sŽquelles È2, les Žcrivains de la gŽnŽration de Sylvie Germain ne se situent pas dans un lien direct et personnel avec ces expŽriences. Ils prŽsentent un rapport au passŽ qui nÕest pas liŽ Ç logiquement, chronologiquement, historiquement au prŽsent, mais plut™t le hante È3. Leurs textes littŽraires, et les thŽmatiques quÕils traitent, tŽmoignent du poids du traumatisme qui Žchoie ˆ la deuxime gŽnŽration. Sylvie Germain lutte contre lÕeffacement et lÕoubli et ne se satisfait pas de lÕineffable qui nÕest, pour Jorge Semprun : quÕun alibi, ou signe de paresse. On peut toujours tout dire, le langage contient tout. On peut dire lÕamour le plus fou, la plus terrible cruautŽ. On peut nommer le mal, [É] On peut dire Dieu, et ce nÕest pas peu dire [É]. Mais peut-on tout entendre, tout imaginer ? 4

Les questions se posent autrement avec un temps qui nÕest jamais dŽfinitif, la survenue de nouveaux ŽvŽnements, de nouveaux conflits et massacres, mais aussi, les travaux de recherche qui dŽcouvrent des documents inŽdits, changent lÕapproche du passŽ. Les questions se posent encore car, affirme lÕhistorienne Annette Wieviorka, Ç Il y a encore ˆ chercher, ˆ trouver, ˆ penser, ˆ dire, ˆ ŽcrireÉ [É]. Oui, encore, toujoursÉ Non, tout nÕa pas ŽtŽ Žcrit et tout ne le sera jamais. È5. Lorsque, deux ans aprs la parution de son premier roman Le Livre des Nuits, Sylvie Germain publie la deuxime partie de son diptyque sous le titre

1

Daniel LAN‚ON, Ç LÕIngŽnuitŽ dÕAndrŽe Chedid È, Cahiers Robinson, Ç AndrŽe Chedid, lÕenfance multiple È, Christiane Chaulet-Achour (dir.), n¡14, 2003, p.17. 2 Richard J. GOLSAN, Ç Vers une dŽfinition du Ç roman occupŽ È depuis 1990 : Dora Bruder de Patrick Modiano, La Compagnie des spectres de Lydie Salvayre, et La Cliente de Pierre Assouline È, Le Roman au tournant du XXIe sicle, Bruno Blanckeman, Aline Mura-Brunel et Marc Dambre (dir.), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p.129. 3 Ibid. 4 Jorge SEMPRUN, LՃcriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994. 5 Annette WIEVIORKA, Auschwitz, 60 ans aprs, Paris, Robert Laffont, 2005, p.11.

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de Nuit-dÕAmbre, sÕouvre , devant la Cour dÕAssises du Rh™ne ˆ Lyon, le procs du nazi Klaus Barbie accusŽ de crimes contre lÕHumanitŽ. Cette actualitŽ ne nous semble pas anodine pour une romancire qui entretient un rapport si particulier ˆ la mŽmoire dÕun sicle qui vit lÕhumanitŽ sÕemballer pour sa propre destruction et qui laisse dans son sinistre sillage des questions lancinantes qui traversent toute une Ïuvre et ne trouvent pas de repos, telles les ‰mes sans sŽpultures. Sylvie Germain veille et porte en sa mŽmoire les cicatrices et les agonies des torturŽs et des victimes des holocaustes qui font Žcrire ˆ Vassili Grossman : 2

Ç Combien seront-ils de cette Žpoque inoubliable ˆ tre oubliŽs ? È . Comme un membre amputŽ, qui, devenu fant™me, hante encore les sensations, une partie de soi pulse en cette absence tellement prŽsente. LÕauteure Ç fouille jusque sous les pieds de Dieu È3 le sens des atrocitŽs et du mystre de lÕexistence humaine, elle interroge et guette Ç parmi les cendres et les dŽcombres des innombrables jours qui auront composŽ ce sicle meurtri ˆ la mesure de sa fŽrocitŽ È (Ec, 15), comme la scansion dÕune mŽditation sur la plainte que lance lÕhomme aprs Job. Sylvie Germain le rŽpte lors des entretiens ou des confŽrences, lՎnonce et lՎcrit, le Mal constitue une de ses interrogations existentielles. Cette question, qui se trouve au cÏur des rŽflexions philosophiques, morales et religieuses qui traversent les sicles, est, Žcrit Isabelle Dotan, Ç fatalement liŽe ˆ une LittŽrature de la douleur qui sÕarticulerait en vŽhiculant la perception et la vision du monde de lÕauteur soit en la dŽnonant, soit en la commŽmorant ou au contraire en lÕoccultant. È4 Sylvie Germain le reconna”t : Ç On nÕa pas beaucoup dÕidŽes neuves au cours de sa vie, on tourne autour de quelques thmes, on gravite autour dÕun champ de forces, de questions, qui sÕest constituŽ trs t™t, dans lÕenfance, puis sŽdimentŽ. È5 Mais, que lÕon ne sÕy trompe pas, rŽpŽter nÕest pas ressasser constate J.-B. Pontalis : Peut-tre dis-je toujours la mme chose, et parfois presque dans les mmes mots, mais cÕest par des chemins diffŽrents qui tournent autour dÕun unique centre, un centre introuvable sÕil est vrai quÕil nÕexiste que par son absence. Preuve que je me dŽbats, comme tout un chacun, avecÉ avec je ne sais quoi, toujours mme et autre ˆ jamais.6

Les questions qui prennent forme dans Perspectives sur le visage rejoignent celle qui se pose dÕemblŽe comme une seule et unique question Ç infiniment plurielle

1

11 mai 1987 pour 37 jours dÕaudience. Vassili GROSSMAN, (1980 pour lÕOccident), Vie et Destin, Paris, trad. Julliard, LÕåge dÕhomme, 1983. 3 Anne-Marie KOENIG, Ç Le Frisson du temps È, Le Magazine LittŽraire, n¡353, 1997, p.104. 4 Isabelle DOTAN, Les Clairs-obscurs de la douleur. Regards sur lÕÏuvre de Sylvie Germain, Namur, Les Žditions namuroises, 2009, p.9. 5 Ç En guise de conclusion : questions ˆ Sylvie Germain È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p. 319. 6 J.-B. PONTALIS, Fentres, Paris, Gallimard, 2000, p.120.

2

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en son unicitŽ È, appelŽe ˆ tre Ç vouŽ[e] ˆ lÕinfini de lՎcho È, celle de la rencontre du visage de lÕAutre, Ç sujet et objet de question, de rencontre, de doute, dՎtonnement et de dŽsir ; il est lՎternel questionnement de la Question infinie È (PV, 6).

I-3 Une place insolite dans le paysage littŽraire franais

Le traumatisme de la Seconde Guerre Mondiale a bousculŽ les certitudes qui paraissaient solidement ancrŽes et dŽniŽ toute croyance en un avenir qui annoncerait des lendemains radieux. Les modles culturels, idŽologiques, religieux ou politiques nÕont pu endiguer les massacres, qui laissent les pays exsangues et les consciences dŽsemparŽes. Lorsque Sylvie Germain entre en littŽrature, lՎcriture contemporaine a connu lÕexigence critique de Ç lÕére du soupon È1 qui a traduit radicalement2, dans le champ de la signification, les effets dÕune crise dŽnonant les impostures du sujet. Pour Sylvie Germain en revanche, la modernitŽ ne signifie aucunement la mort de la littŽrature, elle sÕinsurge dÕailleurs contre ce qui ressemble ˆ un prophŽtique lieu commun : Voilˆ des dŽcennies que lÕon nous parle de Ç la mort du roman È (et de la Ç mort È de lÕart en gŽnŽral Ð on a aussi clamŽ Ç la mort de Dieu È, et celle de lÕhommeÉ) Eh bien ! prenons ce deuil avec vivacitŽ (cÕest-ˆ-dire moins comme une mort que comme une usure au terme de laquelle de nouvelles transformations peuvent surgir) en mlant la luciditŽ (la crise du roman dit Ç traditionnel È est ˆ prendre au sŽrieux, mais pas le dŽsir, ni lÕimaginaire.) Bref, Ç le Roi est mort, Vive le Roi ! È, la littŽrature trouvera toujours de nouveaux hŽritiers au Ç tr™ne È [É]3

En refusant, un tel constat, qui enferme dans un deuil permanent ou donne lieu, selon Antoine Compagnon, ˆ un Ç extraordinaire culte de la littŽrature È4, Sylvie Germain extirpe de la notion de crise, le dynamisme et les ressources dÕun nouvel Žquilibre. En prenant le contre-pied de Marcel Gauchet pour qui e Ç dŽsenchantement du monde È est le sympt™me dÕune Žpoque, Alain Schaffner souligne que : les romans de Sylvie Germain, sans jamais nier la rŽalitŽ trop souvent atroce du sicle qui vient de sÕachever, proclament au contraire la nŽcessitŽ de rŽenchanter le monde [É] en prtant lÕoreille au silence de Dieu, habitŽ par une absence qui se nomme le sacrŽ.5

1

Nathalie SARRAUTE, LÕére du soupon, Paris, Gallimard, 1956. Julia KRISTEVA, Soleil noir. DŽpression et mŽlancolie, (1987), Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1989, p.230. 3 Arnaud BORDES, Stephan CARBONNAUX, Serge TAKVORIAN, Ç Sylvie Germain È, Enqute sur le roman, 50 Žcrivains dÕaujourdÕhui rŽpondent, Paris, Le Grand Souffle ƒditions, 2007, p.141. 4 Antoine COMPAGNON, La LittŽrature, pourquoi faire ? , Leon inaugurale prononcŽe le jeudi 30 novembre 2006, Leon inaugurale N¡188, Paris, Collge de France/Fayard, 2007, p.31. 5 Alain SCHAFFNER, Ç Le RŽenchantement du monde : Tobie des Marais de Sylvie Germain È, Le Roman au tournant du XXIe sicle, op. cit., p.546. 2

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La romancire se dŽcale donc dÕune production littŽraire contemporaine pour traverser le champ de la dŽsillusion et de la dŽliaison qui invite ˆ la rŽ-invention pour rŽvŽler, lorsquÕelle est dŽpassŽe, une fŽconditŽ prodigieuse et une force de crŽativitŽ inventive. Pour Jan Baetens, la crise est : lՎtat le plus aigu, le plus vivant de la crŽation romanesque, ce moment o lՎcriture se retourne sur elle-mme, met en question ses propres pratiques, interroge la pertinence de ses formes et la lŽgitimitŽ de ses objets.1

Dans cette perspective de crŽativitŽ renouvelŽe, le sujet, pas plus que le rŽcit ou la fiction, ne sÕen reviennent, car lÕidŽe dÕun retour conduit Ç ˆ penser de faon tendancieuse la modernitŽ dŽconstructionniste comme une phase dՎcart sinon dÕaberration, ˆ laquelle succŽderait aujourdÕhui une phase de normalisation. È2 Ils se conoivent autrement et investissent les formes de narration dites classiques pour exposer Ç sous la forme de questions insistantes, de problmes irrŽsolus, de nŽcessitŽs impŽrieuses È3, les vertiges contemporains dÕun monde qui

rŽtrŽcit

et

sÕaccŽlre.

La

rŽhabilitation

de

la

tradition,

Žcrit

Bruno

Blanckeman, Ç ne se conoit pas comme un retour ˆ lÕacadŽmisme. Elle ne rejette aucun des effets expŽrimentaux hŽritŽs dÕun sicle de manipulations romanesques : elle les dŽcante. È4 Aussi, les premiers romans de Sylvie Germain nÕinvitent pas tant Ç ˆ revisiter lÕHistoire È5, ou ˆ Ç comprendre ce qui sÕest passŽ È6, quՈ proposer, dans le dŽroulement de gŽnŽalogies familiales qui ont les deuils en hŽritage, les consŽquences du traumatisme sur lÕexistence de ses membres, traversŽs par des attentes interminables, par des regrets profonds et des souvenirs empchŽs. Plus que la volontŽ de retranscrire lÕhistoire du XXe sicle, Sylvie Germain tend, par la dimension de la fable et de la lŽgende, ˆ dŽchiffrer le monde et ˆ prendre en charge la question de la mŽmoire. En multipliant les instances narratives ouvertes aux rves, aux mythes et aux contesÉ elle conoit une Ïuvre polyphonique apte ˆ se saisir dÕune rŽalitŽ historique qui se reprŽsente avec la matire de la poŽsie Žpique et participe dÕun courant romanesque inspirŽ du rŽalisme magique dŽveloppŽ ˆ partir des annŽes 1970 en lÕAmŽrique latine. La

1

Jan BAETENS, Dominique VIART, Ç ƒtats du roman contemporain È, Dominique Viart, Jan Baetens (textes rŽunis par), ƒcritures contemporaines. 2. ƒtat du roman contemporain. Actes du colloque de Calaceite, Fondation Noesis (6-13 juillet 1996), Ç La Revue des lettres modernes È, Paris-Caen, Minard, 1999, p.4. 2 Michle TOURET, Francine DUGAST-PORTES (dir.), Le Temps des lettres, op. cit., p.443. 3 Dominique VIART, Bruno VERCIER (2005), La LittŽrature franaise au prŽsent. HŽritage, modernitŽ, mutations, (en collaboration avec Franck Evrard), 2me Ždition augmentŽe, Paris, Bordas, 2008, p. 19-20. 4 Bruno BLANCKEMAN, Ç Aspects du rŽcit littŽraire actuel È, Dix-neuf/Vingt, n¡2, octobre 1996, p.246. 5 Dominique VIART, Bruno VERCIER (2005), op. cit., p. 129. 6 Ibid., p. 130.

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rŽŽcriture de lÕhistoire passe par une recherche formelle qui puise dans une intense dynamique de lÕexcs et de la luxuriance et porte la narration Ç au dŽbordement, ˆ lÕextravagance, ˆ la dŽmesure du roman romanesque [É]. È 1 Quant au personnage romanesque, dŽnoncŽ par Alain Robbe-Grillet comme une notion quÕil juge Ç pŽrimŽe È2, il est rŽhabilitŽ et sÕinvite mme en groupe dans lÕÏuvre germanienne, pour sÕimposer au pluriel dans le titre dÕun essai Les Personnages, et sÕaffirmer comme acteur du processus crŽatif auquel la romancire ne fait quÕobŽir. Au fil des annŽes, les romans tŽmoignent de lՎvolution dÕune Ïuvre riche de plusieurs dŽcennies et de la maturitŽ dÕun Žcrivain pour qui le monde nÕoffre pas les mmes perspectives et appellent ˆ de nouvelles explorations : il y a des choses [É] ou des centres qui, tout en gardant le mme intŽrt, avec le temps se dŽplacentÉ mise en perspective, plus de mise ˆ distance, ou obliquement. Et en chemin on dŽcouvre dÕautres voies dÕaccs, dÕautres ŽlŽments qui ont leur importance et qui mŽritent une attention. (VC, 74)

Le traitement des thŽmatiques Žvolue, la ligne narrative sՎpure, la phrase se rŽduit, lÕexubŽrance mme de lÕonomastique des premiers romans se tempre, le texte se fragmente et affirme le vertige de la dissolution des tres. La fiction se dŽleste de la dŽmesure mythologique et des dŽploiements baroques pour davantage sÕhistoriciser autour de personnages malmenŽs dans leur devenir par une crise existentielle qui atteint lՐtre autant que la sociŽtŽ. Cet allgement nÕest pas ˆ confondre avec la diffraction ou le dŽsengagement spirituel, Ç nul Žmiettement des formes esthŽtiques, nulle dŽsaxation des structures de la langue, nulle extinction des feux de la conscience [É] È3, prŽcise Bruno Blanckeman. Marie-HŽlne Boblet souligne cependant, quÕen se saisissant Ç des Žpisodes de lÕhistoire contemporaine È pour nourrir ou dŽfinir le cadre dÕune intrigue, les fictions de Sylvie Germain ne Ç proposent pas de clefs, ni de solutions ˆ la hauteur de ce " monde " È4. Aussi, si les Ç Fables et visions peuvent tre nŽcessaires, [É] comme excursions, dŽtour |É] È5, ˆ dŽfaut dÕimaginer ce quÕil peut advenir dÕun sujet qui doit concevoir sa Ç condition Žthique et civique È et penser sa place dans un monde o vivre signifie vivre

1

Marie-HŽlne BOBLET, Ç Sylvie Germain È, Roman 20-50, n¡39, juin 2005. Alain ROBBE-GRILLET, Pour un nouveau roman (1956-1963), Paris, Gallimard, 1963. 3 Bruno BLANCKEMAN, Ç A c™tŽ de/aux c™tŽs de : Sylvie Germain, une singularitŽ situŽe È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit ;, p.25. 4 Marie-HŽlne BOBLET, Ç Implication Žthique et politique, dÕImmensitŽs ˆ Magnus È, LÕunivers de Sylvie Germain, op. cit., p.58. 5 Marie-HŽlne BOBLET, Ç LÕimmensitŽ en notre finitude : histoire et humanitŽ È, Sylvie Germain. Regards croisŽs sur ImmensitŽs, Mariska Koopman-Thurlings (dir.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques LittŽraires, 2008, p.44. 2

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avec et parmi les autres, le roman germanien risque Ç dÕillustrer ˆ sa faon la sortie de la politique È1. II Ð ProblŽmatique II-1 Des figures de lÕenfantÉ

LÕimportance de lÕÏuvre germanienne, traduite aujourdÕhui dans une vingtaine de langues, se rŽvle ˆ travers le nombre croissant de parutions de travaux littŽraires et dÕorganisations de colloques nationaux et internationaux2 consacrŽs ˆ Sylvie Germain. Cet intŽrt manifeste, pour une Ïuvre dense et riche, se nourrit dÕune pensŽe critique qui continue dÕirriguer les projets de thses. Ces diverses recherches et communications ont contribuŽ ˆ ouvrir des portes en sollicitant la rŽflexion des chercheurs et en proposant des lectures passionnantes qui pointent les spŽcificitŽs dÕune Ïuvre savamment ŽtudiŽe. Pour autant, les sujets des thses, soutenues ou en prŽparation, ainsi que les essais publiŽs, qui pour lÕensemble regroupent des communications de diffŽrents chercheurs sur des thmes nŽcessairement diversifiŽs, nous permettent de nous consacrer ˆ notre sujet sans craindre la redondance. Nous sommes en effet persuadŽe que le corpus scientifique nÕest pas constituŽ une fois pour toute comme un systme clos du savoir, mais demande ˆ tre relu, rŽinterrogŽ et rŽinterprŽtŽ. Alors que nous commencions cette recherche, nous avions fait le choix de travailler sur les figures de lÕenfant dans lÕÏuvre de Sylvie Germain. Nous avions en effet constatŽ, et le colloque organisŽ par lÕUniversitŽ dÕArtois3 est venu par la suite confirmer notre propos, que la figure de lÕenfant, que Bruno Blanckeman qualifie Ç dÕabsolue È4, se voyait accorder une place prŽpondŽrante, allŽgorique et existentielle dans lÕÏuvre germanienne, bŽnŽficiant dÕun Ç surinvestissement

1

Ibid., p.67. Organisation en Angleterre du premier colloque sur Sylvie Germain par Toby Garfitt en collaboration avec lÕAssociation EuropŽenne Franois Mauriac en 2001 ; JournŽe dՃtudes sur Sylvie Germain ˆ la Sorbonne Nouvelle en 2004, Colloque de lÕUniversitŽ dÕArtois en 2005, Ç Sylvie Germain et son Ïuvre È organisŽ par le GRPC ˆ lÕUniversitŽ dÕHa•fa en mars 2006 ; Colloque de Cerisy-la-Salle en 2007, parution dÕun numŽro spŽcial de la revue turque Litera Ç Sylvie Germain È qui sÕest vu dŽcerner le grand prix de littŽrature Notre-Dame de Sion en Turquie le 14 mai 2010 ; les cahiers de recherche des instituts nŽerlandais de langue et de littŽrature franaise ont fait para”tre en 2011, sous lÕimpulsion de Mariska Koopman-Thurlings, un numŽro consacrŽ aux essais de Sylvie Germain ; les 7es Rencontres de Chaminadour en septembre 2012 consacrŽes ˆ Sylvie Germain, Colloque LÕInexpliquŽ dans lÕÏuvre de Sylvie Germain : mystre, fantastique, merveilleux ˆ lÕAbbaye dÕArdenne en octobre 2012 É 3 Ç LÕenfant dans lÕÏuvre romanesque de Sylvie Germain È, UniversitŽ dÕArtois, 26-27 mai 2005. 4 Bruno BLANCKEMAN, Ç LÕEnfance absolue È, Cahier Robinson, Ç Sylvie Germain, Žclats dÕenfance È, n¡20, 2006, p.7. 2

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littŽraire et Žthique. È1. LÕenfance, ˆ Ç lՎcho toujours resurgissant È2, laisse au fond de soi les traces les plus vives, interroge notre mŽmoire individuelle et collective. NimbŽe de reconstruction, dÕinterprŽtation, de dŽplacement et de projection, elle est, Žcrit Franois Mauriac, Ç le tout dÕune vie, puisquÕelle nous en livre le secret È3.

Une origine ˆ dŽcrypter nous serait ainsi livrŽe dans la

richesse des potentialitŽs de celui qui sՎveille au monde et qui conserve, ds lÕincipit de sa vie, une empreinte qui pourrait tre la matrice dÕune destinŽe ainsi que lÕorigine dÕun rve dÕune enfance perdue. Les figures de lÕenfance chez Sylvie Germain, plus que lÕenfant quÕelle englobe, se font, et nous empruntons lÕexpression ˆ AndrŽe ChŽdid, multiples. Ses voix polyphoniques se rŽpondent et Žvoquent un temps rŽputŽ sans parole qui devient le temps privilŽgiŽ pour engager une rŽflexion Ç sur la voix humaine (ou sur son absence) È4. Par son regard et sa prŽsence cÕest une faon dՐtre au monde qui est prŽsentŽe, cÕest une faon de lÕapprŽhender, de lÕexplorer, de le comprendre, de lui donner sens et vie qui est proposŽe. LÕenfant, par son enfance mme, devient porteur dÕune vŽritŽ et dÕune mŽmoire, autant que des crises et fractures dÕune sociŽtŽ. Aussi est-il le lieu privilŽgiŽ pour interroger le sens du monde ou pour renouer avec lui. En raison de sa vulnŽrabilitŽ, ou de ce que Jean-Franois Lyotard appelait sa Ç passibilitŽ È5, lÕenfant est la figure gŽnŽrique de lՐtre qui, le plus dŽmuni par la nature, ne peut subvenir ˆ sa survie sans le secours dÕautrui. Figure allŽgorique dŽlibŽrŽment choisie par lÕauteure comme la victime des grandes barbaries6, par le mal qui lui est fait, il illustre le thme de lÕinnocence bafouŽe et de la vulnŽrabilitŽ piŽtinŽe. FoudroyŽ par les guerres au cÏur de sa famille qui ne peut pas toujours lui offrir une protection, son atteinte constitue Ç un crime de lse-humanitŽ È (VC, 33). LÕenfant dŽsigne ici moins le petit dÕhomme que Ç lՉme enfantine elle-mme, exposŽe ˆ lÕeffet traumatique, ˆ lÕimpact dÕun [É] dehors [É] qui effracte ses constructions tendres et ludiques. È7 Le meurtre de lÕenfant, ou plus encore de lÕenfance Ç dans ce quÕelle a de plus nu, de plus faible È8, interroge le silence de Dieu et la prŽsence du divin, en posant le problme du Ç statut ontologique de la puissance du mal È. En effet, comment 1

Ibid. CŽcile NARJOUX, Ç LՎcriture des commencements de Sylvie Germain ou le lyrisme "au bord extrme du rve" È, Roman 20-50, op. cit., p.73. 3 CitŽ par Michel SUFFRAN, Ç LÕenfance inspiratrice chez Henri Bosco et Franois Mauriac È, Cahiers Robinson, Ç Henri Bosco È, n¡4, 1998, p.270. 4 Giorgio AGAMBEN, Enfance et histoire. Destruction de lÕexpŽrience et origine de lÕhistoire, traduit de lÕitalien par Yves Hersant, Paris, Petite Bibliothque Payot, 2000, p.9. 5 Jean-Franois LYOTARD, Ç Emma È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Ç Excitation È, Paris, Gallimard, n¡39, 1989, p.57. 6 Ç les petites filles [É] sont devenues, hŽlas, emblŽmatiques dÕun crime parmi les pires qui soient È (VC, 30). 7 Dominique SCARFONE, Ç Sexuel et Actuel. RŽflexions ˆ lÕadresse de Daniel Widlšcher È, SexualitŽ infantile et attachement, Daniel Widlšcher, Jean Laplanche et al. (2000), Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de Psychanalyse, 2007, p.153. 8 Anne DUFOURMANTELLE, La Sauvagerie maternelle, Paris, Calmann-LŽvy, 2001, p.134. 2

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

Ç concilier la rŽvŽlation dÕun Dieu tout puissant et bienveillant avec lÕexpŽrience dÕun mal qui, de plus, semble souvent lÕemporter sur le bien ? È1 LÕenfant qui, tel le suppliant de Blanchot Ç ˆ propos duquel il faut donc poser la question mystŽrieuse entre toutes, celle de lÕorigine È2, nous assigne, selon

ƒvelyne

Thoizet ˆ soulever Ç la double interrogation mŽtaphysique que soulve lÕÏuvre romanesque de Sylvie Germain : celle du silence du Dieu chrŽtien devant le mal fait aux enfants mais aussi celle du rapport quÕentretiennent lÕinfiniment grand et lÕinfiniment petit, lÕenfant et le cosmos È3. Ç Comment en effet, contempler lÕabsolue nuditŽ des douleurs humaines, sans mourir ˆ soi-mme ? È (PP, 36) demande Sylvie Germain, car lÕenfant Ç qui est ˆ la fois une invention humaine et la rŽinvention de lÕhumain dans chaque homme, constitue la reprŽsentation la plus excellente qui soit du sacrŽ È4 qui fonde et inscrit lÕhumain dans lÕhumain.

II-2 É aux territoires de lÕenfance

Si lÕÏuvre de la romancire est dans son ensemble, ainsi que lՎnonce Laetitia LogiŽ, Ç pŽtrie dÕenfance È5, nous avons progressivement modifiŽ notre angle dÕapproche initial et circonscrit un travail qui sÕannonait trop vaste. ConsidŽrant que lÕenfant peut devenir Ç la pierre de touche du savoir minimal des hommes et des femmes envers leur communautŽ ŽlŽmentaire È6, nous avons fait le choix de maintenir ouverte la question de lÕenfance ˆ travers les axes prŽcŽdemment exposŽs, non pour en questionner les diffŽrents visages, mais pour approcher les rivages dÕun monde qui borde lÕenfance en sa proximitŽ, qui lÕaccueille, la faonne, lÕentoure, la fait vivre ou mourir : ceux de la famille. Nous devons reconna”tre que nous avons optŽ pour cette approche suite aux premires rŽflexions dÕAlain Goulet sur les mres germaniennes qui mŽritaient dՐtre prolongŽes sachant qu'il sÕagissait pour lui Ç dÕune clef de lÕÏuvre È7. Ainsi, en dŽplaant notre problŽmatique initiale de lÕenfant ˆ la scne familiale sur laquelle se jouent et se rejouent les drames individuels et collectifs, se fomentent les meurtres comme les rŽconciliations, nous prenons en compte les liens dÕalliances et liens filiaux uniques qui prŽ-existent au sujet et proposent dans

leur

dimension

transgŽnŽrationnelle,

des

structures

de

relations

1

Patrick DONDELINGER, Ç Satan dans la Bible È, EncyclopŽdie des religions, FrŽdŽric Lenoir et YsŽ Tardan-Masquelier, (dir.), tomes II Ç Thmes È, Paris, Bayard ƒditions, 1997, p.1463. 2 Les Personnages, p.16, citation de Blanchot, LÕEntretien infini. 3 ƒvelyne THOIZET, Ç Sylvie Germain, Žclats dÕenfance È, Cahier Robinson, n¡20, 2006, p.5. 4 Bruno HUISMAN, Ç Le visage de lÕenfant ou le paradoxe du sacrŽ È, Spirale, Ç Le BŽbŽ et le sacrŽ È, Ramonville Saint-Agne, n¡ 40, dŽcembre 2006, p.28. 5 Laetitia LOGIƒ, Ç Le corps mŽlancolique : prŽsence de lÕandrogyne dans lÕÏuvre de Sylvie Germain È, Sylvie Germain et son Ïuvre, textes rŽunis et prŽsentŽs par Jacqueline Michel et Isabelle Dotan, Bucarest, EST Samuel Tastet ƒditeur, 2006, p.132. 6 Julia KRISTEVA, Ç SacrŽe mre, sacrŽ enfant È, LibŽration, 20 novembre 1987. 7 Alain GOULET, Ç Des ƒrinyes au sourire maternel dans Le Livre des Nuits È, op. cit., p.39-49.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

fantasmatiques spŽcifiques. Ç Nous sommes faits de la chair des autres È, Žcrit Sylvie Germain : Il y a ces deux corps qui nous prŽcdent, comme de toute ŽternitŽ, qui nous ont engendrŽ, - ceux des parents. Il y a ceux qui grandirent ˆ nos c™tŽs, nŽs des mmes parents, porteurs dÕune mme mŽmoire enfouie, obscure, dans la chair et le sang, - ceux de la fratrie. (PP, 89)

LÕenfant na”t et sÕinscrit dans une Ç cellule inŽliminable du social quÕest la famille È1, structurŽe par des liens complexes dÕaffiliation, de filiation et dÕalliance. Conue comme un ensemble gŽnŽalogique organisŽ par chaque sociŽtŽ qui prŽcise les liens de parentŽ et dŽsigne la place de chacun de ses membres en son sein, elle est rŽgie par des rgles de transmission parfois complexes et douloureuses. CÕest sur ce terreau de lÕimaginaire familial que sÕorganise la place, ainsi que la reprŽsentation de ses membres, que se construit lÕidentitŽ

du

sujet

en

lien

avec

les

autres

et

que

na”t

le

sentiment

dÕappartenance. Selon Jean-Philippe Dubois, on ne se Ç remet pas vraiment facilement È, dՐtre Ç nŽ quelque part, et dÕavoir eu un pre ou une mre, sans parler des frres et sÏurs. È 2 CÕest pourtant sur ces Žvidences que lÕenfant Ç se voit condamnŽ ˆ Žlaborer sa perception du monde et de lui-mme sur ces configurations de base. È3 Ainsi se faonne la mŽmoire de lÕenfance qui, Žcrit ƒvelyne Thoizet, Ç se manifeste dans la filiation, la chair et le sang, le nom et le signe, les parents, la fratrie et les a•eux [É] È4, car en amont de soi, il y a toujours dÕautres tres, dont la mŽmoire constitue, traverse et atteint le sujet. Caisse de rŽsonance particulirement sensible aux vibrations qui la traversent, la famille fait parvenir, en sourdine ou en Žclats, les remuements gŽnŽalogiques. Porteuse dÕune longue et lourde mŽmoire, tŽmoin des temps originaires, dont Ç les souffrances passent clandestinement dÕune gŽnŽration ˆ une autre [É] È5, elle sÕoffre en chambre dՎchos aux dŽsastres du monde. Sur elle se greffe : la mŽmoire collective, laquelle porte toujours traces des souvenirs de guerres, de grands Žvnements [qui] sÕouvre ˆ une mŽmoire plus vaste et ancestrale encore, plus confuse aussi, une mŽmoire toute pŽtrie de mythes. [É] au-delˆ encore, ˆ la limite de lÕoubli, bŽe une mŽmoire mystŽrieuse, immŽmoriale, celle des origines.6

1

Egle BECCHI, Ç Le XXe sicle È, Histoire de lÕenfance en Occident. 2. Du XVIIIe sicle ˆ nos jours (1996), Egle Becchi et Julia Dominique (dir.), Paris, ƒditions du Seuil, Coll. Points/histoire, 1998, p.430. 2 Jean-Philippe DUBOIS, Ç Incarnation et identificationÈ, PassŽ prŽsent. Dialoguer avec J.-B. Pontalis, Pontalis J.-B. et al., Paris, Presses Universitaires de France, coll. Petite Bibliothque de Psychanalyse, 2007, p.106. 3 Ibid. 4 ƒvelyne THOIZET, Ç Sylvie Germain, Žclats dÕenfance È, Cahier Robinson, op. cit., p.6. 5 Ç Entretien avec Sylvie Germain È, Roman 20-50, op. cit., p.111. 6 Sylvie GERMAIN, Ç Entretien avec Sylvie GERMAIN È, rŽalisŽ par Bruno Carbone, Jean-Pierre Foullonneau, Odile Nublat, Xavier Person, La Plaquette Sylvie Germain, La Rochelle, Office du Livre en Poitou Charente, Bibliothque Municipale de La Rochelle, 1994, p.14.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

Les histoires familiales ont toujours ˆ voir avec lÕhistoire collective qui assume sa Ç filiation avec les lignŽes mythiques et tragiques È1. Parcourir les territoires de lÕenfance nous amne ˆ entendre les Žchos dÕun monde originel qui met en scne des ŽvŽnements ˆ travers des rŽcits Ç extravagants et magnifiques qui en appellent ˆ notre imagination È et nous disent de cette faon Ç quelque chose dÕessentiel du rŽel È2. AncrŽ dans une zone obscure de notre inconscient, le mythe rŽgit une lecture du monde et facilite, selon Jean Bollack, un Ç retour ˆ la case dŽpart, la possibilitŽ de recommencer ˆ zŽro hors intertextualitŽ, hors rŽflexion. È3

La matire qui sÕoffre ainsi dans une virginitŽ retrouvŽe sÕavre particulirement fŽconde pour Žclairer les arcanes dÕune naissance de lÕinconscient. Elle peut aisŽment prendre en charge et exprimer les situations de violence humaine et universelle sous ses aspects les plus ŽlŽmentaires et les plus brutaux. La romancire nous invite ˆ une progression qui favorise le passage dÕune mythologie prŽÏdipienne, marquŽe par une violence primitive, dont le meurtre ne constitue quÕune forme particulire de la violence relationnelle sous-jacente, exercŽe par le pre ou la mre sur le fils ou la fille, le frre sur le frre ou la sÏur É, ˆ un imaginaire plus ŽlaborŽ. Comme la gense de lÕHumanitŽ, ou celle de lÕindividu, lÕÏuvre germanienne parle dÕun temps o la violence des rapports familiaux nÕest pas encore limitŽe par un cadre et une configuration symbolique qui assurerait, selon Pierre LŽvy-Soussan, le passage Ç de lÕindividuel ˆ des valeurs universelles, du vivant ˆ lÕhomme, de lՐtre humain ˆ lՐtre social inscrit dans une filiation È4 pour permettre ˆ lÕindividu de Ç dŽpasser sa condition de nature et de le lŽgitimer comme un tre appartenant ˆ lÕhumanitŽ È5. Nous envisageons ce cheminement comme celui qui nous mnerait de lÕAncien au Nouveau Testament, si nous privilŽgions la lecture biblique, ou du monde archa•que proto-Ïdipien au primat Ïdipien, selon une lecture psychanalytique. Dans un dŽroulement qui peut para”tre des plus simples, ce sont ces marches que nous nous proposons de gravir ˆ partir de lÕexploration approfondie des diffŽrentes figures familiales protŽiformes qui participent de lÕhŽritage familial que cite Sylvie Germain : Ç [É] pre, mre, fratrie, etc. [qui] vont jouer dans

1

Dominique VIART, Bruno VERCIER (2005) La LittŽrature franaise au prŽsent. HŽritage, modernitŽ, mutations, (en collaboration avec Franck Evrard), 2me Ždition augmentŽe, Paris, Bordas, 2008, p. 101. 2 ƒmission Hors-Champs, op. cit. 3 Jean BOLLACK, Ç Mythe et littŽrature È, Les Cahiers de la Villa Gillet, Lyon, CircŽ, n¡10, novembre 1999, p.7. 4 Pierre LEVY-SOUSSAN, Ç Travail de filiation et adoption È, Revue Franaise de Psychanalyse, Tome LXVI, janvier-mars 2002, p.45. 5 Pierre LEVY-SOUSSAN, Ibid.

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lՎlaboration dÕune fiction È1 que lՎcrivain vit et transcrit Ç avec un peu plus de force ou dÕacuitŽ que les autres membres de la fratrie [É].È2 En ce long voyage au cÏur de lÕunivers familial, nous parcourrons ainsi, dans chaque chapitre et selon une mme logique Žvolutive, les strates successives des fondations qui structurent la naissance du sujet et lՎmergence de la dŽlicate et prŽcieuse relation ˆ lÕAutre. Les Žtapes, ou les cercles quÕil sÕagit de franchir, dŽlimitent un parcours semŽ dÕembžches pour progresser des temps mythiques immŽmoriaux au cheminement vers la rŽconciliation et la rencontre dÕautrui, qui constituent, ainsi que le suggre Marie-HŽlne Boblet, Ç une forme de lÕesprit et une modalitŽ du travail de la psychŽ. È3 Nous serons confrontŽs ˆ lÕamplitude des fantasmes originaires qui sÕexpriment dans lÕemprise, sՎnoncent en tornade ou en inquiŽtant silence. Les dŽmences de lÕinfanticide, de la dŽvoration ou de lÕinceste, nÕoffrent aucune prise ˆ lÕinterdit mais laissent cependant pointer ˆ lÕhorizon le temps de lÕavnement du sujet ou dÕune humanitŽ o la rŽparation et la rŽconciliation peuvent sÕaccomplir. Le lieu dÕun discours organisŽ, o la loi et la foi se donnent comme sens et origine de sens, permet la naissance du sujet et du prochain. LՎnoncŽ classique homo homini lupus, se voit, Žcrit J.-B. Pontalis, Ç contrebalancer [par] la confiance Žgalement sans cesse rŽaffirmŽe, dans la t‰che civilisatrice indŽfinie visant ˆ rŽprimer, ˆ dompter lÕ " hostilitŽ primaire ", ˆ ma”triser lÕanimalitŽ humaine È4. Sylvie Germain dŽcrit cette expŽrience au cours de laquelle lÕobscuritŽ originelle, individuelle et collective, se dissout dans la rencontre du visage dÕautrui.

CÕest parfois dans le silence dÕune Ç attente

habitŽe È5 que lÕadulte, par delˆ les deuils et les rŽpŽtitions mortifres, tisse de nouveaux liens avec sa propre mŽmoire. Alors, rŽtabli dans sa libertŽ crŽatrice, il peut faire rŽcit de son enfance avant de se faire passeur sur le sentier de la rencontre et de la responsabilitŽ humaine.

1

Ç Entretien avec Sylvie Germain È, Roman 20-50, op. cit., p.111. Ibid. 3 Marie-HŽlne BOBLET, Ç Pour une poŽtique de la mŽmoire. Discussion È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.240. 4 J-B. PONTALIS, Le Mal, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1988, p.8-9. 5 Pascal SEVEZ, Ç Ë lÕAube lazarŽenne du XXIe sicle È, Recherches de Science Religieuse, tome 90, 2002, p.51. 2

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III Ð MŽthodologie

III-1 Le choix dÕun corpus

Comme Pascal Quignard, dont Bruno Blanckeman dit quÕil est polygraphe, Sylvie Germain prŽsente une Ïuvre littŽraire marquŽe par lÕampleur et la diversitŽ de ses approches littŽraire, philosophique, thŽologique ou esthŽtique, qui tissent entre elles des Žchos qui rŽsonnent de page en page. Dominique Viart caractŽrise la fiction contemporaine comme la possibilitŽ de Ç penser en liaison des

disciplines

souvent

devenues

trop

spŽcialisŽes

pour

se

rencontrer

aisŽment È1 et dÕincarner ainsi des questionnements hors de la conceptualisation philosophique qui souhaite tous les englober. Dense et hŽtŽroclite, lÕÏuvre de Sylvie Germain fait se c™toyer des romans, des rŽcits, des recueils de poŽsies, des nouvelles, des biographies et des essais. Ce corpus surprenant se laisse traverser par le travail poŽtique et emprunte les saveurs de mŽditations spirituelles ou philosophiques. Les formats des ouvrages se transforment au grŽ des collections, invitant nos mains ˆ une saisie sensorielle renouvelŽe, les collaborations avec des photographes ou des calligraphes sollicitent un nouveau regard pour dŽcouvrir une esthŽtique qui puise ˆ lÕharmonie dÕune rencontre rŽussie. LorsquÕelle propose une biographie dÕEtty Hillesum, lÕauteur parle de Ç bio-rŽsonance È, cÕest-ˆ-dire dÕune Ç tentative de faire tinter la voix si singulire, exceptionnelle, de cette jeune femme [É] È (EH, 15) ; lorsquÕelle se penche sur une Ïuvre picturale ou photographique, elle offre au lecteur des Ç promenades fraternelles et rveuses È. Son Žcriture se nourrit dÕautres Ïuvres,

non

pour

en

proposer

un

commentaire,

historiquement

et

artistiquement renseignŽ, mais pour Ç laisser le texte investir la toile, y rver sa prŽsence È2 et offrir un parcours sensible dans une Žpoque, une couleur, une ville ou un paysage. De nombreux textes contribuent au faonnement dÕune Žcriture qui Žchappe aux catŽgories littŽraires fixes, tant lՎcrivain multiplie les Žcrits de circonstances et rŽpond ˆ de nombreuses sollicitations. De quelques lignes dÕentretien dans un magazine, ˆ un article dans un mensuel, en passant par des chroniques hebdomadaires, des prŽsentations de rŽtrospectives ou de spectacles, des participations ˆ des manifestations culturelles, ˆ des colloques ou ˆ des cŽlŽbrationsÉ les dŽambulations littŽraires de Sylvie Germain sont multiples et surprenantes, arrivant lˆ o nous ne nous attendons pas toujours ˆ les voir surgir, souvent au hasard dÕune lecture ou dÕune navigation, laissant

1 2

Dominique VIART, Bruno VERCIER, op. cit., p. 283. Ibid., p. 288.

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lÕacte littŽraire ouvert. Ses affinitŽs, ses gožts et ses croyances amnent des maisons dՎditions ˆ solliciter la romancire pour prŽfacer, ou postfacer, des biographies, des recueils de pomes, de photographies ou de lithographies ou pour collaborer ˆ des ouvrages collectifs. Par ailleurs, forte de ses engagements, elle a contribuŽ ˆ des ouvrages aux tirages confidentiels pour dŽfendre une cause telle que le logement humanitaire par exemple1.

Nous avons fait le choix de prendre en compte, fžt-ce de faon parcimonieuse si cela sÕavŽrait nŽcessaire ˆ notre recherche, une grande partie de ces productions qui soulignent la coexistence chez leur auteur de lÕimpŽrieuse nŽcessitŽ de lՎcriture2 et Ç la terreur È3 de son tarissement. Se limiter ˆ lÕÏuvre romanesque nous semblait initialement plus judicieux et plus avantageux, car cela limitait considŽrablement un matŽriau dŽjˆ important. Or, plus nous progressions dans nos lectures, plus nous gravitions autour de notre interrogation, plus nous mesurions les correspondances et les passerelles qui nous invitaient ˆ mieux comprendre ce qui peut modeler une faon de concevoir et de vivre le monde. Aussi avons-nous optŽ pour un travail qui prenait appui sur lÕensemble du corpus germanien, tant les frontires entre les essais et les romans, les articles et les prŽfaces, sont poreuses et susceptibles dՐtre traversŽs par la thŽmatique de lÕenfance, pour laisser quelquefois dÕinfimes traces de son passage. De plus, nous connaissons lÕattention que Sylvie Germain porte ˆ lÕapprofondissement dÕune Ç question plurielle en son unicitŽ È qui est appelŽe ˆ tre Ç vouŽe ˆ lÕinfini de lՎcho È (PV, 6). Ne nous leurrons pas cependant, les foisonnements ne sont pas toujours fŽconds et tous les ouvrages ne donneront pas lieu ˆ une analyse dŽtaillŽe ou ˆ une frŽquente sollicitation. Les romans seront plus souvent ŽvoquŽs que les essais, parfois mme un Žpisode sera cernŽ sous diffŽrents angles au grŽ de notre dŽveloppement et de la progression des chapitres. Nous irons souvent ˆ lՎlŽmentaire ce qui, pour le regrettŽ Lucien Jerphagnon, ne signifiait aucunement le nŽgligŽ ou le rel‰chŽ, mais visait ˆ ramener ˆ lÕessentiel pour ne pas se perdre dans un foisonnement de donnŽes hŽtŽroclites.

Nous serons en revanche attentive ˆ lÕutilisation des matŽriaux contemporains qui livrent sur la toile des dŽclarations ou des entretiens de ou avec lÕauteur, dont il nÕest pas toujours possible de vŽrifier la validitŽ. En effet, les rencontres occasionnelles lors dÕune confŽrence, dÕun anniversaire ou dÕun colloque peuvent

1

Sylvie GERMAIN, Alain REMOND, Habitat et humanisme, le monde est notre maison, Caluire et Cuire, Habitat et Humanisme, 2005. 2 Ç Entretien avec Sylvie GERMAIN È, La Plaquette Sylvie Germain, op. cit. 3 Pascale TISON, op. cit., p.66.

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donner lieu ˆ un tŽlŽchargement nullement rŽfŽrencŽ au cours duquel lÕauteur sÕexprime sur des thŽmatiques aussi variŽes que ses mŽthodes de travail, le principe crŽatif, la religion ou des thmes dÕactualitŽ. De mme, suite ˆ lՎtude de Rosa Galli Pellegrini, nous opŽrerons une distinction entre les rapides rŽponses orales et les rŽponses Žcrites faites aux questionnaires ou aux courriels qui Ç sont en gŽnŽral plus longues et plus articulŽes dans leur contenu È1. Il nÕen demeure pas moins que la prolifŽration des commentaires ou extraits de correspondance, crŽe une certaine perplexitŽ quant ˆ leur validitŽ. Enfin, nous savons que le brouillon mental joue un r™le important dans lՎlaboration dÕune Ïuvre. Sylvie Germain lÕa maintes fois prŽcisŽ, la force de lÕimage2 et la puissance des rves indiquent que tout ne se passe pas sur papier. Nous ne possŽdons que les ŽlŽments que veut bien nous donner la romancire sur la gense de ses textes et ne possŽdons aucune trace Žcrite pour approfondir cet aspect. Notre recherche ne pourra sÕappuyer sur aucun travail de collecte dÕarchives, de brouillons dŽnichŽs, donnŽs ou volŽs. Aussi, il ne sÕagit pas de mettre ˆ jour les variations possibles autour dÕun schme narratif qui attestent du travail du crŽateur, ni de guetter les retours, les bifurcations, les ratures ou les premiers jets lumineux. Nous nous contenterons du travail achevŽ qui nous est donnŽ ˆ lire dans sa forme finale de lՎdition de lÕÏuvre. III-2 O sՎnoncent les prŽcautions

Travailler sur un auteur de la littŽrature de lÕextrme contemporain soulve la question du manque de recul que nous pourrions avoir face ˆ une Ïuvre qui ne cesse de cro”tre. Le mouvement et la constante progression travaillent lÕÏuvre germanienne qui sՎtoffe livre aprs livre, annŽe aprs annŽe, pour un auteur ˆ production Žditoriale fŽconde. Cette dernire Žchappe ˆ la synthse et ne peut sÕapprŽhender comme une pensŽe dŽvoilŽe susceptible de ne plus Žvoluer. Le filtrage ou Ç la dŽcantation du temps È nÕont pas encore su sŽparer judicieusement les composantes dÕune Ïuvre ni les dŽgager des champs Ç sŽparŽs de la critique et de la crŽation È3. Certes, la proximitŽ de notre objet dՎtude ne facilite pas le dŽgagement des dŽbats qui agitent les scnes politique, sociale et culturelle contemporaines, cependant Michle Touret souligne que Ç la 1

Rosa GALLI PELLEGRINI, Ç Pour une histoire littŽraire du contemporain : les "entretiens dÕauteurs" È, LÕHistoire littŽraire ˆ lÕaube du XXIe sicle : controverses et consensus, Actes du colloque de Strasbourg (12-17 mai 2003) rŽunis par Luc Fraisse, Paris, PUF, 2005, p.673. 2 Elle se rapproche en cela dÕAndrŽe ChŽdid qui disait Ç Quand je commence un livre, ce nÕest toutefois pas une idŽe qui mÕentra”ne, mais plut™t une image. È, LÕOrient intŽrieur, Kalya, Casablanca, fŽvrier 1986. 3 Dominique VIART, Ç Filiations littŽraires È, Dominique Viart, Jan Baetens (textes rŽunis par), ƒcritures contemporaines. 2. ƒtat du roman contemporain. Actes du colloque de Calaceite, Fondation Noesis (6-13 juillet 1996), Ç La Revue des lettres modernes È, Paris-Caen, Minard, 1999, p.115.

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comprŽhension des pŽriodes trs rŽcentes pose les mmes problmes que celles des pŽriodes passŽes ; ils sont seulement plus visibles È1. Nous rejoignons en cela la conception dÕAntoine Compagnon pour lequel il sÕagit dÕun Ç exercice comme un autre È2. De plus, Žtudier lÕÏuvre dÕune auteure qui fait partie du paysage littŽraire franais depuis plus de trente ans, permet, ainsi que le note CŽcile Narjoux, Ç de saisir autant certains aspects remarquables de son Žvolution que dÕen dŽgager les constantes È3. Il est certain cependant que nous devons prendre en compte que notre travail se donne ˆ lire alors que la rŽflexion et la production de Sylvie Germain sՎtoffent et sont susceptibles dÕinflŽchir notre hypothse de travail, pourtant, nous nous voyons contrainte dÕarrter notre Žtude aux parutions de 2012. Par ailleurs, alors que nous mettons un point final, ou plus exactement des points de suspension ˆ ce travail, lÕorganisation de deux colloques importants4 narguent notre curiositŽ et irritent notre principe de rŽalitŽ.

Notre recherche nous amne ˆ convoquer frŽquemment la notion dÕenfance, or, comme le signale Alain Schaffner5, la dŽlimitation de lÕenfance est complexe, elle ne peut se laisser circonscrire aisŽment dans un Ç lieu chronologique, ni quelque chose comme un ‰ge ou un Žtat psychosomatique, quÕune psychologie ou une palŽoanthropologie pourraient construire comme fait humain indŽpendant du langage È6. Certes, nous pourrions nous rŽsigner ˆ la sŽcheresse lexicographique du Grand Robert, dont la dŽfinition toute dŽsincarnŽe procure au moins un point de dŽpart provisoire pour notre impatience dŽfinitionnelle. Ë dŽfaut, lÕenfant existe au moins nichŽ dans des modles quÕon lui demande dÕoccuper, variable selon les Žpoques, les cultures et les individus. Marie-JosŽe Chombart de Lauwe, dans son ouvrage de rŽfŽrence sur lÕenfance, rappelle que ses reprŽsentations pourraient constituer un excellent test projectif du systme de valeurs et des aspirations dÕune sociŽtŽ : Ç celle de lÕenfant a lÕavantage de concerner le passŽ de chacun, son futur dans sa descendance, et lÕavenir de chaque groupe

1

Michle TOURET, Francine DUGAST-PORTES (dir.), Le Temps des lettres, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001, p.10. 2 Antoine COMPAGNON, Ç XXe sicle È, La LittŽrature franaise : dynamique & histoire II, Jean-Yves TadiŽ (dir.), Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2007, p.545. 3 CŽcile NARJOUX et Jacques D†RRENMATT, Ç En mouvement dՎcriture È : lÕÏuvre de Sylvie Germain au tournant du sicle È, La Langue de Sylvie Germain "En mouvement dՎcriture", op. cit, p.10. 4 Les 7es Rencontres de Chaminadour du 27 au 30 septembre 2012 sont consacrŽes ˆ Sylvie Germain, de plus, lÕIMEC en partenariat avec lÕUniversitŽ de Caen Basse-Normandie organise un Colloque LÕInexpliquŽ dans lÕÏuvre de Sylvie Germain : mystre, fantastique, merveilleux le 18 et 19 octobre 2012 ˆ lÕAbbaye dÕArdenne. 5 Alain SCHAFFNER, Ç ƒcrire lÕenfance È, LÕére du rŽcit dÕenfance (en France depuis 1870), Alain Schaffner (dir.), Arras, Artois Presses UniversitŽ, coll. ƒtudes littŽraires, 2005. 6 Giorgio AGAMBEN, Enfance et histoire. Destruction de lÕexpŽrience et origine de lÕhistoire, traduit de lÕitalien par Yves Hersant, Paris, Petite Bibliothque Payot, 2000, p.9.

29

CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

humain È1. Nous le savons pourtant, lÕenfance nÕa pas dՉge. Pour les biographes ou les romanciers, la rŽponse ne tient pas plus ˆ lÕarrivŽe de la parole, ni aux sept ans de lՉge dit Ç de raison È, ni ˆ la pubertŽ. IndŽpendance pour les uns, entrŽe dans le monde pour dÕautres, la notion dÕenfance ne se satisfait pas de lՎdification de bornes qui signaleraient son commencement et sa fin et dŽlimiteraient la frontire ˆ franchir pour passer Ç du chaos miraculeux de lÕenfance ˆ lÕordre fŽroce de la virilitŽ È2. Pour Anne Chevalier, les limites de lÕenfance se dŽfiniraient individuellement Ç par le constat dÕun changement qui articule le plus souvent ˆ un repre extŽrieur, une borne de sŽparation, constat qui se fait toujours aprs. È3 En cela, nous retrouvons son achvement causŽ par lÕirruption dÕun ŽvŽnement marquant, le plus souvent traumatique chez Sylvie Germain, qui fait coupure et Žjecte lÕenfant dÕun environnement en bouleversant son approche dÕun monde qui perd de sa familiaritŽ et de sa joyeuse insouciance. La fin de lÕenfance serait la perte de lÕambigu•tŽ de son statut que Jacques Poirier dŽcrit comme existant Ç rarement pour elle-mme È et qui est Ç vŽcue dans lÕignorance de ce qu[i] devait advenir [É]. È4 Ainsi, notre approche prendra appui sur des notions de temporalitŽ, diffŽrenciŽes par ƒmilie Brire, qui renvoient dÕune part, ˆ une durŽe dÕun principe de vie dÕun sujet, scandŽe par des Žpoques ou des pŽriodes dŽlimitŽes, et, dÕautre part, ˆ une inscription temporelle qui dŽpasse la vie dÕun individu en introduisant lÕidŽe de succession des gŽnŽrations au sein dÕune histoire familiale et qui implique quÕÇ un individu reste lÕenfant de ses parents ˆ tout ‰ge È5 et quÕil Ç ne peut se percevoir en enfant quÕen regardant ses a•euls. Ds lors quÕil se tourne et pose son regard sur sa descendance, son r™le se dŽplace, dÕenfant il devient ˆ son tour a•eul È6. Enfin, la figure discursive extrmement signifiante de lÕenfant permet de dŽpasser la notion mme de temporalitŽ en introduisant ce qui serait la caractŽristique dÕune posture existentielle pour des personnages qui conservent ce que Sylvie Germain nomme lÕesprit dÕenfance. Ces prŽcautions Žtant prises, nous pouvons dorŽnavant faire part de lÕhorizon rŽfŽrentiel qui guidera notre lecture.

1

Marie-JosŽe CHOMBART DE LAUWE, Un monde autre : lÕenfance. De ses reprŽsentations ˆ son mythe, Paris, Payot, 1971. 2 Michel LEIRIS (1939), LÕåge dÕhomme, Paris, Gallimard, coll. Folio, p.42. 3 Anne CHEVALIER, Ç Espaces et enfances : les architectures du songe È, LÕére du rŽcit dÕenfance, op. cit., p.289. 4 Jacques POIRIER, Ç Je me souviens de mon cartable : sur Graveurs dÕenfance de RŽgine Detambel È, È, LÕére du rŽcit dÕenfance, ibid. p.231. 5 ƒmilie BRIéRE, Ç Sans passŽ, quel avenir ? Les enfants de Poisson dÕor È, Cahiers Robinson Ç Le ClŽzio aux lisires de lÕenfance È, n¡23, 2008, p.110. 6 Ibid., p.116.

30

CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

III-3 Un horizon rŽfŽrentiel

Il existe plusieurs faons de lire un texte. Sans aucun doute, plusieurs facettes dÕun mme ouvrage se dŽvoilent et ouvrent ainsi la voie aux explorations diverses et aux enchevtrements de lectures qui nous constituent. Sylve Germain sait que toute Ïuvre se prte ˆ lÕinterprŽtation et ˆ de multiples lectures. Le travail que nous entamons se situe au croisement de plusieurs savoirs : littŽrature, thŽologie, mythologie, philosophieÉ tant lÕÏuvre de Sylvie Germain propose des lectures variŽes et complŽmentaires. Sans prŽtendre avoir les compŽtences et connaissances requises pour les approfondir tous, nous pensons que ces derniers ne sont pas sŽparŽs par des parois Žtanches et infranchissables, mais que des correspondances existent entre eux. Si nous ne dŽlaissons pas ces diverses perspectives que nous ferons dialoguer entre elles pour constituer autant de points dÕappui pour lÕanalyse des Ïuvres, nous ne souhaitons pas cependant proposer un Žcrit patchwork qui deviendrait vite une composition illisible. Notre recherche doit beaucoup aux travaux de BŽnŽdicte Lanot qui a consacrŽ la premire thse ˆ Sylvie Germain, ˆ la croisŽe de la littŽrature et des sciences humaines, en proposant une lecture des images romanesques qui trouvent Ç leur puissance, et leur mobilitŽ particulire des liens quÕelles entretiennent avec lÕinconscient È1. En prolongeant rŽgulirement sa rŽflexion sur la rŽcurrence des mythmes bibliques2 dans lÕÏuvre de Sylvie Germain, BŽnŽdicte Lanot offre une lecture psychanalytique et Žthique qui est, selon elle, en mesure Ç dՎclairer le fait littŽraire, dՎclairer le dŽsir du sujet et/ou le sujet de dŽsir tel quÕil sՎpanouit dans la crŽation littŽraire, poŽtique, et fictionnelle È 3. Notre sujet, avec ses rŽfŽrences multiples ˆ lÕinfantile, ˆ lÕenfant, ˆ la parentalitŽ et ˆ la mŽmoireÉ qui fournissent matire aux recherches et dŽbats thŽoriques, est ˆ mme dÕinterpeller la lecture psychanalytique. Il para”t difficile effectivement de solliciter lÕenfance sans prendre en compte la recherche en

sciences

humaines

qui

est

devenue

une

sorte

Ç dÕarrire-plan È 4

incontournable. Ce Ç p™le de lecture È que dŽveloppe Pierre Bayard5, fait entendre la part de subjectivitŽ, mais Žgalement lÕinscription historique dÕune Ïuvre littŽraire, qui, ˆ lÕintŽrieur dÕun systme culturel, parle des ses Ç modles 1

BŽnŽdicte LEMOINE-LANOT, LÕUnivers romanesque de Sylvie Germain : lÕimaginaire Žthique, Thse de Doctorat de lÕUniversitŽ de Caen, spŽcialitŽ : Langue et LittŽrature franaises, directeur de thse Alain Goulet, 2001 2 BŽnŽdicte LANOT, Ç Le Complexe dÕIsaac È, LÕEnfant dans lÕÏuvre romanesque de Sylvie Germain, Colloque du 26 et 27 mai 2005, UniversitŽ dÕArtois. 3 BŽnŽdicte LEMOINE-LANOT, LÕUnivers romanesque de Sylvie Germain : lÕimaginaire Žthique, Thse de Doctorat de lÕUniversitŽ de Caen, spŽcialitŽ : Langue et LittŽrature franaises, directeur de thse Alain Goulet, 2001 4 Francine DUGAST PORTES, Le RŽcit dÕenfance et ses modles, Anne Chevalier, Carole Dornier (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2003, p.278. 5 Pierre BAYARD, Peut-on appliquer la littŽrature ˆ la psychanalyse ?, Paris, ƒditions de Minuit, 2004.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

thŽoriques È1 et produit, rŽsume BŽnŽdicte Lanot, Ç une vŽritŽ qui la dŽpasse, la transcende et quÕelle offre aux hommes de son temps pour quÕils vivent de ces modles existentiels [É].È2 Comme le rappelle Anne Chevalier, le modle psychanalytique, inaugurŽ par Freud, aprs avoir Ç pŽnŽtrŽ lÕensemble des couches un peu lettrŽes de la population dans lÕaprs-guerreÈ 3 a fait son entrŽe en littŽrature comme la linguistique quelques dŽcennies plus tard sous lÕinfluence du courant formaliste et lacanien. Les romanciers contemporains, quand ils se penchent sur lÕenfance, restent fortement dŽpendants des modles littŽraires antŽrieurs tout autant que de lՎvolution des connaissances et des modles thŽoriques. Sylvie Germain au cours dÕun colloque a reconnu quÕelle a Ç une petite idŽe de lÕÏuvre et de la pensŽe de Jung [É] lu quelques livres de Freud, sans vraiment approfondir. CÕest la lecture superficielle quÕon a tous ds quÕon fait un peu dՎtudes. A partir de lˆ, je tricote en sautant des mailles, beaucoup de mailles. È4 Auteur ˆ rves, comme aime ˆ se dŽfinir HŽlne Cixous5, la gense de lÕÏuvre de Sylvie Germain puise ˆ lՎmergence dÕune image produite par Ç fabrique des rves nocturnes È6 ou ˆ sa survenue diurne, parfois banale, souvent obsŽdante. Les songes, qui poursuivent leur cheminement jusque dans les livres, sÕoffrent comme un Ç mode de connaissance intŽressant È de lÕordre dÕun Ç choc ou [dÕ]une rŽvŽlation È7 qui sollicite les sens et suscite une Ç levŽe dÕimages en mme temps que la mŽmoire sՎveille È8. Ë partir de matŽriaux rŽcoltŽs, dŽlaissŽs, oubliŽs et finalement sŽdimentŽs, la pensŽe se met alors en mouvement pour satisfaire lÕattente de la mise en mots et de mise en forme dÕune mŽmoire enfouie afin de dŽpasser le simple phŽnomne de la sollicitation sensorielle. Sylvie Germain compare lՎcrivain aux Ç chineurs qui font les poubelles È9, cet acte apparemment dŽgradŽ permet de ramasser ce qui paraissait perdu. CÕest avec ces rŽsidus jetŽs comme autant de Ç morceaux de

1

Pierre BAYARD, Ç Lire Freud avec Proust È, Revue Franaise de Psychanalyse, Ç Marcel Proust visiteurs des Psychanalystes È, Paris, PUF, 2, tome LXIII, avril-juin 1999, p.406. 2 BŽnŽdicte LANOT, Ç Reconstruire, dit-elle. Les reprŽsentations du dŽsir et du manque (Žtude comparŽe du Ravissement de Lol V. Stein et de Magnus, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.275. 3 Anne CHEVALIER, Ç La Vogue du rŽcit dÕenfance dans la seconde moitiŽ du XXe sicle È, Le RŽcit dÕenfance et ses modles, op. cit., p. 197. 4 Sylvie GERMAIN, Ç Discussion È, Roman 20-50, op. cit., p.111. 5 HŽlne CIXOUS, Radio Libre, Žmission animŽe par Ali Badou, Radio France, France Culture, 16 janvier 2010. 6 Voir lՎmission Sylvie Germain de Lo•c Jourdain, La Cinquime, MK2 TV, 2000 et entendre la sŽrie dՎmissions A voix nue dÕAnice ClŽment sur Sylvie Germain, France Culture, 2003. 7 Ç Magnus È, entretien avec Pauline FEUILLåTRE, Topo livres, Ç RentrŽe littŽraire 2005 È, n¡18, septembre 2005, p.42. 8 Pascale TISON, Ç Sylvie Germain : lÕobsession du mal È, Le Magazine LittŽraire, mars 1991, p.64. 9 ƒmission Hors-Champs, op. cit.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

ce quÕon nÕa pas rŽussi ˆ consommer en totalitŽ È1, Ç que le monde È, pour Jacques

Derrida,

peut

tre

rvŽ

et

reconstruit. È2.

CÕest

par

Ç les

mŽtamorphoses de la matire È3 que Sylvie Germain transmute la Ç matire brute en matire sublimŽe [sur laquelle] on Žcrit È4. En signalant que Ç Tout cela se

fait

dans

lÕinconscient È,

lÕauteure

Ç donne

une

totale

confiance

ˆ

5

lÕinconscient. Parce que lÕinconscient est phŽnomŽnalement structurŽ È . Le travail de rve ainsi que lՎcriture dÕun livre font appel aux mmes Ç sources multiples, actuelles et passŽes, cela rŽpond ˆ des intentions pas toujours convergentes, cela suppose la permanence et lÕinsistance dÕun dŽsir venu de trs loin. È6. Cette progression, sans logique apparente, sans projet prŽcis et sans plan, qui Žvolue selon une image forte qui habite, taraude, et attend son heure pour prendre corps en suivant le principe de lÕassociation libre, par laquelle Freud invitait ses patients ˆ laisser venir ses pensŽes ou ses images, mme les plus inconvenantes ou les plus saugrenues, participe du mme cheminement. LÕimage, Ç comme hallucination de lÕobjet du dŽsir est la premire forme de lÕexpŽrience de lÕenfant avant la parole È7, elle avance sans rien conna”tre de sa destination ni des chemins ˆ emprunter. Le rapprochement entre ces deux aventures de la parole humaine, que sont la littŽrature et la psychanalyse, jouent, pour Sylvie Germain, Ç avec les mmes matŽriaux : lÕinconscient et le langage È8.

Aussi, au-delˆ de tout tableau clinique et loin des traitŽs de

psychanalyse et dÕanthropologie, la romancire explore, avec une remarquable finesse, les fondements dÕun univers pour dire, comme les mythes, des vŽritŽs autrement indicibles. Aprs avoir rappelŽ le lien entre lÕimagination crŽatrice et le rve, Sigmund Freud avait bien ajoutŽ que : les Žcrivains sont de prŽcieux alliŽs et il faut placer bien haut leur tŽmoignage car ils connaissent dÕordinaire une foule de choses entre le ciel et la terre dont notre sagesse dՎcole nÕa pas encore la moindre idŽe. Ils nous devancent de beaucoup, nous autres hommes ordinaires, notamment en matire de psychologie, parce quÕils puisent lˆ ˆ des sources que nous nÕavons pas encore explorŽes pour la science.9

1

J.-B. PONTALIS, Ç RŽponse ˆ Jacques AndrŽ È, PassŽ prŽsent. Dialoguer avec J.-B. Pontalis, Pontalis J.-B. et al., Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de Psychanalyse, 2007, p.29. 2 Pierre FƒDIDA (1978), chapitre VIII Ç LÕobjeu È. Objet, jeu et enfance. LÕespace psychothŽrapeutique È, LÕAbsence, Paris, Gallimard, coll. Folio essais n¡ 458, 2005 p.143. 3 ƒmission Hors-Champs, op. cit. 4 Ibid. 5 Sylvie GERMAIN, ƒmission For IntŽrieur dÕOlivier Germain-Thomas, avec Sylvie Germain pour la sortie de Magnus, 3 juillet 2005, rediffusŽe le 6 aožt 2006. 6 J.-B. PONTALIS, Ç LÕattrait des oiseaux È, Perdre de vue, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, n¡351, 1988, p.299-333. Texte initialement publiŽ, prŽface ˆ Sigmund Freud, Un souvenir dÕenfance de LŽonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1987, p.299. 7 J.-B. PONTALIS, Ç Limbes et passages È, Le Magazine LittŽraire, n¡389, juillet aožt 2000, p.100. 8 Sylvie GERMAIN, Ç Cryptes et fant™mes. Discussion È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.261. 9 Sigmund FREUD, Le DŽlire et les rves dans la Gravida de W. Jensen (1907), trad. fran. P. Arbex et R.M Zeitlin, Paris, Gallimard, 1986.

33

CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

Si la confrontation de deux disciplines est toujours stimulante et permet dÕentrevoir

des

perspectives

nouvelles,

elle

ne

doit

pas

conduire

au

rŽductionnisme, sous prŽtexte de faire travailler les modles de lÕune pour reformuler la thŽorie de lÕautre. LÕusage de la psychanalyse, comme outil de lecture, nÕest pas celle dÕune institution sociale quelquefois ŽvoquŽe avec une vŽnŽration quasi religieuse. Nous souhaitons laisser un champ suffisamment souple ˆ notre approche qui se veut non dogmatique. Elle peut comporter quelques travers que nous Žvoquerons afin de mieux les Žviter. Le premier rŽsiderait dans la terminologie dont la frŽquente utilisation produirait une lente Žrosion. Trop usitŽ, le lexique psychanalytique peut se trouver vidŽ de sens : lÕexpression Ç faire son deuil È est entrŽe dans le langage courant, tout enfant Ç fait son Îdipe È, alors que Ç Le Nom du Pre È est appelŽ en renfort par tous les donneurs de leon face ˆ une mre forcŽment Ç fusionnelle È. Ces concepts et ce vocabulaire qui font partie de notre patrimoine intellectuel, alors quÕils ont parfois Ç cessŽ pour tout ou partie de nous satisfaire È, se glissent comme Ç une couche verbale supplŽmentaire et parfaitement superflue entre nos explications dŽfaillantes et notre ignorance. È1 Nous conserverons donc en mŽmoire la prudence de J-B Pontalis2, co-auteur du Vocabulaire de la Psychanalyse3 qui, tout en reconnaissant la nŽcessaire conceptualisation, se mŽfie de la Ç tyrannie du concept È qui risque dՎriger une Ç cl™ture È. De plus, notre travail nÕa pas pour visŽe de marcher dans les pas de Charles Mauron pour dŽcouvrir la dimension inconsciente dÕune Ïuvre et le Ç mythe personnel È de lՎcrivain ˆ travers les manifestations hŽtŽroclites de son Ïuvre et les comparaisons entre des instances aussi divergentes quÕun personnage et un Žcrivain. LÕapproche biographique, ou la recherche dÕun Žventuel lien entre lÕÏuvre et le roman familial de la romancire, ne retiendra pas notre attention. Nous ne chercherons pas ˆ deviner les motivations, ni ˆ proposer une analyse sauvage des choix ou ressources personnelles de lÕauteur, pas plus que nous dŽtecterons des correspondances entre la vie de lÕauteur, sur laquelle elle seule pourrait sÕexprimer, et celle de ses personnages. Notre dŽontologie professionnelle nous incite ˆ dire que nous ne nÕy avons pas ŽtŽ invitŽe, dÕautant plus que la romancire ne conoit pas pour elle-mme de Ç sÕengager trs authentiquement en psychanalyse È :

1

Colette AUDRY, Ç PrŽface È, Maud MANNONI (1964), LÕEnfant arriŽrŽ et sa mre, Paris, Seuil, coll. Points n¡132, p.7. 2 Ç Une conversation entre J-B. PONTALIS et Maurice OLENDER È, Magazine LittŽraire, n¡389, juillet/aožt 2000, p.98-103. 3 Jean LAPLANCHE J. et J.-B. PONTALIS, Vocabulaire de la psychanalyse (1967), Paris, PUF, coll. Quadrige, 1981.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

JÕai besoin de garder dans lÕobscuritŽ ce " non-savoir ", quÕexhausse prŽcisŽment lÕanalyse, pour le livrer tel quel, ˆ lՎtat brut, ˆ lÕattention du scribe que je deviens devant la page ou lՎcran, et qui nÕavance que par ˆ-coups, surprises, associations dÕimages et dÕidŽes, dans la spontanŽitŽ.1

Nous ne pouvons certes pas ignorer que le souvenir personnel nourrit lÕimaginaire, mais prendre lÕimaginaire pour du biographique est un versant dangereux vers lequel nous ne nous hasarderons pas. Par ailleurs, mme si Sylvie Germain conoit que lÕon Žcrive : toujours bien sžr de son expŽrience, on puise en partie dans son passŽ, dans sa propre mŽmoire, mais la mŽmoire individuelle nÕest pas une entitŽ close et autonome, elle sÕenracine et sÕembo”te dans des mŽmoires plus larges et plus profondes [É]2

Pour Anne Roche, cela indique que lՎcrivain Žcrit Žgalement, et heureusement, sur ce quÕil nÕa pas vŽcu : il serait dommageable de lÕenfermer dans sa mŽmoire biographique ; car il y a aussi pour lՎcrivain une mŽmoire qui est ˆ la fois extra-individuelle, qui va aussi vers le collectif, et en mme temps une mŽmoire extraconsciente, [É] il nÕy a pas simplement ce quÕil ma”trise consciemment mais aussi ce qui lui Žchappe.3

Nous

supposons

nŽanmoins,

ces

prŽcautions

prises,

que

le

discours

psychanalytique est en mesure Ç dՎclairer le fait littŽraire, dՎclairer le dŽsir du sujet et/ou le sujet de dŽsir tel quÕil sՎpanouit dans la crŽation littŽraire, poŽtique et fictionnelle È4. Si nous considŽrons les personnages de roman comme lՎquivalent dÕune personne unie et autonome, nous pouvons alors, comme nous y invite Grazia Merler dans son Žtude sur Rejean Ducharme, Ç lՎtudier en toute lŽgitimitŽ pour sÕintŽresser ˆ son imaginaire, ˆ son schŽma de perception, ˆ sa logique privŽe È5. Nous concevons Žgalement, ˆ la suite de BŽnŽdicte Lanot, que Ç les textes, les images, les situations quÕils figurent, doivent tre dÕabord considŽrŽs comme des histoires vraies6 (ce qui ne veut pas dire rŽelles), des histoires qui mettent en scne dÕauthentiques situations en ce sens que lÕon peut les interroger du point de vue des sujets qui y sont reprŽsentŽs. È7 Cette approche est dÕautant plus intŽressante si nous rejoignons lÕanalyse de Bruno Blanckeman qui voit dans les personnages germaniens : des figures archŽtypales quÕaniment, ˆ tous les sens du verbe, des entrelacs dÕimages ˆ haute densitŽ fantasmatique. LՎcriture romanesque dŽcentre le sujet

1

Sylvie GERMAIN, Ç Cryptes et fant™mes. Discussion È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.261. Sylvie GERMAIN, rŽalisŽ par Bruno Carbone, Jean-Pierre Foullonneau, Odile Nublat, Xavier Person, La Plaquette Sylvie Germain, op. cit., p.14. 3 Anne ROCHE, Ç Pour une poŽtique de la mŽmoire. Discussion È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.235. 4 BŽnŽdicte LANOT, LÕUnivers romanesque de Sylvie Germain, op. cit., p.21. 5 Grazia MERLER, Ç Les Variantes/constantes du phŽnix : Žclairage adlŽrien È, Paysages de Rejean Ducharme, Cap-Saint-Ignace, Fids, 1994, p.128. 6 Marie BALMARY, Le Sacrifice interdit, Freud et la Bible, Paris, Grasset, 1986. 7 BŽnŽdicte LANOT, Ç Le Complexe dÕIsaac È, Cahier Robinson, n¡20, op. cit. p.33. 2

35

CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

humain, le situant ˆ la fois dans un au-delˆ structural du personnage Ð une figuretype- et un en deˆ psychique de la personne - un inconscient -, faon de prendre en compte les apports de lÕanthropologie et de la psychanalyse, mais aussi dÕen travailler les modles et dÕen dŽcaler les imageries.1

Dans la mesure o le personnage, Žcrit Jean Starobinski ˆ la suite de Freud2, Ç nÕoffre pas la reprŽsentation exhaustive dÕune maladie, la psychanalyse, de son c™tŽ,

ne

prŽtendra

pas

donner

une

explication

exhaustive

de

lÕÏuvre

3

littŽraireÉ È .

Nous avons fait le choix de ne pas opter pour une perspective stylistique, brillamment parcourue, entre autres, par CŽcile Narjoux4, qui dŽgagerait les procŽdŽs de lՎcriture germanienne. Nous nous appuierons en revanche sur les classiques Žcrits freudiens et lacaniens mais aussi, et notre bibliographie en tŽmoigne,

nous

ferons

une

place

ˆ

une

approche

psychanalytique

et

psychologique plus rŽcente qui prolonge ou remet en question la comprŽhension de lÕenfant. Celui-ci nÕest plus peru comme un tre vŽgŽtatif sous-cortical, qui devrait attendre plusieurs mois ou annŽes avant de sÕinscrire dans le monde humanisŽ de la communication, de lÕattachement et de la pensŽe. LՎtude que nous proposons Žtant centrŽe sur la dimension relationnelle intra-familiale et sur la faon dont lÕindividu se construit ˆ partir de son expŽrience et du souvenir de celle-ci, nous avons volontairement dŽlaissŽ les dernires recherches psychocognitivistes ou en neurosciences car, si celles-ci sont pertinentes pour nourrir une pratique clinique, elles ne sont pas congruentes avec notre propos. De la mme faon, nos rŽfŽrences sur lÕautisme ou la psychose seraient aujourdÕhui obsoltes si nous envisagions de prendre en compte la complexitŽ de telles pathologies. En revanche, nous nous rŽfŽrerons aux travaux rŽcents sur les constellations familiales, la transmission de la vie psychique entre gŽnŽrations5 et lÕapproche transgŽnŽrationnelle qui en dŽcoule, dont les analyses proposent des perspectives tout ˆ fait Žclairantes pour notre sujet. Ë ce point de notre travail, nous tenons ˆ prŽciser que nous Žvoquerons avec parcimonie la notion de crypte et de fant™me, dÕune part, parce quÕelle a ŽtŽ travaillŽe trs prŽcisŽment par Alain Goulet6 dans son ouvrage qui porte sur lÕensemble de lÕÏuvre germanienne et, dÕautre part, parce quÕelle a

ŽtŽ utilisŽe trop

frŽquemment, et souvent mal ˆ propos, pour Žvoquer tout souvenir ou tout 1

Bruno BLANCKEMAN, Ç A c™tŽ de/aux c™tŽs de : Sylvie Germain, une singularitŽ situŽe È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.26. 2 Ç on nÕest pas en droit dÕattendre dÕun pote la description clinique correcte dÕune maladie mentale. È, Sigmund FREUD, Correspondance, Paris, Gallimard, 1966, p.431. 3 Jean STAROBINSKI, Ç Hamlet et Freud È, prŽface ˆ JONES Ernest (1949), Hamlet et Îdipe, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1969, p. XXXIX. 4 NARJOUX CŽcile, D†RRENMATT Jacques (dir.), La Langue de Sylvie Germain, op. cit. 5 En particulier les travaux de RenŽ Ka‘s et de Serge Tisseron. 6 Alain GOULET, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fant™mes, op. cit.

36

CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

traumatisme

liŽs

ˆ

un

deuil.

Chaque

Žpoque

est

traversŽe

par

des

prŽoccupations ou des thmes qui foisonnent dans le champ de la littŽrature qui croise celui des sciences humaines. Pour Dominique Viart, le thme familial dans la littŽrature contemporaine Ç a valeur de sympt™me, une obsession valeur dÕindice : lÕenqute familiale qui sous-tend nombre de rŽcits depuis les annŽes 1980 circonscrit le lieu dÕun malaise et dÕune inquiŽtude. È1 De la mme faon, ˆ la suite des travaux de Nicolas Abraham et de Maria Torok, les divans parisiens ont

rapidement

offert

leurs

couches

ˆ

nombre

de

patients

encryptŽs.

LÕengouement que constate Mareike FŽdida-Wolf pour la mŽtaphore de la crypte a donc toujours court trente ans plus tard, puisquÕelle prŽcise que la psychanalyse y a frŽquemment recours Ç pour de nouvelles pathologies, liŽes ˆ lÕaddiction, aux crises dÕadolescence, au mandat inconscient, et que se sentir appelŽ ˆ des actes ou ˆ des passages ˆ lÕacte est assez typique de notre temps. È2. Par ailleurs, lÕutilisation de la notion de crypte par Sylvie Germain nÕa pas le mme sens que les situations que regroupe la notion de Ç travail du fant™me È entre les gŽnŽrations : Ç Il y a tout dans une crypte, cÕest un fabuleux creuset dÕimaginaire. Je comprends quÕon puisse lՎvoquer dans le cadre dÕun univers romanesque. Toute Ïuvre sՎrige sur une crypte È3. Nous retiendrons lÕapproche

de

Ç transmission È

Serge Ç aux

Tisseron seules

qui

rŽserve

situations

prudemment

impliquant

des

le

objets

mot

de

concrets

nettement identifiables È4 et prŽfre celui Ç dÕinfluence È5.

1

Laurent DEMANZE, GŽnŽalogie et filiation : une archŽologie mŽlancolique de soi. Pierre Bergounioux, GŽrard MacŽ, Pierre Michon, Pascal Quignard, Thse de Doctorat, sous la direction de Dominique Viart, UniversitŽ Lille III, 2004, [dactyl.], p.11. 2 Mareike WOLF-FƒDIDA, Ç Table ronde. Ouvertures et rŽsonnances psychanalytiques actuelles de lÕÏuvre de Sylvie Germain È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.306. 3 Sylvie GERMAIN, Ç Cryptes et fant™mes. Discussion È, LÕUnivers de Sylvie Germain, ibid., p.261. 4 Serge TISSERON, Ç La psychanalyse ˆ lՎpreuve des gŽnŽrations È, Le Psychisme ˆ lՎpreuve des gŽnŽrations. Clinique du fant™me, Tisseron Serge et al. (dir.), Paris, Dunod, coll. Inconscient et culture, 1995, p.2. 5 Ibid., p.3.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

Premire partie LES BERGES MATERNELLES

Ë quoi ressemble un enfant dans le ventre de sa mre ? Un livre pliŽ. Talmud

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INTRODUCTION

Commencer

cette

recherche

par

lÕexploration

de

la

reprŽsentation

maternelle dans lÕÏuvre de Sylvie Germain, cÕest se pencher sur celle qui est ˆ lÕorigine de la psychologie de la formation de la vie relationnelle, ˆ la fondation de la psychanalyse mme, et qui se niche au cÏur des temps mythiques. Depuis cet originaire, et jusquՈ notre aujourdÕhui, la mre se prŽsente avec un visage aux Ç multiples faces conjuguŽes et contradictoires È1. Difficile figurabilitŽ de celle en qui toute vie sÕenracine et qui, ds lors, annonce la mort. Mre tour ˆ tour Ç magnifiŽe, glorifiŽe, privilŽgiŽe jusquՈ lÕoutrance, ou [É] tout au contraire, abaissŽe, bafouŽe. DŽsignŽe comme bonne ou mauvaise, elle est omniprŽsente, omnipotente et devient un " monstre sacrŽ " È2. LÕargument du numŽro spŽcial de La Nouvelle Revue de Psychanalyse rappelait que Ç Les Mres, au pluriel, prennent une majuscule qui en accentue la toute-puissance, nous livre ˆ elles : les Mres font peur È3. Sylvie Germain relve la complexitŽ de

ce qui

fait quÕune

femme

est

mre

et

se dŽfait des nombreuses

dŽterminations physiques et psychologiques propres au personnage rŽaliste du roman traditionnel. Les historiennes Yvonne Knibielher et Catherine Fouquet, avaient formulŽ ce questionnement dans lÕintroduction de leur Histoire des mres : Ç La jeune femme qui vient de concevoir pour la premire fois est-elle dŽjˆ mre ? Et la grand-mre [É] lÕest-elle encore ? Une mre qui perd ses enfants cesse-t-elle dՐtre mre ? È4.

1

Nicole FABRE, Colette JACOB, Ç ƒditorial È, Imaginaire & inconscient, Ç Figures de la mre È, Paris, PUF, LÕEsprit du Temps, n¡6, 2002, p.7. 2 Annick LE GUEN, De mres en filles. Imagos de la fŽminitŽ, Paris, PUF, coll. ƒp”tres, 2001. 3 Anonyme, Ç Argument È, Les Mres, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Paris, Gallimard, n¡45, 1992, p.5. 4 Yvonne KNIBIELHER, Catherine FOUQUET, Histoire des mres du Moyen åge ˆ nos jours, Paris, Montalba, 1977, p.8.

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Dans les romans germaniens, les mres ne constituent pas un groupe homogne, passif, hors du temps et de lÕhistoire. ProtŽiformes, tout ˆ la fois singulires et plurielles, elles se dŽclinent en amples variations. Les mres sont mres, comme les autres, ˆ leur rythme, de faon parfois incongrue et inŽdite. Mres, elles le sont et le restent. Celles que nous pourrions appeler archa•ques, prŽsentent des portraits rŽfŽrables au signifiant fŽminin, femmes stŽriles, mres de hŽros fondateurs, elles portent le questionnement de lÕorigine. Dans leur dimension mythique, ce sont leurs matrices qui parlent pour elles dans la force de la stŽrilitŽ vaincue ou dans la puissance de leurs grossesses, prolifiques ou terrifiantes, qui intriquent la violence et les mystres du monde. Celles qui abandonnent, tuent ou oublient quÕelles lÕont ŽtŽ, continuent ˆ tre mres dans le regard horrifiŽ de leurs proches, tout comme dans celui, dŽsespŽrŽ ou rŽvoltŽ, de leur enfant relŽguŽ. Approcher les mres ˆ lÕaune du pluriel, cÕest prendre en compte la fonction maternelle qui se tisse de biologique, de social et de psychoaffectif pour faire mre celle qui met au monde, celle qui Žlve ou celle qui adopte. Le pluriel souligne Žgalement le risque de la fragmentation qui menace certaines de ces femmes qui entrent dans une maternitŽ contrariŽe par des traits anguleux, dangereux et terrifiants. La dŽmence dŽvoile alors des mouvements pulsionnels inquiŽtants et emporte ses victimes dans les griffes de la fŽrocitŽ et de la sauvagerie, dans les rets de la folie douce ou violente, ainsi que dans les ombres des deuils mortifres. Parfois martyres, souffrant au pied de la Croix, elles sont alors les dignes hŽritires de Marie, figure de la bonne mre, sans Žgo•sme, fondŽe sur le culte de lÕoubli de soi. Le pluriel enfin, souligne ce qui fait la singularitŽ de la mre, lÕIrremplaable, lÕUnique, celle que tout un chacun appelle Ç mienne È ou Ç ma mre È ou Ç maman È. Dans son Žvidence mme, elle est la plus Žnigmatique, la plus insaisissable, vivement inscrite dans nos traces mnŽsiques, elle se rappelle par les douces saveurs nourricires et sa prŽsence protectrice. Elle est celle qui conduit certains personnages ˆ rver leur origine, ˆ rechercher les vertigineux vestiges dÕun territoire disparu, celle enfin qui, dans sa douloureuse disparition, convoque sa mŽmoire sous la plume de lՎcrivain.

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I - LÕARCHAìQUE MATERNEL MŽphistophŽls. Des dŽesses tr™nent dans la solitude Autour dÕelles pas dÕendroit, encore moins de temps ; En parler est pour vous une gne. Ce sont les Mres ! Faust (effrayŽ). Des mres ! MŽphistophŽls. Cela tÕeffraie-t-il ? Faust. Les Mres ! Les Mres ! des mres Ð cela rŽsonne si Žtrangement ! GOETHE, Faust, tragŽdie, deuxime partie en cinq actes, premier acte.

I-1 Le corps des mres I-1.A Les eaux primordiales Selon Anne Dufourmantelle, Ç Toute mre est sauvage [É] en ce quÕelle appartient ˆ une mŽmoire plus ancienne quÕelle, ˆ un corps plus originel que son propre corps, boue, sable, eau, matire, liquide, sang, humeurs, ˆ un corps de mort, de pourriture et de guerre, ˆ un corps de vierge cŽleste aussi. È1 Les berges primitives de la maternitŽ sont marquŽes par le fantastique et la dŽmesure, la filiation est ici de lÕordre de lÕexcs et la durŽe des grossesses dŽfie lÕhumaine patience. La stŽrilitŽ, tenace, rappelle la menace qui peut peser sur la fŽconditŽ, cependant, miraculeusement vaincue, elle se renverse en une filiation plŽthorique. Sylvie Germain explore cette Žnigmatique et Žloquente maternitŽ qui nous place devant le fait quÕelle ne peut tre, ainsi que le signalait PaulLaurent Assoun, Ç dÕemblŽe psychologisŽe È2. Les Mres qui Ç mnent ou

1

Anne DUFOURMANTELLE, La Sauvagerie maternelle, op. cit., p.14. Paul-Laurent ASSOUN, Ç Voyage au pays des mres. De Goethe ˆ Freud : maternitŽ et savoir faustien È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Ç Les Mres È, Paris, Gallimard, n¡45, 1992, p.109-130. 2

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viennent aux mythes È1, se donnent comme question qui porte sur lÕorigine du monde et pense lՎnigme du passage, du seuil et de la gŽnŽalogie. Elles renvoient ˆ une maternitŽ archa•que et entretiennent un commerce fidle avec les divinitŽs de lÕau-delˆ, tant leurs embarcations ne cessent de naviguer dans des eaux o vie et mort se c™toient en de subtils fr™lements, et incarnent ainsi le double principe Ç de lՐtre et de la disparition È2, de la fertilitŽ et de la fŽconditŽ. La mre est dans un Ç dŽjˆ-lˆ È qui semble se saisir dans les paysages dÕun temps et dÕun espace primordial o rgne la DŽesse mre. Avant de basculer de la mŽmoire collective ˆ une mŽmoire et ˆ une conscience plus individuelle, Le Livre des Nuits prŽsente un lieu prŽservŽ, hors de lÕhistoire, qui contient dans la description des lieux, les fragments de ce que serait lÕoriginaire. Dans Ç un texte È, Žcrit Jean-Yves TadiŽ, Ç lÕespace se dŽfinit [É] comme lÕensemble des signes qui produisent un effet de reprŽsentation È et Ç donne ˆ imaginer È3. Pour Sylvie Germain, Ç les paysages ne sont pas des dŽcors, ils ont la mme importance que les personnages. Un lieu nÕest jamais neutre, il est plein de forces telluriques et dŽp™t des images qui ont ŽtŽ dŽposŽes [É] au fil des sicles È4. La romancire rejoint Yves Bonnefoy pour qui, les paysages dŽtiennent

Ç une parole È et

Ç un sens È

quÕil

convient

dՎcouter Ç avec

force È5. Les motifs spatiaux, dans lesquels se dŽploient la premire pŽriode du Livre des Nuits, proposent les contours flous de lՎlŽment liquide, vision dÕune eau matricielle, domestiquŽe par le sillon des canaux. Nous nous trouvons dans un temps en suspens, un temps intermŽdiaire dÕavant la crŽation, o le monde serait, selon les cosmogonies Žgyptiennes, une Ç Žtendue liquide, [É] contenant tous les germes du cosmos ˆ venir, mais les maintenant ˆ lՎtat de germes. È6 La crŽation du monde, explique YsŽ Tardan-Masquelier, sÕexprime dans Ç une succession cohŽrente dÕactions qui font passer de lÕinorganisŽ ˆ lÕorganisation, une sorte de materia prima prŽexistante, informelle, symbolisŽe par lՎlŽment aquatique. È7 Quant ˆ lÕimage originelle de lՃden, elle est celle dÕun dŽsert, arrosŽ dÕun Ç flot montant de la terre È, qui devient un merveilleux jardin, modelŽ dÕhumus et animŽ du souffle divin.

1

Ibid., p.120. Ibid., p.121. 3 Jean-Yves TADIƒ, Le RŽcit poŽtique, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1994, p.48. 4 ƒmission Ë voix nue : Sylvie Germain. Ç FŽconditŽs. Le corps dans tous ses Žtats. Le sentiment de la nature. Le silence du sacrŽ. Vertiges de lՎcriture. È. SŽrie dÕentretiens proposŽs par Anice ClŽment, Radio France, France Culture, 27,28, 29, 30 et 31 janvier 2003. 5 Yves BONNEFOY, LÕArrire-pays, Genve, Skira, 1972, p.10. 6 YsŽ TARDAN-MASQUELIER, Ç Les mythes de crŽation È, EncyclopŽdie des religions, FrŽdŽric Lenoir et YsŽ Tardan-Masquelier, (dir.), tomes II Ç Thmes È, Paris, Bayard ƒditions, 1997, p.1526. 7 YsŽ TARDAN-MASQUELIER, op. cit., p.1523. 2

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Le Ç En ce temps-lˆ È, inaugural du Livre des Nuits, Žvoque le temps du conte et des lŽgendes, celui o, Žcrit Grimm, Ç on croyait encore au pouvoir des souhaitsÉ È. Ce Temporibus illis est celui de lÕimmŽmorial qui signale quÕil exista un temps qui ne fžt pas le n™tre. PlacŽ en exergue de la saga des PŽniel, il inscrit une temporalitŽ hors de lÕhistoire, Ç point zŽro ˆ partir de quoi lÕhistoire est devenue possible Ð ˆ quoi aussi elle peut toujours retourner. È1 Le rŽcit permet ainsi, selon Serge Viderman, Ç non pas de se souvenir du passŽ, de procŽder ˆ une cŽrŽmonie de la commŽmoration mais bien de le re-vivre, de le rŽintŽgrer chaque fois quÕil est dit, pour assister de nouveau au spectacle des Ïuvres divines et rŽapprendre des tres fabuleux leur faon crŽatrice È2. Le premier chapitre du roman, intitulŽ Ç nuit de lÕeau È, prŽsente une vie sauvage dans un micro-univers telle que les anthropologues du XXe sicle, Jean Malaurie, Marcel Mauss, Claude LŽvi-Strauss ou Margaret Mead, ont pu dŽcrire dans leurs travaux. Le rapport au monde, au temps et ˆ lÕespace, est mesurŽ ˆ lÕaune des dŽplacements fluviaux. Les Ç gens de lÕeau-douce È glissent sur une pŽniche, baptisŽe Ç Ë la gr‰ce de Dieu È, au fil des canaux et des rivires, alors que la Providence pourvoit aux nŽcessitŽs de la vie. La temporalitŽ ne semble pas marquer les tres. Le mouvement, lŽger et fugace, faonne un paysage Ç glissant [É] fuyant [É] fr™lant [É] È. La terre est Ç mouvance È, lÕhorizon Ç Žternel È, les paysages Ç ouverts ˆ lÕinfini È (LN, 15). Le regard se glisse ˆ hauteur dՎcluse, et lÕhorizon, dessinŽ par les paysages tout ˆ la fois Ç lointains et familiers È (LN, 15) offre une frontire dŽlicate et sŽcurisante aux habitants qui Žtirent leurs destins au fil des flots pour quÕils sՎcrivent dans la patience et la lenteur. Les tres se rencontrent par le biais de Ç leur noms, leurs lŽgendes, leurs marchŽs et leurs ftes È (LN, 15), la sociabilitŽ est non de salon, mais doucement ŽlaborŽe au grŽ des Ç gares-dÕeau È (LN, 16). Le langage silencieux des paysages semble se dŽchiffrer aisŽment et les humeurs de la terre formulent les Žmois de lՉme et les tremblements des vies humaines : Ç Entre eux, ils parlaient moins encore, et ˆ eux-mmes pas du tout, tant leurs paroles toujours retentissaient de lՎcho dissonant dÕun trop profond silence. È (LN, 16). La connaissance se structure dans la proximitŽ des tres et des paysages, la pensŽe, que Claude LŽvi-Strauss nomme sauvage3, se prŽsente centrŽe sur une identification ˆ des espces animales ou vŽgŽtales et se manifeste dans un sage savoir populaire : Ç Entre gens de lÕeau douce, ils sÕappelaient plus volontiers du nom de leurs bateaux que de leurs propres noms. È (NA, 16). Il y a un encore

1 Serge VIDERMAN, Ç Comme en un miroir obscurŽmentÉÈ, LÕEspace du rve, J.-B. Pontalis (dir.), Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1972, p. 246. 2 Ibid. 3 Claude LƒVI-STRAUSS, La PensŽe sauvage, Paris, Plon, 1962.

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des traces du paradis dans cette immobile sŽrŽnitŽ qui nÕest pas soumise ˆ lՎcoulement du temps. LÕÇ immensitŽ du prŽsent È (LN, 16) semble co-exister, sans accroche, avec un passŽ et un futur, dessinant les contours dÕune douce fŽlicitŽ que certains appellent atonie.

De ce monde aux eaux matricielles, surgit la question de la stŽrilitŽ alors mme que les rites de fŽconditŽ, et les croyances qui les sous-tendent, rŽvlent Ç lՎquivalence fondamentale qui sՎtablit dans la psychŽ humaine entre stŽrilitŽ, ariditŽ, sŽcheresse dÕune part, fertilitŽ fŽconditŽ, humiditŽ dÕautre part È1. DŽjˆ ‰gŽs, Vitalie et son mari nÕont pas de descendants : Vitalie PŽniel avait mis au monde sept enfants, mais le monde nÕen Žlut quÕun seul Ð le dernier. Tous les autres Žtaient morts le jour mme de leur naissance sans mme prendre le temps de profŽrer un cri. (LN, 19)

Alain Goulet prŽsente Vitalie Ç comme une sorte de dŽesse-mre [É] qui rejoint celle de la mythologie hindoue, k‰li, donne en fait la mort dans une sorte de Gense inversŽe, avec ces six premiers enfants mort-nŽs, signe que la gr‰ce divine semble sՐtre muŽe en malŽdiction de lÕenfantement, de la transmission de la vie. È2. Vitalie dit la difficultŽ dՐtre en maternitŽ, dans la blessure et lÕamputation dÕun avenir. Plus encore que lÕinfŽconditŽ, qui se mesure par lՎchec de la fŽcondation, les grossesses dŽfectueuses prŽsentent le ventre fŽminin comme tueur de la vie. LÕenfant ne peut sÕinscrire dans le ventre de la femme et cette dernire reste Ç les bras vides et le cÏur plein, dÕavoir ŽtŽ, ˆ son insu, porteuse de mort alors quÕelle se voulait, se croyait, porteuse de vie È3. Dans une sorte de folie du corps, en deˆ de la parole, le rŽceptacle habitŽ se transforme soudainement en un tombeau qui empche les enfants de franchir le seuil du monde. La lignŽe des PŽniel est-elle marquŽe du sceau de lÕinfŽconditŽ, comme tant dÕautres familles bibliques pour lesquelles la stŽrilitŽ de leur union Ç est vŽcue non seulement comme un deuil dÕamour mais aussi comme une honte, voire une faute È (ST, 98) ? Ç Fructifiez et multipliez È, commande la Gense (1,28) et le Talmud affirme, pour sa part, que celui qui nÕa pas dÕenfant peut tre tenu pour mort (Ned 64B). Or, des quatre matriarches de lÕAncien Testament, trois ne conurent quÕavec difficultŽ : Sarah avait quatre-vingt dix ans lorsquÕelle fut enceinte dÕIsaac, Rebecca fut stŽrile pendant les vingt premires annŽes de son mariage avant dÕenfanter les jumeaux Jacob et EsaŸ,

1

HŽlne STORK, Ç Les Femmes mŽdiatrices des traditions familiales È, EncyclopŽdie des religions, op. cit., p.1354. 2 Alain GOULET, Ç Des ƒrinyes au sourire maternel dans Le Livre des NuitsÈ, Roman 20-50, n¡39, juin 2005, p.44. 3 Claude REVAULT DÕALLONNES, ætre, faire, avoir un enfant, Paris, Plon, 1991, p.161.

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et Rachel mourut en mettant Benjamin au monde. Dans un article sur le dŽfaut de transmission1, Sylvie Faure-Pragier, qui nomme lÕinfŽconditŽ des femmes lÕinconception, associe la maternitŽ ˆ la thŽorie du Tsimtsoum. Selon elle, le retrait du divin aprs la crŽation, amŽnage un espace, entre la crŽature et le crŽateur, qui Žvoque lÕespace transitionnel de la mre, qui offre ˆ lÕenfant la possibilitŽ dՐtre seul en sa prŽsence. Si lÕomniprŽsence divine doit sÕabsenter pour laisser la place ˆ la crŽation comme ˆ la crŽature, le vide serait alors Žgalement indispensable pour quÕadvienne la maternitŽ. La fŽconditŽ, retrouvŽe ou donnŽe, marque le signe du sacrŽ, et, dans ce cas lˆ, la maternitŽ transcende, transforme et comble le couple. La naissance de ThŽodore-Faustin, qui se commet ˆ lÕinsu de la femme et se fraie une voie dans le corps maternel, marque la fin de la malŽdiction que Vitalie Ç avait dž souffrir en enfantant tant de fils mort-nŽs È (LN, 32). La manifestation du divin, liŽe ˆ un contexte hiŽrophanique de nouveautŽ ou de mystre, est le signe dÕune re nouvelle qui fait de Vitalie, selon la lecture de BŽnŽdicte Lanot, une descendante dÕéve, Ç une Hava, mre de tout vivant È. I-1.B La concentration des signes Dans toute sociŽtŽ Ç o lÕordre de la nature, lÕordre social et lÕordre divin sont un seul et mme ordre, toute naissance anormale [É] et, dÕune faon gŽnŽrale, tout phŽnomne exceptionnel peut tre lu comme un signe faste ou nŽfaste È2. Les divers signes qui accompagnent la naissance sont autant une promesse de fŽconditŽ quÕune menace de mort. Dans ce contexte, le corps de Vitalie est un corps qui est parlŽ, son ventre est le lieu o a crie : Le septime, lui, cria ds avant sa naissance. Dans la nuit qui prŽcŽda lÕaccouchement Vitalie ressentit une vive douleur quÕelle nÕavait jusquÕalors jamais connue et un cri formidable rŽsonna dans son ventre. (LN, 19)

Luc, l'ŽvangŽliste, avait dŽjˆ ŽvoquŽ les manifestations prŽcoces de la prŽsence de lÕinfans in utero : Ç Équand ƒlisabeth entendit la salutation de Marie, lÕenfant tressauta dans son ventre È3, que la littŽrature et les modles expŽrimentaux contemporains dŽcrivent comme la capacitŽ du fÏtus ˆ percevoir, Žlaborer et donner une rŽponse ˆ une sŽrie de stimulations intra et extra-utŽrines. Le rapport au corps, entre lÕenfant et sa mre, est tissŽ de mots et de cris que Vitalie a reus de sa propre mre. Ces ŽlŽments langagiers agissent comme une 1 Sylvie FAURE-PRAGIER, Ç DŽfaut de transmission du maternel. Absence de fantasme, absence de conception ? È, Mres et filles. La menace de lÕidentique, Jacques AndrŽ (dir.), Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de Psychanalyse, 2003, p.72. 2 RenŽ ZAZZO, Le Paradoxe des jumeaux. PrŽcŽdŽ dÕun dialogue avec Michel Tournier, Paris, Stock, Laurence Pernoud, 1994, p.84. 3 Luc, 1, 41.

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expropriation subjective, ou littŽralement, comme un corps Žtranger. Stigmates du corps, ils commŽmorent les attentes Žperdues : Elle connaissait ce cri pour lÕavoir entendu si souvent autrefois lorsque, pressŽe contre sa mre, elle veillait le retour [des bateaux] [É] ˆ bord desquels le pre et les frres Žtaient allŽs pcher. Oui, elle connaissait bien ce cri montŽ des brumes pour lÕavoir attendu si longtemps par deux fois et ne lÕavoir retrouvŽ au-delˆ de toute attente. (LN, 19)

Le corps de Vitalie parle la langue dÕune autre, son ventre est un mŽmorial o se sont inscrits des faits de vie et de mort. ƒrogne, en tant quÕil est ouvert au dŽsir dÕautrui et au champ du langage, il est Žgalement un corps hystŽrogne, si lÕon entend sous ce terme, quÕil signale lÕimpact historique de lՎvŽnement. Le corps excde le vŽcu phŽnomŽnologique et marque, de manire vivante, lÕorigine qui rappelle que lÕhistoire a commencŽ avant sa venue. Le cri, surgi Ç du trŽfonds du corps et de lÕoubli È (LN, 19), que les autres enfants nÕont pu profŽrer ˆ leur naissance, est lancŽ par ThŽodore-Faustin en amont de sa naissance au cÏur des eaux matricielles. Alors quÕil accompagne habituellement la rupture ombilicale, le cri est ici antŽrieur ˆ lÕaccouchement. Il se donne ˆ entendre ˆ la mre, non comme le premier cri de lÕenfant, vu et sŽparŽ dÕelle, Ç bouclŽ dans son sac de peau È1, mais comme un rappel des disparus. Il sÕinscrit dans une gŽnŽalogie maternelle, tout en balayant une mŽmoire souffrante qui emprisonnait le corps dans ses relations signifiantes. LÕenfant est dŽjˆ sujet dÕun discours qui renforce sa mre dans sa lignŽe et ses capacitŽs fŽcondantes. Ainsi, lÕaccouchement, Ç acte de rupture propice au clivage des pulsions de vie et des pulsions de mort È2, restaure Vitalie dans la puissance de son nom pour en faire surgir la vitalitŽ jusque-lˆ ŽtouffŽe. La naissance peut ainsi advenir et relŽguer dans lÕombre les morts nŽo-natales ˆ rŽpŽtition. Elle prolonge le rire de Sarah et dÕAbraham3 qui Ç ne trouvent aucun mot ˆ la mesure de leur stupeur, de leur bonheur È (ST, 106) lorsque lÕh™te dit ˆ Abraham : Ç Je reviendrai chez toi lÕan prochain ; alors ta femme Sarah aura un fils È. Cette Ç invitation ˆ dire NON ˆ lÕimpossible, et OUI ˆ lÕinsouponnŽ, ˆ lÕinconcevable, au merveilleux È (ST, 107) se manifeste Žgalement pour RoseHŽlo•se dont la Ç tache pourpre qui lui marquait la tempe [É] dÕun coup [É] invers[e] encore le cours de son flux. [É] et elle conut un enfant de Nicaise. È (NA, 327-328).

1

Denis VASSE, LÕOmbilic et la voix. Deux enfants en analyse, Paris, Le Seuil, coll. Le champ freudien, 1974, p.16. 2 Michle ENHAìM, La Folie des mres. JÕai tuŽ mon enfant, Paris, ƒditions Imago, 1992, p.54. 3 Gense, 17, 17 ; Gense 18-12.

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Comme tous les grands moments de lÕexpŽrience humaine, la naissance demande des rites. Elle a besoin dՐtre exprimŽe, accompagnŽe et interprŽtŽe par des gestes et des paroles symboliques qui donnent un sens commun ˆ ce qui est toujours un mystre. Celle qui assurera sans faillir la toilette mortuaire de son Žpoux, est interrompue par un songe alors quÕelle entame les gestes de protection sur son fils : Vitalie se signa puis dessina ce mme signe sur tout le corps du nouveau-nŽ pour Žcarter le malheur du moindre pan de peau de son fils. [É] et sa main retomba avant dÕavoir achevŽ de tracer un dernier signe sur le front de lÕenfant. (LN, 21)

Le geste, restŽ en suspens, ne protge pas le front du nouveau-nŽ. Cette absence, trs courte, est suffisante pour que lÕenveloppe symbolique fasse rŽsonner lՎcho de la vulnŽrabilitŽ des hŽros mythologiques. Ce qui peut passer pour de la nŽgligence, ou de la non observance dÕun rite nŽcessaire ˆ lÕentrŽe de lÕenfant dans le monde, sÕentend, dans le monde hindou selon la loi du karman, comme Ç une forme de principe de causalitŽ, en fonction duquel tout acte, toute pensŽe ou tout sentiment entra”ne ipso facto dÕautres actes, pensŽes ou sentiments qui sÕencha”nent chez un mme individu, voire au sein de la famille sur le mode transgŽnŽrationnel È1. Il existe alors une faille par laquelle le hŽros devra souffrir et mourir. Une simple feuille de tilleul tombŽe entre les Žpaules de Siegfried empche au hŽros de bŽnŽficier de lÕinvulnŽrabilitŽ acquise par le sang du dragon quÕil vient dÕabattre, il mourra en raison de cette zone aveugle. Achille pŽrira par le talon par lequel sa mre, la dŽesse ThŽtis, le tenait pour le plonger dans les eaux du Styx afin quÕil perde Ç lÕhumanitŽ È quÕil tenait de son pre. Quant au front de Victor-Flandin, il sera pourfendu par le sabre du Uhlan et sera propice ˆ lՎclosion de la folie qui engendrera une lignŽe incestueuse. Avec son ouvrage, Cent ans de solitude2 Gabriel Garcia Marquez nous avait dŽjˆ invitŽs, plus dÕune dŽcennie avant la parution du Livre des Nuits, ˆ suivre lÕhistoire dÕun lieu nommŽ Macondo ˆ travers les gŽnŽrations de la famille des Buendia depuis la fondation de la ville jusquՈ sa disparition aprs plusieurs gŽnŽrations. Si dans la Bible, le monde a ŽtŽ crŽŽ en six jours, dans Le Livre des Nuits, lÕhumanitŽ se dŽfait en six variations de Nuits dont lÕobscuritŽ grandissante accro”t le monde des tŽnbres : Nuit de lÕeau, Nuit de la terre, Nuit des roses, Nuit du sang, Nuit des cendres, Nuit nuit la nuit. LÕutilisation du fantastique traduit cette crŽation ˆ rebours de la CrŽation divine dont le dŽmon serait le ma”tre-artisan. Marcel Brion demande malicieusement si Ç le diable nÕutilisa pas le dimanche de Dieu pour 1

HŽlne STORK, Ç Les femmes mŽdiatrices des traditions familiales È, EncyclopŽdie des religions, op. cit., p.1355. 2 Gabriel GARCIA MARQUEZ, Cent Ans de solitude (1967), traduit de lÕespagnol par Claude et Carmen Durand, Paris, Le Seuil, coll. Points, 1968.

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sÕen aller jeter le dŽsordre parmi les instruments que le bon ouvrier venait de fabriquerÉ - et pendant la nuit de repos du Tout-Puissant, quel immense grouillement de larves ne profita-t-il pas de lÕobscuritŽ pour sÕinstaller en plein paradis terrestre ? È1. Les coussins imaginaires des mythes de lՉge dÕor, cousus dÕinnocence et de simplicitŽ, ne peuvent pas amortir ni protŽger de lÕintrusion du bruit et de la fureur qui renversent la stabilitŽ des valeurs. LÕirruption de la guerre suffit ˆ occasionner les ruptures, responsables du DŽluge. Le monde retourne alors au chaos, Ç rŽgresse ˆ lՎtat primordial o les eaux dÕen haut et les eaux dÕen bas ne se distinguent plus, o la terre se dilue, o le rythme binaire du jour et de la nuit perd son affirmation È2. De lÕeau des canaux du temps des PŽniel il ne restera plus rien, car ils seront Ç devenus tout ˆ fait gens dՈ-terre È (LN, 267).

I-1-C La contamination de la matrice LՎtude historique3 des prŽjugŽs, superstitions et tabous, concernant la procrŽation ne sont pas sans rappeler les thŽories sexuelles infantiles sur la nature et lÕorigine des sexes, sur le r™le de chacun dans le co•t et la procrŽation dont les rŽcits sur lÕorigine du monde, ou les discours mŽdicaux, donnent des visions

Žtranges,

fabuleuses

et

souvent

inquiŽtantes.

LÕabsence

de

reprŽsentation de la scne originaire aspire les Žchos mythiques qui retentissent dans la narration germanienne dont les rŽcits de conception, de grossesse ou dÕaccouchement, propices ˆ lÕaccrochage de superstitions et de croyances diverses, se rŽvlent fantastiques pour cette remontŽe aux sources de lÕhumain. Au commencement, ou plut™t, au jour de la naissance, advient le chaos : Ç Quand lÕenfant na”tra, /Son cri pulvŽrisera sa mŽmoire cosmique È (CI, 10). Avant cela, nous pouvions imaginer que le fÏtus, immature, se dŽveloppait tranquillement dans un univers clos, protŽgŽ de toute intrusion extŽrieure, tel quÕil appara”t dans Les Couleurs de lÕinvisible : Ses doigts jouent avec le bruit dÕun cÏur qui bat tout prs, trs loinÉ Ils Žgrnent ce bruit, hors du temps, Hors dÕattente. Pour lui, il nÕy a pas dÕautre langage que ce sourd martlement, et cette langue parle ˆ lÕunisson des cieux,

1

Marcel BRION, Ç PrŽface È, Quatre Sicles de surrŽalisme. LÕArt fantastique dans la gravure, Paris, Belfond, 1973, p.13. 2 YsŽ TARDAN-MASQUELIER, op. cit., p.1528. 3 Voir lՎtude de Pierre DARMON, Le Mythe de la procrŽation ˆ lՉge baroque (1977), Paris, Le Seuil, coll. Points, 1981.

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des vents stellaires, du magma de la terre mugissant sous les roches, des vents marins, des vents sylvestres, ou sifflant ˆ travers les dŽserts. (CI, 9)

Or, lÕespace amniotique peut tre perturbŽ par des ŽvŽnements extŽrieurs qui en troublent les doux remuements. LՎlaboration corporelle de la femme est sujette ˆ de nombreuses modifications qui mettent en question son corps dans son intŽgritŽ, sa plasticitŽ, son identitŽ, sa vulnŽrabilitŽ, sa puissance et sa force. Nous envisageons alors aisŽment que le ventre maternel devienne le rŽceptacle privilŽgiŽ des angoisses, des traumatismes de lÕhistoire et de la folie meurtrire. Ici, les notions dÕÇ image du corps È1 ou de Ç schŽma corporel È2 ne conviennent pas pour dŽcrire les phŽnomnes reprŽsentŽs. Les mres tŽmoignent dÕun corps qui nÕest pas enveloppe ou rŽceptacle passifs, mais de ce que Claude RevaultdÕAllonnes, dans ses Žtudes sur la maternitŽ, dŽcrit comme Ç dŽsirant et refusant, habitŽ ou vide, dŽgožtŽ ou triomphant, en qui va se dŽvelopper un enfant, animal, ange ou tre humain ? mme, autre ou Žtranger ? vivant mais peut-tre mort [É]È3. Les mres mnent au mystre de la crŽation, le jargon alchimique dŽsigne dÕailleurs comme Ç Mres È (Matrices rerum omnium ou Elementa) 4 les Ç puissances È qui sont au principe mme de lÕexistence et de la forme de tous les corps, soit le mercure, le soufre et le sel. Dans la mŽdecine antique, grecque puis grŽco-romaine, le corps est considŽrŽ comme un espace poreux, percŽ de trous, rempli de canaux ˆ lÕintŽrieur desquels sont censŽs circuler de lÕair et du liquide. La question de la permanence du corps et le devenir du vivant sont, dans le systme hippocratique, soumis ˆ la fluiditŽ, ˆ lՎcoulement, aux excrŽtions et aux expulsions des humos. Si la santŽ dŽpend de lՎquilibre et de lÕharmonieux mŽlange des quatre humeurs fondamentales que sont le sang, la bile, le phlegme et lÕeau, quÕadvient-il alors lorsque les fondements du monde vacillent sous les coups rŽpŽtŽs des assauts guerriers ? LÕimaginaire de Sylvie Germain puise ˆ la thŽorie et ˆ lÕimaginaire des humeurs pour prŽsenter des grossesses et des accouchements qui sont les consŽquences dÕun

rapport

mimŽtique

entre

lÕHomme

et

lÕunivers.

Le

corps

maternel

reprŽsente, en appui sur la notion de mimesis, le monde dans un rapport micromacrocosmique. Ainsi, la guerre atteint le processus normal de la gestation 1

Paul SCHILDER, LÕImage du corps, Žtude des forces constructives de la psychŽ, Paris, Gallimard, 1968. 2 Franois GANTHERET, Le SchŽma corporel et lÕimage du corps, Paris, thse de 3e cycle dactylographiŽe, 1962. 3 Claude REVAULT DÕALLONNES, Le Mal joli. Accouchements et douleur, Paris, Union GŽnŽrale dՃdition, 10/18, 1976. Nouvelle Ždition, Paris, Plon, 1991, p.270. 4 PARACELSE, Palmirum, livre I, et RULANDI, Lex Alchem, citŽ par Paul-Laurent ASSOUN, Ç Voyage au pays des mres. De Goethe ˆ Freud : maternitŽ et savoir faustien È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Ç Les Mres È, op. cit., p.121.

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humaine et rend monstrueux le principe de maternitŽ. Le haut lieu de lÕattente de lÕaimŽ parti ˆ la guerre sera dorŽnavant le ventre maternel. Le temps se suspend, la gestation se fige pendant prs de deux ans : ni les heures ni les jours ne virent arriver la dŽlivrance de la jeune femme. Et les semaines passrent sans que rien ne sÕaccomplisse. NoŽmie demeurait imperturbablement couchŽe, inerte sous le poids de son Žnorme ventre. [É] gonflŽ de vide. (LN, 37)

La grossesse, habituellement associŽe ˆ une expŽrience et ˆ un sentiment de plŽnitude dÕun corps Ç lestŽ de vie È, est anŽantie. Que veut dire attendre un enfant pour NoŽmie ? La transformation radicale du corps laisse surgir ce qui ne peut tre imaginŽ. La longueur de la gestation ne peut fournir une prŽparation ˆ la sŽparation de la naissance, ni une graduation des affects douloureux qui rend pensable lÕexpulsion, o quelque chose se donne sans tre perdu. La mre git Ç dans la pŽnombre de la cabine, au fil de lÕeau, tenant farouchement reclus dans son corps en arrt son enfant ˆ na”tre È (LN, 37). La grossesse pourtant, Žvidence qui mŽrite dՐtre relevŽe et prŽcisŽe, Ç est un temps destinŽ ˆ finir È1. Lorsque, selon lÕexpression utilisŽe par Bruno Bettelheim2, les Ç situations extrmes È constituent une menace sur la vie du sujet, les pulsions de vie et les pulsions de mort se dŽsolidarisent. Elles produisent alors une collusion entre le fantasme et la rŽalitŽ, en bloquant toute pensŽe, pour que sÕamorcent les opŽrations de survie. Lors des grossesses prŽcŽdentes, le corps maternel se fondait harmonieusement ˆ la nature pour en capter les odeurs et les adapter au sexe de lÕenfant ˆ venir : Ç odeur de lierre et dՎcorce È pour le garon, Ç de seigle et de miel È pour la fille. LÕembryon se nourrissait des sucs de sa mre et, en retour, lui confŽrait une senteur qui sÕadaptait au vŽcu de la parturiente. LÕenfant Žtait peru avant dՐtre reu. Or, pour cette dernire grossesse, le corps gonflŽ de NoŽmie dŽgage Ç un vague relent de salptre È (LN, 44) et, aprs lÕaccouchement, il se couvre de t‰ches qui Ç se crevrent et sÕemplirent dÕun liquide vert tendre et visqueux È (LN, 46), dŽgageant une Ç odeur putride et obsŽdante È (LN, 47). Ce corps maternel o la parole, la texture de la peau, lÕodorat, le gožt et la sensation, ne font quÕun pour lier le dedans et le dehors, se dŽgrade en putrŽfaction. NoŽmie entre en dŽcomposition sans avoir pu advenir en tant que mre, ni inscrire son enfant dans lÕordre des vivants et de la mortalitŽ. La vie nÕa pas pris, comme on le dirait dÕune greffe. Voici la mre

1

Claude REVAULT DÕALLONNES, ætre, faire, avoir un enfant, op. cit., p.185. Suite ˆ sa dŽportation en 1938 ˆ Dachau puis ˆ Buchenwald, Bruno Bettelheim isole les comportements individuels et les comportements de masse pour survivre dans les situations extrmes. Il dŽveloppera cette thse dans Survivre (1979), trad. de lÕamŽricain par ThŽo Carlier, Paris, Hachette, 1986 2

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brutalement renvoyŽe ˆ son propre corps qui nÕa portŽ que le vide du manque et de la mort. Quant ˆ lÕenfant, il est la cristallisation dՎlŽments salins que la mre ne peut ni conna”tre, ni reconna”tre comme venant dÕelle : le Ç nouveau-nŽ, tout repliŽ encore sur lui-mme, Žtait entirement pris dans une Žpaisse crožte de sel. È (LN, 45). LÕintŽrieur a reu les traumatismes de lÕhistoire qui ont dŽchirŽ le tissu de la protection maternelle pour le rendre aride, durci et infertile. Le ventre de la mre connait le mme destin que le sol des villes vaincues et rasŽes sur lequel les Romains rŽpandaient du sel afin de rendre leurs terres ˆ jamais stŽriles.

Du point de vue psychologique, ce nÕest jamais une mre seule qui accouche, contient et expulse, mais un groupe qui reoit celui qui vient au monde et qui, parfois, incarne toute une gŽnŽalogie. Or cet accouchement plonge chacun dans une solitude extrme dans une mise en scne qui figure la mort. NoŽmie est extŽrieure ˆ la grossesse et le restera lors de lÕexpulsion : De brusques convulsions la prirent bient™t. Mais son ventre semblait tre un ŽlŽment Žtranger au reste de son corps ; il travaillait seul, tandis que sa tte et ses membres demeuraient inertes comme sÕils Žtaient trop faibles pour participer ˆ lÕeffort de lÕaccouchement. (LN, 44)

La dissociation opre un clivage entre un corps qui se vide dans une brisure sche et une psychŽ qui sÕabsente. Dominique Guyomard Žtudie ainsi cette absence de plaisir, donnŽ et reu, qui Ç laisse tomber le lien dans lÕamorphe, lÕatone ; la pulsion est alors dans lÕexcs du nŽgatif, du c™tŽ du rien, de lÕindiffŽrence È1. Le phŽnomne de lÕefficacitŽ symbolique, qui a ŽtŽ illustrŽ par Claude LŽvi-Strauss ˆ travers le rŽcit dÕaccouchement du shaman Cuna2, indique quÕune personne, un geste ou une parole, peuvent aider ˆ mettre un enfant au monde sÕils participent du mme univers de significations symboliques que la parturiente. LÕaccouchement sÕeffectue alors, selon Claude Revault-dÕAllonnes, Ç par la parole du shaman parcourant avec la femme les Žtapes dÕun mme voyage, vŽcu par lui ˆ travers les mythes, par elle vers son utŽrus ; lÕaccouchement est ainsi socialisŽ, cÕest-ˆ-dire investi dÕun sens partagŽ, donc efficace È3. Les grossesses et les accouchements du Livre des Nuits, atteints par la guerre, ne peuvent tre socialisŽs ou investis dÕun sens partagŽ. La mre et le pre ne participent plus du mme univers de significations symboliques. Alors que ThŽodore-Faustin naquit dans le silence du pre, cÕest le rire Ç effroyable È 1

Dominique GUYOMARD, Ç La folie maternelle : un paradoxe ? È, La Folie maternelle ordinaire, Jacques AndrŽ, Sylvie Dreyfus-AssŽo, (dir.), Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de Psychanalyse, 2006, p.125. 2 Claude LƒVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, chapitre X, p.205-226. 3 Claude REVAULT DÕALLONNES, Le Mal joli. Accouchements et douleur, op. cit., p.62.

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de ThŽodore-Faustin, qui nÕa rien de commun avec celui de Sarah et Abraham, qui met un terme ˆ la grossesse de NoŽmie : Ç elle regarda longtemps avec une totale impassibilitŽ celui qui riait de la sorte avant de manifester la moindre rŽaction È (LN, 44). LÕexpulsion est une sŽrie de renversements dialectiques, le corps plein de la femme enceinte est rempli de vide, habituellement Ç lestŽ de vie È, il est ici porteur de mort : La mre ne prtait aucune attention ˆ ce qui se passait ; elle semblait mme ne sՐtre pas aperue de sa dŽlivrance. La peau si longtemps distendue de son ventre sÕeffondra avec un bruit de tissu sec. Elle nÕavait perdu ni sang ni eaux. (LN, 45)

Le corps, le ventre et lÕespace psychique de NoŽmie sÕeffondrent, dans un asschement extrme, sur le vŽcu traumatique dÕune naissance sans cri, sans regard, pour un monde qui sÕaffaisse. La violence de lÕaccouchement et de la naissance nÕest pas contrebalancŽe par une pulsion de vie. Ce qui reste et prŽvaut, est la violence de na”tre et celle dÕaccoucher. La sortie hors du contenant maternel qui faisait parfois surgir cette terrible question : Ç de lÕenfant ou de la mre, qui va mourir ? È, convoque ici une rŽponse sans appel : les deux. La bascule de lÕesprit et la rupture du corps sont reprŽsentŽes par le Ç passage ˆ lÕacte È de la chute de la statue de sel fracassŽe sur le sol. Ainsi Ç la naissance È, qui contient selon Giorgio Agamben, Ç de nombreux signifiants instables È, brise Ç lÕopposition signifiante entre la synchronie et la diachronie, entre le monde des morts et le monde des vivants È1. Sylvie Germain atteste que la naissance ne produit pas forcŽment des enfants qui sont Ç dotŽs dans toutes les sociŽtŽs dÕun statut diffŽrentiel particulier È2. SÕil est parfois ŽnoncŽ Ç que,

dans

tous

les

cas,

tre

mre

cÕest

tre

coupable

dÕun

3

" meurtre imaginaire" È , la guerre assume la rŽalisation dÕune crainte et perpŽtue le meurtre des gŽnŽrations. Nulle place pour la mŽtaphore, ce qui se donne est la mort dans sa dimension sacrificielle. LÕenfant sÕinscrit dans la lignŽe, non des mortels, mais des morts dŽcomposŽs. Le fantasme maternel qui peut tre Ç si je donne la vie, je donne la mort È, est pleinement assumŽ dans une rŽalitŽ qui entra”ne la perte de la vie ou de la santŽ mentale.

Lorsque lÕon affirme que le fÏtus serait douŽ de compŽtences physiologiques qui le mettent en relation avec son milieu par les organes des sens4, nous concevons aisŽment que le malheur et lÕinquiŽtude maternels altrent lÕhomŽostasie fÏtale

1

Giorgio AGAMBEN, Enfance et histoire. Destruction de lÕexpŽrience et origine de lÕhistoire, traduit de lÕitalien par Yves HERSANT, Paris, Petite Bibliothque Payot, 2000, p.152. 2 Ibid. 3 Michle ENHAìM, La Folie des mres. JÕai tuŽ mon enfant, op. cit., p.13. 4 Michel SOULƒ, Introduction ˆ la psychiatrie fÏtale, Paris, ESF Žditeur, 1992.

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jusquՈ

se

muer

en

complications

obstŽtricales.

Les

grossesses

et

les

accouchements, terriblement et affreusement complŽmentaires, de Juliette et dÕHortense, dŽvoilent que le vŽcu de la guerre se transmet dans les moindres interstices du processus de germination, et fait Žclater les capacitŽs et le systme perceptif du fÏtus et de la mre. Le corps-monde est dŽvastŽ et garde la trace des tranchŽes boueuses. Le ressort de la dynamique de vie est inversŽe, la gŽnŽalogie est balayŽe, la valeur surdŽterminŽe dÕun devenir Žvolutif est rayŽe en Žpouvante. LÕidŽe mme de lÕespŽrance de la naissance et de lÕengendrement est entamŽe par la guerre. Le fantastique des scnes donne forme aux peurs ancestrales apparentŽes ˆ celles de la mort et de la nuit. LÕincongru, lÕinsolite et le monstrueux g”tent dans le corps maternel. La confusion des zones et des fonctions mŽtamorphose la nature des envies, le contenu des matrices et la nature des fluides corporels : Plus le temps de sa grossesse passait et plus Juliette se sentait prise par le besoin irraisonnŽ de manger des insectes. Elle nÕavait de cesse dÕattraper des grillons et des sauterelles ou de voler aux araignŽes les petites mouches prises dans leurs toiles pour les croquer. Quant ˆ Hortense elle Žtait travaillŽe par une telle faim de terre et de racines quÕelle courait tout le jour ˆ travers champs et bois pour dŽvorer la terre humide au pied des arbres ou au creux des sillons. (LN, 177)

Le champ de bataille trouve une issue corporelle, ses vermines et ses racines rŽclament un lieu pour se loger et prolifŽrer jusquÕau trŽfonds des ventres. Les intenses inclinations orales mlent, en des incorporations pulsionnelles, des ŽlŽments ˆ connotations mortifres qui devraient produire davantage des aversions

que

des

envies

qui

constituent

Ç la

traduction

somatique

et

lՎlaboration superstitieuse du mme conflit de base entre le dŽsir dՎliminer et la tendance ˆ protŽger le fÏtus È1. LÕaccouchement des jeunes femmes est Žgalement marquŽ par la simultanŽitŽ et lÕinversion : Lorsque ce double cri retomba au silence il ne trouva quÕun seul Žcho. Dans la chambre dÕHortense, seul retentit le braillement dÕun nouveau-nŽ. Dans celle de Juliette il nÕy eut point dÕautre cri, - seulement un bruit fantastique de froissements dÕailes et de stridulations. [É] Par milliers des insectes minuscules, dÕun vert clair phosphorescent, jaillirent du corps ouvert de Juliette. Ils sÕenvolrent en trombe par la fentre ouverte et sÕabattirent sur les champs de blŽ dont presque aussit™t il ne resta que des Žpis tout nus et dessŽchŽs. (LN, 183)

1

Glauco CARLONI, Daniela NOBILI, La Mauvaise Mre. PhŽnomŽnologie et anthropologie de lÕinfanticide (1975), trad. Robert Maggiori, Paris, Petite Bibliothque Payot, coll. Science de lÕhomme, 1977, p.93.

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Hortense et Juliette livrent une sorte de combat sauvage qui les dŽpasse. LiŽes par leur commune destinŽe, elles rejouent la scne de la mort de Mathurin1 et suivent le fil tŽnŽbreux de la souffrance des survivants. Cet accouchement est ˆ lÕimage de lÕarrachement : lÕune donne naissance, lÕautre pas ; lÕune peut allaiter, lÕautre non. LÕanal et le gŽnital se mlent en ces naissances qui font surgir les rŽsidus fantasmatiques anciens dÕune gestation intestinale o se mlent lÕanal et le gŽnital. Non

repris ni remaniŽs, ils sont livrŽs dans lÕarcha•sme de

lÕidentification o le bŽbŽ nÕest plus investi dÕune valeur de trŽsor mais de poison intŽrieur. LÕenfant devient un mauvais objet, Žquivalent de la vermine qui dŽcime les rŽcoltes futures. Sylvie Germain met en lumire des fantasmes originels qui nous plongent dans lÕeffroi. Elle laisse entrevoir, invite ˆ imaginer, entre crainte et terreur, certains contenus fantasmatiques o le fÏtus ou lÕenfant sont conus comme des entitŽs mauvaises, h™tes envahissants et indŽsirables, qui engloutissent la mre dans des vŽcus dÕappauvrissement ou de dŽvoration. Hortense donne naissance ˆ un petit garon, Ç un bel enfant,

fort et

gesticulant È (LN, 183), dont le dos est dŽformŽ par une bosse saugrenue. Beno”t-Quentin a survŽcu malgrŽ les risques encourus et les racines ingurgitŽes ont trouvŽ ˆ se dŽvelopper pour un nouvel ancrage. Le corps de Beno”t-Quentin sÕoffre dans la rŽceptivitŽ et tŽmoigne de lÕincorporation du disparu, ainsi, conformŽment ˆ la crŽation du fantastique, tout peut se transformer en tout. Hortense ne peut cependant nourrir son enfant, ses Ç seins nÕavaient pas de lait, ils Žtaient gorgŽs de boue. Seule Juliette avait du lait et ce fut elle qui allaita Beno”t-Quentin. È (LN, 184). Les travaux anthropologique de Franoise HŽritier sur lÕinceste, la filiation et les systmes de reprŽsentation des humeurs du corps, ont permis de mettre ˆ jour la permanence et les variations des reprŽsentations collectives qui Žlaborent, dans une logique interne, la cohŽrence des invariants physiques fondamentaux, tels le sang, le sperme et le lait. Comme de nombreux liquides et fluides du corps, le lait a longtemps fait lÕobjet dÕun grand nombre de croyances imaginaires exprimant, les craintes, les paniques ˆ lՎgard du corps fŽminin sexuŽ. HŽlne Parat, dans son ouvrage Sein de femme, sein de mre2, souligne que, par son absence, son tarissement ou son abondance, le lait maternel est lÕune des liquiditŽs les plus instables et incontr™lables qui fait de la femme un tre dont on redoute la violence, le bouillonnement intŽrieur et le dŽbordement toujours possible. Dans la mesure o fantasmatiquement le lait est liŽ au sein, il porte une charge pulsionnelle extrmement inquiŽtante et 1

Si nous nous rŽfŽrons ˆ lÕanalyse proposŽe en note de bas de page par Alain GOULET, le disparu est en effet Mathurin et non Augustin, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de crypte et de fant™mes, Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques LittŽraires, 2006, p.42. 2 HŽlne PARAT, Sein de femme, sein de mre, Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de psychanalyse, 2006.

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ambivalente. Nectar, doux breuvage ou poison, le lait maternel peut aisŽment dŽployer son ombre mortifre et renforcer les effets du traumatisme de la filiation. De Galien jusquՈ Ambroise ParŽ, il est le rŽsultat dÕune coction du sang menstruel dans les mamelles, son blanchiment Žtant attribuŽ ˆ la providence divine quÕAmbroise ParŽ ne peut que fŽliciter : Car si elle se fut oubliŽ (ce que jamais nÕa fait) de laisser couler le sang en substance et couleur rouge, la femme nourrice ežt eu en horreur de voir ainsi sՎpandre son sang : et cela ežt ŽtŽ odieux ˆ lÕenfant de le sucer pur et rouge de la mamelle [É] Pareillement les assistants eussent abhorrŽ de voir la bouche et les tŽtins de la mre sanglants : bref Dieu a fait toutes ses Ïuvres par une trs grande sagesse.1

Dans un cercle mortifre, le lait et sang sont liŽs, le sang et la boue sont mlŽs. LÕopŽration de la cuisson purificatrice nÕopre plus, lÕabomination se donne ˆ voir dans lÕanalitŽ de la boue qui dŽgrade et pervertit le liquide vital dont lՎpanchement signe la mort. LÕhorreur ensanglantŽe des tranchŽes, dans lesquelles le sang des hommes se mle ˆ la terre pour la rendre sanguine, entache lÕaliment premier. La mre nÕest plus celle qui porte en elle le pŽchŽ, elle est contaminŽe par le poison des charniers. Selon Piera Aulagnier, au moment Ç o la bouche rencontre le sein, elle rencontre et avale une premire gorgŽe du monde È2, ce qui fait Žcrire ˆ Julia Kristeva : Ç Avec ton lait, ma mre, jÕai bu la glace. Et me voilˆ maintenant avec ce gel ˆ lÕintŽrieur. Et je marche encore plus mal que toi, et je bouge encore moins que toi. Tu as coulŽ en moi, et ce liquide est devenu poison qui me paralyse È3. En amont de la Shoah, le lait boueux de la mre de Beno”t-Quentin contient dŽjˆ le spectre de la destruction des Juifs dÕEurope et la fin tragique de son fils qui sera une des nombreuses victimes de la cruautŽ nazie. En proposant une lecture du pome Todesfuge (Ç Fugue de mort È) de Paul Celan, Bruno Bettelheim4 constate que lÕimage de la mre qui dŽtruit son enfant, ou qui ne peut le nourrir, reprŽsente lÕextrme dŽsespoir qui rŽgnait dans les camps de la mort : Lait noir de lÕaube nous le buvons le soir le buvons ˆ midi et le matin nous le buvons la nuit nous buvons et buvons [É]

1

Ambroise PARƒ, LÕAnatomie, livre XVIII, citŽ par HŽlne PARAT, ibid., p.39. Piera AULAGNIER-CASTORIADIS, La Violence de lÕinterprŽtation, Paris, PUF, 1975, p.43. 3 Luce IRIGARAY, Et lÕune ne bouge pas sans lÕautre, Paris, ƒditions de Minuit, 1979, p.7. 4 Bruno BETTELHEIM, Survivre (1979), trad. de lÕamŽricain par ThŽo Carlier, Paris, Hachette, 1986, p.142. 2

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Ce lait nÕest pas seulement, selon Anne-Lise Stern Ç celui bu et donnŽ par leurs mres, leurs mres nourries du lait noir dÕAuschwitz È peut-tre est-il, Ç celui de toutes les mres depuis È1.

I-2 La folie procrŽatrice I-2.A EdmŽe ou lÕaliŽnation mariale

En sa dimension archa•que, inassignable, dense et multiple, se dŽtache la figure de Ga•a, telle que la prŽsente Jean-Pierre Vernant2, une mre universelle, qui conoit tout, qui prŽvoit tout, qui contient tout. Carl Gustav Jung3 fut le premier psychanalyste ˆ reprendre cette figure mythique pour dessiner les grandes ombres de la possession amoureuse meurtrire de certaines mres. En cette toute puissance redoutable, vestige dÕun mythique matriarcat primitif rŽgi Ç par le respect de la consanguinitŽ È4, la mre peut donner la mort aux enfants ˆ qui elle a dÕabord distribuŽ la vie. Le pouvoir dÕassurer la fŽconditŽ de la terre dÕabord et de la race humaine ensuite ne parvient pas toujours Ç ˆ masquer la contre-partie de cette puissance vitale : la force de lÕemprise que la mre exerce sur ceux ˆ qui elle a donnŽ lÕexistence È5. Cette ambigu•tŽ est Žgalement ˆ lÕÏuvre dans le culte marial qui, selon BŽnŽdicte Lanot, nÕexiste pas sans grande rŽsistance, car il rŽveillerait un Ç fantasme archa•que, celui de la mre premire, toute puissante, phallique, qui nÕa pas besoin dÕhomme pour enfanter, qui dispense ˆ sa guise la vie et la mort È6. Le personnage dÕEdmŽe dans Jour de colre est caractŽrisŽ par sa passion mariale qui sÕest Ç insinuŽe ˆ tout petits pas È (JC, 16) pour lÕamener ˆ confondre graduellement Ç sa vie et celle des siens avec un perpŽtuel miracle consenti par la Vierge. Elle avait confondu la bouche et le sourire, la parole et la prire, la salive et les larmes. [É] Elle avait confondu la mort et lÕAssomption È (JC, 16). Sa folie, couplŽe de faon antithŽtique

avec

celle

de

Mauperthuis,

Žclaire

mutuellement

les

deux

personnages et les lie par leur sympt™me commun qui touche ˆ la bouche et ˆ la parole. La fŽconditŽ accordŽe ˆ EdmŽe fait suite ˆ une pŽriode dÕinfertilitŽ qui transforme sa grande piŽtŽ mariale Ç en absolue adoration ˆ lÕoccasion de la naissance de sa fille. Car cՎtait ˆ la Vierge, rien quՈ Elle, quÕelle devait la venue 1

Anne-Lise STERN, Le Savoir-dŽportŽ. Camps, histoire, psychanalyse, Paris, Le Seuil, coll. La librairie du XXIe, 2004, p.195. 2 Jean-Pierre VERNANT, LÕUnivers, les dieux, les hommes, Paris, Seuil, 1999. 3 Carl Gustav JUNG (1954), Les Racines de la conscience, Paris, Buchet/Chastel, 1971. 4 Marie DELCOURT, citŽe par Rapha‘l DREYFUS dans lÕIntroduction ˆ LÕOrestie, Tragiques grecs : Eschyle, Sophocle, Paris, Gallimard, 1967, p.241. 5 Franoise COUCHARD, Emprise et violence maternelles, Paris, Dunod, coll. Psychismes, 2003, p.3. 6 BŽnŽdicte LANOT-LEMOINE, LÕUnivers Romanesque de Sylvie Germain : lÕimaginaire Žthique, thse de doctorat, dir. Alain Goulet, Caen, UniversitŽ de Caen, 14 dŽcembre 2001 [dactyl.], p.227.

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au monde de son unique enfant, sa fille Reine, sa passion, son seul bien, sa race. Toute sa gloire È (JC, 21). Le contraste est saisissant entre lÕexubŽrance ˆ laquelle se livre EdmŽe et le personnage biblique de Marie, revtue du manteau de la discrŽtion et de la dignitŽ. Les ƒvangiles, en effet, ne disent rien de sa vie antŽrieure ˆ lÕAnnonciation de la naissance du Christ par lÕarchange Gabriel (Luc 1, 26-38). Quant ˆ son corps, il dispara”t dans la mort puisquÕil ne livre aucun cadavre et sՎlve au ciel en son Assomption. EdmŽe surcharge, en densitŽ et en profusion, lˆ o Marie sÕefface, ce qui nous laisse aisŽment imaginer que le personnage dÕEdmŽe est m‰tinŽ de notre grande anctre biblique, éve, avec laquelle elle partage la pulsion dÕemprise. EdmŽe, contient ainsi les deux silhouettes maternelles centrales de lÕhŽritage chrŽtien. Pour lՎglise en effet, la femme Ç a deux visages. éve, tentatrice [É], symbolise des forces dangereuses communes ˆ toutes les femmes. Marie, mre de JŽsus mais aussi vierge, incarne les vertus de la charitŽ, dÕhumilitŽ, dÕobŽissance È1. Comme le rappelle Monique Schneider2, ce fond mythique vaut comme fantasmatisation partagŽe, inscrite dans le legs culturel. EdmŽe nÕa de cesse pourtant de louer la Vierge car la conception de Reine se rapproche, selon elle, de celle de JŽsus. LՃvangile de Luc dit en effet que lÕenfant ne sÕest pas formŽ dans le sein de Marie par lÕintervention dÕune semence dÕhomme. Ainsi, en est-il dÕEdmŽe qui enfante par la vertu de la prire, barrant insidieusement le pre de son r™le de gŽniteur : Ç Elle considŽrait le r™le de son Žpoux JousŽ dans cette grossesse pour presque nul. Toute sa gratitude allait ˆ la vierge. È (JC, 19). Elle nÕassume pourtant pas la fonction mŽdiatrice Žchue ˆ Marie qui fait Ç de sa personne la voie dÕaccs par laquelle sÕesquissera un chemin conduisant au-delˆ dÕelle-mme È3 et ne rend pas plus gr‰ce ˆ Dieu dans les louanges dÕun Magnificat : Ç Oui, dŽsormais, toutes les gŽnŽrations me proclameront bienheureuse, parce que le ToutPuissant a fait pour moi de grandes choses : saint est son Nom È4. Puisque, selon EdmŽe, cÕest la Vierge, source des gr‰ces, qui, conformŽment aux croyances des catholiques fervents du XIXe sicle5, a intercŽdŽ en sa faveur dans un rapport de sujet ˆ sujet, par le moyen de la prire. Ë c™tŽ des rayonnements de la Vierge qui refltent sa puretŽ ˆ laquelle se combinent Ç le charme, la candeur surtout, la modestie, la simplicitŽ, la discrŽtion, la douceur [É] È6,

1

Yvonne KNIBIELHER, Catherine FOUQUET, Histoire des mres du Moyen åge ˆ nos jours, op. cit., p.14. 2 Monique SCHNEIDER, GŽnŽalogie du masculin, Paris, Aubier, coll. Psychanalyse, 2000, p.278. 3 Ibid., p.278. 4 Philippe BOUTRY, Ç La spiritualitŽ mariale È, EncyclopŽdie des religions, op. cit., p.679. 5 Alain CORBIN, Ç LÕemprise de la religion È, Histoire du corps, vol. 2, De la RŽvolution ˆ la Grande Guerre, Paris, ƒditions du Seuil, 2005, rŽŽd. Coll. Points/histoire, 2011, p.61. 6 Alain CORBIN, Ibid, p.63.

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EdmŽe se fraie plut™t un chemin dans les rais de lÕaviditŽ dÕéve dont Sylvie Germain prŽsente la faute comme Žtant celle : dÕavoir mordu dans le fruit interdit, dÕavoir voulu consommer le fruit de la connaissance Ð sans sՐtre donnŽ le mal de le cultiver, dÕattendre quÕil soit parvenu ˆ sa pleine maturation, sans certainement avoir pris le temps de le contempler avant de le cueillir, dÕen humer le parfum, dÕen caresser la peauÉ Elle se prŽcipite, saisit le fruit, le croque Ð et finalement sÕy Ç casse les dents È1.

Dans le chapitre 4 de la Gense, aprs le rŽcit communŽment nommŽ la Ç Chute È, éve dit : Ç JÕai acquis un homme de par YHWH È (Gn 4,1). Louable est la rŽfŽrence ˆ lՃternel pour une procrŽation qui contient cependant une forte pulsion dÕemprise et maintient Adam dans le silence. En dŽveloppant la thŽmatique du Ç fruit de lÕarbre du bien et du mal È, Claude Cohen Boulakias Žcrit que Ç éve rivalise avec DÉ puisquÕelle enfante, elle crŽe È2. Le rŽcit biblique garde mŽmoire de cette exclamation par le nom du premier-nŽ, Ca•n, du verbe q‰n‰, qui signifie Ç acquŽrir È et dŽsigne la possession en mme temps que la persistance du temps. éve aurait dž, ˆ la naissance de son fils, annoncer Ç jÕai perdu, au lieu de jÕai acquis È, signifiant ainsi la perte de lՐtre qui participait organiquement ˆ son tre. Ca•n est le prolongement dÕéve : Ç il endosse la malŽdiction, il assume la faute de sa mre, il la dŽveloppe, il lÕexplicite [É] È 3 par le premier meurtre. Il en est de mme pour Reine qui est le prolongement dÕEdmŽe. En Žtant acquise par EdmŽe, Reine nÕest pas lÕenfant Ç de la rencontre de deux tres È4, elle nÕest pas accueillie dans une situation dÕamour symbolique par laquelle une mre, renonant au rapport de possession, fait place, entre elle et lÕenfant, ˆ la mŽdiation dÕun tiers. En laissant une faible part ˆ JousŽ dans cette naissance, EdmŽe indique que lÕacquis constitue un tout. Il ne manque aucun complŽment paternel, aussi nul est besoin de le dŽsigner pas plus quÕil est nŽcessaire dÕintroduire Ç un rapport de parole mŽdiatisŽe. È5

Il est vrai que

JousŽ, comme Adam, se signale par son manque de prŽsence. Son silence, impressionnant en tant que pre, prolonge celui du premier homme envers sa compagne au moment de la dŽgustation fatale. EdmŽe se livre tout ˆ son aise ˆ une adoration solitaire, conservŽe farouchement et orgueilleusement comme un bien. Dans la force de son dŽsir dŽvastateur, lÕamour quÕelle porte ˆ sa fille est 1

Sylvie GERMAIN, Ç La morsure de lÕenvie : une contrefaon du dŽsir È, dialogue avec Julia Kristeva, Sylvie Germain, Robert Misrahi et Dagpo RimpochŽ, Marie de Solemne (Žd.), Entre dŽsir et renoncement, ƒditions Devry, coll. A vive voix, 1999 [Paris, Albin Michel, coll. Espaces libres, 2005], p.67-68. 2 Claude COHEN BOULAKIAS, Ç Philadelphes des sangs le premier fratricide : Ca•n et Abel È, ƒros Philadelphe, frre et sÏur, passion secrte, sous la dir. de Wanda Bannour et Philippe Berthier, Colloque de Cerisy, Paris, ƒditions de fŽlin, 1992, p.21. 3 Claude COHEN BOULAKIAS, Ç Philadelphes des sangs le premier fratricide : Ca•n et Abel È, op. cit., p.21. 4 Ibid. 5 Aldo NAOURI, Une place pour le pre, Paris, Le Seuil, coll. Points, 1985, p.154.

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un moyen de la possŽder et dÕannuler tout dŽsir qui se tournerait vers une autre figure que celle de la Vierge. Elle empche lÕouverture dÕune intercession mŽdiatrice qui permettrait de neutraliser ce couple fusionnel, de libŽrer le mouvement des affects et rŽcrŽer un espace identitaire, propre ˆ chaque personne, par lÕinstauration dÕune frontire entre elle et les autres. La venue au monde de Reine constitue un triomphe, ˆ la fois charnel et cosmique, qui lÕunit aux forces divines et ˆ la puissance magique de la pensŽe : Reine Žtait en effet le fruit trs admirable de ses entrailles qui longtemps Žtaient demeurŽes stŽriles. Beau fruit tardif survenu tout au bout dÕune espŽrance ttue, en rŽcompense ˆ des milliers dÕAve Maria ressassŽs au fil dÕun chapelet [É]. (JC, 21)

EdmŽe donne corps au grand mythe de la parthŽnogŽnse qui, selon Claude Revault dÕAllonnes, consiste ˆ vouloir Ç faire un enfant seule, sans le concours de lÕautre sexe, un enfant nŽ des Žpousailles du ciel, de la terre et de son corps, un enfant qui nÕest pas vraiment de lui, avec lui, pour lui, un enfant sur lequel ces mythes originels assoient et assurent sa propre puissance È1 en aliŽnant son enfant ˆ la seule image maternelle, comme si elle vivait une origine sans commencement. En hommage ˆ la Vierge, elle gratifie Ç sa fille du nom de Reine. Sur le registre dՎtat civil elle avait mme fait inscrire toute une sŽrie dÕautres prŽnoms comme autant dÕexclamations de louange : " REINE, HonorŽe, Victoire, Gloria, AimŽe, Gr‰ce, DŽsirŽe, BŽate, Marie VERSELAY. " È (JC, 21). Cette nomination amplificatrice cumule les prŽnoms comme autant dÕactions de gr‰ce. Ainsi que lՎnonce Jean-Paul Valabrega2, le don du nom mythique opre une

permutation

lors

de

la

naissance

de

lÕenfant

et

retourne

lÕenfant

phantasmatique en enfant mythique. LÕenfant tant dŽsirŽe nÕest pas accueillie dans

sa

spŽcificitŽ,

mais

dans

une

imagerie

fantasmatique

difficilement

Žlaborable ou dŽpassable, ˆ laquelle ne peut se superposer la petite fille de chair. Selon Maud Mannoni, la mission de lÕenfant de rve est Ç de rŽtablir, de rŽparer ce qui dans lÕhistoire de la mre fut jugŽ dŽficient, ressenti comme manque, ou de prolonger ce ˆ quoi elle a dž renoncer È3. Reine, toute consacrŽe ˆ la dŽvotion mariale, souffre de lÕexcs de lÕenfant imaginaire. Sa naissance favorise lՎmergence dÕune admiration qui ne contribue pas ˆ lՎclosion du sujet fille. Le regard maternel, saturŽ par lՎclat de tant de beautŽ et de gr‰ce, ne permet pas de maintenir les yeux de la raison ouverts. EdmŽe confisque sa fille comme sÕil nÕy avait personne dÕautre que Marie pour Reine et personne dÕautre

1

Claude REVAULT DÕALLONNES, ætre, faire, avoir un enfant, op. cit., p.132-133. Jean-Paul VALABREGA, Ç Le Problme anthropologique du phantasme È, Le DŽsir et la perversion, Piera Aulagnier-Spairani, Jean Clavreul et al., Paris, Le Seuil, coll. Points, 1967. 3 Maud MANNONI, LÕEnfant arriŽrŽ et sa mre (1964), Paris, Seuil, coll. Points, n¡132, p.30. 2

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que Reine pour elle. Le futur Žpoux de Reine sera jaugŽ ˆ lÕaune de cette mme grille de lecture : Ç Ce simple mortel [É] Žtait-il digne de recevoir comme Žpouse sa fille unique et trs admirable [É] Reine relevait-elle du commun ordre des choses, elle qui ne devait sa glorieuse venue en ce monde quՈ la gr‰ce consentie par la Trs Sainte Mre de Dieu ? È (JC, 37). Le consentement, dÕabord hŽsitant, ne provient que de la disgr‰ce dÕEphra•m qui, soudainement, lÕennoblit Ç et mme [le] sanctifi[e] È (JC, 61). EdmŽe peut ainsi renouer avec le geste dÕonction des femmes bibliques, Ç elle baignait chaque soir le visage meurtri dÕEphra•m avec un linge humectŽ dÕeau de neige du premier mai. È (JC, 62).

I-2.B Le dŽploiement corporel

LÕenfant mŽconnue comme rŽelle, retrouve le statut de poupŽe, ne nŽcessitant des soins quÕen fonction des besoins propres de la mre. Reine, idole offerte ˆ la dŽvotion maternelle, est baignŽe, nourrie, Ç parŽe È, Ç coiffŽe È par sa mre qui Žlve une Ç statue vivante de Vierge obse È (JC, 25). Et lÕon sait, Žcrit Nicole Berry au sujet de la psychose puerpŽrale, Ç combien les poupŽes peuvent tre amoureusement soignŽes, parfois ; on sait aussi quel sort moins enviable

leur

incombe

souvent È1.

LÕambivalence

touche

la

fonction

nourricire par la prŽparation de Ç plats Žnormes È sans jamais parvenir Ç ˆ assouvir [l]a faim È (JC, 24) de sa fille, et affecte Žgalement lÕidentification projective qui ne permet pas ˆ EdmŽe de repŽrer la souffrance de sa fille : Ç LÕefflorescence magistrale du corps de sa fille qui intriguait ou amusait tellement les autres ne lÕavait jamais inquiŽtŽe [É] È (JC, 22). Reine vit son corps comme un monde qui ne sÕoffre pas ˆ la dŽcouverte mais conduit ˆ sa perte, elle porte dans sa chair une dŽtresse qui, ˆ lÕinverse dÕIsaac, nÕest pas Ç une capacitŽ infinie dՎtonnement È2. De lÕenfance de Reine ne reste que ce corps vaste, encombrant, dÕune extrme passivitŽ. Reine, au regard Ç doux, souvent absent È, vit Ç assoupie È, condamnŽe ˆ une existence dÕotage de la folie maternelle, lourdement chargŽe des mythes originels. SurnommŽe par dŽrision Reinette-la-Grasse, elle donne corps au dŽsir maternel. En devenant chair elle retourne le phŽnomne de vampirisation en son contraire par un dŽploiement corporel quÕelle exhibe : Ç plus sa fille croissait en volume, plus elle rendait gr‰ce ˆ la Vierge È (JC, 22). LÕidol‰trie mariale transforme la gr‰ce en graisse. La fonction de stockage des graisses est ˆ rapprocher de la fonction 1 2

Nicole BERRY, Ç Le roman original È, LÕEnfant, op. cit., p. 267. Sylvie GERMAIN, Ç La morsure de lÕenvie : une contrefaon du dŽsir È, op. cit., p.67-68.

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mnŽsique, le poids pouvant correspondre ˆ la prŽtention du Moi ˆ envelopper la totalitŽ de lÕappareil psychique et ˆ peser sur son fonctionnement : Ç elle habitait son corps, rien que dans son corps È (JC, 23). La nourriture devient le seul moyen de lÕexpression du lien mortifre. Avec lÕincorporation, la dimension symbolique des mots sÕabrase au profit de lÕacte de se nourrir : Ç sa bouche, minuscule et trs rouge, nՎmettait que des sons gazouillants et de lŽgers rires en grelots. È (JC, 23). Avaler, engloutir, refuser dÕouvrir la bouche sont autant dÕexpressions de lÕamour et de la haine. Une vague rage parfois se fait jour ˆ travers une faim insatiable identifiŽ ˆ Ç un petit animal fŽroce, cruel qui la rongeait jusquՈ lՉme È (JC, 23). La confusion dÕEdmŽe entre Ç sa vie et celle des siens È, Ç la bouche et le sourire, la parole et la prire È (JC, 16) sÕinscrit dans le sympt™me de sa fille dont la gloutonnerie, qui ne conna”t pas lÕapaisement, interroge le sens mme de la parole, du manque, du dŽsir et du besoin. Elle ne peut se satisfaire de la confusion et habite un corps dont la clef Žchappe : Ç espace secret, [É] labyrinthe de chair enclos sous la peau blanche ˆ reflets roses et dans lequel elle ne cessait de dŽambuler ˆ t‰tons È (JC, 23). Alors que les formes des personnages des peintures de Botero associent volontiers beautŽ et rondeur, celles de Reine, gŽnŽreuses, peuvent tout autant symboliser la vie que lÕenfermement sur soi. En cela, elle se rapproche plus des cŽlbres

Nanas

de

Niki

de

Saint-Phalle,

composŽes

de

matŽriaux

de

rŽcupŽration. Son corps Žchappe, il prolifre comme sÕil nՎtait pas reliŽ ˆ lՐtre, et prŽsente, non pas un visage mais un masque, Ç miniature posŽ comme par mŽgarde en surplomb du corps gigantesque È (JC, 22), derrire lequel lÕenfant, reine dÕun royaume interne dŽvastŽ, ne peut advenir. Les Ç sanglots ne parvenaient jamais jusquՈ ses yeux, tout comme les cris stridents de la faim, ils se perdaient en chemin dans sa graisse [É] È (JC, 24). La bouche de Reine nÕarticule que quelques mots et, si elle Žnonce des phrases, celles-ci ne parviennent jamais aux lecteurs sous forme de retranscription qui tŽmoignerait dÕune pensŽe autonome. La mre, toute ˆ sa folie, ne donne pas lieu ˆ de nouvelles introjections dynamisantes et creuse une lacune. Reine guŽrit ce manque par lÕingurgitation. Si, comme le pense Franoise Dolto, la chair est Ç lՎpaississement du verbe qui nÕest pas arrivŽ ˆ sÕexprimer au niveau o il avait ˆ sÕexprimer ni au moment o il avait ˆ sÕexprimer È1, ce qui parle alors chez Reine est son corps, cette profusion de chair dŽbordante qui signe lՎchec de lÕesprit crŽateur de sens vivant. Son corps reste un corps de besoins et de dŽsirs criŽs, pleurŽs mais non parlŽs.

1

Franoise DOLTO, GŽrard SƒVERIN (1978), LՃvangile au risque de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, coll. Points, tome II, 1982, p.174.

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BŽnŽdicte Lanot soulignait dŽjˆ dans sa thse que le Ç dŽcalque du traditionnel " Je vous salue, Marie " opre un glissement de Marie ˆ EdmŽe : la dŽvotion ˆ la vierge peut ainsi devenir dŽvotion ˆ soi-mme È1. Il y a chez cette dernire une gloire narcissique ˆ tre mre, femme heureuse et comblŽe, qui ne laisse aucune place au dŽsir de vivre du bŽbŽ. Le surinvestissement de lÕenfant sÕaccompagne dÕun dŽficit dÕamour rŽel que Reine transforme en une insatiable faim inassouvie, car lÕamour nÕest jamais dirigŽ vers elle-mme pour elle-mme, mais seulement vers ce dont elle tient lieu, ˆ savoir lÕimage idŽalisŽe de la foi de sa mre. LÕabus narcissique de Reine par EdmŽe se rŽsume ˆ la projection de la mre sur sa fille, qui est exploitŽe non pour dŽvelopper ses propres ressources mais pour combler la folie mariale. En cela il sÕagit dÕabus narcissique, dÕautant plus facile ˆ opŽrer entre EdmŽe et sa fille, que cette dernire peut rŽaliser les aspirations maternelles insatisfaites ou refoulŽes. EdmŽe a en commun avec les dŽessesmres le fait de ne reconnaitre Ç quÕune loi, celle du ventre È2. Celui de sa fille permet de supplŽer ˆ Ç ses entrailles qui longtemps Žtaient demeurŽes stŽriles È (JC, 19) et lui permet de vivre, par procuration, une maternitŽ prolifique. Ainsi, ˆ lÕinfertilitŽ de la mre rŽpond lÕextrme fŽconditŽ de la fille. Ç ætre mre, cÕest avoir le ventre plein. Plein de son enfant avant lÕaccouchement, la femme peut exiger toute nourriture qui lui pla”t, puisquÕil est entendu quÕil ne faut rien refuser ˆ une femme grosse È3 Žcrivent Yvonne Knibielher et Catherine Fouquet. Dans cette confusion corporelle, pendant plus de six ans, Reine est remplie par la grossesse de ces neuf enfants qui semblent surgir de la nomination grandmaternelle excŽdentaire, pour tous na”tre le jour de lÕassomption et porter Ç le nom de Marie accolŽ ˆ son prŽnom, en lÕhonneur de la Vierge au culte de laquelle EdmŽe avait consacrŽ sa fille miraculeuse. È (JC, 68). Le sens des maternitŽs appartient ˆ la grand-mre, redoublant lՎvincement paternel. Encha”nŽe ˆ la folie maternelle, Reine lÕest aussi ˆ son Ç propre corps comme un pur objet È4, ses grossesses sont dÕailleurs ŽnumŽrŽes sans aucune Žvocation dÕun vŽcu de maternalitŽ. DŽtentrice du seul pouvoir reproducteur avouable dans la pathologie familiale, elle offre son corps de substitution dans une profusion lipidique et procrŽatrice. Quelques marques subtiles cependant font Žchec ˆ lÕinjonction de rŽpŽtition pour se dŽprendre du sortilge du continuum. Reine, ˆ coups de grossesses rŽpŽtŽes, signale ˆ EdmŽe quÕelle est aussi une mre, et mme meilleure quÕelle qui nÕa pu faire quÕun enfant laborieusement. De plus,

1

BŽnŽdicte LANOT-LEMOINE, LÕUnivers Romanesque de Sylvie Germain : lÕimaginaire Žthique, op. cit., p.228. 2 Franoise COUCHARD, Emprise et violence maternelles, op. cit., p.36. 3 Yvonne KNIBIELHER, Catherine FOUQUET, Histoire des mres du Moyen åge ˆ nos jours, op. cit., p.69. 4 Anne DUFOURMANTELLE, La Sauvagerie maternelle, Paris, Calmann-LŽvy, 2001, p.109.

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Reine ne fait que des garons, ainsi, en produisant du masculin, elle se sŽpare dÕune mre qui veut sÕemparer dÕelle entirement.

I-2.C Tota mulier in utero

Le corps de Reine est celui des statuaires des dŽesses de la fertilitŽ des cultures nŽolithiques et des premires civilisations du Proche-Orient, de lÕIran et de lÕInde, qui expriment lÕinŽpuisable fŽconditŽ de la Terre1. Elle offre une vision pa•enne dÕune femme qui, comme la Terre glorifiŽe par Eschyle, Ç enfante tous les tres, les nourrit, puis en reoit ˆ nouveau le germe fŽcond È2. Ë lÕinstar de bien dÕautres mres universelles, dont les symboles sexuels peuvent tre Ç hypertrophiŽs, gros seins ou exhibition de la vulve, dans la reprŽsentation orphique de Baubo, ou multipliŽs : la Grande dŽesse dՃphse est pourvue de seize seins, la dŽesse de lÕAgraven chez les Mayas, en a quatre cents È3, Reine, parŽe des attributs de son sexe, dŽgage une impression de puissance qui repose sur lÕampleur de son corps. Elle est cette femme des sociŽtŽs o lՎcrit nÕa pas cours, celle qui appara”t dans Les Personnages, comme une : Ç femme, stle de glaise et de pŽnombre en mouvement, arbre irriguŽ de sang donnant des fruits humains, chair tellurique o sÕentrelacent (dans le giron dÕun vide insondable tant il est fantasmŽ) le mystre de lÕorigine, la jouissance et la peur, le dŽsir, la vie, la mort È (P, 56). Reine ressemble ˆ la femme quÕAnnie Anzieu assimile ˆ une Ç gigogne gŽante dans quoi tout sÕembo”te È4. Comme les Ç saintes mres È5, elle est celle dont lÕexistence est nŽcessaire pour tout recevoir et tout contenir. Elle est le lieu o sÕabriter pour chercher le bien-tre ou le remde ˆ ses maux, comme dans un utŽrus universellement rŽgŽnŽrateur. La rencontre avec Ephra•m, son futur Žpoux, se dŽroule sur fond dÕabsence : Ç Reinette-laGrasse ŽgarŽe dans ses songes nÕavait pas remarquŽ lÕarrivŽe dÕEphra•m ; elle contemplait le feu dÕun air absent È (JC, 59). Elle est comme ces jeunes filles peintes par Vermeer, dont Sylvie Germain suggre quÕelles Ç nÕont rien ˆ raconter, elles sont sans histoire et sans nom ; il semble mme quÕelles ne sont pas en mesure de parler, pas mme de dire " je ". Leurs bouches entrÕouvertes nÕexhalent quÕun souffle nu ; elles sourient vaguement, ˆ tous, ˆ personne, ˆ la lumire, au silence, ˆ lÕabsence. Leur solitude est un royaume o elles sont ˆ la fois reines et exilŽes. È (AL, 53). Sans doute se tient-elle Ç ˆ lՎcoute dÕun passŽ

1

Mircea ELIADE, Ç Dieux et DŽesses È, Encyclopaedia Universalis, corpus, Tome 7, 1996, p.437. ESCHYLE, Les ChoŽphores (458 av. J.-C.), 127-128 3 Franoise COUCHARD (1991), Emprise et violence maternelles, op. cit., p.34. 4 Annie ANZIEU, La Femme sans qualitŽ. Esquisse psychanalytique de la fŽminitŽ, Paris, Dunod, coll. Psychismes, 1989, 105. 5 Ibid., p.105.

2

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infiniment plus ample que [sa] vie, occupŽ[e] ˆ remonter (ˆ tout petits pas de lՉme se frayant lentement un chemin dans lÕobscuritŽ, ˆ rebours du temps) vers les Ç premiers feux du monde È (AL, 15). Avant dՐtre une personne, Reine est un lieu dans lequel peut se loger, soit lÕenfant dans la matrice, soit lÕhomme dans lՎtreinte. Peu importe son dŽsir quand il sÕagit dՐtre ŽpousŽe, peu importe la prŽsence de ses enfants, elle est comme Žtrangre au monde et ˆ son dŽsir. Elle reste silencieuse, ˆ disposition, comme un porte-mentaux de sa mre, de son mari et de ses enfants, auquel on accroche les lambeaux de ses fantasmes primordiaux dont on ne peut se dŽfaire de peur dÕattraper froid. Elle est un conte prŽhistorique et rŽvle, comme Freud lÕa fait avec Totem et Tabou, un avant de la gŽnitalitŽ, un paradis enfantin au fond profondŽment mortifre. Mre Ç Žnorme, Žnigmatique È, elle est Ç pleine È, sans creux, en elle sige Ç le mystre indŽfini. Et le danger menaant de lÕincertitude È1.

Que se cache-t-il

derrire cette faim insatiable, derrire ce regard absent ? Qui sÕen soucie au juste ? Une dŽesse mre nÕexiste-t-elle pas que pour tre vŽnŽrŽe, Ç devant tant de bonheur de la maternitŽ accomplie, de la femme pleine dÕenfants, de mondes dŽsirŽs et inconnaissables È2 ? Si le discours psychanalytique pense que par lÕenfantement, et singulirement par le premier enfant, la femme rgle sa dette symbolique ˆ lՎgard de sa propre mre en lui donnant littŽralement son premier enfant, dans ce roman, il sÕagit dÕune dette sans fond en raison dÕune prire exaucŽe. Reine reprŽsente lÕexorbitant pouvoir de crŽer de lÕhumain dont est dotŽ le sexe fŽminin. Comme si elle reprenait ˆ son compte la question du mystre originaire que Friedrich Nietzsche rŽsume de la faon suivante : Ç tout chez la femme est Žnigme et tout chez la femme a une solution unique, laquelle a nom grossesse È3. Reine, prise dans une faim quÕaucune nourriture ne peut assouvir, tŽmoigne dÕune interrogation profonde, dÕun secret qui Ç habitait [son] ventre de [É] mre. È (JC, 68) et que rien, Ç pas dÕavantage que le corps dÕEphra•m les corps de ses neufs fils quÕelle porta, mit au monde, Žleva, ne parvinrent ˆ assouvir sa faim, ˆ apaiser son attente È (JC, 69). Sa faim est une faim de lÕAutre, qui nÕa jamais ŽtŽ lˆ pour lui apprendre ˆ dire Ç je È et Ç tu È dans un espace de diffŽrenciation. Le poids de lÕattente, qui parle enfin du manque et du dŽsir, non pas rassasiŽ mais apaisŽ symboliquement et transformŽ en plŽnitude, sՎbauchera au dŽpart du fils aimŽ qui, faisant fracture, crŽera lՎcart nŽcessaire pour que quelque chose naisse de cette faille. En devenant acteur de la sŽparation, Simon Žveille une conscience et ouvre ˆ la possibilitŽ de

1

Annie ANZIEU, La Femme sans qualitŽ. Esquisse psychanalytique de la fŽminitŽ, op. cit., 14. Ibid., 14. 3 Friedrich NIETZSCHE (1883-1885), Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Franaise Maurice de Gandillac, Paris, Gallimard, coll. Folio essais n¡8, 1985. 2

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penser lÕabsence et lÕattente de lÕenfant. Julia Kristeva suggre que pour introduire une distance entre le Moi et lÕaviditŽ destructrice de la Mre archa•que, le christianisme propose un Verbe : Le langage. La parole individuelle nÕadvient quՈ ces conditions, et cÕest de parler que la voracitŽ sÕapaise et bascule en identification satisfaisante du mme et de lÕautre mis ˆ mort mais exaltŽs comme Žgaux au Tiers dans le lien amoureux. LÕamour sera dŽsormais un discours qui tient compte de la faim mortifre, se b‰tit sur elle, mais la double, et en la dŽplaant dans le symbole, lÕexcde.È1

CÕest ce Verbe qui, paradoxalement et cruellement, manqua ˆ EdmŽe.

I-3 Un ventre de pesante mŽmoire I-3.A Les vagues brisantes des angoisses non rŽvolues La maternalitŽ, terme empruntŽ ˆ Racamier, traverse le temps de la naissance dÕune mre. Il arrive que le dŽsir dÕenfant ne sÕincarne pas dans la venue dÕun bŽbŽ et que la grossesse, pŽriode de crise existentielle, prenne la forme dÕun sŽisme psycho-physiologique de grande amplitude. Les chocs anciens de la vie passŽe remontent alors ˆ la surface pour se vivre et sՎlaborer dans lÕaprs coup. La gestation montre comment le corps des femmes, lieu des malŽdictions et des prophŽties, est celui o sÕexprime la mŽmoire, o se rejouent lՎnigme de lÕorigine et les conflits avec les gŽnŽrations antŽrieures. Lors de la grossesse, les processus de refoulement, qui tiennent habituellement sous le boisseau toutes sortes de pensŽes inconscientes, sont en crise et amŽnagent un lieu de passage entre le conscient et lÕinconscient. La femme enceinte est alors envahie de rŽminiscences infantiles, et la maternitŽ se prŽsente parfois les bras chargŽs de folie. Accepter la grossesse et conserver un sentiment suffisant de sa propre unitŽ et de son identitŽ, malgrŽ les transformations radicales du corps, devient parfois une Žpreuve insurmontable. Chez Douce, les indices de la tempte Žmotionnelle causŽe par le mžrissement de son ventre font surgir les flures de son tre. La grossesse est le seul moment de la vie o lÕobjet interne cesse dՐtre pure mŽtaphore. AnimŽ de mouvements actifs perus de lÕintŽrieur du corps, le fÏtus ne prend une rŽalitŽ que si la femme est en mesure de lui donner une reprŽsentation alors quÕelle ne peut le toucher ou le regarder. Douce ne comprend pas la mŽtamorphose de son corps pour en constituer une rŽalitŽ tangible : Ç Elle sՎtonnait de voir son ventre mžrir comme les fruits, elle sÕaffolait de ce que quelque chose se m”t ˆ bouger, ˆ y cogner par ˆÐcoups. È

1

Julia KRISTEVA, Histoires dÕamour, Paris, Deno‘l, 1983, p.189.

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(NA, 358). La gestation de lÕenfant avive la mŽmoire de lÕorigine parfois reliŽe ˆ une expŽrience de discontinuitŽ ou dÕinadŽquation des soins, elle ramne la femme au chaos si personne ne lÕaide ˆ dŽcrypter et ˆ Žviter lÕeffondrement : Ç Elle regardait dÕun air anxieux avec ses yeux dÕenfant Septembre et Octobre, tendant ses mains vers leurs visages comme pour chercher au contact de leurs lvres une rŽponse ˆ son inquiŽtude È (NA, 358). Pour une femme enceinte, Žcrit Monique Bydlowski, le bŽbŽ quÕelle fut Ç autrefois fera de nouveau lÕexpŽrience conflictuelle de cette contigu•tŽ avec lÕimage intŽrieure. LÕenfant ˆ venir, reprŽsentant de lÕobjet interne, risquera dՐtre attendu avec effroi È1. LÕenfant mis au monde nÕexiste pas plus que le fÏtus avec lequel, pendant la grossesse, tout commerce imaginaire ou fantasmatique ne peut opŽrer. Il fait lÕobjet dÕun dŽni, comme dans les situations dÕinfanticide ŽtudiŽes par Annie Birraux2, aussi, est-ce une partie de son propre corps qui se prŽsente ˆ Douce comme un objet Žtranger : La naissance de cette petite fille comme un double miniature et dŽcolorŽ dÕellemme, mais qui ne cessait de profŽrer des bruits tant™t en gazouillant, tant™t en pleurant ou criant, lÕavait plongŽe dans une totale panique. (NA, 359)

Anne Bouchard Godard, en reprenant la formulation freudienne de lÕinquiŽtante ŽtrangetŽ, Unheimlich, envisage que lÕenfant, vŽcu comme Ç double narcissique [É] refoulŽ ou projetŽ comme nŽgatif È, est alors Ç irrecevable È car il revient Ç sous la forme de lÕenfant qui se fait alors Žtranger, Žtrangement inquiŽtant, menaant. È3 Aprs lÕaccouchement, Douce semble Žmerger dÕun mauvais rve et ne reconna”t pas lÕenfant, elle reste absente au nouveau-nŽ comme elle lÕa ŽtŽ ˆ lÕenfant in utero. Merveille, malgrŽ sa beautŽ, ne peut tre reue autrement que comme une Žtrangre qui menace, par projection de lÕexpŽrience ancienne, de dangers ˆ la dŽmesure des fantasmes primaires. Ç De quel Ïil la mre voitelle son enfant qui la regarde ? È4 interroge Michel Schneider dans son essai sur Marcel Proust. Sans doute sÕagit-il lˆ dÕune question dont il nÕest jamais tout ˆ fait possible de cerner la rŽponse. Douce cependant laisse Žmerger ce que peut tre lÕeffroi qui surgit devant la prŽsence du nourrisson. Nous assistons ˆ une vŽritable rŽgression au cours de laquelle elle se ressent comme un tre double, tout ˆ la fois la mre et bŽbŽ. Le sentiment mme dÕexistence du corps et de la

1

Monique BYDLOWSKI, Ç La question des reprŽsentations incestueuses en clinique de la filiation fŽminine È, Incestes, Jacques AndrŽ (dir.), Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de la Psychanalyse, 2001, p.47. 2 Annie BIRRAUX, Ç On tue un nouveau-nŽ. RŽflexions sur lՎnigme de lÕinfanticide È, Incestes, op. cit., p.142. 3 Anne BOUCHART-GODARD, Ç Un Žtranger ˆ demeure È, (1979), Nouvelle Revue de Psychanalyse, Ç LÕEnfant È, Paris, Gallimard, n¡19, 1979, rŽŽd. LÕEnfant, J.-B. Pontalis (dir.), Paris, Gallimard, coll. Folio essais n¡378, 2001, p. 262. 4 Michel SCHNEIDER, Maman (1999), Paris, Gallimard, coll. Folio, n¡4203, 2005, p.156.

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psychŽ ne semble pas pouvoir rŽsister devant le surgissement de la scne originaire. LÕadaptation aux besoins de lÕenfant nŽcessite de mettre ˆ disposition ses propres sensations, Žmotions et reprŽsentations infantiles, dŽposŽes en mŽmoire au fil de sa propre trajectoire de nourrisson, de fille et de femme. Or, Douce possde un Ç langage de tout petit enfant È, elle sÕavance Ç t‰tonnant le visage, le corps des autres È (NA, 356). Enfant sauvage aux sympt™mes autistiques, elle Ç profŽrait juste de lŽgers gŽmissements, tout en mordillant dŽsespŽrŽment ses cheveux et le bout de ses doigts. Elle gŽmissait exactement comme un tout petit chien. È (NA, 355). Encore infans, le langage ne parvient pas ˆ se frayer pour crŽer une enveloppe suffisante entre les ŽprouvŽs sensoriels de la mre et ceux de lÕenfant. Octobre, le pre, ne peut la soutenir tant il partage

avec

Douce

une

reprŽsentation

fantasmatique

de

la

grossesse

particulirement angoissante, il : se troublait devant cette grossesse comme sÕil sÕagissait non pas dÕun enfant ˆ na”tre mais dÕune voix monstrueuse, en train de gonfler un cri mortel dans les entrailles de Douce. [É] " CÕest moi, rŽpŽtait-il, cÕest moi qui ai portŽ en elle cette malŽdiction, - la malŽdiction que cette mre mÕa infligŽe. Voilˆ ce qui est en train de grossir en elle, cÕest la voix, la voix en crueÉ la mme voix enfle et grandit en elle, et va la dŽchirer, la dŽtruireÉ" (NA, 358)

Les angoisses archa•ques de lÕordre de lÕeffondrement, appelŽes terreur sans nom par Bion, dŽpression catastrophique par Frances Tustin ou encore agonies primitives par Winnicott, se manifestent par un comportement compulsif : Elle se tenait tout le temps dans un recoin de la serre et repoussait lÕenfant. [É] Et la nuit, elle creusait la terre. Elle creusait sans rel‰che avec ses mains, comme un animal fouissant le sol pour sÕy cacher, sÕy enfoncer. Le moindre babil de lÕenfant la paniquait, comme sÕil pouvait mettre en pŽril sa propre vie. [É] Aussi lui fallait-il chercher ailleurs un g”te, non pas plus loin, mais plus profond. Alors il lui fallait creuser. Et elle creusait, creusait sans fin, ˆ mains nues. (NA, 359)

Douce qui nÕa pas de mot pour se saisir de son vŽcu nÕa plus quՈ se taire. Encore et encore elle creuse et se terre pour quitter cette inquiŽtante intruse au plus vite, dŽlirer et ainsi protŽger lÕenfant de ces idŽes folles, lÕabriter du vide et lÕexiler hors de la souffrance maternelle et de ses identifications aliŽnantes. Merveille ainsi tenue ˆ distance trouvera sa place auprs de ses pres. Sa mre disparait ˆ jamais, ensevelie, enfoncŽe dans les entrailles de la terre : Ç Aussi profond que lÕon creus‰t derrire elle, on ne la retrouva pas. Elle sՎtait enfoncŽe au plus noir de la terre, avait empli sa bouche de boue et de silence È (NA, 359). Douce rejoint un lieu dÕune origine lointaine, Ç Sa peau Žtait brune, couleur de terre au creux des sillons È (NA, 354) et opre une vŽritable rŽgression au cours de laquelle elle retourne dans un monde antŽrieur. En un ultime mouvement de

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protection et de survie, elle rŽvle une vŽritŽ qui devait rester enterrŽe. MenacŽe par un sŽisme imaginaire dŽclenchŽ par lÕaccouchement, sa disparition sous terre exprime bien ce vŽcu non Žlaborable qui empche toute constitution dÕun espace de rencontre, et renvoie les angoisses archa•ques de dŽpersonnalisation lˆ o elles auraient dž rester, enfouies. Dans le mme roman, un autre personnage de mre, Mahaut, sÕabsente ds sa grossesse afin de maintenir ˆ distance lÕattaque que reprŽsente lÕenfant persŽcuteur. LÕaccouchement fait suite ˆ une conception survenue dans un contexte Ç dÕabsence au monde, dÕexil hors de tout, de tous et de soi-mme È o les gŽniteurs ne se sont pas vus, mais Ç heurtŽs È, se prenant Ç dans la h‰te avec des gestes dՎgarŽs È (NA, 63) ; Ç ce fut Žgalement comme loin, trs loin dÕeux-mmes, que cela se passa : Mahaut donna naissance ˆ deux fils. JusquÕau bout elle ne tint sa grossesse en aucune considŽration [É] È (NA, 64). La fonction symbolique maternelle ne peut sՎtablir dans ce qui ressemble ˆ un Žcroulement de la transmission gŽnŽrationnelle et ne permet pas au lien mre-enfant de prendre un sens. Le temps de la naissance peut faire Ç effraction dans lÕimaginaire des identifications dÕune femme ˆ sa mre et aux autres figures maternelles È1, or, pour une femme qui est unie ˆ un homme par Ç une commune violence, pour lÕun dÕoubli, pour lÕautre de mŽmoire È (NA, 63), la mŽmoire des gŽnŽrations antŽrieures est en souffrance pour participer ˆ la constitution dÕune fonction maternelle. Mahaut immobilise cette mŽmoire dans un passŽ figŽ et ne peut la transformer en force de transmission. Dans cette crise

de

la

maternalitŽ

que

traverse

Mahaut

se

joue

non

seulement

lÕidentification de la mre ˆ son nourrisson, Ç mais se rejoue ses identifications ˆ cette propre mre È2. LÕabsence dÕidentifications et dÕinvestissements libidinaux rend inopŽrante la crŽation dÕun lien nŽcessaire ˆ la rencontre de la mre et de ses enfants.

I-3.B LÕempreinte de lÕeffroi

La femme enceinte est davantage tournŽe vers son passŽ que vers son avenir ; ˆ lÕinstar de lÕadolescence, la grossesse joue comme une vŽritable crise maturative

sur

fond

de

conflictualitŽ accrue.

Aussi peut-elle

se

rŽvŽler

dŽsorganisante en ce quÕelle renvoie ˆ un prŽcŽdent traumatique en faisant Žmerger des reprŽsentations psychiques en rapport avec des fantasmes de

1

Dominique GUYOMARD, Ç La folie maternelle : un paradoxe ? È, La Folie maternelle ordinaire, op. cit., p.115. 2 HŽlne PARAT, Sein de femme, sein de mre, op. cit., p.110.

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scne primitive ou avec la violence de lÕinceste1. La grossesse semble mettre provisoirement

un

terme

aux

angoisses

enfantines

qui

ont

tourmentŽ

longuement les jeunes Blanche et Herminie-Victoire qui partagent outre Ç la fragilitŽ et la peur È (LN, 134), un vŽcu dÕisolement. Blanche Ç se plaisait derrire tous ces murs qui la protŽgeaient de tout et de tous. Car le monde, dont elle ne connaissait rien que pour ne sÕy tre jamais risquŽe, ne lui inspirait que frayeur È (LN, 131), quant ˆ Herminie-Victoire elle refuse de grandir pour Žchapper aux assauts dÕun Ç mŽchant fiancŽ È (LN, 35). Or, toutes deux se portent bien pendant leur grossesse : Ç Blanche se porta ˆ merveille comme si le poids qui grandissait dans son ventre la lestait enfin pleinement de vie et lui assurait une plus ferme assise dans le monde. È (LN, 136). Cette pause sÕavre cependant tre de courte durŽe sous la pression de lÕaccouchement qui rŽactive les traumatismes antŽrieurs. Comme si la poche amniotique, qui avait bercŽ jusque-lˆ les douces illusions dÕun Žquilibre trouvŽ, libŽrait en se rompant, les angoisses et les terreurs passŽes. Car la naissance, en dŽpit de bien des discours, est violente : Ç violence du corps en travail qui sÕouvre, violence de la sŽparation, de lÕexpŽrience extrme, o donner la vie sÕapparente ˆ fr™ler, donner, prŽparer la mort. È2. Le triomphe des forces de vie sur celles de la mort nÕest pas une Žvidence lorsque, chez Blanche comme chez Herminie-Victoire, le processus de la procrŽation mobilise tant de fant™mes. Selon les propos de Claude Revault-dÕAllonnes, le temps paroxystique de lÕaccouchement fait Ç crise dans la crise È, en raison des caractŽristiques dÕun moment Ç limitŽ, isolable, irrŽversible, crucial, È qui Ç en fait une Žpreuve, le constitue en moment de vŽritŽ, le pose comme un vŽritable "drame" personnel È3. Les peurs et les angoisses, aux potentialitŽs dangereuses et rŽgressives, ne leur permettent pas dÕen triompher. Blanche est ˆ nouveau aux prises avec la fantasmatique faute maternelle : ds quÕelle accoucha elle sombra ˆ nouveau dans la peur et le doute. Il lui sembla dÕun coup quÕen enfantant ˆ son tour elle venait de perpŽtrer le crime de sa mre. Son crime Žtait dÕailleurs dÕautant plus grave quÕil Žtait double. (LN, 136)

La nouvelle mre reste soudŽe ˆ lÕimage de sa propre mre que lÕoncle nÕa cessŽ de dŽvaloriser durant toute sa petite enfance. Aussi lui est-il trs difficile de sÕidentifier ˆ sa mre pŽcheresse sans se dŽtruire soi-mme, ou sans dŽtruire lÕenfant. Pas plus quÕelle ne peut sÕimaginer diffŽrente de sa mre, elle ne peut

1

Voir la notion de cauchemar de la naissance et le concept de Ç nŽvrose traumatique postobstŽtricale È dŽcrit par Monique BYDLOWSKI dans son ouvrage La Dette de vie. ItinŽraire psychanalytique de la maternitŽ, op. cit. 2 Claude REVAULT DÕALLONNES, ætre, faire, avoir un enfant, op. cit., p.226. 3 Claude REVAULT DÕALLONNES, Le Mal joli. Accouchements et douleur, op. cit., p.274-275.

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concevoir la venue de son enfant comme diffŽrenciŽ et dŽtachŽ dÕelle. LÕimage maternelle, qui avait ŽtŽ recouverte par la grossesse, reste invaincue. Blanche ne rŽsiste pas ˆ la rŽgression puerpŽrale, quÕelle ne peut ni assumer, ni contr™ler : Ç Elle ne se releva pas de couches tant cette chose effrayante qui venait de se rŽvŽler ˆ elle la tourmentait et lՎpuisait. [É] Pour la punir dÕavoir osŽ prŽtendre ˆ lÕexistence, dÕavoir osŽ contaminer le monde avec sa faute en enfantant. È (LN, 137). Donner la vie, cÕest se sŽparer de quelque chose que lÕon porte et faire le lien avec les gŽnŽrations prŽcŽdentes. Or, une dette inconsciente lie Blanche ˆ sa mre et au pivot paternel dŽfaillant, la privant de son aptitude ˆ recommencer la vie et ˆ la transmettre. LÕenfantement ouvre ˆ la douleur du monde par une communion avec la souffrance humaine. Blanche se claquemure dans sa chambre envahie des visions funestes dÕun monde mis ˆ sang et ˆ sac, ce qui fera dire ˆ Augustin quelques annŽes plus tard : Ç CÕest pour a quÕelle est morte. Elle Žtait trop douce, trop gentille, Blanche, alors elle est morte de chagrin.

CՎtait

vraiment

trop

de

douleur. È

(LN,

157).

Nous

retenons

lÕhypothse de RenŽ Ka‘s selon laquelle Ç toute rupture, peu ou prou, renvoie ˆ une autre, fondamentale, qui a dŽjˆ eu lieu, et dont lÕexpŽrience a ŽtŽ marquŽe par le sujet par le drame de la Hilflosigkeit, la situation dՐtre sans secours et sans recours È1. Le drame, liŽ ˆ lՎtat de la dŽpendance foncire et vitale ˆ lÕenvironnement maternel, renforce le manque de soutien et le dŽfaut de relations satisfaisantes que Blanche nÕa su trouver auprs de son oncle mal aimant. Herminie-Victoire est Žgalement une victime qui sÕignore. Le passage ˆ lÕacte incestueux de son pre, ThŽodore Faustin, fait barrage ˆ ce quÕelle redoutait de lÕavnement de la sexualitŽ et de lÕamour avec un inconnu, Žtranger ˆ la cellule familiale. Le pre, objet familier, en habit de Ç mari È, fait cŽder les anciennes terreurs : Ç Elle sentait un vide Žtrange bŽer en elle, et ce vide lui Žtait merveilleusement doux, - elle avait perdu sa peur È (LN, 50). LÕeffraction incestueuse est un ravissement, dans le sens de la folie et de lÕenlvement, de la joie et de lÕextase mlŽes : Le regard quÕil fixait sur elle la bouleversa tant il Žtait intense et transperant. Elle resta bouche bŽe ˆ la contempler [É] Plus elle voulait se dŽfendre des Žtreintes de son pre, et plus elle sÕy livrait avec une joie obscure qui lÕeffrayait autant quÕelle la ravissait. (LN, 50)

Dans son article Ç Confusion de langue entre adultes et enfants È, Sandor Ferenczi oppose le langage de la tendresse de lÕenfant ˆ celui de la passion de

1

RenŽ KAèS, Ç Introduction ˆ lÕanalyse transitionnelle È, Crise, rupture et dŽpassement (1989), RenŽ Ka‘s et al. (dir.), Paris, Dunod, coll. Inconscient et culture, 1993, p.62.

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lÕadulte. Ç CÕest cette mŽconnaissance mutuelle qui au-delˆ de toute violence physique, imprime une dimension traumatique ˆ la provocation sexuelle de lÕadulte È prŽcise Daniel Widlšcher, pour la simple raison que lÕenfant nÕest pas encore en mesure de Ç donner sens au langage sexuel de ce dernier. È1 La dŽtermination pulsionnelle du pre, sans commune mesure avec celle de sa fille, opre une manipulation mutilante qui envahit Herminie-Victoire. Elle ne peut Ç pour survivre, que sÕabandonner ˆ cet autre dans une forme de passivitŽ È2 qui sÕavrera dŽsintŽgrante tant elle gomme ses caractŽristiques et la nie en tant que fille diffŽrenciŽe de sa mre. Sans lՎnonciation de mots et dÕinterdits, la jeune fille se trouve catapultŽe au rang de sa mre sans que sa grand-mre ne trouve ˆ redire : Ç " Voyons, quÕest-ce que tu racontes lˆ ? QuÕest ce que cela veut dire ?É " - " Ce nÕest pas ton affaire ! " rŽtorque la fille È (LN, 50). La fille devient une actrice active du passage ˆ lÕacte. La notion dÕidentification ˆ lÕagresseur, dŽgagŽe par Ferenczi3, est intŽressante dans ce cas puisque, loin de se plaindre, lÕenfant adopte la pensŽe de son abuseur jusquÕau point de se prŽsenter comme son Žpouse, dans la jouissance dÕune toute-puissance jusquÕalors mŽconnue. La fille peut ainsi Ç dÕun air enjouŽ È Ç balan[cer] È ˆ sa grand-mre un : Ç Je suis devenue la femme de mon pre ! È (LN, 50). Lorsque Ferenczi Žtudie les fantasmes ludiques de lÕenfant qui consiste ˆ Ç jouer un r™le maternel ˆ lՎgard de lÕadulte È, il prŽcise que ce jeu peut prendre une forme Žrotique mais quÕil Ç reste cependant toujours au niveau de la tendresse È4. CÕest par lՎlaboration dÕune fantasmatique sexuelle que lÕenfant sÕidentifie ˆ lÕadulte et cÕest par ce processus, qui clive le fantasme infantile et lÕamour tendre, que lÕenfant est en mesure dՎprouver une forme dÕamour objectal. Ainsi, de manire ludique, la sexualitŽ infantile sÕinscrit dans la vie psychique des enfants, qui, presque tous, Ç rvent dÕusurper la place du parent du sexe opposŽ. Ceci, notons-le bien, seulement en tant quÕimagination ; au niveau de la rŽalitŽ, ils ne voudraient, et ne pourraient, se passer de tendresse [É]È5. Herminie-Victoire agit le fantasme, elle : se considŽra en effet comme la femme de son pre et elle prit place chaque nuit dans son lit. Ce fut au cours dÕune de ces nuits quÕelle conut un enfant et elle le porta avec orgueil et joie. Elle se sentait soudain si forte, si vraiment et pleinement en vie. (LN, 51) 1

Daniel WIDL…CHER, Ç Amour primaire et sexualitŽ infantile : Un dŽbat de toujours È (2000), SexualitŽ infantile et attachement, Daniel Widlšcher, Jean Laplanche et al., Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de Psychanalyse, 2007, p.22-23. 2 Pierre WILLEQUET, Ç Mre et fille : du mensonge au secret È, Cahiers de psychologie analytique, Genve, vol. 10, 2000, p.11. 3 Sandor FERENCZI, Ç Confusion de langue entre les adultes et lÕenfant È (1933), Psychanalyse 4, Îuvres compltes 1927-1933, Paris, Payot, 1982, p.125-135. 4 Ibid. 5 Daniel WIDL…CHER, Ç Amour primaire et sexualitŽ infantile : Un dŽbat de toujours È, SexualitŽ infantile et attachement, op. cit., p.22-23.

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Herminie-Victoire enceinte de son pre et forte de ce dŽpassement des interdits terrestres, accde ˆ une victoire catastrophique de lÕomnipotence infantile qui opre un double meurtre symbolique de la mre, en se substituant ˆ elle dans lÕacte de la gŽnŽration, et en annulant sa maternitŽ dans la satisfaction rŽelle du dŽsir. Daniel Lagache dŽsignait par traumatique toute satisfaction brusque, Ç particulirement si elle est celle dÕun dŽsir refoulŽ ou coupable, qui amne ˆ la co•ncidence insupportable entre vie fantasmatique et assomption du rŽel. È1 Or, comme en tŽmoignera Elminthe-PrŽsentation-du-Seigneur-Marie lors de la visite de son tuteur Archibald, rien ne peut tre contenu sans fin, et les effets de lÕinceste ressurgissent parfois comme se brise un barrage : voilˆ que dÕun coup sa mŽmoire se craquait, se distordait dans les remugles de souvenirs enfouis sous plus de dix annŽes dÕoubli, et elle se sentit souillŽe jusque dans son amour, dans ses enfants, et dans ses roses. (LN, 225)

LÕinceste

en

Ç agressant

lÕordre

symbolique

des

choses

et

la

structure

inconsciente du langage et, en dŽtruisant le dŽsir de lÕautre, fige et bouleverse lÕagencement des gŽnŽrations et engendre le trauma È2 Žnonce Yves-Hiram L. Haesevoets. LÕaffirmation de Michle Enha•m selon laquelle Ç Faire na”tre, cÕest aussi na”tre au fantasme È, rappelle que lÕaccouchement Ç rŽveille chez la femme le fantasme dՐtre passŽ outre ˆ lÕinterdit fondateur du sujet Ð lÕinterdit de lÕinceste È3. Aussi, lÕaccouchement de lÕenfant incestueux est propice au surgissement des terreurs anciennes dÕHerminie-Victoire : la peur venait de faire retour et de retrouver ses droits en elle avec une rare violence. Cet enfant quÕelle avait ŽtŽ si fire et heureuse de porter voilˆ que soudain, ˆ lÕheure de lui donner naissance, elle sÕen affolait. Et dans sa peur et sa douleur elle appelait sa mre, la suppliait de venir la dŽlivrer, la consoler. Elle suppliait de venir reprendre se place, cette place quÕelle avait usurpŽe. (LN, 51)

Loin des conceptions imaginaires et symboliques, la naissance prend acte dans le rŽel de lÕacte incestueux avec le pre et de lՎviction maternelle. Elle fait se chevaucher deux enfances, la sienne inaboutie et celle de lÕenfant ˆ venir, et fait se rencontrer deux mres, celle dont la place a ŽtŽ usurpŽe et celle en devenir qui nÕa pas ŽtŽ maintenue ˆ sa place de transition entre deux gŽnŽrations. Les effets traumatiques dÕune Ç greffe prŽmaturŽe dÕun amour passionnel È4 sur la dimension ludique de la tendresse infantile sÕexpriment durant une nuit dÕhiver :

1

Jacques DAYAN, Ç Attendre un enfant. AlŽas, drames et vicissitudes È, Spirale, coordonnŽ par Jacques Dayan, Ramonville Saint-Agne, ƒrs, n¡8, 1998, p.13. 2 Yves-Hiram L. HAESEVOETS, LÕEnfant victime dÕinceste. De la sŽduction traumatique ˆ la violence sexuelle, Bruxelles, ƒditions De Boeck UniversitŽ, 2003, p.14. 3 Michle ENHAìM, La Folie des mres. JÕai tuŽ mon enfant, op. cit., p.137. 4 Daniel WIDL…CHER, op. cit., p.22-23.

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il Ç gelait ˆ pierre fendre et le froid semblait avoir pŽtrifiŽ le ciel È pour un accouchement qui sÕannonce Ç difficile È (LN, 51). LÕexpulsion prend le sens dÕune agression et dÕune destruction, les efforts expulsifs marquent lՎpreuve dÕun double enfantement, elle Ç avait perdu tout son sang [É] et plus elle perdait de sang, plus le sang devenait noir, - noir, glacŽ, Žtincelant È (LN, 52). La mise au monde ouvre un passage pour le nouveau-nŽ et la remise au monde de lÕenfant Herminie-Victoire : Ç Elle Žtait lÕenfant, lÕunique enfant de cette terre È (LN, 52). Herminie-Victoire ne peut se constituer mre et advenir ˆ la maternalitŽ, elle Ç mourut avant le lever du jour, sans avoir vu lÕenfant quÕelle avait mis au monde. È (LN, 53). La mort chausse les Ç jolis souliers dorŽs È des contes de lÕenfance pour accompagner, dans une dernire danse, celle qui se meurt en petite fille libŽrŽe, Ç Et maintenant, je vais danser pieds nusÉ È (LN, 53), au c™tŽ de ThŽodore Faustin qui se ressaisit de sa place de pre pour veiller la dŽpouille de Ç sa petite fille dont il avait fait son Žpouse. È (LN, 53).

I-3.C Le lieu o se niche lÕabandon

La premire phrase de lÕincipit de la Chanson des mal-aimants Ç Ma solitude est un thމtre ˆ ciel ouvert È (CM, 13), sÕouvre sur la naissance de Laudes qui se prolonge, ˆ son insu, sur une autre scne, celle de la matrice. Les traces gŽnŽalogiques de lÕabandon maternel, jusquÕici restŽes muettes, se mettent en acte ˆ travers le corps. SÕincarnant, le processus de rŽpŽtition est dÕautant plus difficile ˆ lever. La Ç rŽvolte È et la Ç rage È, consŽcutives ˆ lÕabandon maternel, trouvent ˆ se nicher au Ç creux du ventre, pile sous le nombril. Lˆ o ma garce de gŽnitrice avait dÕemblŽe tranchŽ tout lien, confisquŽ toute mŽmoire, anŽanti lÕamour. È (CM, 46). La venue des rgles, la dŽfloration et la fausse couche sont autant de modifications corporelles qui mettent en question le corps de Laudes dans son intŽgritŽ ainsi que dans son identitŽ. Laudes interprte lÕexpression de ce vŽcu corporel au moyen de rŽfŽrences chaotiques. Ses premires rgles sont associŽes au meurtre dÕAuguste Marrou : Ç son ventre È devient Ç le thމtre occulte o se rejouait, intacte dans sa cruditŽ, la scne criminelle È (CM, 56). Il devient le lieu de prŽdilection o, par un curieux effet miroir, se nidifient la blessure de lÕabandon et des divers traumatismes, qui, laissŽs en jachre, hors mots, ne peuvent laisser de place ˆ la Ç germination È (CM, 129) qui sÕy prŽpare. La grossesse bascule les identifications et invite ˆ se confronter ˆ une image maternelle qui, dans le cas de Laudes, est associŽe ˆ lÕabandon. Une transmission fondamentale se joue dans les premiers moments de lÕaccouchement o la fille devient mre et

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transmet, dans lՎtablissement du premier lien mre-bŽbŽ, une potentialitŽ sensorielle que Laplanche appelle les Ç signifiants Žnigmatiques È. Dans la faon de toucher, de porter son enfant, de le tenir, ou pas, dans ses bras, dans le peau ˆ peau des premiers temps, la mre transmet quelque chose des gŽnŽrations antŽrieures, dans le l‰chage et lÕabandon Žgalement. Laudes doute de ses capacitŽs dÕaccueil : Ç Je nÕavais pas dž me montrer assez convaincante, assez accueillante È (CM, 131). Sa fausse couche vient signer la faillite dÕun accueil non suffisamment abouti dans le ventre ou la psychŽ, et ressemble Žtrangement au dŽfaut de portage, ˆ lÕimpossibilitŽ de nicher en soi lÕenfant ˆ venir : je risquais de rŽpercuter ma disgr‰ce physique. Enfin, je ne sentais poindre en moi aucun Žlan maternel. LÕenfant problŽmatique vouŽ ˆ un maigre destin, se dŽveloppait seul dans sa nŽbuleuse, loin de mon cÏur. (CM, 130)

Laudes est prise au pige de son impossible identification ˆ une mre qui a abandonnŽ son nouveau-nŽ : Ç en Žliminant dans lÕÏuf indŽsirable, je ferais preuve dÕencore plus de duretŽ que ma gŽnitrice nÕen avait tŽmoignŽe ˆ mon Žgard È (CM, 130). Comment se reconna”tre enceinte, mener une grossesse ˆ son terme, sans se penser identique ˆ sa mre, sans sÕidentifier ˆ une image grevŽe dÕabsence ? : ˆ dŽfaut dÕavoir la fibre maternelle, je sentais un Žmoi confus ˆ lÕidŽe dÕavoir ˆ accomplir des gestes, quand lÕenfant serait nŽ, dont jÕavais ŽtŽ privŽe ˆ ma naissance, et qui avaient laissŽ mon cÏur, comment dire ?É lŽzardŽ. (CM, 130)

Monique

Bydlowski,

en

Žvoquant

les

travaux

de

Franois

Perrier1

sur

lÕÇ amatride È, indique que lÕon Ç peut-tre amatride comme on est apatride, privŽ de terre natale de rŽfŽrence. Sont amatrides, privŽes de rŽfŽrences maternelle originaire, ces femmes auxquelles Ç lÕidŽologie, le mythe, la lŽgende, lÕidŽalisation de la mre ont manquŽ È ; ces femmes qui ne Ç peuvent pas supporter de savoir quÕon pourrait aimer quelque chose de leur propre mre, en elles, en les aimant È2. Active et indŽpassable, la gŽnitrice de Laudes reste toute puissante dans son abandon et elle ne peut devenir un mythe narcissisant. Lorsque lՎtape identificatoire idŽalisante est manquante, elle ne permet pas, selon Monique Bydlowski, de Ç recevoir en cadeau lÕenfant qui vient sceller la dette liant les deux femmes et qui les encha”ne au travers des gŽnŽrations [É]È3. La fausse couche et la stŽrilitŽ consŽcutive rglent alors, de faon involontaire mais dŽfinitive, le sentiment de la dette mortifre. La mre est tuŽe 1

Franois PERRIER, Ç LÕAmatride È, Le SŽminaire sur lÕamour, 1970-1971, La ChaussŽe dÕAntin, t. II, Paris, Union GŽnŽrale dՃdition, 10/18, 1978. 2 Monique BYDLOWSKI, Ç Les Infertiles. Un enjeu de la filiation fŽminine È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Ç Les Mres È, op. cit., p.149. 3 Ibid.

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ˆ lÕintŽrieur de soi par lÕenfant quÕelle nÕaura jamais plus. Le lien de dŽpendance agressive ˆ sa mre nÕa pas ŽtŽ transmis, sans doute est-ce pour cette raison que Laudes demande Ç pardon, ˆ cet enfant inachevŽ È (CM, 131) alors quÕelle rend le fÏtus acteur de la dŽcision du repli dŽfinitif : Ç Aprs sՐtre invitŽ par surprise, il sÕest ravisŽ et, de lui-mme, il a optŽ pour les limbes È (CM, 131). La dette de vie inconsciente, qui Ç encha”ne les enfants ˆ leurs ascendants È1, semble ici libŽrŽe. En perdant son enfant Laudes perd une ombre qui lui permet de rembourser ˆ la terre une dette dÕexistence. Celle qui pensait ne pas pouvoir faire place ˆ un enfant dans son corps na”t ˆ une autre fertilitŽ : Ç Le sentiment maternel qui ne mÕavait gure touchŽe durant les trois mois et demi o un embryon avait Žlu domicile dans mon ventre, mÕa soudain troublŽe. Et ce trouble est allŽ croissant, pour culminer au cÏur de lՎtŽ. È (CM, 134). La fausse couche permet paradoxalement au processus de maternalitŽ de sՎlaborer. La promesse est non plus dans le ventre, o la mort et la vie semblent encore trop liŽes comme lÕavers et lÕenvers dÕune mŽdaille, mais dans lÕespace mental qui amŽnage un recoin pour que se manifeste lÕenfant qui na”t ainsi ˆ lÕimagination maternelle. Ë dŽfaut de grossesse physique, Laudes mne ˆ son terme la grossesse psychique. Le retour au pays dÕAdrienne, lieu de lÕaccueil et des grandes Žtapes de la vie sexuelle de Laudes, fait lever le sentiment maternel. Comme pour Vitalie, a parle par un cri surgi dÕun ailleurs, Ç il nՎtait pas de moi, bien que profŽrŽ par moi È (CM, 135), qui facilite la reprŽsentation et lÕexpulsion psychique de Pergame le jour qui aurait dž tre celui de sa naissance. Ç Et je me suis alors demandŽ si ce nՎtait pas plut™t moi qui venais dՐtre rŽenfantŽe, appelŽe hors de moi-mme, convoquŽe ˆ lÕhorizon du monde, du temps, pour un sempiternel cheminement dans lÕinconnu. È (CM, 136). La relation qui lie ˆ la gŽnŽration prŽcŽdente semble tre mise au clair et offre aux frontires de la pensŽe, et non en son centre, une Ç demeure È silencieuse pour Pergame. Enfant perdu avant mme sa naissance, Pergame ne sera pas un enfant Ç NŽ pour rien, de personne, pour personne ; passŽ inaperu È, il ne conna”tra pas lÕeffacement des enfants Ç Horn. Mort nŽ È, que Patrick Declerk dans son livre Les NaufragŽs, dŽcrit comme le Ç condensŽ extrme des naufragŽs rejetŽs en marge de la sociŽtŽ, de toute communautŽ, de la vie mme. È2 De cet accident o se mlent le corps et le psychisme, Laudes lÕinscrit dans la communautŽ des vivants, elle nomme et donne racine.

1

Monique BYDLOWSKI, La Dette de vie. ItinŽraire psychanalytique de la maternitŽ, Paris, PUF, coll. Le Fil rouge, 1997. 2 Patrick DECLERCK, Les NaufragŽs. Avec les clochards de Paris, Paris, Plon, coll. Terre humaine, 2011, p.382. CitŽ par Sylvie GERMAIN, Quatre actes de prŽsence, Paris, DesclŽe de Brouwer, coll. LittŽrature ouverte, 2011, p.16.

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II - LES AFFRES DE LA MATERNITƒ HŽlas ! Que faire ? O fuir les mains dÕune mre ? - Je ne sais, frre chŽri, Nous sommes perdus. Euripide, MŽdŽe

II-1 Violente Hainamoration

II-1.A Les pulsions infanticides

Les

travaux

de

MŽlanie

Klein

ont

enrichi

nos

connaissances

des

phŽnomnes trs prŽcoces et primitifs concernant le temps archa•que o lÕamour et la haine se mlent, o la rage destructrice du nourrisson alterne avec des moments dŽpressifs dÕune demande dÕamour sans cesse dŽue. De mme, le champ dՎtudes concernant la mre des jours anciens, celle qui sÕinscrit dans le temps de lÕarcha•que, sÕest ouvert et a apportŽ un Žclairage nouveau sur ce sentiment vŽnŽrable, tabou et sacrŽ, quÕest lÕamour maternel. Il reste nŽanmoins toujours difficile, ainsi que lՎtudient CŽcile Dauphin et Arlette Farge, dÕassocier les notions de violence et de femmes, marquŽes par des lieux communs Ç non revisitŽs, de stŽrŽotypes solidement ancrŽs È1. Nous pouvons rencontrer des difficultŽs ˆ travailler sur les sombres facettes de la maternitŽ que nous propose Sylvie Germain en un kalŽidoscope qui assemblent les Žclats de la folie, de la violence et de lÕabandon. Spectre terrible pour qui ne voudrait voir chez la mre quÕamour et dŽvouement, ou pour qui se laisserait entra”ner dans les ornires du Ç dŽgožt ou de fascination, difficiles ˆ ordonner È2. Ces mres expriment des pulsions infanticides prŽsentes dans les textes mythiques de la Grce antique ainsi que dans les contes, elles font partie de notre histoire imaginaire et nous 1

CŽcile DAUPHIN, Arlette FARGE (s. dir.), De la violence et des femmes, Paris, Albin Michel, 1997, p.11. 2 Ibid., p.11.

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ramnent ˆ nos terreurs infantiles les plus archa•ques. Dans ces situations, la mre nÕest plus bonne et lÕenfant devient insupportable, il est celui qui sollicite une mise en acte Ç dŽfensive et agressive È, qui sape Ç les possibilitŽs de sublimation È en ne permettant plus de distinguer la frontire entre les fantasmes et lÕagir. La phrase qui ouvre le rŽcit in media res du roman LÕInaperu prŽsente un malentendu lourd de sens. LÕapparition, rŽduite ˆ une silhouette sombre et indistincte dÕune femme avanant Ç ˆ pas rapides le long des berges du fleuve È (In, 11), Žveille subitement chez un homme la crainte de lÕinfanticide. Pourquoi cette pensŽe ? Pourquoi cet effroi ? La crainte de la pulsion infanticide semble sŽjourner dans la mŽmoire du personnage de Pierre comme un acte dont il aurait ŽchappŽ dans sa prime enfance. Une trace mnŽsique infime, imperceptible, se rŽveille devant une situation

caractŽrisŽe par

Ç

lÕindŽfini È, lÕÇ imprŽcis È et le Ç flou È qui deviennent signaux et conduisent ˆ une interprŽtation rapide et radicale, ˆ une Žvocation terrible et effrayante : Ç un je-ne-sais-quoi dans lÕaspect de cette femme, dans sa h‰te quÕil pressent hagarde, dans lÕimperceptible agitation de son corps, le met en alerte. È (In, 13). Le dŽsir de mort dÕun enfant par sa mre surgit des tŽnbres comme un acte possible. Il Ç sՎlance tel quel ˆ la poursuite de la passante. [É] Il dŽvale [É] et court [É] È (In, 13) pour sauver un enfant de lÕirrŽparable. JusquՈ la fin de la scne, Pierre ne pourra voir sa mŽprise, le petit tapis de laine, dŽrobŽ honteusement par Sabine dans un grand magasin, reste le supposŽ Ç nourrisson endormi È. LÕobjet du dŽlit, dont elle veut se dŽbarrasser pour ne pas tre apprŽhendŽe en sa possession et accusŽe de vol, est source du quiproquo : Ç "Au fait, lÕenfant, cÕest une fille ou un garon ? " Elle sÕarrte un instant, et l‰che, sans se retourner, une rŽponse absurde : " LÕenfant ? Ah !... eh bienÉ ni lÕun ni lÕautre ! ", et aussit™t elle se remet en route, du mme pas nerveux que prŽcŽdemment. È (In, 15). Cette courte scne se nourrit, nous le comprendrons par la suite, dÕune relation mre-fils dŽfectueuse hantŽe par lÕabandon. Celui, dont la mre aurait souhaitŽ quÕil ne fžt pas, conserve cette alarme qui lui permet de dŽtecter une faille et de sur-interprŽter une apparition dans lÕobscuritŽ. Cette mŽprise Žgaye Sabine Ç et en mme temps la contrarie sans quÕelle sache pourquoi È (In, 22). Sans doute fait-elle Žcho ˆ un fantasme partagŽ par de nombreuses mres exaspŽrŽes, Ç se dŽbarrasser de leur enfant È1, et lui confre soudainement, dans le rŽel, la reprŽsentation de ce que serait son exŽcution. Une phrase terrible, extraite dÕun article que Sylvie Germain consacre ˆ lՎcrivain tchque Bohumil Hrabal, fait surgir, dans une

1

Combien de fois avons-nous entendu (oserons-nous dire prononcŽ ?) lÕenvie de jeter son enfant par la fentre, heureusement plus frŽquemment ŽnoncŽ que rŽalisŽ !

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irruption sonore et fracassante, lÕinattention assassine dÕune nourrice ˆ lՎgard dÕun enfant : Dans lÕune des nouvelles du recueil Les Palabreurs, intitulŽe Voulez-vous voir Prague dorŽe ?, Hrabal raconte comment une nurse, taillŽe comme une armoire ˆ glace, tue par inadvertance lÕenfant quÕelle soulve pour lui montrer la ville dorŽe : elle lÕa soulevŽ en le serrant par la tte, et crac. 1

Les conduites mortifres ˆ lÕencontre des enfants sÕexpriment Žgalement dans lÕacte dÕabandon qui, dans son intention latente, dŽlgue Žventuellement lÕacte meurtrier ˆ un autre transcendant. Les Ç expositions È dÕenfants nouveau-nŽs, futurs hŽros, sont frŽquentes dans les mythologies qui Ç mettent en scne dans les mobiles de lÕexposition, ses modalitŽs, les conditions du sauvetage et de lՎducation de lÕenfant, de nombreuses variantes È2. Les raisons pour une femme dÕabandonner

son

enfant

ˆ

sa

naissance

sont

multiples,

la

crainte

du

bannissement suite ˆ la transgression de lÕordre Žtabli et la mise en danger des rgles de la sociŽtŽ en font partie. LÕabandon est Žgalement un acte maternel, qui assure la survie de lÕenfant et offre la possibilitŽ ˆ un tre bienveillant de le sauver pour le soigner et lՎduquer3. Ainsi, Ç La mre de Mo•se dŽposa son fils dans une corbeille de papyrus enduite de poix et de bitume et livra la frle embarcation au fleuve. ƒlevŽ par la fille de Pharaon, Mo•se fut instruit dans la sagesse des ƒgyptiens È4. Dans les romans germaniens, quelques enfants sont dŽposŽs ˆ leur naissance. Les triplŽs, Rapha‘l, Gabriel et Micha‘l Ç nՎtaient ‰gŽs que de quelques jours lorsquÕon les trouva. QuelquÕun qui disparut tout aussit™t vint une nuit les dŽposer sur le seuil de la maison des PŽniel È (LN, 204). Quant ˆ Laudes, elle constate que Ç Pre et mre, dÕun commun dŽsaccord en temps dŽcalŽ, nÕont pas voulu de moi. [É] la seconde mÕa abandonnŽe sur le bitume moins dÕune heure aprs sa dŽlivrance. È (CM, 13). Lorsque lÕenfant est plus ‰gŽ, les mres disparaissent Žgalement soudainement, elles sÕenfuient souvent suite ˆ un ŽvŽnement traumatique et laissent leur enfant sans un mot, sans un regard, comme si aucun lien avait jamais existŽ : Ç la mre est venue me le coller un beau jour dans les bras alors quÕil avait sept mois, puis elle a pris la tangente et nÕa plus jamais redonnŽ signe de vie.È (ES, 86). DÕun trait, la mre nÕexiste plus : Ç Hortense [É] disparut comme a, sans crier gare, sans mme emporter son fils pourtant si jalousement aimŽ quÕelle abandonna au sein de Juliette. [É] Beno”t-Quentin approcha ses deux ans [É] Personne ne sut o 1

Sylvie GERMAIN, Ç Bohumil Hrabal, le griot magnifique È, Le Magazine LittŽraire, n¡478, septembre 2008, p.84. 2 Jacques BRIL, Le Meurtre du fils. Violence et gŽnŽrations, op. cit., p.44. 3 Thse prŽsentŽe par Catherine BONNET dans son ouvrage Geste dÕamour : lÕaccouchement sous X, Paris, Odile Jacob, 2001. 4 Sylvie GERMAIN, Ç Le Vrai lieu est ailleurs È, PoŽsie & Art, n¡8, Groupe de Recherche en PoŽtique et PoŽsie Contemporaine de lÕUniversitŽ de Ha•fa, 2006.

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elle Žtait partie, ni ce quÕelle advint. È (LN, 202) ; la mre dÕEstampal Ç avait plantŽ lՎpoux et lÕenfant de sa jeunesse pour suivre un autre homme [É]. Et de son passŽ, elle avait fait table rase, en apparence. È (CM, 223). Le passage ˆ lÕacte, dans lÕaprs coup de lÕaccouchement, laisse ˆ penser que ces femmes restent aux prises avec de lÕinconnu, Ç du non-repŽrable, de lÕirreprŽsentable : sorte de vacillation o ni lÕenfant ni la mre ne sont encore lˆ È1. LÕenjeu principal de lÕabandon selon Michle Enha•m concerne ˆ la fois lÕavenir de lÕenfant et le devenir de la femme, pour qui se pose de faon trs aigu‘ la question Ç Que vais-je devenir avec un enfant ? È2. La venue de lÕenfant en effet, interroge la possibilitŽ de se situer autrement, de prendre une nouvelle place et de trouver des repres suffisamment sŽcurisants pour continuer ˆ tre.

Le mode mineur de lÕabandon est lÕomission qui sՎnonce comme un lapsus et rŽvle la nature de lÕinvestissement de lÕenfant dans la psychŽ maternelle, Ç "[É] mais il te reste tes enfants. Ð CÕest vrai, il y a mon Ferdinand. Ð Et Lucie ! ajoute Colombe en jetant un coup dÕÏil vers la petite occupŽe ˆ jouer ou a dessiner dans un coin du salon. Ð Bien sžr, et Lucie ", acquiesce Alo•se ˆ retardement. È (EM, 48). Cet oubli signale que Ferdinand est le seul gratifiŽ de la manne maternelle, mais aussi, lÕunique objet-destinataire de la demande de la mre. LÕinestimable trŽsor de sa mre nÕa pas ˆ disputer sa place, il est rŽduit ˆ la verticalitŽ de son Îdipe sans que Lucie ne puisse venir le Ç soulager de sa complŽtude imaginaire È

3

et de son omnipotence infantile. Dans Hors champ, le

souvenir dŽfaillant de la mre nÕest pas plus liŽ ˆ une pathologie de la mŽmoire. AurŽlien, tel un nouveau-nŽ, est livrŽ sans dŽfense ˆ un univers quÕil ne peut pas comprendre, sur lequel il nÕa aucune action, et assiste impuissant ˆ son effacement de la psychŽ maternelle. CÕest initialement dans le corps de la mre que se travaille lÕoubli du fils. Des frissons, furtifs mais glacŽs, creusent lՎvidement progressif de la maternalitŽ, Ç comme si je perdais, ou oubliais quelque chose, mais sans savoir quoiÉ quelque chose dÕimportant, toutefoisÉ È (HC, 129) et ce jusquՈ son complet Žvanouissement : Ç Je tÕenvie, jÕaurais bien aimŽ moi aussi avoir des enfants. Au moins un. È (HC, 192). Les multiples temps de suspens et dÕhŽsitations transforment dÕanodines scnes de retrouvailles quotidiennes en scne de reconnaissances incertaines, ˆ chaque fois plus problŽmatiques, qui sÕeffilochent au fil du roman : Ç All™, Maman ! Ð Qui est ˆ lÕappareil ? Ð CÕest moi, tiens ! Ð Moi qui ? - Mais enfin, tu ne reconnais plus ton

1

Ibid. Michle ENHAìM, La Folie des mres. JÕai tuŽ mon enfant, op. cit., p.137. 3 Paul-Laurent ASSOUN, Ç Le sans-frre ou lÕenfant unique È, Leons psychanalytiques sur Frres et SÏurs, t.1 : Le Lien inconscient, Paris, Anthropos, 1998, p.100. 2

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fils, maintenant ? Ð AhÉ Heu, si si, bien sžr.È (HC, 110) ; Ç Sa mre, debout sur le seuil, la main sur la poignŽe, le regarde en profŽrant un dr™le de Ç Oui ?... È interrogatif. Ç Eh oui, cÕest moi ! È (HC, 127). Cette disparition sinistre est pire quÕun deuil : imprŽparŽe, inexpliquŽe, progressive et redoutable, elle coupe le souffle de lÕenfant qui ˆ nouveau Ç tremble, [É] transi de froid È (HC, 192) sans aucune dŽfense contre lÕadversitŽ de lÕanŽantissement. Car, si celle qui a donnŽ le jour ne reconnait pas son fils, sur quoi peut sՎtayer le sentiment continu de son existence ? AurŽlien peut-il savoir assurŽment quÕil est toujours vivant alors que tout ce qui pourrait en constituer la preuve se dŽsintgre ? Ç Si le visage maternel demeure sans rŽponse È, Žcrit Winnicott, Ç alors un miroir se constitue comme une chose que lÕon peut regarder mais dans lequel on ne peut pas se voir È1. La dŽfaillance maternelle ˆ tre un bon miroir fait surgir des angoisses primitives et conduit le moi lui-mme ˆ Ç sÕanŽanti[r] dans ces failles vŽcues comme des gouffres o rien ne retient lÕexistence du moi. È2 AurŽlien ne peut plus se saisir comme unifiŽ, son visage est morcelŽ ou flou. Souhaitant reconna”tre pour sien ce qui le traverse, il cherche ˆ trouver des compensations ˆ ce regard dŽfaillant auprs des autres personnes de son entourage, sa compagne, ses collgues, voisins et passantsÉ Or, plus il se projette dans le regard des autres comme en un miroir, plus il est absorbŽ par la dŽfectuositŽ de ce qui lui est renvoyŽ : Ç [É] tu sembles tout chiffonnŽ, comme si tu Žtais flou. È (HC, 49). Au fil des journŽes ce quÕil peroit de lui-mme dans les miroirs sÕefface. Alors que le mardi Ç En se voyant dans la glace, il se trouve mauvaise mine, Ç un peu flou È (HC, 91), le vendredi Ç Le miroir o la buŽe commence ˆ se dissiper et ˆ couler en fines rigoles, lui renvoie encore moins de reflet que celui du salon de sa mre ; pas mme une tache, un flou, rien. È (HC, 162) pour quÕenfin, le samedi, Ç Dans la glace, il discerne le reflet dÕun placard entrouvert. Ce reflet le traverse, il prend sa place. NÕimporte quoi dorŽnavant peut lՎclipser dans lÕespace du visible È (HC, 185). AurŽlien traverse de faon hyperbolique le changement de nature du regard maternel pour son enfant et le passage dÕun monde de proximitŽ ˆ celui de la distance. Dans ce vŽcu, lÕactivitŽ de liaison nÕest pas plus maintenue par la mre que par le miroir tiers. Pour Lucien Malson, auteur dÕun cŽlbre essai sur les enfants sauvages, lÕhomme nÕa point de nature mais il a, ou plut™t, il est une histoire : Ç Avant la rencontre dÕautrui et du groupe, lÕhomme nÕest rien que des virtualitŽs aussi lŽgres quÕune transparence

1

Donald Woods WINNICOTT, Ç Le r™le de miroir de la mre et de la famille dans le dŽveloppement de lÕenfant È (1971), Jeu et rŽalitŽ, trad. Claude Monod et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1975. 2 ClŽop‰tre ATHANASSIOU-POPESCO, ReprŽsentation et miroir : essai psychanalytique sur la naissance de la reprŽsentation et son rapport avec lÕimage observŽe dans le miroir, Paris, Ed. Popesco, 2006, p.66.

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vapeur È1, triste constat pour AurŽlien qui remarque quÕil Ç ne produit ni bruit ni ombre, juste un minuscule remous dÕair È (HC, 154). AurŽlien vit ce que peuttre une solitude autocratique au cÏur dÕun monde sans Autrui. Le roman de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, prŽsente les dŽg‰ts de lÕabsence dÕautrui sur le visage de Robinson. Aprs son Ç sauvetage È, le personnage dŽcouvre son visage qui se reflte dans une glace et se trouve dŽfigurŽ. Michel Tournier dŽcrit cette altŽration du visage de Robinson de la faon suivante : Il comprit que notre visage est cette partie de notre chair que modle et remodle, rŽchauffe et anime sans cesse la prŽsence de nos semblables. [É] En vŽritŽ il y avait quelque chose de gelŽ dans son visage et il aurait fallu de longues et joyeuses retrouvailles avec les siens pour provoquer un dŽgel. Seul le sourire dÕun ami aurait pu lui rendre le sourireÉ2

Robinson, comme AurŽlien, vit ce que peut tre ce manque qui fait devenir Ç un tre sans visage, un apros™pos, car aucun regard, aucune, parole, aucune rencontre, ne viennent plus mŽdiatiser sa prŽsence au monde È (PV, 103). La veille de sa dissolution, AurŽlien traverse ce qui pourrait se rapprocher dÕun vŽcu intra-utŽrin dont lÕenveloppe sonore est le principal canal des Žchanges : Ç Il entend bourdonner un chÏur de clapotement, des glouglous laids ponctuŽs de plouf et de vlouf sonores [É] È (HC, 177). Puis, il c™toie le vŽcu du nouveau-nŽ qui ne possde aucune ma”trise tonique et motrice de son propre corps, et se trouve livrŽ ˆ un envahissement sensoriel : Ç Les sensations qui se rŽveillent en lui sont contradictoires, mlant celles de froid et de chaud, de faim et de satiŽtŽ, de harassement et de nervositŽ, de panique et dÕivresse. La seule sensation prŽcise, ardente, est celle de soif. È (HC, 177). AurŽlien traverse les principaux ŽlŽments traumatiques de la naissance qui sont de lÕordre de grandes discontinuitŽs sensorielles sans quÕil soit possible dÕy remŽdier seul, en raison de lÕabsence de tout systme sŽmiotique. Ces expŽriences, que Michle Montrelay qualifie de Ç hŽtŽrognes, discordantes [É], se succdent sans lien entre elles, sur un fond de dŽtresse originelle È3. AurŽlien ne peut verbaliser son vŽcu, comme si, tel un nouveau-nŽ, il ne possŽdait plus Ç un appareil ˆ penser suffisamment organisŽ ou exercŽ pour identifier une carence et pour en attribuer la cause ˆ un environnement distinct dÕeux-mmes. È4 Il est radicalement seul, comme

un

nourrisson

quÕaucun

adulte

nÕaccompagnerait pour

organiser,

1

Lucien MALSON, Les Enfants sauvages. Mythes et rŽalitŽ (1964), Paris, Union gŽnŽrale dՎditions, coll. 10/18, n¡157, 1992, p.79. 2 Michel TOURNIER, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Paris, Gallimard, 1967, p.90. 3 Michle MONTRELAY, Ç Narcissisme È, Encyclopaedia Universalis, op. cit., p.1081. 4 Didier ANZIEU, Ç RenŽ Zazzo et lÕattachement È, Bulletin de psychologie, n¡381, tome XL, juin-aožt 1987, p.664.

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identifier et signifier ces alternances de manque et dÕexcs pour mieux apprŽhender le monde. Dans cette communication au-dessus du vide, le dernier cri dÕAurŽlien est silencieux et contient toutes les terreurs de lÕenfant abandonnŽ livrŽ ˆ lÕeffroi de la chute : Ç Maman, je suis lˆ ! Souviens-toi de moi, je suis ton fils !

AurŽlien,

ton

fils,

ton

unique,

entends-tu !

MÕentends-tu ? Maman,

maman ! È (HC, 193). De son identitŽ, ŽlimŽe par le retrait de tout contact, il ne reste plus rien. La disparition dÕAurŽlien se produit comme un simple acte domestique. LÕouverture de la fentre pour chasser une mouche, geste anodin et familier, Žvince le fils comme un insecte intrus dans un courant dÕair. AurŽlien est

ŽjectŽ

de

la

scne

familiale

dans

une

confusion

complte,



le

Ç pathŽtique È et Ç la bouffonnerie È (HC, 194) se mlent. Les rŽfŽrences kafka•ennes de La MŽtamorphose, qui Žtaient dŽjˆ prŽsentes ds lÕincipit, se poursuivent autour de similitudes atmosphŽriques1. Pour autant, nous ne retrouvons pas les vÏux de mort clairement exprimŽs par la sÏur de Gregor ˆ lՎgard de son frre : Ç Si c'Žtait Gregor, il y a longtemps qu'il aurait compris qu'il est impossible de faire cohabiter des tres humains avec un tel animal, et il serait parti de lui-mme È2. Au contraire, face aux pleurs de Jo‘l, la mre dŽnie toute importance de ce qui reste un non-ŽvŽnement : Ç Voyons ce nÕest pas si grave, juste quelques verres brisŽsÉ Bon, ils Žtaient en cristal. Leur chant dÕadieu nÕen fut que plus remarquable ! È (HC, 195). LÕambivalence maternelle est magistralement parodiŽe par Lewis Carroll dans Alice au pays des merveilles : Lˆ-dessus, elle se remit ˆ bercer son enfant, tout en lui chantant une sorte de berceuse, et en lui envoyant une violente secousse ˆ la fin de chaque vers : Parlez rudement ˆ votre petit bŽbŽ Et quand il Žternue, battez-le bien ; Il ne le fait que pour vous embter ; ‚a enquiquine, il le sait bien. REFRAIN (chantŽ en chÏur par la cuisinire et le bŽbŽ :) Ouille ! Ouille ! Ouille !

1

Les considŽrations atmosphŽriques de La MŽtamorphose : " Lˆ-bas, sa mre, malgrŽ le temps frais, avait ouvert la fentre toute grande et restait penchŽe au-dehors, la tte dans ses mains. Entre la rue et la cage d'escalier, un grand courant d'air se produisit, les rideaux des fentres se soulevrent, l'air agita les journaux posŽs sur la table, quelques feuilles voltigrent jusque sur le parquet." ; " Un jour, de grand matin - une violente pluie, peut-tre annonciatrice de la venue du printemps, frappait contre les vitres (É)" ; "La femme de peine ferma la porte et ouvrit grand la fentre. MalgrŽ l'heure matinale, un peu de tiŽdeur se mlait dŽjˆ ˆ la fra”cheur de l'air. On approchait de la fin mars." Franz KAFKA, La MŽtamorphose (1915), Ždition de Claude David, Paris, Gallimard, Folio classique, 2000, p.53, 98 et 116. 2 Franz KAFKA, La MŽtamorphose (1915), Ždition de Claude David, Paris, Gallimard, coll. Folio classique, 2000, p.110.

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Tandis quÕelle chantait le deuxime couplet de la chanson, la Duchesse nÕarrta pas dÕenvoyer voltiger le bŽbŽ et de le rattraper au vol, et le pauvre petit hurla tant, quÕAlice eut du mal ˆ saisir les paroles. 1

Lucienne ne se prive pas dՎnoncer un tel principe Žducatif Ç Un enfant a se dresse, et au besoin a se punit. [É] Matez-la È (EM, 95), dans cette mme perspective, lÕattention ou lÕamour, Ç Cela ne donne rien de bon. È (EM, 83). LÕenfant est puni pour son bien2 car Ç On nÕest jamais trop exigeant avec les chiffes molles, elles ont besoin dՐtre passŽes ˆ lÕamidon ! È (EM, 83). Les sentences de dŽsamour sont exprimŽes sans ambages dans lÕassurance de la bonne conscience. Les enfants naissent au mauvais moment, au mauvais endroit ou rappellent les mauvaises personnes. Ils ne surgissent pas dans le dŽsir de leur mre qui exprime, sans fard, une extrme violence ou un cruel dŽsintŽrt. Ç Mahaut nÕaimait pas les enfants È (NA, 65), Ç HŽrodiade, elle, nÕadmire pas sa fille. Ë peine la voit-elle. È (C, 96), quant ˆ Marketa, elle se rappelle de Ç sa mre, cette mutilŽe du cÏur qui jamais ne lÕavait serrŽe dans ses bras ni embrassŽe È (Im, 243). Sur le terreau des nostalgies, des deuils non dŽpassŽs et des dŽsillusions navrantes, lÕenfant ne sort pas vraiment nu du ventre de sa mre. BercŽs depuis longtemps par les rveries et espoirs maternels, ils sont laissŽs pour compte ou attendus pour ce quÕils ne sont pas en mesure de rŽparer. Une mre ne peut porter son enfant que dans la mesure o Ç elle porte Žgalement le monde pour lÕenfant È, encore faut-il pour cela quÕelle ait ŽtŽ ellemme jadis, Ç lÕenfant de lÕexpŽrience de lÕillusion È3 pour offrir ˆ ses enfants ce quÕelle a Ç reu et appris ˆ faire elle-mme pour elle-mme, en intŽriorisant ses images parentales È4. Si les soins donnŽs ˆ lÕenfant sont lÕoccasion pour la mre de revivre la faon dont elle a ŽtŽ elle-mme soignŽe, nous pouvons nous interroger sur la nature de la rŽpŽtition qui se niche dans le froid constat de Mahaut devant ces jumeaux : Ç Ils lui arrivaient comme a, sans crier gare [É] braillant et gigotant comme des petits macaques toujours affamŽs È (NA, 66). Face ˆ ses enfants menaants et persŽcuteurs, Mahaut ne peut mettre en acte ou rŽaliser des fantasmes gratifiants et structurants pour eux : Ç Les enfants, cÕest comme les singes, disait-elle, a saute et grimpe partout, a criaille tout le temps et en plus a vole tout ce qui tra”ne. È (NA, 65). LÕenfant, appelant au dŽcentrement, ne peut tre que souffrance pour cette malade de la mŽmoire, il

1

Lewis CARROLL, AliceÕs Adventures in Wonderland, Paris, Le Livre de Poche, coll. ÒLes Langues Modernes/BilingueÓ, traduction et notes de Magali Merle, 1990, p.135. 2 Voir ˆ ce propos lՎtude dÕAlice MILLER, CÕest pour ton bien. Racines de la violence dans lՎducation de lÕenfant Paris, Aubier, 1985. 3 Yi MI-KYUNG, Ç PassionnŽment autre : rumeurs de la mre "suffisamment bonne" È, La Folie maternelle ordinaire, op. cit., p.39. 4 Nicole BERRY, Ç Le roman original È, LÕEnfant, op. cit., p.261.

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nÕest par rvŽ, il est voleur de rve. Par sa force qui lÕinvite ˆ la croissance et ˆ lÕavenir, il est voleur de mŽmoire : Ils allaient grandir et la forcer ˆ regarder lˆ o elle ne voulait surtout pas regarder. Ils allaient [É] la dŽtourner de son passŽ pour la fourvoyer dans un avenir dont elle ne voulait rien savoir. Son passŽ lui suffisait, sa mŽmoire lui tenait lieu de prŽsent et de futur. (NA, 67).

Pour Mahaut la rencontre avec ses enfants est forcŽment dŽceptive, et de ce fait, traumatique. Leur naissance est marquŽe par un gouffre qui les sŽpare de leur image prŽinvestie : Ç Que nՎtaient-ils donc nŽs Lˆ-Bas [É] au temps de sa richesse, au temps de son bonheur, de sa jeunesse, elle les aurait aimŽs. [É] Ah, sÕils Žtaient nŽs Lˆ-Bas ! È (NA, 66). Ses enfants sont bien rŽels cependant, et elle doit sÕen dŽfendre par leur mise ˆ lՎcart afin dՎviter les sources dÕangoisse liŽes ˆ la rŽactualisation de la perte de ce qui fut le paradis, Ç sa fable, son ŽternitŽ È (NA, 66). LÕamour des mres pour leur fils nÕest pas sans une face sombre, celle du dŽnigrement qui sÕexprime directement ˆ lÕenfant comme un reproche dÕexistence. Lucienne sÕexclame Ç Est-ce que je mÕaveugle, moi, sur mon crŽtin de fils ? Bastien est un ratŽ, et je ne me prive pas de le lui dire. È (EM, 83). Pierre ZŽbreuze condense les abandons et les incomplŽtudes du pre : Ç " Tu nÕes quÕun faible, comme ton pre ", cette phrase qui lui fut souvent assenŽe dans son

enfance,

et quelques autres petites phrases

assassines lui collent ˆ lՉme ainsi quÕune crožte de pus È (In, 56). La mre de Bastien qui nÕa pas su tre ˆ la hauteur supposŽe du pre magnifiŽ dans sa disparition, en veut ˆ son fils Ç dÕavoir conduit ˆ la faillite la petite entreprise que son mari avait si bien su faire fructifier de son vivant. È (EM, 51). Ë y regarder de plus prs, le rapport mre/fille sÕy rŽvle encore plus dŽterminant. Le terme de Ç ravage È appara”t une fois sous la plume de Jacques Lacan1 ˆ propos de la spŽcificitŽ du rapport dÕune femme ˆ sa mre. En explorant lÕexpŽrience de la haine et de la persŽcution qui sont en jeu dans lÕamour exclusif avec la mre, Marie-Magdeleine Lessana2 donne au ravage un statut de concept dans le champ de la psychanalyse. La racine Žtymologique du ravissement joue de lՎquivoque entre le rapt, la dŽpossession et le transport amoureux, du registre de lÕemprise et de la captation. Le rapport au corps de la mre, comme autre femme, comporte des zones de turbulences dŽvastatrices, pas toujours balisŽes, que Sylvie Germain analyse dans CŽphalophores ˆ travers la relation entre SalomŽ et sa mre HŽrodiade. Cette dernire incarne une image ravissante :

1 2

Jacques LACAN, Ç LՃtourdi È (1972), Silicet, n¡4, Paris, Seuil, 1973. Marie-Magdeleine LESSANA, Entre mre et fille : un ravage, Paris, Pauvert, 2000.

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pour elle, elle ne rŽclame rien, cÕest ˆ sa mre quÕelle veut faire plaisir. Elle ne pense quՈ satisfaire le dŽsir de sa mre, lui donner ce que nul avant elle, la petite, nÕa donnŽ ˆ HŽrodiade. SalomŽ nÕimagine aucune autre rŽcompense que celle-lˆ : combler sa mre de faon inespŽrŽe, inŽgalŽe. (C, 100).

En Žvoquant lÕinterrogation anxieuse de la mar‰tre de Blanche-Neige du conte des frres Grimm, Ç Miroir, miroir, dis-moi si je suis la plus belleÉ È, Aldo Naouri souligne que le regard maternel peut rŽflŽchir autant quÕabsorber : Ç Ce regard maternel peut [É] tre douŽ de propriŽtŽs de consolation et dՎdification, [É] ou bien tre profondŽment tournŽ vers lui-mme et, sans cesser dՐtre captivant, tre vŽcu par lÕenfant comme quasi abandonnique. È

1

Or, quÕadvient-il quand

une mre comme HŽrodiade nÕadmire pas sa fille ? Ç A peine la voit-elle. Ses yeux Žtincellent dÕune tout autre joie [É] Elle est toute ˆ la jouissance de sa vengeance. È (C, 96). Contrairement ˆ Hyacinthe qui comble sa mre Ç de par sa simple vue. Para”tre lui avait tenu lieu dՐtre et dÕagir È (EM, 244), le regard de SalomŽ est aussi froid que clair, captivant parce que captivŽ par une autre source que sa fille dont les yeux demeurent suspendus au regard maternel comme une bouche dŽvorante,

cherchant

dŽsespŽrŽment o

sՎdifier. La

Ç petite È, ainsi que la qualifie Sylvie Germain pour souligner son immaturitŽ affective, est condamnŽe ˆ rechercher lÕaspect merveilleux de son image qui brillerait dans le regard dÕune mre qui approuverait le mŽrite de lÕenfant. Par ses efforts dŽployŽs, elle cherche une approbation salvatrice. Winnicott2 a mis lÕaccent sur la nŽcessitŽ pour le bŽbŽ de croire Ç quÕil est lui-mme la lumire qui Žclaire le visage de sa mre, comme elle Žclaire le miroir dans lequel appara”t son visage : cÕest lui qui, en ce sens, crŽe sa mre en tant que miroir rŽflŽchissant son propre reflet. Son premier sentiment dÕexistence nÕadvient que dans ces conditions. È3 CÕest lÕintŽriorisation dÕun regard maternel, aimant et attentif, qui permet ˆ lÕenfant de se voir ˆ son tour dans le miroir. Dans sa trs belle Žtude psychanalytique sur la naissance de la reprŽsentation et son rapport avec le miroir, ClŽop‰tre Athanassiou-Popesco rappelle que le regard de lÕenfant sÕidentifie au regard de la mre qui le regarde : Il peut ainsi en sÕidentifiant ˆ sa mre ou en se mettant ˆ la place de celle-ci, apprŽhender en mme temps ce quÕil est lui-mme, [É] comme la mre lÕapprŽhende de son point de vue, et apprŽhender Žgalement son image dans le miroir.4

1

Aldo NAOURI, Les Filles et leurs mres (1998), Paris, Odile Jacob, coll. Poches, 2000, p.254. Donald Woods WINNICOTT, Ç Le R™le de miroir de la mre et de la famille dans le dŽveloppement de lÕenfant È, Jeu et RŽalitŽ, LÕespace potentiel (1971), traduit de lÕanglais par Claude Monod et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, coll. Connaissance de lÕInconscient, 1975. 3 ClŽop‰tre ATHANASSIOU-POPESCO, ReprŽsentation et miroir : essai psychanalytique sur la naissance de la reprŽsentation et son rapport avec lÕimage observŽe dans le miroir, op. cit., p.67. 4 Ibid., p.49. 2

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Par ce cheminement, lÕenfant se voit, comme en un miroir, dans la pupille de lÕÏil maternel, en empruntant la mme voie perceptive que celle quÕemprunte sa mre. SalomŽ veut combler intŽgralement le manque de sa mre, elle rve dՐtre celle qui fait briller ses yeux afin dՐtre, en retour, Žblouie. Elle sÕoffre, dans un Žlan sacrificiel et criminel, en devenant lÕagent du dŽsir maternel et en lui offrant la tte de Jean le Baptiste, enjeu de ce marchŽ : Ç Elle est une jolie petite reine, elle est la bonne fŽe de sa mre, sa pourvoyeuse de joie. Et cela lui suffit, elle a pleinement reu sa rŽcompense. È (C, 101). Or, la satisfaction de lÕamour et de lÕomnipotence est de bien courte durŽe et ne fait pas le poids face au dŽsir de vengeance assouvie. Comme un enfant peut perdre soudain son image dans le miroir, Ç bien quÕil soit en possession de tous les moyens intellectuels lui permettant de se reconna”tre È1, SalomŽ ne voit plus rien sur ce fond des reprŽsentations du monde, car, au creux dÕelle-mme, une bŽance sÕest ouverte sur un terrible constat : elle ne pourra jamais combler le dŽsir de la mre, ni tre cause de sa jouissance. Peut-tre, sÕaperut-elle que le sourire de sa mre nÕexprimait ni gratitude ni tendresse ˆ son Žgard, pas mme de la joie, mais quÕil nՎtait quÕun rictus de haine et de vengeance, et quÕelle, la petite, nÕavait ŽtŽ quÕun jouet dans les mains de sa mre, un trait dÕunion, ou plut™t de dŽchirure, entre sa mre et cet homme [É]. Et alors elle fut brusquement expulsŽe de lÕenfance, exilŽe sans retour ni consolation dans le monde ‰pre et cruel des adultes. (C, 101)

Tout comme un nourrisson est dans lÕincapacitŽ de porter seul son image interne lorsquÕil est l‰chŽ psychiquement par sa mre, en lÕabsence de regard valorisant et aimant de celle-ci, SalomŽ sÕanŽantit dans une douloureuse faille identitaire, perte de son enfance et de son humanitŽ.

II-1.B LÕamre et cruelle expŽrience de lÕaversion

Le drame de la famille Corvol dans Jour de colre est aussi celui de lÕabandon maternel qui se rŽpte transgŽnŽrationnellement. Ë travers le destin de trois gŽnŽrations se pose la dŽlicate question de la relation ˆ la mre. Avoir le mme corps que sa mre, peut tre ˆ lÕorigine dÕÇ une dŽpendance chŽrie et dŽtestŽe È2, ainsi que lՎcrit Simone de Beauvoir au sujet de sa mre dans Une mort trs douce. Quels chemins parcourir pour quitter ce premier amour qui, selon Sigmund Freud, marquera ˆ jamais le cours de la vie, alors quÕil est ˆ lÕorigine dÕune sŽparation anticipŽe et traumatique ? Comment se passe le processus dÕindividuation et dÕautonomisation alors que le personnage maternel 1 2

Ibid., p.50. Simone DE BEAUVOIR, Une Mort trs douce, Paris, Gallimard, 1972.

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reste accolŽ ˆ cet Žvidement de lՐtre ? Claude Corvol cerne la question du devenir femme, en se confrontant aux mirages de lÕidentification ˆ sa mre et ˆ son destin. Le ravage que nous avons ŽvoquŽ prŽcŽdemment est Ç lՎpreuve de cette impossible transmission et se manifeste ˆ travers une relation possessive passionnelle, empreinte de haine et dÕamour È1. LÕabandon maternel initial est une fuite qui ressemble ˆ un sursaut pour se dŽfaire dÕune ambiance mortifre qui englue Catherine Corvol : Elle avait fui la maison des bords de lÕYonne, la vie de province, et par-dessus tout son mari quՈ force de nÕavoir jamais pu aimer elle avait fini par dŽtester. Il Žtait vrai quÕelle avait tout abandonnŽ, mme ses deux enfants [É]. Elle avait fui ce petit thމtre familial o ne se jouait, sempiternelle quÕune unique scne dans un dŽcor figŽ : sa solitude entre la haine, lÕennui et la tristesse. (JC, 44)

Celle qui souffre de la lente pŽtrification du corps et des sens, prŽsente un personnage de mre qui abandonne ses enfants pour vivre ses dŽsirs, Ç Car cՎtait vrai : elle avait le diable au corps ; le diable du dŽsir, du mouvement, de la joie. È (JC, 44). Pour les habitants du hameau, elle est la figure de la femme malŽfique et hypersexualisŽe. Sa rousseur suscite la mŽfiance tout autant que la fascination, le roux Žtant, Žcrit lÕhistorienne Yvonne Knibielher, Ç associŽ au rouge, au sang, au sexe, au diable. Les roux passent pour avoir ŽtŽ conus pendant les menstrues, et on redoute leur odeur È2. NommŽe la vouivre3 par les hommes, Catherine Corvol est associŽe dans leur imaginaire aux serpents hideux, dŽvorateurs dÕenfants, qui portent en place dÕyeux une unique pierre prŽcieuse au milieu du front qui fascine ses proies. Descendante directe des Gorgones, elle pŽtrifie, comme MŽduse, ceux qui croisent son regard. Elle abandonne dÕautant plus facilement ses enfants quÕelle ne peut se reconna”tre en eux dont les visages Ç trop p‰les et silencieux ressemblaient ˆ des masques de tristesse È (JC, 44). De ce face-ˆ-face ne subsiste que lՎcart entre des ŽlŽments qui sÕopposent. La mre a tentŽ de sauvegarder un espace vital et ne peut transmettre ˆ ses enfants que la souffrance de lÕabandon inexpliquŽ et de lÕabsence irrŽmŽdiable rendus impensables en raison du mensonge paternel. LÕabandon sÕinscrit dans le corps de sa fille Claude et renvoie ˆ la rŽpulsion de soi, alors que la carence paternelle ne fait que renforcer la dŽvalorisation. Ses

1 Alain DEPAULIS, Le Complexe de MŽdŽe. Quand une mre prive le pre de ses enfants, Bruxelles, De Boeck & Larcier, 2003, p.150. 2 Yvonne KNIBIELHER, Catherine FOUQUET, Histoire des mres du Moyen åge ˆ nos jours, op. cit., p.15. 3 Jacques BRIL, rappelle lՎtymologie du Ç mot vouivre, guivre, etc., renvoie ˆ un latin vipera, apparentŽ au germanique wipera qui signifie serpent, vipre ; cÕest en somme lՎquivalent continental dÕEchidna Ð vipre en grec Ð ˆ laquelle le monstre emprunta son nom. Analogues par leur nom, ces Ç vipres È le sont aussi par leur morphologie puisque MŽlusine passe pour tre la plus cŽlbre de nos vouivres. È, La Mre obscure, Bordeaux-Le-Bouscat, LÕEsprit du Temps, coll. Perspectives psychanalytiques, 1998, p.96.

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assises, pour assumer son devenir de femme, sont alors Ç dramatiquement dŽfaillant[e]s. È1

Si le processus de la rŽsilience est ˆ lÕÏuvre dans Tobie des marais ou dans la Chanson des mal-aimants, il est radicalement absent de Jour de colre tant le personnage de Claude ne dŽpasse pas sa souffrance dÕenfant et reproduit lÕabandon maternel jusque dans le mŽsamour quÕelle porte ˆ sa fille. Sans ressemblance physique qui puisse la lier ˆ sa mre, cÕest dans la similitude des actes que la fille se rapproche de cette dernire, cÕest dans les carences de lÕattachement que se noue lÕintergŽnŽrationnel entre les femmes de la famille Corvol. LÕaccession ˆ la gŽnitalitŽ de Claude se fait dans une absence totale dÕinvestissements vitaux. Elle consent ˆ un mariage imposŽ ˆ son pre Ç sans un mot, sans une plainte. Non pas par indiffŽrence morbide comme son pre, mais par indiffŽrence. È (JC, 73). MarquŽ par la morbiditŽ, le dŽfilŽ nuptial de Claude et

de

Marceau

sÕapparente

ˆ

une

procession

funbre.

La

prŽsence

impressionnante du piano ˆ queue Žvoque un cercueil de famille pour les habitants du village et signale les deuils non transformŽs que Claude apporte comme une dot. Aprs une longue pŽriode dÕinfŽconditŽ, alors que Ç Reinette-laGrasse venait de mettre au monde son septime fils [É] Claude Corvol tomba enfin enceinte. Elle dut sÕaliter durant toute sa grossesse pour pouvoir porter son enfant jusquՈ terme. È (JC, 81). La contemporanŽitŽ des grossesses de Reine et de Claude creuse lՎcart entre une femme plŽthorique et une femme exsangue, Ç mŽlancolique

gŽnitrice È

(JC,

81),

figure

emblŽmatique

de

la

femme

romantique quÕHŽlne Parat prŽsente comme Ç Femme fragile, [É] moribonde que [É] lÕaccouchement Žcartle, lÕallaitement vampiriseÉ È2. Reine, mŽtaphore traditionnelle de la nature fŽconde, se renverse en une mre ˆ la maternitŽ meurtrie et ˆ la sexualitŽ frigide : Claude ne sÕattacha pas ˆ son enfant, et surtout elle dŽcrŽta quÕelle nÕen aurait jamais plus dÕautre. Cette grossesse et cet accouchement avaient ŽtŽ une trop pŽnible Žpreuve pour elle. [É] Sit™t sa fille mise au monde, elle fit chambre ˆ part et nÕouvrit jamais plus sa porte ˆ son mari. (JC, 81).

Le destin masochique de la femme est ˆ son apogŽe et interroge lÕidentification de la mre ˆ son nourrisson o se rejouent les identifications ˆ sa propre mre et offre la possibilitŽ Ç tout ˆ la fois de retrouver sa mre mais aussi de rivaliser avec elle. È3 Dans une maternitŽ qui ravive et ranime les expŽriences infantiles 1

Alain DEPAULIS, Le Complexe de MŽdŽe. Quand une mre prive le pre de ses enfants, Bruxelles, De Boeck & Larcier, 2003, 151. 2 HŽlne PARAT, Sein de femme, sein de mre, op. cit., p.76. 3 Ibid., p.76.

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de satisfaction et de frustration, les souvenirs nostalgiques et les images dÕabandon se projettent sur la reprŽsentation que Claude se fait maintenant Ç de la mre quÕelle est, et de lÕenfant quÕelle a È1 et constituent lÕarrire fond primaire qui explique la rancÏur et la haine. Dans une logique de passation occulte et de superposition, Claude incarne la raison du dŽpart de sa mre : elle Ç faisait dorŽnavant corps avec ce masque de tristesse qui sՎtait glissŽ sur son visage dans lÕenfance. Ce masque que sa mre avait refusŽ de porter È (JC, 74). Prise dans une identification nŽgative et conflictuelle : Ç il nÕy avait en elle vraiment rien de sa mre ; nulle trace, ni au physique ni dans le caractre. [É] Aucune fougue en elle, aucun Žclat, aucun Žlan de fuite [É]È (JC, 74), Claude nÕarrive cependant pas ˆ sÕen dŽprendre et devient mre en rŽfŽrence constante ˆ Catherine, mettant en pŽril lÕidentitŽ de sa fille Camille qui devient la reprŽsentation de sa grand-mre : Camille, dont la ressemblance avec sa mre Žtait si grande quÕelle en Žtait insupportable. Cette ressemblance nÕavait cessŽ de la narguer, comme si sa mre la fugueuse sÕamusait ˆ lui dire ˆ travers Camille : Ç Vois, je tÕai abandonnŽe un jour pour ne plus te revoir, mais je tÕenvoie un double de moi pour me jouer encore de toi et te trahir ˆ nouveau en te quittant bient™t ! (JC, 154)

LÕincessant jeu de miroir entre Ç lÕInfantile de la mre et lÕInfantile de la fille È2 met en pŽril lÕindividuation de Camille. LÕinacceptable de la maternitŽ se loge dans la ressemblance de sa fille ˆ sa propre mre. Le visage du passŽ sÕimpose comme une grimace du destin dans une version parano•aque et rŽanime les anciennes douleurs. LÕinŽluctable retour au mme barre le devenir de la rencontre mre/fille. LÕhistoire ne sՎcrira pas dans un nouveau style, la blessure abandonnique quotidienne que ravive Camille ne permet pas ˆ sa mre de sÕidentifier positivement : Ç Mre et fille, - hydre ˆ deux ttes jumelles, aux mmes yeux de Vouivre, aux mmes bouches larges aux lvres humides de rires insouciants, de dŽsirs impudiques, gonflŽes de moues insolentes. È (JC, 151). La similitude des corps a dŽviŽ le travail dÕenfantement, comme si sa mre avait occupŽ ses entrailles pour faire poindre le spectre du mme afin de mieux lՎjecter ensuite de la scne maternelle. Le mot passion est bienvenu pour dŽfinir la relation forte qui unit Claude ˆ sa fille Camille : Ç LÕentrain que mettait Camille ˆ sÕamuser, ˆ vivre, fit mme bient™t plus quՎtonner sa mre, cela lÕagaa et finalement la dŽgožta. È (JC, 81). Pour cette femme qui Ç avait le corps en dŽgožt, la sexualitŽ en horreur. È (JC, 81) sa fille est sexualitŽ.

1

Paul-Claude RACAMIER, Charles SENS, Louis CARRETIER, Ç La mre et lÕenfant dans les psychoses du post-partum È, ƒvolution Psychiatrique, IV, 1961, p.528. 2 Thierry BOKANOWSKI, Florence GUIGNARD (dir.), La Relation mre-fille. Entre partage et clivage, Paris, In Press ƒditions, coll. de la SEPEA, 2002, p.21.

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Camille en grandissant rappelait de plus en plus sa propre mre ˆ Claude, - cette coureuse dÕhommes qui les avait abandonnŽs, son pre son frre et elle, pour donner pleine licence ˆ son corps de femelle Žprise de sŽduction, de divertissement, de plaisir. Aussi se dŽtourna-t-elle de sa fille qui ravivait trop en elle le souvenir ˆ jamais douloureux de sa mre. (JC, 82)

Il semble que ce rapport mre-fille implique, dÕabord et avant tout, la nŽcessitŽ dÕeffacer lÕautre, la subjectivitŽ ne pouvant sÕinscrire que dans la nŽgation, le rejet ou le mŽpris. La relation Claude/Camille est une leon de haine et dÕexaspŽration ˆ destination de la fille qui suscite les pulsions les plus fortes et les plus dynamiques, qui parlent dÕun corps ˆ corps ha• et redoutŽ o sigent le rejet et le dŽgožt. Les sentiments qui unissent Claude ˆ sa fille sont dŽchirants tant ils condensent la haine en une sorte de filiation premire qui se prolonge chez Camille lorsque, toute ˆ sa nostalgie, elle sÕen retourne aprs le dŽcs de son pre vers ses terres infantiles abandonnant, dans la mme indiffŽrence, son enfant. Elle se dŽfait alors de tout lien maternel pour revenir ˆ un lien incestueux pre/fille, ˆ un duo clos o aucune autre femme nÕexisterait. Lorsque Camille constate froidement : Ç Oui, elle pouvait bien sÕen aller cette femme revche, dŽpourvue de tendresse, qui ne sՎtait donnŽ le mal que de la mettre au monde. SÕen aller sans mme lÕembrasser, sÕen aller sans se retourner une seule fois vers elle, sans lui dire le moindre mot È (JC, 195), ses propos entrent en sinistre Žcho avec ceux de sa propre mre ˆ lÕencontre de la sienne : Ç Sa mre, la tra”tre, la fuyarde, lui avait volŽ le sens et le gožt de lÕamour. È (JC, 153). Si Camille pense que ce dŽpart peut ouvrir sur un Ç espace nu, o tout pouvait arriver È (JC, 195), elle fait bien peu de cas de la force de rŽpŽtition. Comme sa mre fut un objet de transaction dans les mains de son pre : On lÕavait chargŽe sur ce chariot parmi ses malles et son piano, comme une chose, un mannequin. Et cՎtait comme une chose que sa mre lÕavait laissŽe pour compte, comme un objet usŽ, sans valeur, avec son pre et son frre parmi les bibelots, les meubles. Et elle Žtait devenue pareille aux bibelots, aux meubles, une simple chose au bord de lÕinexistence, au corps insensible. (JC, 154)

Camille poursuivra le triste destin de sa mre. La force de la ressemblance avec Catherine lÕempchera dÕadvenir ˆ sa place de jeune fille. Surface de projection pour sa mre, elle restera pour son grand-pre lÕincarnation de la Vouivre. Aprs la disparition de sa mre, Camille Ç pŽnŽtr[e] dans la chambre de sa mre, dans celle de son pre et celle de son grand-pre. Autant de chambres austres, muettes. È (JC, 201) Que les chambres familiales restent silencieuses pour un enfant, voilˆ qui est assez surprenant ! Ce silence cependant crie la fracture dÕune histoire qui ne peut advenir et marque la fermeture dÕun avenir sans promesse.

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Dans LÕInaperu, le rejet de lÕenfant provient dÕune femme, CŽleste, qui est une de ces lumires qui ont chu de leur firmament sur lÕautel des amours trahies. Au moment de lՎchange des alliances, Pac™me Žnonce une dŽclaration de Ç nonamour È ˆ lÕintention de sa Ç fiancŽe, trs Žprise È (In, 243). La Ç bržlure [É] fulgurante È (In, 241) du dŽsenchantement se scelle par le passage de lÕanneau qui sÕeffectue par le forage Ç lui dŽbo”tant une phalange. È (In, 242). Si le geste qui Ç consiste ˆ enfoncer un doigt dans un cercle formŽ par le pouce et lÕindex de lÕautre main est le symbole populaire de lÕacte sexuel È, le cŽrŽmonial de lÕanneau

nuptial

exprime

Žgalement,

pour

Bruno

Bettelheim,

une

autre

signification symbolique : Ç lÕanneau, symbole du vagin, est donnŽ par le fiancŽ ˆ la fiancŽe ; elle lui prŽsente le doigt tendu pour quÕil puisse achever le rite [É] : cÕest par ce geste que la fiancŽe devient Žpouse È1. La stupeur causŽe par la dŽcouverte de la tromperie de son futur Žpoux, associŽe ˆ la violence du geste qui ne prend pas en considŽration le dŽsir de CŽleste, renforce la symbolique du viol dÕun tre sidŽrŽ, qui nÕest plus en mesure de consentir ou de refuser. Pierre est lÕenfant issu de cet amour bafouŽ, fruit dÕune unique Žtreinte maladroite et poussive, qui endolorit le corps et creuse le lit de la rŽpugnance, du mŽpris et de lÕabandon. Le terrassement de lÕamour Žlime toute identification ˆ de possibles fonctions parentales et engendre le dŽsinvestissement massif et radical de la future mre : Ç CŽleste apprit ˆ vivre en semi-solitude entre son mari Žvanescent et lÕenfant qui prenait poids dans son ventre. È (In,

244).

LÕimaginaire fait silence et ne peut mŽtaphoriser ce qui serait de lÕordre dÕun lien satisfaisant entre une femme, son histoire et son enfant. SidŽrŽe par le traumatisme, la mre l‰che la fonction maternelle bloquant la rŽalisation de la rencontre. La perte narcissique, qui correspond ˆ un Ç deuil blanc È, enferme lÕenfant non dŽsirŽ Ç dans un lien dans lequel il y a une interdiction dՐtre È2 et empche lÕinstauration

du processus de maternalitŽ :

Ç elle continuait ˆ

considŽrer Pierre-ƒphrem comme un enfant conu en dehors dÕelle, un corps Žtranger dŽposŽ malignement dans le sien mais sans racine dans sa chair, sans lien vŽritable avec elle, comme le fils de Pac™me et dՃphrem [É] È (In, 249). Les contacts ainsi que le processus de rŽgression fusionnelle, nŽcessaires pour que CŽleste sÕadapte aux besoins de lÕenfant, lui sont insupportables et Pierre, objet de ses pulsions, en fait les frais. La sublimation ne peut tracer son chemin dans le destin pulsionnel qui est celui de la destruction. LÕenfant reprŽsente la trahison, peru comme illŽgitime, il est fantasmatiquement issu des secrtes noces homosexuelles de son mari. 1

Bruno BETTELHEIM, Ç Cendrillon È, Psychanalyse des contes de fŽes, Paris, Robert Laffont, 1976, p.393. 2 Rosa JAITTIN, Clinique de lÕinceste fraternel, Paris, Dunod, 2006, p.63.

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Elle Žtait dure avec lui, elle le considŽrait comme un b‰tard qui se serait glissŽ subrepticement en elle pour prendre vie ˆ ses dŽpens. Il lui ressemblait si peu, et tant ˆ Pac™me Ð et peut-tre mme ˆ lÕautre [É] Comment sÕassurer que les amours impossibles ne se vengent pas par dÕobscurs tours de magie ? (In, 246).

Didier Anzieu imagine une imago maternelle proche de la Ç mre morte È, mais diffŽrente en ceci Ç que lÕabsence psychique provient en ce cas non de la dŽpression, mais de lÕimpassibilitŽ, face aux sentiments, aux attentes, au besoin chez lÕenfant, des manifestations de lÕattachement. La mre est froide, distante, rejetante, et toute tentative de lÕenfant de lՎmouvoir Žchoue. È1. Il repre cette imago de Ç la mort faite mre, [É] dÕo Žmane non pas la vie mais lÕanŽantissement È, chez toutes ces femmes atteintes du Ç mal de la solitude È2. Si, comme le souligne Paul-Claude Racamier, cÕest par une identification profonde ˆ son nourrisson que Ç la mre, en aimant et en nourrissant son enfant, ne laisse pas du mme coup de sÕaimer et de se nourrir elle-mme, arrivant ˆ prodiguer de considŽrables dons de maternage sans pour autant se sentir libidinalement vidŽe È3, nous concevons aisŽment que CŽleste ne puisse parvenir ˆ refouler le lien originaire entre lÕalimentaire et le sexuel : Elle se sentit de nouveau trahie, bafouŽe, rŽduite ˆ un r™le dÕinstrument, et elle Žclata dÕun long rire monocorde. LÕenfant ˆ son sein se mit ˆ pleurer, le lait qui coulait dans sa bouche Žtait fade, et le visage de sa mre penchŽ de biais audessus de lui grimaait de faon affreuse. On dut lui retirer le nourrisson. [É] De ce jour, elle fut incapable dÕallaiter le petit qui fut confiŽ ˆ une nourrice. (In, 245)

Le corps, fondamentalement entachŽ par le refus de maternitŽ, sÕabsente du processus en cours et ne peut produire le lait nŽcessaire ˆ lÕenfant, comme si celui-ci mettait en dŽfaut sa production nourricire. Selon la thŽorie des humeurs, le manque de chaleur maternelle de CŽleste altre la coction du lait qui, fade, perverti ou nocif, est incompatible avec les besoins de lÕenfant. La mre nÕest plus celle qui porte le pŽchŽ, elle est celle qui tŽmoigne de la mort dont les pulsions, toujours agissantes, contaminent lÕallaitement qui dŽvoile sa dimension dŽvorante. Dans ce temps hors langage o le cri de lÕenfant attend que la mre lui prodigue des soins et lui fournisse une rŽponse porteuse de signifiants, CŽleste ne peut transformer les ŽprouvŽs sensoriels et les vŽcus psychiques de son enfant en vŽcus supportables. Au contraire, lorsquÕelle se penche sur lÕenfant, son visage porte les traces de ses terreurs anciennes. Pierre vit au rythme dÕun attachement insŽcure, traversŽ par les assauts des crises de 1

Albert CICCONE, Marc LHOPITAL, Naissance ˆ la vie psychique, Paris, Dunod, coll. Psychismes, 1991, p.226. 2 Didier ANZIEU, Ç Antinomies de la solitude È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Paris, Gallimard, n¡36, 1987, p.123-127. 3 Paul-Claude RACAMIER, Ç La maternalitŽ psychotique È, De psychanalyse en psychiatrie, Paris, Payot, 1979, p.197.

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rire de sa mre qui surgissent ˆ Ç chaque fois quÕun chagrin ou un affront lui advenait È (In, 244). Ses excs pulsionnels ne sÕadaptent pas au rythme de lÕenfant et ne lui permettent pas dÕeffectuer des soins pour le protŽger. Ses actes rapides ne portent pas lÕenfant dans un environnement rŽgulŽ. Dans Inhibition, sympt™me, angoisse, Freud, en Žvoquant la nŽotonie humaine, pointe le dŽcalage entre le dŽsir et la possibilitŽ de satisfaction. Ë la diffŽrence de la plupart des animaux, le petit dÕhomme, incomplet : est jetŽ dans ce monde. De ce fait, lÕinfluence du monde extŽrieur est renforcŽe, [É] lÕimportance des dangers du monde extŽrieur est majorŽe et lÕobjet, seul capable de protŽger contre ces dangers et de remplacer la vie intra-utŽrine, voit sa valeur ŽnormŽment accrue. Ce facteur biologique Žtablit donc les premires situations de danger et crŽe le besoin dՐtre aimŽ, qui nÕabandonnera plus jamais lÕhomme.1

Avec la menace de la suspension des soins, lÕabsence du don et de lÕoblation maternels, planent la crainte de recevoir la mort de celle dont dŽpend sa survie. Pierre ne Ç vivait que pour ces instants o sa mre rendait les armes, oubliait son malheur et sa colre et le serrait contre elle, le cajolait enfin ; instants dont lÕintensitŽ Žtait ˆ la mesure de la raretŽ. È (In, 246).

Dans LÕEnfant MŽduse, Alo•se DaubignŽ, rŽgente de la vie domestique, exerce vis-ˆ-vis du reste de la famille une prŽpondŽrance certaine. Ç " Il faut que a marche ! " Telle est la devise que Madame DaubignŽ pourrait faire graver au fronton de sa maison. È (EM, 37). Femme en faux self, soucieuse des convenances et des conventions familiales, sa voix est celle de la raison : Ç Voix impŽrieuse. CÕest elle qui scande les journŽes de Lucie, du saut du lit jusquÕau coucher, ainsi quÕun gong de cuivre. CÕest la voix de lÕordre, et des ordres. È (EM, 39). Empreints dÕun moralisme Žtroit, les propos maternels sont faits dÕinjonctions, de rappels ˆ lÕordre martelŽs et soulignŽs par les points dÕexclamation. RŽgisseuse de la quotidiennetŽ, elle ne peut accŽder aux rveries de sa fille : Ç Allons, cesse tes enfantillages, veux-tu ! È (EM, 32), et interrompt ses questionnements suscitŽs par lՎclosion dÕun arc-en-ciel par une voix sonore qui soudain retentit : Ç Lucie ! rentre tout de suite, va te laver les mains, nous passons ˆ table ! È (EM, 38). Les injonctions contr™lent la prise de nourriture et visent ˆ faire cesser les diverses expŽrimentations sensorielles et crŽatives de sa fille : Ç Lucie b‰tit une petite montagne de purŽe dans son assiette, puis creuse un puits en son centre pour y verser la sauce. [É] CÕest un volcan en Žruption !" sՎcrie Lucie enchantŽe par son Ïuvre. Ð Lucie ! intervient aussit™t sa mre [É] 1

Sigmund FREUD, Inhibition, sympt™me, angoisse (1926), Paris, PUF, 2005.

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mange proprement ! Et nÕoublie pas les haricots, il faut aussi des lŽgumes verts. È (EM, 41). Censurante et frustrante, la parole interrompt la rverie et lÕimaginaire en faisant rŽfŽrence ˆ des ŽlŽments incontestables qui ramnent ˆ la banalitŽ du rŽel. Ce ne sont point les mots sur les mets qui ont une valeur mais ceux qui Žnoncent les rŽfŽrences nutritionnelles et diŽtŽtiques. Ce Ç mange ! È, ˆ la fois anxieux et tyrannique, exprime lÕordre rŽpŽtŽ par la mre ˆ la fille dÕaccepter la vie quÕelle lui a fabriquŽe. En tant quÕimage Ç intŽriorisŽe [É] interdictrice du plaisir en gŽnŽral, et du plaisir sexuel, de la sexualitŽ en particulier È1, elle veille et surveille. Alo•se sÕorigine dans la mre des premiers temps, celle qui, selon Claude Revault dÕAllonnes Ç porte, donne ou refuse le sein, de qui dŽpend tout plaisir ou toute dŽception. Ë la toute-puissance de la mre phallique correspond la toute-dŽpendance de lÕenfant. È2 CÕest une parole qui nÕexplique pas et ne donne pas les clefs de la comprŽhension du monde.

Ç La famille, aime-t-elle ˆ rŽpŽter, est, quoi quÕon en dise et malgrŽ ses dŽfauts, une institution fondamentale, solide, et surtout utile. CÕest un appui. Dans la vie, quand on nÕa aucune famille autour de soi, on est perdu, exposŽ ˆ tous les dangers. È (EM, 37). Ainsi sÕexprime madame DaubignŽ dont les aphorismes puisent au mythe de la bourgeoisie, proche en cela de la mre de la fiancŽe du conte de la malle dans ImmensitŽs, corsetŽe par les convenances et animŽe de surcroit dÕune curiositŽ teintŽe de ma”trise : Ç il nÕest pas dans les habitudes de la maison de verrouiller ainsi les chambres, il nÕy aucun voleur dans notre famille et la confiance y rgne ! È (Im, 60). Sylvie Germain Žvoque cet enfer Ç dÕune bourgeoisie qui sÕingŽnie ˆ esquiver toute question, ˆ nier avec une Žgale opini‰tretŽ les drames, la souffrance, les dŽsirs, la vie mme, ˆ Žluder le prŽsent, ˆ tuer le temps de bout en bout en attendant une mort discrte, biensŽante. È (QA, 17). La famille peut tre le lieu o couve le mal, avant de sÕembraser et de calciner les ‰mes. Dans le milieu fermŽ des Ç bonnes È familles, lÕabandon et les dŽsirs inavouŽs tissent le rŽseau familial et troublent les relations de la parentŽ. Il est intŽressant de constater que la couverture de lÕEnfant MŽduse dans la collection Folio chez Gallimard reproduit un tableau de Munch, peintre rŽputŽ pour attaquer violemment le rŽalisme bourgeois dominant dans les reprŽsentations des intŽrieurs censŽs Žvoquer lÕatmosphre paisible de ce monde. Le tableau PubertŽ, ainsi exposŽ, appara”t compltement dŽbarrassŽ Ç de la mivrerie du rŽalisme bourgeois È3, la fille au corps maigre plante son regard dans celui du spectateur, lÕinterpelle et le convoque. Alo•se reste aveugle 1 2 3

Claude REVAULT DÕALLONNES, Le Mal joli. Accouchements et douleur, op. cit., p.259-260. Ibid., p.262. Hans BISANZ, Ç Munch (Edvard) È, Encyclopaedia Universalis, Corpus, tome 15, Paris, 1996, p.896.

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aux nombreux sympt™mes que prŽsente sa fille : Ç Si quelque chose Žtait arrivŽ ˆ ma fille, je le saurais tout de mme ! È (EM, 97). LÕimage socialement Žtablie de la famille devient le prŽtexte de son innocence : une mre ne peut tre coupable de cŽcitŽ. Elle dŽnie ce que pourtant elle pressent en une Ç confuse intuition È (EM, 97) et renforce lÕabus par la violence du forage alimentaire. Elle malmne le corps pour faire entrer cožte que cožte ce que Lucie refuse : Ç Chaque jour il faut crier, menacer, ruser ou punir pour forcer cette tte de mule de Lucie ˆ avaler un peu de nourriture. Mademoiselle dit non ˆ tout [É] È (EM, 93). LÕopposition nÕest pas entendue, pas supportŽe, le corps est doublement instrumentalisŽ par le fils et la mre, pour lesquels le Ç non È dÕun sujet individualisŽ nÕa aucune valeur. La position tyrannique et la soumission quÕimpose HŽlo•se est bien ŽloignŽe du sadomasochisme qui, selon la dŽfinition de Donald Meltzer1 est un jeu qui rŽpte un fantasme infantile et appartient au domaine des relations sexuelles intimes. CÕest un Ç processus de survie beaucoup plus primitif liŽ ˆ une angoisse persŽcutoire extrme È2 qui pousse la mre ˆ trouver en Lucie celle sur qui projeter une angoisse : Ç elle mangerait [É] comme une bique [É] DÕailleurs elle est aussi ttue et dŽsobŽissante que la chvre de Monsieur Seguin. Ce nÕest pas faute de le lui dire, " Lucie, prends garde au loup ! A force de broutailler de lÕherbe et des crožtons comme une mŽchante bique rŽtive, tu finiras en vilain sac dÕos ! " È (EM, 93). La violence de lÕassociation qui assimile Lucie ˆ Blanquette, La Chvre de Monsieur Seguin3, Žchappe sans doute ˆ la conscience maternelle si prompte ˆ ne pas donner sens ˆ ce qui se dit ou sÕexpose bruyamment.

Son aveuglement face ˆ ce qui se

dŽroule sous ses yeux, son refus de voir ce qui met en pŽril son enfant, peuvent sÕexpliquer par le fait que sa fille, partie dÕelle-mme, lÕa trahie. Le corps de sa fille ne lui renvoie plus suffisamment dՎclat, elle est agressŽe par cette image Ç Tu sais que tu me fais honte avec ta maigreur de squelette. È (EM, 96). Ë lÕinverse de la culpabilitŽ, considŽrŽe comme un enjeu et un moteur du dŽveloppement psychique, du travail dÕhumanisation et de civilisation, la honte est Ç ŽprouvŽe devant lÕidŽal È et est Ç liŽe ˆ la perte du sujet È4. Alo•se dŽtient une image de femme qui fonctionne comme dŽsirable et qui incarne pour elle lÕidŽal de la fŽminitŽ rŽalisŽe. Par sa maigreur et ses stigmates corporels, Lucie offre ˆ sa mre lÕimage de la fŽminitŽ qui fonctionne comme point dÕidentification

1

Donald MELTZER, Ç DiffŽrenciation entre sadomasochisme et tyrannie-et-soumission È, trad. fr., Le Bulletin du groupe dՎtudes et de recherches pour le dŽveloppement de lÕenfant et du nourrisson, n¡12, publication interne, p.45-49. 2 Albert CICCONE, Alain FERRANT, Honte, culpabilitŽ et traumatisme, Paris, Dunod, coll. Psychismes, 2009, p.95. 3 Alphonse DAUDET (1869), Lettres de mon moulin, Paris, Hachette, Le Livre de Poche Jeunesse, 2007. 4 Albert CICCONE, Alain FERRANT, op. cit., p.2.

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ratŽe, donc persŽcutrice pour elle. De plus, par le refus de manger, Lucie atteint son estime et son image de bonne mre nourricire, elle lui renvoie son indignitŽ maternelle et lui fait porter le sentiment de dŽshonneur. Jean Guillaumin dŽfinit la honte comme lÕaffect qui accompagne un Ç retournement de lÕexhibition phallique en exposition anale È1 dans une dynamique du retournement du haut vers le bas, ou de dedans au dehors, qui ferait surgir Ç la boue [de] lՉme de son beau Ferdinand È (EM, 97). Dans ce cas de figure, le registre dominant est celui de lÕanalitŽ, quelquÕun dÕaussi brillant et lumineux que son Ç Roi soleil È peut devenir sale, ainsi, le Ç beau tissu phallique exhibŽ devant le regard dÕautrui est dŽchirŽ et laisse appara”tre lÕintimitŽ des secrets È2. La stratŽgie constante dՎvitement dÕAlo•se vise ˆ maintenir cachŽ ce qui est trop douloureux, elle redoute que la violence se voie, que le secret de lÕintimitŽ familiale soit ŽventŽ et que lÕultime protection saute comme un verrou rouillŽ. La fragilitŽ de son organisation ne cesse de se signaler : Ç Elle ne veut surtout pas sÕaventurer sur ce terrain glissant du doute ; un instinct aussi aveugle que fŽroce lui dicte la plus grande prudence : - ne pas fouiller trop profond dans lՉme marŽcageuse de son fils [É]È (EM, 97).

Or, la particularitŽ de la Ç situation honteuse enfouie È est

quÕelle est Ç souvent visible pour autrui, comme si ce qui Žtait cachŽ dÕun c™tŽ Žtait montrŽ ou exhibŽ de lÕautre È3 : Ç Il y a des gens que le regard si noir, et dŽjˆ fou, de la petite, met en alarme ; il y a des gens qui sentent que seuls le malheur, la douleur, ensauvagent ˆ ce point un enfant. È (EM, 97). Nul doute que, dans lÕesprit de la fille, sa plainte ne pourrait quÕattirer le courroux, les accusations, voire le rejet maternel, de celle qui est perue comme Ç une louve [É] Une tra”tre qui sÕignore. È (EM, 98). Si HŽrodiade envoie sa fille, Ç sa complice inconsciente È (C, 97), tuer ˆ sa place, Alo•se laisse sa fille dans une maison infestŽe de la prŽsence du loup, et la maintient dans sa gueule en refusant dÕaccŽder ˆ sa demande de changement de chambre. Alo•se fait partie de ces mres ˆ la fois interventionnistes et indiffŽrentes dont Marie-JosŽ Chombart de Lauwe esquisse le portrait : Elle croit conna”tre sa fille, quÕelle domine matŽriellement de toute son autoritŽ de mre de famille ; mais en rŽalitŽ, elle est comme bien des parents, parfaitement indiffŽrente ˆ la vie intŽrieure de sa fille, et peut-tre mme ne souponne pas quÕon puisse avoir une vie intŽrieure.

4

1

Jean GUILLAUMIN, Ç CulpabilitŽ, honte et dŽpression È, Revue Franaise de Psychanalyse, tome XXXVII, n¡ spŽcial congrs, 1973, p.983-1006. 2 Albert CICCONE, Alain FERRANT, ibid., p.86. 3 Ibid. p.80. 4 Marie-JosŽ CHOMBART DE LAUWE, Un monde autre : lÕenfance. De ses reprŽsentations ˆ son mythe, Paris, Payot, 1971, p.160.

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II-2.C LÕenfant capturŽ dans son corps et sa langue La rŽpugnance quՎprouvent certaines mres ˆ se sŽparer de leur enfant, et les tentatives quÕelles oprent pour le rŽcupŽrer, peuvent tre associŽes ˆ la dŽvoration du monstre ThŽbain. Pour Sylvie Germain, la guerre fait partie de ces mres captatrices qui souhaitent rŽintroduire lÕenfant dans leur ventre pour lÕanŽantir :

Ç la

guerre

Žtait

et demeurait

cette

mre monstrueuse qui

inlassablement engouffre les hommes dans son ventre insatiable afin de les y broyer, corps et ‰me. È (NA, 149). Mre avide, elle est celle qui se saisit de Crve-CÏur pour lÕarracher des bras de lÕaimante Rose-HŽlo•se : Ç La mre folle et dŽvorante avait eu raison de la mre adoptive, lui avait arrachŽ son enfant. La mre, nommŽe guerre, avait vaincu la mre de tendresse, - rappelant ˆ lÕenfant quÕil nÕavait jamais eu de vraie mre, quÕen vŽritŽ il nՎtait rien, rejeton de personne. È (NA, 149). Ainsi en est-il de ces mres qui, nostalgiques de lÕunitŽ perdue, ˆ dŽfaut de rŽintroduire leur enfant dans leur ventre, dŽvorent leur identitŽ pour empcher toute vellŽitŽ de vie autonome. Nous sommes bien encore sur les rivages de lÕarcha•que, car la Mre ici, Ç figure fŽroce, surmo•que È1, empche lÕenfant dÕadvenir. La pulsion ˆ lÕÏuvre dans cette configuration ne laisse aucun avenir ˆ la sŽparation et ˆ la diffŽrenciation. Mre absolue et tyrannique, qui ne vit que par son r™le maternel, elle considre sa fonction comme sacrŽe et opre, au nom de lՎrection de ses principes, une emprise psychologique sur sa progŽniture. SÕil est vrai, comme le souligne Aldo Naouri, que : le corps maternel se met des mois durant au strict service du corps fÏtal, anticipant l'ensemble de ses besoins au point de les satisfaire, avant mme quÕils ne sÕexpriment, ces donnŽes physiologiques de la grossesse ne sont pas pour autant transposables sur le psychisme de la femme [É] les femmes enceintes ne vivent ni physiquement, ni psychiquement en autarcie avec lÕenfant quÕelles portent.2

La folie maternelle rŽside, selon Dominique Guyomard, Ç dans les ratages de la transmission et dans le non-sevrage du lien mre-enfant È3. Ë lÕabri du sublime imposŽ par lÕidŽalisation des vertus de la maternitŽ, et une fois ŽvacuŽ le pre transformŽ en intrus, elle peut sans vergogne utiliser lÕenfant pour projeter sur lui ses propres fantasmes. La mre bardŽe de la sacralisation de son amour peut investir, dans la fusion, ses enfants captifs, en Žtat de dŽpendance, pour mieux les absorber. La menace pulsionnelle de la sauvagerie guette et risque 1

Dominique GUYOMARD, Ç La folie maternelle : un paradoxe ? È, La Folie maternelle ordinaire, op. cit., p.126. 2 Aldo NAOURI, Ç ÒUn inceste sans passage ˆ lÕacte" : la relation mre-enfant È, De lÕInceste, Franoise HŽritier (Žd.), Paris, Odile Jacob, 1994, p.102. 3 Dominique GUYOMARD, Ç La folie maternelle : un paradoxe ? È, La Folie maternelle ordinaire, op. cit., p.126.

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dÕemporter Ç plus sžrement quÕun naufrage le maternel dans la destruction. È1 Dans le cas de la relation mre-fille Magda/Olinka prŽsentŽe dans ImmensitŽs, la souffrance, liŽe ˆ un chagrin dÕamour, est instrumentalisŽe pour rŽcupŽrer lÕenfant. La mre fait retour, comme on le dit du refoulŽ, pour Žlaborer avec sa fille le rŽcit du destin commun de lÕabandon fŽminin. Le malheur de la fille, aussi douloureux soit-il pour la mre, comporte pour cette dernire un bŽnŽfice secondaire certain : Magda annona ˆ Prokop sa dŽcision de ramener Olinka avec elle en province, [É]. Il Žtait hors de question quÕOlinka all‰t habiter chez lui dans lÕimmŽdiat ; de quel droit sÕoccuperait-il de cette enfant en ce moment dÕaffliction, lui qui lÕavait quittŽe voilˆ une quinzaine dÕannŽes avec la mme insolence, la mme cruautŽ et la mme insouciance que ce Filip ? Ce quÕOlinka Žtait en train de souffrir, elle lÕavait subi elle-mme, aussi violemment, ˆ cause de lui. Elle nÕavait rien oubliŽ, elle nÕavait pas pardonnŽ. (Im, 203)

En rŽintŽgrant le giron maternel, Olinka permet ˆ sa mre de panser ses blessures autour dÕune communautŽ dՎpreuves causŽes par lÕinfidŽlitŽ des hommes, qui constituerait, ainsi que le clament les voisines, une mŽmoire fŽminine collective : Ç il sÕest tirŽ. Le coup classique, quoi ! toujours pareil. Mais votre gamine, elle connaissait pas encore la chanson. Elle a mal pris le truc. È (Im, 201). Lorsque les douleurs se confondent, la souffrance de la fille fait Žcho ˆ celle de la mre. Elles permettent ˆ cette dernire dÕen reconna”tre les traces sur le corps de sa fille et dÕinvalider la fonction consolatrice du pre. Une douleur muette retourne lՉme et le cÏur de la sŽmillante jeune fille qui devient le miroir de la souffrance maternelle :

Une veine dÕun bleu trs vif transparaissait ˆ sa tempe. Prokop avait remarquŽ le mme dessin sur la tempe dÕOlinka quelques instants plus t™t, et aussi le mme frŽmissement de narines. La douleur et la colre sՎcrivaient pareillement dans le corps de la mre et celui de la fille. (Im, 204)

Franoise HŽritier parle de la nŽcessitŽ que la Ç reproduction È soit Ç de la diffŽrence m‰tinŽe dÕun peu dÕidentitŽ [É] ou de lÕidentitŽ, m‰tinŽe dÕun peu de diffŽrence È2.

Dans

lÕexpression

de

lÕaffliction,

le

pre

ne

vient

pas

contrebalancer lÕordre biologique qui octroie un caractre exclusif ˆ la mre dans la ressemblance ˆ lÕenfant. Une forme dÕinceste, beaucoup moins voyante et plus insidieuse que celui traversŽ par lÕagir, est appelŽ Ç inceste platonique È3 par 1

Ibid.. Franoise HƒRITIER, Les Deux SÏurs et leur mre. Anthropologie de lÕinceste, Paris, Odile Jacob, 1994. 3 Caroline ELIACHEFF, Nathalie HEINICH, Mres-filles, une relation ˆ trois, Paris, Albin Michel, 2002. Notons lÕexcellente analyse que les chercheuses livrent du roman La Pianiste dÕElfriede JELINEK portŽ ˆ lՎcran par Michael HANEKE (2000) qui met ˆ jour les mŽcanismes psycho-affectifs dÕun lien exclusif Ç pervers, monstrueux, incestueux È entre une mre et sa fille. 2

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Caroline Eliacheff et Nathalie Heinich. Cette expression, qui peut para”tre paradoxale ou contradictoire dans les termes, puisque lÕinceste sÕentend traditionnellement comme le passage ˆ lÕacte sexuel entre des personnes apparentŽes par le sang, tend ˆ occulter lÕune des deux dimensions constitutives de lÕinceste, ˆ savoir, la formation dÕun couple par lÕexclusion du tiers. Magda, en crŽant une relation ˆ deux basŽe sur lÕexclusion du tiers paternel en appui sur le fantasme de Ç ne faire quÕun È, prŽsente un des fondements de la relation incestueuse, que le rapport sexuel, lorsquÕil a lieu, ne fait que concrŽtiser. Dans une relation mre/enfant de type incestueux, cÕest le pre qui est exclu, la mre ne se rŽfre plus ˆ lui pour occuper sa place gŽnŽalogique et ne la lui laisse pas : Ç Prokop nota [É] que Magda nÕavait jamais dit " leur " fille en parlant dÕOlinka, mais toujours " sa " fille ou cette enfant, comme si son infidŽlitŽ dՎpoux invalidait du mme coup, et dŽfinitivement, son titre et ses droits de pre. È (Im, 204). LÕenfant nÕest plus pour la mre Ç lÕimage de deux tres, le fruit de deux sentiments librement confondus È1 comme lՎvoque Julie dÕAiglemont dans La Femme de trente ans. Progressivement Prokop perd sur le terrain psychoaffectif : Prokop tŽlŽphonait pour prendre de ses nouvelles. Magda rŽpondait laconiquement ˆ ses questions. Olinka ne voulait pas parler, disait sa mre. [É] Son courrier resta sans rŽponse. Olinka ne voulait pas Žcrire ; elle nÕavait mme pas le gožt de lire. Mais a allait, a allait, rŽpŽtait Magda dÕun ton froid. [É] Ë vingt ans la vie dÕOlinka se conjuguait dŽjˆ au futur indŽfini. (Im, 222)

La mre est dŽcidŽe ˆ ne pas concŽder dÕespace ˆ Prokop, elle le rŽduit pour quÕil ne puisse plus lÕhabiter. Perclus de culpabilitŽ, il est alors complexe pour ce pre de trouver une autre place ˆ distance, mme si Prokop dŽcle, dans le corps de sa fille, Ç des legs plus obscurs, plus secrets qui se glissent ˆ lÕoblique, hors du droit fil mre-fille È (Im, 205). La prŽsence de Romana, la Ç sÏur diagonale È, frŽmit en un blanc murmure, laissant le versant paternel se glisser, avec la pudeur, par voie de palimpseste.

La parole du fils peut tre lՎcho de lÕinconscient de la mre, voire celui de ses gŽnŽrations antŽrieures, favorisant ainsi sa captation. DŽtenteur dÕune parole primordiale, Octobre parle de sa mre, de son passŽ rŽvolu et mythique, toujours recherchŽ, sans cesse manquant. Avec lui, les sensations et les reprŽsentations dÕun pays lointain, rŽservoir imaginaire de moments heureux, se rŽactualisent et enflamment la pensŽe de celle qui Ç prŽtendait sÕappeler Mahaut de Foulques et se prtait un ‰ge et un passŽ aussi fantaisistes que son nom È 1

HonorŽ DE BALZAC (1831-1834), La Femme de trente ans, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1977.

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(NA, 58). ConsidŽrŽe comme toquŽe, malade dÕune mŽmoire restŽe accrochŽe aux vestiges dÕune histoire, elle souffre de ce que la neuropsychologie dŽfinit comme les troubles bipolaires et que nous continuons dÕappeler psychose maniaco-dŽpressive : Ç des fivres la prenaient avec violence È (NA, 60) elle se Ç claquemurait È Ç durant des semaines au fond de sa maison, tous volets clos, puis soudain de rouvrir ˆ grand fracas portes et fentres et de sÕen aller marcher ˆ lÕaventure [É] les yeux brillants È (NA, 58). La pathologie maternelle sÕexprime par la voix du fils qui, ˆ chaque date anniversaire, traverse un Žpisode de forte dŽpersonnalisation : une fureur extraordinaire [É] lui faisant perdre toute raison, toute mesure. Il allait mme jusquՈ perdre le langage, ou, plus exactement, la parole [É]. Il rŽgressait vers un babillage dÕenfant plein de colre et de terreur jusquՈ reprofŽrer le cri de sa naissance. Mais alors, ce nՎtait pas le silence qui sՎtablissait enfin, - dÕun coup le cri se renversait et une parole autre, Žtrangre, se levait, que seule Mahaut comprenait. (NA, 70)

Promu ˆ la place dÕhŽritier exclusif, Octobre perd son discours et libre un point dÕancrage pour que sÕarrime la pensŽe dŽlirante et dŽsirante de sa mre. Si, Žcrit Anne Dufourmantelle, Ç Avancer ˆ t‰tons aux limites du langage, cÕest revenir ˆ lÕendroit o le monde balbutie. O lՎnigme demeure de cet " appara”tre " du monde È1 ; la propulsion hors langue, donne accs ˆ lÕessence dÕun langage premier, riche en sensations et rŽminiscences, dans lequel la mre sÕest nostalgiquement perdue. En redevenant lÕinfans, le fils rŽgresse ˆ cette pŽriode dÕavant les mots, o lÕenfant est, selon Denis Vasse, Ç livrŽ aux mots des autres È2. Mahaut souhaite Žprouver cette rŽinvention du monde par des retrouvailles passionnelles avec une langue secrte, privŽe et prŽservŽe du rŽel. Somptueusement parŽe, celle qui ne renonce jamais ˆ lÕintolŽrable de lÕoubli pour poursuive le chemin qui la conduit vers ce Ç Quelque chose dÕelle [qui] sՎtait perdu lˆ-bas. È (NA, 61), sÕenferme avec Ç son fils magique, porteur de sa mŽmoire, et de plus encore que sa seule mŽmoire È (NA, 70). LÕabsence du pre, ou de tout autre tiers, cde la place au couple pathologique mre/fils, qui place ce dernier dans un Žtat de vulnŽrabilitŽ et de totale dŽpendance ˆ sa mre qui lui prodigue les soins et porte, seule, la signification dÕun cri : elle Ç sÕenfermait avec lui dans une pice au bout de la maison jalousement, et tenait ŽloignŽs tant Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup que Septembre È (NA, 70). Si la fonction du langage participe du processus dÕautonomisation en permettant de sŽparer et de se sŽparer, la relation mortifre quÕinstaure Mahaut rend son fils captif dÕune relation fusionnelle o les enjeux du dŽsir ne peuvent tre 1 2

Anne DUFOURMANTELLE, op. cit., p. 188. Denis VASSE, Inceste et jalousie, Paris, Le Seuil, 1995, p.211.

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mŽdiatisŽs par une parole sŽparatrice. Objet du surinvestissement maternel, Octobre est aux prises dÕune parole maternelle qui, elle, nÕest pas Ç prise dans lÕordre symbolique È1. Il fait lÕexpŽrience dÕune communication mre-enfant fondŽe, non sur lՎchange dÕun plaisir rŽciproque, mais sur une injonction univoque de sens. Ce type de projection parentale, propre au vŽcu de la psychose maternelle dŽcrite par Micheline Enriquez, englobe lÕenfant en le faisant occuper Ç une place privilŽgiŽe ˆ la fois en tant que support de la projection et destinataire rŽel ou imaginaire du discours dŽlirant, ce qui lÕoblige ˆ partager et ˆ subir souffrance et non-sens. È2 LÕinjonction faite ˆ Octobre de rŽaliser le programme maternel se double de dŽception et de dŽsintŽrt ds que la magie nÕopre plus. Il concentre les affects contradictoires de sa mre ˆ son Žgard : tant™t Ç fils magique [É] refŽcondŽ, rŽenfantŽ, - comme un don du MŽkong È (NA, 70), tant™t objet dÕinsatisfaction qui ne remplit plus son office dՎveilleur de sa merveilleuse mŽmoire. Aux quinze jours dÕune relation intense et mortifre, succde une pŽriode de dŽsintŽrt occasionnant un lien filial particulirement insŽcure. Le passage ˆ lÕacte maternel qui Ç chasse È le fils, vise ˆ se dŽbarrasser de qui ne peut plus ni consoler, ni combler. CÕest lÕinfans que recherche Mahaut et nullement son enfant, que par ailleurs elle dŽlaisse, tant elle ne peut se rŽsoudre ˆ vivre, dans ce deuil sans retour. Aussi agit-elle ˆ lÕinverse de la dŽmarche littŽraire, qui selon Dominique RabatŽ, cherche Ç non pas de refonder lÕunitŽ perdue, mais de figurer le drame vital È3. Telle est lÕorigine de lÕab”me dans lequel elle entra”ne son fils, passeur entre le fantasme dÕune intŽgritŽ premire et la sŽparation avec la langue et le pays perdus. Octobre est un sans voix, retirŽ avec son jumeau dans une serre ˆ la lisire de la fort pour sՎloigner de sa mre, il reste soumis passivement au chaos des pulsions maternelles qui, risquent ˆ tout moment de le morceler. Au c™tŽ de la langue, objet du dŽlire maternel concernant lÕorigine, il y a Žgalement la langue organe, Ç morceau de chair, ˆ la fois enclose ˆ lÕintŽrieur de la bouche, et qui peut, si on la tire, se voir ˆ lÕextŽrieur et pŽnŽtrer lÕintŽrieur dÕune autre bouche È4 et puis, il y a la langue parlŽe, qui constitue lÕensemble des unitŽs de langage. CÕest sur cette richesse polysŽmique que vient buter le fils. Octobre ne peut plus rien sauver de cette langue ˆ deux qui ne partage aucune connaissance, il ne peut rien nŽgocier de cette langue maternelle qui se confond si Žtroitement ˆ la sienne dans une sorte de baiser dŽlirant. TerrorisŽ, il ne peut ni dŽchiffrer, ni

1

Franoise HURSTEL, La DŽchirure paternelle, Paris, PUF, 1996, p.64. Micheline ENRIQUEZ, Ç Le dŽlire en hŽritage È, Transmission de la vie psychique entre gŽnŽrations, RenŽ Ka‘s, HaydŽe Faimberg, Paris, Dunod, 1993, p.95. 3 Dominique RABATƒ, Ç " Le Chaudron flŽ " : la voix perdue et le roman È, Les Imaginaires de la voix, ƒtudes franaises, Presses universitaires de MontrŽal, vol. 39, n¡1, 2003, p.32. 4 Michel SCHNEIDER, Maman, op. cit., p.193. 2

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symboliser ces fragments empoisonnŽs par sa mre pour retrancher un espace de crŽation poŽtique, version sublimŽe de lÕinceste. Il lui est impossible de sÕadonner ˆ la langue maternelle en se faisant pote, ou en sÕexilant dans une langue dÕun autre dŽsir, pour trouver dÕautres raisons dÕexister en terre Žtrangre. Pour Žchapper ˆ lÕemprise de la mre, il tranche le lien mortifre, objet de surinvestissement maternel, dans un acte dÕune extrme violence : LorsquÕil [É] lÕentendit lÕappeler de sa voix stridente, afin quÕil vienne sÕenfermer avec elle dans la chambre sacrŽe [É] il fut pris dÕune telle frayeur, dÕune telle colre surtout, que, se saisissant dÕun sŽcateur ˆ arbustes, il se trancha net la langue et la flanqua comme une gifle en pleine face de sa mre. Une gifle de sang. Puis, la bouche ensanglantŽe, distordue de douleur, il sÕeffondra tout dÕune masse sur le sol, le front cognant les petits pieds chaussŽs de satin noir brodŽ de sa mre. (NA, 260)

En coupant dans la chair, en tranchant la langue, Octobre ne fait que rendre visible le meurtre dont il est victime et lÕa empchŽ de sortir du dŽsir de celle qui lÕa engendrŽ. Mahaut a dŽtournŽ la parole pour en faire un simple instrument qui nÕest reliŽ ˆ aucun autre principe que celui de sa satisfaction personnelle. Elle a circonscrit une scne o les expŽriences de son fils restent aliŽnŽes ˆ ses besoins, ancrant profondŽment les racines de la langue dans la jouissance maternelle dÕautant plus facilement que, depuis le marasme de Nauschausen, Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup ne peut plus rien Žnoncer. Puisque Mahaut nÕaccepte pas dՐtre privŽe de cet objet de jouissance et refuse de mettre un terme ˆ ses vertiges mŽmoriels, cÕest le fils qui se dŽs-assujetit. En se tranchant la langue, Octobre prend le mot ˆ la lettre et coupe lÕorgane quÕil a identifiŽ ˆ lÕobjet susceptible de combler son dŽsir. Un tel objet doit rester lÕobjet imaginaire de la castration, or, en raison de lÕimpossible symbolisation, Octobre se soumet ˆ sa rŽalitŽ : il dŽracine la langue maternelle mortifre et Žtouffante et se prŽsente vaincu, terrassŽ, mais libŽrŽ. En investissant mŽtonymiquement la partie pour le tout, Mahaut a confondu son fils et nÕa pu le penser sujet dŽsirant en devenir.

II-2 Quand lÕenfant dispara”t II-2.A Le tragique dÕune destinŽe fŽminine Les souffrances de la maternitŽ destinŽes ˆ toutes les filles dÕéve, Ç tu enfanteras dans la douleur È, rejoignent, selon les nouvelles bases de la piŽtŽ mariale que prŽsentent Yvonne Knibielher et Catherine Fouquet, Ç la doctrine de

" Marie nouvelle éve " participant ˆ lÕÏuvre de rŽdemption. En mettant au

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monde des enfants dans la douleur, les femmes sont associŽes ˆ cette Ïuvre. È1 Ainsi, la douleur de la mise au monde, assimilŽe ˆ la souffrance et ˆ la mort de lÕenfant, est partagŽe par les mres et par la Vierge de pitiŽ. La scne dÕaffliction de Marie, tenant sur ses genoux au pied de la croix la dŽpouille de son fils suppliciŽ, hante les rŽcits de Sylvie Germain. Ses Žcrits offrent diverses reprŽsentations de cette femme Ç dŽclarŽe bienheureuse pour les sicles des sicles È qui, ˆ lÕheure de la Passion, toute ˆ son affliction, Ç nÕavait ni garde, ni mesure, - le fruit bŽni de ses entrailles venait de lui tre arrachŽ, profanŽ, et ses entrailles bŽaient de vide et de stupeur. È (C, 120). Comme autant de variations du texte du Stabat Mater attribuŽ ˆ Jacopone da Todi, les souffrances ressenties par toutes les femmes renversŽes par la mort de leur enfant se lient ˆ la maternitŽ douloureuse de la mre de JŽsus. La mre de Mordecha•, qui arrache son fils ˆ la puanteur de la paille pourrie pour le prendre Ç dans ses bras, allongŽ en travers de ses genoux. Elle lui chantait des berceuses et des psaumes tout en lui essuyant le visage et le cou [É] È (TM, 51), est une figure de Marie. La douleur de la Ç mre orpheline dÕamour et hantŽe de douleur È est celle de toutes ces femmes dont la vision du fils Ç ruisselant de sueur de sang [É] aveugle chacun de ses instants, dŽvast[e] ses paupires, et son cÏur nÕ [est] plus que dŽsastre È (C, 121). Sa prŽsence surgit parfois inopinŽment au regard du visiteur qui dŽambule dans la cour de la ferme o Bohuslav Reynek plaa le cycle de la Passion : ces magnifiques Pietˆ o la Vierge est assise dans le jardin couvert de neige, sur fond dÕarbres noirs, filiformes, et tient en travers de ses genoux le corps nu de son fils, aussi long et maigre que les arbres gelŽs ; le CrucifiŽ ressemble ˆ un fagot de brindilles sches, Žpineuses. Ou bien, toujours penchŽe vers son fils dŽpouillŽ de vtements, et de vie et de gloire, elle se dresse dans la cour prs de la pompe, prte ˆ puiser de lÕeau pour laver le corps souillŽ se sang et de crachats. (BR, 59)

Si la reprŽsentation de la Pietˆ accompagne les scnes de folie et dÕaffliction, elle peut Žgalement sÕoffrir dans sa dimension grotesque pour ne pas en figer les lectures. Ainsi, aprs lÕassassinat de son mari Auguste Marrou, Marcelle Ç tr™nait sur sa chaise, les mains posŽes sur les genoux, paumes en lÕair, et [le] contemplait dÕun air hagard. Celui-ci gisait ˆ ses pieds, Žtendu sur le dos, bras ŽcartŽs, le coutelas fichŽ dans la gorge. [É] Le couple formait une PiŽta singulire È (CM, 56). Alain Goulet voit en La Pleurante des rues de Prague, cette femme sans nom Ç ni ‰ge, ni visage È (PP, 19), dont le corps est Ç un lieu de confluence dÕinnombrables souffles, larmes et chuchotements ŽchappŽs dÕautres corps. È (PP, 33), une autre mater dolorosa. Dans sa vision consolatrice, elle 1

Yvonne KNIBIELHER, Catherine FOUQUET, Histoire des mres du Moyen åge ˆ nos jours, op. cit., p.15.

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Ç porte en elle comme une promesse de rŽconfort, et mme la saintetŽ qui sait apaiser et consoler. Elle est un mŽmorial aux souffrants et aux morts dont lÕauteur va inscrire la liturgie È1. Par ses gestes contenants et apaisants, La Pleurante Ç souleva la ville, tout doucement. Elle la souleva comme une mre son enfant, et la posa sur ses genoux pour la bercer. [É] Et pendant un instant la rumeur de la ville se fit lŽgre comme un souffle dÕenfant assoupi, [É] dÕun tout petit enfant qui vient de recevoir consolation et apaisement aprs un grand chagrin. È (PP, 62). CÕest cette figure que convoque Prokop pour proposer ˆ sa fille un rŽcit de consolation : Ç Elle sÕassied sur le socle, couche la croix sur ses genoux et la berce en chantant. Elle essuie de ses mains les larmes et le sang qui sՎpanchent [É] Son chant se fait linceul, les paumes de ses mains se font suaire [É] Elle est penchŽe au-dessus de ce corps lacŽrŽ et souillŽ quÕelle berce comme un nouveau-nŽ. È (Im, 218). Car cette femme qui berce Ç le corps de son fils mis ˆ mort [É] le bercera jusquՈ la fin du monde È (Im, 219). Pour Alain Schaffner, la gŽante boiteuse est Ç une reprŽsentation allŽgorique de la ChŽkinah, la prŽsence de Dieu en exil qui, dans la tradition mystique juive est souvent reprŽsentŽe par une figure fŽminine (fiancŽe, figure maternelle) È2. Dans la tragŽdie de la perte, les mres ne parlent pas, elles tendent les bras et adoptent

la

gestuelle

de

la

maternitŽ,

pour

panser

la

tragŽdie

dans

lÕidentification dÕun corps dÕenfant. Mme si celui-ci est devenu adulte, cÕest encore le nourrisson que la mre retrouve et berce en son dernier soupir, comme si sa mŽmoire se fixait dans ses gestes maternants : avoir son enfant dans les bras, le bercer, lui donner le seinÉ Ainsi, lorsque Vitalie effectue la toilette funŽraire de son fils ThŽodore-Faustin, elle adopte les mmes gestes quÕelle eut pour son mari plus de quarante ans auparavant, et rŽactualise Žgalement les gestes quÕelle eut pour laver le corps du nourrisson, Ç unique fils auquel elle avait donnŽ la vie È (LN, 59). Dans Chanson des mal-aimants, le personnage de Laudes, traversŽe de rves et de visions, voit ˆ lÕoccasion de la mort dÕElvire, figure de la mre endeuillŽe, Ç une boule couleur de nacre, diaphane [É] elle Žtait de la taille dÕun sein, tout rond, empli de lait È (CM, 106) avant de voir appara”tre une glaneuse de mots, Ç grosse comme une femme sur le point dÕaccoucher È (CM, 109), qui se mŽtamorphose en Pietˆ allaitante : Assise en tailleur [É] Un corps immobile, long et raide tel celui dÕun gisant, sÕest bient™t formŽ, Žtendu en travers des cuisses de lÕaccouchŽe. [É] La femme a dŽgrafŽ dÕune main le haut de sa robe, tenant la tte de lÕandrogyne au creux de 1

Alain GOULET, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de crypte et de fant™mes, op. cit., p.138. 2 Alain SCHAFFNER, Ç Le RŽenchantement du monde : Tobie des Marais de Sylvie Germain È, Le Roman franais au tournant du XXIe sicle, Bruno Blanckeman, Aline Mura-Brunel et Marc Dambre (dir.), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p.544.

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lÕautre. Elle a dŽgagŽ son sein gauche et a pressŽ sur son extrŽmitŽ. Des gouttes de lait ont jailli, se rŽpandant sur le gisant. Quand la lactation a pris fin, la femme sÕest penchŽe vers le corps tout blanchi et lÕa caressŽ, ˆ moins quÕelle ne lÕait essuyŽ. ƒtait-ce un allaitement, une onction ou une ablution funŽraire ? (CM, 110).

LÕassociation de lÕallaitement et de lÕablution funŽraire nÕest pas une simple ambivalence qui reflterait, selon Mariska Koopman-Thurlings, Ç lÕambigu•tŽ de la situation de lÕhŽro•ne en qute de mre : va-t-elle vivre une nouvelle naissance ou tomber dans le nŽant ? È1 LÕimage, associant les larmes au lait au moment de la mort, est dŽjˆ prŽsente dans la septime apparition de La Pleurante qui berce la ville sur ses genoux : Ç par le chant qui montait de son ventre, de ses entrailles de terre et de racines, de son cÏur tintant de larmes au gožt de lait È (PP, 63), ainsi que dans Le Livre des Nuits lorsque Vitalie accomplit la toilette funŽraire de son Žpoux. Cette reprŽsentation se nourrit tout autant de la symbolique du lait que de la reprŽsentation picturale de la Vierge. Dans ce produit de sŽcrŽtion liŽ ˆ la gestation se retrouve lÕaspect nourricier, support du lien entre la mre et son nouveau-nŽ, ainsi que la dimension de lՎternitŽ, puisque HŽracls sua le lait de lÕimmortalitŽ au sein dÕHŽra, dŽesse lunaire de la maternitŽ, dont les gouttes de lait, ŽchappŽes de son sein, crŽent la Voie lactŽe. Aussi, le thme de lÕallaitement post-mortem, que lÕon retrouve dans une nouvelle de Marguerite Yourcenar intitulŽe Ç Le lait de la mort È2, tŽmoigne du vÏu manifeste dÕun amour plus fort que le trŽpas. Par ailleurs, Julia Kristeva, dans Histoires dÕamour, rappelle que la reprŽsentation picturale de la Mater dolorosa, qui envahira lÕOccident depuis le XIe sicle pour atteindre son apogŽe au XVIe sicle, associe le lait et les pleurs. Le corps maternel virginal laisse appara”tre un sein alors que le visage se couvre de larmes : Ç Lait et pleurs seront les signes par excellence de la Mater dolorosa È qui continuera dÕhabiter, longtemps encore, les visions mariales. Elle ajoute que : lÕoralitŽ [É] se manifeste c™tŽ sein, tandis que le spasme ˆ lՎclipse de lՎrotisme se dŽverse c™tŽ larmes, ne saurait cacher ce que lait et larmes ont de commun : dՐtre les mŽtaphores du non-langage, dÕune " sŽmiotique " que la communication linguistique ne recouvre pas. La Mre et ses attributs Žvoquant lÕhumanitŽ douloureuse, deviennent ainsi les reprŽsentants dÕun " retour du refoulŽ " dans le monothŽisme. Ils rŽtablissent le non-verbal et se prŽsentent comme le rŽceptacle dÕune modalitŽ signifiante plus proche des processus dits primaires.3

Au-delˆ

des

frontires

gŽographiques

et

temporelles,

cette

douleur

est

universelle et fait partie du destin des femmes dŽcapitŽes par les guerres :

1

Mariska KOOPMAN-THURLINGS, Sylvie Germain, la hantise du mal, Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques LittŽraires, 2007, p.231. 2 Marguerite YOURCENAR, Ç Le Lait de la mort È, Nouvelles orientales, Paris, Gallimard, coll. LÕImaginaire, 1991. 3 Julia KRISTEVA, Histoires dÕamour, Paris, Deno‘l, 1983, p.312-313.

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QuÕelles soient dÕEurope, dÕAfrique ou dÕAsie, elles se ressemblaient toutes, ces femmes, dans la nuditŽ du malheur. [É] Des Madone, le plus souvent ‰gŽes, ou vieillies prŽmaturŽment [É] Des Madone de tout pays et de toute religion, toutes les mmes, et uniques. [É] Et depuis ces annŽes-lˆ, des foules dÕautres ont pris la relve, et des cohortes de petites filles sÕapprtent ˆ la reprendre. CÕest en sŽrie quÕon les fabrique. (CM, 199-200)

La dimension antique nÕest pas absente de ces visages de femmes dŽfigurŽs Ç par une commune folie È aprs le massacre des hommes du hameau de TerreNoire par les soldats Allemands : Ç les robes trempŽes et souillŽes de sang comme si elles se relevaient toutes de quelque affreux accouchement collectif È (LN, 306). Dans les textes classiques en effet, rappelle Claire Squires, le thme de la femme endeuillŽe est plut™t le fait des mres Ç qui pleurent un enfant, un fils le plus souvent. NiobŽ pleure ses fils morts et se transforme en pierre ainsi que DŽmŽter et HŽcube È1. Comme dans la tragŽdie grecque qui divise le jeu en deux plans sŽparŽs, Le Livre des Nuits prŽsente sur la scne les protagonistes du drame : personnage individualisŽ de Juliette incarnant la souffrance de la femme endeuillŽe et, dans lÕorchestre, le chÏur Ç constituŽ par un collge de citoyens [É] dont les sentiments traduisent comme un fond de sagesse populaire È2. RapprochŽes par un destin et un langage commun, les veuves regroupŽes dans Ç la

maison

des

veuves È,

constituent

ce

chÏur

fŽminin

qui

Žnonce

lÕimpossibilitŽ de lÕamour et lՎchec de la maternitŽ. En ce gynŽcŽe se condensent les Žchecs et les deuils de leurs tragiques destins : Dans cette maison situŽe ˆ la sortie du hameau vivaient lˆ en effet cinq femmes auxquelles, tant™t la guerre, tant™t la maladie ou les accidents avaient volŽ un Žpoux. [É] on avait fini par penser quÕune obscure malŽdiction Žtait attachŽe ˆ ces femmes toujours vtues de noir. (LN, 144)

Femmes imposantes, elles sont porteuses du poids et de la prŽsence hantŽe Ç des gŽnŽrations dÕascendance fŽminine qui se sont succŽdŽ au-dessus dÕelles et dont elles ont gardŽ une mŽmoire quasi idol‰tre È3. Il fut un temps, rappelle Michel Schneider, o les mres Žtaient souvent, et longtemps, vtues de noir : Toujours un mort ˆ pleurer, un amour qui ne reviendra pas, ou bien le deuil de la femme morte en elles. Veilleuses, nuit sur nuit, elles avaient en charge lÕautrefois. Elles ne donnaient pas la mort, mais la gardaient parmi les plis de moire ou de faille, communiantes dÕune foi dans lÕabsence et lÕinfini, adoratrices perpŽtuelles du dŽfaut et du dŽfunt.4

1

Claire SQUIRES, Ç Et si cÕest une fille ?È, Mres et filles. La menace de lÕidentique, Jacques AndrŽ (dir.), Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de Psychanalyse, 2003, p.124. 2 Jean-Pierre VERNANT, Ç TragŽdie È, Encyclopaedia Universalis, Corpus 22, p.832. 3 Aldo NAOURI, Les Filles et leurs mres, op. cit., p.92. 4 Michel SCHNEIDER, Maman, op. cit., p.11.

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Ces veuves noires sont unies dans leur tragique destin et sont susceptibles de capter, dans une jouissance morbide, tout Žlan vital qui sÕexprimerait chez une descendante, comme si lÕamour de lÕhomme ne pouvait se graver que comme une lettre morte, et effectivement, Ç Lorsque les veuves redescendirent la route entre les champs aux Žpis ravagŽs, elles Žtaient six. È (LN, 183).

II-2.B Les dŽsordres sauvages de la douleur maternelle

La perte de lÕenfant sÕexprime dans un cri qui retentit, un cri dÕanimal, comme celui que pousse la vieille HŽcube dÕEuripide, transpercŽe par la douleur de la perte de son fils Polydore dans des conditions particulirement affreuses. Ce fut un cri terrible, vraiment, poussŽ de toute la force de son corps, comme surgi des trŽfonds du monde pour sՎlancer jusquÕaux confins du ciel. Un cri de lÕautre bout du temps. Un cri de folle, de femme devenue animal, chose et ŽlŽment. (NA, 23)

Ce cri, qui ouvre la saga des PŽniel sur la dŽvastation de la mre, ne cessera de retentir et de se dŽployer en Žcho, quitte ˆ faire trŽbucher le fils survivant. Il y a dans Ç le cri de la mre È (NA, 23) celui de toutes les mres qui nÕont pu lutter contre la mort de leur enfant, et qui voient sÕeffondrer le rve de nՐtre pas parvenues ˆ tenir la promesse, dont on sait pourtant quÕelle est un leurre, Ç Tu ne mourras pas parce que je suis ta mre et que je suis lˆ pour tÕinterdire cette issue È1. Pourtant toute mre sait, de ce savoir cruel et ancestral, que donner la vie contient en ses replis la perspective de la mort. Savoir, qui sÕimpose comme une affreuse culpabilitŽ lorsque la disparition sÕannonce avant la sienne, ou qui se clame dŽsespŽrŽment dans un ultime dŽni : Ç Je suis plus forte que tous les dŽmons et esprits malins, je sais, moi, comment prendre soin de mon petit ! È (TM, 52). Ç Alors quÕune naissance sÕannonce È, Žcrit Isabelle Dotan, Ç la douleur et la perte sont dŽjˆ dŽclarŽes dans le cri qui rappelle la fatalitŽ humaine condamnŽe ˆ la douleur dans la naissance et dans la mort È2. Nicaise, aprs le massacre de Terre-Noire par lÕoccupant allemand, rapproche ces deux temps, en assimilant la folie qui saisit les mres lors de la perte de leur enfant ˆ celle dÕun accouchement, Ç Que venait-elle donc de mettre bas, cette mre antique et folle ? [É] Elle marchait, et ne pouvait rien voir. È (LN, 306). Le cri de Pauline vient du ventre, celui qui accueillit et porta lÕenfant au creux de lÕespoir, devient tombeau ˆ la mort de Petit Tambour.

1

Aldo NAOURI (1998), Les Filles et leurs mres, op. cit., 79. Isabelle DOTAN, Les Clairs-obscurs de la douleur. Regards sur lÕÏuvre de Sylvie Germain, Namur, Les Žditions namuroises, 2009, p.106.

2

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On creusait un trou dans la terre, dans son ventre. On creusait dans ses entrailles, dans son cÏur. On creusait ˆ vif dans son corps de mre. [É] CՎtait comme si on venait de lui jeter de la terre dans la bouche, dans le ventre, comme si on lÕensevelissait toute vive, - elle, la mre. (NA, 31)

Le ventre devient une caisse de rŽsonnance de la vie enfantŽe et de la vie perdue. Se peut-il, se demande Vitalie, Ç que lՎcho de tels appels vienne ˆ se taire ? Cela ne se pouvait pas, ne se pourrait pas, tant quÕelle vivrait. È (LN, 60). Perdre lÕenfant quÕelle a portŽ lui fait perdre une partie dÕelle-mme, alors que la mre de Mordecha• Ç croyait quÕelle venait dÕaccoucher de son petit È (TM, 52), Pauline ne peut que rejoindre son fils dans sa tombe : Ç Elle se jeta dans la fosse. Ce nՎtait pas ˆ la terre de recouvrir la chair, mais ˆ sa chair ˆ elle, la mre, de recouvrir celle de son fils. È (NA, 32). LÕanimalitŽ se saisit des mres endeuillŽes, elle imprgne jusquՈ leurs hurlements et leurs postures. La mre de Mordecha• se mŽtamorphose, elle Ç sՎtait mise ˆ quatre pattes et avait fouillŽ dans la paille de sa bauge È (TM, 52). MŽconnaissable, Pauline perd son humanitŽ,

Ç louve

ou

renarde È,

elle sÕempare

du

petit

corps

avec

Ç sauvagerie È et sÕenfuit dans les bois ce qui nŽcessite lÕorganisation dÕune battue, avec des Ç groupes dÕhommes accompagnŽs de chiens È (LN, 25), pour la retrouver. Dernire Žtape avant lÕextrme de la chosification qui peut transmuter une mre en Ç paquet de chiffon sale È (LN, 26). Il y a toujours quelque chose de la mre qui sÕab”me ˆ jamais dans la perte de lÕenfant, mme si cela se joue en sourdine, Ç il y a des deuils qui surviennent et qui dŽrobent le gožt de la joie, insinuant en profondeur un chagrin de longue haleine, alors, dans lÕombre, la fatigue de vivre aiguise ses lames lentement. È (MV, 16). Dans LÕInaperu, AndrŽe, qui diffre tant des personnages de grand-mre par ce quÕelle propose Ç dÕempesŽ et de pusillanime dans sa faon de penser, de vivre, dÕaimer et mme de souffrir [É] È (In, 18), est en fait morte depuis plusieurs annŽes :

Ç de

quoi

est-elle

morte,

finalement,

sinon

dÕune

saturation

dÕindiffŽrence ˆ tout, ˆ elle-mme, ˆ la vie ? Un mal qui lÕavait saisie ˆ la mort de leur fils, mais qui devait couver en elle depuis bien plus longtemps. È (In, 81). AndrŽe est restŽe pleinement mre, figŽe dans lÕabandon de son existence depuis la mort de son fils qui a effacŽ les derniers vestiges de matŽrialitŽ dÕune prŽsence toute volatile. Rien ne permet de passer dÕun Žtat de mre ˆ celui de non-mre, et la perte de lÕenfant signe le retour impossible ˆ un Žtat antŽrieur : Ç LՎtat de mre est irrŽversible. La rŽgression [É] ne peut sÕaccomplir dans le psychisme. Or, elle sÕaccomplit dans le champ de la rŽalitŽ avec cette perte

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effective de lÕenfant È1 Žcrit Michle Enha•m. La perte dÕun enfant semble ne pouvoir tre symbolisŽe, puisque la langue elle-mme est impuissante ˆ nommer une mre qui, soudain, nÕen est plus une. Il nÕest pas Žtonnant quÕun lien existe entre quelque chose que le langage ne peut prendre en charge, cÕest-ˆ-dire nommer, dire, et ce que lÕappareil psychique ne peut supporter, cÕest-ˆ-dire penser.2

Pauline dans lÕimmobilitŽ de sa souffrance se concentre pour Ç Ne pas penser. Faire ma morte pour ne pas sentir la mort È (NA, 37), alors que la nature environnante clame la poursuite de la vie dans le brame du cerf ou dans Ç les renflements des bourgeons prts ˆ Žclore È (PP, 95).

La folie maternelle nÕest jamais trs loin, ˆ raz de conscience. Elle surgit parfois doucement avec lՉge comme celle de la mre de la romancire : Ç Un feu follet assez fougueux voltigeait dans ta tte, souvent. Il pouvait se montrer brusque, ou trs dr™le, tendre ou mordant È (MV, 15), ou bien, elle se fraie une route par la force de ses irruptions comme celle du personnage du petit p‰tissier Roselyn : le vent le rendait malade, tout comme il avait fini par rendre folle sa mre [É] lorsque le vent soufflait trop fort, elle brisait tout dans la maison. Elle avait peur ˆ en mourir. Elle Žtait morte de cette peur. [É] Un jour son cri de folle avait rompu la vie en elle, lÕavait ŽtouffŽe dans un sanglot de sang. (NA, 265)

Suite au dŽcs de lÕenfant, la folie sÕempare de la mre, elle touche au RŽel, et du RŽel, prŽvient Michle Enha•m, on ne revient jamais indemne. La mre nÕest plus la mme. Lorsque la mre de DŽborah perd son fils, les hommes de lՎquipage Ç nÕavaient pas cherchŽ ˆ discuter avec cette Pietˆ transformŽe en Furie, ils lÕavaient giflŽe, si violemment quÕelle en avait roulŽ sur le sol, et avaient arrachŽ le cadavre dÕentre ses griffes pour lÕemporter. È (TM, 52). Face ˆ lÕimpensable et ˆ lÕirrŽparable, le deuil de lÕenfant peut sÕinscrire dans lÕenvie et la haine, ainsi cette mre qui en appelle au jugement du roi Salomon3 et qui nÕest plus en mesure de penser quÕun autre enfant puisse sÕinscrire dans un processus de vie : Ç Comme ˆ moi, comme ˆ elle, il ne sera pas : tranchez-le È. Aucun enfant ne peut survivre, ne doit survivre ˆ cette perte. Contrairement aux Pietˆ prŽcŽdemment ŽvoquŽes, cette mre nŽglige la dŽpouille mortelle de son fils. Sylvie Germain, dans son commentaire du tableau Le Jugement de Salomon de Poussin, peroit cette mre comme une :

1 2 3

Michle ENHAìM, La Folie des mres. JÕai tuŽ mon enfant, op. cit., p.89. Ibid., p.90. 1er Livre des Rois 3, 16-28

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possŽdŽe, elle a un genou ˆ terre, prte ˆ bondir sur sa proie Ð lÕenfant de lÕautre dont elle veut sÕemparer pour remplacer le sien quÕelle a laissŽ mourir par maladresse, inattention. Elle tient son fils mort comme un fagot, au ras du sol, un paquet de linge sale, sans la moindre dŽlicatesse. Un paquet de chair inerte, dŽjˆ verdie. Le visage de la furie a la mme couleur verd‰tre de dŽcomposition. La mort, la haine : un semblable gožt de rance, de pourriture.1

Celle de lÕenfant mort nÕest que violence du dŽsir de possession qui se mue en haine colŽrique et hargneuse. Le dŽlire en effet, bien souvent, dŽforme le visage maternel et inaugure la rupture avec la rŽalitŽ : Ç Sa mre si pieuse, toujours si stricte dans sa pudeur, vocifŽrait comme une possŽdŽe, tte nue, les cheveux en broussaille, les vtements en dŽsordre et maculŽs de saletŽ. È (TM, 53). Le texte de Freud, Deuil et MŽlancolie, et plus particulirement les lectures parfois hasardeuses qui en ont ŽtŽ faites, laisseraient supposer que le deuil est un travail au cours duquel les investissements libidinaux, portŽs sur lÕobjet, se reportent sur le moi, lorsque lÕobjet dispara”t de la rŽalitŽ, avant de se dŽporter sur un nouvel objet. Cette vision simplifiŽe, qui idŽalise la notion laborieuse de travail, laisse supposer que lÕobjet disparu peut tre remplacŽ par un nouvel objet Žquivalent, qui procurerait les mmes jouissances et nierait le phŽnomne mme de la mort. Dans Chanson des mal-aimants, les divagations dÕAgdŽ, aprs le meurtre de son fiancŽ, se parent des Žchos lointains de la folie des mres. Elle vole le nid dans lequel Žtaient dŽposŽs onze Ïufs sur le point dՎclore et fait fi de Ç la petite mŽsange aux abois È qui la suit Ç en sՎgosillant en vain È. Aprs la mort de la couvŽe, elle condense sa fonction nourricire sur lÕunique oisillon survivant dans un simulacre de maternitŽ, Ç le nourrissant dÕinsectes et de petits vers quÕelle cherchait dans la terre È (CM, 97) jusquՈ son envol. Ë la lettre, le syndrome du nid vide submerge AgdŽ au dŽpart de la mŽsange : Ç tombŽe dans un Žtat de prostration ; elle demeurait recroquevillŽe, serrant le nid dŽsormais vide contre sa poitrine È (CM, 97), jusquՈ sÕidentifier ˆ lÕaffolement dÕune hirondelle, elle Ç tourne en rond, se cogne partout, et ˆ la fin meurt dՎpuisement. È (CM, 95). Lorsque Moloch outrepasse la mesure en fauchant un ˆ un ses enfants, il est parfois nŽcessaire, selon Elvire de Fontelauze, Ç que le temps cess‰t enfin È (CM, 104). La mre, Ç orpheline de ses deux enfants È (CM, 105), se retire alors dans un univers atemporel, o les horloges ont leurs aiguilles arrachŽes et o lÕatmosphre ploie sous les lourdes senteurs du remords de ne pas avoir assez aimŽ, ou mal aimŽ, et dՐtre soi-mme, en somme, responsable de la mort de lÕenfant chŽri. Les personnages des mres endeuillŽes rappellent que la souffrance demeure et que lÕenfant mort pourrait tre, selon

1

Sylvie GERMAIN, Ç Voir en peinture È, Penser/rver, Ç La Haine des enfants È, n¡6, automne 2004, p.206.

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Jacques AndrŽ, lÕenfant incestueux par excellence, dans le sens o il est celui dont Ç on ne se sŽparera, jamais plus. ƒternel enfant dont il ne suffit pas de dire quÕil est irremplaable [É] ou que la mre nÕen a pas fait le deuil. Non seulement il nÕest pas " mort " [É] mais encore il nÕest pas tuable. Aucun meurtre nÕen vient ˆ bout. La mort ne le concerne pas. È1. Aprs la mort de son enfant, Žcrit encore Michle Enha•m, la mre Ç semble ne pas pouvoir retraverser le miroir dans lÕautre sens È2 y compris quand elle a dÕautres enfants. Les suicides de Pauline et de la mre de Mordecha• visent ˆ rejoindre leur enfant perdu3. Pauline part dans la nuit et le vent, sՎcorchant en chemin. Elle entame une dernire valse autour de lÕif qui surplombe la tombe de son fils, Žgrenant les baies vermeilles de lÕarbre funŽraire dont elle sÕemplit la bouche pour se gaver de leurs toxiques et ainsi en finir avec sa douleur. Imaginairement, la mre se nourrit du sang du fils, elle lÕincorpore : Ç Petit-Tambour abreuvait sa mre de son sang rŽnovŽ de son sang vŽgŽtal. [É] Et Pauline riait, dÕun joli rire dÕenfant, battant des mains en poursuivant sa ronde. [É] Et son cÏur allgre sÕen allait dans le vent, se perdait dans le vent. È (NA, 130). La mort et la rŽgŽnŽration sont portŽes par lÕarbre ascensionnel, aux racines puisant la sve et les sucs de ses fruits dans le corps du fils, pour unir, dans une communion mortelle, le fils et sa mre en une logique inversŽe de lÕarbre gŽnŽalogique.

SÏur de douleur, la mre de

Mordecha•, toute ˆ sa folle douleur, se donne Žgalement la mort, laissant une autre enfant sur le bord de la route, dŽsormais orpheline. LÕamour maternel est, hŽro•que, prt aux derniers sacrifices, telle Julie qui meurt ˆ la fin de La Nouvelle HŽlo•se, aprs avoir sauvŽ son fils de la noyade. Au moment o lÕon prŽcipite le corps de Mordecha• ˆ la mer, la mre se jette dans les vagues dans un dernier acte dŽsespŽrŽ de sauvetage de son fils : Ç Non ! avait-elle criŽ, vous ne donnerez pas la lumire de mon ‰me en p‰ture ˆ LŽviathan ! È (TM, 53). Jamais nommŽe, elle incarne la souffrance maternelle dans toute son ampleur. Pauline se jette dans la tombe et la mre de Mordecha• sÕenfonce dans les flots ; la mer, comme la terre, Žtant les rŽceptacles et matrices de la vie, dont tout sort et o tout retourne. Lorsque la mre se suicide ˆ la mort dÕun enfant, que devient celui qui reste ? Le meurtre par elle-mme, de celle qui nagure le porta et le mit au monde, reste alors un grand mystre, une grande souffrance, quՎvoque Peter Handke dans Le Malheur indiffŽrent. De quelle nature Žtait cet amour qui le reliait ˆ sa mre, lui ou elle, seul(e) survivant(e), qui nÕa pas su retenir sa mre sur les berges de la vie ? Que penser de ce frre mort qui a entra”nŽ sa mre

1 2 3

Jacques ANDRƒ, Ç Le Lit de Jocaste È, Incestes, op. cit., p.28. Michle ENHAìM, La Folie des mres. JÕai tuŽ mon enfant, op. cit., p.92. Notons que les mres germaniennes se suicident suite ˆ la mort dÕun fils, jamais dÕune fille.

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avec lui dans les flots de la mer ou dans le cÏur de la terre ? DŽborah ou Charles Victor ne sortiront pas vivants de la mme faon de cette Žpreuve.

II-2.C Le gouffre de la mŽlancolie

LÕenfant est une trace de la venue au monde quÕun sujet laisse lorsquÕil ne sera plus, il est le signifiant de ce qui le reprŽsentera. Par sa naissance, il peut donner corps ˆ lÕattente et ˆ lÕespŽrance dÕun renouveau. Ainsi, la disparition de Petit-Tambour, Ç LÕenfant de sa jeunesse, conu un jour de pluie et de peau merveilleusement nue. [É] qui inventait lÕespŽrance et la joie en pleine latitudeguerre. Son fils premier-nŽ, chair de sa chair, amour rŽalisŽ de son amour È (LN, 23), crŽe la bŽance et creuse la fosse de la mŽlancolie, dans laquelle lÕenfant mort

occupe,

selon

Jacques

AndrŽ,

Ç une

place

particulire,

telle

une

1

condensation de la mort et de son irrŽalitŽ, tel un au-delˆ du deuil È . Comment vivre ce qui est invivable, comment ne pas tre engloutie et surmonter la blessure pour vivre et accepter de continuer de vivre ? Questions aux parois abruptes et tranchantes pour celles qui vivent avec la mort, tout en nՎtant plus de ce monde. Ces mres, touchŽes subitement par la disparition de leur enfant, sont habitŽes par ce que Jean Alouche nomme Ç lÕeffroyable expŽrience de lÕenfant mort È2. La caresse maternelle dŽsormais dŽpourvue dÕhorizon, devient esquisse, teintŽ dÕinachvement. Le geste, frappŽ dÕinutilitŽ, Ç retombe, et lÕinvisible caresse roule hors de ses mains comme les perles dÕun collier brisŽ. [É] Pauline sent la caresse qui sÕenfouit, qui sÕenvole et se tra”ne en pleurant vers la joue de sa petite sÏur [É] È (EM, 60). La perte de lÕenfant Žquivaut ˆ la perte du sens de la vie dont le dŽsinvestissement sÕinscrit dans le corps de la mre dŽprimŽe : Ç Son pas est dÕun coup fatiguŽ, ses gestes sont lourds et sa voix est enrouŽe. È (EM, 59). Elle altre la relation aux autres enfants, Ç Pauline traversait les jours de leur enfance comme une somnambule, ses bras tendus vers eux Žtaient raides et glissaient dans le vide È (NA, 97), tant les pas maternels se posent, en Žquilibre prŽcaire, au bord de ravins jamais comblŽs. Ces mres abyssales peroivent lÕombre dÕun mouvement, esprent lՎmergence dÕun son de voix familier qui ravit lÕattention pour une tentative de reconstitution de lÕenfant perdu. Ce temps fulgurant se dŽfait et se dŽmet compltement de luimme et devient en lui-mme un objet perdu, qui plonge dans la perte. La petite Pauline Limbourg assiste tristement ˆ lՎvanescence de sa mre qui se tourne 1 Jacques ANDRƒ, Ç Le mort dans lՉme È, Humain/dŽshumain. Pierre FŽdida, la parole de lÕÏuvre, Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de psychanalyse, 2007, p.130. 2 Jean ALLOUCHE, dŽdicace, ƒrotique du deuil au temps de la mort sche (1995), 3 e Ždition, Paris, Epel, 2011.

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vers le monde dÕAnne-Lise, la disparue : Ç La mre ne dit rien ; ˆ peine entendelle lorsquÕon parle ˆ ses c™tŽs. Son attention est retenue ailleurs, son ou•e est toute tendue vers dÕimpossibles bruits : - le rire de son enfant, ses pas sautillants dՎcureuil, sa jolie voix aigu‘. È (EM, 60). Ç Que voit le bŽbŽ quand il tourne son regard vers le visage de la mre ? GŽnŽralement, ce quÕil voit, cÕest lui-mme È1 Žcrit Winnicott. De quoi hŽrite un enfant lorsque, dans ce miroir que lui prŽsente la mre, il voit lՎpouvante dŽvastatrice de la mort ˆ laquelle, peuttre, il a ŽchappŽ de justesse. La mre endeuillŽe ˆ les Ç yeux cernŽs dÕune ombre bistre (EM, 59), Ç Son regard est absent et terriblement morne. Elle regarde paupires.

du

fond

de ces brouillards qui se sont dŽposŽs autour de ses

È (EM, 60). Le regard de la mre est un gouffre focal qui peut faire

destin pour lÕenfant qui la suit en silence et peroit ce quÕil en est de lÕexpŽrience dÕune survivante qui disqualifie un monde Ç devenu pour elle non pertinent mais que lui, pourtant, devrait, pour son propre compte, apprendre ˆ dŽsirer È2. La mre endeuillŽe prŽsente un regard qui ne brille plus ˆ la vue de lÕenfant survivant.

Ce miroir, brouillŽ ou opaque, dŽvoile une ombre qui Ç doit lui

monter du fond du ventre car elle semble habiter tout le corps de la femme È (EM, 59). Empli de larmes, il expose un monde intŽrieur envahi par la souffrance et ne peut se porter sur lÕenfant qui, lui, est toujours lˆ. Autrefois, constate amrement le petit Charles-Victor, Ç cՎtait sa mre qui sÕoccupait de sa toilette, de son habillement, de tout. Autrefois, - jusquՈ ces derniers jours. Autrefois, temps ˆ jamais rŽvolu. È (NA, 28). LÕenfant vivant ne la retient plus, il ne la dŽtourne pas de ses propres soucis et se vit sans valeur pour elle. AndrŽ Green, traitant des consŽquences sur lÕenfant dÕune dŽpression maternelle consŽcutive ˆ un deuil, souligne dans son article sur Ç La mre morte È3, que lÕenfant, face ˆ la souffrance dŽpressive de sa mre, fait lÕexpŽrience dÕune perte du sens, car il ne dispose dÕaucune explication satisfaisante pour rendre compte de ce qui sÕest produit, ˆ savoir lÕabolition dÕun plaisir partagŽ dans la communication et la relation mre-enfant : Il ne comprenait toujours pas. Quelques jours auparavant sa mre Žtait encore sa mre ; une mre douce et bonne, qui sÕoccupait de tout [É] il Žtait un vrai petit garon, on le tenait pour tel et on lÕaimait comme tel. (NA, 35)

La mre est, brutalement et radicalement, mŽtamorphosŽe par la dŽpression consŽcutive ˆ lՎvŽnement traumatique. Celle qui Žtait source de vitalitŽ pour

1

Donald Woods WINNICOTT, Ç Le R™le de miroir de la mre et de la famille dans le dŽveloppement de lÕenfant È, Jeu et RŽalitŽ, op. cit. 2 Janine ALTOUNIAN, La Survivance. Traduire le trauma collectif, Paris, Dunod, 2000, p.79. 3 AndrŽ GREEN, Ç La mre morte È (1980), Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, ƒditions de Minuit, coll. Critique, 1983.

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lÕenfant devient une figure lointaine et quasi inanimŽe, morte psychiquement, elle met en scne une mre prŽsente mais absorbŽe par le deuil. Cette transformation de la vie psychique, Žcrit AndrŽ Green, est vŽcue par lÕenfant Ç comme une catastrophe [É] parce que sans aucun signe avant-coureur lÕamour a ŽtŽ perdu dÕun coup. È1 Le pre de Pauline serre les poings et se perd dans lÕimpuissance dÕune vengeance sans objet, il Ç ne sort de sa torpeur que pour siffler entre ses dents de temps ˆ autre, Ç Je le tuerai, lÕordure, je le tuerai ! È Mais o et comment trouver lÕassassin de sa fillette. È (EM, 60). Alors que celui de Victor-Flandrin, dans son absence, ne peut sÕoffrir comme nouvel investissement ni se prŽsenter comme un sauveur qui interviendrait pour sauver son fils de sa dŽtresse solitaire. Mais voilˆ que dÕun coup sa mre sՎtait rompue, effondrŽe, et cՎtait elle ˆ prŽsent que lÕon considŽrait, que lÕon choyait comme une enfant. Et le pre sՎtait perdu avec ; il nՎtait plus le pre de son fils mais seulement celui de son Žpouse. (NA, 35)

LÕenfant assiste au renversement de ses figures parentales, Ç La mre nՎtait plus sa mre, mais lÕenfant du pre È (NA, 35), rappelant le tableau de Magritte LÕesprit de gŽomŽtrie (1936), o le peintre, orphelin de mre ˆ 12 ans, sՎtait reprŽsentŽ avec une tte dÕenfant portant dans ses bras sa mre bŽbŽ. VictorFlandrin vit un abandon qui est dÕautant plus inquiŽtant que personne ne veille la dŽpouille de son frre : Ç Fou-dÕElle ne descendit pas dans la salle du bas o reposait le cercueil de Jean-Baptiste. Il nÕalla pas veiller son fils. DÕailleurs personne ne le veilla. È (NA, 28). Dans sa thse, Sylvie Germain affirme lÕimportance quÕelle accorde ˆ la veille du mort, dans cet irrŽductible de lÕexistence : Ç savoir VEILLER les morts : - savoir rŽgler son pas sur leur pas arythmique, trouver lÕamble pour les accompagner. La solitude du mourant est absolue, - il faut donc une solidaritŽ ˆ la mesure de cet absolu [É]. È (PV, 169) pour accepter Ç de lÕaccompagner jusquÕau bout de lÕimpossibilitŽ radicale de "

lՐtre-ensemble "

[É].

CÕest

donc

concevoir

la

mort

non

pas

comme

anŽantissement de lÕautre, mais comme pure et mystŽrieuse DORMITION È (PV, 175). LaissŽ seul, au seuil de la tombe, le fant™me de Jean-Baptiste sera dÕautant plus encombrant pour les vivants. Car, si la disparition des tres chers, Žcrit J.-B. Pontalis, Ç nous marque ˆ jamais, entaille profondŽment notre chair, È pour faire de nous Ç des endeuillŽs permanents È, il sÕagit cependant de Ç notre manire de les faire vivre. È2 Or, le dŽfaut de lÕaccompagnement de PetitTambour ne favorise pas ce processus qui permet de le relier aux vivants, il fige

1 2

Ibid., p.230. J.-B. PONTALIS, LÕEnfant des limbes, Paris, Gallimard, 1998, p.40.

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au contraire la mre dans le r™le de Ç la mre folle du fils mort. Exclusivement. È (NA, 36). Victor-Flandrin qui fait lÕexpŽrience du dŽsinvestissement de la part de sa mre, ne peut la retrouver ou la rŽinvestir, Ç lÕamour de la mre Žtait tombŽ dÕun bloc dans la fosse o lÕon avait jetŽ le frre. LÕamour de la mre croupissait au fond dÕune fosse È (NA, 36). Les timides tentatives de rapprochement de Pauline envers son fils sont empreintes de trop dÕhŽsitations, de trop de craintes, pour que les mutilations affectives, rŽsultant de cette douloureuse expŽrience, soient restaurŽs. Elle voulut alors revoir Charles-Victor, le reprendre auprs dÕelle. Mais il Žtait trop tard. LÕenfant sՎtait ensauvagŽ jusquՈ faire de son cÏur un terrain vague hŽrissŽ dÕorties, de ronces, de tessons. LorsquÕelle voulut sÕapprocher de lui pour lÕembrasser, il se dŽgagea avec colre et rŽpugnance. (NA, 76-77)

Mre mendiante et culpabilisŽe par sa dŽfection, elle quŽmande lÕamour de son fils : Ç Elle resta un moment derrire la porte, lÕoreille tendue, le cÏur serrŽ. Elle Žcoutait son fils [É] JusquՈ quand la repousserait-il, jusquՈ quand ferait-il dÕelle son ennemie ? JusquÕo aggraverait-il sa haine contre elle, sa mre ? È (NA, 125) et ne sait que faire de tant dÕambivalence. Finalement, Pauline sÕefface devant lÕexpression de la souffrance quÕelle ne sait plus reconna”tre chez son fils : Ç Pauline finit par prendre peur de cet enfant sauvage aux yeux mauvais, presque cruels. Elle vit que son cÏur Žtait fermŽ et elle eut beau chercher, elle ne put trouver un accs ˆ ce cÏur. È (NA, 77). La mre recule et rebrousse chemin, nÕayant peru que lÕagressivitŽ et non le sens cachŽ dÕune demande dÕamour, elle ne laisse aucune chance ˆ la restauration dÕun lien.

Pauline devient ˆ nouveau gravide ˆ son corps dŽfendant. Alors quÕelle est censŽe donner la vie, elle est encore psychiquement occupŽe par un mort. Baladine est conue par un mari dŽcidŽ ˆ arracher les ombres qui planent au dessus de sa femme, comme un appel ˆ la vie : Ç Il Žtouffait les cris de Pauline contre sa bouche dÕhomme vivant, il lui faisait lÕamour pour mieux reprendre possession de son corps, - en chasser le fils mort, lÕexiler loin de lˆ. È (NA, 38). La disparition soudaine dÕun tre cher peut produire une Ç Žbullition de la pulsion sexuelle È1, dŽcrite par Sigmund Freud comme une Ç irruption libidinale triomphante au moment de la perte de lÕobjet È2, qui vise ˆ faire surgir de la vie alors que la mort est prŽsente. Lorsque lÕacte sexuel, que Monique Bydlowski rapproche dÕune Ç fte maniaque È, est suivi dÕune grossesse, littŽralement il nÕy a pas de dŽfunt, il y a un enfant qui vient prendre sa place et risque de faire 1

Monique BYDLOWSKY, Ç Les Enfants du dŽsir. Le dŽsir dÕenfant dans sa relation ˆ lÕinconscient È, Psychanalyse ˆ lÕuniversitŽ, Paris, A.U.R.E.P.P., tome 4, n¡13, 1978, p.59-92. 2 Sigmund FREUD, Ç Deuil et mŽlancolie È, MŽtapsychologie, op. cit.

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barrage au deuil en tant que processus Žlaboratif. Le deuil niŽ, le Ç cadavre exquis È ne g”t pas seulement dans lÕendeuillŽe, comme lÕobserve Maria Torok1 ˆ propos de la maladie du deuil, il risque dՐtre lÕenfant lui-mme, le cadavre sÕenfouissant dans lÕenfant ˆ venir. Elvire Fontelauze est Žgalement fŽcondŽe par son mari au cours dÕune courte permission, Ç alors au milieu de la quarantaine È, elle se trouve veuve et enceinte. DÕemblŽe, les sentiments dÕElvire Fontelauze dÕEngr‰ce ˆ lՎgard de lÕenfant ˆ venir furent ambigus. Elle Žprouvait trop de chagrin de la mort de son mari pour pouvoir se rŽjouir de cette vie nouvelle dont elle aurait seule la charge [É]. (CM, 78)

Le deuil est trop dense pour que la vie puisse sÕenraciner et que lÕenfant se glisse dans le psychisme comme un tre ˆ rver et ˆ imaginer. Pauline lutte, comme si le trop plein de deuil empchait dÕenvisager de mettre au monde un enfant conu alors quÕelle Žtait absente ˆ elle-mme Ç " Je ne veux pas de cet enfant ! Je ne veux pas, je ne veux pas ! " [É] Ses entrailles restaient marquŽes par la mort de son fils. Et puis que serait un enfant engendrŽ par un pleurement muet. [É] Elle ne voulait pas dÕun tel enfant. Elle ne voulait plus dÕautre enfant, plus jamais. È (NA, 82). Ce refus sÕexprime vivement, hors de toute objectivitŽ, dans la lutte qui lÕoppose au jeune prtre dont le seul objectif est de Ç sauver lÕenfant, lui trouver place et accueil en la mre, lÕarracher ˆ la nuit de la mort et aux larmes du pre. È (NA, 82). La relation conflictuelle qui unit Pauline au Pre Delombre, au nom prŽdestinŽ et au bŽgaiement intense, trouve un Žcho certain dans celle qui unit le jeune curŽ dÕAmbricourt ˆ la comtesse du Journal dÕun curŽ de campagne2 de Bernanos. Dans CŽlŽbrations de la paternitŽ, Sylvie Germain la prŽsente comme Ç dÕabord distante, puis conflictuelle et, ˆ la fin dÕune intense et dŽchirante intimitŽ spirituelle, entre un jeune prtre et une femme dՉge mžr [É] impŽrieuse, et surtout foudroyŽe par le deuil de son fils mort en bas ‰ge È (CP, 23). Le prtre tente de sÕopposer ˆ la terrible plainte de Pauline qui rŽitre sa terreur sans nom ni reprŽsentation, Ç Mais puisque jÕai peur, reprenait Pauline, peur ! tellement peur ! [É] É une peur aveugle, gigantesque, malade [É] La vie est devenue ma peur. È (NA, 84). Il entend lutter contre cette terrifiante souffrance qui sÕexprime dans un questionnement pŽtri dÕangoisse et dÕintense culpabilitŽ que formule trs pertinemment Michle Enha•m : Ç Est-ce que je peux avoir un autre enfant ? È, Ç Est-ce que jÕen ai le droit aprs ce que jÕai fait ˆ lÕautre ? È3. Pauline, tout comme la comtesse, se rŽsigne sous les effets

1

Maria TOROK, Ç Maladie du deuil et fantasme du cadavre exquis È, LՃcorce et le Noyau, Nicolas Abraham et Maria Torok, Paris, Aubier/Flammarion, 1978, 229-275. 2 Georges BERNANOS (1936), Journal dÕun curŽ de campagne, Îuvres romanesques, Paris, Gallimard, Bibliothque de la PlŽiade, 1974. 3 Michle ENHAìM, La Folie des mres. JÕai tuŽ mon enfant, op. cit., p.92.

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du discours du prtre. Elle cde et Ç [É] accepta de laisser sa grossesse suivre son cours [É] Elle lui fit envoyer une lettre ; un mot trs court qui disait juste : " Vous avez gagnŽ. Je laisse lÕenfant aller ˆ son terme. Mais cet enfant mÕest Žtranger. Tout est devenu indiffŽrent. " È (NA, 87). Si la comtesse meurt dans la nuit mme du combat quÕelle a soutenu, Pauline sՎteint ˆ sa fonction de mre. Ë bout dÕarguments, le pre Delombre dans Nuit-dÕAmbre, comme le pasteur Simon Erkal dans Chanson des mal-aimants, ne semblent pas tre hommes ˆ entendre ce quՎnonce Elvire Fontelauze : Ç Mais qui vous dit que la lutte que je livre ˆ ce

bourreau

tout-puissant

quÕest le temps nÕest pas une forme de

prire. È (CM, 73). Le pre Delombre nÕa rien gagnŽ, le marasme du deuil ne se replie pas devant la chance dÕune nouvelle naissance. La force, que Pauline avait mobilisŽe pour lutter et faire entendre sa voix, se retire. Ressac de la mre et de lՐtre fŽminin qui se clive en un ventre qui grossit et une psychŽ dessŽchŽe qui ne porte pas lÕenfant ˆ venir. Les barrires sont en effet trop fragiles pour maintenir ˆ distance les sursauts mortifres : Ç Tout en elle sՎtait mlŽ, confondu, - passŽ et prŽsent, les vivants et les morts. [É] LÕenfant bleui, au ventre Žnorme. Voilˆ quÕil faisait retour avec toute sa cohorte dÕimages, dÕodeurs de sons. È (NA, 89). LÕenfant ˆ na”tre est identifiŽ au dŽfunt, il le devient dans une rŽpŽtition non corrigŽe de la mise ˆ mort : Elle sentait son ventre se gonfler, - il se gonflait comme celui de son fils au fond du bois [É] " Mettrai-je au monde un enfant bleu, bleu violacŽ ? " se demandait-elle avec terreur, se souvenant du corps de Jean-Baptiste entrŽ en pourriture. [É] Mais elle sՎloignait chaque jour un peu plus dÕelle-mme, de son prŽsent, de son passŽ, - et surtout, rŽsolument, de lÕavenir. (NA, 88)

LÕaccouchement prŽmaturŽ de Pauline signale le dŽfaut, la Ç h‰te dÕen finir, de se dŽcharger de ce poids Žtranger. LÕenfant Žtait pourtant dÕun poids bien lŽger et ne criait pas plus fort quÕun chaton. [É]È (NA, 89).

La petite Baladine

parvient difficilement ˆ ouvrir les yeux sur le monde, elle reste Ç la petite irrŽveillŽe, lÕenfant inachevŽe È (NA, 97), qui hŽsite au seuil du monde. Le repli sur soi, quÕimplique lՎlaboration du processus du deuil en ce moment o la disponibilitŽ de Pauline est requise par les soins ˆ apporter ˆ Baladine, est dŽsastreux pour lՎtablissement des premiers liens entre le bŽbŽ et sa mre : Ç Elle accomplissait les gestes maternels cependant, elle nourrissait lÕenfant, la lavait, la langeait. Mais elle accomplissait tout cela comme un rite vidŽ de sens et de dŽsir. Ses gestes Žtaient raides et effectuŽs dÕun air absent. È (NA, 90). Pauline reste une mre inconsolŽe,

qui ne conna”t pas la

restauration

consŽcutive ˆ la naissance de Baladine. De son vivant elle perd progressivement tous ses enfants, si la mort lui a enlevŽ Petit-Tambour, la dŽpression a ŽloignŽ

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Charles-Victor et ne lui a pas permis dÕaccueillir sa fille qui lui Žchappe Ç totalement È. Ç Ses deux fils, le mort et le vivant, sՎtaient emparŽs de la petite. " Que suis-je donc pour mes enfants ? " se demanda soudain Pauline. È (NA, 127).

II-3 LÕun pour lÕautre II-3.A Remplacer lÕirremplaable disparu

Les enfants du deuil ne sont pas seulement ceux dont la conception est liŽe ˆ la perte dÕun tre cher, mais ce sont des enfants Ç dont la fonction qui leur est inconsciemment assignŽe a pour objet dՎviter la douleur du deuil de par la commŽmoration du dŽfunt quÕils rŽalisent. È1 LÕunique et irremplaable objet dÕamour disparu continue dÕoccuper toute la place dans la psychŽ maternelle qui veut le faire exister ˆ la place de lÕenfant. Ainsi, le peintre Vincent Van Gogh, nŽ un an jour pour jour aprs la naissance dÕun enfant prŽnommŽ Vincent Wilhelm, fut chargŽ du r™le impossible de ressusciter un dŽfunt en occupant celui, intenable,

dÕenfant

remplacement,

mort-vivant2.

celui-ci

vient en

AppelŽ

lieu

communŽment

et place dÕun deuil

enfant impossible

de en

prŽsentifiant le dŽfunt, mais il ne fait que dŽployer le malheur car, ainsi que le formule Jacques AndrŽ, Ç lÕenfant de remplacement ne remplace rien È3. En paraphrasant Sigmund Freud, il est possible dՎcrire que lÕombre du dŽfunt tombe alors sur lÕenfant.

Ce dernier devient une production de lÕimaginaire

maternel qui nie une part essentielle de sa vie psychique et lui confre, inconsciemment, une place sacrificielle. En ce sens, le deuil de lÕenfant idŽal, dont Serge Leclaire4 exprimait lÕimportance pour permettre ˆ lÕenfant de se construire une identitŽ propre et une capacitŽ ˆ dŽsirer pour soi, est barrŽ. Ces enfants de remplacement sont capturŽs par lÕimage ˆ laquelle ils sont assignŽs. Enveloppes vides, pages blanches, cire molle, ils semblent tre lˆ pour attendre lÕinscription du rŽcit de leur vie dont ils seront absents. Le personnage de ThŽa Dunkeltal, dans le roman Magnus, est particulirement ambigu car il souligne la complexitŽ dÕune personnalitŽ endeuillŽe qui faonne un enfant pour nier un ensemble dՎvŽnements trop douloureux, et Žlaborer une nŽo-rŽalitŽ adaptŽe ˆ son dŽsir de grandeur. ThŽa porte le deuil de ses deux jeunes frres cadets devant

lequel

Ç chacun

sÕinclinait

avec

beaucoup

de

compassion

et

de

1

Albert CICCONE, Marc LHOPITAL, Naissance ˆ la vie psychique, op. cit., p.228. Voir ˆ ce sujet la biographie du peintre proposŽe par Viviane FORRESTER, Van Gogh ou lÕenterrement dans les blŽs, Paris, Le Seuil, 1983. 3 Jacques ANDRƒ, Ç Introduction È, La Folie maternelle ordinaire, op. cit., p.14. 4 Serge LECLAIRE, On tue un enfant, Paris, Le Seuil, 1975.

2

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

rŽvŽrence È (M, 31). Elle est psychiquement occupŽe par ses morts Ç sacrifiŽs pour que sՎtende le Reich immensŽment dans lÕespace et le temps [É] dont des chiens errants, ou des loups, ont dž dŽvorer les cadavres gelŽs quelque part ˆ lÕEst, en terre de neige et de barbarie È (M, 31), et qui nÕont jamais, selon lÕimage mŽlancolique de Pierre FŽdida, Ç trouvŽ de sŽpulture È. Un ŽlŽment, peu perceptible, se dŽtache si lÕon regarde attentivement la fiche dՎtat civil de la famille Schmalker insŽrŽe, comme nŽgligemment, dans le rŽcit par lÕauteur. Dans la simple succession des dates de naissances et de dŽcs se profile le drame dÕune famille, et plus particulirement celui de ThŽa : Paula Maria : 07.02.1905/11.02.1905 - ThŽa Paula : nŽ le 21.12.1905 - Franz Johann et Georg Felix : nŽs le 18.08.1921 [É] Tous deux sont morts ˆ Stalingrad en novembre 1942 ˆ trois jours dÕintervalle. (M, 51)

ThŽa voit le jour dix mois aprs le dŽcs de sa sÏur a”nŽe morte ˆ trois jours et connait le vŽcu de lÕenfant de remplacement. De la petite fille, nous ne saurons rien, de la femme en revanche, nous constatons quÕelle dŽloge sa propre mre pour prendre sa place auprs de ses jeunes frres jumeaux : Ç depuis longtemps [elle] avait volŽ ˆ Friedericke son r™le de mre auprs des jumeaux auxquels elle vouait un amour jaloux È (M, 6). En raison dÕune stŽrilitŽ invaincue, ses Ç jeunes frres lui avaient tenu lieu de fils. CÕest aprs leur mort que lÕidŽe dÕadopter un enfant avait pris force en elle ; force et rage. Quand lÕoccasion sÕest prŽsentŽe, elle lÕa saisie [É] È (M, 116). PropulsŽe orpheline de ses frres/fils, lÕadoption se profile non comme un accueil, mais comme une volontŽ indŽfectible qui aura raison de toute opposition. Pour Maud Mannoni cet Žtat est voisin du rve que conna”t la mre adoptive qui veut un enfant : cet enfant est dÕabord une espce dՎvocation hallucinatoire de quelque chose de son enfance ˆ elle, qui fut perdue. Cet enfant de demain, cÕest dÕabord sur la trace du souvenir dans lequel se trouvent incluses toutes les blessures subies, exprimŽes dans un langage du cÏur et du corps [É]1.

LÕadoption de Franz-Georg sÕinscrit clairement dans un projet qui est celui de trouver un enfant de remplacement : Une femme se prŽsente dans le centre, elle passe les enfants en revue. [É] LÕhistoire de ce petit garon, non pas sourd-muet mais vierge de tout souvenir, lÕintŽresse. [É] Sain de corps et de race ; quant ˆ lÕesprit, il est nu, page gommŽe prte ˆ tre rŽŽcrite. La femme se chargera de la blanchir ˆ fond avant dÕy Žcrire ˆ sa guise, elle dispose dÕun texte de rechange. Un texte de revanche sur la mort. (M, 101).

1

Maud MANNONI, LÕEnfant arriŽrŽ et sa mre (1964), op. cit., p.86.

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Dans ce rapt, qui est une rŽduplication du meurtre psychique dŽjˆ opŽrŽ par la violence des hommes, lÕenfant ne compte pas, seule la qualitŽ de la surface de projection est ŽvaluŽe pour que prenne la greffe fantasmatique. Magnus reprŽsente cet enfant si ardemment souhaitŽ qui permet de faire table rase du passŽ pour en reconstruire un, plus adaptŽ ˆ la volontŽ de ThŽa. Son apparence aryenne et son amnŽsie providentielle offrent un support corporel pour que se rŽalise le rve de fusion et de superposition. Sur lÕenfant de chair, lÕenfant fantasmatique Ç aura pour r™le de rŽduire la dŽception fondamentale È1. Pour quÕun nouveau-nŽ construise son psychisme et organise son monde intŽrieur, il est vital quÕil puisse sÕappuyer sur le fonctionnement psychique des personnes qui constituent son environnement premier. CÕest gŽnŽralement la mre qui, ds le berceau, remplit cette fonction dՎtayage, elle-mme accompagnŽe par le pre et tout le groupe familial qui, avec leur propre fonctionnement psychique, donnent une place au nouvel arrivant dans la famille actuelle et dans la succession des gŽnŽrations. La mre diffuse ˆ lÕenfant sa faon dՎprouver et de penser le monde, elle transmet son vŽcu, son rŽcit de lÕhistoire de la famille, ses secrets, ses non-dits et tout ce qui nÕa pas ŽtŽ lÕobjet dÕun travail psychique. CÕest sur cet humus que lÕenfant construira sa propre individualitŽ. Les soins patients, ainsi que le sens que ThŽa confre aux ŽprouvŽs corporels de Franz Georg, font dÕelle une mre attentive. Si les liens dÕattachement se greffent sur des actes maternants particulirement attentifs et enveloppants, en revanche, la langue de la mre charrie le mensonge sur lÕorigine, pervertissant et manipulant la mŽmoire : Ç [É] ˆ mesure elle lui restitue son passŽ perdu en le lui racontant Žpisode par Žpisode, ainsi quÕun feuilleton dont il est le personnage central, et elle la bonne reine veillant sur lui. È (M, 13). Nous sommes bien loin de la transmission de lÕhistoire familiale qui bute souvent sur des silences et des absences. Ici, la ligne narrative se dŽroule comme un conte bien huilŽ, sans chaos, ni lapsus, dont les segments sÕagencent sans heurt. La naissance merveilleuse de Magnus sÕopre par le souffle des mots qui sÕapproche de la naissance dÕAdam : Ç Elle le remet au monde une seconde fois, par la seule magie de la parole È (M, 13). ThŽa, ainsi que la mre de Ferdinand, nous le verrons plus loin, se servent du discours comme empreinte ˆ laisser sur le fils. La Ç gr‰ce de la parole È (M, 50) distille un poison pour le dŽveloppement psychique de lÕenfant, faisant forclusion dÕun passŽ innommŽ et innommable. Certes, ainsi que lÕaffirme J.-B. Pontalis, Ç on ne peut pas ne pas interprŽter lÕenfant. CÕest mme, dans les premiers temps de lÕexistence, une condition de

1

Ibid., p.86.

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sa vie, parfois de sa survie È1 cependant, cet espace, que Winnicott nomme transitionnel, peut faciliter le langage ˆ condition Ç de pas mettre ses mots dans la bouche de lÕautre. È2 Par la force de son rŽcit, ThŽa construit un discours familial mythique qui puise aux Ç plus lointaines origines individuelles dÕune expression prŽverbale, au temps o le petit de lÕhomme recherche dans les bras de sa mre une premire communication orale et sonore È3 dont le sens importe fort ˆ lÕenfant. Le rŽcit enchante Magnus : [É] car, comme tout conte, il brasse le terrible et le merveilleux, chaque membre de la famille a une stature de hŽros : lui en tant que victime dÕune fivre vorace quÕil a cependant rŽussi ˆ vaincre, sa mre en tant que fŽe bienfaisante, son pre en tant que grand mŽdecin. A ce trio sÕajoutent deux autres figures, bien plus valeureuses et admirables encore [É]. (M, 14)

La bouche maternelle est le vecteur dÕune parole dont la force, dŽfinie par Jean Chevalier et Alain Gheerbrant est Ç de construire, dÕanimer, dÕordonner, dՎlever È mais Žgalement, Ç de dŽtruire, de tuer, de troubler, dÕabaisser, la bouche renverse aussi vite quÕelle Ždifie ses ch‰teaux de parole. È4 Alors que la bouche de son mari est un thމtre dÕombre, celle de ThŽa ouvre Žgalement sur lÕenfer. CÕest lÕAllemagne en mre dŽvoratrice de ses enfants de Brecht que lÕon entend rŽsonner ici. Sylvie Germain met ˆ lՎpreuve la fascination de la mre pour Hitler et son adhŽsion

ˆ

la

perversion

dÕune

grandeur,

prŽtendument

typiquement

germanique, promue par les nazis. Lorsque sonne le glas de la dŽfaite, ThŽa reste dŽpossŽdŽe : Ç Le FŸhrer est mort Ð lui, lÕincarnation ˆ la voix flamboyante de ce rve de splendeur [É] Il ne reste plus rien de ses deux passions mlŽes, la patriotique

et

la

fraternelle,

rien

que des

dŽbris,

des

cendres

et

des

ossements. È (M, 31). IndiffŽrente ˆ la cruautŽ, elle, lÕendeuillŽe, pleure sur un pays Ç qui a perdu toute grandeur depuis quÕil est orphelin de son FŸhrer È (M, 39). Au cours dÕun entretien avec Pauline Feuill‰tre, Sylvie Germain prŽcise que : Le personnage de ThŽa nÕest jamais que lÕincarnation de la faon dont lÕhomme, de tout temps et au vingtime sicle notamment, a usŽ de la langue pour le pire. ThŽa reproduit ˆ son niveau lÕinstrumentalisation des mots par les Nazis, la faon dont ils les mettaient au service de leur idŽologie. Elle exalte les mythes de la supŽrioritŽ aryenne. Mais ce quÕont fait les Nazis, dÕautres lÕavaient fait avant eux, dÕautres lÕont fait aprs. Le Rwanda, cÕest, cinquante ans aprs la seconde guerre mondiale, 1

J.-B. PONTALIS, Ç La Chambre des enfants È, LÕEnfant, op. cit., p.16. Ibid., p.16. 3 Jacques BRIL, La Mre obscure, Bordeaux-Le-Bouscat, LÕEsprit du Temps, coll. Perspectives Psychanalytiques, 1998, p.21. 4 Jean CHEVALIER, Alain GHEERBRANT, Ç Bouche È, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1982, p.140.141. 2

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un gŽnocide perpŽtrŽ aussi ˆ cause dÕune idŽologie raciste divulguŽe par des mots meurtriers.1

La langue de ThŽa porte la perversion de la langue du IIIe Reich, analysŽe par le philologue Victor Klemperer2. Dans un camp o le fameux Arbeit macht frei de la grille dÕentrŽe, marque le Ç dŽsir dÕeuphŽmisation des internŽs eux-mmes È3, le pre de Franz Georg peut bien tre un mŽdecin qui soigne par milliers des patients venus de lÕEurope entire. Thomas Mann souligne que Ç Le monde nÕa jamais ŽtŽ transformŽ autrement que par la pensŽe et son support magique : le mot È4, en un temps qui fut, le rappelle J.-B. Pontalis, celui du mŽpris arrogant de la pensŽe, Ç un temps o, pernicieusement, la " magie " des mots a changŽ de camp, passant du Dichter au FŸhrer, de celui qui, pote ou penseur, Žclaire lÕobscur ˆ celui qui entra”ne dans la nuit, qui conduit ˆ la mort par incantation verbale È5. ThŽa reste une Žtonnante figure maternelle qui ne se laisse pas rŽduire ˆ une monstruositŽ ordinaire Ð mais peut-il en exister dÕordinaire ? Elle, dont le roman familial sert de charpente ˆ une structure interne vacillante, promet des lendemains chantants ˆ son fils quÕelle souhaite ainsi apaiser. LÕannonce du suicide de son mari au Mexique sous le nom de Felipe Gomez Herrera, faisant sans doute ressurgir les deuils antŽrieurs, la prŽcipite dans la mŽlancolie. Le lieu de la parole sՎpuise, ˆ bout de souffle mensonger : Ç Elle souffre dÕasthme, mais nŽglige de se soigner. Elle chemine ˆ pas de mule vers sa propre extinction. È (M, 46). Elle se dŽprend alors de ses mystifications, sans culpabilitŽ, mais conserve le souci de celui qui reste son fils aimŽ au point que son dernier Žlan vital soit consacrŽ ˆ lui trouver un foyer pour lÕaccueillir dignement : Ç Seul lÕavenir de ce fils adoptif dont elle ignorait lÕorigine, sinon quÕil Žtait rescapŽ dÕune ville bombardŽe, lui importait encore, et seul le frre quÕelle avait violemment rejetŽ lui paraissait digne de confiance. È (M, 118).

II-3.B Le fils, mausolŽe du pre

La situation de lÕenfant de remplacement donne lieu ˆ lÕidŽalisation des deuils interminables car, selon Bernard Brusset, la mre Ç cherche ˆ retrouver dans son enfant, souffre de ne pas retrouver ou dŽsespre de retrouver en lui È 1 Sylvie GERMAIN, Ç Magnus È, entretien avec Pauline Feuill‰tre, Topo livres, Ç rentrŽe littŽraire 2005 È, n¡18, septembre 2005, p.41. 2 Victor KLEMPERER, La Langue du IIIe Reich (1947), traduit et annotŽ par ƒlisabeth Guillot, prŽsentŽ par Sonia Comte et Alaih Brossat, Paris, Albin Michel, 1996. 3 Annette WIEVIORKA, Auschwitz, 60 ans aprs, Paris, Robert Laffont, 2005, p.131. 4 Ë lÕoccasion de la confŽrence quÕil donne pour cŽlŽbrer le 80e anniversaire de Freud. Thomas MANN, Ç Freud et lÕavenir È (1936), Noblesse de lÕesprit, trad. fran. Fernand Delmas, Paris, Albin Michel, 1960. 5 J.-B. PONTALIS, Ç ActualitŽ du malaise È, Perdre de vue, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, n¡351, 1988, p.23-46. Textes initialement publiŽ, Le Temps de la rŽflexion, Paris, IV, Gallimard, 1983, p.38.

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le disparu Ç dont lÕimage est en mme temps quÕidŽalisŽe, dŽsincarnŽe et investie sur un mode narcissique. È1. Alo•se Morrogues-DaubignŽ, mre de Ferdinand et de Lucie, est, selon la prŽsentation quÕen propose Christian Morzewski, ˆ la fois mre Ç de lÕOgre et de la MŽduse È et un Ç assez extraordinaire personnage dÕAndromaque m‰tinŽe de MŽdŽe [É] È2. ƒternelle amoureuse dÕun mari disparu ˆ la guerre, elle lÕinscrit, par excs, dans son discours maternel et promeut sa mort au rang de mythe, en la comparant au sacrifice du Christ : Ç " Il est mort pour nous tousÉ " Et avec une mine solennelle, Lolotte l‰chait le grand mot : "É comme notre Seigneur JŽsusChrist ! " Alors Alo•se redressait encore un peu plus sa tte altire et rŽpŽtait dÕun air inspirŽ, "

Oui,

comme le ChristÉ " [É] È (EM, 139). FrappŽe

dÕhypermnŽsie, la figure paternelle ne laisse plus dÕespace pour lÕambivalence. Le terme de lŽgende, utilisŽ par la romancire pour accompagner les vignettes visuelles (Enluminure, Sanguine, SŽpia, Fusain, Fresque) qui ouvrent les cinq Žtapes du rŽcit, est ˆ entendre dans sa polysŽmie. Il Žvoque en effet tout aussi bien le texte qui accompagne une image favorisant sa comprŽhension, que le rŽcit fabuleux et merveilleux que la mre confectionne pour son fils. La lŽgende mortifre enferme son fils qui sÕoffre passivement en dŽlicieuse surface de projection et se laisse faonner en tombeau vivant, par crainte dՐtre rejetŽ par sa mre et de nՐtre plus rien. LÕenfance de Ferdinand est marquŽe par une solitude et une impuissance ˆ dŽtromper sa mre qui attend, ˆ travers lui, quelque chose qui, nŽcessairement, lui Žchappe. Comment en effet prendre la place dÕun pre ? Comment imaginer remplacer un pre idŽalisŽ qui, malgrŽ sa disparition, occupe toutes les pensŽes de la mre ? Son corps, - tombeau vivant. Ferdinand a grandi sous le regard vigilant de sa mre ainsi que sՎdifie un mausolŽe prŽcieux [É] Il a grandi, seul, sous ce regard Žtincelant qui tout ˆ la fois mendiait et exigeait de lui une absolue ressemblance avec lՎpoux mort ˆ la guerre. Et le petit Ferdinand, docile au-delˆ de toute espŽrance, est devenu lÕimage de son pre. Alors sa mre reconnaissante a sacralisŽ cette image, elle lÕa haussŽe au rang dÕic™ne. (EM, 78)

Ferdinand est le TrŽsor inestimable de sa mre, il Ç passe pour le plus bel homme du pays. [É]" Mon fils a de la classe ", aime ˆ rŽpŽter sa mre. È (EM, 77). Renonant ˆ dÕautres reprŽsentations de soi non investies par sa mre, lÕenfant destinŽ, selon Maud Mannoni, Ç ˆ remplir le manque ˆ tre de la mre, nÕa dÕautre signification que dÕexister pour elle, et non pour lui. È3

Aussi,

1

Bernard BRUSSET, Ç Le Lien fraternel et la psychanalyse È, Revue Franaise de Psychanalyse, Ç Frres et sÏurs È, Paris, PUF, 2, tome LXXII, mai 2008, p.355-356. 2 Christian MORZEWSKI, Ç LÕEnfant MŽduse ou lÕenfance bestournŽe È, Cahiers Robinson, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, Žclats dÕenfance È, ƒvelyne Thoizet (Žd.), 2006, p. 144. 3 Maud MANNONI, LÕEnfant arriŽrŽ et sa mre (1964), op. cit., p.86.

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Ferdinand nÕest pas ˆ mme de dire Ç je È, tant il est soumis ˆ la seule fonction de correspondre au souhait maternel et cristallise le vÏu de perpŽtuer le souvenir du pre. Le lisse de son visage sans aspŽritŽ, son corps au modelŽ parfait, sont sources de la jouissance exclusive de sa mre qui lui prte des qualitŽs hyperboliques : Ç LorsquÕil Žtait enfant, sa mre le surnommait son petit Roi Soleil ou son Bleuet lunaire, selon quÕelle sÕextasiait sur sa chevelure ou sur ses yeux. Mais la liste est sans fin des glorieux et cajolant surnoms dont Alo•se a comblŽ son fils au fil des annŽes. È (EM, 77). Ë tre ainsi intronisŽ du titre glorieux de Louis XIV1, dont souvenons-nous Magnus estime tre Ç amplement exploitŽ par son roi qui nÕavait de grand et de solaire que ses qualificatifs usurpŽs È (M, 238), il est soumis au culte de lÕimaginaire maternel pour incarner un personnage supraterrestre. Le Roi Soleil Žvoque la faon dont le pre/dieu est reprŽsentŽ dans les mythologies ainsi que dans les dessins dÕenfants, classiques projections familiales, qui prŽsentent le pre, astre du monde infantile, parŽ dÕun rayonnement sans pareil.

Le sentiment dÕomnipotence fixe dŽfinitivement le petit Ferdinand dans une position rŽgressive avec le souci constant de briller aux yeux de sa mre, pour la satisfaire

et

rŽpondre

ˆ

sa

fascination

pour

le

spectre

qui

la

hante

indŽfiniment. Comment rivaliser avec la stature hŽro•que de ce pre qui ne laisse Ç aucun souvenir È (EM, 78) et dont la mort tragique le laisse seul face ˆ la question dÕidentitŽ sexuelle ? Sans le secours de son beau-pre Hyacinthe, inexistant entre la mre et lÕenfant, Ferdinand ne peut occuper de plain-pied une place de vivant et ne peut faire autrement que prendre celle du mort. Sa petite sÏur, la lucide Lucie, pressent bien chez son frre un sombre destin, fruit des illusions maternelles, peut-tre est-il Ç requis, lui aussi par quelque mystŽrieux lointain È (EM, 40), qui ne sera autre que le royaume des morts. Ferdinand peroit dans le regard de sa mre ce quÕil est pour elle, mais aussi ce quÕelle veut quÕil devienne. En le rvant autre quÕil nÕest et quÕil ne sera jamais, elle lÕaline ˆ son dŽsir. Lorsque des personnes osent interfŽrer en relevant les dissemblances avec son pre, elle sÕemporte Ç avec fougue et ne l‰chait pas prise avant que lÕautre ne se soit ralliŽ ˆ son impŽrieux aveuglement È (EM, 78). Prendre en charge lÕincarnation dÕun idŽal, cÕest tenter dÕexister avec la pulsion de mort du sujet, ds lors, celle-ci entre dans la vie de Ferdinand et mord sur tous les instants de son enfance. Enfant-roi du royaume du dŽsir de sa mre, il ne peut faire acte de dŽsir et de pensŽe autonome. La ressemblance ˆ son pre

1 Qui perdit son pre alors quÕil nÕavait pas 5 ans, alors que Ferdinand Ç nÕavait pas encore quatre ans È (EM, 78).

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est un impŽratif, il doit porter la mŽmoire du pre et, plus encore, il doit incarner le corps du pre, rassembler ses rŽsidus, en une parfaite plastique ˆ la psychŽ morcelŽe. Le fils se tue ˆ sauver le pre et ˆ Žchouer dans cette t‰che. Il est le spectre vivant, agissant, rŽclamant son lot de chair. Le mort est ainsi un peu moins mort, mais le vivant est aussi un peu moins vivant : Ç Il a peu ˆ peu revtu lÕimage de ce corps, il est devenu le mausolŽe vivant de lՎpoux de sa mre. È (EM, 80). Ferdinand ne peut que sÕidentifier ˆ cette image dans une constitution dŽsincarnŽe : Ç Son corps,- une belle apparence. Ferdinand a grandi ˆ c™tŽ de lui-mme, en parallle ˆ sa premire enfance tranchŽe net. Il a grandi ˆ partir dÕune enfance seconde qui lui Žtait Žtrangre, imposŽe du dehors. È (EM, 80). Ferdinand rappelle le culte que voue tante Colombe Ç ˆ la tombe de son cher Albert È dont elle remplace la pierre tombale Ç par une monumentale dalle de marbre noir sur laquelle elle a fait graver en larges lettres dorŽes le nom et les dates de son dŽfunt Žpoux. È (EM, 47). Nul besoin de marbre ici, le tombeau est fait de chair et de sang, la dorure est celle des cheveux, avant que le corps sÕimmobilise dans un corps de gisant. Ferdinand a grandi en Žtranger ˆ lÕombre de son corps, en Žtranger par rapport ˆ lui-mme et aux autres. Son propre destin ne lÕa jamais intŽressŽ, son avenir lui a toujours ŽtŽ indiffŽrent. Trs t™t une grande paresse sÕest emparŽe de lui, de son esprit. Une paresse qui voilait la stupeur et lÕeffroi qui sՎtaient engouffrŽs dans son cÏur un matin de sa petite enfance, et les tenait enfouis, b‰illonnŽs. (EM, 84).

Sa paresse est une inhibition du dŽsir qui peut constituer un rempart provisoire contre une psychopathie dŽlirante. LՎmiettement du moi semble jouer un r™le dÕinterface entre la folie amoureuse maternelle et un rapport au monde, prŽcairement maintenu dans un no manÕs land pour ne pas sombrer dans lÕenfer pulsionnel. Le traumatisme a ch‰trŽ le dŽsir de conna”tre, Ferdinand Žchoue Ç dans ses Žtudes È (EM, 81), pris dans les rets maternels, il continue ˆ vivre prs dÕelle, Ç chez le second mari È (EM, 82). LՎlection du fils, comme bien aimŽ et rŽincarnation du pre disparu, est lue, par Diane Vanhoutte comme massacre des innocents : Ë la manire du Titan Cronos, Alo•se dŽvore symboliquement son fils pour lÕobliger ˆ rejoindre le pre sous les profondeurs de la terre. Le personnage dÕAlo•se, en se substituant au pre, rŽussirait mme plut™t une synthse de Chronos et dÕOuranos dans la destruction de son enfant ; elle ne se contente pas de dŽvorer son fils, elle lÕenfouit aussi sous les profondeurs de la terre, ˆ la manire dÕOuranos qui ne voulait pas voir surgir ses propres enfants et les enfermait ainsi dans le ventre de leur mre, la Terre.1

1

Diane VANHOUTTE, Ç LÕenfant de la guerre : Ferdinand en son corps monumentÈ, Cahiers Robinson, n¡20, Ç Sylvie Germain, Žclats dÕenfance È, ƒvelyne Thoizet (Žd.), 2006, p. 154.

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Nous

retenons

cette

lecture

et

la

dŽveloppons

pour

comprendre

la

mŽtamorphose du bel ange blond en ogre. La sŽduction maternelle, attachŽe ˆ Ferdinand comme ˆ une proie, est vŽcue comme lՎquivalent dÕune agression cannibale1,

tant

la

charge

passionnelle

est

envahissante

et

les

affects

destructeurs et violents. Dans cet univers familial, o, ˆ lÕinstar des mythes et des contes, la pulsion orale est ˆ lÕÏuvre dans ses constructions imaginaires, il est question dՐtre dŽvorant ou dŽvorŽ, englouti par les vivants et par les morts. Tout se passe comme si Alo•se avait poussŽ Ferdinand ˆ se leurrer en lui faisant croire que, lui, enfant, Žtait un partenaire parfait, qui nÕavait donc rien ˆ envier ˆ son pre, lÕarrtant ainsi dans son Žvolution : Ç Elle demeurait lՎpouse du disparu dont elle nÕavait quՈ moitiŽ perdu le nom puisque son fils continuait ˆ le porter [É] È (EM, 235). Dans son Žtude sur la perversion, Janine ChasseguetSmirgel prŽsente une description du futur pervers qui correspond ˆ la situation du personnage de Ferdinand. Cet enfant vit dans Ç lÕillusion que la prŽgŽnitalitŽ est Žgale ou supŽrieure ˆ la gŽnitalitŽ È et quÕil nÕest Ç point besoin dÕatteindre lÕacmŽ du dŽveloppement sexuel pour retrouver la situation fusionnelle avec la mre. [É] Žpoque o [il] Žtait, ˆ lui-mme son propre idŽal. [É] È. Cette surstimulation doit tre cependant Ç sans cesse rejouŽe pour pouvoir tre retrouvŽe et abrŽagie, car le sujet en Žprouve tout ensemble la nostalgie et la haine. È2. Cette haine, liŽe ˆ lÕamour, est clairement perue par Freud (travaillŽ par une forte angoisse de castration) lorsquÕil convoque le sourire de la Joconde, Ç empreint de tendresse et de sensualitŽ avide pour qui lÕhomme est comme une proie ˆ dŽvorer È3. Alo•se en provoquant un Žveil trop prŽcoce des pulsions chez son trs jeune enfant le conduit ˆ renverser les r™les. Ne rŽussissant pas ˆ tuer fantasmatiquement sa mre, Ferdinand continue ˆ dŽsirer dans son sillage. De dŽvorŽ il devient le dŽvorateur, faon dÕessayer de faire vivre ˆ autrui ses expŽriences vŽcues passivement et de tenter ainsi de leur donner une forme. LÕogre, associŽ aux idŽes de gouffre et dÕobscuritŽ, en choisissant la voie courte, peut ˆ son tour, engloutir la sÏur, rŽalisant ainsi la fusion avec la mre sans quÕil soit besoin dՎvoluer et de grandir. Ce faisant, ne rŽpond-il pas dÕailleurs littŽralement aux vÏux de sa mre, lorsque, pour faire taire les sarcasmes concernant le mariage bien hypothŽtique de son fils, elle rŽpond agacŽe : Ç mais

1

Selon SHENGOLS, la plupart des productions psychiques de ces patients (fantasmes, rves, phobies) concerneraient Ç un animal dŽvorant, le rat le plus souvent, ou parfois le loup, voire le serpent, alors que lÕadulte est rappelŽ comme Žtant bestialement transformŽ dans lÕacte de sŽduction, avec le visage monstrueusement dŽcomposŽ, la bouche grande ouverte et grimaante. È, SHENGOLD Leonard, Ç The metaphore of the mirror È, Journal of American Psycho-analytic Association, 22, 1974, p. 97-115. 2 Janine CHASSEGUET-SMIRGEL, ƒthique et esthŽtique de la perversion, Seyssel, Champ Vallon, coll. LÕOr dÕAtalante, 1984, p.111. 3 Sigmund FREUD, Un souvenir dÕenfance de LŽonard de Vinci (1910), trad. A. Bourguignon, Paris, Gallimard, 1980, p.109-110.

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mon Ferdinand a dÕautres ambitionsÉ enfin je veux dire quÕil ne va pas se marier pour faire une fin. Il attend " lՉme sÏur "É È (EM, 83) ? Avant le passage ˆ lÕacte incestueux, il tente pourtant de lutter et dՎteindre toute pulsion sexuelle : Ç le vin bu en famille lÕendort bien plus quÕil ne lÕexcite. CÕest le vin et lÕalcool quÕil sÕen va boire, seul, aux comptoirs des bistrots È (EM, 40). Ferdinand Ç est amenŽ ˆ payer par son corps les engagements non tenus et contractŽs par ailleurs È1,

mais,

lÕobjet

du

comportement

dÕaddiction

porte

en

lui,

intrinsquement, la marque mme de la mort. CÕest ivre que Ferdinand sÕeffondre dans le jardin, au seuil dÕune maison o il nÕa jamais eu vraiment sa place en tant que sujet vivant. En sÕimmobilisant, Ferdinand sÕab”me dans un anŽantissement total et retourne au non-tre. Englouti, emprisonnŽ il est ˆ nouveau enfermŽ dans un corps, lequel devient cercueil.

II-3.C Les Žgarements incestueux du rver-vrai

Le cÏur de mre dÕAlo•se est Ç en alarme È depuis la dŽcouverte de Ferdinand Žvanoui au fond du potager. Il ne rŽagissait ˆ rien, tous ses sens semblaient sՐtre Žteints. CՎtait comme si la personne qui autrefois Žtait ce corps, ce beau corps dÕhomme en pleine jeunesse, sՎtait soudain enfuie, dissoute. [É] Ferdinand, sous le coup dÕune mystŽrieuse impulsion, sՎtait dŽsertŽ lui-mme. Dans sa prŽcipitation il sՎtait arrachŽ ˆ son corps, et avait oubliŽ sa dŽpouille encore vivante sur le sol. (EM, 155)

Le dŽcs du fils est dÕautant plus douloureux quÕil rŽactive la perte de lՎpoux et du pre. Ë dŽfaut de dŽsensorceler le corps de Ferdinand, Lucie dÕAubignŽ crucifiŽe au souvenir de son premier mari dŽfunt, et veilleuse du corps abandonnŽ de son fils, se perd dans les mirages des sŽances de rver vrai, tout comme Victor Hugo espŽrait, gr‰ce au spiritisme, trouver un moyen de communication avec sa fille LŽopoldine. Elle orchestre, au c™tŽ de son fils, lÕagencement de visions et de sensations incertaines dans la chambre noire de son imaginaire mŽlancolique. Pour Julia Kristeva Ç Habitant ce temps tronquŽ, le dŽprimŽ est nŽcessairement un habitant de lÕimaginaire È2. Dans sa qute dŽsespŽrŽe, la mre se lance dans une aventure particulire : Ç elle arpentera avec lui tout son passŽ, du plus lointain au plus rŽcent, jusquՈ dŽcouvrir la source du mauvais Ïil qui cloue ainsi au seuil de la mort, et bien sžr elle lÕen dŽlivrera. È (EM, 157). Si sa pratique ne lui fournit que peu de satisfaction concernant lÕamŽlioration de lՎtat de conscience de son fils, elle rencontre sur 1

Jean BERGERET, Ç Aspects Žconomiques du comportement dÕaddiction È, Le Psychanalyste ˆ lՎcoute du toxicomane, Paris, Dunod, coll. Inconscient et culture, 1981, p.10. 2 Julia KRISTEVA, Soleil noir. DŽpression et mŽlancolie, (1987), Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1989, p.71.

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les chemins de la mŽmoire des Ç souvenirs confus È qui se jouent de son inconscient. Aussi, se livre-t-elle tous les jours ˆ des sŽances de Ç rver-vrai È, inspirŽes par des souvenirs de lecture du roman Peter Ibbetson de Georges du Maurier1, dont les pages mlent le rŽcit des souvenirs et des rves diurnes et nocturnes. Les dŽlectables parenthses oniriques permettent aux hŽros, LouisPhilippe et son inaccessible duchesse, de se retrouver et de vivre leur grand amour. Or, les Ç rŽfŽrences littŽraires quÕelle sՎtait choisies pour sÕorienter ˆ un moment crucial de sa vie ne lui servent ˆ rien, sinon ˆ lՎgarer davantage encore È (EM, 165). Les relents de cette autobiographie, Žcrite dans un hospice dÕaliŽnŽs, sÕinfiltrent dans lÕexpŽrience dÕune transe toute personnelle qui la mne au plus prs de lՎgarement, Ç elle perd de plus en plus prise sur la rŽalitŽ È (EM, 171). Les sŽances de rver-vrai dÕAlo•se sont bien ŽloignŽes de ce que Bion2 appelle la Ç capacitŽ de rverie È maternelle, qui vise ˆ Ç dŽtoxiquer È les projections de l'infans, avant qu'il puisse se les rŽapproprier et, ˆ partir dÕelles, dŽvelopper sa capacitŽ ˆ penser. Ainsi, la naissance et la qualitŽ de la vie psychique dÕun tre humain sont tributaires, non seulement de la mre, mais de sa capacitŽ ˆ opŽrer cette rverie. Or, les vertiges du rver-vrai sont une ultime tentative pour soutenir Alo•se dans la pŽrennisation dÕun leurre o lÕextase sÕenchevtre ˆ la jouissance en de troublantes apparitions. La substitution, qui Žtait dŽjˆ ˆ lÕÏuvre dans la description Ç Voyez mon fils : le portrait dŽcoupŽ de son pre, - la mme ŽlŽgance, la mme beautŽ, et cette blondeur rare, ces doux cheveux soyeux ornŽs de boucles dÕanges ! Et les yeux sont les mmes, et les mains, le sourire !... È (EM, 80), mle confusŽment le fils et le pre en une louange dՎtrange mŽmoire : Oui, Prince, je languis, je bržle pour ThŽsŽe. [É] Charmant, jeune, tra”nant tous les cÏurs aprs soi Tel quÕon dŽpeint nos dieux, ou tel que je vous voi. Il avait votre port, vos yeux, votre langage. Cette noble pudeur colorait son visage [É].3

Lˆ o le quiŽtisme de Madame de Guyon permettait ˆ Ç lՉme de jouir dans son fond, dÕun bonheur inestimable È, Alo•se se soumet, passive ˆ lÕappel et ˆ lÕaccueil, non de la gr‰ce, mais de lՎpoux. Le trouble gagnant, comme Phdre, Ç son ‰me Žperdue È, elle perd la ma”trise de son corps. La passion, Ç ma”tresse de lÕimagination È, sÕempare de son regard et de son attention. Le corps lŽthargique du fils sÕoffre ˆ la folie maternelle et se fait passeur pour faciliter le 1

Georges DU MAURIER, Peter Ibbetson (1891), trad. de lÕAnglais par Raymond Queneau, Paris, Gallimard, Coll. LÕImaginaire n¡ 18, 1978. 2 Wilfred-Ruprecht BION (1962), Aux sources de l'expŽrience, Paris, PUF, 1979. 3 Jean RACINE, Phdre, Acte II, scne V (v. 639-642), Thމtre complet, Jean Rohou (Žd.), Paris, Le Livre de Poche, coll. La Pochothque, 1998, p.676.

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retour du pre. Les Žmois amoureux sont enfin retrouvŽs en une captation incestueuse qui atteint ici son apogŽe Žrotique dans une entire abrasion de la diffŽrence gŽnŽrationnelle. Sur le lit o git son fils, cÕest son Žpoux quÕelle voit : Ç Alo•se ne peut penser ˆ Ferdinand adulte sans le confondre avec Victor [É] Le corps de la guerre ressuscite. Et cÕest, comme avant, un corps de dŽsir. È (EM, 159), Ç son corps bržle dÕun feu qui nÕest autre que celui dÕune amante È (EM, 164), elle Ç livre sans se dŽfendre son corps de femme quinquagŽnaire aux mains de la jeune femme quÕelle fut. Elle Žcoute avec voluptŽ monter du fond de ses entrailles les chants de sirne amoureuse modulŽs par lÕamante de jadis soudain ressuscitŽe. È (EM, 165). Hyacinthe ne joue pas le r™le de tiers sŽparateur pour arracher sa femme ˆ ses dŽlices mortifres. Tenu ˆ la porte de la chambre Ð enclos fantasmatique Žrotique et lŽtale - o sÕenferme le couple anomique, il constate, tel un mari trompŽ, les effets des Ç heures entires pour monter la garde auprs de son fils. [É] mŽtamorphosŽe [É] les cheveux dŽfaits, le corps frŽmissant et le regard Žtincelant, comme dans lÕamour. È (EM, 237). Il voit bien que le dŽfunt prend lÕascendant sur le cÏur de sa femme mais fait comme sÕil nÕy avait rien de mal ˆ cela, ne fait-elle pas tout pour sauver son fils ? Le fant™me vient brouiller la frontire entre vie et mort, le passŽ et le prŽsent. Telle la figure du spectre, analysŽ par ƒvelyne Ledoux-Beaugrand, il efface Ç les diffŽrentes places dans la lignŽe, mais il porte avec lui la promesse dÕun secret rŽvŽlŽ. Car le spectre ne fait pas que se tenir dans lÕombre ; il fouille aussi la part dÕombre du passŽ, les failles du rŽcit familial et invite les vivants ˆ exhumer les secrets enfouis. È 1

Le corps sorcier de Victor Ç sÕen revient des limbes o le destin lÕavait trop t™t exilŽ, pour venir chercher son fils. (EM, 167). Pre dŽvorateur du corps et de lÕesprit du fils, il se nourrit de sa chair, comme sÕil demandait ses restes : Ç CՎtait un corps voleur, venu dŽrober la dŽpouille dÕun autre pour pouvoir descendre enfin avec dŽcence dans un caveau. È (EM, 211). Dans lÕattrait irrŽsistible des sŽances du rver-vrai, Alo•se, qui souhaitait protŽger une unitŽ retrouvŽe et vivre dans une complŽtude rŽconciliŽe, sÕest perdue, ŽcrasŽe par le poids des revenants. La vision distanciŽe de la quatrime sŽquence Appels, prŽsente une femme silencieuse. Sans bruit et sans pleurs, Alo•se se tient en Žquilibre dans une fragilitŽ retenue, au bord de la brisure : Ç Elle semble flotter lŽgrement. Quelque chose tremble en elle. DÕune main elle sÕappuie au

1

ƒvelyne LEDOUX-BEAUGRAND, Ç Filles du pre ? Le spectre paternel chez quelques auteures contemporaines È, Relations familiales dans les littŽratures franaise et francophone des XXe et XXIe sicles. La figure du pre, Murielle-Lucie ClŽment et Sabine van Wasemael (dir.), Paris, LÕHarmattan, 2008, p.49.

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chambranle de la porte, de lÕautre elle tient un verre ˆ la main [É] A chaque gorgŽe elle secoue la tte comme quelquÕun qui dit non [É] È (EM, 205-206). Le deuil de la mre se dessine avec le charbon friable quÕest le Ç fusain È pour capter les ombres dÕune vie dont les couleurs ont fondu. La plainte de Phdre, Ç Tout mÕafflige et me nuit, et conspire ˆ me nuire È1 se glisse encore dans le cÏur de lÕÇ Žpouse-amante È (EM, 220) pour qui Ç les objets conspirent [É] cÕest le monde, cÕest la vie. La vie nÕest plus la vie, elle est infŽodŽe ˆ la mort. È (EM, 208). La mort de Ferdinand touche lÕenfant merveilleux tout autant que lÕenfant rŽel, sa disparition ouvre la bŽance dÕun monde rŽsolument vide. Ç Il neige sur le nom de Ferdinand. " Un nom de rois, un nom dÕempereurs, et non des moindres ! ", aimait autrefois ˆ rappeler sa mre. [É] Le roi est mort, et le monde est dŽsert. È (EM, 210). Ç Un seul tre vous manque et tout est dŽpeuplŽ È2 Žcrit le pote, mais quel tre ! Un astre autour duquel la mre faisait pivoter toute la constellation familiale. Lorsque dans sa prŽface ˆ sa tragŽdie, Racine prŽsente Phdre comme un personnage Ç ni tout ˆ fait coupable, ni tout ˆ fait innocente. Elle est engagŽe par sa destinŽe È, celle dÕAlo•se pourrait bien tre liŽe aux tres qui, mal enterrŽs, ont ŽtŽ mal pleurŽs, et sont, de ce fait, Ç plus disposŽs que tout les autres ˆ la revenance È3 pour plonger leurs racines dans les cÏurs endeuillŽs. Elle sՎtait crue plus forte que la guerre, plus puissante que la mort. Elle sՎtait convaincue que son amour pour Victor Žtait si entier, si profond, quÕil en Žtait magique et quÕelle avait rŽussi ˆ arracher aux limbes son Žpoux et lui rendre corps. [É] dans les dŽlices de cette jouissance retrouvŽe, elle avait oubliŽ le vrai but de sa qute. Et elle avait trahi son fils. (EM, 215)

Phdre encore, pourrait rŽpondre ˆ cette lectrice qui aimait ˆ puiser ses origines Ç du c™tŽ de Sophocle, dÕEschyle ou de Shakespeare È (EM, 215) : Moi-mme devant vous jÕaurai voulu marcher, Et Phdre au Labyrinthe avec vous descendue, Se serait avec vous retrouvŽe ou perdue. 4

1

Jean RACINE, Phdre, Acte I, scne III, vers 161, Thމtre complet, op. cit., p.658. Alphonse de LAMARTINE, Ç LÕIsolement È, MŽditations poŽtiques (1820), Paris, Gallimard, coll. PoŽsie, 1981. 3 ƒvelyne LEDOUX-BEAUGRAND, op. cit., p.49. 4 Jean RACINE, Phdre, Acte II, scne V, vers 659-662, Thމtre complet, op. cit., p.677. 2

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III - LES VESTIGES DÕUN TERRITOIRE DISPARU Il nÕy a pas de Ç nouveaux pays natal È. Le pays natal est le territoire de lÕenfance et de la jeunesse. Qui lÕa perdu reste un tre perdu. Jean AmŽry1

III-1 Le pays dont on se souvient

III-1.A Les impressions sensorielles

CÕest par la mre, Žcrit Marie-JosŽ Chombart de Lauwe, que Ç sՎbauche la premire reprŽsentation du monde de lÕenfant, [É] elle nuance de multiples impressions affectives et sensorielles È2, aussi, se rappelle-t-elle subrepticement par la diversitŽ des empreintes laissŽes en notre mŽmoire corporelle. Son souvenir est liŽ ˆ un parfum, un toucher, un mouvement ou une voix, autant de signes impalpables mais profondŽment familiers, sources dÕapaisement ou dՎtranges

Žmois.

Dans

LÕInaperu,

lorsque

Marie

fuit

les

chamailleries

incessantes de ses frres en sÕexilant dans la Simca Aronde, elle recherche, dans cet espace transitionnel, une condensation des essences variŽes et composites. LÕodeur Ç indŽfinissable et pourtant si caractŽristique qui y rŽgnait, composŽ dÕun mŽlange de ska•, de poussire, de vagues traces du parfum de sa mre, de relents

de

tabac

et

dÕessence È

(In,

26),

favorisent

lÕapaisement

et

lÕendormissement. Le corps maternel a une odeur qui est une sensation premire et constitue selon les termes de la psychanalyste Annie Anzieu une Ç Jouissance initiale, pŽnŽtration irrŽversible. Souvenir du dedans du corps, enveloppe retournŽe

sur

soi.

Peau

immatŽrielle

repliŽe

par

lÕair

qui

pŽntre

È3.

LՎvanescence de lÕodeur des tres, Ç qui se fane en premier dans la mŽmoire È, fait craindre ˆ Prokop que Ç lÕabsence du corps qui la portait, lÕexhalait [É] È (Im, 115) plonge la trace de cette prŽsence dans lÕoubli. Pour Žviter cette

1

Jean AMƒRY, Par-delˆ le crime et le ch‰timent Ð Essai pour surmonter lÕinsurmontable, (1966), trad. Franoise Wuilmart, Arles, Actes Sud, 1995. 2 Marie-JosŽ CHOMBART DE LAUWE, Un monde autre : lÕenfance. De ses reprŽsentations ˆ son mythe, op. cit., p.153. 3 Annie ANZIEU, La Femme sans qualitŽ. Esquisse psychanalytique de la fŽminitŽ, op. cit., 25.

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dissolution, il Ç sÕefforc[e] de conserver par-delˆ la disparition lÕodeur de la peau de sa mre, [É] parfums subtils et trs discrets qui Žtaient ceux de la douceur. È (Im, 116). Dans son rŽcit apologŽtique ˆ la mŽmoire de sa mre et de son chien, monsieur Rossignol retient de son enfance la simplicitŽ de quelques dates repres et le gožt des p‰tisseries confectionnŽes par sa mre nourricire selon le rythme de la nature : Des annŽes dÕenfance dans mon village, je nÕai rien ˆ raconter. Il ne se passait que les simples ŽvŽnements liŽs aux saisons, et les p‰tisseries de ma mre suivaient le cycle des saisons. [É] Voilˆ pour la petite enfance ; rien que des souvenirs de bouche, ou presque. (Im, 157)

Le jour o Tobie quitte la maison paternelle, Valentine sort de sa torpeur et de son enfermement en confectionnant un g‰teau Ç selon les recettes hŽritŽes de sa mre et de DŽborah. È (TM, 161). Une des fonctions primaires dŽvolue ˆ la mre, se rappelle ˆ sa mŽmoire comme un premier acte de soin ˆ porter ˆ lՐtre qui vient de na”tre : Ç Elle vient de na”tre, tout au bout de son ‰ge, femmeŽphŽmre demeurŽe ˆ lՎtat larvaire durant des milliers de jours et dont lÕinstant dՎclore est enfin arrivŽ. È (TM, 162). Cette vie nouvelle sÕouvre ˆ elle dans un ressenti dՎternitŽ et se dŽploie par un acte culinaire offert ˆ la mŽmoire de Ç toutes les femmes de sa famille. CÕest un g‰teau de bienvenue, de bienvenue ˆ celles qui ne sont plus [É] È (TM, 163). La prŽparation du g‰teau, aux douces saveurs sucrŽes, permet le dŽpassement de la phase mŽlancolique et enracine ˆ nouveau Valentine dans lÕhistoire familiale et la transmission des choses de ce monde. LÕenfance et la prŽsence maternelle restent dans un gožt qui parfois se rappelle et ouvre une reprŽsentation restŽe en gestation dans le souvenir. Dans son essai sur Proust, Julia Kristeva Žvoque la rencontre de la bouchŽe de g‰teau avec le palais, qui Žveille chez le narrateur Ç quelque chose dÕextraordinaire È1. Ce contact est : le plus infantile, le plus archa•que quÕun tre vivant puisse retrouver avec un objet ou une personne, puisque la nourriture est, avec lÕair, cette dŽlicieuse nŽcessitŽ qui nous maintient vivants et curieux des autres [É] Le gožt est monde comme lÕest, ˆ cause du gožt et de toutes les autres sensations, lÕexpŽrience elle-mme qui les restitue.2

Ce souvenir subsiste chez ƒdith, pour qui sa mre, pourtant Ç pitre cuisinire [É] excellait dans un unique domaine p‰tissier, celui de la fabrication de tuiles aux amandes, de craquelins au beurre et de macarons ˆ lÕorange. ƒdith a eu

1

Marcel PROUST, Ë la Recherche du temps perdu (1913-1927), Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, tomes I, II et III, 1987. 2 Julia KRISTEVA, Le Temps sensible. Proust et lÕexpŽrience littŽraire, Paris, Gallimard, coll. N.R.F. Essais, 1994, p.30.

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lÕimpression de sentir dans sa bouche la saveur de ces trois gloires de sa mre. È (In, 136). Comme le narrateur au dŽnouement de La Recherche du temps perdu, Valentine est Ç un adulte qui se souvient dÕavoir aimŽ avec sa bouche des tres et des lieux È1. Ce Temps retrouvŽ lui fait ouvrir fentres et volets pour saluer la lumire et, rŽinscrite dans sa lignŽe, elle Ç sÕen va È (TM, 161) ˆ la recherche dÕune profondeur dans laquelle se condense son destin. La nourriture redevient pour ce personnage, ce quÕelle est pour tout enfant, Ç la mŽtaphore [É] de la parole de vie È2. Pour Denis Vasse, celui-ci vit de Ç cet entretien secret dans le bain des paroles de la mre : le bŽbŽ se nourrit autant du lait de sa mre que du frŽmissement de ses mots et du veloutŽ de sa peau : il se nourrit de ce dont elle vit. Ce quÕil avale a le gožt de ses mots et lÕodeur de sa peau. È3. De ces deux activitŽs, essentiellement orales, qui consistent ˆ se nourrir de mets et de mots, qui sÕincorporent et se remŽmorent par la sensorialitŽ, subsiste cette parole qui est celle de la berceuse, qui transforme la voix maternelle en berceau. Un matin, alors que Reine vient de sՎteindre ˆ plusieurs lieux de lui, son fils Simon : sentit un souffle lui parcourir les mains, le visage ; un souffle trs lŽger, qui nՎtait ni de vent, ni de brise. Un souffle si tŽnu, comme une haleine au gožt de fruit. Celle de sa mre. Et soudain il avait retrouvŽ toutes les sensations oubliŽes de son enfance. Sa tte reposant contre la gorge de sa mre, lui sÕendormant dans les bras de sa mre, dans lÕodeur dŽlicieuse de la peau de sa mre ; lui sÕenchantant de la voix de sa mre, de ses doux rires en grelots, et du bleu limpide de ses yeux. (JC, 280)

La voix maternelle est, selon Anne Dufourmantelle, lÕempreinte charnelle la plus archa•que qui fait Ç office de peau, dÕenveloppe, comme un autre corps ˆ lÕintŽrieur du corps, non touchŽ plut™t quÕintouchable [É] È4. Ce bain sonore, que Didier Anzieu nomme Ç lÕenveloppe du soi È5 et Guy Rosolato Ç la matrice sonore du moi È6, dans lequel Simon fut placŽ ˆ sa naissance, devient le lien qui se manifeste alors que le souffle qui le portait sÕest Žteint. LՎcho de lÕombre-parlŽe de la mre se fait entendre comme un doux murmure dans lՎmotion des retrouvailles par delˆ les contraintes spatio-temporelles : Ç "Je suis lˆ, mon petit, je tÕai enfin retrouvŽ, je tÕai rejointÉ " la voix de sa mre chuchotait en lui, tout contre son cÏur, elle le berait. È (JC, 280). Elle dit encore le bonheur des mots sans ‰ge et sans vieillesse, les premiers et les derniers. En ce souffle se redit et meurt, pour toujours rena”tre, la voix dÕun amour inconditionnel, 1

Ibid., p.14. Denis VASSE, Inceste et jalousie, Paris, Le Seuil, 1995, p.20. 3 Ibid., p.37. 4 Anne DUFOURMANTELLE, La Sauvagerie maternelle, op. cit., p.159. 5 Didier ANZIEU, Ç LÕEnveloppe sonore du soi È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 13, 1976, 161179. 6 Guy ROSOLATO, Ç La voix : entre corps et langage È, Revue Franaise de Psychanalyse, XXXVIII, 1, 1974, p. 31-51, rŽŽd. Essais sur le Symbolique, Paris, Gallimard, Coll. Tel, 1979, p 75-94. 2

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enveloppant, qui se reconna”t immŽdiatement tant il reste ancrŽ, conservŽ, dans le regret mme de lÕabsence. Il sÕoffre dans la mort, comme dans les tous premiers instants de la vie ˆ peine balbutiante, dans une disponibilitŽ absolue qui ne conna”t ni la rupture, ni lՎloignement. Aldo Naouri prŽsente idŽalement cet amour comme Ç sans faille, susceptible de nous mettre ˆ lÕabri de la souffrance. [É] Un amour pur, monochrome, tournŽ vers le seul avenir È1. DaphnŽe Desormeaux, personnage malheureux de la nouvelle LÕH™tel des Trois Roses, entend, dans son dŽsespoir, Ç la voix de sa mre, sa voix c‰line quand elle lÕappelait : " Nisette, viens ma jolie. " Ce surnom de son enfance sonnait si tendrement soudain et douloureusement. Elle avait reniŽ son prŽnom et le surnom avec. Sa mre Žtait morte Ð la seule qui aurait pu encore oser lui dire " ma jolie " È (HTR, 222). Cette voix, lÕunique, est propre ˆ ouvrir sur un dŽsir susceptible de la dŽlivrer de lÕemprise dÕune image dans laquelle DaphnŽe sÕest enfermŽe. La mre pourrait encore voir le visage de sa fille, en dŽpit de lÕeczŽma ravageur qui le recouvre de crožtes Žpaisses, elle seule pourrait confirmer une identitŽ qui a besoin dÕun sourire et dÕun parler pour advenir. Une voix dont on pourrait dire quelle sourit quand elle parle, qui regarde en aimant, doux miroir sonore pour ouvrir sur la dŽcouverte dÕun visage dŽlivrŽ de la volontŽ de se faonner. La langue de la mre, affective, privŽe et singulire, employŽe pour sÕadresser ˆ son enfant, tisse une Žtoffe langagire aux particularitŽs qui offrent un tracŽ unique et une corporŽitŽ qui sert de lieu dÕinscription. Autant de langues maternelles que de mres parlantes, autant de voix-mre susceptibles de revenir dans la mŽlodie dÕune berceuse par la voix du fils. Ainsi AurŽlien se penche-t-il vers le couffin des jumeaux pour calmer leurs pleurs : Ç Le voici assis par terre, un bŽbŽ au creux de chaque coude, en train de fredonner " Biedroneczko lec do nieba, przynies mi kawalek chleba. " Les nourrissons commencent ˆ se calmer [É] È (HC, 85). La romance maternelle survient dans le dialecte de lÕenfance qui fait taire les pleurs et advenir le langage. Ç Elle est lÕenvoi, lÕorigine et lÕultime adresse de la voix, qui [É] dŽsire. En dernire instance, comme dans la premire, nos langues ne parlent quÕaux voix de leurs mres È2, Žcrit Edmundo Gomez

Mango.

La

langue-mre,

la

voix

natale

est

celle

du

langage

amoureux poursuit le psychanalyste :

Sans cette sŽduction de lÕorigine, la possibilitŽ et le dŽsir de parler seraient impensables ; la langue muette, mortelle et cadavŽrique est celle qui nÕest plus Žmue par la sŽduction. [É] La voix des mres est toujours sexuelle : elle sŽduit,

1

Aldo NAOURI, Les Filles et leurs mres, op. cit., p. 74. Edmundo GOMEZ MANGO, Ç La Mauvaise langue È, Le Mal, Paris, Gallimard, coll. Folio essai, 1988, p. 295. 2

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elle agresse, elle calme, elle enchante, elle endort, elle Žveille ; elle est la musique sexuelle de la langue-mre, le trŽfonds sonore de la voix qui parle. 1

En elle sÕancre le dŽsir qui, avec le souvenir sensoriel, composent un pan de la mŽmoire amoureuse, qui se dŽlecte dÕautant plus que lÕorigine de sa jouissance reste, ™ bienveillante censure ! confuse ou mŽconnue. Il semblerait que lÕabsence, ou la disparition prŽcoce de la mre, scelle les premiers Žmois sexuels de ThadŽe ou de Magnus dans les traces dÕun souvenir Žvanescent. Comme si ce dernier, restŽ en gestation, pouvait inopinŽment se manifester sous forme dÕimages et de visions intensŽment Žrotiques, dÕautant plus incontr™lables que difficilement localisables. En effet, ce nÕest que des annŽes aprs la mort de sa mre, que la vision de celle-ci saisit ThadŽe : grande Anguille lunaire, dansait pour lui jusquՈ la transe. Et cette danse Žtait la mise bas de son corps nouveau Ð de son corps dÕhomme dŽsirant. Il se mit ˆ tourner et danser ˆ son tour, ˆ balancer ses Žpaules et ses reins et ˆ tordre ses bras. La voix de la mre syncopant ses cris rauques [É] Par milliers des effraies sÕenvolrent du ventre de la femme. Il y eut grande pluie de sang. [É] Terre, soleil et lune disparurent, - une Žclipse blanche recouvrit tous les mondes. (NA, 110)

Cette expulsion du ventre maternel est une nouvelle venue au monde, une naissance ˆ la sensualitŽ, qui pourrait sÕentendre comme la rŽalisation dÕun souhait formulŽ par J.-B. Pontalis : Ç JÕaimerai ne jamais cesser de venir au monde È2. Elle laisse ThadŽe nu, nouvel homme de Vitruve, gisant sur le plancher du grenier : Ç Ses membres Žtaient ŽcartelŽs comme les rayons dÕune roue, son sexe encore Žtait tendu. [É] sa peau demeurait bizarrement incrustŽe de fine poussire dՎtoile. È (NA, 111).

Les traces mnŽsiques de la mre de Magnus se prŽsentent Žgalement de faon trs perturbante, alors que le choc de sa disparition a englouti jusquՈ sa reprŽsentation. Le personnage qui, adulte, se questionne sur sa facultŽ dÕaimer alors quÕil pense nÕavoir Ç plus quÕun cÏur ˆ demi calcinŽ dans les flammes qui ont enlacŽ sa mre [É] È (M, 147), avance, adolescent, comme le personnage de LÕEnfant bleu de Henry Bauchau. Orion, que Sylvie Germain prŽsente sous les traits dÕun Ç Îdipe enfant, aveuglŽ par ses visions intenses, titubant en ce monde È3, conna”t en effet les mmes bouleversements sensoriels que Magnus. Le surgissement dÕapparitions multicolores rejoint lÕÇ insaisissable tourbillon de couleurs rŽunies È proustien, pour Žclore chez Magnus en jouissance. Les poussŽes fulgurantes de couleurs, sans reprŽsentation corporelle, rŽpondent ˆ la 1

Ibid. J.-B. PONTALIS, LÕEnfant des limbes, op. cit., p.141. 3 Sylvie GERMAIN, Ç Lettre ˆ Henry Bauchau lors de la parution de LÕEnfant bleu È, Les Moments LittŽraires. Revue de littŽrature, n¡14, 2e semestre 2005, p.15-17. 2

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dŽflagration et ˆ la violence auxquelles Magnus ˆ survŽcu lors du bombardement de Hambourg. LÕeffondrement psychique provoquŽ par la disparition brutale de la mre, le bruit, le chaos et la dŽvastation physique, laissent autant dՎchardes bržlantes irradiant le corps o, dŽsir et traumatisme se mlent. Magnus revit le temps, ˆ la fois accablant et irrŽel, du cataclysme. Aucun regard, aucune parole ne vient baliser ce lien qui prŽside ˆ lÕembrasement. La mre reste ce continent perdu qui ne sÕexprime que dans la fulgurance, non de fantasmes, mais de sensations visuelles, informelles, irreprŽsentables, qui Ç bombardent È lՐtre. La puissance de lՎmoi sexuel est associŽe aux flammes, Ç giboulŽes dÕaiguilles de feu Žclatant au-dedans de son corps [É] rouge et le jaune francs dÕun feu prenant soudain force [É] crŽpuscule bariolŽ ˆ outrance dÕorange et de rouge vifs [É] lueurs incandescentes È (M, 41), provoquant la survenue dÕun premier orgasme Ç en sŽisme È (M, 41). Les petites morts de Magnus sont autant dÕilluminations et de temptes intŽrieures. Comme le narrateur de la Recherche, Magnus tente dÕoffrir une substitution au souvenir Ç pour donner une image enfin stable ˆ cette effervescence indŽcise de lÕidentitŽ et de la diffŽrence entre le peru et le signifiŽ È1. Il cherche ˆ donner forme ˆ ses Žclairs et flamboiements surgis dÕune prŽhistoire personnelle, non par lՎcriture, mais par lÕapproche picturale : Ç il se passionne pour les couleurs et rve de devenir peintre È (M, 41). NÕobtenant quÕun rŽsultat dŽcevant, Ç il abandonne bient™t ces essais de coloriage, et il se contente dÕattendre que jaillissent ici ou lˆ, ces couleurs cinglantes qui le jettent dans un trouble quÕil redoute autant quÕil espre. È (M, 42). Ces images jalonnent la vie sentimentale de Magnus, le premier baiser volŽ de Peggy Bell Ç va dŽclencher en lui, pendant des mois, une giboulŽe de rves qui parfois le rŽveillent en sursaut au milieu de la nuit, le ventre mouillŽ de blanc laiteux. È (M, 70). Image onirique, o lÕassociation du lait et du sperme constitue les traces de cet amour originel qui sommeille au fond de son tre et demande ˆ tre dŽchiffrŽ. CÕest cependant la mort de son amante May qui le raccroche ˆ la perte initiale, il nÕest dÕailleurs Ç pas veuf de la femme aimŽe, mais orphelin de sa complice, de son amante. È (M, 139). La perte de celle Ç qui lui avait ouvert lÕhorizon et lÕavait remis en chemin dans le sens du futur È, rŽactualise les sensations de lÕabandon : et soudain il Žprouve un grand froid, une bržlure, les sensations se confondent, une flamme glacŽe lui Žclate en plein cÏur et ondoie dans ses membres [É] explose sans un bruit dans sa tte, exactement comme en cette nuit dՎtŽ ˆ Hambourg, ˆ lÕheure de Gomorrhe, quand la femme, quÕil pense avoir ŽtŽ sa mre, lui a brusquement l‰chŽ la main pour danser avec la mort. Il ressent le mme gožt de nŽant dans la bouche, le mme prŽcipitŽ de stupeur et de solitude se former dans sa chair. (M, 139) 1

Julia KRISTEVA, Le Temps sensible. Proust et lÕexpŽrience littŽraire, op. cit., p.32.

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Le sŽisme, dont lÕampleur Žvoque lÕAprs-dŽluge, exige une rŽactualisation de lÕAlliance1. Si progressivement la pulsion sÕapaise pour laisser advenir lÕimage vague et fugitive dÕune Ç lumire laiteuse È de laquelle Ç une impression de quiŽtude dŽlicieuse se dŽgage È (M, 160), la rencontre avec Peggy libre la libido des Žchos maternels en un dŽsir rŽnovŽ. Romain Gary a su repŽrer le cycle du retour du connu et du mme dans La Promesse de lÕaube : Ç partout o vous allez, vous portez en vous le poison des comparaisons È2. Le dŽsir ne cesse de revenir ˆ lÕempreinte premire pour Magnus : le Ç corps de Peggy lui Žtait dŽjˆ si intime que ce soudain dŽvoilement lui a fait lÕeffet dÕune absurditŽ, dÕune violence È (M, 199), pour sՎteindre dans lÕimpuissance liŽe ˆ lÕinquiŽtude incestueuse. Lorsque Peggy, pour apaiser Magnus, lche Ç ses larmes ˆ la faon dÕun petit chat È et fredonne une chanson, son Ç cÏur palimpseste a rŽvŽlŽ dÕautres sonoritŽs [qui] se dŽployaient en ondes tŽnues, ˆ peine perceptibles, comme si elles remontaient de loin, de lÕamont de son ‰ge. DÕavant mme sa naissance, peut-tre, du temps o son corps se formait lentement dans la nuit liquide du corps de sa mre. È (M, 201). LÕhypothse de Ferenczi, qui soutient que le retour ˆ la vie intra utŽrine constituerait un fantasme humain universel, est ici illustrŽe. Or, le retour dans le corps maternel ne sÕeffectue pas pour Magnus par le co•t gŽnital, mais par lÕou•e qui dŽcle, dans le cÏur de Peggy, Ç un palimpseste sonore È qui lance Ç de confus Žchos, envoyait un appel, un rappel È (M, 200). LՎmotion et la passion de lՎtat amoureux offrent une possibilitŽ de survivance ˆ lÕenfant quÕil fžt. En mlant les reprŽsentations et les impressions sensorielles de la vie intra-utŽrine, Magnus reconstruit fugacement un temps imaginaire dÕune relation ˆ la mre, quÕOtto Rank3 fantasme comme particulirement idyllique. RenŽ Diaktine reconna”t quÕil est tentant dÕimaginer Ç lՎtat fÏtal ou la quiŽtude du bŽbŽ ˆ lÕimage dÕun plaisir sans limite, que ce soit dans la solitude presque totale de la vie intra-utŽrine ou dans lÕexquis Žrotisme dÕune intimitŽ infinie avec la mre È4. Peut-tre est-il nŽcessaire dÕimaginer Ç quÕau dŽbut Žtait la joie È pour combler le vide irreprŽsentable de la mort, afin de sÕendormir Ç la main ŽchouŽe sur le sein de Peggy È et sՎveiller, sans trace de lÕillusion qui fut pourtant utile autant que lÕest une fable, pour faire taire, enfin, tout Žcho des origines : Ç aucune pensŽe ne retenait ses gestes, son dŽsir Žtait libre. Et son corps cette fois nÕa pas failli ˆ son dŽsir. È (M, 201).

1

Gense, 9,8. Romain GARY (1960), La Promesse de lÕaube, Paris, Gallimard, coll. Blanche, 1980, p.38. 3 Otto RANK (1924), Le Traumatisme de la naissance : influence de la vie prŽnatale sur lՎvolution de la vie psychique individuelle et collective : Žtude psychanalytique, trad. Samuel JankŽlŽvitch, Paris, Payot, Coll. Petite bibliothque Payot, n¡ 22, 2002. 4 RenŽ DIAKTINE, Ç Le psychanalyste et lÕenfant È, LÕEnfant, op. cit., p.81. 2

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III-1.B Celle qui toujours revient

SÕil est vrai que tout choix dÕobjet sexuel hŽrite des dŽterminations infantiles de la sexualitŽ et que tout objet dÕamour porte les traces des premiers objets de lÕenfance, alors la dimension incestueuse est coextensive ˆ la vie sexuelle en gŽnŽrale. Derrire les diffŽrentes rencontres plane toujours lÕombre, ou la lumire, de la premire femme, toujours prohibŽe, mais souvent convoitŽe. CÕest ce que souligne Serge Doubrovsky lorsque, dŽtournant le cŽlbre Ç la treizime revient, cÕest encore la premire È1 de GŽrard de Nerval, il Žcrit cet ironique constat dŽceptif : Ç Femme de mon rve, de mes rves, Žvident. La treizime revient, cÕest toujours la premire. ET CÕEST TOUJOURS LA SEULE, ‚a le malheur, mon malheur. È2 Dans le fil de cette lecture, Marthe Robert associe lÕidŽe de Ç lՃternel fŽminin È ˆ la Ç puissance maternelle È, fascinante et redoutŽe, quÕelle rŽsume par la dŽclaration suivante : Ç Je suis la mme que Marie, la mme que ta mre, la mme aussi que sous toutes ses formes tu as toujours aimŽe. A chacune de tes Žpreuves jÕai quittŽ lÕun des masques qui voilent mes traits, et bient™t tu me verras telle que je suis. È3 La conjonction de la sexualitŽ de la mre et de la sexualitŽ infantile, quÕAndrŽ Green rŽsume de la faon suivante : Ç mre comme premire sŽductrice, enfant comme objet de sŽduction È4, teinte durablement les ŽprouvŽs sexuels des jeunes personnages masculins.

Sigmund

Freud5 prŽsente lÕadolescence du

garon

comme la

redŽcouverte de lÕobjet sexuel, puisque, en qute de lÕimage mnŽsique de sa mre, il vit des retrouvailles avec lÕobjet sexuel quÕa ŽtŽ la mre. Sylvie Germain expose, ˆ diverses reprises, ce moment particulier o lÕavancŽe progressive et le retour aux origines se combinent ˆ travers les figures de la rŽpŽtition. De faon exemplaire, le roman Tobie des Marais joue de la superposition des images de la mre et de la femme aimŽe qui crŽe une troublante et dŽlicieuse confusion Žrotique. Le savoir rationnel nÕest alors dÕaucun secours lorsque flamboient les tourments dÕun dŽsir inconnu. LՐtre femme, tel un mirage, sÕefface ou se dŽdouble. Ses apparitions fantomatiques, toujours surprenantes, Žveillent, tour ˆ tour, lÕextase ou lÕeffroi. La premire apparition de Sarra sÕoffre dans lÕindŽcision dÕune silhouette lointaine qui marche sur les rochers dÕune grve ˆ la nuit tombante. Ce moment crŽpusculaire, communŽment appelŽ entre chien et loup,

1

GŽrard de NERVAL, (1854), Les Chimres. Serge DOUBROVSKY, Fils, Paris, GalilŽe, 1977. 3 Marthe ROBERT, Roman des origines et origines du roman, Paris, Bernard Grasset, 1972 (Paris, Gallimard, coll. tel, 2002), p. 126. 4 AndrŽ GREEN, Les Cha”nes dՃros : actualitŽ du sexuel, Paris, Odile Jacob, 1997, p.49. 5 Sigmund FREUD, (1905), Trois essais sur la thŽorie de la sexualitŽ, Paris, Gallimard, coll. idŽes n¡ 3, 1962. 2

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est propice aux surgissements et ˆ la dissolution des anctres porteurs des mondes disparus. Tobie Ç repense soudain ˆ DŽborah. [É] Il aimerait tant en cet instant que la silhouette quÕil entrevoit lˆ-bas [É] soit celle de DŽborah, ou bien celle de sa mre. È (TM, 196). CÕest dans le manque, Ç profond et murmurant È, de la mre et de la grand-mre, que se dŽtache lÕespoir dÕune rencontre. La deuxime Žtape de ce parcours initiatique passe par une pleine Žmotion esthŽtique et Žrotique qui saisit le personnage devant un tableau du peintre Ragou‘l : Tobie y voit, en pleine lumire, ce que le tableau ne montre quՈ peine : le sexe de la jeune fille, - le doux, le voluptueux, le trs violent secret de son corps o tout est danse et pulsation. [É] Il voudrait Žcarter les cuisses de la jeune fille du tableau, caresser cette chair o ondoient lÕombre et la lumire, la palper, - la pŽnŽtrer. (TM, 219)

Le tableau joue ici pleinement sa fonction picturale autant que perceptive. PaulLaurent Assoun le qualifie de Ç pige ˆ regard È tant il Ç donne quelque chose en p‰ture ˆ lÕÏil È, invitant celui auquel le tableau est prŽsentŽ, ˆ dŽposer son regard comme Ç on dŽpose les armes È1. Le tableau dŽcha”ne lÕenvie de voir et de saisir, lÕÏil de Tobie est captŽ par lÕeffet du coup de foudre : Ç Ses yeux se font aussi miroir, miroir ardent qui enflamme lÕimage. È (TM, 218). De la mme faon que Dosto•evski dŽcrit dans LÕIdiot la rencontre du prince Mychkine avec la photographie de Nastassia Philippovna, le Ç point de cristallisation de la fascination amoureuse È2 sÕadresse ˆ lÕeffigie de lÕobjet. Dans Tobie des marais, il sÕavre que le modle du tableau nÕest autre que la femme du peintre : Ç Edna, peinte ˆ lՎpoque o elle attendait Sarra, durant les premiers mois de sa grossesse. È (TM, 220). Ainsi, la reprŽsentation de la mre contient-elle la promesse de la fille, tout comme le tableau promet la puissance de la rencontre amoureuse avec Sarra. Cette toile scelle un vŽcu commun entre Ragou‘l et Tobie, et fait ressentir le trouble qui bouscule les gŽnŽrations et condense le temps. Le tableau ne trouve sa clef que dans un systme de correspondances qui relie la mre ˆ la fille, en sÕanimant, il rŽconcilie le dŽsir du sujet : Ç "CÕest vous ! " sÕexclame-t-il ˆ mi-voix. Il pense au modle nu et ˆ celui du portrait. Il rŽunit les deux images, les confond sՎmerveille de les voir incarnŽes, dՐtre remontŽ ˆ la source. È (TM, 222). Tobie doit alors se dŽtacher de la perfection dÕune image dŽsincarnŽe, hors de portŽe, et se dŽbarrasser de son dŽsir de possession ou de conqute, pour se tourner vers la patiente rencontre. Le personnage de Simon dans Jour de Colre conna”t le mme genre de confusion 1

Paul-Laurent ASSOUN, Le Regard et la voix. Leons de psychanalyse, Paris, Anthropos, 2001, p.117. 2 Ibid., p.149.

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lorsquÕil rŽappara”t ˆ la mort de sa mre aprs une longue absence. Le premier amour fonctionne comme une inscription que les vŽcus ultŽrieurs nÕont pas effacŽe, et comme Žvocation dÕun paradis perdu : Ç sa mre pour laquelle il Žtait revenu, sa mre dont le corps prodigieux Žtait offrande, bontŽ, consolation, - il ne la verrait plus. È (JC, 282). Aussi, lorsque lÕincendie se dŽclare dans la maison de son grand-pre, Ç Simon continuait ˆ chercher lÕimage de sa mre, ˆ attendre son apparition. Mais cՎtait Camille qui venait dÕappara”tre, et il ne semblait pas la reconna”tre. È (JC, 296). BŽnŽdicte Lanot Žcrit dans sa thse que Simon Ç est parti par amour pour sa mre ; il revient par amour pour sa mre [É] son dŽsespoir sÕexprime alors en un geste aberrant, un geste de folie : la mise ˆ mort du bÏuf RouzŽ, son dŽpeage, lÕappropriation de sa dŽpouille [É] È1. Elle prŽcise que Simon nÕappelle pas Camille, mais crie le nom du bÏuf et ainsi : Žtouffe le cri de Camille, recouvre le nom quÕelle crie, celui de Simon : Simon a optŽ, il a ŽtouffŽ le dŽsir de Camille, renoncŽ ˆ la gŽnitalitŽ, il appelle ˆ lui, pour lui, un animal castrŽ [É] animal Žnorme, un animal aux chairs blanches, et dont le nom commence, comme celui de Reine, sur la lettre " R ". RouzŽ pourrait bien tre une figuration du ventre maternel [É]2.

Simon, comme Tobie, Žprouve les vertiges de la superposition de la figure maternelle qui se mle ˆ lÕimage de leur nouvel amour. Tous deux traversent cette frontire si tŽnue dans une sorte dÕinconscience, titubants et hŽsitants dans le trouble de leurs Žmois de quitter celle qui ne peut tre dŽsinvestie. Ainsi en est-il du leurre de la vie sexuelle qui consiste, pour Pierre FŽdida, Ç ˆ rechercher un objet ne pouvant tre retrouvŽ : " puisque Ð Žcrit Laplanche Ð lÕobjet qui a ŽtŽ perdu nÕest pas le mme que celui quÕil sÕagit de retrouver " È3. Pour AurŽlien, lÕaccomplissement hallucinatoire du dŽsir conserve la mŽmoire olfactive de lÕodeur maternelle quÕaucun Ç parfumeur ne parviendra ˆ recrŽer [É] elle est composŽe de trs grands riens Ð de vent, de clartŽ froide, dÕespace, de neige -, et dÕun-je-ne-sais-quoi unique, inimitable Ð un petit pan de peau trs fine, une goutte de tiŽdeur, la gr‰ce de la vie. È (HC, 80). Une Ç discrte et si intense signature de vie cachŽe derrire lÕoreille, ˆ la racine des cheveux È (HC, 81) quÕil cherche ˆ la retrouver ˆ lÕidentique chez dÕautres femmes : Ç une seule lÕa Žmue aussi profondŽment que sa mre en ce lointain jour de neige, Clotilde. È (HC, 81). Clotilde permet ce glissement vers le maternel et fait rena”tre au bonheur du parfum, qui est pour Annie Anzieu, le Ç premier ŽlŽment du connu, du dŽsir de garder en soi : mre reconnue. Sa trace perceptible retenue dans le souffle, 1

BŽnŽdicte LANOT-LEMOINE, LÕUnivers Romanesque de Sylvie Germain : lÕimaginaire Žthique, op. cit., p.242. 2 Ibid., p.241. 3 Pierre FƒDIDA, Ç La sexualitŽ infantile et lÕauto-Žrotisme du transfertÈ, SexualitŽ infantile et attachement, op. cit., p.173.

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la

mouvance de la

vie.

Sublimation.

LÕineffable rendu

sensible. È1.

Elle

reprŽsente lÕobjet auquel la satisfaction a ŽtŽ associŽe une premire fois, marquant pour toujours lÕobjet du dŽsir. Ce souvenir du Ç petit pan de peau È est frustre, isolŽ, tel le Ç petit pan de mur jaune È de La Recherche que lՎcrivain Bergotte retrouve dans un tableau de Vermeer. Ce phŽnomne explique le ravissement qui saisit AurŽlien avant mme que Clotilde nÕapparaisse, un lumineux dŽtail Ç quÕil nÕavait jusquÕalors jamais relevŽ, le surprend : la tache de soleil sur le chapeau frŽmissait ˆ hauteur du lobe de lÕoreilleÉ È. Cette rŽminiscence engendre un sentiment de fŽlicitŽ : Ç Ce dŽtail anodin le met en joie, il lui semble porteur dÕautant de sens que de dŽlicieux non-sens, et surtout de promesse. DŽcidŽment, oui, il est grand temps quÕils aient un enfant tous les deux. È (HC, 82). Le rapprochement de la mre et de Clotilde rend la perspective de la paternitŽ soudainement envisageable dans un Žclair maniaque o le fantasme incestueux ne prend mme pas le temps de se dŽguiser. La qute ŽdŽnique, comme un rve ou un souvenir, ainsi que le retour dans le ventre maternel que Sigmund Freud nomme le quatrime fantasme originaire, confrent une coloration incestueuse aux rencontres tout en provoquant le refus de certains rapprochements ou en suscitant la crainte quand le contact se fait trop maternant. Ainsi, dans la nouvelle LÕAveu, lorsquÕHŽlne, inquite de la torpeur de son amant, se couche ˆ ses c™tŽs : Ç il se recroquevillait de plus en plus, sÕenroulant et se raidissant sur lui-mme. HŽlne, sourde aux cris et aux larmes qui mugissaient dans le cÏur et les nerfs de Pierre, lui prodiguait avec douceur des baisers et des caresses de mre-amante ; elle lÕassiŽgeait, le torturait de sa tendresse. È (AV, 8). De mme AurŽlien, dans Hors Champ, prŽfre renoncer ˆ son

besoin

de

tŽlŽphoner

ˆ

sa

mre

pour

tre

consolŽ

dÕun

Ç long

pleurement. [É] comme un chagrin dÕenfant. [É] profond, aigu È afin de ne pas prendre le risque de lÕinfantilisation Ç Tout ˆ fait absurde, surtout, et mme incongru, ˆ son ‰ge ! È. LÕinterdit fonctionne cependant maladroitement, la construction syntaxique souligne la superposition et le passage rapide de la mre ˆ la compagne : Ç Il a besoin dÕentendre une voix familire, mais il sÕinterdit dÕappeler sa mre, [É] " All™, maman, jÕai le cafard et je ne sais pas pourquoi. Fais quelque chose ! " Il compose le numŽro de Clotilde. È (HC, 61) illustrant les propos de Sigmund Freud : Ç Ë vrai dire, nous ne savons renoncer ˆ rien, nous ne savons quՎchanger une chose contre une autre È2.

1

Annie ANZIEU, La Femme sans qualitŽ. Esquisse psychanalytique de la fŽminitŽ, op. cit., 25. Sigmund FREUD, Ç CrŽation littŽraire et rve ŽveillŽ È (1908), Essais de psychanalyse appliquŽe, trad. Marie Bonaparte, Paris, Gallimard, Coll. IdŽes, N¡ 353, 1971, p.71. 2

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

DÕautres personnages, en revanche, retrouvent dans les dŽlices matrimoniaux la continuitŽ du peau ˆ peau, du corps ˆ corps Ç expŽrimentŽ[s] dans le vŽcu occasionnel avec la mre des premiers temps de la vie. È1 Plusieurs pres, dans les romans germaniens, ont du mal ˆ renoncer ˆ la place privilŽgiŽe qui Žtait la leur dans la relation duelle mre/enfant et placent leur femme dans un r™le de substitut maternel. Ils font avec leur femme une expŽrience de la proximitŽ, qui relve de la recherche dÕune fusion et dÕun Žtat Žmotionnel, qui Žvoquent les premiers attachements de la petite enfance. Selon Dominique Guyomard, la mre, Ç comme objet nostalgique, est garante dÕune satisfaction Žrotique, dÕun plaisir trouvable et retrouvable È2, non dans sa dimension sexuelle, mais dans le plaisir de satisfaction hallucinatoire dont elle est garante. La rencontre dÕEphra•m et de Reine Žvoque le retour dans lÕabri dÕun foyer : Ç LorsquÕEphra•m pŽnŽtra dans la cuisine, il fut saisi par la chaleur qui y rŽgnait et par les grands pans de lueurs vermeilles qui ondoyaient sur les murs. È (JC, 33). Pour cet homme, trop t™t privŽ de mre, la cuisine offre la chaleur du feu domestique, que Leocadia Molina Leal prŽsente comme la Ç mŽtaphore du recueillement domestique, du rŽconfort du corps et de lÕesprit, il est lÕimage premire du bien-tre associŽ aux plaisirs les plus simples, liŽs aux ŽlŽments [É] Le feu est peru comme un ŽlŽment vivant, partie intŽgrante de lՉme de la maison [É] È3. La rŽflexion sur la symbolique du feu et lՎtude des structures permanentes de sa rverie, initiŽes par Gaston Bachelard4, ont dŽgagŽ un essaim dÕimages reliŽes ˆ celui-ci. Le symbolisme Žrotique, qui fait co•ncider le feu et lÕacte sexuel, est prŽsent dans la scne o Ephra•m sÕembrase devant Reine, avant que celle-ci dŽveloppe la figure de Ç la mre au foyer originelle qui ranime lՉtre et met le pot au feu. Reproductrice et nourricire È5, telle que la conoit Yvonne Knibiehler. Le feu sollicite le motif de la bouche et des sens habituellement liŽs ˆ lÕoralitŽ, et favorise le surgissement de la bržlure du dŽsir et de lÕappŽtit vorace : soudain ƒphra•m vit Reinette-la-Grasse comme jamais encore il ne lÕavait vue. Il ne vit plus la grosse fille de la Ferme-du-Bout, mais une Žblouissante divinitŽ de la chair et du dŽsir. Four et chevelure, p‰te et chair, pain et femme, faim et dŽsir, tout confluait dans les yeux dÕEphra•m, dans sa bouche, tout se mlait et criait dans son corps. (JC, 35)

1

Colette JACOB, Ç Figures de la mre. ƒcrits et chuchotements È, Imaginaire & inconscient, Ç Figures de la mre È, op. cit., p.102. 2 Dominique GUYOMARD, Ç La folie maternelle : un paradoxe ? È, La Folie maternelle ordinaire, op. cit., p.121. 3 Leocadia MOLINA LEAL, Ç Maisons dÕenfance chez Henri Bosco È, Cahiers Robinson, Ç Henri Bosco : Rver lÕenfanceÉ È, Christian Morzewski (dir.), Arras, UniversitŽ dÕArtois, n¡4, 1998, p.90-91. 4 Gaston BACHELARD, La Psychanalyse du feu (1938), Paris, Gallimard, 1949. 5 Yvonne KNIBIEHLER, Ç Figures de la mre au foyer È, Imaginaire & inconscient, Ç Figures de la mre È, op. cit., p.113-121.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

LÕattention dÕEphra•m se porte sur les pieds de Reine, Ç indŽpendants du corps È (JC, 35), objets partiels de surestimation et dÕidŽalisation sexuelle qui ne relient pas le corps obse au sol : Ses Ç tout petits pieds nus, blancs et fins, qui [É] se balanaient en douceur dans le vide [É]. Ces petits pieds, gracieux paraissaient indŽpendants du corps si ample et lourd [É] È (JC, 35). Le fŽtichisme, que Freud analyse dans ses Trois Essais sur la thŽorie sexuelle1, repose sur la description du substitut de lÕobjet sexuel qui est une partie du corps proche, mais pas tout ˆ fait reliŽ au corps aimŽ. Ce substitut peut tre comparŽ au fŽtiche dans lequel le Ç sauvage È incarne son dieu. La surestimation des pieds provient de la surestimation sexuelle qui caractŽrise lÕinvestissement de lÕobjet total, il sÕagit, selon

Janine

Chasseguet-Smirgel,

Ç dÕun

substitut

de

lÕobjet

sexuel

par

mŽtonymie. Ce qui est visŽ, cÕest la relation gŽnitale avec la prŽsence de pulsions sexuelles inhibŽes quant au but. È2 La rencontre est de lÕordre de la sidŽration et de lÕimpensŽ, elle inscrit lÕurgence du dŽsir dans son Žvidence et sa nŽcessitŽ : Ç En cet instant tout en lui ne rŽclamait plus que cela : sÕabattre de tout son poids contre le corps si merveilleusement en excs de Reinette-laGrasse [É] È (JC, 37). La mise en arrt redouble celle du pre Mauperthuis devant le corps assassinŽ et offert de Catherine Corvol. CÕest la femme dans son immense passivitŽ, absente ˆ son propre corps et ˆ son esprit, qui fascine les hommes du roman. Ë la voracitŽ dÕEphra•m rŽpond la passivitŽ de Reine : Ç Le mariage, lÕamour, le dŽsir, rien de tout cela ne faisait sens pour elle È (JC, 60). Le feu devient le symbole de lÕacte dÕamour et de son produit, surdŽterminŽ en fils. LÕaccouplement sera marquŽ ˆ la fois par sa frŽquence et la fŽconditŽ : Ç Ce grand corps dÕhomme qui sÕabattait contre elle chaque nuit pour y chercher lÕoubli [É] fit lever en elle une fertilitŽ nouvelle È (JC, 67). Comme si la continuelle faim qui hantait le corps de Reinette-la-Grasse frayait dedans sa propre chair des dŽdales bržlants o sans fin sÕengouffrait le dŽsir. Faim et dŽsir se confondaient pour lui en un mme flamboiement, un mme tournoiement. (JC, 66)

Fusion, plus quÕeffusion, qui permet ˆ Ephra•m de trouver Ç lÕoubli È (JC, 65) de la haine du pre dans un corps qui est, selon BŽnŽdicte Lanot, la Ç figuration de la toute puissance de la dŽesse-mre, le phallus de la mre. È3. La femme Žtant, selon Monique Schneider, non seulement lÕhabitante dÕun lieu mais Žgalement le

1

Sigmund FREUD, Trois essais sur la thŽorie de la sexualitŽ, op. cit.. Janine CHASSEGUET-SMIRGEL, ƒthique et esthŽtique de la perversion, op. cit., p.41. 3 BŽnŽdicte LANOT-LEMOINE, LÕUnivers Romanesque de Sylvie Germain : lÕimaginaire Žthique, op. cit., p.229. 2

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Ç lieu dans lequel peut se loger soit lÕenfant dans la matrice, soit lÕhomme dans lՎtreinte. È1

DŽsignŽ par Freud dans les Trois essais sur la thŽorie sexuelle comme le premier objet dÕinvestissement externe au corps propre, le sein va donner, dans son union vitale avec lÕorifice oral, son impulsion aux relations du sujet avec le monde extŽrieur, Ç au moyen des mŽcanismes de base que sont la projection et lÕintrojection, et selon la ligne des deux principes du fonctionnement psychique Ð plaisir-dŽplaisir et rŽalitŽ È2. Lorsque Freud prŽsente lÕimage dÕun Ç enfant rassasiŽ quitter le sein en se laissant choir en arrire et sÕendormir, les joues rouges, avec un sourire bienheureux È, il fait de cette jouissance le Ç prototype de lÕexpression de la satisfaction sexuelle dans lÕexistence ultŽrieureÉ È3 et le Ç paradigme des joies de la sexualitŽ adulte. È4. Ainsi, lorsque Sylvie Germain Žvoque la petite ƒmilie, Ç comblŽe par la tŽtŽe que vient de lui donner sa mre [É]. Autant que de lait, elle est repue de la chaleur et de lÕodeur des deux grands corps qui lÕentourent. [É] ƒmilie se calme, ferme les yeux et sÕendort ˆ son tour. È (In, 144), elle crŽdite lÕidŽe quÕau-delˆ des caresses, il y a ce champ Ç de la blancheur laiteuse dÕun allaitement rvŽ heureux, nostalgie dÕun paradis recrŽŽ, en deˆ des affres de la sŽparation et du manque [É]È5. CÕest ce temps que connait lՎpoux de Vitalie, alors que Ç lÕaube toujours le surprenait comme une nouvelle remise au monde de son corps confondu ˆ celui de sa femme dont les seins, depuis la naissance de leur fils, ne cessaient de porter un lait au gožt de coing et de vanille. Et de ce lait il sÕabreuvait. È (LN, 22). RenŽe de lÕEstorade nՎvoquait pas autre chose dans MŽmoires de deux jeunes mariŽes lorsquÕelle Žnonait : Ç Enfanter ce nÕest rien ; mais nourrir, cÕest enfanter ˆ toute heure. È6 Ce qui est en jeu ici, nÕest pas tant lÕincorporation fantasmatique du sein nourricier que lÕidentification primaire ˆ un objet, support contre lequel lÕenfant se serre. LÕaccolement du corps du mari au corps de Vitalie est liŽ ˆ la pulsion sexuelle qui, selon Didier Anzieu, Ç trouve satisfaction au niveau oral dans la tŽtŽe et dans cette manifestation dÕamour quÕest lՎtreinte È7. Sur lÕÇ Žcran blanc du rve È, quÕest le sein maternel, se projettent les images de la perception du dŽsir du nourrisson que le philosophe Gilles Deleuze, dans son livre Mille

1

Monique SCHNEIDER, Ç La disparition fŽminine È, Humain/dŽshumain. Pierre FŽdida, la parole de lÕÏuvre, op. cit., p.147. 2 Florence GUIGNARD, Ç LÕInfantile dans la relation analytique È, Au vif de lÕinfantile. RŽflexions sur la situation analytique, Lausanne, Delachaux et NiestlŽ, coll. Champs psychanalytiques, 1996, p.181. 3 Sigmund FREUD, Trois essais sur la thŽorie de la sexualitŽ, op. cit., p.105. 4 HŽlne PARAT, Sein de femme, sein de mre, op. cit., p.22. 5 Ibid., p.142. 6 HonorŽ DE BALZAC, MŽmoires de deux jeunes mariŽes (1841-1842), Paris, Gallimard, coll. Folio classique, 1981. 7 Didier ANZIEU, Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1985, p. 98.

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Plateaux, tente dÕimaginer. LՎpoux de Vitalie dans Le Livre des Nuits, ainsi quÕEphra•m dans Jour de colre, interrogent le partage, qualifiŽ dÕimpossible par HŽlne Parat, entre le sein maternel et le sein Žrotique. Ils jouent de lÕambivalence entre lÕoralitŽ et la gŽnitalitŽ pour exprimer subtilement le tabou de lÕinceste et lÕambivalence portŽe sur le sein fŽminin, comme si la femme ne pouvait pas tre ˆ la fois objet et sujet de dŽsir envers lÕhomme et mre nourricire, posant trop visiblement la question de sa relation Žrotique ˆ lÕenfant.

III-1.C Le mystre des origines

Selon Freud Ç LÕhomme sait dÕun certain savoir qui est son pre et si la lune est habitŽe, il sait dÕun tout autre savoir qui est sa mre È1, cependant lÕadage, mater certissima, pater semper incertus2, que Freud Žvoque dans la construction du Ç roman familial È, ne comble pas le dŽsir de savoir ce que fut le territoire originel et la nature exacte de notre humaine condition. Dans la Chanson des mal-aimants, Laudes fait le constat que les partouzes du lupanar le Relais des Baladins, tenu par les respectables sÏurs Brune et Dora BellezŽheux, offrent les vertiges nŽcessaires aux participants en qute dÕun mystre du secret de lÕorigine : Ç ces intrŽpides aventuriers du sexe restaient en effet figŽs au seuil du mystre quÕils bržlaient de percer. Car ils Žtaient en qute dÕun mystre [É] celui de la chair. È (CM, 148). Ils tentent de se saisir dÕune reprŽsentation de la scne primitive en arrachant : enfin ˆ la chair son secret. Le leur, de secret, celui de leur prŽsence de vivants fourbus de dŽsir, de mortels hantŽs par leur disparition future. Le secret de leur origine, somme toute. [É] pour remonter ˆ lÕamont de leur naissance et sÕy reproduire ˆ leur tour, quitte ˆ en mourir. (CM, 149)

Cette histoire hors temps, qui Žchappe ˆ la connaissance des enfants, comme si elle Žtait divine, prŽsente cette limite de la particularitŽ de la filiation humaine : ni immortels, ni auto-engendrŽs, nous devons notre vie ˆ dÕautres quՈ nousmmes. Avoir ˆ imaginer cette immensitŽ infinie dÕun Ç non-temps È o lÕenfant nÕavait pas encore de place, peut-tre est-ce lˆ que se niche Ç le dŽbut de la pensŽe de lÕhomme sur sa condition dÕexistant-finissant È3. Les chemins sont variŽs pour le fantasme qui se joue du retour ˆ ce monde fusionnel. Ils peuvent emprunter celui des mots, des rves nocturnes et ŽveillŽs, ou celui de lՎcriture pour faciliter sa symbolisation et en dŽnouer la fusion. Le dŽsir de savoir serait la

1

Sigmund FREUD, Ç Le Roman familial des nŽvrosŽs È (1909), NŽvrose, psychose et perversion, trad. Jean Laplanche, Paris, PUF, 1973. 2 Si la mre est toujours certaine, le pre est toujours incertain. 3 Franois MARTY, Ç La haine dans le fratricide et le parricide È, Enfance & Psy, 1999, p.32-38.

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forme sublimŽe de cette soif, dont les racines infantiles resteraient invisibles. LorsquÕAurŽlien interroge son collgue Maxence sur le souvenir quÕil conserverait dÕun Žmoi Ç particulirement fort, magnifique È de lÕenfance, celui-ci rŽpond, avec une exaltation que les annŽes nÕont pas ŽmoussŽe : Ç Ð Oh que oui ! La premire fois que jÕai vu le sexe dÕune femme, pour de vrai, en direct, pas en photoÉ È (HC, 69). Le corps des femmes, Ç leur anatomie secrte È tracasse et dŽclenche une faim cannibale : Ç bouffer la femme, mordre dans sa chair È (HC, 71). Le dŽsir de conna”tre lՎnigme de lÕessence est particulirement fascinant et mystŽrieux au point que, lorsquÕune voisine initiatrice retrousse lentement sa robe pour dŽvoiler son sexe, le jeune intrŽpide reste coi : Ç Moi, je bougeais pas, ŽberluŽ que jՎtais, le souffle coupŽ È (HC, 70). De mme que les participants au Relais sont Ç aveuglŽs par la fascination, en proie ˆ un dŽlire de fascination qui plombait leurs regards et leurs pensŽes, les pŽtrifiait È (CM, 148). Maxence, comme PersŽe, veut vaincre la mise en garde de MŽduse pour dŽcouvrir ce quÕelle cache et discerner le mystre de LÕOrigine du monde. Il poursuit sa recherche par le biais du bien nommŽ tableau de Courbet : Ç Ce nÕest mme pas une femme-tronc, mais une femme-bas-ventre. Pas de distraction, aucune ŽchappŽe possible, le regard est happŽ, assignŽ ˆ fascination, il est comme aveuglŽ. Interdit, frappŽ de stupŽfaction devantÉ devant rien, prŽcisŽment ! [É] Et dŽlivrŽ. Le regard est affranchi de toute illusion, de toute idŽalisation, de toute mythologieÉ È (HC, 73). Tout en questionnant lÕorigine de la rŽminiscence de son collgue : Ç Histoire vraie ou fantasme ? On dirait une mise en scne du tableau de Courbet [É] È (HC, 71), AurŽlien sÕempresse de poursuivre avec aviditŽ son association. Avec une faim communicative qui Ç ne vient pas de lÕestomac È, mais Ç plut™t de toutes les fibres de sa chair, elle monte de loin, du fond de lÕenfance È (HC, 74), malgrŽ son Ç malaise È, AurŽlien Ç a envie de revoir lÕÏuvre de Courbet È et Ç sÕoctroie une escapade sur internet pour trouver une reproduction de cette peinture ˆ Žclipses et ˆ secrets. [É] la toison brune [É] lui fait penser ˆ une tache dÕencre aux contours irrŽguliers et effrangŽs sՎtalant sur un papier buvard È (HC, 76). Cette reprŽsentation du sexe fŽminin opre pour AurŽlien ˆ lÕidentique dÕun test projectif de Rorschach1. Comme un rayon X, il traverse lÕintŽrieur de la personnalitŽ et Ç fixe lÕimage du noyau secret de celle-ci sur un rŽvŽlateur [É] et en permet ensuite une lecture facile par agrandissement ou projection grossissante sur un Žcran [É]. È2 Aussi, ce qui est cachŽ est mis en lumire ; le latent devient manifeste ; lÕintŽrieur est amenŽ ˆ la surface ; ce quÕil y a de stable et aussi de nouŽ en lui se trouve dŽvoilŽ : Ç cette 1

Hermann RORSCHACH (1947), Psychodiagnostic, Paris, PUF, 1947. Didier ANZIEU, Catherine CHABERT (1961), Les MŽthodes projectives, Paris, PUF, coll. Le psychologue, 1983, p.18.

2

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toison ne renvoie pas seulement au vŽgŽtal, elle Žvoque tout autant lÕanimal, un oursin, ou une araignŽe velue, ou encore une Žtoile de mer un peu difforme, ˆ quatre branches inŽgales. Le jeu des ressemblances pourrait se dŽcliner indŽfiniment. È (HC, 77). Cette Žpreuve de vŽritŽ fait accŽder AurŽlien ˆ un souvenir de sa petite enfance. Comme le rappelle la romancire, dans le cabinet du psychanalyste Jacques Lacan, un panneau peint par Courbet intitulŽ le Ch‰teau de Blonay reprŽsentant Ç un vaste ciel dÕhiver, [É] avec au premier plan, des arbres nus sur fond de neige È (HC, 78) sert de cache au sulfureux tableau. Aussi, la mise en veille de lÕordinateur efface la reproduction du tableau et fait surgir, permettons-nous ce jeu de mot, un souvenir-Žcran1 : CÕest en lui quÕil ranime lÕimage, [É] lÕhorizon recule, tirant une ligne bleu‰tre entre le ciel blafard et la terre enneigŽe. Il a trois ou quatre ans, [É] CÕest la premire fois quÕil voit la neige, la touche, la sent. (HC, 78)

Ainsi, de deux forces qui agissent en sens opposŽs, Ç lÕune tirant vers la remŽmoration de lÕexpŽrience vŽcue, lÕautre sÕy refusant. Le conflit sÕexprime dans un compromis : il survient dans la mŽmoire une autre image, qui, en Žchange de la premire, se trouve dŽplacŽe dÕun cran È2. Ce souvenir infantile ˆ lÕapparente insignifiance le fait accŽder Ç par effraction È dans une clartŽ Ç dÕaube du monde, ou de sa fin [É] dans un autre monde ? [É] comme sÕil assistait ˆ sa propre naissance. Mais laquelle ? Est-il en train de na”tre, ou en voie de mourir ? È (HC, 79). SÕenquŽrir du secret des Mres Žquivaut pour PaulLaurent Assoun ˆ Ç se mettre en position faustienne de qute de lÕorigine et sÕy engager sans rŽserve È3, de ce fait, ce voyage nÕest pas sans risque en raison du dŽploiement de surprenants retours du refoulŽ pas toujours assimilable par celui qui les a suscitŽs. Paul-Laurent Assoun prŽsente la vocation enqutrice dÕÎdipe comme consistant ˆ

faire

Ç de

la

Mre

la

" Chose ",

enjeu

de

sa

" pulsion

de

savoir "

4

(Erkenntnistrieb) : creuset primitif de la " curiositŽ " sexuelle. È Le personnage de Gabriel dans OpŽra muet tŽmoigne de cette volontŽ de Ç savoir absolu È qui le conduit ˆ faire lÕexpŽrience que celui qui porte sur le sexe de la mre aboutit toujours sur Ç une impasse È5. LÕexploration abyssale du ventre maternel, que Gabriel mne pendant des annŽes, fonctionne comme autant de tentatives pour 1

Sigmund FREUD, Ç Des souvenirs-couverture È (1890), Îuvres compltes 1894-1899, Paris, PUF, 1989. 2 Lise MINGASSON, Ç Compte-rendu dÕun colloque de Cerisy È, Recherches et prŽvisions, n¡66, 2001, p.123. 3 Paul-Laurent ASSOUN, Ç Voyage au pays des mres. De Goethe ˆ Freud : maternitŽ et savoir faustien È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Ç Les Mres È, op. cit., p.110. 4 Ibid. p.129. 5 Ibid.

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ouvrir les portes du mystre qui lveraient lՎnigme originelle : Ç il avait hantŽ le silence de la nuit ocŽane pour en photographier la faune, la flore et les gŽographies secrtes È (OM, 36). La mer est loin dՐtre un lieu anodin, et sa symbolique, ŽtudiŽe par Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, invite ˆ associer la dynamique de la vie ˆ celle des profondeurs de lÕinconscient traversŽes de courants, Ç lieu

des naissances, des transformations et des renaissances

[É] È1. Il est bien difficile de ne pas gožter au glissement homophonique de mer ˆ mre, auquel le romancier QuŽbŽcois Rejean Ducharme ne peut rŽsister lorsque, en le complexifiant, il intitule un de ses romans LÕOcŽantume2. Gabriel, a longuement scrutŽ la mer, il a photographiŽ lÕintŽrieur des eaux primordiales comme un territoire secret Ç aux tons rouges et orangŽs Žclatants de densitŽ somme des coulŽes de miel È (OM, 52). Selon Janine Chasseguet-Smirguel, ce fantasme Ç correspond au dŽsir de retrouver un univers lisse, sans obstacles, sans aspŽritŽs, sans diffŽrences, identifiŽ ˆ un ventre maternel auquel on peut avoir

librement

accs,

reprŽsentation,

au

niveau

de

la

pensŽe,

dÕun

fonctionnement mental sans entrave avec une Žnergie psychique circulant librement È3. La mer est un corps maternel archa•que dans lequel Gabriel Žprouve des sensations corporelles intenses et ambivalentes, elle convoque des fantasmes contradictoires, que Nicole Fabre relie ˆ lÕoralitŽ. LorsquÕelle Žvoque la traversŽe de territoires maternels tels que la grotte, le tombeau ou les cryptes marines, elle Žnumre leur contenu : Ç (dŽvorer/tre dŽvorŽ), lÕincorporation et lՎjection (absorber/tre absorbŽ ; rejeter/tre rejetŽ), le morcellement et la restauration dÕun tre entier, naissant. Plus gŽnŽralement, lÕangoisse et lÕextase, le tout sans alternative. È4 En ces fonds marins se condensent les craintes de lÕab”me, les monstres peuvent ˆ tout moment surgir pour expulser et recracher lՎtranger. Gabriel commet une sorte de sacrilge incestueux avec le corps de ses rves. En photographiant lÕirreprŽsentable, en pŽnŽtrant ˆ rebours les eaux matricielles, il touche au tabou. Scrutant le lieu utŽrin, il en perce le secret et se fait le conquŽrant et possesseur de la terra incognita. Mais de lÕeau profonde il ne refait pas surface indemne, la crise dÕangoisse phobique explose et coupe le souffle. Pour Jacques Bril, Ç Tout destin humain conna”tra lՎpreuve de lÕeau Ð ces eaux de lÕamnios qui nous reportent ˆ la caverne utŽrine Ð dont il faut Žmerger, ˆ travers lesquelles devra passer lÕenfant avant dՐtre, [É] dŽposŽ ˆ terre, autre symbole maternel des enracinements, des nourritures et des

1

Ç Mer È, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 623-624. Rejean DUCHARME, LÕOcŽantume, Paris, Gallimard, 1968. 3 Janine CHASSEGUET-SMIRGUEL (1986), Les deux arbres du jardin. Essais psychanalytiques sur le r™le du pre et de la mre dans la psychŽ. Paris, Des femmes, 1988, p.73. 4 Nicole FABRE, Ç Retrouvailles avec la mre archa•que È, Imaginaire & inconscient, Ç Figures de la mre È, op. cit., p.40. 2

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lignages. È1. Cette eau cependant, est ˆ traverser et non ˆ explorer, au risque dՐtre avalŽ ou rejetŽ, car jamais personne ne retournera dans le ventre de sa mre. La Bible le proclamait dŽjˆ dans un de ses premiers commandements : Ç Tu ne retourneras pas au pays dՃgypte È2. Lorsque Winnicott Žvoque sa curiositŽ pour lÕimage de Tagore, il reconna”t avoir toujours su Ç que la mer est la mre et que lÕenfant vient na”tre sur le rivage. Les bŽbŽs sortent de la mer et sont rejetŽs sur la terre, comme Jonas de la baleine È3, car lÕenfant ne peut y sŽjourner. Aussi, une nouvelle expulsion a lieu pour Gabriel, mlant les angoisses du nouveau-nŽ ˆ celle de la perte des tres aimŽs, sa grand-mre et Agathe : la mer un jour lÕavait rejetŽ, sՎtait fermŽe ˆ lui. [É] soudain quelque chose sՎtait brisŽ et avait basculŽ et maintenant cՎtait lui qui se trouvait hantŽ par le silence et la nuit aquatique dont les mystres et les splendeurs sՎtaient soudŽs en bloc dÕimpossible. [É] Car la peur avait surgi, dÕun coup, et elle lÕavait chassŽ hors de profondeurs comme un poisson traquŽ. Elle lÕavait touchŽ au plus vif de son tre, elle avait visŽ son souffle et sÕy Žtait inscrite en creux. (OM, 36)

Envahi par la mŽmoire dÕune caverne sensorielle, oppressive et Žtouffante, Gabriel ne sÕen sŽpare que par un Ç violent arrachement lui aussi sensoriel quÕest lÕautoflagellation asthmatique È4, qui expulse littŽralement celui qui sÕest abandonnŽ sans contr™le aux dangers des sŽductions marines. Gabriel semble tre victime des ondines, fŽes des eaux malfaisantes symboles des Ç sortilges de lÕeau et de lÕamour, liŽs ˆ la mort È, qui sous prŽtexte de conduire les voyageurs ˆ travers les ombres Ç les Žgarent et les noient È5. Il ne sera pas lÕinitiŽ et ne retirera pas de ces fonds mŽlusiniens une connaissance rŽnovŽe. Selon Jacques Bril, Ç le trŽsor cachŽ de la science nouvelle, science du moi intŽrieur : " connais-toi, toi-mme " È, ne peut tre reue Ç quÕaprs avoir vaincu les h™tes funestes ou malins quÕabritent ces cavernes ; ou avoir pactisŽ avec eux. È6

De la mer ˆ la mre, de la mre ˆ la femme, la peur de Gabriel emprunte Ç le plus terrible raccourci Ð un rapide dŽtour ˆ travers les yeux dÕAgathe. È (OM, 37). Les traces de la mre se dessinent dorŽnavant dans le sympt™me

1

Jacques BRIL, La Mre obscure, op. cit., p.133. Nicole FABRE, Ç Retrouvailles avec la mre archa•que È, Imaginaire & inconscient, Ç Figures de la mre È, op. cit., p.48. 3 Donald-Woods WINNICOTT, Jeu et rŽalitŽ. LÕespace potentiel (1971), op. cit., p.133. 4 Julia KRISTEVA, Le Temps sensible. Proust et lÕexpŽrience littŽraire, Paris, Gallimard, coll. NRF essais, 1994, p.296. 5 Jean CHEVALIER, Alain GHEERBRANT, Ç Ondines È, Dictionnaire des symboles, op. cit., p.704. 6 Jacques BRIL, La Mre obscure, op. cit., p.132. 2

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asthmatique1 et la phobie du regard fŽminin. Gabriel Ç aimait contempler les jambes des femmes È. Sa fascination est bien proche du jeune Roselyn qui dŽclare aimer, ˆ lÕinstar de Bertrand Morane dans LÕHomme qui aimait les femmes2, voir de son sous-sol Ç par centaines des pieds et des jambes de femmes. Et puis jÕaime Žcouter le bruit de leurs talons pointus sur le trottoir. È (NA, 296). Gabriel fuit Ç le regard des femmes È, comme si ce dernier conservait les traces de MŽduse : Ç Il ne regardait jamais plus les femmes droit dans les yeux. Il y avait trop de pŽril ˆ les contempler avec attention È (OM, 51). La pensŽe de Gabriel est figŽe par une terreur dont il ne repre pas le contenu, mais qui persiste et ressurgit ˆ toute occasion propice, freinant la poursuite du dŽveloppement de sa pensŽe et empchant toute rencontre amoureuse : Ç Tout ce qui sՎlanait au-dessus ne le concernait pas. [É] Lˆ-haut, dans leurs yeux, dans lՎclat de leurs yeux, il y avait trop de violence. La folie sÕy tenait ˆ lÕaffžt. È (OM, 51). Pour ƒlisabeth About, ˆ Ç c™tŽ du regard fŽminin empreint de bontŽ et de beautŽ, se profile le masque inquiŽtant de MŽduse. ƒbloui par la beautŽ du regard humain, lÕenfant craint dՐtre anŽanti par le regard de MŽduse È3. LÕattrait fŽtichiste de Gabriel ne lui permet pas dÕaller au-delˆ du genou. Le Ç lˆ-haut È, zone interdite, marque la distance qui sŽpare le petit garon lorsquÕil doit lever les yeux vers ceux de sa mre en passant par le lieu de lÕinconcevable, porteur dÕune angoisse archa•que. LÕexpression de la sexualitŽ de Gabriel est proche de la perversion polymorphe de lÕenfant, qui sÕexerce sous forme de pulsion partielle non soumise au primat de lÕamour gŽnital, quÕil Žvacue par un Ç a ne le concernait plus È. ChassŽ de lÕimmensitŽ aquatique par la mer elle-mme, il se rŽfugie dans un lieu pare-excitant sous la protection dÕune figure tutŽlaire paternelle parfaitement sŽcurisante et illusoirement immobile. La faade est ˆ comprendre dans le sens de Ç apparence È, puisque lÕimpression dÕapaisement et le principe de nirvana

sÕavrent trompeurs et annoncent sa

mort. Cet

amŽnagement face aux perturbations imposŽes par lÕextŽrieur correspond au principe de constance esquissŽ par Freud dans son Esquisse dÕune psychologie scientifique, visant ˆ maintenir ˆ un niveau aussi bas que possible la tension interne pour atteindre sa rŽduction, son Žquilibre, voire sa suppression. Aprs le surgissement de la maladie, lՎcho de la destruction du mur et de la disparition du Docteur Pierre, Gabriel reporte sur lÕimmeuble de son mŽdecin de quoi reposer son esprit en alerte : Ç Si je vivais ici, se dit Gabriel, en un tel lieu calme et clos, je retrouverai la paix, le sommeil. Aucun bruit, nul passant, nulle 1

Une autre interprŽtation peut tre proposŽe : le paysage utŽrin Žtant aussi un monde qui accueille le pre, la crise dÕasthme, peut tre le refus de lÕinŽvitable partage, irrespirable. 2 LÕHomme qui aimait les femmes, rŽalisation Franois TRUFFAUT, scŽnario Franois Truffaut et Suzanne Schiffman, Michel Fernand, avec Charles Denner, Les films du Carosse, 118 mn, 1977. 3 ƒlisabeth ABOUT, Rencontres avec mŽduse, Paris, Bayard, coll. Pa•dos, 1994, p.135.

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tentation [É] È (OM, 92). De ces successifs points de bascule, la passion ŽpistŽmophilique

du

personnage

se

Ç rabougri[]

ˆ

lÕextrme È

dans

la

Ç petitesse È et la Ç nuditŽ et la simplicitŽ È des Ç terrains vagues È et autres Ç chantiers È qui dŽvoilent lÕenvers dÕun dŽcor en perdition. Gabriel se dirige vers le fond de scne o se trouve la machinerie, le dŽcor pour en dŽchiffrer les mŽcanismes cachŽs. La cinquime sŽquence dÕOpŽra muet rŽactualise le fantasme de la scne primitive. Les interdictions de franchir le seuil des palissades du chantier : Ç Port du casque obligatoire È, Ç DŽfense dÕentrer È, Ç Chantier interdit au public È et des risques potentiels Ç Attention-Danger È (OM, 35), transforment le lieu familier Ç en lieu inquiŽtant, en une sorte dÕespace maudit retranchŽ du monde des vivants È (OM, 35) et suscitent une excitation et une Ç curiositŽ dÕenfant È. Le chantier est ˆ rapprocher des femmes, objets de dŽsir, dont les yeux prŽsentent un trop grand danger ˆ regarder, lÕutilisation du mme Ç Attention-Danger È (OM, 51) ˆ leur endroit est ˆ ce titre Žvocateur. Si Ç cet avertissement dŽsormais bandait pour lui les yeux de toutes les femmes È (OM, 51), il ne tient pas aussi rigidement dans ce lieu de substitution. Gabriel Ç se mit ˆ fureter È, ˆ glisser avec un voyeurisme certain Ç des regards indiscrets dans tous les interstices quÕil dŽcelait È, Ç rien nÕaiguisait davantage son imagination que les lieux frappŽs dÕatopie. È (OM, 35). LÕinstinct partiel Žtroitement visuel demande ˆ tre satisfait pour le propre compte de lÕenfant. La psychanalyste Annie Anzieu Žvoque lÕenfance quÕelle conserve en elle comme la Ç tranquillitŽ de cette ruine vivace È, un ƒden qui se rve agrŽablement en de Ç multiples sentiments emmlŽs de fruits, de fleurs, de ronces, de vieilles pierres que lÕon retrouve et dont on reconstruit lՎdifice ˆ chaque occasion de sa vie. Retrouver en soi le creux des bras nourriciers, la prŽsence de paradis des parents unis et aimŽs. È1. Gabriel se perd lui-mme dans la complexitŽ de ses rveries qui lui font mesurer lՎtroite correspondance entre les matires, les tres et les lieux de lÕabandon. Gabriel descendait maintenant les degrŽs sans fin dÕun escalier de glaise rougeoyante qui le conduisait ˆ lÕintŽrieur du corps, mais il ne savait pas quel Žtait le nom, le visage, de ce corps au fond duquel il descendait ainsi. ƒtait-ce le sien ou bien celui dÕAgathe ? Le sien blotti contre celui dÕAgathe, le sien enfoui dans celui dÕAgathe É Le sien rejetŽ par celui dÕAgathe. (OM, 136)

La vision des lieux de son enfance occasionne une intense rŽgression et un nouveau retour dans lÕespace utŽrin duquel, il sera, cette fois-ci dŽfinitivement et radicalement expulsŽ.

1

Annie ANZIEU, La Femme sans qualitŽ. Esquisse psychanalytique de la fŽminitŽ, op. cit., 34.

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III-2 La disparition de la mre III-2.A DŽtruire pour se dŽprendre Selon Jean Bergeret, il semble que la reprŽsentation du matricide Ç constitue le plus abominable, le plus innommable des fantasmes È1. Freud luimme, qui fit grand cas du parricide et aima puiser son inspiration dans les textes de Sophocle, semble avoir omis de se pencher plus prŽcisŽment sur le sens du vers 1176 du drame dÕÎdipe-roi, lorsque le serviteur rŽpond ˆ lÕinterrogatoire dÕÎdipe au sujet du devenir de lÕenfant remis par sa mre : Ç ÎDIPE : CÕest elle qui te le [lÕenfant] donne ? LE SERVITEUR : Oui, prince. ÎDIPE : Pour que tu en fasses quoi ? LE SERVITEUR : Pour que je le supprime. ÎDIPE : Elle, la mre, elle a pu ? LE SERVITEUR : CÕest quÕelle avait peur du malheur que disait lÕoracle. ÎDIPE : Quel malheur ? LE SERVITEUR : On disait de lui quÕil devait tuer ses parents. 2

Ainsi Apollon a-t-il mis en garde, par le moyen du premier oracle, Ç contre la brutalitŽ du dilemme posŽ ˆ tout parent : ou bien lÕenfant va devoir tuer ses parents (cÕest-ˆ-dire la mre tout autant que le pre), ou bien les parents (cÕestˆ-dire la mre tout autant que le pre) vont devoir tuer prŽventivement lÕenfant È3. Alors que le terme parricide appara”t dans la langue franaise ˆ la fin du XIIe sicle4 dans le Dialogue de saint GrŽgoire, celui de matricide, survenu plus tardivement chez Plutarque5, est encore peu utilisŽ. Jean Bergeret voit dans la faiblesse de lՎvocation de lÕimaginaire matricide, ainsi que dans lÕemploi inusuel de ce mot, Ç la puissance du refoulement culturel È6 de la reprŽsentation du meurtre de la mre. Ce dernier trouve cependant, ˆ lՎtat de fantasme, une

1

Jean BERGERET, La Violence fondamentale. LÕInŽpuisable Îdipe, Paris, Dunod, coll. Psychismes, 1984, p.52. 2 SOPHOCLE, Îdipe roi, traduction de Jean Bollack, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1995, p.66-67. 3 Jean BERGERET, Ç Post-adolescence et violence È, Adolescence terminŽe, adolescence interminable, Anne-Marie AllŽon, Odile Morvan et Serge Lebovici (dir.), Paris, Presses Universitaires de France, coll. Psychiatrie de lÕenfant, 1985, p.73. 4 Jean DUBOIS, Henri MITTERAND, Alain DAUZAT (1964), Dictionnaire Žtymologique et historique du franais, Paris, Larousse, coll. TrŽsors du franais, 1994. 5 PLUTARQUE, Îuvres morales, tome 15 (1565), trad. Daniel Babut, Paris, Les Belles Lettres, 2004. 6 Jean BERGERET, La Violence fondamentale, op. cit., p.52.

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expression privilŽgiŽe dans le jeu enfantin. AssociŽ, ds 1905, par ƒdouard Claparde comme Ç le travail de lÕenfant È1, le jeu est une voie royale dÕentrŽe dans la vie fantasmatique de lÕenfant, Ç analogue Ð et non identique Ð ˆ celle que constitue le rŽcit du rve Ð et non le rve- pour la vie fantasmatique de lÕadulte È2. Le jeu, selon MŽlanie Klein, permet ˆ lÕenfant Ç dÕexpulser les aspects les plus culpabilisants de son surmoi parental È.3 La mise en avant de lÕambivalence des sentiments dÕamour et de haine ˆ lՎgard de soi et de la mre, tŽmoigne de la complexitŽ dÕune relation passionnelle, ˆ lÕintŽrieur de laquelle, lÕenfant comme la mre, vivent des Žlans de tendresse, de colre, de frustration, dÕinquiŽtude et de joie souvent imbriquŽs, ou se renvoyant alternativement lÕun ˆ lÕautre. Denis Vasse note que lÕenfant entretient une Žtrange familiaritŽ avec une violence de la mort sans reprŽsentation : Ç par la mort mise en jeu È, lÕenfant dŽjoue le destin et Ç dŽfait le lien aux parents. È4. Le square est alors le lieu de prŽdilection pour le matricide enfantin : Une fillette en anorak mauve brodŽ dՎtoiles argentŽes pousse des cris suraigus derrire la mitrailleuse quÕelle agite en tout sens. Ce sont des cris dÕexcitation, de joie, qui montent dÕun cran chaque fois quÕelle passe devant sa mre " Pan pan boum ! Je tÕai tuŽe, maman ! " Sa victime, trs souriante, agite la main avec gr‰ce ˆ chacune de ses mises ˆ mort comme sÕil sÕagissait dÕun hommage rendu ˆ sa personne. (HC, 30)

De mme, la mre ne peut-elle que se rŽjouir de lÕexclamation ŽnamourŽe de son fils AurŽlien, alors petit garon, Ç "Maman, tuÉ tu es É Toi, belle comme un clown ! " Il ne connaissait pas de comparaison plus glorieuse, et sa mre lÕavait bien reue de la sorte, en complŽment suprme. È (HC, 185). Aimer sa mre, comme jouer ˆ la tuer, est une chose trs sŽrieuse pour lÕenfant. Le passage de la mre ˆ la fille sÕeffectue par un attentat fait ˆ cette image pour que dŽchoie sa dimension dՎclat, qui fait que le sujet peut se sentir anŽanti ou agressŽ par cette image persŽcutoire. Se confrontant ˆ la dŽvastation et ne considŽrant pas sa fillette comme mauvaise, la mre facilite la rŽciprocitŽ des liens et Žvacue la confusion identitaire qui peut rŽsulter du fait dՐtre du mme sexe. Pour AndrŽ Green, le jeu ne peut se comprendre Ç quՈ la lumire du fantasme et celui-ci sÕancre dans la sexualitŽ, pour sՎpanouir dans la sublimation È5. Le r™le qui sÕy joue alors est toujours vrai, pour le temps quÕil dure. Le pays intermŽdiaire explorŽ par Alice avant Winnicott, est lÕespace du jeu et de la crŽation o sՎlaborent le deuil et la rŽparation, o sÕinvente la vie ˆ vivre alors que 1

ƒdouard CLAPAREDE, Le Jeu chez lÕenfant, Neuch‰tel & Paris, Delachaux & NiestlŽ, 1905. Florence GUIGNARD, Ç LÕInfantile dans la relation analytique È, Au vif de lÕinfantile, op. cit., p.54. 3 Ibid., p.54. 4 Pierre FƒDIDA, Ç LÕarrire-mre et le destin de la fŽminitŽ È, Psychanalyse ˆ lÕUniversitŽ, t.5, n¡18, 1980, p.161. 5 AndrŽ GREEN, Ç La Mre morte È (1980), Narcissisme de vie, narcissisme de mort, op. cit., p.258.

2

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lÕadversitŽ est violente. Il est possible de sÕy rendre, dÕy sŽjourner le temps qui convient, dÕen revenir pour y retourner ou y faire de longs sŽjours. Lieu psychique, espace-temps personnel, il est lÕunivers singulier de ceux qui sont au monde sans rage, ni passivitŽ. Il leur permet dÕhabiter le monde dans lÕespace et la temporalitŽ de la bordure et de la frontire. Certains ont du mal ˆ revenir de cet entre-deux, ni tide, ni mitigŽ, qui est ˆ lÕorigine de tout voyage. Ainsi, lors de lÕenterrement dÕAlo•s, Marketa Ç marchant et parlant en somnambule È derrire Prokop, se souvient de son enfance dŽlaissŽe et exprime, dans un monologue assourdi, le souvenir Ç dÕune poupŽe quÕelle avait eue et ˆ laquelle elle avait donnŽ le prŽnom de sa mre pour mieux jubiler des baffes et des fessŽes quÕelle lui flanquait [É] È (Im, 243).

LÕexpŽrience de la haine, en jeu dans lÕamour exclusif avec la mre, peut revtir une dimension persŽcutrice et dŽvastatrice. Nous sommes alors placŽ, avec certains personnages masculins, au cÏur de la perversion et de la profanation du maternel, et partant, du fŽminin. Conduits ˆ vivre leurs acquisitions en termes dÕavoir, ou de manque ˆ avoir, entre eux et les autres, leur relation sÕinscrit

sous

les

signes

de

lÕappropriation,

de

lÕabandon

et

de

la

destruction. Dans lÕambivalence qui le lie ˆ sa mre, Nuit-dÕAmbre puise abondamment aux sources de la haine pour ne pas tre dŽtruit par lÕabandon et son amour portŽ ˆ vide. Il surveille sa mre : du coin de lÕÏil, hargneux. Pourtant, il y avait des nuits o il se rŽveillait tout tremblant, ivre de retrouver lÕamour perdu de sa mre. Il se dressait dÕun coup dans son lit, les lvres balbutiantes, bržlŽes par le nom qui venait de sÕarracher ˆ son cÏur, prt ˆ appeler sa mre, ˆ se jeter dans ses bras. Mais il se reprenait aussit™t. Il lui arrivait de se mordre au sang les bras, les genoux, pour faire taire le nom, refouler lÕappel. (NA, 89)

Comme lÕexpose trs bien Winnicott1, lÕenfant rŽpte la destruction non pas pour dŽtruire, mais pour vŽrifier que lÕobjet survive. Il se nourrit de lÕespoir quÕenfin, un jour, lÕobjet survivra ˆ tant de violence. LÕÏuvre de la mre se trouve ainsi exposŽe ˆ la destruction. Dans lÕopŽra de Ravel LÕEnfant et les sortilges2, le personnage de lÕEnfant, souhaitant Ç mettre maman en pŽnitence È et Ç gronder tout le monde È, porte sa rŽvolte contre des objets trop grands pour lui dans un Žlan de toute puissance : Ç Je suis mŽchant ! MŽchant ! MŽchant ! [É] Je nÕaime personne È et il se prŽcipite sur tout ce quÕil peut dŽtruire dans la pice. Or, si dans lÕopŽra les objets se rŽvoltent pour faire prendre conscience des forfaits du 1 Donald Woods WINNICOTT (1956), Ç La tendance antisociale È, trad. fr. Henri Sauguet, De la pŽdiatrie ˆ la psychanalyse, Paris, Payot, 1976, p.80-97. 2 LÕEnfant et les sortilges est un opŽra en deux parties de Maurice RAVEL sur un livret de COLETTE, crŽŽ le 21 mars 1925.

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garnement, une mre figŽe dans le deuil ne manifestera pas la moindre opposition. Charles-Victor rŽitre donc ses efforts de dŽsintŽgration pour vŽrifier la survivance de lÕobjet, mais aussi et surtout, pour mettre en scne une tentative de rŽanimation de la mre consolatrice. LorsquÕil devine la prŽsence de sa mre hŽsitante derrire la porte de sa chambre, son cri dÕamour est dŽsespŽrŽ : Ç " Entre ! Viens ! Viens mÕembrasser, me prendre dans tes bras, viens briser ma colre. Je suis ton fils qui tÕaime comme un fou, viens ! " - Et lÕautre cri : - " Fous le camp ! ƒcarte-toi de moi ! Si tu oses rentrer, si tu oses mÕapprocher, je te battrai, si tu oses mÕembrasser, je te dŽchirerai les lvres ! Je suis ton orphelin qui te dŽteste ˆ en crever ! " È (NA, 126). La scne proustienne du baiser refusŽ dans Du c™tŽ de chez Swann, Žvoque lÕimage dÕune mre aimŽe avec une voracitŽ exclusive. Le Ç mŽlange de violence et de passivitŽ, de dŽsir et de contritions È1 est ici renversŽ en une Žpreuve de force cannibalique. Dans le sens des Žtudes de MŽlanie Klein2, lÕenvie qui tenaille Charles-Victor est de vouloir possŽder la mre, Ç jusquՈ dŽtruire ce quÕil y aurait de bon en elle È3. Dans sa tendance destructive, lÕenvie tente dÕabolir la diffŽrence entre soi et lÕautre. Cette diffŽrenciation entre le monde interne et le monde externe, entre subjectivitŽ et altŽritŽ, suppose que le mouvement de haine soit reconnu et contenu sans que la mre se sente dŽtruite. Or, Pauline, ne peut Ç jouer È, reprendre un geste dÕapaisement en une opŽration dÕalchimie sublimatoire qui consiste ˆ rendre supportable la duretŽ du concret. La Ç mre morte È ne peut transformer les vŽcus bruts de son fils en opŽrations symboliques. DŽstabilisŽe dans son identitŽ de mre, narcissiquement blessŽe, elle se croit rejetŽe et quitte la chambre. Vaincue, elle sՎloigne Ç sur la pointe des pieds È. Pauline ne survit pas ˆ lÕattaque de colre et de dŽsespoir et rŽagit aux projections de son enfant plut™t quÕelle ne les contient, le livrant ainsi ˆ son inquiŽtante toute puissance infantile. Comment ne pas

supposer alors lÕefficience de

ses

menaces lorsque sa mre se suicide le jour mme ? : Ç CÕest cela ! Va ! Disparais ! Mre couarde, mre de merde, gŽnitrice de putois ! Disparais de ma vue, de ma vie, de mon corps [É] Ð et disparais ˆ tout jamais ! È (NA, 126) LÕannonce de sa mort est dÕailleurs accueillie avec une rŽaction susceptible de susciter de nombreux malentendus : [il] nÕavait rien rŽpondu. De quelle mre parlait-on. Il y avait des annŽes quÕil nÕavait plus de mre. CՎtait la mre de lÕautre, le Putois bleu, qui Žtait morte, et dÕailleurs cՎtait lui, le Putois bleu qui venait de la tuer [É]. È (NA, 130) 1 Julia KRISTEVA, Le Temps sensible. Proust et lÕexpŽrience littŽraire, op. cit., p.216. 2 MŽlanie KLEIN, Envie et gratitude (1955), trad. fr. Victor Smirnoff, Paris, Gallimard, coll. Tel N¡25, 1984. 3 Denis MELLIER, LÕInconscient ˆ la crche. Dynamique des Žquipes et accueil des bŽbŽs, Issy-lesMoulineaux, ESF Žditeur, 2000, p.31.

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Ainsi, Nuit-dÕAmbre-Vent-de-Feu rŽpŽtera-t-il son Ïuvre de destruction. La violence quÕil manifestera ˆ lՎgard de ses amantes porte la trace de cette fracture et de cette dŽfaillance maternelle. Le domaine de la vie amoureuse, dŽjˆ ŽvoquŽ par AndrŽ Green dans son article sur la mre morte, est propice au rŽveil de la douleur : on assistera ˆ une rŽsurrection de la mre morte qui dissoudra, durant toute la crise o elle revient sur le devant de la scne, tous les acquis sublimatoires du sujet qui ne sont pas perdus, mais momentanŽment bloquŽs. [É] la destruction dŽpasse les possibilitŽs du sujet, qui ne dispose pas des investissements nŽcessaires ˆ lՎtablissement dÕune relation objectale durable et ˆ lÕengagement progressif dans une implication personnelle profonde qui exige le souci de lÕautre.1

La premire rencontre entre Nuit-dÕAmbre et Nelly reste empreinte de cette influence. Ds Ç quÕelle lui imposa son visage, son regard, son tre È (NA, 207) il abandonne lÕobjet frustrant son dŽsir, non sans lÕavoir prŽalablement dŽtruit, cassŽ, battu, violŽ. La Ç haine dÕelle qui lui bržlait dÕun coup les nerfs [É] Il fut saisi par une cuisante envie de la gifler, de lui arracher la face comme un bout de papier peint collŽ sur un mur, de lui dissoudre le bleu de ses yeux dans de lÕacide. Envie de lՎtrangler, de la dŽcapiter. De jeter sa tte par la fentre. Envie de la mordre, de la dŽchiqueter [É]. È (NA, 209). Le viol appara”t ici dans toute sa dimension cannibalique, excrŽmentielle et sacrificielle. LÕobjectif du viol est le meurtre de la femme tant elle garde le secret de la jouissance et le mystre de la maternitŽ. Pour Philippe Bessoles2 qui a travaillŽ sur la clinique du viol, le fŽminin problŽmatise la question de lÕOrigine et condense lՎnigme du sexuel, aussi, le viol Ç reste une Žcriture sans signe. Tout comme les Žcritures qui relvent de lÕoriginaire, il fait signe. È3. En profanant LÕOrigine du monde, qui Ç incarne cette humanitŽ en devenir comme son originisation È4, Nuit-dÕAmbre scŽnarise la mise ˆ mort de la mre et poursuit son projet de destruction de sa mre en ratant lÕobjet mme du fŽminin qui ne peut contenir la fonction maternelle et la fonction de sŽduction. Il nÕen attrape Ç que lÕobjet chu, la trace la plus rŽduite quÕil martyrise faute dÕen apprŽhender la posture È5. Ses pulsions scatophiles enfantines ressurgissent ŽrigŽes en sacre autoproclamŽ, il brandit le fantasme dÕune jouissance triomphante : Ç Lui [É] se dŽclara cette nuit-lˆ le Prince-Amant-de-Toute-Violence. È (NA, 213). En tentant de rŽpondre ˆ lÕangoisse des origines, Nuit-dÕAmbre reste au niveau des jeunes enfants qui 1 AndrŽ GREEN, Ç La Mre morte È op. cit., p.234. 2 Philippe BESSOLES, Le Meurtre du fŽminin. Clinique du viol, Lecques, ThŽŽtte Žditions, 1997, 2e Ždition 2000. 3 Ibid., p.18. 4 Ibid., p.49. 5 Ibid., p.18.

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enseignent au psychanalyste pendant la cure Ç que la gŽnŽalogie ne tient pas au sexe mais ˆ lÕombilic de lÕanus : aliments et crottes sont les produits extrmes de lÕengendrement par ingestion et dŽjection, absorption et rejet. È1

Le viol,

faisant fi par dŽni de la diffŽrence des sexes, incarne la Ç trace immŽmorielle, entre abject et objet È2. Voulant ˆ chaque pas Ç sՎloign[er] de lui-mme. [É] Il se sentait fort, magnifiquement fort, - et libre absolument ! È (NA, 213) il ne fait que redoubler la question qui lui colle ˆ la peau. Car il est toujours question de ma”trise sphinctŽrienne pour celui qui semble jouer avec ses fces par lÕintermŽdiaire de la personne souillŽe pour Ç faire ses besoins È dans et par le corps de lÕautre. La rencontre avec la vieille vendeuse de citron que NuitdÕAmbre suit jusquՈ un terrain vague, scelle le destin meurtrier. La multiplicitŽ des ŽlŽments aux forts relents de rŽminiscences infantiles : la rŽplique du lieu de prŽdilection enfantin, la problŽmatique scatophile reprŽsentŽe par le cabinet en Žmail suspendu dans le vide et enfin la similitude du cri Ç qui finissait par ressembler ˆ celui dÕun nourrisson È (NA, 239), dŽsordonne son esprit malade de mŽmoire. Ç Dans son dŽlire la vieille prenait le visage de sa mre, elle se racornissait comme le pre au moment de mourir, et les citrons enflaient comme le ventre du frre. È (NA, 246). LՎgarement de Raskolnikov dans Crime et ch‰timent contient la mme confusion entre lui, sa mre, sa sÏur et la vieille femme assassinŽe : Ma mre, ma sÏur, comme je les aimais ! DÕo vient que je les hais maintenant ? Oui, je les hais, dÕune haine physique. Je ne puis souffrir leur prŽsence auprs de moi [É] Oh ! comme je hais maintenant la vieille ! Je crois que je la tuerais encore si elle ressuscitait ! 3

La haine de soi et de lÕautre, la dŽprŽciation de la mre et de la sÏur, conduiront au passage ˆ lÕacte meurtrier : Ç Une seule chose Žtait sžre, - la vieille en appelait au crime que ce crime fžt dirigŽ par elle ou contre elle. È (NA, 243). Tuer pour protŽger un secret, taire une souffrance confuse, cacher un dŽsir incestueux ; tuer pour faire taire le cri de la mre ainsi que la figure du pre. Car lorsque la mre semble occuper toute la scne parentale il est fort probable que le pre soit souterrainement trs actif. Selon la thse de Franois Villa, la figure de la mre peut tre Ç frappŽe par lÕhypermnŽsie È, Ç non pas parce que le pre est oubliŽ, mais parce quÕil ne parvient ni ˆ tre oubliŽ, ni ˆ tre acceptŽ È4,

1

Pierre FƒDIDA, Ç LÕarrire-mre et le destin de la fŽminitŽ È, Psychanalyse ˆ lÕUniversitŽ, t.5, n¡18, 1980, p.161. 2 Ibid., p.161. 3 Fedor Mikha•lovitch DOSTOìEVSKI (1865), Crime et Ch‰timent, Paris, Gallimard, coll. La PlŽiade, 1967, p.329. 4 Franois VILLA, Ç LÕOubli du pre : un dŽsir de rester Žternellement fils È, LÕOubli du pre, Jacques AndrŽ et Catherine Chabert, (dir.), Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de Psychanalyse, 2004, p.131.

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devenant le lieu dÕun contre-investissement dont la fonction est dÕempcher autant quÕil se peut, le retour de la figure refoulŽe dÕun pre inassimilable.

III-2.B Souiller et assassiner le fŽminin

Le lien osmotique avec la mre passe par la mobilisation de pulsions adverses, lÕamour et le dŽsir sÕinversent en rejet, en haine, en colre, voire en dŽsir de meurtre. Octobre trouve refuge, avec son jumeau, dans un nouveau ventre de verre, serre couveuse, dont ils barrent rŽsolument lÕaccs ˆ la mre quÕOctobre nomme : Ç sa haine È. Ç Si jamais elle avait osŽ sÕaventurer dans la serre il lÕen aurait chassŽe ˆ coups de pierre, lÕaurait sortie en la tirant par les cheveux. LÕaurait tuŽe ? È (NA, 357). Lorsque Magnus, devenu Adam, dŽcouvre les boucles dÕoreilles en diamant que ThŽa a cousues, en guise dÕyeux, sur son ours en peluche, il est saisi dÕune violente envie dÕarracher Ç ces diamants obscnes È. Le petit garon, qui Ç sՎmerveillait devant ces Žclats de lune brasillant aux oreilles de sa mre, et nimbant son visage et ses cheveux blonds dÕune clartŽ astrale È, dŽcouvre soudain lÕhorreur de ces Ç yeux de mouche monstrueuse, aveugle et aveuglante È qui clament la spoliation des bijoux aux Ç femmes assassinŽes dans les camps par son mari ? È (M, 67). Ç Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement È Žcrit La Rochefoucauld1, la vŽritŽ regardŽe de face est aussi aveuglante et demande ˆ se saisir de biais pour dŽpasser la pulsion meurtrire : Ç [É] avant de passer ˆ lÕacte, ses mains sont retombŽes, cՎtait comme sÕil allait faire violence ˆ sa mre, lՎnuclŽer È (M, 67). LÕinterdit du matricide est intŽgrŽ et Adam dŽtourne la punition quÕÎdipe sÕinflige ˆ lui-mme dans un geste apaisŽ : Ç Il sÕest contentŽ dՙter du cou de la peluche le mouchoir brodŽ au nom de Magnus, pour lui bander les yeux avec È avant de le cacher Ç au fond du placard de sa chambre È (M, 67), lieu prŽdestinŽ pour les fant™mes familiauxÉ En revanche, Arthur, pas plus que Nuit-dÕAmbre, nÕont rŽussi ˆ suspendre le geste matricide, ils le dŽvient mais ne le subliment pas. Dans Tobie des marais, le personnage dÕArthur est dŽvorŽ par la dŽtestation des femmes, qui sont autant de reprŽsentations de la mre ha•e, dont lÕamour dŽfaillant, empoisonnŽ, perdu et irremplaable, dŽnature le gožt de sa vie : Maudites soient toutes les femmes, ˆ commencer par ma mre, - qui tÕa demandŽ de me mettre au monde, hein ? Pas moi, que non ! Ah, bande de gueuses, avec vos airs de saintes et vos poisons dÕamourÉ et toi, Dieu, serais-tu une femme ? Ce sont elles qui donnent de force cette foutue vie, mais qui est ˆ lÕorigine de tout ce bordel, sinon toi ?É (TM, 254)

1 Franois DE LA ROCHEFOUCAULD, Ç Maximes È, Moralistes du XVIIe sicle, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1992.

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Cette haine se dŽploie dans lÕacte fou, fŽroce et jaloux, dÕenlever la tte dŽcollŽe dÕAnna tra”nant dans la boue, pour la conserver prŽcieusement, enfermŽe dans le foyer dÕun four dŽsaffectŽ. Ç Le Livre de Tobie È de La Bible, qui est la source de ce roman, insiste sur le devoir sacrŽ des vivants envers les morts. En mutilant le cadavre et en empchant lÕensevelissement de lÕintŽgralitŽ du corps, Arthur va ˆ lÕencontre dÕune loi de la CitŽ. Alors quÕil analyse le mythe grec de Marsyas dans son Žtude sur Le Moi-peau, Didier Anzieu repre la frŽquence du mythme de la tte de la victime coupŽe du reste du corps dans les rites et les lŽgendes de diffŽrentes cultures. Celle-ci peut tre Ç conservŽe soit pour effrayer les ennemis, soit pour attirer les faveurs de lÕesprit du mort en multipliant les soins ˆ tel ou tel organe de cette tte [É]È1. En gardant la tte coupŽe prisonnire, alors que le reste du corps tronquŽ est enterrŽ, Ç lÕesprit du mort perd toute volontŽ propre ; il est aliŽnŽ ˆ la volontŽ du propriŽtaire de sa tte. È2 Aussi, la prŽdation Žternise la violence affective : Ç Anna Žtait sienne dŽsormais, sienne et soumise, - un objet. Elle Žtait son bien [É] È (TM, 253). Arthur porte en lui une mre archa•que mauvaise. FigŽ au niveau prŽ-Ïdipien il reste lÕenfant qui redoute la puissance fŽminine dans une construction fantasmatique o il vit un abandon total ou une menace de sa propre existence. Le recours ˆ la violence pourrait se nourrir dÕun modle quÕil a eu devant lui et viserait ˆ ne pas revivre ce quÕil a subi. En rŽduisant Anna ˆ lՎtat de chose, il ne peut se dŽprendre de lÕinexistence dans laquelle, sans doute, il a ŽtŽ placŽ enfant. Cruelle impasse o sÕenroulent et sÕaccrochent sans fin les transmissions de vie et de mort.

La mre peut tre Ç magnifiŽe, glorifiŽe, privilŽgiŽe jusquՈ lÕoutrance È, elle peut tre aussi, comme le rappelle Annick Le Guen, retournŽe en son contraire, Ç abaissŽe, bafouŽe È3. La foule des badauds se nourrit avec facilitŽ et dŽlectation du meurtre de la femme et de la mre. Ainsi, la lapidation de la femme adultre de lՃvangile selon Saint Jean chapitre VIII, versets 1 ˆ 11 prend sous la plume de Sylvie Germain la couleur Ç Jaune È des Couleurs de lÕInvisible. La structure du pome prŽsente autant de phrases, masses pierreuses ˆ densitŽ variable, livrŽes ˆ lÕagitation de la foule traversŽe de pulsions meurtrires. Ils ont ramassŽ des pierres Ð des grosses des moins grosses des rondes des tranchantes [É] Frapper Frapper la femme impure 1 2 3

Didier ANZIEU, Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1985, p. 50 Ibid. Annick LE GUEN, De Mres en filles. Imagos de la fŽminitŽ, op. cit., p.21.

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lÕinfidle lÕamoureuse au cÏur buissonnier lÕamante au cÏur rebelle Frapper frapper La femme briser ses os LÕabattre. (CI, 62) [É] Les hommes aux mains pierreuses Crient. [É] (CI, 64)

LÕagitation de la foule barbouille le sujet pour le chosifier en objet ˆ dŽtruire. Les gardiens de la vertu et de la moralitŽ nÕont souvent quÕune perspective : lÕextermination du sujet fŽminin. Franoise Dolto dans LՃvangile au risque de la psychanalyse se demande si : un homme dont lÕesprit et le cÏur ne sont pas titillŽs par lÕadultre aurait pris part ˆ ce remue-mŽnage [É] ? Aurait-il glapi sur un flagrant dŽlit dÕadultre dŽcouvert dans la rue ? Seul, le voyeur excitŽ, qui peut para”tre vertueux, crie tout en se rŽjouissant de la belle aubaine. Il sÕest rŽgalŽ de sa dŽcouverte [É], il a rameutŽ des comparses avides de fantasmes Žrotiques, mais il a, en mme temps, levŽ le drapeau vertueux de gardien de la moralitŽ.1

La violence de cette scne est dŽveloppŽe dans LÕInaperu lors de la LibŽration. Comme le rappellent Georges Duby et Michelle Perrot dans lÕHistoire des femmes en Occident, le sicle des gŽnocides, qui fut le plus sanglant de lÕhistoire de lÕhumanitŽ, nÕa pas exprimŽ Ç de pitiŽ particulire pour le sexe fŽminin È : [É] bien au contraire [il] extermine les femmes juives et tziganes comme mres dÕune gŽnŽration future. Le sicle o les femmes ont ˆ subir non seulement les consŽquences de leurs propres engagements Ð pour tous inhumaine, la rŽpression se fait parfois sexuŽe (viols, cheveux tondus) pour atteindre les femmes dans leur fŽminitŽ [É].2

Le dŽfilŽ dŽploie la profanation de lÕAutre fŽminin en exposant une femme et son enfant ˆ la vindicte populaire pour un meurtre collectif : Ç Avec son Vert-de-gris, dÕailleurs, elle a eu une mioche, eh bien quÕelles dŽfilent donc ensemble, la tra”nŽe et sa Fridoline de m™me ! Et on avait collŽ dans les bras de CŽleste la petite ZŽlie alors ‰gŽe de treize mois. È (In, 254). CŽleste devient le Ç prte-ˆjouir È dÕune Ïuvre de saccage. Le corps souillŽ de crachats, elle poursuit son chemin de croix, livrŽe ˆ tous ceux que lÕadultre excite. Entre hŽrŽsie et sacrilge, prŽdation et infamie, la tonte et lÕhumiliation publique, laissent la victime vivante, mais dŽchue. LÕhymne national dŽformŽ et rŽpŽtŽ en une version dŽgradŽe, Ç Allons zÕenfants, zÕenfants È, accompagne lÕassassinat du 1

Franoise DOLTO, GŽrard SƒVERIN, LՃvangile au risque de la psychanalyse, tome 2, op. cit., p.84. Georges DUBY, Michelle PERROT (dir.), Histoire des femmes en Occident, volume 5, Ç Le XX e sicle È, Franoise THƒBAUD (dir.), Paris, Plon, 1992, p.18. 2

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sexuel et du maternel. La violence est ici sexuŽe, pensŽe et voulue telle pour atteindre la fŽminitŽ dans son apparence. Dans son article sur la dimension sexuŽe de la violence dans la guerre civile espagnole, lÕhistorienne Yannick Ripa sÕintŽresse ˆ la symbolique de la tonte quÕelle prŽsente comme Ç une destruction du para”tre femme [É] Elle ne se satisfait pas de la jouissance quÕelle procure aux agresseurs, elle a un sens. È1 Ce ch‰timent rŽtroactif est infligŽ ˆ la mre, jugŽe coupable dÕavoir engendrŽ et ŽlevŽ un enfant issu de lÕennemi et dÕavoir ainsi failli ˆ son devoir patriotique. Elle hausse et proclame la honte de celle qui nÕa pas su tenir la place traditionnelle qui lui Žtait assignŽe et marque du sceau de la trahison celle qui, selon son mari, Ç Žtait tellement plus forte que lui, car insoumise, irrŽsignŽe au mensonge et ˆ lÕhypocrisie. Elle avait eu le courage de vivre ce que lui nÕavait pas osŽ expŽrimenter Ð aimer selon son choix, suivre lՎlan de son dŽsir. È (In, 259). La foule ne voit plus lÕenfant dans les bras de sa mre, livrŽe ˆ la dŽsorientation de lÕeffondrement et ˆ lÕatteinte de la sŽcuritŽ ŽlŽmentaire : Ç ZŽlie, paniquŽe par le vacarme ambiant et surtout par le bruit strident qui rŽsonnait dans la poitrine de sa mre, tout contre son oreille, sÕest mise ˆ se dŽbattre et ˆ pleurer È (In, 256). Comme dans le viol, la Ç femme est intentionnellement souillŽe. Elle est traitŽe comme un vŽritable lieu dÕaisances avec ce que cela suppose de soulagement de la miction et de la dŽfŽcation. È2 La mre est profanŽe, son sacrŽ ou son mystre est dŽvoilŽ dans lÕimmonde. Le fils, Pierre : relŽguŽ pour lÕoccasion chez une voisine, entendait ce tumulte. Il a fini par percevoir au sein du vacarme et le rire de sa mre et le cri de sa petite sÏur [É] Il a vu sa mre, son corps blme du cr‰ne aux talons tout ratatinŽ sous les vocifŽrations, les crachats qui fusaient de-ci de-lˆ, et blottie dans ses bras, ZŽlie, dont les langes dŽnouŽs pendouillaient sous les fesses. (In, 256)

Le fils assiste ˆ la mise ˆ mort sacrificielle de sa mre et ˆ sa dŽshumanitŽ, que Pierre

FŽdida

semblable. È

3

caractŽrise

Ç par

la

destitution

dÕune

ressemblance

du

Comme se dŽroule le tissu du lange, censŽ contenir lÕenfant, se

dŽtache le fragile tissu psychique de la mre qui fait appara”tre sa frle apparence. Pierre voit ainsi sÕeffriter lÕimage de sa mre vouŽe au dissemblable et ˆ une perte inŽlaborable. DÕun seul coup, Žcrit FŽdida, Ç se dŽfait une expŽrience de lÕhumanitŽ. [É] quand sont en train de se dŽfaire le visage, les mots, la voix, la reconnaissance mme des rŽactions chez lÕautre. È4 La fracture 1

Yannick RIPA, Ç Armes dÕhommes contre femmes dŽsarmŽes : de la dimension sexuŽe de la violence dans la guerre civile espagnoleÈ, De la violence et des femmes, CŽcile Dauphin, Arlette Farge (dir.), Paris, Albin Michel, 1997, p.149. 2 Philippe BESSOLES, Le Meurtre du fŽminin. Clinique du viol, op. cit., p.49. 3 Pierre FƒDIDA, Ç LÕOubli, lÕeffacement des traces, lՎradication, subjective, la disparition È, Humain/dŽshumain. Pierre FŽdida, la parole de lÕÏuvre, op. cit., p.12. 4 Ibid., p.14.

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du rire de CŽleste est le dŽbut de la fugue mentale qui signe la faillite dÕun espace de mentalisation : Ç Et soudain elle a ri. [É] Elle a profŽrŽ une sorte de hennissement suraigu et syncopŽ [É] elle avanait cassŽe en forme de Z comme un Žclair fourbu [É] È (In, 256), ŽchappŽe salvatrice pourtant, qui contre lÕexplosion totale de la psychŽ. CÕest dans les derniers assauts des spasmes de ce rire jailli de lÕeffroi que le cÏur de CŽleste cdera des annŽes plus tard, illustrant tragiquement la puissance de lÕactuelle expression, Ç mourir de rire È. Ce trŽpas souligne le dŽsespoir de ces femmes, lÕexcs de tension contenue dans leur bouche et leur gorge finit par vaincre et terrasser. Ainsi en est-il de la mre de Roselyn Ç Un jour son cri de folie avait rompu la vie en elle, lÕavait ŽtouffŽe dans un sanglot de sang. È (NA, 265).

III-2.C Le fracas de la mort maternelle Ë lÕexception du personnage de la grand-mre DŽborah, pour qui Ç lÕange de la mort passa au point du jour, il ne fit aucun bruit et ne sÕattarda pas È (TM, 116), les mres germaniennes sont frappŽes par la mort avec une grande violence. Leur fin sՎloigne en tout point de la paisible Assomption, reprŽsentŽe dans le panneau central du retable de Wit Stwosz de lՎglise Sainte-Marie, quՎvoque Sylvie Germain dans Cracovie ˆ vol dÕoiseaux : La Vierge se mourant nÕest pas couchŽe, elle sÕeffondre en douceur entre les bras de saint Jacques [É] la Vierge dolente (car elle para”t juste frappŽe de langueur tant est lŽgre, gracieuse, sa faon de mourir) Žvoque en effet un bel oiseau blessŽ [É]. (CV, 67)

La Vierge conna”t un sort radieux, elle ne meurt pas, ne subit pas le calvaire et passe Ç dÕun lieu ˆ lÕautre dans ce flux Žternel qui est en lui-mme un calque du rŽceptacle maternel Ð elle transite È1 en une dŽlicate dormition. Le Livre des Nuits, en revanche, semble concentrer les morts violentes. Vitalie reoit dans le ventre, lieu de la gestation, la ruade du cheval en rut, dont les hennissements, Ç si rauques È, semblent Ç provenir dÕun autre corps que le sien, - dÕun corps archa•que enfoui au fond de ses flancs distendus. È (LN, 106). Le corps de la mre nÕest plus reconnaissable, dŽcapitŽ ou gangrenŽ par la transparence jusquՈ

se

briser

Ç comme

une

vitre È

(LN,

138),

ou

encore

disloquŽ

misŽrablement Ç comme un pantin tandis que son tablier lui retombait sur le visage È (LN, 106). La femme, devenue Ç femelle-louve È, au seuil de la mort, subit la brisure des os des mains et de la m‰choire ˆ coup de Ç lourds sabots de bois È (LN, 111) afin de desserrer lՎtau de sa m‰choire refermŽe sur lՎpaule du

1

Julia KRISTEVA, Histoires dÕamour, op. cit., p.306.

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mari au moment de son agonie ; alors que lÕeffroi des visions sonores dÕElminthe-PrŽsentation-du-Seigneur-Marie, tend son corps comme un arc au point de briser ses dents et de couper sa langue. Une immersion de Ç plusieurs jours dans des bains dÕeau chaude È (LN, 228) est nŽcessaire pour le dŽtendre avant son inhumation. La mort de la mre impose une vision dÕun corps Ç durci, ratatinŽ È. MŽconnaissable, il fait perdre ˆ Prokop les notions de familiaritŽ et de proximitŽ qui lui Žtaient associŽes. La mre devient Ç un tre inconnu, radicalement Žtranger. [É] Le corps maternel nՎtait dŽjˆ plus quÕun grand pan de viande sche dŽjˆ plombŽe dÕombres bistres. È (Im, 52). La fulgurance de sa mort est condensŽe dans le rŽcit de Monsieur Rossignol en trois phrases concises et sches : Ç Un jour elle sÕest couchŽe. Elle souffrait de la tte. Dix jours plus tard on la portait en terre. È (Im, 157).

Avec la mre meurt une idŽe du lien, de lÕamour et de la famille. Avec elle dispara”t un pan de la mŽmoire, lÕenfant doit ˆ son tour porter sa mre morte. Les orphelins restent sur le bord de la route avec, comme seul souvenir, lÕÇ or p‰le qui trembl[e] dans [l]es larmes. È (Im, 158). La mort de ThŽrse laisse Cendres Ç comme

un

chien blessŽ dans cette solitude dŽmesurŽe, insensŽe

[É] È (NA, 388). LÕenfant est Ç seul, irrŽmŽdiablement È (NA, 385), sous une pluie qui semble souvent se mler au dŽsarroi enfantin1. La mort est vŽcue comme une sŽparation qui tend ˆ se prolonger. NÕayant pas encore acquis la notion du temps, et encore moins celle de lÕinfini, lÕenfant attend son retour, parfois sÕimpatientant, sÕirritant et trouvant le temps trop long. Dans son irreprŽsentabilitŽ, elle est ce lieu contre lequel butent le savoir et la volontŽ de comprŽhension, tant ses limites sont infranchissables. Lieu Ç de la destination È selon Denis Vasse, Ç lieu du destin ˆ partir des limites duquel le savoir reflue sur lui-mme, jusquÕen sa butŽe dÕorigine [É] È2, lՎvŽnement de la mort dÕun proche chez lÕenfant, rŽvle Žgalement, pour Pierre FŽdida, une capacitŽ Ç de mise en mouvement du monde et de dŽvoilement esthŽtique de lÕespace du paysage. [É] cet ŽvŽnement le livre ˆ la verticalitŽ de lÕascension et de la chute. È3. Ainsi, aprs avoir connu celle-ci, Tobie grimpe dans les arbres, Ç presque jusquÕau fa”te, et, enlacŽ au tronc, il criait ˆ plein poumons, interpellant tant™t sa mre tant™t DŽborah et, par-delˆ ces deux femmes quÕil aimait dÕun amour insoumis ˆ la loi du " jamais plus ", il sÕadressait aussi ˆ celles et ceux quÕil nÕavait pas connus, qui lÕavaient prŽcŽdŽ. [É] il ne dŽsespŽrait pas 1

Cendres arrive ˆ Terre-Noire sous la pluie Ç CՎtait un aprs-midi dÕautomne. Il pleuvait È (NA, 384) et Tobie surgit alors quÕune Ç pluie torrentielle assaillit la terre. È (TM, 13). 2 Denis VASSE, LÕOmbilic et la voix. Deux enfants en analyse, op. cit., p.215. 3 Pierre FƒDIDA, chapitre VIII Ç LÕobjeu È. Objet, jeu et enfance. LÕespace psychothŽrapeutique È (1978), LÕAbsence, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, n¡ 458, 2005 p.216.

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dՐtre entendu. È (TM, 121). La dŽcouverte de cette temporalitŽ inŽdite engage un nouveau rapport aux autres et ˆ soi-mme, puisque cette nŽcessitŽ interne est liŽe ˆ lÕordre biologique, la mort nՎpargne personne et peut survenir ˆ tout moment. Le choc de cette rŽvŽlation peut conduire ˆ des pratiques magiques pour maintenir lÕabsence ˆ lՎcart. Pour le jeune enfant le contact avec la mort est, Žcrit Pierre FŽdida, Ç immŽdiatement et littŽralement antŽ-reprŽsentatif : tre mort [É] ne se soutient pas dÕune reprŽsentation conservatrice de la mort sous la forme que prennent chez lÕadulte le " refoulement " de la mort et la fonction narcissique de lÕimmortalitŽ dans la constitution dÕune reprŽsentation [É] È1. Aussi Cendres conserve-t-il les cheveux de sa mre, objets de tous ses soins et de sa farouche possession : Tous les cheveux de sa mre ne devaient appartenir quՈ lui, ˆ lui seul, et il refusait de les partager avec la mort. Il avait volŽ les cheveux de sa mre ˆ la mort. Et chaque nuit, il sÕendormait dans ces chevelures maternelles, quÕil ne cessait de nouer, de dŽnouer, de brosser, dÕembrasser. (NA, 408)

Ç Ainsi quÕen tŽmoigne le travail de deuil, enterrer ses morts nÕest pas chose facile lorsquÕon sÕy prend seul È2, Žcrit encore Pierre FŽdida. Le fragment de la chevelure sÕimmobilise dans la position de culte privŽ. Partie de la dŽfunte, elle sert de support de communication et dՎchange avec la disparue et Ç donne droit ˆ une visibilitŽ du cachŽ [É] la dŽcomposition du cadavre, sa destruction progressive È3. La prŽcocitŽ de la disparition des mres laisse de jeunes orphelins qui ne rŽalisent pas encore la portŽe de la perte. Nous pressentons pourtant que la suite du rŽcit saura se nourrir de lÕintime blessure de Baptiste et ThadŽe : Ç encore trop jeunes pour mesurer le sens et le poids de cette perte qui les frappait par la mort de leur mre, - ils en reurent simplement lÕobscure blessure sans trop encore y prendre garde È (LN, 229); alors que la totale dŽsinvolture de Rapha‘l, Gabriel et Micha‘l ˆ lÕannonce de la Ç disparition de celle qui les avait ŽlevŽs pendant des annŽes È (LN, 228), ne fait que confirmer le destin des archanges de la mort qui sՎloignent irrŽmŽdiablement de tout lien compassionnel. Quant ˆ Marceau, il se console de lÕespoir dÕavoir simplement ratŽ un amour qui lui Žtait destinŽ : Ç Il repensait ˆ sa mre, morte alors quÕil Žtait encore enfant. La seule qui aurait pu lÕaimer, peut-tre. È (JC, 160). Dans Un merveilleux malheur, Boris Cyrulnik Žcrit : Perdre sa mre ˆ lՉge de six mois, cÕest tomber dans le vide, dans le nŽant sensoriel tant quÕun substitut nÕaura pas pris sa place. CÕest un risque vital. Perdre sa mre ˆ six ans, cÕest devenir celui qui nÕa plus de mre et se transforme en 1 2 3

Ibid., p.216. Pierre FƒDIDA, Ç La relique et le travail du deuil È (1978), LÕAbsence, op. cit., p.76. Ibid., p.78.

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" enfant-moins ". CÕest un risque psycho-affectif, un trouble de lÕidentitŽ. Perdre sa mre ˆ soixante ans, cÕest prendre conscience quÕun jour ou lÕautre, il faudra bien affronter lՎpreuve. CÕest un risque mŽtaphysique1.

Prokop conna”t cet effondrement, il Ç avait senti le sol se dŽrober sous lui, [É]. La soliditŽ et lÕintŽgritŽ de son propre corps en avaient ŽtŽ diminuŽes. Il sÕagissait en vŽritŽ dÕune mutilation, on tranchait ses racines. [É]. Un vent qui sifflait tout contre son cÏur et qui mugissait dans son esprit hagard : " Te voilˆ en premire ligne dŽsormais. " È (Im, 53). Ë la mort de la mre, la terre devient muette Ç comme un dŽsir frappŽ dÕexil È (MV, 11). Dans Le monde sans vous, Sylvie Germain qui nÕa pas propension ˆ lÕallusion autobiographique2, Žvoque sa mre rŽcemment disparue et sÕavance avec son Ç je È en habit de dŽlicatesse pour maintenir le dialogue inachevŽ dans une adresse directe : Ç Toi, ma mre È (MV, 13). La typographie se pare alors de lÕitalique, lՎcriture se dŽtache du corps du texte, elle se penche, comme ploient les vivants endeuillŽs sous le poids du

chagrin,

sur

celle devenue dŽfunte.

Le

roulis du

voyage

en

transsibŽrien3 est propice au dŽroulement de la mŽmoire et ˆ la composition du tombeau poŽtique ˆ la mŽmoire de ses parents : Ç JÕai effanŽ mon deuil dans la vitre du train, sans un mot, sans un geste È (MV, 43). Les ombres des figures tutŽlaires dÕOssip Mandelstam, Paul Celan, Boris Pasternak ou Anna AkhmatovaÉ sÕinvitent au fil dÕun espace ouvert qui libre ses fables et ses failles, mlent les souvenirs et les rŽminiscences littŽraires fragmentaires ˆ la fragilitŽ de lÕexistence : Ç je grapille des impressions, des lambeaux de visions, des poignŽes de bruits, comme des matŽriaux Žpars È (MV, 44). LՎcrivaine retourne ˆ cet Žtat premier, o lÕenfant, encore dŽmuni, est assailli de sensations diverses qui ne prennent sens que par lÕentremise maternelle qui filtre, nomme et apprivoise. Le bouleversement des places, Ç Ma mre, mon enfant inversŽ È (MV, 32) nŽcessite de faire de ses brisures Ç la possibilitŽ dÕun tombeau È (MV, 44) pour un tre redevenu Ç hors langage, infans, privŽ [É] de parole. È (MV, 125). Voyage souterrain, Ç son rve de symbiose passe par le forage et le brassage de la langue È4, il est une oraison funbre au rythme de lÕavancŽe et des arrts du transsibŽrien, une lumire saisie par la fentre du compartiment. Sylvie Germain Ç observe les mouvements de la nature et des ŽlŽments, la terre noire et lourde, le vent, les ciels, et lÕeau, particulirement celle du lac Ba•kal

1

Boris CYRULNIK, Un merveilleux malheur, Paris, Odile Jacob, 1999, p.15. ƒmission Le Rendez-vous de Laurent GOUMARRE, Radio France, France Culture, le 29 avril 2011. 3 Dans le cadre de lÕAnnŽe France-Russie, des Žcrivains ont participŽ ˆ un voyage ˆ bord du transsibŽrien organisŽ du 27 mai au 15 juin 2010 par CulturesFrance : Mathias Enard, Maylis de Kerangal, Oliver Rollin et Sylvie GERMAIN ont effectuŽ chacun des Žtapes du trajet Moscou/Vladivostok (Novossibirsk ˆ Vladivostok pour Sylvie Germain). France Culture consacra une sŽrie dՎmissions diffusŽes du 26 juillet au 27 aožt 2010 sur cette expŽrience littŽraire. 4 Martine LANDROT, Ç Le Monde sans eux È, TŽlŽrama, n¡3197, 23 avril 2011. 2

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ouvert comme un Ïil au cÏur de la SibŽrie È1. Le temps de celle qui fut ˆ lÕorigine du sien se fige : Ç Depuis lÕannonce de ta mort, ma mre, il nÕy a plus quÕun unique aujourdÕhui. Il sÕest produit un Žpanchement du prŽsent dans la durŽe Ð pas une fixation, mais bien une effusion

È (MV, 12). Les Žcrits

antŽrieurs remontent ˆ la surface et se mlent aux variations transsibŽriennes. La critique Martine Landrot voit Ç dans le forage et le brassage È le souhait Ç dÕunifier le corps de sa mre ˆ la terre qui lÕaccueille È2. LÕexpŽrience si commune, si partagŽe, si terriblement personnelle de la mort de la mre soulve la question de savoir comment lÕenterrer sans sÕenterrer soi-mme ? Ë creuser ainsi, les racines maternelles et paternelles finissent par se mler dans un livre polyphonique et dŽgagent une sve ˆ la densitŽ nouvelle, appelŽe ˆ irriguer le sang et lÕencre. Une t‰che lourde, Ç vouŽ[e] ˆ lÕinachvement È, incombe aux vivants, celle de Ç porter le poids de ton absence È pour Ç transmuer le sang en gr‰ce È (MV, 13) sur Ç des mois, des annŽes, une vie entire parfois È3 alors que lÕon ignore ce qui sera fertilisŽ.

Le roman Chanson des mal-aimants prŽsente un deuil pathologique de la mre, dont lÕabsence laisse le personnage de Gabriel seul, dans lՎpaisseur de sa mŽmoire.

SidŽrŽ par cet abandon qui rŽactive celui de son enfance, le temps

semble sÕarrter pour ce fils dont le processus de maturation ainsi stoppŽ symbolise lÕextrme dŽpendance de son existence liŽe ˆ celle de la mre. Pareil Ç ˆ un oisillon dŽgringolŽ du nid, crevant de faim, de froid È (CM, 224), Gabriel rve ˆ un amour qui se revivrait continuellement. Il est une recherche, une attente, une nostalgie, qui cherche un lieu o se blottir dans une communication ininterrompue avec sa mre. Son frre Estampal, mŽdiocre scribouilleur en mal dÕinspiration, nourrit ses Žcrits des monologues hallucinŽs que Gabriel entretient avec la disparue. Pour alimenter cette source dÕinspiration, il utilise un Ç simulacre de femme trs sommaire : un mannequin de couturire en toile rembourrŽe, acŽphale, manchot et cul-de-jatte, pourvu en revanche dÕune poitrine et dÕune croupe massive È (CM, 208), qui nÕest pas sans rappeler la reprŽsentation de la figure maternelle cauchemardesque de la mre dans Psychose dÕHitchcock4. Fragile mŽdiateur entre le monde des vivants et des morts, Ç Iris ˆ double face, la fugitive et dissimulatrice, sՎtait vue ŽlevŽe post 1

Aliette ARMEL, Ç De lÕincessant dialogue entre les vivants et les morts È, entretien avec Sylvie Germain, Le Nouvel Observateur, 6 avril 2011. 2 Martine LANDROT, op. cit.. 3 Sylvie GERMAIN, entretien avec Aliette ARMEL, Le Nouvel Observateur, rubrique Ç La vie en livre È, 6 avril 2011. 4 Alfred HITCHCOCK, Psychose, rŽalisation et production, Alfred HITCHCOCK, scŽnario de Joseph STEFANO dÕaprs un roman de Robert Bloch, inspirŽ de faits rŽels, avec : Anthony Perkins (Norman Bates), Janet Leigh (Marion Crane), Vera Miles (Lila Crane), Simon Oakland (Docteur Richmond), 104mn, Noir et blanc, Paramount Pictures, 1960.

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mortem ˆ la dignitŽ de muse È (CM, 223), servant de rŽceptacle aux folles prires dans un Ç antique kiosque ˆ pŽchŽs transformŽ en guignol morbide par Estampal È (CM, 221). Le Ç masque mortuaire aux yeux clos, au nez ŽmaciŽ, ˆ la bouche pincŽe È (CM, 218) permet ˆ Gabriel de converser avec sa mre dans une litanie abandonnique tout autant que chaotique : Ç Il trŽbuchait, il sՎcorchait aux mots, aux images qui le hantaient. [É] Il demandait pardon ˆ sa mre du mal quÕelle-mme lui avait fait en lÕabandonnant, plus dÕun demi-sicle auparavant, [É] Il mendiait son pardon. Une parole dÕelle, un regard, une caresse sur sa joue È (CM, 218-219). La notion de fant™me, stade intermŽdiaire sur le chemin qui mne parfois lÕenfant ˆ comprendre que la mort est un phŽnomne irrŽversible et universel, est ici exploitŽe pour ne jamais cesser. Bruno-Pierre Estampal maintient les terreurs de lÕenfance de son frre, il joue ˆ conserver vivaces son dŽsespoir et son deuil inconsolŽ pour en explorer les zones souterraines et tŽnŽbreuses afin dÕalimenter les lamentations de ses personnages de romans. DotŽ dÕune intelligence perverse, il conna”t la prŽcaritŽ des frontires tracŽes par les mots devant les forces obscures du dŽsir. Gabriel encore muet de stupeur et de culpabilitŽ, livrŽ sans dŽfense au tumulte de ses Žmotions, est capable cependant de les projeter sur la surface du masque comme en un miroir, quitte ˆ sÕy perdre. Son comportement avec ce substitut maternel rŽpond ˆ ceux que le psychanalyste RenŽ Spitz1 a mis en lumire lors de ses sŽances dÕobservation du bŽbŽ. La prŽsentation dÕun masque humain rudimentaire

avec

la

configuration

yeux-nez-bouche,

quÕil

soit

souriant,

grimaant ou non, constitue un dŽclencheur du sourire chez lÕenfant, Ç du moins quand lÕexpŽrience est silencieuse et ne met pas en jeu la sensibilitŽ Žlective, elle, trs prŽcoce, ˆ la voix maternelle È2. Gabriel ne semble percevoir que les attributs superficiels de lÕobjet maternel liŽ ˆ lÕapaisement et ˆ la sŽcuritŽ, formant pour lui les fondements dÕune relation objectale. ParŽ de son masque trompeur, le fant™me de la mre habite les jours du fils qui erre dans le cercle de ses visions. Gabriel est comme le hŽros mŽlancolique qui, selon Marthe Robert, est hantŽ par Ç lՎternelle absente qui [É] se dŽrobe ˆ travers toutes les crŽatures vivantes, il est vraiment " le tŽnŽbreux, le veuf, lÕinconsolŽ ", lÕorphelin ˆ jamais Žpris dÕune mort [É] et qui ne peut aimer parce quÕil adore une figure inanimŽe [É] È3. Afin de faire cesser cette exploitation morbide de la souffrance, Laudes sÕintroduit en catimini dans la niche du confessionnal :

1 RenŽ SPITZ (1957), Le Non et le oui, la gense de la communication humaine, tr. fr., Paris, Presses Universitaires de France, nouv. Žd. 1983. 2 Jean GUILLAUMIN, Ç ArchŽologie du pre, entre lÕangoisse dÕune prŽsence et la mŽtaphore dÕune absence, le pre de la prŽhistoire personnelle, Topique, Revue Freudienne, Ç La fonction paternelle È, Le Bouscat, LÕEsprit du Temps, n¡72, 2000, p.12. 3 Marthe ROBERT, Roman des origines et origines du roman, op. cit., p. 127.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

et je lui ai parlŽ, au nom de sa mre. JÕai prtŽ ma voix ˆ lՉme mutique de la morte, jÕai dit au vieil orphelin les paroles quÕil rvait dÕentendre, et ˆ la fin je lui ai annoncŽ quՈ prŽsent je reposais en paix, gr‰ce ˆ lui. (CM, 219)

Devenant porte-voix de la mre, Laudes redonne plein sens au terme Ç persona È qui dŽsignait, ˆ lÕorigine, un masque par lequel sÕexprime une voix dans un contexte dramatique. En se glissant derrire le masque de la mre, elle endosse le r™le maternel. Dans un processus dÕincarnation, Laudes se fait passeuse dÕune parole dont le sens lui Žchappe : JÕai parlŽ longuement, sans rŽflŽchir, sans trop savoir dÕo je parlais, depuis quelle zone ombreuse de mon imagination et de mon intuition soudain ŽclairŽe par la compassion, et la rŽvolte. Car lÕune et lÕautre vibraient en moi ˆ lÕunisson, me dictant chaque mot, chaque geste. (CM, 220)

En tant que persona, elle met au premier plan ce qui Žtait cachŽ et trouve ce qui peut se jouer en tant que mre : Ç ma voix, tout le temps quՈ durŽ ce dialogue, sÕest adoucie, allŽgŽe, prenant des inflexions presque mŽlodieuses. È (CM, 220). Dans son Žtude sur Blanchot, Kai Gohara rappelle que le terme grec pros™pon, qui signifie en premier lieu visage et par extension masque, Ç renvoie finalement ˆ ce que lÕon joue avec un masque : au " personnage ", au " r™le " dans une pice de thމtre. Elle ajoute par ailleurs quÕil Ç existe une figure de rhŽtorique qui sÕappelle prosopopoeia (prosopopŽe), mot composŽ de pros™pon et de po”ein : " faire ", qui consisterait donc, littŽralement, ˆ " faire visage " È1. En devenant visage maternel, Laudes assume un r™le pour offrir refuge ˆ une ‰me dŽfunte, car, selon un dicton chinois citŽ par Marcel Granet : Ç lՉme-souffle des dŽfunts est errante : cÕest pourquoi lÕon fabrique des masques pour la fixer È2. Laudes puise son inspiration au puits de ses douleurs pour dŽgager les mots quÕelle aurait souhaitŽ entendre de la bouche de sa mre, ou pu prononcer ˆ la mŽmoire de Pergame. Laudes semble dotŽe dÕun don ou dÕune Ç ou•e assez fine pour percevoir les voix enfuies, et la voix assez claire pour parvenir ˆ lÕou•e des morts È (MV, 37), aptitudes que Sylvie Germain souhaite acquŽrir, dans Le monde sans vous, pour communiquer avec sa mre dŽfunte. Laudes ne lutte pas, elle apprend Ç ˆ articuler sans gorge, sans bouche È, en laissant Ç flotter des mots balbutiants, recrus de silence et dÕaffection È ˆ travers elle (MV, 37). Quelque chose dÕun ressenti, dÕune attente informulŽe peut alors se manifester dans lÕimprovisation, proche de la libre association, pour laisser palpiter la voix

1 Kai GOHARA, Ç Figures fŽminines comme pros™pon dans Au moment voulu È, LÕÎuvre du fŽminin dans lՎcriture de Maurice Blanchot, ƒric Hoppenot (dir.), Grignan, Les ƒditions ComplicitŽs, 2004, p.157. 2 Marcel GRANET, Danses et lŽgendes de la Chine ancienne, vol. 1, Paris, PUF, 1959, p.335.

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de nombreuses mres dŽfuntes en cette catharsis improvisŽe. Derrire le masque enchanteur du rve ŽveillŽ, en Žcho avec sa vie, les mres parlent et se concentrent dans la voix de Laudes, rŽconfortante et apaisŽe. Celle qui nÕa pu, et ne pourra plus, advenir ˆ la maternitŽ, est une parfaite mŽdiatrice pour conduire les mres et leurs enfants, les vivants et les morts, sur le chemin de la rŽconciliation. Cette capacitŽ tient-elle ˆ la similitude du vŽcu dÕabandon et de vulnŽrabilitŽ qui rŽunit les morts et les nouveau-nŽs que Laudes avait pressenti enfant, alors que la Ç taraudait È la question : Ç les morts sont-ils aussi dŽmunis que les nouveau-nŽs, est-ce autant faillir ˆ lÕamour que de les abandonner dans les deux cas ? È (CM, 42). Trouve-t-elle une rŽsolution ˆ cette Žnigme dans le soutien quÕelle propose au seuil de la mort ? Toujours est-il qu'elle accompagne patiemment Elvire Fontelauze dÕEngr‰ce, rongŽe de culpabilitŽ pour nÕavoir pas su entendre, ni comprendre, les souffrances qui Žtreignaient sa fille : Ç jÕavais compris lÕintention de la vieille femme orpheline de ses deux enfants, soucieuse de rŽconcilier la sÏur et le frre dans la mort avant dÕaller les rejoindre. È (CM, 105). En poursuivant la rŽcitation dÕune lettre Ç sans fin recommencŽe, sans fin relue, incantŽe È (CM, 106), Laudes donne voix aux remords dÕune mre pŽnitente, facilitant le passage dÕun message de pardon amenŽ ˆ se poursuivre dans lÕinvisible de lÕau-delˆ. Les mots ainsi chuchotŽs deviennent prire, car les Ç voix tues parfois remontent sous la surface de la texture actuelle du monde, voix clandestines qui brouillent celles des vivants, leur dictant incidemment des inflexions insolites. È (MV, 36).

III-3 Une terre dÕaccueil III-3.A LÕaccueil inconditionnel et la dŽprise Les gŽnŽalogies germaniennes reconnaissent les liens mre-filles et mrefils qui dŽpassent la simple condition biologique et se dŽgagent du pathologique pour se muer en lien spirituel en une condition dÕaccueil faite de dŽprise. Le mode de la reprŽsentation maternelle archa•que dÕune figure phallique toutepuissante1, est bouleversŽ par lÕhistoire biblique du Jugement de Salomon qui relate lÕhistoire de deux femmes prostituŽes, habitant la mme maison. La mort de lÕun des nourrissons, nŽs ˆ trois jours dÕintervalle sans tŽmoin, conduit les mres ˆ revendiquer le survivant et ˆ faire appel au roi Salomon pour les dŽpartager :

1

ReprŽsentation que Monique BYDLOWSKI prŽsente comme Ç un reliquat adulte et singulirement masculin de la premire des thŽories sexuelles infantiles È dans Ç Les Infertiles. Un enjeu de la filiation fŽminine È, op. cit., p. 144.

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Mais lÕautre femme dit : Ç Non pas ! CÕest mon fils qui est le vivant et cÕest ton fils qui est le mort ! È [É] Puis le roi dit : Ç Procurez-moi une ŽpŽe. È On apporta lՎpŽe devant le roi. Le roi dit : Ç Fendez en deux lÕenfant vivant et donnez-en la moitiŽ ˆ lÕune, lÕautre moitiŽ ˆ lÕautre. È Alors la femme dont le fils Žtait le vivant parla au roi, car ses entrailles Žtaient Žmues ˆ cause de son fils, elle dit : Ç De gr‰ce, mon seigneur, donnez-lui lÕenfant vivant et ne le mettez pas ˆ mort ! È Mais lÕautre disait : Ç Il ne sera ni ˆ moi, ni ˆ toi ! Fendez-le ! È Le roi prit la parole et dit : Ç Donnez ˆ celle-lˆ lÕenfant vivant et ne le mettez pas ˆ mort : cÕest celle-lˆ qui est sa mre ! È1

Salomon qui tŽmoigne de sa sagesse dÕinspiration divine a-t-il jugŽ la rŽponse de la femme comme trop mortifre pour supposer quÕelle puisse provenir de la mre ? Alors que lÕune souhaite possŽder lÕenfant au prix de sa mort, lÕautre lÕinscrit dans un processus de vie au risque de le perdre. Dans son article Ç Voir en peinture È2, Sylvie Germain retient la reprŽsentation de la haine hargneuse de la premire femme et lÕoppose ˆ la posture de la deuxime femme qui dŽpasse le caractre passionnel du dŽsir, et caractŽrise, de ce fait, la vŽritable mre. Elle est celle qui, se situant hors de la violence de lÕappropriation, est Ç prte ˆ se retirer et ˆ tout perdre y compris lÕenfant. Mre dŽmunie, mre perdante, renonant ˆ son bien le plus cher. È3 La faiblesse supposŽe de cette image maternelle exprime en fait la puissance et la force dÕun amour maternel fait de dŽprise. Ç Mre parce que perdante, perdante parce que mre. LÕintŽgration de cette perte, attribut de lÕimage maternelle originaire semble bien un ressort essentiel de la filiation fŽminine È4 prŽcise Monique Bydlowski dans son article sur lÕinfŽconditŽ. Dans cette histoire biblique, la violence du dŽsir dÕenfant

dÕune

femme

se

transforme,

pour

utiliser

une

expression 5

contemporaine, en Ç droit ˆ lÕenfant È, Ç mme au prix de sa mort È . La mre aimante, diffŽrente de celle que Julia Kristeva nomme Ç mre soignante et collante È, est quelquÕun qui a un objet de dŽsir au-delˆ du rapport ˆ l'enfant, qui sert dÕintermŽdiaire. Ç Elle aimera son enfant au regard de cet Autre, et cÕest par son discours ˆ ce Tiers que lÕenfant se constituera pour sa mre comme " aimŽ ". [É] Sur ce fond verbal ou dans le silence qui le prŽsuppose, le " corps ˆ corps " de la tendresse maternelle peut prendre la charge imaginaire de reprŽsenter lÕamour par excellence. È6.

LÕessence de la maternitŽ serait alors,

pour une part, faiblesse, perte et dŽnuement. Selon Monique Bydlowski, Ç derrire la mre de la phase Ïdipienne, et derrire celle des premiers soins, se 1

La Bible. LÕAncien Testament, Rois III, 16-28, traduction ƒdouard DÕHorme, Bibliothque de la PlŽiade, Paris, Gallimard, 1956. 2 Sylvie GERMAIN, Ç Voir en peinture È, op. cit., p.206. 3 Monique BYDLOWSKI, Ç Les Infertiles. Un enjeu de la filiation fŽminine È, op. cit., p.144. 4 Ibid., p.160. 5 Pierre LƒVY-SOUSSAN, Ç Travail de filiation et adoption È, Revue Franaise de Psychanalyse, n¡1, 2002, p.48. 6 Julia KRISTEVA, Histoires dÕamour, op. cit., p.48-49.

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dessinerait

une

reprŽsentation

maternelle

originaire

dont

lÕaptitude

au

renoncement serait un attribut essentiel : Mre originaire, vŽritable Urmutter suffisamment faible [É] È1. Nous sommes ici bien ŽloignŽs de certaines lectures psychanalytiques qui nÕont de reprŽsentation de la mre que souffrant dÕune dŽfaillance rŽsidant Ç dans le fait de se prendre pour unique procrŽatrice, ayant un unique objet avec lÕenfant, sans rŽfŽrence ˆ un homme È2. Selon Sylvie Germain, le mystre de lÕIncarnation parle de cet accueil de la possibilitŽ dՐtre : Ç Marie consent, elle amŽnage en elle de lÕespace, dans son ‰me et dans ses entrailles, pour abriter lÕEnfant qui nÕexiste pas, quÕelle nÕattendait pas, quÕelle ne pouvait mme pas encore dŽsirer dans son Žtat de jeune vierge, mais que dÕemblŽe elle a aimŽ. [É] È (ST, 17). Pour Yvonne Knibielher, Ç LÕAnnonciation prŽcise les conditions humaines de la procrŽation : humaines, cÕest-ˆ-dire spirituelles. È3. Lorsque Marie rŽpond ˆ lÕange Gabriel et accepte la volontŽ de Dieu en dŽclarant, Ç Je suis la servante du seigneur È, elle sÕincline sans consulter son mari. Pour lÕhistorienne : IlluminŽe par la rŽvŽlation quÕelle reoit, elle remet en cause la sociŽtŽ patriarcale : pour elle, il existe une autoritŽ supŽrieure ˆ celle de lՎpoux, supŽrieure mme ˆ celle de tout tre humain, cÕest la volontŽ divine. Le message de lÕAnnonciation prŽvient toute maternitŽ sans loi, toute relation symbiotique o la mre possderait lÕenfant comme un bien propre. Il exprime aussi la transcendance de lÕenfant crŽature et image de Dieu, inscrit dans un rŽseau symbolique ds avant sa naissance. La paternitŽ divine le protge de lÕaccaparement maternel comme de la puissance paternelle, aussi redoutable lÕun que lÕautre.4

Elle nÕest pas celle qui selon, Jacques Lacan, ne sait faire Ç cas de la parole dÕun homme, disons le mot de son autoritŽ, autrement dit de place quÕelle rŽserve au Nom du Pre dans la promotion de la loi. È5 Ainsi que le signifiait le jugement de Salomon, Ç Contenir, accueillir, ce nÕest ni jouir ni dŽvorer, cÕest dans lÕinvestissement de cet accueil, ainsi que du plaisir donnŽ et reu, quÕune mre circonscrit et contient le pulsionnel inhŽrent ˆ la vie, ˆ la vitalitŽ du petit humain. È6. Dans cet espace dÕaccueil libŽrŽ, lÕenfant peut mžrir dans une paix confiante et aimante. Colette Nys-Mazure Žcrit, dans son petit ouvrage consacrŽ ˆ Marie, quÕelle Ç transmet au plerin, au nomade la conviction momentanŽe, 1

Monique BYDLOWSKI, Ç Les Infertiles. Un enjeu de la filiation fŽminine È, op. cit., p.154. Michel TORT, Fin du dogme paternel, Paris, Aubier, coll. Psychanalyse, 2005, p.159. 3 Yvonne KNIBIEHLER, Ç La ResponsabilitŽ paternelle È, La ProblŽmatique paternelle, Chantal Zaouche-Gaudron (dir.), Ramonville Saint-Agne, Ers, 2001, p.154. 4 Ibid. 5 Jacques LACAN, ƒcrits, Paris, Le Seuil, 1966, p.579. Suite ˆ de tels propos, Christiane Olivier Žcrit ironiquement Ç Toujours ce pre symbolique, venant ˆ travers la parole de la mreÉ Les hommes ne se rendent-ils pas compte que les femmes, en les mettant au ciel, risquent de les mettre au grenier ? È, Christiane OLIVIER, Les Fils dÕOreste ou la question du pre, Paris, Flammarion, 1994, p.66. 6 Dominique GUYOMARD, Ç La folie maternelle : un paradoxe ? È, La Folie maternelle ordinaire, op. cit., p.122. 2

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prŽcaire, mais avŽrŽe, dՐtre ˆ la maison. Elle est la demeure [É] o nous esprent les aimŽs en allŽs. È1. La grossesse peut alors se vivre, ou sÕobserver, comme une transfiguration qui bouleverse la femme qui devient lÕaccueil. MŽlanie Ç nՎtait jamais si belle et bien portante que pendant ses grossesses ; elle aimait sentir mžrir en elle ce poids fantastique qui lÕenracinait toujours plus solidement et profondŽment ˆ sa terre, ˆ sa vie, ˆ Victor-Flandrin. È (LN, 99). Dans ses Žcrits sur la peinture, Sylvie Germain imagine le ventre rond de Madeleine Ç comme un creuset dÕalchimiste, ˆ sa chaleur lÕespoir sÕest ranimŽ. Quelque chose bouge dans ses entrailles bržlŽes dÕamour, de patience : la force de la vie retrouvant son Žlan contre tout espoir [É] Madeleine la misŽricordieuse, toute ceinte de nuit, est en lent, douloureux, miraculeux, travail dÕenfantement spirituel. È2. Le ventre qui porte Ç un enfant, un nouvel tre, un inconnu [É] recle la force du dehors dans le dedans le plus clos de sa chair, il abrite un Žtranger

dans

son

intimitŽ. È

(AL,

47).

La

mre

sait,

dÕun

savoir

prescient, quÕelle Ç porte en son ventre ˆ la courbe arrondie un enfant enroulŽ dans une conque emplie dÕeau primordiale È (AL, 52), lÕ Ç enfant-algue se meut au ralenti/ Dans lÕeau dormante [É] È (CI, 7). Lorsque Camille, dans Jours de colre, entend la Litanie ˆ la Vierge, Ç les mots psalmodiŽs par Blaise le Laid prenaient en elle un accent nouveau : Ç Mre de la Lumire, Mre de la vie, Mre de lÕAmourÉ Mre de la Terre, Mre enfantant le bonheur de la terre. Femme portant la beautŽ de la terre entre ses bras comme un enfant radieux. Camille se confondait avec cette Femme. Elle en Žtait la fille, la sÏur. SÏur de la lumire, de la vie. È (JC, 136).

Lorsque

lÕamour

est



et que le

monde

se prŽsente sans

chaos,

la

maternitŽ semble sÕinscrire dans une temporalitŽ tranquille et sans sursaut. Dans Tobie des marais quelques lignes seulement suffisent ˆ Žvoquer plusieurs annŽes : Ç [É] toujours c™te ˆ c™te, ils sÕen Žtaient allŽs. [É] A Brme Žtait nŽe leur premire fille, Rosa. [É] au cÏur du Marais poitevin, [É] DŽborah avait donnŽ naissance ˆ une seconde fille, Wioletta. È (TM, 66). LÕaccouchement bouleverse le visage de Vitalie qui devient mŽconnaissable pour son Žpoux : Ç Il semblait sՐtre dŽtachŽ de lui-mme, soulevŽ sous un assaut de lumire montŽ depuis les trŽfonds de son corps et transfondu en un sourire plus vague et blanchoyant quÕun clair de demi-lune. È (LN, 20). La lumire enrubanne les cheveux de MŽlanie qui, Ç encore trempŽs de sueur, rayonnaient autour de son visage en longues mches onduleuses qui prenaient, dans la lumire du 1

Colette NYS-MAZURE, CŽlŽbration de la Mre : regards sur Marie, iconographie Žtablie par ƒliane Gondinet-Wallstein, Paris, Albin Michel, coll. CŽlŽbrations, 2000, p.17. 2 Sylvie GERMAIN, Ç Solitudes de Madeleine È, LÕÎil, n¡489, octobre 1997, p.85.

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couchant, une teinte rouge‰tre. È (LN, 93). EntourŽe dÕun halo ou dÕune aurŽole sacrŽe, la mre subsiste ˆ ses changements de forme, aux approches de la dŽlivrance, la peau de Rose-HŽlo•se sՎclaircit : Ç on lÕaurait crue illuminŽe de lÕintŽrieur. Elle avait la roseur teintŽe de jaune paille dÕun verre o bržle une bougie È (NA, 328). La bougie, si souvent reprŽsentŽe dans les toiles de Georges de La Tour, offre une flamme vers laquelle les Madeleine Ç se tiennent concentrŽ[e]s vers les premiers feux du monde È. (AL, 15). Le pouvoir de donner la vie devient sacrŽ et se dŽbarrasse de lÕiconographie religieuse liŽe ˆ la concupiscence

et

au

pŽchŽ

de

la

chair,

la

mre

devient

le

Ç Lieu È,

Ç transhistorique, que viendra habiter la Vierge-Mre chrŽtienne [É] vŽritable thaumaturgie de la fŽconditŽ. È1 La description que propose Sylvie Germain de Marie rejoint sans doute ce que nous pouvons appeler Ç le maternel È qui, du registre de lÕaccueil et du lien, enveloppe et Ç protge la rencontre mre-enfant en la rendant possible. È2. Dans un article qui Žtudie lÕimage de la vierge agenouillŽe devant son fils dans le tableau NativitŽ de Piero della Francesca exposŽ ˆ la National Gallery, Julia Kristeva propose une lecture qui se dŽmarque de celle, teintŽe dÕhumiliation et de masochisme, quÕa pu proposer Simone de Beauvoir sur Marie dans Le Deuxime sexe3. Julia Kristeva y voit une peinture qui associe : dŽlicieusement la joie maternelle qui rayonne dans la douceur du visage de Marie et le sentiment de sa dette envers son enfant Ð contrepoids majeur ˆ la parano•a maternelle Ð que marque lÕinclinaison du corps. Tout cela continue ˆ habiter des femmes innombrables qui ne cessent de remplir la mission civilisatrice la plus archa•que, la plus invisible et la plus dure du monde : celle qui consiste ˆ conduire un corps morcelŽ de bŽbŽ au corps propre de lÕindividu parlant.4

Cet accueil spŽcifique se fait enveloppe maternante et sÕexprime dans la gŽographie dÕun lien qui est terre dÕaccueil pour la rencontre mre-enfant Ç nimbŽs tous deux par cet espace È5. Dans ces conditions, lÕenfant voit, au fond de la pupille maternelle, non seulement Ç quÕil existe pour elle, quÕil est lÕobjet de son attention, mais quÕil " existe " aussi pour elle, dans le sens o elle le conoit comme ayant une existence en dehors dÕelle, comme personne rŽelle, et au-dedans dÕelle comme reprŽsentation de cette personne quÕest dŽjˆ son bŽbŽ pour elle. È6. Ainsi, Simon se sentit Ç ˆ son rŽveil, caressŽ par la main si menue de sa mre, et il lui sembla voir son sourire, son regard paisible, toujours un peu 1

Paul-Laurent ASSOUN, Ç Voyage au pays des mres. De Goethe ˆ Freud : maternitŽ et savoir faustien È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Ç Les Mres È, n¡45, Paris, Gallimard, 1992, p.128. 2 Dominique GUYOMARD, Ç La Folie maternelle : un paradoxe ? È, La Folie maternelle ordinaire, op. cit., p.119. 3 Simone de BEAUVOIR, Le Deuxime sexe, Paris, Gallimard, 1949. 4 Julia KRISTEVA, Ç SacrŽe mre, sacrŽ enfant È, LibŽration, 20 novembre 1987. 5 Dominique GUYOMARD, op. cit., p.122. 6 ClŽop‰tre ATHANASSIOU-POPESCO, op. cit., p.25.

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songeur. Il se sentit regardŽ par elle, regardŽ jusquÕau fond de lՉme È (JC, 280). CÕest par ce regard, Ç bon, plein de sagesse et de patience È (Im, 161) dont se souvient Monsieur Rossignol, que lÕenfant se sent exister comme un tre aimŽ et admirŽ. CÕest cet amour qui procure au regard maternel une qualitŽ de miroir si particulire que RenŽ Zazzo1 prŽsente comme profond et brillant. Ç La maternitŽ capte toutes les forces, tous les sentiments de plusieurs personnages pour une pŽriode plus ou moins longue de leur vie. La mre assure la protection de lÕenfant, et celui-ci la peroit comme un refuge È2 Žcrit Marie-JosŽ Chombart de Lauwe. Tobie se souvient de la puissance de la prononciation du Ç maman È, Ç mot magique, merveilleux qui ne tardait jamais, chaque fois que Tobie le profŽrait, ˆ prendre visage et corps, sourire et parfum et ˆ se rŽpandre en tendresse et baisers. È (TM, 25). Le souvenir de celle qui pu, par sa prŽsence et ses actions, soulager lÕenfant de malaises parfois intolŽrables, celle qui sut dŽcontaminer

la

peur de

mourir

est prompte ˆ

surgir dans

lÕurgence.

Ç Maman ! È est le dernier appel qui se formule au seuil de la mort. Il est le dernier mot, Ç transi dՎgarement, qui sÕest exhaussŽ du fond de [l]a peur È dՃdith Ç pour striduler au ras de ses lvres bleuies [É] È (In, 219), comme sÕil pouvait encore offrir des bras pour conjurer le vertige et combler le vide qui sÕouvre ˆ celle qui se suicide en se laissant chuter en deltaplane. Lorsque cette femme-Icare se mŽtamorphose soudainement en une Ç petite fille au corps gelŽ [qui] dŽgringol[e] en vrille du haut du ciel comme un fagot de chardons bleus È (In, 219), cÕest le maternel qui est convoquŽ, comme une attitude faite de soins qui se rŽfrent ˆ une modalitŽ de prŽsence auprs du nourrisson dŽmuni. Un appel qui ne se prononce que dans lÕimploration lorsque celle-ci ne peut plus rŽpondre. Sabine dans LÕInaperu reprŽsente la dŽprise dans une version contemporaine qui se double du doute. La question sociale et lՎvolution des mentalitŽs modifient profondŽment le sentiment de lՐtre-mre, qui ne se prŽsente plus comme une Žvidence, mais est mise en question. Sabine concentre le changement du r™le des mres dans la sociŽtŽ, refusant Ç toute dŽpendance, la double

sujŽtion

que

lui

imposent

ses

responsabilitŽs

maternelles

et

professionnelles est suffisamment lourde È, elle dŽlgue, non sans risque, Ç plus que des charges domestiques Ð un r™le de mre de substitution, tandis quÕellemme remplit celui de pre. Elle est devenue une femme-pre qui passe ses journŽes ˆ lÕextŽrieur, ses soirŽes ˆ reprendre le contr™le de la maisonnŽe. È (In,

1 RenŽ ZAZZO, Ç La Gense de la conscience de soi È, Psychologie de la conscience de soi (Symposium de lÕAssociation de psychologie scientifique de langue franaise), Paris, PUF, 1975, p.65. 2 Marie-JosŽ CHOMBART DE LAUWE, Un monde autre : lÕenfance. De ses reprŽsentations ˆ son mythe, op. cit., p.155.

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20). Elle fait Ïuvre de tiers pour empcher la captation grand-paternelle, tout en sachant que les enfants ne sont pas sa propriŽtŽ. Ce lien ne peut se satisfaire de la gŽnŽtique. Fragile, il peut ˆ tout moment se reporter sur une personne Žtrangre au clan : ses Ç enfants ont beau lÕappeler Maman, elle sent bien que le poids affectif propre ˆ ce mot sÕest largement rŽpandu dans le diminutif Louma attribuŽ ˆ leur gouvernante. È (In, 20). Elle a la conviction intime que la connaissance de ses fils reste une illusion : Ç que sait-elle dÕeux, au juste ? Elle conna”t leurs caractres, leurs forces et leurs faiblesses, le timbre de leurs voix et le bruit de leurs pas, leurs gožts, leurs aversions, lÕodeur de leurs cheveux et le grain de leur peau, elle pourrait identifier chacun dÕentre eux les yeux fermŽs rien quÕen touchant leurs mains, voire en Žcoutant le son, le rythme de leurs respirations. Mais cela ne suffit pas pour prŽtendre tout savoir et comprendre dÕune personne È (In, 92). Elle est le contraire dÕéve Ç qui voulut tant savoir, tout savoir dÕun bloc, mais qui Žchoua tragiquement. Le visage ŽpuisŽ de " celle qui ne conna”t pas " -, et qui toujours, peut-tre mendie ˆ la connaissance auprs des vivants en veille. È (BR, 93).

III-3.B La grand-mre, personnage de lÕintercession La figure de Marie, comme celle de la grand-mre, sont des figures dÕintercessions. La grand-mre offre une version moins conflictuelle de la maternitŽ, une gŽnŽration la sŽpare de la mre et permet de sÕengager sur des rivages dŽgagŽs des conflits Ïdipiens. Pour Michel Schneider, elle Ç est une mre moins grande que la mre. [É] Elle ne vous Žtouffe pas avec sa langue, ne vous gave pas avec ce nom qui nourrit et Žtrangle : Maman È1. Versant dorŽ de la mar‰tre, elle prend, dans de nombreux ouvrages ŽtudiŽs par Marie-JosŽ Chombart de Lauwe, Ç la figure dÕun substitut de la " bonne mre ", parce que la mre manque, ou correspond moins ˆ lÕattente de lÕenfant [É] douce, jolie, sŽnile È2, elle ne fait pas peur. Femmes du passŽ, les grands-mres protectrices connaissent les mystres de la vie sur terre, les relations humaines et les chemins les plus apaisŽs qui conduisent au ciel ou Žtablissent un lien avec les dŽfunts. Il y a de Marthe et de Marie, de la terrienne et de la contemplative, dans ces grands-mres. Elles correspondent ˆ la description que Sylvie Germain propose de Colette Nys-Mazure, dans la prŽface ˆ son recueil de poŽsie : la nourricire et la glaneuse, la charnelle et la rveuse. Telle Marthe, " absorbŽe par les multiples soins du service " (Lc. 10,40), elle sÕaffaire au jardin, ˆ la cuisine, auprs des enfants, ou des mourants, et fait preuve dÕun sens aigu des rŽalitŽs, des 1 2

Michel SCHNEIDER, Maman, op. cit., p.317. Marie-JosŽ CHOMBART DE LAUWE, op. cit., p.171.

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besoins, des urgences. Telle Marie [É] elle Žcoute la rumeur du temps, le chant polyphonique de la terre et des saisons, les voix et les silences des tres qui lÕentourent, ou quÕelle croise en chemin [É]1.

Comme EdmŽe ou Vitalie, elle connait Ç tous les secrets des herbes et des plantes, qui toujours avait su apaiser les douleurs du corps et les tourments du cÏur. Elle Žtait lˆ, fidle, la petite vieille, la douce, lÕeffacŽe. È (JC, 320). La grand-mre paternelle de lÕauteur, ŽvoquŽe dans KalŽidoscope ou notules en marge du pre, cueille les Ç roses que cultivait son mari dans le jardin derrire la maison ˆ la lisire du prŽ, [É]. Elle en faisait des bouquets quÕelle portait dans les chambres. È2. Toutes prennent la suite de ces mres gardiennes du lieu domestique o les gestes discrets se mettent au service des autres : Ç Edna va et vient, apportant du cafŽ, des g‰teaux, du vin cuit. CÕest elle qui a confectionnŽ les cadres des tableaux, effectuŽ la dŽcoration du salon ; cÕest elle qui veille sur les choses, sur lÕespace et la lumire. È (TM, 216). Elles sont une nouvelle facette des figures de Marie qui, selon Colette Nys-Mazure, confre au Ç quotidien le plus banal [É] sa texture dense et souple. [É] Du fond de lÕhumanitŽ se lveront toujours ces visages de femmes de bontŽ et dÕaccueil prs de qui dŽposer son arroi, son dŽsarroi, la tension douloureuse, tant elles sont attentives ˆ lՐtre, au lieu de le rŽduire ˆ son Žtat ou sa fonction. È3. La description que Beno”t Neiss propose du personnage de Tante Martine chez Henri Bosco,

convient

parfaitement

aux

grands-mres

germaniennes

qui

nÕen

renouvellent pas le modle : Femme dÕintŽrieur, modle de mŽnagre possŽdant ˆ la perfection le gŽnie des choses domestiques, elle appara”t Žgalement comme un redoutable intermŽdiaire avec lÕinvisible et les ombres, sÕentretenant avec les anges, communiquant avec les morts ou, plus simplement, capable de rŽpandre autour dÕelle, comme les fŽes des anciens rŽcits, des forces bienfaisantes, un rayonnement [É]. Elle joue un r™le tutŽlaire face ˆ la maison, au jeune narrateur qui lui est confiŽ, remplissant les fonctions de thaumaturge.4

La grand-mre, entitŽ charismatique, fait figure de sage garante de la mŽmoire collective qui remplace le parent absent. Elle Ç reprŽsente cet arrire-plan, rŽel ou virtuel, sur lequel la future mre va sÕappuyer par nŽcessitŽ : celle qui viendra prendre soin de lÕenfant si la mre vient ˆ dŽfaillir, la seule femme ˆ laquelle une mre puisse confier son propre enfant sans arrire-pensŽe, sa

1

Sylvie GERMAIN, Ç PrŽface È, Feux dans la nuit : poŽsie 1952-2002, de Colette NYS-MAZURE, Tournai, La Renaissance du livre, 2003, p.7. 2 Sylvie GERMAIN, Ç KalŽidoscope ou notules en marge du pre È, Voies de pres, voix de filles, Adine SAGALYN (Žd.), Paris, Maren Sell & Cie, 1988, p.60. 3 Colette NYS-MAZURE, CŽlŽbration de la Mre : regards sur Marie, op. cit., p.17. 4 Beno”t NEISS, Ç Qui tes-vous, Tante Martine ? È, Cahiers Robinson, Ç Henri Bosco : Rver lÕenfanceÉ È, Christian Morzewski (dir.), Arras, UniversitŽ dÕArtois, n¡4, 1998, p.74.

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propre mre idŽalisŽe. È1. Ë quatre-vingt-treize ans, alors que Ç tous ceux et celles des gŽnŽrations intermŽdiaires Žtaient morts, disparus, ou bien frappŽs de folie, de paralysie È (TM, 91), DŽborah, doit sÕoccuper de Tobie, son arrirepetit-fils de cinq ans. Ç DŽborah vint sÕinstaller sous son toit pour veiller tout ˆ la fois sur le pre et le fils, le veuf et lÕorphelin. Une fois de plus il lui incombait de tenir office de sentinelle È (TM, 43), assurant, discrtement et fidlement, lՎducation et le soutien de ceux qui se retrouvent dŽsemparŽs. La grand-mre prŽsente ce que Wilfred-Ruprecht Bion nomme la Ç fonction contenante È2. Paralllement au nourrissage physique, elle offre un nourrissage psychique, tout aussi essentiel ˆ la vie et ˆ la croissance. Gr‰ce ˆ sa rŽceptivitŽ et ˆ sa capacitŽ ˆ laisser Žmerger en elle le sens latent des projections de lÕenfant, elle peut sÕen saisir

intuitivement

de

faon

ˆ

lui

restituer

des

ŽlŽments

assimilables

psychiquement. On retrouve ici la notion dՎtayage avancŽe par Freud, mais avec une signification renouvelŽe. Il ne sÕagit plus en effet de Ç subordonner la vie psychique et relationnelle ˆ la vie corporelle et biologique, mais dՎtablir des correspondances

mŽtaphoriques

entre

vie

physique

et

psychique È3.

Les

rŽponses de la grand-mre sont ˆ la vie psychique ce quÕest le lait ˆ la vie physique. Ainsi, lorsque Gabriel, Ç ˆ lÕoccasion de la fte de Mres È, fait Ç un beau dessin pour sa grand-mre [É] Les autres enfants sՎtaient moquŽs de lui, mais sa grand-mre avais mis son dessin sous verre et lÕavait accrochŽ au dessus de la cheminŽe. " CÕest le plus beau cadeau que jÕaie jamais reu ", lui avait-elle dit È (OM, 119). Marie-France Morel souligne dÕun trait efficace lÕimportance dÕune telle prŽsence : Si tant de nos anctres ont survŽcu vaille que vaille ˆ tous les pŽrils de lÕenfance, pour devenir ˆ leur tour des adultes, ils le doivent ˆ toutes ces femmes qui, dans lÕombre, dans le privŽ, ˆ lÕabri souvent du regard des hommes qui Žcrivaient la grande Histoire, les ont nourris, torchŽs, habillŽs, lavŽs, bercŽs, promenŽs, dorlotŽs, ŽveillŽs.4

Les grands-mres Vitalie et DŽborah, comme celle anonyme de Gabriel, sont cette figure du prochain que Franoise Dolto prŽsente comme celui ou celle, qui ˆ lÕoccasion du destin, se trouve lˆ : [É] quand nous avions besoin dÕaide, et nous lÕont donnŽe, sans que nous lÕayons demandŽe, et qui nous ont secourus sans mme en garder le souvenir. Ils nous ont donnŽ de leur plus-value de vitalitŽ. Ils nous ont pris en charge un temps, en un

1

Monique BYDLOWSKI, Ç Les Infertiles. Un enjeu de la filiation fŽminine È, op. cit., p.149. Wilfred-Ruprecht BION, Aux sources de lÕexpŽrience, trad. Franois Robert, Paris, PUF, 1979. 3 Didier HOUZEL, Ç PrŽface È, LÕInconscient ˆ la crche. Dynamique des Žquipes et accueil des bŽbŽs, Denis Mellier , Issy-les-Moulineaux, ESF Žditeur, 2000, p.12. 4 Marie-France MOREL, citŽ dans Ç LÕAmour maternel : aspects historiquesÈ, Spirale, Ç LÕAmour maternel È, Ramonville, Ers, n¡18, 2001, p.54. 2

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lieu o leur destin croisait notre chemin. Notre prochain, cÕest le " toi " sans lequel il nÕy aurait plus en nous de " moi ".1

Cette assistance, qui se propose inconditionnellement pour soutenir et assumer lՐtre Ç dŽpouillŽ[s] de ressources physiques ou morales È2, contribue ˆ la guŽrison de Gabriel, l'enfant asthmatique ; Ç auprs dÕelle, il avait guŽri È (OM, 46). Jeune homme, Tobie se remŽmore sa grand-mre de la faon suivante : Ç Elle aura surtout ŽclairŽ le monde. Sans elle, je me serais perdu. È (TM, 174). Ë lÕinstar de Marie, la grand-mre Ç allaite ˆ jamais. Elle assure lÕamour de loin, nourrissant encore et toujours, en toute discrŽtion. Je suis lˆ, dit-elle, tu le sais, mme si je ne tÕadresse plus de signe Žclatant. Tu peux compter sur moi ˆ la vie, ˆ la mort È3. Garantes de stabilitŽ, elles permettent de sÕarrimer alors que les adultes flanchent et ne rŽpondent pas toujours de leurs responsabilitŽs. DŽborah, comme lÕaubergiste dans ƒclats de sel, est Ç une figure de proue seule ma”tre ˆ bord dÕun navire dŽsert rŽsistant au naufrage. È (TM, 72).

Les grands-mres ne vieillissent pas et demeurent inaltŽrŽes par une temporalitŽ qui semble sÕeffacer et prendre corps en elles. Sous lÕeffet de la persistance de lÕinfantile,

les

petits

enfants,

relguent

leur

mort

dans

lÕimpensable

et

lÕirreprŽsentable : Ç Elle Žtait lˆ, elle Žtait toujours lˆ la petite vieille [É] È (JC, 320), Ç leur a•eule elle-mme leur semblait douŽe de pouvoirs Žtranges et terrifiants Ð vieille femme immortelle montŽe des bouches de lÕEscaut. È (LN, 34). A contrario des nombreux Žcrits transgŽnŽrationnels qui laissent la mre et la grand-mre maternelle dans lÕombre du processus de transmission, confŽrant dans un chiasme gŽnŽalogique la premire place au grand-pre maternel, la grand-mre germanienne cristallise les fantasmes de transmission familiale et incarne rŽtrospectivement la passeuse idŽale. Vieille femme courbŽe aux cheveux blancs, au regard bon, au sourire doux, aux gestes patients quoique maladroits, elle apporte la nourriture spirituelle des contes traditionnels, des mythes familiaux et des rŽcits religieux. Elle transmet les hŽritages, les savoirfaire ainsi que les valeurs spirituelles : Ç Elle avait toujours tenu lieu de mŽmoire auprs des siens, vivants et dŽfunts, son sŽjour sur la terre semblait nÕavoir ni commencement ni fin. È (TM, 30). Lors de sa premire apparition, DŽborah condense sa fonction nourricire en une version inversŽe du petit chaperon rouge :

1 2 3

Franoise DOLTO, GŽrard SƒVERIN, LՃvangile au risque de la psychanalyse, tome I, op. cit., p.151. Ibid., p.151. Colette NYS-MAZURE, CŽlŽbration de la Mre : regards sur Marie, op. cit., p.12.

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DŽborah trottinait le long de la route. Elle tenait un panier en osier contre son ventre ; dans le panier enveloppŽ dÕun linge blanc, il y avait un g‰teau tout juste sorti du four. Un g‰teau aux pommes bien dorŽ, qui fleurait le sucre, le beurre et la cannelle. Tobie adorait ce dessert, cՎtait pour lui quÕelle lÕavait prŽparŽ. (TM, 30)

Avec leurs contes et histoires, elles proposent une lecture du monde et de ses mystres dont lÕassimilation est comparable ˆ une patiente digestion. Vitalie raconte des contes fantastiques ˆ ses petits enfants Ç le soir avant de sÕendormir È (LN, 33). Les Ç lŽgendes peuplŽes de fŽes, dÕogres, de diables et de gŽants, dÕesprits des eaux et des forts È (LN, 34) puisent dans les rŽcits des pcheurs en haute mer. Leur contenu imprgne lÕimaginaire des petits enfants, se faufile encore dans le rŽcit des parents. Si les rŽcits de Vitalie conservent la Ç vase et le soleil È (LN, 57) de sa mŽmoire tortueuse et tourmentent la petite Herminie-Victoire de ses tonalitŽs sauvages, ˆ tel point quÕau moment de sa mort, cette dernire souhaite chausser les petits souliers dÕor du rŽcit de Kinkamor pour aller rejoindre sa mre ; ceux de la grand-mre de Gabriel ont Ç enluminŽ son enfance de lŽgendes et de rŽcits fabuleux È (OM, 71). Les contes se disent dans lÕintimitŽ dÕune compagnie douce et restreinte en prŽlude ˆ la nuit, ils parlent des rves ou des regrets. Le livre sÕoffre comme objet de compensation et de rŽparation du prŽjudice de la perte, il console de la perte dÕune dent de lait, vouŽe par nature, ˆ la caducitŽ. Le rŽcit du petit chien Hublot, qui survit ˆ son naufrage en b‰tissant une maison avec les morceaux dՎpaves puis en rŽparant le bateau pour reprendre la mer, instruit Gabriel des mystres et des profondeurs du monde et de lÕau-delˆ. En Ç inventant des histoires et en improvisant des chansons È, la grand-mre cherche dans lÕimaginaire Ç la satisfaction de ses espoirs dŽus, tout en espŽrant pour son enfant un avenir prestigieux È1. LÕenjeu Žlaboratif est alors dÕouvrir le passage pour que transite la mŽmoire.

Si, selon le constat de Gabriel, c'est aux Ç jeunes ŽpousŽes et [aux] jeunes accouchŽes È, quÕincombent le soin du rituel choix des photographies des ŽvŽnements familiaux, les grands-mres prolongent ce qui Žchoie aux femmes plus jeunes qui prennent Ç au sŽrieux leur r™le de dŽpositaires de souvenirs È (OM, 32). Dans le respect des rites funŽraires, et tout particulirement dans la garde et le maintien de la sŽpulture, la femme est, selon Ginette Raimbault et Caroline Eliacheff, Ç un carrefour de vie et de mort È2. Les grands-mres

1

Mireille NATANSON DUNCKER, Ç Berceuses yiddish, images dÕenfance et miroir dÕune culture perdue È, Imaginaire & Inconscient. ƒtudes psychothŽrapiques, Ç Images dÕenfance È, Le Bouscat, LÕEsprit du Temps, 2001, p.46. 2 Ginette RAIMBAULT, Caroline ELIACHEFF, Les Indomptables. Figures de lÕanorexie, Paris, Odile Jacob, 1989, p.145.

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germaniennes tentent Ç de gŽrer la rupture et le deuil par des figures de sŽparation et de continuitŽ È1 en accomplissant toutes les actions qui permettent de sÕassurer que les morts sont dŽfinitivement partis. Lorsque Vitalie chantonne la berceuse des enfants morts, alors que son fils ThŽodore Faustin Ç repose simplement lˆ, sur les genoux de sa mre È (LN, 60), elle accompagne la mort du vivant et la naissance du dŽfunt qui va rejoindre les autres disparus de la famille, par des gestes qui sont Ç tout ˆ la fois de suppliants, dÕorants, de donateurs et de mendiants, de mre infiniment aimante et de tout petit enfant apeurŽ. Gestes animaux, comme une femelle qui lche son petit. È (PP, 100). Gardiennes de

la

mŽmoire,

elles

se

chargent des

rituels

funbres qui

accompagnent ce temps de bascule. Elles se chargent de la toilette funŽraire, voilent les miroirs, allument les bougies, entonnent la litanie funbreÉ En dissociant les restes matŽriels quÕon ne veut pas garder, et le souvenir quÕon ne veut pas perdre, elles permettent le passage du disparu en favorisant son entrŽe dans la mŽmoire. Par leurs chants et leurs prires, elles enterrent les morts pour donner une place aux vivants, elles offrent une localisation psychique aux maris ou aux enfants disparus afin de dŽjouer lՎpouvante par la crŽation dÕune dŽlimitation entre les morts et les vivants. Elles indiquent la prŽsence de lÕordre symbolique afin que lÕimpensable et lÕirreprŽsentable ne viennent pas interdire la vie de leurs descendants. DŽborah Rosenkranz : avait subi de nombreux deuils dans son interminable vie, [É]. La mort en effet avait toujours procŽdŽ autour dÕelle avec une opini‰tre et cruelle ironie, sÕingŽniant, chaque fois quÕelle surgissait ˆ dŽrober le corps, le corps entier du trŽpassŽ en mme temps que son souffle. La plupart de ses proches avaient ainsi quittŽ ce monde sans funŽrailles ni sŽpulture Ð disparus, corps et ‰me. (TM, 33)

Alors que ses morts ne sont jamais tout ˆ fait partis, puisque rien ne reste dÕeux qui puisse tre Ç fixŽ et enclos dans des lieux spŽcifiques, chargŽs de sacralitŽ È2, elle sՎvertue ˆ crŽer une sŽpulture afin de marquer la coupure entre la nature et la culture, lÕanimal et lÕhumain. Ainsi que le rappelle George Steiner3 en soulignant la parentŽ entre lÕhumain et le terrestre (humanitas et humus), refuser ou empcher dÕenterrer les morts, cÕest nier leur humanitŽ ainsi que celle des vivants. Aussi, loin des cimetires, DŽborah veille doucement les morts qui trouvent une place apaisŽe dans son corps, sans quÕelle ne se transforme en tombeau ou en crypte. Elle prend en charge la mŽmoire familiale

1

Christian ILLIéS, Ç La mort et lÕau-delˆ È, EncyclopŽdie des religions, op. cit., p.1835. Ibid. 3 George STEINER, Les Antigones, traduit de l'anglais par Philippe Blanchard, Paris, NRF, ƒditions Gallimard, 1986. 2

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qui, selon Pierre FŽdida1, Ç compte les morts È, en mme temps quÕelle Ç conte È leur histoire, offrant ainsi aux morts une nŽcessaire sŽpulture et accompagne dans lÕinvisible les liens dÕamour.

Elle sait dÕun savoir qui dŽpasse lÕinformation, et invente des sŽpulcres minuscules adaptŽs aux corps disparus. La guerre Žtait aussi impie, voleuse que lÕocŽan, elle ne restituait pas les corps de ceux dont elle sÕemparait. Alors DŽborah avait pris la mŽdaille en fer-blanc que Boleslaw lui avait confiŽe, elle lÕavait astiquŽe jusquՈ ce que reluise la Vierge miniature, puis lÕavait enveloppŽe dans un petit morceau de tissu en guise de linceul. Ensuite elle avait enterrŽ cette dŽpouille par procuration dans un grand pot en terre cuite, avait prononcŽ les bŽnŽdictions de funŽrailles et dŽposŽ ce cimetire en rŽduction dans un coin du jardin, ˆ lÕabri du vent et de la pluie. (TM, 70)

Vestiges de lÕexistence de ceux qui furent si proches et chers, les fragments mŽtonymiques de lՐtre, dent, touffe de cheveux ou objet ayant appartenu aux disparus, sont autant de reliques qui ont fonction de traces permettant le recueillement. Avec la relique, Žcrit Pierre FŽdida, Ç ce dont le mort sÕest sŽparŽ et qui, par les survivants, est retenu et conservŽ, manifeste le pouvoir de maintenir visible Ð non dŽcomposŽ et ˆ lÕabri de tout anŽantissement Ð ce qui du mort doit rester cachŽ ou rester hors de toute reprŽsentation. [É] Le fragment2 du mort devenu relique entre dans le rŽgime visuel de lÕobjet et tŽmoigne ainsi dÕune sorte de limite nŽcessaire de la reprŽsentation de la mort. È3. Pour Michel de Certeau, il en est de mme pour le discours de lÕhistorien qui reconduit les morts et les ensevelit : Ç Il est dŽposition. Il en fait des sŽparŽs. Il les honore dÕun rituel qui leur manque È. Il les Ç pleure È et Ç cherche ˆ calmer les morts qui hantent encore le prŽsent et ˆ leur offrir des tombeaux scripturaires È4. La pratique de DŽborah est en cela semblable quÕelle permet aux morts de sÕen retourner moins tristes dans leur tombeau. Pour Annette Wieviorka, Ç [l]Õhistoire est aussi une des modalitŽs du travail de deuil, tentant dÕopŽrer Ð avec bien des difficultŽs de tous ordres -, lÕindispensable

sŽparation des vivants et des

morts È5. De mme le peintre, le musicien ou lՎcrivain, Ç constructeurs de tombeaux maladroits È qui en tentant de Ç prŽsenter de lÕirreprŽsentable dans le visible, de traduire de lÕindicible È nՎdifient pas des Ç mausolŽes È, mais esquissent Ç des tombeaux comme des nomades qui passent dans le dŽsert. [É] et surtout pour ceux qui nÕont pas eu de sŽpulture ou qui sont vouŽs ˆ lÕoubli. È 1

Pierre FƒDIDA et al., Ç LÕOubli, lÕeffacement des traces, lՎradication subjective, la disparition È (2001), Humain/dŽshumain. Pierre FŽdida, la parole de lÕÏuvre, op. cit., p.15. 2 Voir le film La Chambre des officiers de Franois DUPEYRON, 2001 adaptŽ du roman Žponyme de Marc DUGAIN, Paris, Jean-Claude Latts, 1998. 3 Pierre FƒDIDA, Ç La Relique et le travail du deuil È (1978), LÕAbsence, op. cit. p.79. 4 Michel DE CERTEAU, LՃcriture de lÕhistoire, Paris, Gallimard, 1975, p.7-8. 5 Annette WIEVIORKA, Auschwitz, 60 ans aprs, Paris, Robert Laffont, 2005, p.281.

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(VC, 37). Ç Faire tombeau È, selon la romancire, cÕest aussi Ç faire Žclater le tombeau È pour redonner une autre vie. È (VC, 44). Tout en ayant une filiation avec le personnage biblique de Ç DŽbora, mre dÕAnaniŽl et a•eule du vieux Tobit È qui encourage Ç celui-ci, dans sa jeunesse, au respect des prescriptions tirŽes de Ç La loi de Mo•se È1, le personnage de DŽborah, reste irrŽmŽdiablement liŽe ˆ la mort, au gŽnocide, et est insŽparable dÕune identitŽ juive, endeuillŽe et douloureuse. En acquŽrant Ç une entitŽ singulire È, elle permet au rŽcit, selon Jorge Semprun, de se dŽgager du schŽma narratif du Livre de Tobie et de sÕenserrer Ç dans lÕhistoire contemporaine du peuple juif, quÕil retrouve ou rŽinvente ses plus purs accents bibliques. Comme sÕil fallait ce dŽtour par lÕautonomie des personnages, la spŽcificitŽ de leur aventure contemporaine, pour que le message ancestral fžt vraiment lisible È2. Lorsque DŽborah fredonne ˆ Tobie une berceuse Ç de sa voix ˆ prŽsent toute flŽe, les chansons en yiddish quÕelle avait autrefois chantŽes ˆ ses filles, puis ˆ ses petits-enfants. Une dernire fois elle lŽguait un peu de sa mŽmoire, quelques restes dÕun passŽ dŽsormais rŽvolu È (TM, 91). Les mots et la musique ont pour fonction spŽcifique dÕendormir lÕenfant dans la Ç rumeur des chants des siens, des voix de son enfance, de sa jeunesse, ancestraux et magnifiques È qui mugit Ç en sourdine au-dedans de son corps [É] È (TM, 67). Dans son Žtude sur la culture populaire juive orale, Mireille Natanson Duncker insiste sur lÕimportance des mots, qui portent en eux une force puissante de transmission, tant ils Ç traduisent les Žmotions, surtout dans les chansons, ˆ plus forte raison dans les berceuses. Ce sont dÕabord les femmes qui parlent et chantent en yiddish Ð seuls les hommes apprennent lÕhŽbreu Ð en cela elles assument ce r™le de transmission des valeurs familiales et culturelles È3. La mŽlodie et les sonoritŽs, dans leur grande simplicitŽ de structure et de contenu, deviennent plus larges pour contenir la mŽmoire des disparus. DŽborah introduit ˆ la vie dÕune communautŽ, car, Žcrit Sylvie Germain : lorsquÕon chantonne seul, tout bas, tout bas, ˆ fleur de prŽsence et de mŽmoire, ne convoque-t-on pas alors dÕautres voix que la sienne, nÕembue-t-on pas celle-ci de souffles plus anciens, ne la frange-t-on pas dans une Žcume dÕaccents, de menues rŽsonances et de lointains soupirs ? (BR, 97)

Une douce confusion cependant lie les tres, par-delˆ le monde des vivants et des morts, par delˆ les croyances et les religions. Avec ce curieux mŽlange de christianisme, de juda•sme et de paganisme, DŽborah mle les incantations, les 1

AndrŽ-Marie GƒRARD, Ç DŽbora È, Dictionnaire de la Bible, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1989, p.255. 2 Jorge SEMPRUN, Ç RŽcit biblique, roman biblique dÕaujourdÕhui. Ë propos de Tobie des marais È, Le Journal du dimanche, 19 avril 1998. 3 Mireille NATANSON DUNCKER, op. cit., p.42.

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bŽnŽdictions du pain et du vin et les actions de gr‰ces. Elle fait office dÕordonnatrice du culte domestique en inventant Ç un shtetl imaginaire, une synagogue invisible et invitait sans se lasser les anges ˆ sa table È (TM, 92), sans se soucier des entorses au rituel. Mariska Koopman-Thurlings note cette Ç ambivalence È religieuse en rappelant que le prŽnom de DŽborah est issu du Livre de Tobie, Ç tandis que son nom de famille se rŽfre au chapelet, un objet propre au culte catholique. Ë lÕinstar de son nom, qui rŽunit les traditions juives et chrŽtiennes, DŽborah pratique un pluralisme religieux [É] È.1 Nous avons le sentiment dÕassister avec elle ˆ la naissance du fait religieux non pas rŽvŽlŽ, organisŽ et reu en hŽritage, mais rŽordonnŽ et rŽorganisŽ, crŽant une relation avec des phŽnomnes irrationnels ou supranaturels, pour accompagner le passage des dŽfunts. Deborah regroupe et fait se rencontrer les expressions religieuses ˆ lՎcart des conflits. Le passŽ sÕest sŽdimentŽ ˆ lÕintŽrieur dÕelle : Ç La fille du chantre Yoshe Rosenkranz portait fidlement son hŽritage, saintement sa mŽmoire, jusque sur le banc dÕune Žglise È (TM, 67), comme un hŽritage

spirituel,

comme

une

religion

des

origines

pacifiŽe

dans

une

foi Ç simple, totale et rigoureuse È (TM, 49). Endossant les attributions du pater familias antique, elle assume Ç le r™le normalement imparti au pre de famille, il lui fallait en fait tenir ˆ elle seule tous les r™les, celui dÕune invisible communautŽ, celui dÕune passeuse de mŽmoire, et b‰tir dans la nuit, parmi les brumes du marais, une synagogue immatŽrielle È (TM, 67). Elle rŽussit la rŽconciliation que visait lÕentrevue de Rabbi Loew, le Maharal de Prague, et de lÕempereur Rodolphe II, ŽvoquŽe dans le roman ƒclats de sel. Figure sauvŽe du malheur et du gŽnocide, elle permet de faire lien, non avec une histoire tragique et proche, mais avec une tradition culturelle Žparse et rŽconciliatrice.

1

Mariska KOOPMAN-THURLINGS, Ç Dire lÕindicible : Sylvie Germain et la question juive È, Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque de lÕuniversitŽ de Ha•fa, 20-21 mars 2006, textes rŽunis et prŽsentŽs par Jacqueline Michel et Isabelle Dotan, Bucarest, EST Samuel Tastet ƒditeur, 2006, p.106.

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III-3.C Un don sans limite

DŽborah si familire du monde des ombres, choisit lÕheure de sa mort alors que son fils entre enfin en convalescence. Sa mission terminŽe, elle prŽpare la Ç visite de lÕange de la mort È, nettoie sa maison et allge son ‰me pour glisser vers une mort apaisŽe. Elle permet ˆ Tobie de participer ˆ lÕau-revoir et ˆ lÕinŽvitable

rupture en Ç posant

ses

mains

devenues

plus

rugueuses

et

crevassŽes que de vieilles Žcorces sur la tte blanchie du pre, puis sur celle, toute bouclŽe, du fils, DŽborah prononait la bŽnŽdiction È (TM, 91). Ce cŽrŽmonial, ainsi que le dŽlestage dans la rivire dÕun galet Ç quÕelle avait ramassŽ sur la berge de Lubaczowka vers le dŽbut du sicle et quÕelle avait toujours conservŽ. CՎtait tout son bien, une concrŽtion de son passŽ, sa pierre de mŽmoire [É] È (TM, 112), sont autant de pratiques qui assurent un rite de passage en prŽsence de Tobie. Elles autorisent, selon les propos d'Etienne Gruillot, le dŽroulement d'un temps Ç nŽcessaire pour remettre la mort ˆ sa juste place : ni vivant, ni revenant. È1. LÕimprovisation de sa bŽnŽdiction qui demande ˆ tre rŽsolue : Ç Puisse Dieu de te faire ressembler ˆ Mejdele È (TM, 115) nÕa pas le ton dÕune injonction. Elle amorce une qute suffisamment floue pour ne pas enfermer son arrire petit-fils : Ç CÕest quÕil avait encore une question ˆ lui poser, - qui Žtait Mejdele ? Comment parviendrait-il ˆ lui ressembler sÕil ignorait tout de ce modle ? È (TM, 119).

Le caractre

Žnigmatique dÕun tel message sera ŽclairŽ plus tard par Rapha‘l : Ç CÕest peuttre le nom de cette force si vivace qui lÕhabitait et la portait, le nom de son for intŽrieur. Ë toi de trouver le chemin qui conduit jusquՈ ce nom È (TM, 198). Que Mejdele soit le nom dÕune chvre nÕest pas Žtonnant lorsque lÕon sait que cet animal, pour DŽborah comme pour Bohuslav Reynek, fait partie du troupeau de ces Ç messagres bŽnies des paraboles vives È (BR, 66). La mort de DŽborah met fin au cycle des morts sans tombeau depuis le dŽpart du pays natal avec sa mre. Elle est le premier corps ˆ tre enseveli pour faire passage ˆ Ç Bolko, Violette et Rosa. Trois vies dont elle nÕavait cessŽ de porter le poids de lÕabsence. Mais trois vies qui, par elle, trouvaient enfin une sŽpulture È (TM, 119). Les larmes de ses morts trop pleurŽs, suivent sur le visage et la terre des cheminements alŽatoires. Elles contiennent un univers, celui des visages aimŽs qui se rappellent en une pensŽe qui sourd et livre ainsi sa transparence. Ë la croisŽe des mondes, elles se mlent au filet dÕune source comme si elles bruissaient des prodiges que leur prtent les contes. Ne pouvant tre acquises, les larmes sont donnŽes : le corps de DŽborah Ç exsudait une ˆ une les larmes 1

Etienne GRUILLOT, Petites chroniques de la vie comme elle va, Paris, Seuil, 2002, p.112.

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quÕelle avait si longtemps retenues ; le corps pleurait, pleurait, se dŽlivrait dÕun chagrin dŽmesurŽ, il sՎpurait, se lavait dans lÕaveu de sa peine. È (TM, 120).

La grand-mre de Gabriel, quant ˆ elle, a enseignŽ ˆ son petit fils une Žthique de la rencontre et de la sensualitŽ : Voilˆ pourquoi les hommes ont une bouche, lui murmura sa grand-mre transfigurŽe en sourire, cÕest afin de pouvoir sÕembrasser, et sourire. Sourire jusquՈ lÕillumination, lÕincandescence du cÏur, la joieÉ (OM, 135)

Son souvenir revient dans le mot Ç sourire È (OM, 150) prononcŽ dans son dernier souffle pour accompagner son petit fils au franchissement du seuil de sa mort. Le sourire, Žcrit Alain Goulet, Ç annonce ou rappelle, ceux de Vitalie dans Le Livre des Nuits, et cet autre qui domine toute la Chanson des mal-aimants, vers lequel ne cesse dÕaller lÕhŽro•ne, et qui constitue chaque fois une vŽritable assomption È1. Dans Le Livre des Nuits, Vitalie lgue Ç lÕombre de [s]on sourire È ˆ son petit fils, Ç elle est lŽgre et ne te psera pas. Ainsi ne te quitterai-je jamais et resterai-je ton plus fidle amour. È (LN, 63). Ce don Žtrange nŽcessite dՐtre emportŽ comme un hŽritage qui symbolise une transmission rŽussie, un passage de tŽmoin transgŽnŽrationnel. La force du souvenir quÕelle engendre sÕimprgne des mŽmoires paternelle, maternelle et grand-maternelle, condensŽes dans Ç les sept larmes de son pre et le sourire de sa grand-mre qui bondissait son ombre. È (LN, 64). Surgit du corps de Vitalie, Ç transfondu en un sourire plus vague et blanchoyant quÕun clair de demi-lune È (LN, 20) ˆ la naissance de son fils, il se reflte, des annŽes plus tard, sur son visage au moment de sa mort, laissant voir au petit-fils lÕirreprŽsentable de la transmission : Ç Il eut lÕimpression que le sourire de sa grand-mre se reflŽtait sur le visage de son pre dont la bouche ˆ son tour esquissait progressivement un semblable sourire È (LN, 60). Sylvie

Germain

rappelle que pour le prtre Maurice Zundel, le sourire est Ç une diaphanie È qui laisse Ç transpara”tre, ˆ fleur de visage la bontŽ dÕun cÏur, la clartŽ dÕune ‰me dŽpouillŽe, illuminant la chair spiritualisŽe, tout en prŽservant le secret de la personne qui offre son sourire et en respectant celui de lÕinterlocuteur caressŽ par ce sourire È2. En sÕeffaant dans un sourire, les grands-mres transfigurent leurs tourments en Ç sourire de Dieu È qui rŽpond au Ç Sourire CrŽateur È. Quant au don paradoxal de lÕombre du dŽfunt, il se prŽsente comme lÕautre

1 Alain GOULET, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de crypte et de fant™mes, op. cit., p.90. 2 Sylvie GERMAIN, Ç PrŽface È, Maurice Zundel de Bernard de Boissire et France-Marie Chauvelot, MontrŽal, Presses de la Renaissance, 2004, p.9.

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versant des ombres crŽpusculaires ou nocturnes des reprŽsentations associŽes au deuil et ˆ la mŽlancolie dans les chants poŽtiques : Et toi qui me suis en rampant [É] Tu mesures combien dÕempans [É] Tu es ˆ moi en nՎtant rien ï mon ombre en deuil de moi-mme

1

Cette ombre de lÕobjet, noire et morte, parasite le dŽroulement du deuil, lorsquÕelle Ç tombe sur le moi È2. Or, en faisant don de son ombre, Vitalie ne dŽpose pas une ombre en son petit-fils, elle lui laisse un souvenir qui rappelle son absence, par son caractre impalpable, et son amour, par sa luminositŽ dorŽe. Comme dans le cas dÕun regard maternel qui idŽalise son enfant, Ç ce nÕest pas lÕombre du sujet qui tombe sur le moi [É] mais la lumire de lÕobjet qui illumine le moi. È3. En fusionnant partiellement avec lui, lÕombre protge lÕenfant et lÕadulte de la malŽdiction qui pse sur ceux qui en sont dŽpourvus. Comme lÕexpŽrimente le personnage Peter Schlemihl, crŽŽ par Adelbert von Chamisso dans son conte fantastique LՃtrange histoire de Peter Schlemihl, perdre son ombre cÕest perdre la vie et la vendre, cÕest donner son ‰me au diable. En lui lŽguant une deuxime ombre, Vitalie conjure doublement la menace de mort ˆ laquelle correspond toujours la perte de son ombre. La question de la dette maternelle est souvent ŽvoquŽe, dans la littŽrature poŽtique et folklorique, sous la forme de lÕombre et du double narcissique, de lÕange gardien ou de lՉme immortelle, dont Otto Rank4 a fait un recensement exhaustif. LÕombre ne peut tre dissociŽe de la lumire, source Žclairante plus ou moins lointaine, qui la fait na”tre5. Singulire, elle est lÕombre portŽe dÕune promesse de procrŽation et dÕimmortalitŽ. Elle est nŽcessaire, comme est nŽcessaire la dette qui invite ˆ penser que la vie nÕest Ç pas un cadeau gratuit mais port[e] en soi lÕexigence de transmettre ce qui a ŽtŽ donnŽ et de reconna”tre que le don de vie, ˆ la fois promesse dÕimmortalitŽ et de mort [É] È6. LÕadresse finale au lecteur de Chamisso : Ç Quant ˆ toi, mon ami, si tu veux vivre parmi les hommes,

1

Guillaume APOLLINAIRE, Ç Chanson du Mal-AimŽ È, Alcools, Paris, PoŽsie/Gallimard, 1969. Sigmund FREUD, Ç Deuil et mŽlancolie È (1917), MŽtapsychologie, trad. Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1968. 3 ClŽop‰tre ATHANASSIOU-POPESCO, op. cit., p.83. 4 Otto RANK, Don Juan et le double. ƒtudes psychanalytiques, Paris, Petite Bibliothque Payot, 1973. 5 Dans la prŽface des aventures de Peter Schlemihl von Chamisso propose une dŽfinition de lÕombre : Ç LÕombre reprŽsente un solide, et sa forme dŽpend ˆ la fois de celle du corps lumineux, de celle du corps opaque et de la position de ce corps opaque ˆ lՎgard du corps lumineux. È. Adelbert von CHAMISSO, LՃtrange histoire de Peter Schlemihl (1814), Paris, Gallimard, 1992. 6 Monique BYDLOWSKI, Ç Les Infertiles. Un enjeu de la filiation fŽminine È, op. cit., p.148. 2

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apprends ˆ rŽvŽrer dÕabord lÕombre È1, vaut pour une leon qui invite ˆ poser un regard apaisŽ sur cette ombre qui atteste de la consistance dÕun corps. MalgrŽ le dŽsarroi et les douleurs des vies des grands-mres, une dimension dÕespŽrance est prŽservŽe et se transmue dans ces infimes dons qui laissent percevoir que reste Ç la possibilitŽ dÕun mystre et dÕune splendeur qui nous est encore cachŽe, mais quÕon croit pressentir dans lÕobscuritŽ de la chair de ce monde mme. È2. Peu avant sa mort, le visage de DŽborah, qui se rŽverbre sur lÕeau, met Tobie en face dÕune prŽsence sur laquelle, Ç pour la premire fois È, il pose Ç un regard vraiment attentif È. Elle laisse affleurer la beautŽ dÕune vieille femme Ç aux rides pailletŽes de lumire, son regard Žtrangement limpide entre ses paupires fripŽes, cernŽes dÕombre ocre. È (TM, 113). Trois jours plus tard, lors de la cŽlŽbration du Shabbat, Ç la lumire Žmanant de leur a•eule È (TM, 115) confronte ses proches ˆ la mentalisation de son absence ˆ venir. Son souvenir reviendra plus tard comme une douce prŽsence qui fera dire ˆ Gabriel : Ç CÕest quÕelle tÕaccompagne dans lÕinvisible. Les liens dÕamour, de souci, ne se dŽfont pas avec la mort, ils se retissent autrement, mystŽrieusement. Il y a parfois des instants de gr‰ce, comme ce soir, o la prŽsence des disparus vient nous fr™ler, nous visiter le temps dÕun soupir, dÕune lueurÉ È (TM, 197).

1

Adelbert von CHAMISSO, op. cit., p.99. Sylvie GERMAIN, Ç Le Silence, la gentillesse et la souffrance È, Peut-on apprendre ˆ tre heureux ?, Alain Houziaux (Žd.), Paris, Albin Michel, coll. Question de, n¡128, 2003, p.69. 2

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Deuxime partie LES TERRES PATERNELLES

Beaux seigneurs, belles dames vous plairait-il dÕentendre une histoire dÕamour et de mort Tristan et Iseut

1

1

Tristan et Yseut, adaptation de J. BŽdier, Paris, Julliard, 10/18, 1981.

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INTRODUCTION [É] je vais tÕenseigner lÕart de sŽparer le jour de la nuit. Regarde toujours la fentre Ð et, si tu nÕen trouves pas, regarde les yeux dÕun tre humain ; en y voyant un visage, nÕimporte lequel, tu sauras que la nuit a succŽdŽ au jour. Car, sache-le, la nuit possde un visage.1

Poursuivons notre cheminement au cÏur des paysages familiers de lÕenfance que sont les figures parentales. Aprs les berges maternelles, franchissons les terres paternelles ˆ la cartographie mystŽrieuse et morcelŽe, aux reliefs accidentŽs et imprŽvus qui laissent Žmerger ses zones dÕombre. Elles peuvent marquer une Žtendue vide qui souligne le manque et lÕabsence, lieu de la recherche et du dŽchiffrement dÕune origine ou dÕune destination, lieu dÕaccueil ou du rŽconfort o peut se dŽposer le souvenir apaisŽ dÕune prŽsence aimŽe. Le vingtime sicle poursuit2 le questionnement de la figure du pre ˆ travers la progressive mutation sociale qui nÕassocie plus son autoritŽ ˆ la puissance analogue au droit divin, et nÕenvisage plus comme allant de soi son exercice aussi bien sur ses sujets, ses domestiques ou sa parentle. Ces dŽplacements successifs

semblent

pourtant

tarauder

les

fils qui tentent

de

rŽpondre

imparfaitement ˆ cette lancinante question Ç QuÕest-ce quÕun pre ? È. Le pre, suggrent les psychanalystes Jean Guillaumin et Guy Roger, se cache probablement derrire un double Žcran. Ç Il y a dÕune part la place Žcrasante quՈ lՎvidence, lui a longtemps donnŽe notre culture, et de lÕautre, par une sorte de basculement sociologique incoercible, la sorte de manque ou de vide dŽpressif

1

Elie WIESEL, LÕAube, Paris, Le Seuil, 1960, p.13. Franoise HURSTEL, La DŽchirure paternelle, Paris, PUF, 1996. LÕauteur rappelle que lÕidŽe commune et frŽquemment partagŽe concernant une mutation rŽcente et inŽdite de la condition paternelle est un phŽnomne ˆ la fois rŽpŽtitif et Žvolutif au fil des sicles. 2

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que semble en Žprouver aujourdÕhui ce quÕon pourrait appeler la sociŽtŽ postmoderne de la mort du pre. È1.

Laurent Demoulin souligne que les romanciers postmodernes Ç semblent p‰tir de cette remise en cause du pre et de la loi, de la mre et de la langue. [É] Face ˆ ce dŽsarroi intŽrieur, on rencontre deux attitudes. La premire consiste ˆ parler encore en tant que fils. Mais ce fils ne sÕoppose plus ni ˆ lÕamour Žcrasant de la mre ni ˆ lÕautoritŽ paternelle. Au contraire, la mort du pre est un drame et ce drame est ˆ lÕorigine de lՎcriture2. [É] La seconde est beaucoup plus originale : le fils y devient pre et la paternitŽ, loin dÕaller de soi, sÕavre problŽmatique. È3 Les diffŽrentes formes dÕattentes et de rejets paraissent osciller entre les prires4 qui sÕadressent ˆ Dieu le Pre Ç Que Votre rgne arrive È et lÕinjonction de Jacques PrŽvert Ç Notre Pre qui tes aux cieux/Restez-y ! È5. Dans les sillons de ce questionnement contemporain, Sylvie Germain explore les affres et les fŽlicitŽs de la paternitŽ. prŽsente

des

figures

En se dŽgageant des reprŽsentations na•ves, elle

paternelles

complexes

qui

parfois

sÕimposent

dans

lÕarcha•sme et la violence, sÕapprŽhendent par lՎclat et la verticalitŽ, ou au contraire, se dessinent en pastel, se profilent ˆ lÕoblique et avancent sur la pointe des pieds de la dŽlicatesse et de lÕhumilitŽ sur le sentier de la rencontre et de la responsabilitŽ. Pres incestueux ou tyranniques, pres oublieux ou disparus, pres errants ou endeuillŽs, au silence dŽvastateur ou lumineux, ˆ la parole conteuse ou tranchante, pres dont les figures sÕimpriment dÕemblŽe comme

plurielles,

gommant

la

majuscule

et

le

singulier

qui

leur

sont

traditionnellement attribuŽs, ils sont traversŽs par les soubresauts historiques et les bouleversements psychiques. Sylvie Germain creuse le doute, sans crainte ni alarme. La rŽcusation que portait Simone de Beauvoir dans Le Deuxime Sexe6 contre lÕidŽe dÕune donnŽe fŽminine se porte dorŽnavant sur le pre. Si Hippolyte affirmait dans Phdre Ç un pre est toujours un pre7 È, tre pre ne va plus de soi mais sÕinscrit dans une Žlaboration qui se module au fil du temps :

1

Jean GUILLAUMIN et Guy ROGER, (dir.), Le Pre, figures et rŽalitŽ, Paris, lÕEsprit du Temps, coll. Perspectives Psychanalytiques, 2003, p.7. 2 Jean ROUAUD, Des hommes illustres, Paris, ƒditions de Minuit, 1993 ; Pierre MICHON, Vies minuscules, Paris, Gallimard, 1984 ; Emmanuel CARRéRE, La Classe de neige, Paris, P.O.L., 1996 ; Mathieu LINDON, Champion du monde, Paris, P.O.L., 1984 ; Marie NDIAYE, En famille, Paris, ƒditions de Minuit, 1991. 3 Laurent DEMOULIN, Ç Eugne Savitzkaya. Ë la croisŽe des chemins È, Dominique Viart, Jan BAETENS (textes rŽunis par), ƒcritures contemporaines. 2. ƒtat du roman contemporain. Actes du colloque de Calaceite, Fondation Noesis (6-13 juillet 1996), Ç La Revue des lettres modernes È, Paris-Caen, Minard, 1999, p.55 4 Le Kaddish et le Pater. 5 Jacques PRƒVERT, Ç Pater noster È, Paroles, Paris, Gallimard, coll. Folio n¡762, 1972. 6 Simone DE BEAUVOIR, Le Deuxime Sexe (1949), Paris, Gallimard, 1949. 7 RACINE, Phdre, Thމtre Complet, Jean Rohou (Žd.), Paris, Le Livre de Poche Classiques Modernes, coll. La Pochothque, 1998.

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On le devient [É] et cÕest un don. Un don de la femme qui reconna”t lÕhomme comme pre, un don de lÕenfant qui reconna”t son pre dans cet homme. Don parfois difficile, voire impossible, ˆ offrir ou ˆ accueillir, car la relation dÕengendrement concerne le pre, la mre et lÕenfant. Et il y a aussi des pres spirituels et adoptifs qui, sans passer par la chair, rŽvlent le sens de la paternitŽ. Et des pres indignes, sans parole, qui tuent la vie.1

LÕhomme qui sÕaventure sur lÕescarpe de la paternitŽ peut tre confrontŽ ˆ de nombreux risques. La fŽrocitŽ, lÕemprise, lÕamour, la surprise, la fuite, lÕadoption sont autant de voies quÕil peut emprunter, autant de traverses vers lesquelles il se laisse emporter ou guider. Nul destin obligŽ donc, mais autant de constellations que la romancire explore dans ses romans et ses essais. Une variation en somme qui se dŽploie en arborescence et creuse lՎnigme de lÕorigine, du dŽsir et de la filiation, de la mŽmoire et de lÕhŽritage. Legs qui reste ˆ dŽchiffrer, parfois ˆ dŽpasser, souvent ˆ inventer.

1

Joseph MARTY, Ç Le CinŽma en qute de pre È, Christus, Ç La paternitŽ. Pour tenir debout È, Assas Žditions, tome 51, n¡202, avril 2004, p.189.

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IÐ DE BRUITS ET DE FUREURS

La terre que nous habitons est une erreur, une incompŽtence parodie. Les miroirs de la paternitŽ sont abominables, car ils la multiplient et lÕaffirment. Jorge Luis Borges1

I-1 La fracture incestueuse

I-1.A Le creuset de lÕorigine

Les grandes scnes prŽhistoriques que Freud esquisse dans ce quÕil nomme ses Ç fictions thŽoriques È Totem et Tabou et Mo•se et le MonothŽisme, sont, ainsi que le souligne Michel de Certeau2, des fables hermŽneutiques. Valant comme rŽcit originel, le mythe est, selon Mircea Eliade, une histoire sacrŽe qui fournit la mŽmoire dÕune gense. En un temps primordial dans lequel Žvoluent des personnages donnŽs comme rŽels mais surnaturels, il conte comment une rŽalitŽ, totale ou partielle, est venue ˆ lÕexistence. Sa fonction est de Ç rŽvŽler les modles exemplaires de tous les rites et de toutes les activitŽs humaines significatives È3 et de rendre lisible la constitution dÕune sociŽtŽ, les tabous et les valeurs qui fondent les rapports entre les individus au sein de son groupe. JeanYves TadiŽ dans Le RŽcit poŽtique prŽcise que les auteurs du XXe sicle qui ont recours

aux

mythes

grŽco-latins

les

utilisent

Ç

comme

instrument

de

connaissance È. Mme si lÕon cesse de croire en lui, le mythe suppose Ç la perfection de lÕorigine : il propose sans cesse un nouveau commencement (mais aussi, parfois, une nouvelle fin, une eschatologie) ; il est donc, ˆ la fois, mŽmoire et crŽation, en dŽfinissant un passŽ qui a un avenir. È4 Laurent Demanze le rappelle dans sa thse : Ç LÕorigine des nŽvroses [É] loin de sÕancrer 1

Jorge Luis BORGES, RŽponses ˆ A. Carrizo, Borges, el memorioso, Mexico, Fondo de Cultura Economica, 1983, citŽ dans ERM. 2 Michel DE CERTEAU, LՃcriture de lÕhistoire, Paris, Gallimard, coll. Bibliothques des Histoires, 1975. 3 Mircea ELIADE, Aspect du mythe, Paris, Gallimard, 1963, p.18. 4 Jean-Yves TADIƒ, Le RŽcit poŽtique, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1994, p.148-149.

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dans la rŽalitŽ dÕune transmission gŽnŽtique hŽrŽditaire, sÕavance sous couvert de fiction. È1. Aussi, en partant de lÕenseignement des fables et des mythes, Sylvie Germain, dŽploie les fantasmes et arpente le labyrinthe de lÕimaginaire pour puiser aux sources de lÕarcha•que et faire Ïuvre dÕun rŽcit originaire. Or, les textes bibliques, les mythes grecs, les tragŽdies nous le rappellent, nous avertissent, nous lÕenseignent : lÕhistoire de la famille primitive est sanglante. Les Žchos de rivalitŽ, de sexualitŽ, de jalousie dŽvastatrice, de dŽvoration et dÕinceste rŽsonnent encore dans les sillons de la terre et des visions macabres planent aux ciels de nos lits. Les forfaits se multiplient et nous parlent dÕun Žtat de lÕhomme primaire soumis ˆ la violence de ses pulsions instinctives et ˆ une sexualitŽ sans frein. DÕÎdipe ˆ Macbeth, du roi Lear ˆ ThŽsŽe, les figures littŽraires et mythiques du pre ont laissŽ dans nos mŽmoires la trace de noirceurs insondables. Pres infanticides, sŽducteurs, castrateurs, ils peuvent, tel Saturne, dŽvorer leur progŽniture ou, tel ThŽsŽe, la sacrifier. Aussi, faisonsnous le choix dÕaborder les terres paternelles par le versant de lÕarcha•sme et de la violence primitive. Elles sont le lieu o sÕarticule le rŽcit de lÕorigine, fait de bruit et de fureur, monde de la dŽmesure, des violences et des incestes perpŽtrŽs, qui laissent des pres hors dՉge, parfois rares rescapŽs dÕune lignŽe dŽcimŽe. Dans ce monde archa•que o la geste paternelle faonne les paysages, renie sa progŽniture, tranche dans le corps des fils ou marque le visage de qui veut sÕaffranchir, comme on peut marquer le bŽtail, les arbres et ses biens. Les rŽcits, les plus souvent terrifiants, nous livrent lՎvidence quÕen lÕabsence de toute Loi, que le juriste et psychanalyste Pierre Legendre dŽfinit comme la Ç ficelle mythique È qui permet ˆ lÕhumanitŽ de survivre È2, ou en lÕabsence de tout interdit qui lÕencadre, la jouissance devient folle et conduit au retour ˆ lÕinforme. Si le rve est Ç la voie royale qui mne ˆ la connaissance de lÕinconscient È3, celle de lÕinceste mne ˆ lÕinterrogation vertigineuse de la complexitŽ du dŽsir humain, de la distance entre le dŽsir et sa rŽalisation, le rapport ˆ la transgression et ˆ la relation impossible. Il invite ˆ questionner lÕaltŽritŽ et ˆ se pencher sur les fondements de la famille, microcosme o lÕamour et le dŽsir peuvent sÕexprimer dans la violence et la mise ˆ mort. Avec lÕinceste, prŽcise Pierre Legendre, Ç on tourne autour de la question dÕune fonction de limite, de

1

Laurent DEMANZE, GŽnŽalogie et filiation : une archŽologie mŽlancolique de soi. Pierre Bergounioux, GŽrard MacŽ, Pierre Michon, Pascal Quignard, Thse de Doctorat, sous la direction de Dominique Viart, UniversitŽ Lille III, 2004, [dactyl.], p.39. 2 Pierre LƒVY-SOUSSAN, Ç Travail de filiation et adoption È, Revue Franaise de Psychanalyse, n¡1, 2002, p.45. 3 Sigmund FREUD, LÕInterprŽtation des rves (1900), trad. Ignace Meyerson, Paris, PUF, 1967.

193

CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

sŽparation dÕavec lÕautre, [É] il fait partie des mŽcanismes intimes du vivant, car il commande lÕapparition du sujet du dŽsir, ˆ travers lÕinstauration des grandes catŽgories de lŽgalitŽ qui instituent en chaque sociŽtŽ la subjectivitŽ È1. Si la prohibition de lÕinceste et le dŽsir incestueux nÕont ŽtŽ ni vŽcus, ni reprŽsentŽs, de la mme manire ˆ travers le temps et lÕespace, il nÕy a gure de cultures o sa prohibition demeure sans justification. Les constructions thŽologiques, les mythes, les rites ou les explications philosophiques commentent les contraintes de lÕinterdit, forment des modles invariants qui trouvent cependant des formulations, des mises en scne rŽsultant ˆ leur tour dÕautres contraintes qui sont prŽcisŽment celles de lÕhistoire et de ses contextes. Dans son Žtude sur lÕinceste, Bertrand dÕAstorg constate quÕil semble Ç impossible [É] dÕimaginer lÕorigine du monde autrement que par lÕaccomplissement de lÕinceste : celui de Gaia, substance fŽcondŽe Ð fŽcondante avec son fils premier-nŽ Ouranos dÕo naissent les Titans, ou celui du dernier dÕentre ceux-ci, Cronos qui tue son pre, dŽvore ses enfants et Žpouse RhŽa sa sÏurÉ [É] È2. Selon le psychanalyste Jacques AndrŽ, les catastrophes et accidents du Cosmos trouvent dans lÕinceste, Ç leur premire explication : scheresse, dŽluge, famine, mort des animaux domestiques, maladies, enfants monstrueux ou dŽgŽnŽrŽsÉ Tels sont quelquesuns des maux constatŽs ou promis par le mythe ou le fantasme È3.

Comme tout mythe, Le Livre des Nuits prŽsente une scne qui se dŽroule en un temps primordial et contient en germe le passage ˆ lÕacte incestueux qui se manifestera ˆ la gŽnŽration suivante sous lÕimpulsion de la folie guerrire. LÕapparition du trouble, qui dŽfinira les liens entre les diffŽrents membres du groupe familial des PŽniel, se dŽvoile lors de la mort du premier pre. La manifestation de faits merveilleux, terrifiants et impensŽs, constitue la matrice des temps passŽ, prŽsent et futur, ˆ laquelle les descendants se rŽfŽreront ˆ leur corps dŽfendant/agissant. Avant que se dŽploie lÕacte sanglant qui scellera lՎmergence de la folie paternelle, un ensemble de signes prŽmonitoires dessinent une cartographie favorable au surgissement de lÕinceste. En effet, si la prohibition de lÕinceste instaure des rgles de diffŽrenciation qui permettent de saisir les distinctions entre les tres et les choses dans leurs rapports et statuts spŽcifiques, ˆ Terre-Noire en revanche, Ç les noms des choses, des btes et des fleurs, les noms des gens, nÕen finissaient pas de se dŽcliner, de dŽriver dans les

1

Pierre LEGENDRE, LÕInestimable objet de la transmission. ƒtude sur le principe gŽnŽalogique en Occident, Paris, Fayard, 1985, p.70-71. 2 Bertrand DÕASTORG, Variations sur lÕinterdit majeur. LittŽrature et inceste en Occident, Paris, Gallimard, coll. Connaissance de lÕInconscient, 1990, p.50. 3 Jacques ANDRƒ, Ç Le Lit de Jocaste È, Incestes, Jacques AndrŽ (dir.), Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de Psychanalyse, 2001, p.15.

194

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mŽandres des assonances et des Žchos. È (LN, 194). Le jeu de la classification et de la nomination favorise les combinaisons dŽfectueuses : Ç Des assonances parfois

si

inattendues,

si

incongrues

mme,

quÕelles

se

brisaient

en

dissonances È (LN, 194). BŽnŽdicte Lanot prŽsente ThŽodore-Faustin, auteur de lÕeffraction incestueuse, comme un : Enfant angŽlique, terriblement docile de Vitalie, [É] un homme douŽ de vie, capable dÕaimer et mme de procrŽer [É]. Pourtant son nom lÕindique : cet tre aimŽ de Dieu ou aimant Dieu (ThŽodore veut dire lÕun et/ou lÕautre) est aussi susceptible de nouer un pacte avec le Diable, une sorte de Faust, comme lÕindique la deuxime partie de son nom Ç Faustin È.1

Son mariage avec une fille Orflamme redouble la thŽmatique du feu, son beaupre sՎcrie dÕailleurs gaiement le jour des noces : Ç Mais cÕest le diable qui marie

sa

fille ! È

(LN,

32).

Plaisanterie

prophŽtique

puisque

cÕest

dans

lÕaveuglement de Ç la flamme quÕil venait dÕallumer dans le fourneau de sa pipe È que ThŽodore Faustin sera traversŽ par un Ç dŽsir fou de possŽder È sa fille ˆ travers son image qui lui bržl[e] le visage et les mains È (LN, 49). Le diable pourtant Ç nÕavait que faire des ‰mes des enfants assoiffŽs dÕaventures È (LN, 36), la guerre de 1870 vient bouleverser la vie fluviale des PŽniel et appelle ThŽodore-Faustin au combat. Ç Forme moderne de la tragŽdie È2 selon Jean-Paul DollŽ, la guerre sÕimpose comme lÕhorizon fatal de la pensŽe et contribue, par lÕexplosion de sa violence, ˆ rendre visible lÕintolŽrable. Le bouleversement de la matire conduit au mŽlange de ce qui doit tre maintenu sŽparŽ et favorise le retour catastrophique au tohu-bohu primitif. LÕhumanitŽ et lÕanimalitŽ se confondent dans un paysage de chaos : Ç La confusion du monde atteignait alors son comble, jetant ple-mle hommes, chevaux, arbres et ŽlŽments dans la mme inextricable dŽb‰cle È (LN, 39). Hors temps, hors pensŽe, la guerre expose lÕindiffŽrenciation, quÕAnne Dufourmantelle nomme Ç la barbarie pure de lÕinconscient

È3.

Dans

cet

inimaginable

magma,

ThŽodore-Faustin

Ç

ne

diffŽrenci[e] mme plus le jour de la nuit tant les feux, le sang et les cris ne cessaient de jaillir de tous les coins de lÕhorizon toujours plus rŽtrŽci transformaient lÕespace, le temps, le ciel et la terre en un Žnorme bourbier È (LN, 39) o se mle le Ç sang des hommes et des chevaux È (LN, 41). Dans une effrayante Ç continuitŽ anthropologique entre les premiers et les seconds È4, le

1

BŽnŽdicte LANOT-LEMOINE, LÕUnivers romanesque de Sylvie Germain : lÕimaginaire Žthique, thse de doctorat, dir. Alain Goulet, Caen, UniversitŽ de Caen, 14 dŽcembre 2001 [dactyl.], p.57. 2 Jean-Paul DOLLƒ, Ç Un sicle hŽraclitŽen È, Le Magazine LittŽraire, Ç ƒcrire la guerre de Homre ˆ Edward Bond È, n¡378, juillet-aožt 1999, p.20-22. 3 Anne DUFOURMANTELLE, La Sauvagerie maternelle, Paris, Calmann-LŽvy, 2001, p.39. 4 StŽphane AUDOIN-ROUZEAU, Ç Massacres. Le corps et la guerre È, Histoire du corps (2005), tome 3, Paris, Le Seuil, coll. Points/histoire, 2011, p.313.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

sort des humains est aisŽ ˆ anticiper. Claude Simon avait exposŽ cette violence de faon similaire dans La route des Flandres : il pensa [É] que cՎtait lÕHistoire qui Žtait en train de les dŽvorer, de les engloutir tout vivants et ple-mle chevaux et cavaliers, sans compter les harnachements, les selles, les armes, les Žperons mme, dans son insensible et imperforable estomac dÕautruche o les sucs digestifs et la rouille se chargeraient de tout rŽduire, y compris les molettes aux dents aigu‘s des Žperons, en un magma gluant et jaun‰tre de la couleur mme de leurs uniformes, peu ˆ peu assimilŽs et rejetŽs ˆ la fin par son anus ridŽ de vieille ogresse sous forme dÕexcrŽments.1

Les combats mnent ˆ la perte de lÕactivitŽ symbolique et conduisent ˆ la dŽsobjectalisation du corps2 envahi, vivant, par la putrŽfaction et le rŽduit ˆ des rŽactions animales. La guerre dŽtruit la rŽalitŽ et la constitution des ŽlŽments, elle mle les matires, les tres humains et les animaux et crŽe une nouvelle rŽalitŽ, celle qui prend origine dans le bourbier, univers anal o toutes les diffŽrences sont abolies. La guerre, Žcrit Lionel Richard, Ç est lÕexpŽrience des limites ultimes de lÕhomme, un passage de frontire qui propulse lÕindividu hors de toutes les rgles et de toutes les valeurs rŽgissant ordinairement et raisonnablement lÕorganisation en sociŽtŽ. È3. Or, lÕhomme, dans lÕoutrance et la dŽmesure de sa violence, ne respecte pas la loi de la diffŽrenciation et lance un dŽfi ˆ Dieu : il Ç crŽe de nouvelles combinaisons, de nouvelles formes, de nouvelles espces. Il prend la place du CrŽateur et devient un dŽmiurge. È4. Les ŽlŽments propres ˆ la confusion incestueuse se nichent dans le grand carnage de la guerre qui va voir se rŽpŽter Ç et se rŽpandre, de gŽnŽration en gŽnŽration, le meurtre ou la dŽvoration des enfants. È5. La passion dŽcha”nŽe dans son intensitŽ pulsionnelle ignore lÕinterdit et fait voler en Žclat le sens et lÕordre symbolique du monde. Ne subsiste que lÕeffroi devant un monde qui revient ˆ lÕinforme du chaos. PlongŽ dans la peur permanente, ThŽodore-Faustin est vouŽ de son vivant ˆ lÕinexistence en tant quÕindividu : Ç il vivait dans une alarme constante È (LN, 39).

1

Claude SIMON, La Route des Flandres, Paris, ƒditions de Minuit, 1960. Le dernier ouvrage de Janine CHASSEGUET-SMIRGEL, Le Corps comme miroir du monde, Paris, PUF, coll. Le Fil rouge, 2003, offre une rŽflexion approfondie sur les mŽcanismes contemporains de la violence qui infiltrent les champs de la pensŽe. 3 Lionel RICHARD, Ç Erich Maria Remarque. Toute lÕhorreur du monde È, È, Le Magazine LittŽraire, Ç ƒcrire la guerre de Homre ˆ Edward Bond È, op. cit., p.68-72. 4 Janine CHASSEGUET-SMIRGEL, ƒthique et esthŽtique de la perversion, Seyssel, ƒditions du Champ Vallon, coll. LÕOr dÕAtalante, 1984, p.223. 5 Glauco CARLONI, Daniela NOBILI, La Mauvaise Mre. PhŽnomŽnologie et anthropologie de lÕinfanticide, (1975), trad. Robert Maggiori, Paris, Petite Bibliothque Payot, coll. Science de lÕhomme, 1977, p.153. 2

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I-1.B Le sifflement du sabre au cÏur du chaos

Ainsi la guerre, personnage central, vient parachever les dislocations symboliques dŽjˆ ˆ lÕÏuvre, laissant peu de possibilitŽs aux humains pour inventer une prŽsence nouvelle. Elle sÕinfiltre dans les gŽnŽalogies, dŽtourne la transmission patrimoniale et dŽtruit les projets de nomination que ThŽodoreFaustin exprimait avant le conflit : Ç Ce nouveau fils il lÕappellerait du nom de son pre, car il serait lÕenfant des retrouvailles et du recommencement È (LN, 38). Les actes de duplication, de sŽparation et de transmission sont anŽantis, passŽs au fil du sabre, au moment crucial o les cartes sont en train de se redistribuer. Ce nom du pre Žtait dŽjˆ bien fragile, s'inscrivant dŽlicatement dans la vie, il sied mal ˆ l'appel : Ç Il lui semblait tra”ner un corps dÕemprunt et son nom ˆ lÕappel sonnait si faux quÕil ne le reconnaissait jamais È (LN, 38). Ç LorsquÕon lÕinterpellait, ThŽodore-Faustin nÕentendait plus son nom comme un son incongru mais comme un nom terrifiant de danger car il lui semblait chaque fois quÕon le dŽnonait ˆ la mort È (LN, 39-40). Au moment dՐtre frappŽ, ThŽodore-Faustin se situe face aux questionnements de la parentalitŽ, des origines, de la sexuation, de la filiation et de la transmission. Il tente de dŽnouer ce nÏud existentiel en explorant les questions mystŽrieuses que recle le nom paternel. Au moment o tout se joue, se dŽjoue et se rejoue, son rire, surgi du marasme, est tranchŽ net par le sabre dÕun cavalier et plonge dans le sang qui envahit sa bouche. BlessŽ, ThŽodore-Faustin sÕeffondre, il Ç sentit un mot monter ˆ la bouche mais sÕy noyer aussit™t ; cՎtait le nom de son pre, le nom quÕil voulait crier ˆ NoŽmie pour quÕelle le donne ˆ son fils. È (LN, 42). Le nom du pre prend fin, devenu imprononable, innommable, sa transmission est impossible, tranchŽe par la lame, tranchŽe par la guerre qui coupe les racines des arbres gŽnŽalogiques. Nous pouvons rapprocher cet Žpisode de lՎvocation dÕune scne de Guerre et Paix que Sylvie Germain propose dans Rendez-vous nomades, au cours de laquelle le prince AndrŽ Bolkonski, blessŽ gravement ˆ la tte, git sur le champ de bataille dÕAusterlitz au plateau du Pratzen. Alors que le ciel se rŽvle dans son infini, il ne peut que constater le vide du ciel Ç sans limite. Il nÕy a rien, absolument rien dÕautre que celaÉ È1. Un vide ŽprouvŽ qui bouleverse toutes les certitudes.

Ë son retour de guerre, NoŽmie dŽlivrŽe de lÕattente de son Žpoux, accouche de ce qui nÕest plus quÕune statue de sel. DŽlogŽ de sa place de pre, Ç ThŽodore-

1

LŽon TOLSTOì, La Guerre et la paix, Livre premier, 3e partie, trad. H. Mongault, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque de la PlŽiade, 2007.

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Faustin lui-mme, qui les deux premires fois avait assistŽ sa femme dans ses dŽlivrances, ne bougeait pas, ne lui venait pas en aide. Cette scne ne le concernait pas [É] È (LN, 45). En revanche, Ç en prŽcipitant brutalement son dernier-nŽ contre le sol È (LN, 46), il inverse le geste rituel hŽritŽ du pater familias romain qui consiste ˆ se saisir de lÕenfant ˆ terre pour lՎlever, ˆ bout de bras au-dessus de soi, en marque dÕadoption. LÕenfant est arrachŽ, non pour tre ŽlevŽ dans lÕaccession de la hauteur, qui permet dՎlargir son horizon et de voir plus loin et plus haut, mais pour tre fracassŽ sur le sol dans le bris des larmes condensŽes : Ç en prŽcipitant brutalement son dernier-nŽ contre le sol [É] LÕenfant-statue se brisa net en sept morceaux de cristaux de sel È (LN, 46), Žchos des sept enfants morts-nŽs de Vitalie. Alain Goulet propose un sens supplŽmentaire ˆ cet acte : Ç le sel, dans le LŽvitique È, Žcrit-il, Ç est instituŽ comme symbole de lÕAlliance avec Dieu [É] Le fait de briser ce sel marque donc la rupture de lÕAlliance par ThŽodore-Faustin qui, aussit™t aprs, se met ˆ renier Dieu. È1. Le silence du pre, au-delˆ du royaume des morts, refusant dÕapposer son nom sur sa descendance qui ne deviendra pas le sel de la terre, se double du silence de Dieu : tu sais pourquoi il veut garder son nom dans lÕoubli et le silence ? Et bien, cÕest parce que lui, il sait. Il sait que Dieu nÕexiste pas. Et mme, cÕest pire encore ! Il sait que Dieu est muet et mauvais ! Le pre, il est mort, tout ˆ fait mort, et son nom aussi il est mort. Alors il faut le taire, sinon a porte malheur. (LN, 46)

QuÕil devait tre doux pourtant ce nom du pre des premiers temps, aux rŽsonances sans doute toutes fluviales, imprŽgnŽes de saintetŽ ou prŽsageant de lents dŽplacements : Ç Entre gens de lÕeau douce, ils sÕappelaient plus volontiers du nom de leurs bateaux que de leurs propres noms. È (NA, 16). DorŽnavant, Ç Son nom seule la mort le conna”t. È (LN, 46). Le lien, lestŽ du poids du silence paternel qui Ç avait marquŽ son cÏur È (LN, 33), imprime la trace dÕune prŽsence qui nÕa pas encore acquis sa place dans lÕhistoire. Nous sommes ici proches de la notion de fant™me, dont les travaux de Nicolas Abraham et de Maria

Torok2 ont repŽrŽ les effets psychiques sur les descendants.

La

mŽtamorphose du palimpseste3, privilŽgiŽ par Sylvie Germain, souligne combien lÕhistoire dÕune lignŽe est souvent rŽŽcriture sur la trame dÕun texte ancien constamment transformŽ par les acteurs de la transmission. Cela marque Žgalement un autre systme de transmission, comme le signale Laurent 1

Alain GOULET, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fant™mes, Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques LittŽraires, 2006, p.46. 2 Nicolas ABRAHAM, Maria TOROK, LՃcorce et le noyau, Paris, Flammarion, 1978. 3 Voir les travaux dÕAlain GOULET, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fant™mes, op. cit. ; Toby GARFITT, Ç Les Figures de lՎcho dans lÕÏuvre de Sylvie Germain È, La Langue de Sylvie Germain, " En mouvement dՎcriture ", CŽcile Narjoux et Jacques DŸrrenmatt (dir.), Dijon, ƒditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.101-112.

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Demanze, Ç la cyclicitŽ gŽnŽalogique, que scande lՎternel retour des noms analysŽs par ƒmile Benveniste et la sempiternelle ronde des gŽnŽrations, touche ˆ sa fin, comme si Le Livre des Nuits sÕouvrait sur la fin des sociŽtŽs traditionnelles au temps long pour entrer dans lÕhistoire. È1. LÕavilissement et le dŽsespoir apparaissent comme la ranon du sŽjour sur le champ de bataille. ThŽodore-Faustin, survivant dÕun naufrage, s'en revient inexistant, dŽboussolŽ et mŽconnaissable pour ses enfants. Rien de ce qui faisait le pre ne peut tre reconnu, il est lՎtranger qui expose sa figure inquiŽtante, potentiellement violente : Ç Quand ils le virent arriver, ils se serrrent instinctivement les uns contre les autres, sans mot dire, pris de frayeur [É] Herminie-Victoire se mit soudain ˆ pleurer. Son pre la fixa dÕun air mauvais et sՎcria en tapant du pied : " Vas-tu te taire, imbŽcile ! " È (LN, 43). Les signes qui constituaient lÕidentitŽ paternelle nÕont pu survivre ˆ lÕeffroi. La voix paternelle, au Ç timbre grave et [aux] inflexions si douces È, est perdue : Ç Il parlait maintenant dÕune voix criarde et syncopŽe, aux accents heurtŽs, trop puissants È ; le sens mme de son discours se perd dans lÕincohŽrence de Ç phrases dŽsarticulŽes È (LN, 42). Un rire Ç mauvais È ressurgit comme une attaque Ç qui le prenait sept fois par jour, secouant son corps ˆ se distordre. È (LN, 42). Le visage est tranchŽ, la ligne faciale est brisŽe en angles tour ˆ tour saillants et rentrants, creusant Ç rides et grimaces È (LN, 42). La schize entre dans lÕhistoire familiale : la Ç cicatrice qui zigzaguait en travers de sa face semblait correspondre ˆ une blessure bien plus profonde [É] È, elle tranche lՐtre, Ç maintenant il Žtait deux en un È (LN, 48), et Žradique jusquÕau trait dÕunion de son prŽnom qui, de composŽ devient double. Il nÕest pas Žtonnant que lÕinceste primordial soit le fait dÕun homme dont la guerre a Ç tranch[Ž] son tre de bout en bout È (LN, 48). Celle-ci sÕaccompagne dÕune Žclosion de perversions qui signent Ç la subversion de la loi et de la destruction de la rŽalitŽ È2. Aprs le cataclysme qui a touchŽ lÕunivers et dŽvastŽ le monde, voici la souche humaine revenue en ce temps o lÕinterdit nՎtait pas encore valable. Dans ce monde o la gr‰ce de Dieu pouvait du jour au lendemain se renverser en colre acharnŽe, o un corps de jeune femme se mettait ˆ pourrir comme une vieille charogne sans mme prendre le temps de mourir, o un pre plein de tendresse et douŽ dÕune voix grave et douce disparaissait pour revenir en Žtranger brutal et criard Ð tout lui semblait possible, ˆ commencer par le pire. (LN, 48)

Le fils a pris la place du pre, Ç HonorŽ-Firmin dŽcupla ses forces en lÕabsence 1

Laurent DEMANZE, Ç Le Dyptique effeuillŽ È, Roman 20-50, n¡39, Ç Le Livre des Nuits, NuitdÕAmbre et ƒclats de sel, de Sylvie Germain È, Marie-HŽlne Boblet et Alain Schaffner (Žd.), juin 2005, p.65. 2 Janine CHASSEGUET-SMIRGEL, ƒthique et esthŽtique de la perversion, op. cit., p.309.

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du pre ˆ laquelle il lui fallait pourvoir È (LN, 37), la zone de conflit se dŽplace sur la scne familiale o tre parent ou tre enfant de nÕa plus de sens : Ç Il arriva un jour o les deux hommes finirent par se battre. HonorŽ-Firmin Žtait dÕune stature et dÕune force remarquables pour son ‰ge et il eut vite raison de son pre quÕil rŽussit ˆ jeter au sol, puis le ligota au pied du grand m‰t È (LN, 47). Le pre est dŽchu, puis combattu et vaincu par le fils qui se saisit de la dŽpouille maternelle et dispara”t : Ç On ne sut jamais o Žtait parti HonorŽFirmin ni ce quÕil avait fait du corps de sa mre È (LN, 47). Dans ce vacillement symbolique majeur, il suffit dÕun regard pour que la scne familiale bascule dans lÕinceste, parachevant lÕÏuvre de destruction. En atteignant lÕenfant, vŽritable figure mythique de toute civilisation, lÕinceste sÕinscrit dans lÕannihilation du temps psychique et de lÕordre symbolique, il fige et bouleverse un peu plus lÕagencement des gŽnŽrations que ne lÕavait fait la guerre. Soudain, sa fille devient Ç la jeune fille È, et ce simple dŽplacement du pronom possessif au pronom indŽfini rend possible lÕexpression du dŽsir : Ç Il se redressa [É] marcha droit vers Herminie-Victoire sans la quitter des yeux un instant [É]È (LN, 49).

I-1.C Une empreinte laiteuse et nominale

La faillite de tout repre identitaire et symbolique, le mŽlange des humeurs (sang, sperme, larme, laitÉ), la confusion gŽnŽralisŽe de la matire (humaine, animale et vŽgŽtale), renvoient le monde dans le chaos. Le passŽ, en ses multiples fractures jusquÕalors contenues, ressurgit dans lÕacte incestueux qui souligne lՎchec de lՎlaboration symbolique des tensions psychiques. Sans rŽŽlaboration ni doublure du souvenir, le passŽ est agi et triomphe dans un geste qui rejoint la scne inaugurale. La fulgurance de la blancheur du drap ŽtalŽ autour d'Herminie-Victoire suffit ˆ dŽclencher le passage ˆ lÕacte paternel : Ç cÕest dans cette ombre laiteuse [É] quÕil sÕempara de sa fille È (LN, 50), sans quՈ aucun moment ThŽodore Faustin soit en mesure de relier ce trouble sensoriel ˆ celui qui lÕavait saisi ˆ la mort de son propre pre. Nous trouvons dՎtranges rŽsonances entre le vŽcu du couple parental et la rŽalisation incestueuse du fils. En effet, si nous revenons ˆ lÕorigine, la relation du pre avec Vitalie est placŽe sous les auspices maternants dÕune rŽgression fabuleuse : Ç Et lÕaube toujours le surprenait comme une nouvelle remise au monde de son corps confondu ˆ celui de sa femme dont les seins, depuis la naissance de leur fils, ne cessaient de porter un lait au gožt de coing et de vanille. Et de ce lait il sÕabreuvait. È (LN, 22). Cet allaitement matrimonial pose une forme particulire de lÕinceste. Au-delˆ du simple aliment, le lait est une substance qui intervient

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dans lÕimaginaire de la filiation selon lequel donner son lait Žquivaudrait ˆ donner son sang. Le langage populaire souligne trs clairement cette imprŽgnation lorsquÕil parle de Ç frres et de sÏurs de lait È, ce qui permet dÕailleurs ˆ saint Bernard, nourri par la vierge Marie, de devenir le frre de lait du Christ1. Selon HŽlne Parat, la loi de la sŽparation inscrite dans lÕinterdit de lÕinceste semble Ç exiger le partage effectif du sein È qui disjoint le sein de la nourrice du sein de la femme, en dŽpit de quoi, si Ç la distance inconsciente entre mre et femme est trop faible È le lait devient Ç trop chargŽ de sang È2. Or, Vitalie semble engendrer son mari et le nourrir dÕun lait intarissable, corne dÕabondance qui ne se tarira quÕau pressentiment de la mort de lՎpoux : Ç Ce fut le corps qui entra en alarme [É] ses seins se pŽtrifirent [É] ses seins lui faisaient mal È (LN, 24) et Ç ce fut dans le lait de ses larmes quÕelle le lava È (LN, 25). Au dŽcs de son pre, son fils, ThŽodore-Faustin, est saisi par ces Ç forts relents de coings surs et de vanille È. Cette odeur le trouble si profondŽment quÕil en Žprouve le gožt : jusque dans sa propre chair et au-dedans de et si violemment familier lÕeffrayait autant Žlans de dŽsirs obscurs. Il voulut appeler sa flux de salive laiteuse qui dÕun coup emplit la

sa bouche. Et ce gožt ˆ la fois inconnu quÕil le ravissait, remuant en lui des mre mais son appel sՎtouffa dans le bouche. (LN, 25)

Ë dŽfaut de mots, cÕest le lait qui monte ˆ la bouche. Pour Mariska Koopman-Thurlings, la frappe du Uhlan est considŽrŽe comme Ç scne primaire du mal, [É] une scne originaire, un trauma, ayant pour consŽquence ce que Freud a appelŽ le clivage du moi (Ichspaltung), et que Sylvie Germain exploite ici au pied de la lettre È3. Nous comprenons cette proposition dans le sens dÕun mŽcanisme de dŽfense contre la remŽmoration du trouble sexuel ressenti ˆ la mort du pre. LՐtre scindŽ refoule le dŽsir incestueux en dŽtachant les affects de la reprŽsentation psychique gnante. Nous conservons donc cette proposition en prŽcisant que nous concevons cette scission comme une fracture du refoulement qui laisse soudainement Žchapper les relents des origines qui submergent ThŽodore-Faustin, homme Ç moins nŽ du ventre dÕune femme que dÕune blessure de guerre [É] Ë un coup de sabre il devait dՐtre venu au monde. È (NA, 53). LÕindiffŽrenciation, le retournement et la coupure opŽrŽs par la guerre signent lՎchec du clivage du moi qui ne peut

1

ƒdith THOUEILLE, Ç Le Sacro-seinÈ, Spirale, Ç Le BŽbŽ et le sacrŽ È, Ramonville Saint-Agne, n¡40, dŽcembre 2006, p. 86. 2 HŽlne PARAT, Sein de femme, sein de mre, Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de Psychanalyse, 2006, p.54. 3 Mariska KOOPMAN-THURLINGS, Ç Du pre, du frre et du Saint-Esprit È, Relations familiales dans les littŽratures franaise et francophone des XXe et XXIe sicles. La Figure du pre, Murielle-Lucie ClŽment et Sabine van Wesemael (dir.), Paris, LÕHarmattan, 2008, p.238.

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plus maintenir le compromis. Le refoulŽ fait retour Žtablissant une relation entre la blancheur du drap, le lait et lÕacte sexuel. La problŽmatique incestueuse est profondŽment inscrite dans la lignŽe des PŽniel et traverse les gŽnŽrations dans la multiplicitŽ de ses formes. Car, pour le dire en termes raciniens, cÕest lˆ le Ç triste et fatal effet dÕun sang incestueux È1. Ce sang, prŽcise Jean Bollack au sujet de la tragŽdie dÕÎdipe roi de Sophocle, Ç nÕest pas seulement celui qui coule dans les veines ; il est proprement aussi celui qui se transmet par le sperme dans le genos. Le sang de la tribu [phylon], cÕest celui qui est restŽ dans la tribu, sans se mŽlanger ˆ un autre. De mme, dans le contexte immŽdiat, le crime est dÕavoir favorisŽ lÕidentitŽ au dŽtriment de lÕaltŽritŽ, en lŽsant la vie, de telle sorte que le sang Ç qui reste dedans È est bien du c™tŽ de la mort.2

Maintenu hors de la pensŽe, lÕinceste primordial est rejouŽ aux diffŽrentes gŽnŽrations qui en Žpuisent les possibilitŽs. Nous rencontrons en effet dans le dyptique Le Livre des Nuits et Nuit-dÕAmbre un dŽploiement des passages ˆ lÕacte incestueux : frre / sÏur

(Nuit-dÕAmbre / Baladine) ; beau-pre / fille

adoptive ( ThadŽe / Tsipele) ; inceste qui met en contact des consanguins par lÕintermŽdiaire dÕun partenaire commun identifiŽ comme inceste de deuxime type par Franoise HŽritier (Septembre, Octobre et Douce, Deux-Frres et Hortense) ; culminant dans lÕinceste entre deux triplŽs (Micka‘l et Gabriel) dans lequel la question de lÕidentitŽ est poussŽe ˆ lÕextrme. Comme si la lignŽe PŽniel, en dŽployant toutes les modalitŽs dÕexpression de lÕinceste qui rapproche Ç des termes vouŽs ˆ demeurer sŽparŽs È, devait en Žpuiser sa source avant que Ç la balance des causes de nature identique ou de nature diffŽrente È3 sՎquilibre ˆ nouveau. Issus de lÕunion incestueuse, les descendants sont prisonniers de leur prŽ-histoire. Le legs dÕun matŽriel psychique non ŽlaborŽ et aliŽnant Ç se transmet tel quel, non transformŽ. Pris dans un irreprŽsentable familial trop prŽgnant, chaque sujet se trouve pris dans lÕimpossibilitŽ de faire sien quelque chose qui est maintenue hors de sa pensŽe. È 4. LÕadoption permet ˆ ThadŽe de conceptualiser lÕinceste, dÕinterroger son interdit et ses limites. Il connait la malŽdiction qui est dՐtre confrontŽ, Ç face ˆ Tsipele È, au Ç trouble È qui Ç allait parfois jusquՈ un sourd affolement [É] È et de devoir gŽrer lÕamour quÕil porte ˆ ses propres enfants en inhibant les dŽsirs sexuels que ceux-ci pourraient susciter en lui, Ç son corps ˆ lui aussi se transformait sous les assauts 1

Jean RACINE, La ThŽba•de, Thމtre Complet, op. cit. Jean BOLLACK, La Naissance dÕÎdipe. Traduction et commentaires dÕÎdipe roi, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1995, p.211. 3 Claude LƒVI-STRAUSS (5 janvier 1960), Leon inaugurale de la chaire dÕanthropologie sociale au Collge de France. 4 Francine ANDRƒ-FUSTIER, ƒvelyne GRANGE-SƒGƒRAL, Introduction aux concepts de la thŽrapie familiale psychanalytique, Lyon, UniversitŽ Lumire Lyon II, Document interne, 2000, p.8-9. 2

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sans mesure ni cesse de ce dŽsir qui lui fouillait la chair pour mieux imprimer partout en lui, en creux, les formes neuves de Tsipele. È (NA, 105). Il est contraint de souffrir les affres du Ç complexe de La•os È1 ŽtudiŽ par Paul Denis. La dŽfaillance du signifiant se rejoue. ætre pre nÕest pas de lÕordre de lՎvidence, mais demande une construction et une signification, or, quand il y a une dŽfaillance ou une perforation de lÕaxe symbolique, la dŽnomination ne suffit pas ˆ se sentir pre de son enfant. ThadŽe lՎprouve : Souvent il se prenait ˆ penser que Tsipele nՎtait pas sa fille, bien quÕil la trait‰t comme telle, [É] il sentait bien aussi que ce qui rendait la jeune fille pour lui intouchable nՎtait nullement affaire dÕannŽes ; cela relevait dÕautre chose, dÕune immense pudeur, aussi indŽfinissable que farouche. Et il luttait sans cesse contre les assauts de son cÏur amoureux, refusant mme de nommer son dŽsir. (NA, 34)

LՎvŽnement actuel entre en tŽlescopage avec dÕautres ŽlŽments du passŽ comme la rŽpŽtition dÕune dŽfaillance de mentalisation et de symbolisation issue des gŽnŽrations prŽcŽdentes. LՎcho lointain de la scne inaugurale se rejoue ˆ chaque fois sur une scne de draps tendus. La mme pression de lÕurgence du dŽsir confronte les descendants du clan PŽniel ˆ reprendre, sans pouvoir lՎlaborer, quelque chose qui est, par ailleurs, au fondement du lien familial et de ses propres soubassements. Et tous ces hommes se mettent ˆ marcher, sans flŽchir, dÕun pas dŽcidŽ, vers une femme. Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup fait sa demande en mariage Ç le jour de lessive. Elminthe-PrŽsentation-du-SeigneurMarie brassait du linge dans une grande cuve fumante [É] Il marcha droit vers la servante et vint se poster face ˆ elle, de lÕautre c™tŽ de la cuve [É] È (LN, 219). La scne en soi dŽclenche un dŽsir irrŽpressible, ˆ lÕinstar de lÕhomme aux loups des Cinq psychanalyses de Freud, pour qui, la jeune paysanne agenouillŽe occupŽe ˆ laver du linge devant lՎtang devient son choix dÕobjet dŽfinitif, condition mme de lÕamour. Pour ThadŽe Žgalement, la rupture initiale est rŽactualisŽe ˆ lÕoccasion dÕune lessive qui dŽborde les fonctions pare-excitatrices et favorise le passage ˆ lÕacte : Le vent portait [É] une odeur de lessive. [É]. Il vit, ˆ lÕautre bout de ce clos ˆ lessive, des mains sÕagiter au dessus des cordes. Les mains jetaient le linge en lÕair [É] Il avana droit vers les cordes, arrachant avec brusquerie le linge ˆ mesure de son passage et le jetant au sol. [É] Il les arrachait et les foulait au sol [É] Il arracha le dernier drap quÕelle Žtait juste en train dՎtendre. (NA, 113)

Ç En Toi, jÕai trouvŽ ma mŽmoire È disait souvent ThadŽe ˆ Tsipele. È (NA, 115), nous nous demandons ˆ quelle mŽmoire familiale enfouie ThadŽe fait-il rŽfŽrence, le sait-il au juste ?

1

Paul DENIS, Ç Les Affres de La•os È, Le Pre, figures et rŽalitŽ, op. cit., p.83.

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I-2 Sur lÕautel des sacrifices

I-2.A Les descendants dÕAbraham

Abraham est au centre du drame de la paternitŽ. GŽniteur, Ç possesseur des matrices, ma”tres des puissances de vie È1, selon les termes dÕAbdelwahab Bouhdiba, il ressent dans sa propre progŽniture lՎpreuve des arrts insondables de Dieu. Alors quÕil sÕapprte, comme gage de sa foi, ˆ sacrifier son fils Isaac, il voit son geste arrtŽ par un ange qui Žpargne ainsi son fils. Il devient pre au moment prŽcis o il lui est demandŽ de renoncer ˆ la toute puissance paternelle, comme ˆ la tendance sacrificielle des religions antŽrieures. Il passe alors de pre meurtrier potentiel de son fils ˆ celui qui suspend son geste ce qui, semble-t-il, ne se concevait pas comme une Žvidence É2 Le lien entre Abraham et son fils passe par cette histoire de mort surmontŽe qui noue le destin de la Loi et permet de sortir de la horde primitive ou des horreurs perpŽtrŽes par le pre initial de la ThŽogonie dÕHŽsiode. Ë plusieurs reprises, lՎvocation de la menace du sacrifice dÕIsaac plane, comme un sombre prŽsage ou une persistante angoisse, dans lÕÏuvre de Sylvie Germain. Ds Le Livre des Nuits, il appara”t ˆ travers la troublante scne au cours de laquelle ThŽodore Faustin entra”ne son fils VictorFlandrin ˆ lՎcart, pour commettre lÕacte irrŽmŽdiable dÕamputation de ses doigts, afin de lui Žpargner sa participation aux futurs combats qui sÕannoncent. BŽnŽdicte Lanot3 souligne que les occurrences de lÕadjectif Ç unique È, appliquŽ ˆ lÕenfant, dans les propos que prononce le pre ˆ son fils : Ç Mon petit, mon unique, ce que je vais faire va te faire para”tre terrible et te faire souffrir È (LN, 55), Ç font nettement rŽfŽrence ˆ la formulation biblique du commandement de YahvŽ : " Prends ton fils, ton unique, Isaac, que tu aimes et mne-le sur le mont Moriah pour le sacrifice " È.4 La description de lÕacte est sec, prŽcis, rapide, au point que nous entendons le bruit de la hachette qui retombe sur la pierre aprs avoir tranchŽ Ç net les deux doigts de son fils È (LN, 55). ThŽodore Faustin se trouve dans une position paradoxale, en voulant Žviter ˆ son fils de conna”tre la folie des champs de bataille et lui Žpargner ce quÕil a vŽcu, il prend lÕuniforme de lÕennemi et rŽpte le geste qui a tranchŽ son tre, tout en redoutant de voir Ç dans le regard mme de son fils, surgir le visage du uhlan È (LN, 58). Dans le rŽcit biblique, la voix de lÕAutre divin interdit le sacrifice et lÕange de Dieu 1

Abdelwahab BOUHDIBA, Ç Pres maghrŽbins en qute de lŽgitimation È, De la place du pre. Entre mythe familial et idŽologie institutionnelle, Abdessalem Yahyaoui (dir.), Grenoble, La PensŽe Sauvage, 1997, p.46. 2 Abraham est un pre qui pense dans lÕaprs-coup. 3 BŽnŽdicte LANOT, Ç Le Complexe dÕIsaac È, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, ƒclats dÕenfance È, ƒvelyne Thoizet (Žd.), Arras, 2006, p.33. 4 Gense, 22, 2.

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ordonne ˆ Abraham de remplacer son fils par un bŽlier, et le pre, obŽissant, qui avait pris le temps dÕattacher son fils sur lÕautel du sacrifice, dŽlie ses liens. Abraham, Žcrit Sylvie Germain, faillit : trancher le rameau jailli de sa souche lors du sacrifice au pays de Moriyya o il a levŽ son couteau pour immoler son fils trs aimŽ sur lÕordre de Dieu qui le mettait ˆ lՎpreuve. Un ange retint sa main qui sÕapprtait ˆ devenir infanticide, sauvegardant ainsi la vie de lÕenfant dont la naissance avait ŽtŽ un don de Dieu. (CP, 10)

En allant jusquÕau bout de son geste, quÕaucune parole divine ne suspend, quÕaucun ange nÕinterrompt, ThŽodore Faustin rompt irrŽmŽdiablement le lien qui lÕunissait ˆ son fils : Ç En tranchant les deux doigts de son fils il avait du mme coup, [É] tranchŽ aussi lÕamour et la confiance de celui-ci pour lui. È (LN, 57). Par son geste, qui a Ç coupŽ ˆ ras sa peur mais [É] nÕen avait pas extirpŽ les racines È (LN, 110), il ancre la colre dans les fondations familiales, dont son petit-fils, Nuit-dÕAmbre, rŽceptionnera lÕampleur de la sauvagerie.

Dans

les

Songes

du

temps,

Sylvie

Germain

sÕarrte

sur

la

dimension

Žmotionnelle de ce drame : [É] Rien nÕest dit de lÕangoisse et de lÕeffroi du pre missionnŽ pour se faire le bourreau de son fils, rien nÕest dit de lՎpouvante de lÕenfant renversŽ sur lÕautel quÕil a b‰ti avec son fagot, et qui voit son pre brandir un couteau au-dessus de son corps ligotŽ. Le drame se joue ˆ Ç huis clos È dans un silence radical. (ST, 46)

LÕauteur qui reste Ç sans voix È face ˆ cette Ç Žpreuve si violente, si scandaleuse È (ST, 46), prolonge cette sidŽration dans la description du Livre des Nuits. Victor Flandin Ç nÕosait pas bouger ni retirer ses mains, il se raidissait pour sÕempcher de pleurer ˆ son tour È (LN, 55) puis, il se tait et fera silence sur cet Žpisode traumatisant : Ç LÕenfant nÕavait pas voulu dire un mot [É] il ne voulut rien dire È (LN, 56). Le dŽcalage est frappant entre lÕinsouciance de lÕenfant, Ç Ds que son pre lÕappela il accourut en sautillant vers lui. [É] et il gambadait autour de lui en babillant incessamment È (LN 55), et le projet paternel qui se veut Ç Ïuvre de sauvegarde È (LN, 55). Comme dans le chapitre de la Gense, nous pouvons lire le jeu de reflets entre lÕobŽissance dÕAbraham qui, sans hŽsiter, sÕapprte ˆ exŽcuter lÕordre divin et celui de lÕobŽissance du fils qui portait tranquillement le bois au bžcher. Quelle comprŽhension de lÕacte est possible pour un enfant si jeune ? Quelle vision avoir de son pre qui sort Ç prestement une hachette de sa poche È (LN, 55), rompant du mme coup lՎlan joyeux de lÕenfant ? Sinon celle de la sauvagerie et de la brutalitŽ.

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BŽnŽdicte Lanot dans son article consacrŽ au complexe dÕIsaac1 questionne ce quÕun commandement ambigu peut faire Žprouver ˆ un pre. Est-il possible de penser que lÕordre de tuer son propre fils puisse tre une tentation ? Et quels cheminements sÕavrent alors nŽcessaires pour passer du fantasme de meurtre ˆ une mise ˆ mort symbolique ? Dans le sens biblique, si les tentations proviennent du Diable, elles sont voulues par Dieu, aussi cette mise ˆ lՎpreuve peut tre comprise comme un test dÕobŽissance ˆ la volontŽ divine. En revanche, souligne Peter von Matt, si elle est lue comme la description possible de la fonction, des compŽtences et des pouvoirs paternels, alors : elle Žtait de mauvais augure pour tous les fils et pour tous les enfants. Si une chose pareille avait failli, ˆ un cheveu prs, arriver ˆ lÕinnocent Isaac, comme elle para”trait aller de soi ds quÕun fils se fourvoyait, se corrompait et tournait mal ! Et comme il allait de soi, alors, que le jugement du pre fut en mme temps le jugement de Dieu ! 2

Les traces mnŽsiques de ces menaces paternelles dÕamputation sont tenaces, elles surgissent, de temps ˆ autre, chez quelques personnages masculins dans diffŽrents romans. Dans OpŽra muet, Gabriel relate un rve qui prŽsente une version de lÕangoisse de castration et dÕincomplŽtude dŽterminant lÕangoisse de mort. Un juge surmo•que, lui assne la sentence suivante : Ç Vous aurez la main coupŽe ! È [É] On lui tranche la main, un peu au-dessus du poignet, dÕun coup de hache, sur la table mme du juge [É] Il voit seulement sa main, trs longue et trs blanche, tenant son petit doigt lŽgrement relevŽ, qui jonche la table, et son bras mutilŽ qui tourne dans le vide. (OM, 58)

Quant ˆ AurŽlien dans Hors Champ, il se souvient dÕun marchand de marrons chauds dont : lÕindex et le majeur de la main gauche Žtaient mutilŽs, coupŽs au niveau de la premire phalange. Cette amputation angoissait AurŽlien, persuadŽ que le camelot avait perdu ses bouts de doigts dans le feu, en tisonnant les braises [É]. (HC, 112)

LÕacte de ThŽodore Faustin est vouŽ ˆ lՎchec, certes, son fils ne sera pas envoyŽ au front, en revanche, Ç Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup, lÕhomme de toutes les guerres, qui nÕavait pris part ˆ aucune È donnera Ç ˆ chacune dÕentre elles ses amours et ses fils et ses filles en otage. È (NA, 173). Alors quÕil veut Ç sauver son fils afin quÕil ne puisse jamais devenir soldat È (LN, 54), il n'Žpargne aucunement sa descendance. Les efforts dŽployŽs contre les menaces du destin

1

BŽnŽdicte LANOT, Ç Le Complexe dÕIsaac È, op. cit., p.35. Peter VON MATT, Fils dŽvoyŽs, filles fourvoyŽes. Les DŽsastres familiaux dans la littŽrature (1995), traduit de lÕallemand par Nicole Casanova, Paris, ƒditions de la Maison des Sciences de lÕHomme, 1998, p.350.

2

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se dŽtourneront momentanŽment du fils pour mieux atteindre ses enfants et ses petits enfants. Patrick Piguet relve la similitude avec la tragŽdie antique qui expose que tous Ç les efforts dŽployŽs contre les menaces du destin ne font faire quÕun pas de plus dans lÕhorreur È1. ThŽodore Faustin ne sauve rien, le fatum se dŽploiera dans lÕhorizon guerrier, car la nation, jamais rassasiŽe, rŽclame vaille que vaille le sang des fils ; les fronts et les champs de bataille devenant les lieux dŽplacŽs du mme sacrifice. LÕexcellente Žtude de Jacques Bril montre que la guerre est le versant tranchant et abrupt de ces terres paternelles. Ç Haut lieu du sacrifice liturgique du Fils È2, de lÕexaltation et de la justification de leur massacre, elle se substitue ˆ la scne de la violence familiale primitive sur celle de la patrie, dŽplaant ainsi le mythe sacrificiel dÕAbraham sous les couleurs du drapeau. Ç Dans un geste plein de morgue et dÕintempŽrance È, Žcrit Sylvie Germain, Ç la race vieille envoya ses enfants ˆ la guerre, les immola. È (C, 46). Ë moins que ce ne soit Dieu, qui, comme lÕaffirme la baronne Fontelauze dÕEngr‰ce, nÕest autre que Ç Moloch qui passe par le feu des enfants, tous ses enfants, sans se lasser et sans pitiŽ È (CM, 73). Se trouverait ainsi rŽalisŽ le fantasme Ç on tue un enfant È, le Ç plus secret et le plus profond de nos vÏux È selon le psychanalyste Serge Leclaire3. DŽchiquetŽs et disloquŽs deviennent ces jeunes pres, jetŽs en fils, dans la mlŽe par leur propre pre. Le uhlan Ç peuttre avait-il eu lui aussi des fils, qui a leur tour avaient engendrŽ dÕautres fils, tous armŽs du mme sabre [É] prts ˆ recommencer le geste de leur anctre. È (LN, 141). Le sacrifice du fils premier-nŽ, quÕil soit consommŽ de manire mŽtaphorique ou effective, rŽsume toute une cascade de rŽductions imaginaires, que Jacques Bril justifie par le fait que le pre sÕoffre lui-mme, selon le procŽdŽ elliptique de la synecdoque, qui constitue ˆ inclure sŽmantiquement le tout dans la partie. LÕidŽologie et lՎthique de la sociŽtŽ concernŽe dŽsigneront la nature de ces objets. Dans la sociŽtŽ postmagdŽlŽnienne, m‰le et patriarcale de constitution, le bien le plus prŽcieux dont dispose le roi-prtre, incarnation et reprŽsentant du Pre divin, ne peut tre que son fils premier-nŽ, gage certain et rŽsumŽ actuel de la structure sociale et de son avenir. Ë partir dÕune telle proposition, toutes sortes de dŽplacements portant sur la nature de lÕoffrande, celle du procŽdŽ sacrificiel ou celle du retour escomptŽ.4

Ainsi, DŽodat Fontelauze dÕEngr‰ce, ˆ son retour de permission, pose un regard sur son fils qui vaut pour Žvaluation dÕun placement futur. 1

Patrick PIGUET, Ç Le lyrisme et lÕexpŽrience du dŽpouillement È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (Žd.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littŽraires, 2003, p.135. 2 Jacques BRIL, Le Meurtre du fils. Violence et gŽnŽrations, Paris In Press Žditions, Coll. Explorations Psychanalytiques, 2000, p.84. 3 Serge LECLAIRE, On tue un enfant. Un essai sur le narcissisme primaire et la pulsion de mort, Paris, Le Seuil, coll. Points, 1975. 4 Jacques BRIL, Le Meurtre du fils. Violence et gŽnŽrations, op. cit., p.48.

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Loin de sÕen Žmouvoir, DŽodat Fontelauze dÕEngr‰ce prit bonne note de la mŽtamorphose de son fils et en conclut quÕil conviendrait bient™t de lÕenvoyer dans un pensionnat pour y poursuivre ses Žtudes et se prŽparer ˆ la rude vocation dÕhomme. Oui, dÕhomme, car il en tombait comme giboulŽes de printemps en ce temps-lˆ, des hommes, et il fallait assurer la relve. (CM, 77)

Caricature dŽrisoire des images de la guerre virile et triomphante, la Grande Guerre ne prŽsente en rien les caractŽristiques du mythe sacrificiel. Les pres donnent leurs fils ˆ la patrie et les mnent ˆ vivre un sentiment de rŽgression, que

Georges

Duby

et

Michelle Perrot

dŽcrivent

de la

faon

suivante :

Ç Immobiles, enfoncŽs dans la boue et le sang des tranchŽes, condamnŽs ˆ attendre les percŽes meurtrires ou lÕassaut des canons ennemis, victimes parfois de maladies fŽminines comme lÕhystŽrie, [Éils] vivent la guerre comme une impuissance publique et privŽe È1. LÕenfant, qui relaie le pre, est porteur dÕune promesse garante dÕun lÕavenir qui est celui dՐtre rapidement fauchŽ : Ç Et ce fut sous le nom printanier de " Bleuets " quÕon les envoya avec leurs compagnons encore empreints dÕenfance rejoindre leurs a”nŽs sur le front. È (LN, 152). I-2.B LÕanŽantissement de la filiation LÕhistoire dÕAbraham, horrifiante et mystŽrieuse, projette son ombre sur les actes des pres germaniens qui se mettent en chemin, sans dŽlai, pour parachever lÕabomination du meurtre du fils. Certains nÕont point besoin dÕun ordre pour se munir du couteau et perpŽtrer ainsi les actes des Brutus, Manlius ou autres Verginius. Le froid crissement de la lame entaille sans distinction la chair et les liens filiaux. Dans Jour de colre, lÕintrication entre Vincent Corvol et Ambroise Mauperthuis nÕest pas un banal mŽlange, mais un lien mortifre dÕune intensitŽ rare o la pulsion de mort culmine dans un intense sentiment de culpabilitŽ. Coupable du meurtre de sa femme, commis dans un Žlan de jalousie, Vincent Corvol est surpris par Mauperthuis : Ç ce fut ˆ ce moment quÕAmbroise Mauperthuis reconnut Vincent Corvol [É] Il sՎtait redressŽ et avait criŽ le nom de Corvol È (JC, 46). LÕinterpellation nÕest pas divine et ne ressemble en rien au Ç QuÕas-tu fait de ton frre ? È qui appelle ˆ la responsabilitŽ du meurtrier. Ç Sit™t commis, son crime se retournait contre lui, - au cri lancŽ par Mauperthuis, Vincent Corvol sՎtait senti dŽnoncŽ dÕun coup ˆ la face de la terre et du ciel, ˆ la face des hommes, des oiseaux, des arbres, de Dieu, et surtout de lui-mme. È (JC, 47). Maudit, anŽanti par le silence, il se livre ˆ Mauperthuis qui se pose en vengeur du sang, conformŽment ˆ une loi fondŽe sur lÕexpiation et

1

Georges DUBY, Michelle PERROT (dir.), Histoire des femmes en Occident, tome 5, Ç Le XXe sicle È, Franoise ThŽbaud (dir.), Paris, Plon, 1992, p.45.

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rŽpond aux souhaits de Corvol qui se livre Ç dÕemblŽe ˆ un ch‰timent ˆ la mesure de son crime. [É] il avait besoin dՐtre tourmentŽ, humiliŽ, dŽpouillŽ, mais non dՐtre jugŽ. [É] Il ne relevait plus que dÕune loi obscure, bien plus cruelle et folle [É] È (JC, 57). La culpabilitŽ intense de Vincent Corvol semble se greffer sur une faille narcissique qui le soumet silencieusement ˆ la loi imposŽe par Mauperthuis qui se dresse Ç non comme un juge, mais comme un accusateur, comme le bourreau de [s]a conscience È (JC, 165). Pre tout puissant, sorte dÕidŽal du Moi archa•que et mŽgalomaniaque, il incarne une loi ˆ laquelle on se soumet et qui jamais ne pardonne, jamais ne vacille, ne tolre nulle excuse, ne croit en aucune rŽdemption et sÕinscrit dans le ch‰timent qui nÕa pas de fin. Ç DŽjˆ Corvol Žtait vaincu. Il obŽissait en aveugle aux ordres donnŽs par cet homme surgi il ne savait dÕo. [É] Ses mains o dŽjˆ sŽchait le sang jailli de la gorge de Catherine. Et ce sang sÕincrustait sous sa peau, il lui pŽnŽtrait la chair jusquÕau cÏur. Ce sang lui donnait la nausŽe. È (JC, 48). Ainsi figŽ dans une position passive, il se livre, avec un masochisme certain, ˆ son bourreau dont il rŽclame quÕil lui fasse Ç quelque chose È. Vincent Corvol laisse Ambroise Mauperthuis le dŽpossŽder jusque dans sa descendance, afin que rien de son union avec Catherine ne soit sauvegardŽ. Mais cՎtait surtout au mariage dՃphra•m et de Claude Corvol quÕil tenait. Il y tenait mme plus quՈ tout. Il ne lui suffisait pas de sՐtre enrichi, dÕavoir extorquŽ ses trois forts ˆ Vincent Corvol. Il voulait encore lui prendre sa fille, lÕarracher ˆ sa maison des bords de lÕYonne, pour venir lÕenfermer ici, dans la solitude des forts. Il voulait engloutir jusquÕau nom de Corvol, le confondre ˆ son propre nom. (JC, 32)

Le chef de la horde le dŽpossde de sa progŽniture, il transforme sa fille en objet de transaction et la conduit Ç par le bras jusquՈ lÕautel È (JC, 150), la livrant ainsi ˆ une Ç mŽsalliance È dŽsastreuse Ç sans mme discuter. È (JC, 74). La pulsion de mort, restant dirigŽe contre le sujet lui-mme, permet au sadisme de Mauperthuis de sÕexprimer par la destruction et le pillage de Vincent Corvol, tout en le conservant vivant afin dÕexercer sur lui un contr™le : Ç " Ce nÕest quÕun dŽbut ! Je te rŽduirai comme une branche quÕon Žlague et quÕon taille jusquՈ en faire une brindille ! Je te tordrai, je te casserai comme un bout de bois mort ! " Et il avait ajoutŽ avec une hargne joyeuse : " DorŽnavant le ma”tre cÕest moi ! " È (JC, 48). Mauperthuis Žchafaude des plans Ç [É] Corvol dÕici un an lui fasse don devant notaire de ses trois forts [É] et quÕil donne sa fille Claude ˆ lÕa”nŽ de ses fils ds quÕelle aurait atteint ses dix-huit ans. È (JC, 55), il dispose des corps sans se soucier de la notion de consentement et dŽpossde les parents de leur progŽniture les dŽclassant ainsi ˆ leur fonction de gŽniteur : Ç Ce quÕil voulait en rŽclamant Claude cՎtait quelque chose du corps de Catherine, cՎtait

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sÕemparer, ˆ travers son fils a”nŽ, dÕune femme enfantŽe de la chair de Catherine. CՎtait confondre leurs sangs, leurs chairs, par le biais de leurs enfants. È (JC, 55). DŽjˆ anŽantis, les pres livrent sans combattre leurs propres enfants en objets de transaction ˆ lÕinstar des habitants de Thbes qui versaient leur tribut ˆ la Sphinge. Corvol est atteint dans sa filiation, le vol de ses bois et de ses enfants rŽduit son arbre gŽnŽalogique ˆ une brindille ; quant ˆ son propre cadavre, il est mutilŽ Ç selon sa volontŽ È. Les paroissiens ont Ç terriblement ˆ imaginer È (JC, 144) sur qui sÕest livrŽ ˆ la tyrannie dÕun surmoi castrateur. En faisant mainmise sur les objets de la descendance, Mauperthuis ne permet pas que se conteste son despotisme. Il nÕenvisage la venue dÕun enfant que comme captation qui met symboliquement ˆ mort le gŽniteur et va ˆ lÕencontre du don symbolique qui place les parents en donateur dÕune vie qui les dŽpasse et quÕils ne possdent pas, acte Ç par lequel le sujet signifie quÕil rend ˆ lÕautre ce que lÕautre lui a prtŽ [É] le sujet donne ce quÕil nÕa pas, entrant par lˆ dans le champ de lÕamour. È1. LorsquÕil devient possible de disposer dÕune mre et dÕun pre, les conditions sont crŽŽes pour que lÕenfant sÕapprŽhende comme possŽdŽ, acquis par un grand-pre qui ne lui offrira rien dÕautre que son propre horizon ˆ dŽcouvrir. Le projet de Mauperthuis est dÕune violence extrme : Mais il y avait surtout un autre lien plus obscur quÕil voulait nouer par lˆ ; un lien comme une greffe pour sÕenter sur Catherine. Sur la race et le sang de Catherine. Race affadie et sang devenu p‰le et dormant en sa fille Claude, mais Ambroise Mauperthuis avait lÕespoir de voir sÕarracher du ventre de celle dont il avait enfin fait sa bru des enfants qui relveraient de la race de Catherine, qui rendraient vigueur et couleur ˆ son sang. (JC, 75)

Les entrailles maternelles se prtent fantasmatiquement ˆ lՎviscŽration puisquÕil sÕagit dÕen extirper lÕenfant sans aucune reprŽsentation de ce qui pourrait tre un lien mre-enfant. Le pater familial, selon Sylvie Germain, se caractŽrise par son incapacitŽ ˆ lՎmerveillement et par son absence d'hŽsitation ˆ faire Ç violence ˆ la beautŽ È (Im, 59). Le pre de la fiancŽe du conte enchassŽ dans ImmensitŽs en prŽsente une caricature dŽrisoire. Ce qui heurte sa logique est rapidement taxŽ de magie noire, prompt ˆ lՎnervement, il sÕarme dÕun marteau et dÕun coin en mŽtal prt ˆ Žventrer une malle et dŽflorer le mystre des voix volantes. Ç Ouvrir ce monstre en mŽtal pour voir ce quÕil a dans le ventre È (Im, 59), voilˆ le fantasme de Mauperthuis clairement formulŽ ! La procrŽation est conue comme une possession et le rŽsultat dÕun curieux mŽlange de reprŽsentations antiques concernant la reproduction et dÕun savoir de paysan qui conna”t les greffes nŽcessaires pour quÕune essence produise de beaux fruits. La mre est un ventre que lÕenfant occupe temporairement avant dՐtre intŽgrŽ au projet 1

Vincent LAUPIES, Ç Le Pre, la Loi et le Don È, Esprits Libres, n¡4, Printemps 2001, p.68.

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grand-paternel qui barre lÕaccs ˆ toute altŽritŽ. Le scŽnario matrimonial que Mauperthuis imagine depuis de longues annŽes pour son fils tŽmoigne de sa vanitŽ et de son aveuglement. Pour lui, le refus est alors simplement inconcevable : Par trois fois Ambroise se fit rŽpŽter ce que lui annonait son fils, comme pour se convaincre quÕil ne rvait pas, quÕEphra•m parlait avec sŽrieux. Alors il dit non. Il assena son refus comme on abat la hache au pied de lÕarbre condamnŽ. Un non sans retour, sans discussion, sans appel. [É] Le pre passa alors au registre des menaces : - " reniement et dŽshŽritement. " (JC, 38).

Mauperthuis est proche de la logique donatrice de Lear qui donne un pouvoir dont il ne veut pas que les donataires se servent. Par ce quÕils prŽsentent comme un don, ils attendent un endettement rŽel, physique et total1 de leurs enfants qui tŽmoigne quÕils sont cause de lÕexistence de lÕautre. Au Ç Nothing È2 de CordŽlia rŽpond le refus dÕEphra•m. Un ŽnoncŽ sec qui claque comme une gifle publique et qui Ç ne peut que heurter les sentiments paternels et lÕorgueil du monarque puisque CordŽlie rŽduit ses projets ˆ nŽant. È3. Ç En silence le pre dŽtacha sa ceinture, la retira, lÕempoigna par la bouche puis rejeta son bras en arrire pour donner plus de force et dՎlan ˆ son geste. Il fixait son fils droit dans les yeux. Ephra•m ne cilla pas. " Renonce ! cria Ambroise qui retenait encore son geste ; cÕest la Corvol qui sera ta femme ! " È (JC, 40). Le pre exige une parole mais ferme tout autant la bouche du fils qui ne doit pas exprimer ce quÕil en est de sa vŽritŽ. Ne pouvant castrer lÕorgane de la parole, il cingle Ç son fils en plein visage avec son ceinturon È (JC, 40). Le pre frappe, comme Dionysos, pris de dŽmence, assne un coup de serpe ˆ son fils Dryas quÕil avait pris pour un pied de vigne. Il frappe celui qui, ds lors, cesse dՐtre son fils : Ç Ne mÕappelle plus jamais pre ! Maintenant je nÕai plus quÕun seul fils. Un fils unique, Marceau. Te voilˆ mort comme lÕNicolas. Tu nÕexistes plus È (JC, 40). LÕacte du jugement co•ncide avec son exŽcution. Le condamnŽ nÕest pas jugŽ selon la loi, mais il Ç est stigmatisŽ en un geste archa•que, marquŽ au travers du visage comme un

1

Sans doute est-ce pour cela quÕAndrŽ Engel a proposŽ une mise en scne de la pice donnant ˆ voir un Lear jouŽ par Michel Piccoli, patron dÕune grosse entreprise qui distribue son Žtat comme autant de part de capital tout en voulant conserver la mainmise sur la bonne marche de sa sociŽtŽ. Texte franais de Jean-Michel DŽprats, avec Michel Piccoli dans le r™le titre, Julie-Marie Parmentier, CordŽlia ; Lisa Martino, RŽgane ; Anne SŽe, Goneril ; GŽrard Desarthe, KentÉ prŽsentŽ du 30 mai au 9 juin 2006 au TNP de Villeurbanne, production OdŽon-Thމtre de lÕEurope, Le vengeur MasquŽ, MC2 : Maison de la Culture de Grenoble. 2 Lear - Strive to be interessed : what can you say to draw A third more opulent than your sister ? Speak. Cordelia - Nothing, my lord. Lear Ð Nothing ? CordŽlia Ð Nothing. Lear Ð Nothing will come of nothing. Speak again. È (I,1, 78-84) 3 Gilles MONSARRAT, Ç Commentaires ˆ Le Roi Lear È, William SHAKESPEARE, Îuvres Compltes, TragŽdies I et II, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1995, p.387.

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galŽrien des anciens temps. È1. La fureur dŽchire littŽralement la joue, lieu privilŽgiŽ des caresses et des baisers maternels, et crŽe une cicatrice : Ç Tout un pan de son visage Žtait blessŽ. ƒtait marquŽ. È (JC, 40). DominŽs par la rage, ces pres nÕinitient pas ˆ la sŽparation, ils excluent ce qui ne peut tre ma”trisŽ. Continuant ˆ jouir des prŽrogatives dues ˆ leur ‰ge, ils jugent impitoyablement sans mesurer la nature prŽcaire de leur tribunal. Contrairement au pre de la parabole de lÕenfant prodigue (Lc 15, 11), ils nÕattendent pas silencieusement et obstinŽment leur enfant, prts ˆ accueillir et ˆ pardonner. Il y a du dŽfinitif dans leur enttement qui, a aucun moment, nÕenvisage de restituer la vie : [É] quand il croisait son fils sur la route ou dans la fort [É] Il ne saluait pas du tout, comme si Ephra•m nÕexistait pas ou Žtait devenu invisible ˆ ses yeux. Et, lorsque les gens tentaient de lui parler de son fils et de le raisonner au sujet de ce mariage, il les regardait dÕun air surpris et leur rŽpondait dÕun ton sec : Ç Mais de qui me parlez-vous donc ? De quoi ? Moi, jÕai quÕun fils, cÕest Marceau. CÕt Phra•m dont vous me causez je lÕconnais pas et vos histoires ne mÕintŽressent pas. (JC, 62).

Lorsque lÕenfant nÕest pas celui qui Žtait attendu, la malŽdiction paternelle lancŽe contre le fils dŽceptif sÕimpose. Geste sacrŽ comme la prophŽtie, la malŽdiction est un des ŽlŽments archa•ques qui se maintient dans le champ du conflit. Ç La condamnation prononcŽe par Îdipe aveugle contre son fils Polynice dans Îdipe ˆ Colone de Sophocle peut servir de point de repre classique : tout au long de quarante-trois vers se mlent la malŽdiction et prŽdiction de la mort violente qui viendra ˆ la fin. È

2

Car la malŽdiction contient le souhait de la mort de lÕenfant

diversement exprimŽ. Dans Le Livre des Nuits, Joseph Aschenfeld, figure du pre traditionaliste, sՎlve contre les existences humaines auxquelles sa fille Ruth, Ç armŽe de crayons de pinceaux de couleurs et couteaux È (LN, 251), tente de donner formes sur la toile. Ç CÕest alors que son pre sՎtait dressŽ È. Le corps du pre, Ç surgissant brutalement dans sa chambre È, tient lieu de loi. Sa prŽsence physique est garante de sa souverainetŽ : Ç avec ses Žpaules si hautes et massives quÕelles avaient obstruŽ toute la lumire lorsquÕil sՎtait tenu le dos ˆ la fentre. Son pre tout sanglŽ de noir, comme un refus de toute couleur et de toute lumire. È (LN, 252). La dŽmesure avec laquelle sÕexprime le pre rŽvle la rupture de la rgle et de lÕordre : Ç Sa faute Žtait grande, lui avait-il dŽclarŽ, car elle avait osŽ violer la Loi en transgressant lÕinterdiction de reproduire la figure humaine È (LN, 252). Lorsque le dŽpart imprŽvisible de sa fille, laisse comme seul message de protestation le portrait outrageant de son pre Ç plantŽ comme un dŽfi dans la chambre vide, il avait consignŽ la 1

Peter VON MATT, Fils dŽvoyŽs, filles fourvoyŽes. Les dŽsastres familiaux dans la littŽrature, op. cit., p.399. 2 Ibid, p.54.

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disparition de sa fille dÕune rature extrme [É] ne se relevant de temps ˆ autre que pour rŽciter le kaddish, comme dŽjˆ, par deux fois, il lÕavait fait pour ses fils. È (LN, 254). LÕenfant nÕaurait pas dž voir le jour, ainsi Calderon de la Barca dans La Vie est un songe1, fait-il prononcer ˆ Basile contre son fils Sigismond qui sÕemporte contre lui : Ç Plžt au ciel et ˆ Dieu / que jamais je ne te lÕeusse donnŽe [la vie] È. Le meurtre symbolique de Ruth est suffisant pour que la filiation soit rompue, son enfant ne portera aucune trace dÕune quelconque ressemblance avec son grand-pre. De mme, les fils dÕEphra•m nÕont en commun avec leur grand-pre Ç que leur nom. Il avait tranchŽ trop violemment tout lien de parentŽ avec eux ds avant leur naissance pour quÕils puissent le considŽrer comme leur a•eul È (JC, 94). Lorsque lÕenfant rvŽ nÕest plus opŽrant, lÕenfant rŽel se voit chassŽ, dŽshŽritŽ, quand il nÕentend pas le chant de sa propre mort murmurŽ par la voix paternelle. En devenant lÕhŽritier et lÕagent des volontŽs paternelles, le fils est Ç le garant de la survie gŽnŽalogique È2 du pre. CÕest en rŽpondant ˆ cette unique condition dÕexister quÕil peut encore tre chŽri et investi comme digne successeur de son pre. Cet arrangement rend sans doute plus efficace le renoncement au sacrifice meurtrier du fils. Oscar Thibault3, dans son intransigeance et son despotisme, veut briser la volontŽ de qui sÕoppose ˆ lui et en particulier de son jeune fils Jacques, quÕil nÕhŽsite pas ˆ enfermer au pŽnitencier de Crouy dont il a ŽtŽ le fondateur pour lutter contre la jeunesse en perdition. De mme, Charlam caresse le souhait dÕenfermer sa petite fille Marie par trop incontr™lable : Ç la rŽbellion est chez elle une attitude innŽe et lÕesprit de contradiction une manie odieuse. A lÕadolescence, devenue perpŽtuelle insurgŽe, elle aurait dž tre bouclŽe dans un pensionnat ˆ la discipline sŽvre, voire une institution psychiatrique pour lՎloigner des siens [É] È (In, 82). I-2.C Trancher le lien fraternel

Source de rŽvolte et de solidaritŽ dŽvastatrice, la fratrie est considŽrŽe comme dangereuse. Dans cette logique, il est nŽcessaire de barrer lÕaccession ˆ la fraternitŽ et de rompre lÕalliance de ce qui constitue lÕorigine commune. Charlam, comme Lear et Gloucester, joue des supposŽes inŽluctables rivalitŽs ou haines fraternelles en montant une machine infernale : Ç Il a eu recours a son arme favorite consistant ˆ instiller la mŽfiance chez ses petits-fils È (In, 188). En

1

Pedro CALDERON DE LA BARCA, La Vie est un songe, trad. Bernard Sese, Paris, Flammarion, coll. GF, 1996, p.91. 2 Jacques BRIL, Le Meurtre du fils. Violence et gŽnŽrations, op. cit., p.9. 3 Roger MARTIN DU GARD, Ç Le cahier gris È, Les Thibault, (1922-1940), Paris, Gallimard, coll. Folio, n¡ 3937, t. 1, 2003.

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brisant le lien fraternel, les pres propulsent un enfant sur le devant de la scne, seul, il devient celui que Paul-Laurent Assoun nomme lÕan-adelphe1. Dans une structure familiale primitive, cÕest le fils a”nŽ qui est le successeur naturel du pre. En Žtudiant la grande fresque familiale des Buddenbrook, Robert Smadja rappelle que Ç la loi du pre dŽsigne un seul comme a”nŽ de droit Ð ce qui dŽcoupe la fratrie selon la loi du pre. Tous les frres ne se valent pas. [É] la loi paternelle ne peut se rŽcuser, puisque la parole du pre a force de loi. È2 Mauperthuis renverse le destin des frres nouŽ depuis lÕenfance et prŽtend les rendre interchangeables, ce qui a ŽtŽ refusŽ par lÕun sera exaucŽ par lÕautre. Il inverse la bŽnŽdiction de Jacob-Isra‘l qui Ç bŽnit Ephra•m et son frre ManassŽ faisant de ses petits-fils de prŽdilection des Žgaux de ses fils. È3 Et voilˆ que dÕun coup cet attachement si plein et franc lui Žtait interdit, son pre avait prŽcipitŽ des tŽnbres lˆ o jamais une ombre ne sՎtait glissŽe. Son pre le forait ˆ prendre la place dÕEphra•m, ˆ lui voler sa part intŽgrale. Et cela lui Žtait dÕautant plus pŽnible quÕil se sentait coupable de la disgr‰ce dÕEphra•m. (JC, 72)

Soudainement premier et dernier

nŽ de la

famille par lՎviction

et le

bannissement du frre, Marceau, seul en ce domus, ne peut plus se compter avec, ne plus compter sur : Ç Depuis quÕil avait ŽtŽ sŽparŽ de son frre il nՎtait plus rien. È (JC, 159). LivrŽ en premire ligne au souverain-pre qui ne conna”t point dՎclipse, il doit assumer le destin tracŽ par le pre, sans avoir la force de commettre lÕacte majeur dont Freud fait le gŽnŽrateur du lien social. Car, pour assumer le meurtre du pre, Ç un acteur seul ne suffit pas. Freud souligne en effet rŽgulirement le caractre collectif du meurtre, [É], assumŽ par la " bande de frres " (BrŸderschar) È4, cÕest bien le groupe de frres qui fut lÕagent exŽcutif. La dislocation du lien fraternel ne permet plus dÕenvisager lÕau-delˆ de lÕordre familial que sÕavre tre la fraternisation. Mauperthuis renforce la dŽlitescence du lien fraternel et place Marceau dans une posture intenable en lui demandant de se faire le messager de lÕinterdiction paternelle auprs de son frre. Cette confrontation, qui ne fait que relever sa faiblesse, le rend boiteux. Lui, dont la grave bržlure au pied avait permis ˆ Ephra•m de sÕintroduire dans le foyer des Verselay pour rechercher des onguents, repart de cette rencontre en claudiquant.

1 Paul-Laurent ASSOUN, Leons psychanalytiques sur Frres et SÏurs, t.1, Le lien inconscient, Paris, Anthropos, 1998, p.98. 2 Paul-Laurent ASSOUN, Ç Figures bibliques : le lien fraternel et sa mise en acte. Du meurtre ˆ la rŽconciliation È, Leons psychanalytiques sur Frres et SÏurs, op. cit., p.9. 3 AndrŽ-Marie GƒRARD, Ç Ephra•m È, Dictionnaire de la Bible, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1989, p. 331-333. 4 Paul-Laurent ASSOUN, Ç FraternitŽ et gŽnŽalogie du lien social È, Leons psychanalytiques sur Frres et SÏurs, op. cit., p.82.

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Et il sՎtait dŽtournŽ de son frre le laissant seul au milieu de la cour. Il Žtait si malheureux, Marceau, si accablŽ par sa propre faiblesse, si blessŽ dans son affection inavouable pour Ephra•m, quÕil sՎtait senti tout Žtourdi comme si on lÕavait rouŽ de coups. Et une sensation de douleur avait transpercŽ son pied, ˆ croire que lÕancienne bržlure subie dans son adolescence venait de se rŽveiller. (JC, 116)

Marceau devient amputŽ du partenaire symbolique du frater, ce passeur qui permet le revirement de la jalousie ˆ lÕamour,

en une sorte dÕhymen

fantasmatique qui attache un frre ˆ son frre, Ç ˆ la vie ˆ la mort È. LՎtayage sur lÕimage du semblable, du frre toujours aimŽ et admirŽ vacille, ce dernier appui qui Žchappe est ˆ la source du suicide : Ç Il nÕavait ŽtŽ quÕun gisant debout, une ombre en mal de son corps perdu. En mal de son frre. Le nom dÕEphra•m lÕavait alors enveloppŽ comme un grand drap de velours noir. Oui, bient™t il serait un vrai gisant, un gisant dŽlestŽ du poids de la honte, du remords, de toute dŽtresse. È (JC, 162).

Ambroise Mauperthuis conserve les traits inquiŽtants du pre mythique de la horde primitive de Totem et Tabou, il reprŽsente pour son fils la figure du pre terrible, du pre prŽgŽnital, qui soulve Žpouvante et tremblement permanent du fond de lՐtre. Il ressemble fort au pre de la Lettre au pre de Franz Kafka, grand, hors de toute mesure, envahissant et affectant lÕunivers du fils : [É] je devins tout ˆ fait muet, je baissai pavillon devant toi et nÕosai plus bouger que quand jՎtais assez loin pour que ton pouvoir ne pžt plus mÕatteindre, au moins directement. Mais tu restais lˆ et tout te semblait une fois de plus tre Ç contre È, alors quÕil sÕagissait simplement dÕune consŽquence naturelle de ta force et de ma faiblesse.1

LÕassujettissement du fils ˆ une figure archa•que totalitaire lui interdit dÕadvenir ˆ la paternitŽ, il reste le fils, utilisŽ pour remplacer son frre et se faire lÕagent du projet paternel. Jamais il ne sÕempare des biens revendiquŽs par son pre, jamais il nÕentre en lutte avec lui pour le supplanter : Ç il nÕosait pas se rŽvolter, il nÕosait pas dire non ˆ ce pre qui lui faisait peur jusquՈ la terreur. È (JC, 72). Son meurtre psychique le livre, passif, au mariage non souhaitŽ pour se substituer ˆ son frre : Ç lui, ne voulait rien ; il ne dŽsirait ni ne refusait ce mariage auquel le contraignait son pre. È (JC, 71). CorrŽlativement, un Ç sentiment de nullitŽ È ne quittera plus le fils, sa pensŽe, sa parole ainsi que son corps en sont atteints, la soumission relgue lÕenfant ˆ un statut de mineur dont il ne peut sՎmanciper. Marceau se voit rŽduit ˆ une rŽvolte cachŽe, jamais frontale, et nÕoppose aucune contradiction aux invectives paternelles qui divisent 1

Franz KAFKA, Lettre au pre, traduit de lÕallemand par Marthe Robert, Paris, Gallimard, 1957, coll. Folio, n¡ 3625, p.29.

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la fratrie et engendrent la perte dÕidentitŽ du groupe fraternel. Onan, personnage biblique bien connu pour le symbole de lÕautoŽrotisme quÕil reprŽsente, sÕoppose ˆ lÕordre ŽdictŽ par son pre Judas, qui, aprs la mort de son premier fils lui commande : Ç ƒpouse la femme de ton frre en vertu du lŽvirat, afin de constituer une postŽritŽ ˆ ton frre È1. En refusant dՐtre le remplaant de son frre mort dans sa couche, Onan affirme quÕil ne veut pas fonctionner comme, ce que Paul-Laurent Assoun nomme, Ç lÕorgane substitutif du frre dŽfunt È [É] : Onan comprit que cette postŽritŽ ne serait pas la sienne [É] È2. Marceau, en revanche consent ˆ remplacer son frre auprs de la femme qui lui Žtait initialement destinŽe. Sans amour, obŽissant passivement aux injonctions paternelles, il devient lՎpoux dÕune femme Ç dŽpourvue de plaisir È qui subit lÕacte corporel Ç comme une fatalitŽ avec un sentiment de violente rŽpulsion et lÕimpression dՎtouffer sous le poids ŽcÏurant du corps de son Žpoux, lui accomplissant cet acte comme une corvŽe avec un sentiment profond de dŽsarroi et dÕennui È (JC, 81). Les rŽpercussions du meurtre psychique sont telles, que non seulement il ne peut accŽder au statut de pre socialement reconnu, mais que son r™le de gŽniteur est balayŽ par le manque de ressemblances qui pourraient lÕunir ˆ sa fille : Il nՎtait venu ˆ lÕidŽe de personne de considŽrer Camille comme Žtant la fille de Marceau. Elle lՎtait, soit, mais le vieux sՎtait interposŽ dÕune si impŽrieuse prŽsence entre son fils et sa petite-fille, il avait si bien ŽcartŽ le terne Marceau, que celui-ci ne comptait aux yeux de personne. Lui-mme ne le savait que trop. (JC, 115)

Marceau est le personnage de lÕhumiliation et du renoncement, il est celui qui laisse champ libre au dŽsir du pre et devient le p‰le succŽdanŽ de son frre banni, qui conserve pourtant encore lÕadmiration paternelle. Le cÏur du pre ne sera jamais conquis par Marceau. Trop faible pour tre valorisant, trop plein dÕun Ç chagrin si entier, si nu, comme celui qui parfois saisit les tout petits enfants quand la tendresse se retire dÕeux et quÕils se croient abandonnŽs. È (JC, 184). Par son suicide, Marceau ne cherche pas ˆ tuer, mme inconsciemment son pre, il aspire avant tout ˆ tre libŽrŽ, serait-ce par la mort, de lÕemprise paternelle ressentie comme intolŽrable. "Si ton pied te scandalise, coupe-le " (Mc 9,45), avait dit JŽsus. Judas tranche tout lien entre le sol et ses pieds qui se sont tragiquement fourvoyŽs. Les forces noires tramant dans lÕinvisible sont parvenues ˆ leurs fins. Judas, aprs avoir ŽtŽ manipulŽ comme une marionnette pend ˆ une branche tel un pantin dŽsormais hors jeu, mis

1 2

La Gense, 38,8. Paul-Laurent ASSOUN, Leons psychanalytiques sur Frres et SÏurs, op. cit., p.17.

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au rebut. La solitude dans laquelle il a prŽcipitŽ son ma”tre et ami sÕest retournŽe contre lui en un vŽhŽment mouvement de ressac. (MP, 89)

Marceau, le privŽ de frre, se pend au tronc de lÕange-de-cÏur taillŽ par la fratrie de ses neveux bienheureux. Le suicide est parfois lu comme un acte dÕaccusation, ou comme un appel, si la personne se laisse une chance de survie. Marceau est tellement ˆ la corde quÕil nÕa plus de marge dÕexistence. Il sÕagirait pour lui dÕexister par le manque ˆ tre. En disparaissant, il espre peut-tre conquŽrir, imaginairement et post mortem, la place quÕon lui a soustraite. Qute tragique en direction du pre, dont la Ç dernire image È (JC, 184) est celle de la trahison ˆ la parole donnŽe et du non respect des dernires volontŽs de Corvol alors quÕil jette sa main droite et son cÏur dans lÕauge aux cochons. Le meurtre symbolique nÕa pu tre fantasmŽ, lÕombre du pre sÕabat sur lui. Les conditions mmes de son existence, de sa vie et de sa mort, ont ŽtŽ envahies par la figure paternelle, saturŽe par le pre jusquՈ ce que mort sÕensuive. Kafka, encore, Žcrit : Ç Ce qui, dans ta vie, reste sans consŽquence, peut devenir le couvercle de mon cercueil È1. Face ˆ une telle configuration familiale, Emmanuel Filhol constate quÕun tel pre, qui ne se reconna”t porteur dÕaucun manque et Ç qui se pose comme Žtant lui-mme ce qui comble tout manque [É], ne risque pas de faire cas de la parole de son enfant, de sÕadresser ˆ lui comme sujet È2. En se donnant la mort, Marceau ne fait que poursuivre le geste paternel qui ne lui a jamais permis dÕaccŽder au statut dÕautrui en refusant de le considŽrer comme un autre vivant, diffŽrent de lui.

I-3 La main froide de lÕemprise I-3.A Les vertiges de lÕappropriation Chez Freud, la notion dÕemprise appara”t ˆ quelques reprises, mais sa conceptualisation

en

est

relativement

floue.

Le

terme

allemand

Ç BemŠchtigungstrieb È a dÕabord ŽtŽ traduit par Ç instinct de possession È ou Ç pulsion de ma”trise È dont la fin est de dominer lÕautre par la force. Dans leur Vocabulaire de la psychanalyse, Jean Laplanche et J.-B. Pontalis estiment que ces deux termes sont inappropriŽs : le premier, parce quÕil accentue, par la notion dÕemprise, lÕidŽe dÕÇ un avoir ˆ conserver È ; le second, parce quÕil soustend une connotation trop forte de lÕidŽe de contr™le. En utilisant le terme de Ç pulsion dÕemprise È3, les auteurs proposent alors une traduction qui leur 1

Franz KAFKA, Lettre au Pre, op. cit., p.197. Emmanuel FILHOL, Ç La Question du pre chez Kafka È, Le Pre dans la pŽrinatalitŽ, Le Roy Pierre (dir.), Ramonville Saint-Agne, 1996, p.55. 3 Jean LAPLANCHE, J.-B. PONTALIS, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967.

2

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semble plus fidle. Alain Ferrant assimile l'emprise ˆ une Žtendue, Ç un dŽsert, une immensitŽ froide. Sans limites ni relief, sans successions des jours et des nuits, lÕemprise ignore le rythme. Mais elle est aussi mouvement et appareillage, prŽparation fŽbrile ou ordonnŽe qui dŽblaie, accumule, Žcarte ou rassemble, et parfois sŽlectionne. È1. Certains pres germaniens se situent sans nuances dans ce champ qui invente et classe le monde. Comme une essence permanente qui infuserait leur rapport aux tres et ˆ lÕenvironnement, ils sŽjournent dans une confusion entre les Ç deux registres distincts que sont le pouvoir et lÕautoritŽ. È 2 Dans le registre de lÕomnipotence, ils utilisent leur pouvoir coercitif pour aliŽner leurs fils ou leurs filles, capturer leurs petits enfants et faire loi sur ce que bon leur semble. Ils se sentent Ç ma”tre[s] de tout, et de tous È (JC, 233), ont des gestes

qui,

ˆ

dŽfaut

de

savoir

Žtreindre,

Ç saisissent È,

Ç forcent È,

Ç enserrent È et Ç Žtranglent È (JC, 221, 226). Sur cette scne de lÕarcha•que, lÕenfant est considŽrŽ comme un bien orgueilleusement et farouchement conservŽ. La procrŽation, conue comme possession, est une autre vision de lՎconomie incestueuse car elle en contient les fondements, cÕest-ˆ-dire, la fermeture et lÕaccs barrŽ ˆ lÕaltŽritŽ. Mauperthuis Ç avait lÕintention dÕunir son fils a”nŽ Ephra•m ˆ la fille de Corvol, Claude. Il attendait que tous deux soient en ‰ge de se marier. [É] Quant ˆ son second fils, Marceau, il lui choisirait une femme ˆ la hauteur de sa nouvelle condition. È (JC, 32). Les tres sont ŽvaluŽs ˆ lÕaune de leur capacitŽ reproductive et du risque encouru par une Žventuelle perpŽtuation de leur espce, le risque Žtant parfois que la puissance des pres se renverse en impuissance dans le corps des fils : Ç LŽger, [É] si chŽtif et maladif [É] ne risquait certes pas de perpŽtuer le nom des siens car il sÕannonait bien incapable de pouvoir procrŽer le moindre rejeton. È (JC, 32). Dans ce monde, lÕenfant est acquis et non accueilli dans une relation dÕamour qui renonce au rapport de possession. Dans Magnus, Clemens Dunkeltal est un voleur dÕenfant tel Abel Tiffauges, Ogre de Kaltenborn qui, dans Le Roi des Aulnes de Michel Tournier, parcourt la campagne sur son cheval Barbe-Bleue pour alimenter en chair fra”che les armŽes dÕHitler. Clemens capte les jumeaux de ses beaux-parents en les destituant de leur place, pour mieux leur substituer une filiation mortifre ˆ un ma”tre absolu. Ces derniers, dÕabord complaisants au rŽgime hitlŽrien, reviennent, mais trop tard, de leurs illusions lorsquÕils constatent, amers, quÕils Ç avaient beau essayer de mettre leurs deux plus jeunes fils en garde, ceux-ci ne les Žcoutaient pas. Les parents dŽjˆ vieillissants, avaient perdu toute autoritŽ sur leurs enfants fanatisŽs qui avaient Hitler pour 1

Alain FERRANT, Pulsion et liens dÕemprise, Paris, Dunod, 2001, p.2. Marc-Elie HUON, Ç Les Adolescents et leur(s) pre(s). Du symbolique, de lÕimaginaireÉet du rŽel È, QuÕest-ce quÕun pre ?, Daniel Coum (dir.), Ramonville Saint-Agne, Ers, coll. Parentel, 2004, p.73. 2

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dieu,

Clemens

pour

modle,

et

la

guerre

pour

vocation. È

(M,

59).

LÕappropriation de lÕenfant ne se fait pas par le marquage au fer sur la peau mais elle atteint la personnalitŽ. Comme on modlerait ˆ sa convenance la glaise, le triste marquis Archibald du Carmin change les prŽnoms de jeunes pensionnaires de sa Ç colonie de filles de tous ‰ges issues dÕamour irrŽgulires È (LN, 208). Il institue rationnellement, efficacement et froidement une codification : Il dŽcida quՈ chaque annŽe correspondrait une lettre de lÕalphabet, mais comme la lettre A. Žtait lÕapanage de sa seule famille, il fit dŽbuter la sŽrie ˆ la lettre B. Puis ce premier prŽnom devait tre suivi par le nom de la fte chrŽtienne ayant lieu au moment o lÕenfant entrait au ch‰teau, et enfin bouclŽ par le nom de Marie sous la divine protection de laquelle lÕensemble du troupeau des orphelines Žtait placŽ. Cette trinitŽ de prŽnoms se groupait autour dÕun patronyme commun ˆ toutes et qui nՎtait rien dÕautre que Ç Sainte-Croix È. (LN, 212)

Ainsi en est-il pour le recensement des animaux de race et pour tous les rŽgimes qui Ïuvrent ˆ la dŽpersonnalisation. Ainsi en fut-il ˆ lÕentrŽe des camps de concentration, comme une rupture radicale qui marque la frontire et lÕentrŽe dans un univers rŽsolument Žtranger. Primo Levi raconte : Ç Ils nous enlveront jusquՈ notre nom : et si nous voulons le conserver, nous devrons trouver en nous la force nŽcessaire pour que derrire ce nom, quelque chose de nous, de ce que nous Žtions, subsiste. È1. La Ç race È des b‰tardes ainsi crŽŽe, parquŽes, traitŽes et marquŽes comme du bŽtail, les jeunes filles deviennent troupeau et le marquis, sous couvert de bienfaisance, exprime sa haine larvŽe ˆ lՎgard de toutes ces filles qui nÕeffaceront jamais la blessure du dŽcs de la sienne. Leur dŽnomination vise ˆ effacer leur origine et ˆ rompre avec tout ce qui pourrait subsister dÕun lien ˆ une famille. Franoise Rullier-Theuret souligne trs justement, dans son Žtude sur lÕonomastique dans Le Livre des Nuits, que Ç [l]Õinflation des dŽsignateurs crŽe des noms " impossibles ", impossible ˆ habiter, ˆ mŽmoriser, ˆ prononcer È, empchant la donation dÕ Ç une identitŽ ˆ cette enfant trouvŽe. È2. La dŽsaffiliation, assortie de lÕincapacitŽ ˆ se lier ˆ une nouvelle identitŽ, est plus sžrement atteinte que la recherche d'une nomination. Comme au temps de Mo•se, ces pres sont crŽateurs et ma”tres Ç dÕun peuple marquŽ dans sa chair de son appartenance ˆ lui (comme lՎtait le cheptel ˆ la marque de son propriŽtaire) È3.

1

Primo LƒVI, Si cÕest un homme, Paris, Julliard, 1948, p.16-31. Franoise RULLIER-THEURET, Ç Les PŽniel et la multiplication des noms È, La Langue de Sylvie Germain "En mouvement dՎcriture" È, op. cit., p.79. 3 Franoise DOLTO, GŽrard SƒVERIN, LՃvangile au risque de la psychanalyse (1977), Paris, Le Seuil, coll. Points, tome 1, 1980, p.171. 2

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

Apparemment moins sauvage et archa•que que Mauperthuis, car revtu de la panoplie du notable de province, Charlam BŽrynx se prŽsente comme un Ç patriarche [et un] gouverneur domestique È (In, 18), issu des sagas familiales qui ont connu une grande vogue en France au dŽbut du XXe sicle, du JeanChristophe de Romain Rolland, aux Hommes de bonne volontŽ de Jules Romains, de la Chronique des Pasquier de Georges Duhamel et Les Thibault de Roger Martin du Gard1. Solidement ancrŽ dans sa conviction que Ç la libertŽ nÕest tolŽrable que balisŽe, surveillŽe, sous caution, sinon cÕest la dŽb‰cle È, Charlam BŽrynx est un digne hŽritier dÕOscar Thibault et de Raymond Pasquier, vieillards autoritaires et Žgo•stes. Despote familial, il tient sous sa coupe les membres de sa famille et Žprouve envie, jalousie et haine, envers qui souhaiterait bŽnŽficier dÕune

quelconque

indŽpendance

et

vellŽitŽ

fantaisiste

:

Ç [le]

gožt

de

lÕamusement et de la dŽrision lui a toujours fait dŽfaut È (In, 79). La richesse de Charlam rŽside dans le nombre dÕenfants de sa descendance et non dans sa composition : Combien a-t-il de petits-enfants, dŽjˆ ? Il se remet ˆ compter, comme tout ˆ lÕheure le nombre de ses jours et les grains composant un morceau de sucre. Onze, douze ? La plupart proviennent du c™tŽ Fosquan, les fils de Madeleine ont fondŽ de grandes familles, ceux de Georges se montrent bien moins prolifiques, seuls les jumeaux ont procrŽŽ. (In, 285)

Pre qui semble surgir du fond des temps, il se pense Ma”tre du monde, ou son reprŽsentant, qui ordonne. Gardien dÕune frontire entre le conscient et lÕinconscient, entre le Temporel et lÕOriginaire, il veille ˆ la sŽparation et rappelle ˆ lÕordre. Par excs, cÕest le pre sŽvre, versant temporel du monde o il a installŽ sa puissance. Charlam Ç se veut le grand commandeur de lÕordre des BŽrynx, et le trŽsorier-surveillant des ressources et des dŽpenses de lÕensemble de la famille [É] (In, 18). Il est celui qui, selon Michel Foucault, Ç formule le droit, du pre qui interdit, du censeur qui fait taire, ou du ma”tre qui dit la loi [É]È2. Son rapport ˆ lÕargent, tout autant quÕaux membres de sa famille, est fortement empreint dÕune pulsion anale, lÕobjet (rŽel, imaginaire ou symbolique) reste partiel et fonctionnel. LÕarcha•que dont il est question ici, est celui dÕun stade

du

dŽveloppement

psycho-sexuel



prŽdomine

la

crainte

dՐtre

dŽpossŽdŽ. Dans son ƒthique et esthŽtique de la perversion, Janine ChasseguetSmirgel souligne que tous Ç les masques, toutes les parures que revt le Moi du pervers, le dŽcor dont il sÕentoure, ses crŽations, tous les substituts de son Moi

1

Parutions sՎchelonnant de 1904 ˆ 1912 pour Jean-Christophe, de 1932 ˆ 1947 pour les Hommes de bonne volontŽ, de 1933 ˆ 1944 pour la Chronique des Pasquier, de 1922 ˆ 1940 pour Les Thibault. 2 Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualitŽ, La volontŽ de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p.112.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

travesti ou de son phallus magnifiŽ rappellent, par opposition, lÕanalitŽ quÕils dissimulent.

È1.

Charlam

cependant

ne parvient pas

ˆ

dŽsodoriser

son

environnement, face ˆ lui, le Pecunia non olet Žchoue : Ç LÕargent, pour lui, a une odeur : la sienne È (In, 18), quant ˆ sa belle fille, elle Ç nÕy touche pas, cet argent pue le sang È (In, 35). Si lÕargent ŽtŽ dŽfini par Serge Viderman comme Ç Žchangeur universel È2, cÕest sans nul doute, dՐtre le produit de cette universalitŽ de lՎchange que lÕon nomme symbolisation. Dans la famille BŽrynx, il est lÕobjet dÕun fort investissement affectif et ce jusquÕau fŽtiche. Sous lÕimpulsion du patriarche, il est thŽsaurisŽ, se situe au centre des interactions familiales et constitue le facteur essentiel de la relation aux autres, en deˆ et au-delˆ des mots. Pas plus que pour la filiation il nÕest question de preuve dÕamour ˆ travers lÕoffrande, lÕorganisation du rapport ˆ lÕautre ne peut envisager la gratuitŽ, ainsi, la relation entre sa belle fille et Pierre ZŽbreuze ne peut tre, selon lui, quÕintŽressŽe et sexuelle. En cela, le rve transfŽrentiel de lÕHomme aux rats, Ç Il Žpouse ma fille, non pour ses beaux yeux mais pour son argent È3, est pleinement opŽrant. La problŽmatique de la dette, qui renvoie le sujet ˆ son histoire infantile, reste au niveau de la possession primitive qui retient le don de la vie pour lÕempcher de sÕinscrire dans le temps des gŽnŽrations. Ce qui sՎchange alors, cÕest de lÕargent dÕun temps cadavŽrisŽ que lÕon appelle, chez les BŽrynx, un patrimoine. Le couple grand-parental BŽrynx, empesŽ dans le respect des convenances sociales, tolre leur belle-fille ˆ une seule fin, Ç [É] ils tiennent ˆ garder le contact avec leurs petits-enfants et si possible ˆ exercer sur eux une influence durable. È (In, 17). LÕinterdit, censŽ empcher les parents comme les grands-parents de sÕemparer de leur enfant ou petit enfant pour leur satisfaction personnelle, nÕest pas pris en compte. Rien n'est fait pour barrer le centrage sur soi et lÕappropriation de lÕautre afin que le dŽsir et lÕaltŽritŽ Žmergent : Ç il sÕingŽnie ˆ tenter dÕoccuper auprs de ses petits-enfants, surtout lÕa”nŽ dÕentre eux, Henri, la place laissŽe vide par son fils. È (In, 18). Dans ce contexte, lÕenfant est confondu avec soi, le dŽsir avec la jouissance, lÕaccueil avec lÕappropriation, et, selon la lecture de Dominique Vrignaud, il Ç se retrouve de par la place quÕon lui donne, interdit dÕassurer cette fonction dՎchange. Il nÕest plus la somme des diffŽrences, car celui auquel il donne et duquel il reoit le veut exclusivement ˆ son identitŽ È4. Le lien qui unit les membres de cette famille est contractualisŽ et tout ce qui sÕexprime en dehors de cet accord pose

1

Janine CHASSEGUET-SMIRGEL, ƒthique et esthŽtique de la perversion, op. cit., p.171. Serge VIDERMAN, De lÕargent en analyse et au-delˆ, Paris, PUF, 1992. 3 Sigmund FREUD, LÕHomme aux rats. Journal dÕune analyse (1909), Paris, PUF, 1991, p.229. 4 Dominique VRIGNAUD, Ç Les Comptes de lÕinceste ordinaire È, De lÕInceste, Boris Cyrulnik, Franoise HŽritier, Ado Naouri (dir.), Paris, Odile Jacob, coll. Opus, 1994, p.161. 2

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problme. Les petits-enfants doivent sentir et penser comme leur grand-pre et deviennent un prolongement de ce dernier. Charlam : a su reporter sur les jumeaux lÕascendant quÕil a ŽchouŽ ˆ exercer sur Henri, [É] il imprime sa marque jusquÕau plus intime de leur vie, ainsi Hector a-t-il appelŽ sa fille Charlotte, et RenŽ son fils Charles-Georges, dŽjˆ surnommŽ Charlorges. La tradition se perpŽtue, le patrimoine est sauf, lÕordre est enfin rŽtabli, lÕavenir assurŽ [É]. (In, 203)

Ambroise Maupertuis et Charlam rgnent, implacables et insensibles, sur les choses et les tres, dans un monde o tout doit se dŽrouler selon la toutepuissance de leur volontŽ que rien ne semble entraver. Ils ignorent, comme aime ˆ le rappeler Sylvie Germain, que lÕon est jamais : pre par soi seul et pour soi-mme, mais au sein dÕune famille, dÕune communautŽ, et pour le bien de lÕenfant quÕil sÕagit dÕaider ˆ se structurer le plus solidement et souplement possible, afin quÕil accde ˆ une haute intelligence de la libertŽ.1

Subversifs, ils ne se sont pas ŽlevŽs jusquՈ la fonction paternelle et offrent un simulacre du pre de famille qui sÕexerce dans la fiertŽ de ses possessions et dans la transmission de son nom, cause de lÕimpuissance des enfants ˆ laquelle certains, tel Marceau, ne survivront pas. Dignes hŽritiers du droit romain qui Žcarte lÕincertitude de la paternitŽ par un acte dÕautoritŽ, ils sÕapproprient lÕenfant. Dans sa toute puissance, le pre autoproclamŽ ne donne non pas le droit de vie et de mort sur lÕenfant, mais celui de sÕen dŽbarrasser en lÕabandonnant ou de lÕutiliser pour une destinŽe toute tracŽe. SÕencombrant peu du maternel, se mŽfiant du fŽminin, considŽrant Ç que sans la poigne dÕun pre, on ne peut pas sculpter un homme ˆ partir dÕun jeune garon, les mains des femmes manquent de lՎnergie et du savoir-faire nŽcessaires È (In, 19), Mauperthuis comme Charlam vivent dans un monde o les mres, absentes2 ou ŽvincŽes, ne peuvent poser de limite ˆ leur exigence absolue de possession. Ils se comportent comme sÕils avaient engendrŽ seuls leurs enfants et avaient tous les droits sur eux, confondant paternitŽ et toute puissance. Se prŽtendant lŽgislateurs, ils se rapprochent du Dieu de la Bible, Ç fondamentalement pensŽ ˆ travers la figure paternelle [É] Pre tout-puissant È3 dont Ç lÕautoritŽ È, dŽplore Sylvie Germain, Ç sÕimposait sanglŽe dans lÕire de sa justice proclamŽe, aurŽolŽe de flammes purificatrices È4. Ils ne supportent pas la loi et ne se reprŽsentent

1

Sylvie GERMAIN, Ç Blasons de la paternitŽ È, Christus, Ç La PaternitŽ. Pour tenir debout È, op. cit., p.210. 2 Dans de nombreux ouvrages qui Žvoquent la puissance du tribunal paternel, Le Roi Lear de Shakespeare, Les Frres Karamazov de Dosto•evski, Le Pre Goriot de Balzac ou encore Le Verdict de Kafka, il nÕest jamais question de la mre. 3 Antoine VERGOTE, Ç Dieu, mre, pre et amant È, EncyclopŽdie des religions, FrŽdŽric Lenoir et YsŽ Tardan-Masquelier (dir.), tomes II Ç Thmes È, Paris, Bayard ƒditions, 1997, p.2275. 4 Sylvie GERMAIN, Ç Le la donnŽ au sicle È, Sud Ouest Magazine, 18 mars 2007, p.7.

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pas comme sujet soumis ˆ celle-ci, tant ils estiment quÕelle nÕexiste pas en dehors dÕeux. Alors que pour Jacques Lacan, les Ç effets ravageants de la figure paternelle sÕobservent avec une particulire frŽquence dans le cas o le pre a rŽellement fonction de lŽgislateur ou sÕen prŽvaut, quÕil soit de ceux qui font les lois ou quÕil se pose en pilier de la foi, en paragon de lÕintŽgritŽ ou de la dŽvotion, en vertueux ou en virtuose [É] trop dÕoccasions dՐtre en position de dŽmŽrite, dÕinsuffisance, voire de fraude et pour tout dire dÕexclure le nom-dupre de sa position de signifiant. È1 Simone Veil Žcrit dans lÕAttente de Dieu : Ç Si nous croyons avoir un Pre ici-bas, ce nÕest pas Lui, cÕest un faux Dieu. È, Sylvie Germain semble lui rŽpondre Ç Qui cŽlbre lՎloge de sa propre puissance ne dit mot du mystre de lՐtre, de lÕamour et de la mort È (Ec, 34). Mauperthuis et Charlam, rvent dÕincarner lÕautoritŽ, au sens de Ç auctoritas, auctor È qui est Ç ˆ rapprocher du sanscrit otas, qui indique la force des dieux È2. Elle se situe bien loin de la notion dÕautoritŽ, dŽfinie par Hannah Arendt, qui Ç exclut lÕusage de moyens extŽrieurs de coercition ; lˆ o la force est employŽe, lÕautoritŽ proprement dite a ŽchouŽ. [É] SÕil faut vraiment dŽfinir lÕautoritŽ, alors ce doit tre en lÕopposant ˆ la fois ˆ la contrainte par force et ˆ la persuasion par argument È3. LÕautoritŽ ne peut sÕexercer que si lÕon est soi-mme soumis ˆ lÕautoritŽ et ˆ la Loi. Dans une famille o les places gŽnŽrationnelles ne sont pas mises ˆ mal, elle implique une situation hiŽrarchique dont les places sont fixŽes et dont chacun reconna”t la justesse et lÕutilitŽ. Avoir de lÕautoritŽ ne consiste donc pas ˆ faire de lÕautoritŽ mais ˆ occuper sa place, toute sa place, rien que sa place, en formulant et en faisant respecter les interdits au bon moment et de faon Žquitable ; alors que l'absence de rŽfŽrence ˆ une Loi commune valable pour tous, renvoie lÕenfant ˆ une responsabilitŽ solitaire qui ne tient pas compte de lÕautre. ConformŽment ˆ sa volontŽ et ˆ son intŽrt, Mauperthuis exere tyranniquement son pouvoir qui vise ˆ soumettre qui serait susceptible de sÕopposer et de se rŽvolter. Tous les tyrans [É] agissent, ou tentent dÕagir, ˆ lÕinstar des dŽmons en violant lÕintimitŽ des autres, en les privant de toute autonomie de pensŽe, en les persŽcutant de lÕintŽrieur, en les rŽduisant en esclavage, en les manipulant ainsi que des pantins. (MP, 107)

De ces abus, Sylvie Germain fait Žcrire ˆ Prokop quÕils sont autant de crachats lancŽs contre la croix, qui blessent Ç comme un outrage, comme la trahison dÕun frre, le reniement dÕun fils, comme la malŽdiction dÕun pre È qui font sur la pierre Ç une sueur de sang È (Im, 216). 1

Jacques LACAN, ƒcrits, Paris, Seuil, 1966, p.579. CHANTRAINE, Dictionnaire ƒtymologique de la langue grecque, Hachette, Paris, 1929. 3 Hannah ARENDT, Ç QuÕest-ce que lÕautoritŽ È, La Crise de la culture (1954), Gallimard, coll. IdŽes, Paris, 1972, p. 123.

2

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I-3.B Une folie Žruptive

Sylvie Germain dessine le paysage de lÕemprise qui se double de la possession incestuelle. Paysage de lÕisolement, de lÕenfermement et de la folie, il est un espace entourŽ de forts obscures et malŽfiques o se dŽtache la ferme isolŽe de Mauperthuis, quÕAlain Goulet dŽcrit comme Ç un microcosme o rgnent la magie et la superstition. Un tel isolement du monde se retrouvera dans Jours de colre, dont lÕunivers archa•que forme un vŽritable bouillon de culture propre ˆ exacerber les passions È1. Les forts du Morvan sont le lieu du rŽcit o se mlent le fantastique, le conte et les superstitions, et o sige la dŽraison : Ç la vie est pŽtrie dÕun sacrŽ ancestral mlŽ de fantastique, propice aux bouillonnements des passions, passions de possession et de pouvoir, passions amoureuses aussi bien que religieuses. Le mal est lˆ, inŽluctable, et sÕy dŽcha”ne ˆ nouveau. È2. Le monde des humains ne semble rŽgi par aucune rgle et ne disposer d'aucune limite, ˆ lÕexception des Ç seules lisires [É] des forts. Mais ce sont lˆ orŽes mouvantes, pŽnŽtrables autant que dŽvorantes È (JC, 17). Symbole de lՎtat de nature, la fort en raison de Ç son obscuritŽ et son enracinement profond È3, reprŽsente les terreurs inconscientes. Lieu retirŽ, sauvage, sŽparŽ de lÕespace de la civilisation, elle prŽfigure la dŽvoration que dŽcrit Victor Hugo : Les arbres sont autant de m‰choires qui rongent Les ŽlŽments, Žpars dans lÕair souple et vivant ; [É] Regarde la fort formidable manger 4

Le hameau le Leu-aux-Chnes nÕest pas ˆ comprendre comme un espace gŽographique repŽrable sur une carte, mais bien comme un lieu ˆ forte charge symbolique. Ç [P]erchŽ ˆ lÕombre de forts sur les hauteurs dÕun socle de granit È (JC, 16), il condense les caractŽristiques de lÕarcha•que. Son assise, en appui sur une roche massive et dure, laisse para”tre ce quÕil en sera des actes insensibles et impitoyables dÕAmbroise Mauperthuis. Ç Hameau sans limite È, situŽ en dehors du monde et Ç ouvert ˆ toutes les passions È, il est un univers ˆ la temporalitŽ absente : Ç il semblait nÕy avoir pas grand sens ˆ distinguer en lui un commencement et une fin È, le systme qui y rgne nÕest pas inscrit dans une loi supŽrieure mais passe de Ç de bouche en bouche [É] de corps en corps 1 Alain GOULET, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fant™mes, op. cit., p.50. 2 Alain GOULET, Ibid., p.100. 3 Jean CHEVALIER, Alain GHEERBRANT, Ç Fort È, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1982, p.456. 4 Victor HUGO, LŽgende des Sicles, Seizime sicle, Le Satyre.

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[É] dans la chair de ceux qui y vivaient È (JC, 17). Le savoir ancestral, qui libre tout un passŽ collectif, signale le rapport de lÕhomme avec la terre et la fort, forme Ç de symbiose naturelle et immŽdiate, exempte du filtre de la culture et de la morale. È1 De ce lieu, reliant la terre et le ciel, pourrait se dŽgager un chemin plus facile pour se hisser vers la lumire cŽleste. Or, tŽmoins silencieux des crimes, les arbres sont ŽvoquŽs couchŽs, abattus, aux racines arrachŽes, ne pouvant Žtirer leurs cimes vers le Ciel. [É] les villageois considŽraient ses taciturnes habitants un peu comme des sauvages et le curŽ du village souponnait mme que la Parole de Dieu nՎtait pas parvenue ˆ se frayer tout ˆ fait un passage jusquՈ ces demi-barbares des forts. Et pourtant si, elle Žtait bien montŽe jusque lˆ-haut, mais alourdie par la boue des chemins [É] enchevtrŽe surtout aux racines, aux branches, ˆ lՎcorce des arbres [É]. (JC, 17-18)

Le sacrŽ et le profane se confrontent ainsi dans un monde de superstitions, de religiositŽ primitive et de religion Žtablie. Les habitants, qui vivent selon Ç les saisons È (JC, 19), se regroupent ˆ lՎglise, tel un troupeau, Ç pressŽs debout les uns contre les autres, la tte basse È (JC, 19). Sylvie Germain nÕutilise pas lÕespace rural pour lÕidŽaliser mais plut™t pour proposer une mŽtaphore du drame ˆ venir. Richard Millet fustige, dans lÕun de ses entretiens, une vision de la campagne Ç [É] Žcologiquement correcte [É] doublŽe dÕune sorte de nostalgie pŽtainiste de la Ç terre qui ne ment pas È alors que cՎtait un monde extrmement dur, violent. [É] CՎtaient des territoires propices au surgissement du mal : lÕinceste, lÕidiotie, le vol, le meurtre, le veuvage interminable, la frustration sexuelle, des tres abandonnŽs de DieuÉ È2. Nulle nostalgie de cet univers prŽtendument apaisŽ, ou la Ç symbiose È, associant la nature et les personnages, serait profitable au devenir des personnages. Les topo• de lՉge dÕor dÕun temps rŽvolu, formulŽs par Mariska Koopman-Thurlings comme une Žpoque o Ç le flottage ˆ bois existait encore, o la cuisson du pain Žtait une cŽrŽmonie et la lessive annuelle une fte È3, nous semblent inadaptŽs. En effet, cette vision na•ve du Ç temps jadis È et des joies simples de la sociŽtŽ campagnarde tente dՎdulcorer un monde de pulsions o le dŽsir et lÕenvie se conjuguent ˆ la jalousie et ˆ lÕemprise. De cet univers clos, se dŽtachent deux personnages, Ambroise Mauperthuis et EdmŽe Verselay, traversŽs par la folie qui irriguent leurs descendants et nourrissent les drames qui Žclosent au sein du hameau. 1

Maria Cristina BATALHA, Ç La survivance dÕun passŽ collectif et primordial dans Les Enfants du sabbat È, Relations familiales dans les littŽratures franaise et francophone des XXe et XXIe sicles, La figure de la mre, Paris, LÕHarmattan, 2008, p.117. 2 Richard MILLET, Ç Lauve le pur, ce nÕest pas moi È, entretien Jean-Luc Bertini, Laurent Roux et SŽbastien Omont, La Femelle du requin, n¡16, automne 2001, p.47. 3 Mariska KOOPMAN-THURLINGS, Sylvie Germain. La Hantise du mal, Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littŽraires, 2007, p.97.

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Chez Ambroise Mauperthuis la folie est Žruptive, violente, elle Ç Žtait entrŽe en coup de vent, avait grimpŽ par bonds puis sՎtait cabrŽe en une pose tout arquŽe de violence È (JC, 16), elle Ç empoigne È (JC, 51) et retient sa proie dans ses serres. La folie lui Žtait venue face ˆ une femme quÕil ne connaissait pas, quÕil nÕavait vue que morte, poignardŽe ˆ la gorge, un matin de printemps sur les berges de lÕYonne. Mais dans son souvenir il avait confondu la bouche de la femme aux lvres admirables ˆ peine entrouvertes et la plaie qui saignait ˆ son cou. (JC, 16)

Elle nait de la confusion entre la bouche et la blessure, la parole et le cri, la salive et le sang, la beautŽ et le crime, le dŽsir et la mort, qui entra”ne lÕhomme sur les pentes de la dŽraison. Son irruption surgit de la dŽcouverte dÕune femme, Ç Il venait dՐtre empoignŽ par la folie, - pour nÕavoir pu tre lÕamant de cette femme pourtant offerte ˆ lui È (JC, 51). Ë dŽfaut de la possŽder, il incorpore, lape tel un animal, ce qui est associŽ ˆ la force vitale de lÕindividu. Alors que Victor-Flandrin lche le sang des animaux sauvages combattus, Ambroise Mauperthuis franchit une Žtape supplŽmentaire qui le conduit sur le versant de lÕanimalitŽ, il incorpore le sang dÕune femme morte comme un breuvage dÕimmortalitŽ : Il avait lŽchŽ ce sang comme un animal lche une plaie ouverte sur son flanc. Il ne distinguait plus le corps de Catherine du sien [É] Il lŽchait un sang qui sՎcoulait dÕelle autant que de lui, qui Žtait de mort autant que de vie. Il lŽchait le sang de la beautŽ et du dŽsir. Il lŽchait le sang de la colre. (JC, 51)

Autre face du vampire, il est un vivant qui suce le sang dÕune morte. La rŽpŽtition du groupe verbal souligne lÕaviditŽ de lÕhomme dont les coups de langue se rŽptent, facilitant lÕincorporation de la folie : Ç Le sang de Catherine Corvol sՎtait mlŽ au sien, [É] Devenu noire incantation dans le cÏur dÕAmbroise Mauperthuis È (JC, 55). Le dŽlire contamine la temporalitŽ du personnage

qui

ne

sÕinscrira

plus

dans

un

prŽsent

mais

sera

liŽe

inconditionnellement ˆ cet instant dÕeffondrement psychique. Car, ce que la grammaire autorise, la folie le dŽment : le verbe dŽlirer ne peut se conjuguer ˆ la premire personne du singulier du temps prŽsent pour la simple raison que le je ne peut constater sa folie. Comme dans certains rites sacrificiels, le serment du sang crŽe le lien dÕinfŽodation, le fant™me de Catherine ne cessera de tourmenter Mauperthuis et dÕalimenter la folie qui le dŽvorera et que jamais il ne reconna”tra sienne. DorŽnavant fixŽ ˆ l'illusion dÕune rencontre o le principe dÕindividuation nÕexiste pas, lÕavaleur devient lÕavalŽ. La recherche de la beautŽ entraperue et immŽdiatement perdue marque lՎmergence du dŽsir qui ne peut sÕexprimer quՈ destination dÕun sujet mort et absent. LÕamour nÕest pas plus fort que la mort, il se confond ˆ celle-ci. CÕest dÕune morte, sans voix ni souffle, que

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surgit le besoin de possession et dÕengloutissement, dÕun tre qui ne peut ni dŽsirer, ni consentir, ni sÕopposer, dÕun tre qui, dŽjˆ nÕest plus femme, mais dŽpouille mortelle. CÕest sur le corps dÕune femme poignardŽe que Mauperthuis projette sa dŽmesure, une femme qui fut, de son vivant, Žprise de libertŽ et qui, engagŽe dans sa fuite, fut sit™t attrapŽe et tuŽe dans son envol. Nous sommes loin de lÕamour qui, selon Michel Deguy, est Ç le seul tŽmoin quÕil y a de lÕexistence. [É] cÕest lui le sujet, et non lÕindividuum refermŽ, lÕauto qui se prŽfre, le self qui se sert, cet individu dŽsertifiŽ dont la terreur a besoin pour augmenter son rgne. È1

Aimer, pour Ambroise Mauperthuis, correspond ˆ possŽder, annuler le dŽsir de lÕautre dans la force du sien, dŽvastateur. CÕest avoir et soumettre sans quÕaucune parole tierce ne vienne faire mŽdiation. Le pouvoir de destruction que contient ce lien narcissique mne inŽluctablement ˆ la mort de lÕobjet dŽsirŽ, cÕest un amour des premiers temps de la vie psychique o lÕincorporation et la destruction sont indissociablement liŽes. Aussi va-t-il chercher ˆ retrouver cette femme perdue ˆ travers sa petite fille Camille. Dans la premire thse consacrŽe ˆ Sylvie Germain, BŽnŽdicte Lanot concevait2 la passion de Mauperthuis pour celle-ci comme nՎtant pas de lÕinceste, Ç mais de lÕadoration de la toutepuissance dŽesse-mre. CÕest quÕAmbroise se situe rŽsolument en deˆ de la gŽnitalitŽ,

avant

tout

Ïdipe.

Son

fantasme

est

dÕabsorption

pas

de

consommation sexuelle. CÕest celui de la reconstitution de la Mre archa•que. È3 Elle ne prenait pas alors en considŽration la notion de lÕemprise mortifre dans ce quÕelle engendre de confusion, de chaos social, biologique et psychique, que Paul-Claude Racamier nomme Ç incestuel È, et quÕil dŽfinit par tout Ç ce qui dans la vie psychique individuelle et familiale porte lÕempreinte de lÕinceste non fantasmŽ, sans quÕen soient nŽcessairement accomplies les formes gŽnitales È4. LÕinceste fantasmŽ, comme le meurtre fantasmŽ, dŽfinissent en effet lÕÏdipe. LÕinceste et lÕincestuel ne relvent pas du fantasme, du moins pas du fantasme mental, mais de lÕagir, plus exactement du fantasme agi. Ainsi, la relation incestuelle se dŽfinit comme une Ç relation extrmement Žtroite, indissoluble, entre deux personnes que pourrait unir un inceste et qui cependant ne lÕaccomplissent pas, mais qui sÕen donnent lՎquivalent sous une forme

1

Michel DEGUY, Ë ce qui nÕen finit pas Ð thrne. Paris, Seuil, 1995. Depuis lors, son analyse a ŽvoluŽe. Au cours dÕun Žchange ˆ Cerisy nous avons au lÕoccasion de discuter de cette nouvelle perspective, quelle partage. 3 BŽnŽdicte LANOT-LEMOINE, LÕUnivers Romanesque de Sylvie Germain : lÕimaginaire Žthique, op. cit., p.226. 4 Paul Claude RACAMIER, Ç LÕIncestuel È, Vocabulaire de psychanalyse groupale et familiale, Paris, ƒditions du Collge, 1998. 2

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apparemment banale et bŽnigne È1. LÕincestuel constitue un registre qui se substitue ˆ celui du fantasme et se tourne vers la mise en acte : Ç Ce qui est frappant dans lÕincestuel cÕest quÕil est tueur de fantasme. LÕincestuel ne sÕimagine pas, ne se reprŽsente pas, ne se fantasme pas È2 prŽcise Jeanne Defontaine. Mauperthuis ne reconnait pas dÕautre raison existentielle ˆ Camille que dՐtre nŽe pour faire revivre une femme morte et de sÕoffrir comme surface de projection, il ne lui offre pas dÕautre destin que dՐtre la rŽincarnation de la disparue. Investie comme porte-affects, sa petite fille est considŽrŽe comme un objet au service de sa jouissance et de sa complŽtude narcissique. Ici encore, lÕincestuel se manifeste par Ç la confusion des espaces psychiques propres [et] la non-considŽration de lÕautre comme un sujet [É]È3 : Il lÕavait ŽlevŽe en marge de tous, il lÕavait g‰tŽe comme une petite princesse prisonnire dans lÕenclos spacieux de sa ferme. [É] Elle ne connaissait rien du monde extŽrieur, elle avait toujours vŽcu comme un oiseau en cage. Une cage dont il nÕavait su faire une vaste et belle volire afin quÕelle ne sÕy ennuy‰t pas. Il lÕavait comblŽe de son attention, de son amour, - elle seule. Et Camille jusquՈ ce jour sՎtait contentŽe de cette vie facile, monotone et choyŽe. (JC, 112-113)

Franoise Dolto avait dŽjˆ ŽvoquŽ cette nature particulire de lÕemprisonnement dans son Žtude sur Ja•re, la fille du notable de CapharnaŸm4, maintenue Ç dans un statut dÕobjet partiel dÕamour dŽvorant et dÕamour infantilisant par son pre. Seule et sans aide extŽrieure ˆ sa famille, elle ne peut que se dŽvitaliser. Son pre lÕaime dÕun amour quÕil faut bien dire incestueux inconscient, dÕun amour de style libidinal oral et anal qui fait dÕelle sa prisonnire en cage dorŽe. È5 I-3.C Le festin de la possession incestuelle La famille ˆ transactions incestueuses repose sur un principe de sŽcession. Sa principale caractŽristique est son isolement, voire son enfermement en ellemme, Ç il Žtait rare quÕun Žtranger mont‰t jusque-lˆ haut È (JC, 17). SituŽe en dehors du monde, protŽgŽe de lui pour le meilleur et pour le pire, elle peut rendre inapte ˆ la vie sociale et ˆ lÕamour. Le grand-pre rgne et veille ˆ ce quÕaucun ŽlŽment tiers ne sÕinterpose pour contenir sa toute puissance. LÕunivers ainsi constituŽ se suffit ˆ lui-mme. Mauperthuis rve dÕun monde aux frontires Žtanches et repousse les intrusions, ou les tentatives dÕouverture, vers un autre

1

Paul Claude RACAMIER, Le GŽnie des origines, Paris, Payot, 1992, p.198. Jeanne DEFONTAINE, Ç LÕIncestuel dans les familles È, Revue Franaise de Psychanalyse, Ç Familles dÕaujourdÕhui È, Tome LXVI, janvier-Mars 2002, p.182. 3 Albert CICCONE, Alain FERRANT, Honte, culpabilitŽ et traumatisme, Paris, Dunod, coll. Psychismes, 2009, p.193. 4 Marc, 5 ; Luc 8 ; Matthieu 9. 5 Franoise DOLTO, GŽrard SƒVERIN, LՃvangile au risque de la psychanalyse, tome I, op. cit., p.104105. 2

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espace pulsionnel : il Ç nÕavait rompu tous les liens avec son fils et ses petits-fils que pour mieux les resserrer autour de Catherine, autour de lÕimage de Catherine. Et ceux quÕil avait nouŽs avec tant dՉpretŽ avec Camille, en prenant soin dՎcarter dÕelle tout le monde, sÕenroulaient ˆ ces uniques liens. È (JC, 133). Il est interdit ˆ Camille de se rendre ˆ la fte mariale, car cette ouverture aux autres membres de la famille et aux villageois est susceptible dՐtre gŽnŽratrice dÕun dŽsordre qui peut dŽboucher sur le dŽmembrement de la dyade mortifre. Les dŽfenses mises en place contre lÕeffraction de lՎtranger conduisent ˆ des procŽdures dÕenfermement, au contr™le scrupuleux des entrŽes et des sorties, afin de ne pas laisser lÕorganisation menacŽe par la prŽsence intrusive de lÕautre. Il sÕagit dÕune sorte de confinement affectif dans le dŽsir dÕautosuffisance ˆ tous les Žgards, y compris sexuel, sans exclure les Žchanges avec les autres, mais, qui restent ˆ la marge : Ç Il ne condescendait ˆ assister ˆ la messe que pour P‰ques et pour No‘l È (JC, 113). Selon Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, cet univers symbolise la tendance ˆ Ç lÕunion des semblables voire lÕexaltation de sa propre essence et la prŽservation du moi en voulant renforcer sa suprŽmatie essentielle È1. Dans son Žtude sur Hamlet, Ernest Jones prŽsente la figure du grand-pre comme la forme la plus simple qui permet de condenser les attributs paternels. Si Ç le r™le tyrannique Žchoit gŽnŽralement au grand-pre È, cÕest quÕil favorise plus aisŽment lÕexpression du complexe pre-fille qui rŽpugne ˆ se sŽparer de sa fille Ç pour la livrer ˆ un autre homme È2. Assumant pleinement ce r™le, Mauperthuis Ç repousse les avances du prŽtendant, lui barre la route [É] Parfois, il va jusquՈ enfermer sa fille en un lieu inaccessible, comme dans les lŽgendes de Gilgamesh, de PersŽe, de Romulus et de TŽlŽphos. È3. LÕexpression de la sexualitŽ chez sa petite fille doit tre ŽradiquŽe et dŽfinitivement immobilisŽe, toute Žvolution vitale doit tre ŽtouffŽe. Mauperthuis assigne ˆ sa petite fille une place impossible ˆ tenir qui consiste ˆ rŽparer la trahison dÕune femme qui a abandonnŽ son mari et qui ne mourra jamais. Pour cela, il la clo”tre dans une relation exclusive, morte et sans issue. Le grand-pre nÕest plus passeur, il est ge™lier. Camille passe du corps de fille ˆ un corps de femme qui la dŽpasse, elle devient lÕautre, Catherine, la disparue : Les annŽes dÕavant Catherine ne comptaient pas. Il nՎtait venu au monde, ˆ la vraie vie, que depuis sa rencontre avec cette femme des bords de lÕYonne [É] A travers Camille il traquait lÕimage de Catherine [É]. (JC, 133)

LÕenfant dans son statut, sa fonction, est phagocytŽ. Le ma”tre, pre et grandpre de Jour de Colre, personnalise cet enfermement. Camille est lÕenfant 1 2 3

Jean CHEVALIER, Alain GHEERBRANT, Ç Inceste È, Dictionnaire des symboles, p.520-521. Ernest JONES (1949), Hamlet et Îdipe, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1969, p.138. Ibid., p.138.

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Ç inceste-tuŽ È, rŽduite ˆ la notion dÕobjet elle nÕest plus la continuitŽ de ses parents ou de ses proches responsables, elle devient lÕune des parties, voire lÕidentitŽ de lÕautre. Sa vie intŽrieure est ŽradiquŽe et le tiers ŽvincŽ ne permet pas de maintenir lՎcart nŽcessaire Ç entre le dedans et le dehors, le fantasme et la rŽalitŽ È1. La rŽvolte titanesque, selon Paul Diel, Ç entend faire dispara”tre lÕesprit È, Ç tuer lÕesprit È, Ç dŽvaster lÕOlympe È afin que Ç toute contrainte sublime soit annulŽe È2. LÕexpression du dŽsir brut de Mauperthuis anŽantit lÕautre dans des liens mortifres qui dŽnient le temps, les gŽnŽrations, la mort tout autant que la vie, puisque la mise au monde et la naissance de Camille sont couplŽes ˆ la mise ˆ mort de Catherine. Quelle folle et Žtrange fable paternelle dÕun monde clos, dÕun Žtat dÕasservissement dÕo devrait na”tre le bonheur enfin retrouvŽ. Afin dՎviter que le deuil originaire ne se fasse, que le lien ne se dŽprenne, le temps devrait rester figŽ, identique dÕhier ˆ aujourdÕhui, dans une relation duelle hors de toute relation objectale triangulaire, tentative dŽsespŽrŽe pour retrouver une morte et un temps qui serait celui dÕun bonheur Žperdu Il importait peu ˆ Ambroise Mauperthuis que sa bru nÕežt plus dÕautre enfant. Camille lui suffisait. A travers elle Catherine lui revenait. Lui revenait enfant pour recommencer ˆ zŽro, jour aprs jour, le mžrissement de sa beautŽ. [É] Avec elle la beautŽ, le dŽsir refaisaient entrŽe sur la terre ; et cette beautŽ arrachŽe ˆ la mort, ˆ lÕoubli [É]. (JC, 83).

Lorsque le dŽsir surgit, il sÕengouffre dans le cÏur de Camille avec la mme force que la folie qui sÕest emparŽe de son grand-pre et laisse appara”tre la fatale ressemblance maternelle : Ç Plus que jamais elle ressemblait ˆ Catherine. La mme intempŽrance et la mme impatience, la mme ardeur et la mme insolence, la mme et unique beautŽ. È (JC, 123). En lÕenfermant dans le grenier de la maison familiale, Mauperthuis Žtouffe ses forces vives qui lÕappellent en dehors de sa famille. La dimension verticale de lÕespace proposŽ par Bachelard est renversŽe. Pour le phŽnomŽnologue de lÕimagination, lÕopposition des deux axes, celui de la cave marquŽe par lÕirrationalitŽ, et celui du grenier par la rationalitŽ, est sans appel : Ç Le toit dit tout de suite sa raison dՐtre : il met ˆ couvert lÕhomme qui craint la pluie et le soleil. [É] Dans le grenier, on voit ˆ nu, avec plaisir, la forte ossature des charpentes. On participe ˆ la solide gŽomŽtrie du charpentier [É] È3. Dans Jour de Colre, il est le lieu de la dŽraison et de la possession de lÕaimŽe ou de son souvenir. Celui qui a jadis lapŽ, tel un loup, le sang de Catherine, devient un prŽdateur susceptible de dŽvorer sa petite fille. Il

1

ClŽop‰tre ATHANASSIOU-POPESCO, ReprŽsentation et naissance de la reprŽsentation et son rapport avec lÕimage Popesco, 2006, p.112. 2 Paul DIEL, Le Symbolisme dans la mythologie grecque, p.144. 3 Gaston BACHELARD, La PoŽtique de lÕespace (1957), Paris,

miroir : essai psychanalytique sur la observŽe dans le miroir, Paris, ƒditions Paris, Petite Bibliothque Payot, 1966, PUF, coll. Quarto, 2008, p.35.

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lÕengloutit littŽralement dans sa psychŽ malade. Camille remplace, en chair et en os, lÕobjet enkystŽ dans le cerveau de son grand-pre qui ne peut concevoir la situation triangulaire de lÕenfant entre ses deux parents comme Žquation fondatrice du psychisme humain, qui ne connait ni la diffŽrence des sexes, ni celle de la diffŽrence des gŽnŽrations et ne plie son dŽsir ˆ aucune loi qui limiterait et encadrerait ses pulsions. Ambroise Mauperthuis ressemble fort aux hommes de la race de bronze quÕHŽsiode prŽsente dans Les Travaux et les jours et que Sylvie Germain dŽcrit dans CŽphalophores comme Ç ivres de dŽmesures et de brutalitŽ È (C, 79). Descendant de cette race archa•que, Ambroise Mauperthuis prend des allures de Talos, Ç Gardien fŽroce de lՔle de Crte [quiÉ] lapidait tous ceux qui tentaient de sÕenfuir ainsi que les Žtrangers osant sÕaventurer dans lՔle. È (C, 80). Lorsque sa volontŽ est bafouŽe, sa folie devient meurtrire, il poursuit alors Camille et Simon et tue ceux qui cherchaient ˆ lui Žchapper dans une grande confusion mentale. Il sÕavre impossible pour le couple dՎchapper ˆ lÕemprise des terres paternelles. Dans la tradition littŽraire, le voyage constitue un moment important de la dŽcouverte de lÕautre, de lÕouverture au monde, il est un moyen dՎchapper ˆ lÕenfermement ou au carcan familial. Or, la tentative de fuite de Simon et Camille ne dŽbouche pas sur la dŽcouverte de lÕau-delˆ des terres de Mauperthuis. Sa voix Ç trop forte, aux accents rugueux È, Ç frapp[e] comme une pierre [É] lancŽe entre les Žpaules È (JC, 221) et prŽfigure son geste meurtrier qui prŽcipite Camille et Simon dans les eaux du torrent par le jet dÕune Ç grosse pierre grosse comme le poing È, frappant Ç net le funambule entre les Žpaules È (JC, 239). Le voyage initiatique est vouŽ ˆ lՎchec et les eaux fortes du torrent, qui marquent le passage entre deux mondes, engloutiront les corps radieux des amoureux.

En captant lÕenfant de son fils, Ambroise Mauperthuis renie la mort aussi sžrement que La•os expose son enfant pour la conjurer, ou que Chronos les dŽvore, au rythme de leur engendrement, pour arrter le temps et sa destination inŽluctable. En refusant de transmettre au fil des gŽnŽrations leur propre finitude, la mort peine ˆ se prŽsenter. La limitation du temps est inopŽrante puisquÕil existe avant son origine, aprs mme la fin du monde : Ç le temps aussi portait un nom. Celui dÕAmbroise Mauperthuis. È (JC, 219). Le fantasme incestueux dÕAcrisios ne permet pas ˆ sa fille DanaŽ de vivre sa vie, de crainte que cela ne limite la sienne. En interdisant ˆ sa petite fille dÕinvestir un autre monde que lui, Mauperthuis ordonne de manire implicite de nÕaimer que lui, arrtant de la sorte le cours du temps et celui des gŽnŽrations : Ç Car dŽsormais Camille, sa Vive, serait vraiment ˆ lui, rien quՈ lui. [É] Car il ne prenait plus en

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considŽration son ‰ge que celui de Camille. È (JC, 219-220) Selon Aldo Naouri, lÕassouvissement du dŽsir dÕimmortalitŽ peut passer par la Ç solution [É] de lÕinceste, qui revient ˆ garder lÕenfant dans son giron afin quÕil ne grandisse jamais, quÕil ne soit plus promis ˆ la mort et en prŽmunisse son parent par consŽquent È1. Ainsi en est-il des figures paternelles mortifres des deux romans de Julien Green Adrienne Mesurat et Varouna quՎtudie ƒdith Perry : ces vieillards se raidissent contre tout ce qui menace leur pouvoir, ˆ savoir la jeunesse, la santŽ, la force : tu resteras Žternellement enfant et je resterai Žternellement cet homme dans la force de lՉge et que personne ne peut faire plier. En immobilisant Adrienne dans ses quinze ans, Mesurat sÕimmobilise lui-mme dans ses cinquante-sept ans et, en voyant dans sa fille son Žpouse, Lombard rŽgresse vers le temps de sa propre jeunesse. LÕenfant sÕefface devant sa mre, le temps sÕenroule ˆ contresens, les parents durent plus que leurs enfants. 2

Leur longŽvitŽ ne leur accorde aucune sagesse ni vertu. Ce quÕils ont pu acquŽrir comme expŽrience et rŽflexion ne leur sert quՈ se raidir dans la vieillesse pour continuer ce que Charlam considre un combat : il est homme ˆ vouloir marquer le monde, la vie lui colle ˆ la chair, il nÕa pas lÕintention de rendre les armes, du haut de ses trois quarts de sicle il continue ˆ considŽrer le prŽsent et lÕavenir comme sÕil nÕavait quÕun quart de sicle, et il entend bien ne pas tre mis au rebut, surtout pas au sein de sa famille. (In, 81)

La canne nÕest point une bŽquille qui viendrait souligner le passage du temps sur le cours de sa marche, au contraire elle devient Ç sceptre È qui Ç rehausse son allure de patriarche. È (In, 282)

1

Aldo NAOURI, Ç Un inceste sans passage ˆ lÕacte : la relation mre-enfant È, De lÕInceste, op. cit., p.20. 2 ƒdith PERRY, Ç De lÕinceste au parricide. La relation pre-Fille dans deux romans de Julien Green È, Relations familiales dans les littŽratures franaises et francophone des XXe et XXIe sicles. La figure du pre, op. cit., p.89.

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II Ð LES PERES EN LEUR ƒCLIPSE Nous autres pres, nous savons dŽsormais que nous sommes mortels. Paul Valery

II- 1 La fin de lÕarcha•sme II-1.A Des Golems aux pieds dÕargile

Si lÕon a aussi longtemps parlŽ du pre, au singulier, cÕest parce que le pre dÕun enfant Žtait bien plus que son gŽniteur, bien plus que lÕhomme qui avait fait un enfant ˆ une femme et qui le reconnaissait. Sa figure Žtait entourŽe dÕune aura mythique. Non seulement constate Franois Dubet : dans les sociŽtŽs patriarcales, le pre Žtait le mŽdiateur entre lÕenfant et les gŽnŽrations passŽes, celui qui donnait un nom inscrivant dans une filiation et une histoire, mais il Žtait, ˆ lui seul, toute la culture. Si la mre donnait la vie, le pre donnait la culture et la loi ; dÕailleurs, Dieu Žtait un pre, le roi Žtait un pre, le seigneur Žtait un pre, et le pre lui-mme participait de toute cette cha”ne autoritaire et sacrŽe.1

Il fut un temps o la reprŽsentation sociale de la paternitŽ lui prtait un pouvoir absolu proche de celui des dieux et des rois, et il se devait de sŽparer lÕenfant de sa mre pour en faire un tre pleinement social. Des pres terrifiants de lÕAncien Testament aux pres tout-puissants de la famille romaine, jusquÕau pre de la psychanalyse, cette histoire est si forte et si longue, quÕil est possible de se demander quel pre il convient de Ç tuer È pour exister un peu par soi-mme et interrompre cette exposition dÕune toute puissance revendiquŽe. Dans le champ de la littŽrature contemporaine, Sylvie Ducas constate que le pre, en investissant la scne de la fiction de soi : nÕa plus rien de la figure glorieuse immortalisŽe par Marcel Pagnol ou Jean Giono, ni de lÕincarnation du pater familias auquel des gŽnŽrations de Barrs ou de Roger Martin du Gard avaient donnŽ leurs lettres de noblesse. Inversement

1

Franois DUBET, Ç Le Roi est nu È, Le Pre disparu. Une conversation inachevŽe, Paris, ƒditions Autrement, coll. Mutations, 2004, p.31-39.

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proportionnelle ˆ la qute parfois obsessionnelle que ses fils et filles en Žcriture lui vouent, lÕimage du pre sÕest comme dŽgonflŽe, rŽtrŽcie, et semble avoir dŽsertŽ le territoire de lÕautoritŽ incontestŽe et de la toute-puissance [É].1

La relation au pre est marquŽe par la discontinuitŽ, mme Ç ce Golem de bronze, tout surpuissant et terrifiant [É] nÕen Žtait pas moins mortel ; sa vulnŽrabilitŽ rŽsidait en un point minuscule situŽ ˆ la cheville [É] È (C, 80). Un enfant, parfois simplement vtu, jouant merveilleusement de la cithare et de la fronde, avec Ç un brin de ruse, un coup dÕadresse, un Žclair de courage È (C, 82) rŽussit ˆ abattre les Ç ogres guerriers coulŽs, moulŽs dans le bronze È (C, 82). Ç David puisa la force et la justesse de son geste au fond de son cÏur touchŽ par lÕesprit du Dieu vivant È (C, 83). Les monstres, et autres dragons des bords de la Vistule, offrent dorŽnavant leurs dos statuaires ˆ lÕagilitŽ des enfants, Ç Voilˆ belle lurette que le terrible monstre qui sŽvissait en ces lieux du temps immŽmorial du prince Krak ne fait plus peur ˆ personne. En ŽtŽ les enfants grimpent sur son dos, sÕaccrochent ˆ ses pattes en riant [É]È (CV, 112). Vient le temps de lÕeffondrement qui met fin ˆ sa toute-puissance et dŽvoile les pacotilles et fragiles oripeaux de son pouvoir. Dans un article de LibŽration Sylvie Germain Žvoque la mort du prŽsident syrien Hafez el-Assad par ces mots : Tous les puissants, fiers et jaloux de leur pouvoir, ont toujours aimŽ ˆ se parer de surnoms prŽtendument glorieux. Et dans le bestiaire ils puisent de prŽfŽrence du c™tŽ des grands fauves, des rapaces et autres prŽdateurs. Pourtant, ˆ " la cour de Lion ", il flotte des odeurs dŽlŽtres comme le raconte La Fontaine qui sÕy connaissait magnifiquement en btes, bestiaux et bestioles : " Le prince ˆ ses sujets Žtaloit sa puissance/En son Louvre les invita/Quel Louvre !/Un vrai charnier, dont lÕodeur se porta/ DÕabord au nez des gens. " Mais, comme le renard de la mme fable, par prudence nous allŽguons souvent Ç un grand rhume È pour pouvoir dŽclarer que nous ne sentons rien.2

Vient toujours le temps du crŽpuscule o la Ç puissance physique est vouŽe au nŽant È (C, 82). Les fils expriment le dŽsir de parricide pour lutter contre la tyrannie, lՎviction ou lÕignominie des crimes de leur pre pourtant, Ç [É] leur Žnorme puissance physique est vouŽe au nŽant, si ne la flent quÕune faiblesse psychique, une tragique infirmitŽ morale et spirituelle, et non pas un doute, un dŽsir de paix et de bontŽ È (C, 82). Les symboles guerriers sont alors dŽtruits et les armes disqualifiŽes en Ç quincaillerie È. Ainsi, la mort du fantasque pre Valcourt coupe-t-elle court au mythe impŽrial en le saisissant au milieu dÕun de ces fameux Ç Vive lÕEmpÉ È (LN, 60) qui sÕachve en glapissement. Les os du cadavre

de

lÕancien

soldat,

dŽformŽs

par

les

rhumatismes,

doivent

tre

1

Sylvie DUCAS, Ç Pre ou fils de ses Ïuvres È, Relations familiales dans les littŽratures franaise et francophone des XXe et XXIe sicles. La figure du pre, op. cit., p. 175. 2 Sylvie GERMAIN, Ç Mon journal de la semaine : La vie pousse comme la mousse È, LibŽration, 17 et 18 juin 2000, p.4.

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violemment brisŽs ˆ coups de barre de fer afin de le coucher dans son cercueil. Vestiges dÕune autre Žpoque, il est portŽ en terre avec sa tenue de combat qui tombe en lambeaux et Ç son vieux fusil rouillŽ bringuebalant ˆ son c™tŽ È (LN, 85). Signes d'un pouvoir anŽanti et rŽduit en fragments, tristes reliefs dÕune guerre transformŽe en lŽgende pour ceux qui constatent que Ç le temps du leurre Žtait fini È (LN, 84). Les pres disparaissent ou rŽapparaissent aprs des pŽriodes de fuite ou de combats, certains mŽconnaissables, d'autres perclus de culpabilitŽ, d'autres encore aux yeux ŽcarquillŽs par les visions dÕhorreur, dÕautres tout simplement dŽtr™nŽs. Clemens Dunkeltal perd de sa superbe, ne devenant quÕune Ç ombre de pre È, dŽchu, ŽvidŽ de sa force, rasant les murs dans sa l‰chetŽ de fuyard. LÕimago paternelle sÕeffrite et dŽvoile un roi de la nuit qui perd peu ˆ peu ses parures pour rejoindre ses fiers compagnons dÕautrefois qui Ç abandonnent leurs uniformes si imposants, leurs saluts bruyants et solennels, [et] ont le verbe moins haut et la dŽmarche moins martiale È (M, 26). Il devient nu et rŽvle une Ç contrefaon pitoyable ; il sÕest rabougri en un fugitif crasseux, trs amaigri, mal rasŽ, au regard de bte traquŽe, mauvaise. È (M, 33). LÕenfant constate, un peu ŽberluŽ et inquiet, que les masques apposŽs sur les visages martiaux fondent ou sÕeffritent dans une brisure, rejoignant ce que Sylvie Germain rappelle dans Rendez-vous nomades : Ç tout ce qui brille nÕest pas or È et la plupart des Ç grands de ce monde autoproclamŽs sont en rŽalitŽ trs ordinaires et souvent pires que de simples mŽdiocres [É]È (RV, 77). Le mythe freudien1 du pre primitif, qui prend principalement appui sur la conception darwinienne Ç dÕun pre violent, jaloux, gardant toutes les femelles et chassant ses fils ˆ mesure quÕils grandissent È2, sÕeffiloche. Nuit-dÕOr, anŽanti par tous ses deuils, devient un Ç patriarche rŽgnant sur un troupeau de femmes folles È qui se sent Ç encore plus dŽpossŽdŽ que toutes ces veuves et ces orphelines È (LN, 307). Dans OpŽra muet, la figure paternelle du Docteur Pierre vacille elle aussi, traversant les diffŽrentes Žtapes de la destruction. Le gardien de hammam, aux femmes multiples qui prŽsentait la Ç majestŽ È de la Ç face sacrŽe dÕune ic™ne È (OM, 23), se mŽtamorphose en triste Ç prince eunuque È (OM, 26) Ç dŽpossŽdŽ de son royaume È (OM, 27). La sentence ˆ son encontre est prononcŽe sans appel, il Ç Žtait condamnŽ ; il serait abattu È (OM, 27). Celui qui faisait office de figure tutŽlaire termine Ç brisŽ en mille morceaux dans la boue. [É]. Le hŽros restait terrassŽ par son r™le. [É] mort sans un mot, dans un fracas dÕorchestre discordant sous le regard de centaines de tŽmoins muets, de voyeurs froids È

1

Sigmund FREUD, Totem und Tabu (1912-1913), G.W.IX, S.E. XIII, 1-161. Trad. Serge JankŽlŽvitch, Totem et tabou, Petite Bibliothque Payot, n¡77, 1973 2 Jo‘l DOR, Le Pre et sa fonction en psychanalyse, Ramonville Saint-Agne, ƒditions Ers, coll. Point Hors Ligne, 1998, p.30.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

(OM, 61). Le monument paternel et la nature mme du pre vacillent, fissurant dans cette perte dՎquilibre, le socle de la scne familiale. Mauperthuis en vient mme ˆ redouter lÕexpression de la rŽbellion de son petit-fils : Ç Ce fut lui qui prit peur ; il recula mme quand Fernand-le-Fort sÕavana, droit sur lui, flanquŽ dÕAdrien-le-Bleu et de Martin-lÕAvare. Mais tout en reculant il leur avait criŽ : " je les ferai abattre ces arbres ! [É]" Alors on fera pareil avec toi, avait ripostŽ Fernand-le-fort en brandissant la hache quÕil portait toujours avec lui. È (JC, 139) Le coup cependant ne tombera pas, Simon ne sacrifie pas son grand-pre mais retournera ultŽrieurement lÕagression contre un animal domestique castrŽ, en abattant sa hache sur le front de son bÏuf RouzŽ. Le temps de la vieillesse accomplit son Ïuvre. Alors que le corps du pre Valcourt penche vers le sol, il Ç se tenait en effet si courbŽ que ses mains touchaient presque le sol lorsquÕil marchait È (LN, 82), Ambroise Mauperthuis, ce Padrone violent et coriace qui ne cessait de rŽsister au meurtre, se laisse charger par le poids de sa folie et des ans qui dissipent sa puissance. Il erre, le corps et lÕesprit dŽcrŽpis, au milieu des dŽcombres de sa vie, Ç Le temps de Mauperthuis plein de morgue et de colre Žtait rŽvolu È (JC, 33). Dans un renversement radical, lÕusurpateur est dŽchu de ses droits et biens permettant ˆ la famille Corvol de retrouver ses forts.

Le temps de lÕadolescence est Žgalement celui de la rŽŽvaluation du pre rŽel. Au moment de son Žmancipation, Ruth Žpargne son pre en sa rŽalitŽ mais le dŽvisage afin dÕentrer dans sa propre histoire. Elle peroit la longue et Žpaisse barbe paternelle Ç comme une chevelure de femme retournŽe. [É] Une femme pendue la tte en bas, cheveux dŽfaits, Žpars, sur le buste de son pre. Ë quelle femme avait-il donc ainsi coupŽ la tte, volŽ la chevelure ? A sa mre [É] È (LN, 252). Le renversement dÕun symbole de la puissance virile dŽtournŽ en chevelure de femme, symbole de sŽduction et dՎrotisme, transforme le visage en sexe fŽminin. Nous pensons alors au passage de Hors Champ lorsquÕAurŽlien, dans un Žclat de rire, fait le lien, en un raccourci osŽ, entre les deux tableaux de Courbet LÕOrigine du monde et Le DŽsespŽrŽ : la nuŽe de poils quadricorne posŽe sur le pubis de la femme semble faire Žcho ˆ la moustache et ˆ la barbiche du jeune Courbet tel quÕil est reprŽsentŽ dans Le DŽsespŽrŽ ; fissure Žtroite et verticale du sexe fŽminin, faille horizontale de la bouche du jeune homme. Lvres du dehors et lvres du dedans, lvres nues et lvres encloses, dissimulŽes. (HC, 77)

Qui plus est, Ruth confronte son pre ˆ la transgression de lÕinterdit du Talmud qui insiste sur lÕimpossibilitŽ de reprŽsenter le visage humain qui ne peut tre que

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

trahi par lÕimage. Enfin, suite ˆ son bannissement, elle dŽfigure le portrait paternel qui subit lÕoutrage de la rŽvolte : Elle avait peint sa face couleur de pl‰tre et ŽchancrŽ ses yeux, sa bouche et ses narines ainsi que des craquelures de terre bržlŽe ou de mŽtal rouillŽ Puis elle sՎtait coupŽ les cheveux trs court sur la nuque et les avait collŽs sur la toile encore humide en travers du visage comme un grand coup de fouet. (LN, 253)

Le pre, ravalŽ en sa superbe, ne dŽcde plus ni Ç en hŽros ni en martyr È, celui de monsieur Rossignol meurt en pleine occupation, Ç en ivrogne È comme Ç une vieille outre de vin suri qui a ŽclatŽ sous les roues È dÕun tramway (Im, 159). Quant ˆ Ivo, autre Ç sacrŽ ivrogne È, il coule Ç tout dÕune masse È dans lÕeau glacŽe dÕun Žtang en voulant tordre le cou ˆ un cygne pour le mettre ˆ r™tir dans sa pole È (ES, 89). Si Sylvie Germain se rŽjouit du dŽpassement dÕun pouvoir prŽtendument glorieux, elle nÕest cependant pas dupe et rappelle que : les monstres ne meurent jamais compltement, ils survivent dans la mŽmoire des peuples entre terreur et fascination. Ils font leur nid au fond de nos rves inavouables, y mugissent en sourdine. Qui nÕabrite pas un dragon fou dans les replis de son cerveau, prt ˆ jouer au phŽnix et ˆ prendre son vol dans un crŽpitement or et pourpre ? (CV, 112)

La littŽrature et lÕart constituent autant de ruse pour couler ce monstre Ç dans le bronze [É] ou bien dans lÕencre des mots [É] avant quÕil ne sՎbroue et ne dŽvaste

tout È (CV,

113). Le psychanalyste Michel Tort constate ˆ

ce

sujet, quÕau moment mme o Ç le Pre perd un ˆ un ses pouvoirs, jamais le pouvoir " psychique " des pres nÕa ŽtŽ aussi cŽlŽbrŽ et exaltŽ, du moins en France. [É] sans doute liŽ ˆ la place grandissante prise en France, surtout depuis les annŽes 1980, par une version du discours de la psychanalyse, celle du courant lacanien, version tout ˆ fait consonante avec la figuration si ancienne dÕune homŽlie paternelle. È1 En 1971 dans son Žtude sur lÕenfance, Marie-JosŽ Chombart de Lauwe rappelait dŽjˆ, que Ç la dimension paternelle [est] souvent ŽvoquŽe dans

divers

Žcrits

[É]

comme

une

des

nouvelles

sources

de

lÕinadaptation de lÕenfant, et comme une consŽquence de lՎmancipation des femmes. La nŽcessitŽ de cette autoritŽ paternelle est ŽnoncŽe sous diffŽrentes formes, ˆ chacune des Žpoques. È2 Aussi, si les statues des commandeurs sÕeffondrent, si la voix de lÕhomme Ç de bronze qui ne prend la parole que pour vocifŽrer dŽfis et cris de guerre È (C, 87), si cette Ç voix primitive qui ne dit rien, nÕarticule aucun mot È (C, 79) sÕenroue, le monde nÕen est pas pour autant

1

Michel TORT, Fin du dogme paternel, Paris, Aubier, coll. Psychanalyse, 2005, p.8. Marie-JosŽ CHOMBART-DE-LAUWE, Un monde autre : lÕenfance. De ses reprŽsentations ˆ son mythe, Paris, Payot, 1971, p.171.

2

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

sauvŽ. Celui que dŽcouvre Lear Ç une fois dŽchu de son pouvoir royal È se rŽvle dans Ç toute sa cruditŽ, sa rudesse et sa cruautŽ È (Ec, 97).

II-1.B Du pre mythique au pater familias

En un seul destin, Victor-Flandrin est le pre qui incarne le mieux le passage du pre primitif au patriarche, fondateur d'une lignŽe. Avec lui, nous assistons aux diffŽrentes Žtapes qui mnent ˆ lÕinstallation de Victor-Flandin sur les Terres Hautes, puis ˆ la lente dissolution dÕun monde et ˆ lÕanŽantissement dÕune descendance. Ce qui peut tre lu comme une Žtape historique qui marque le dŽclin du monde rural et lÕavnement de lՏre industrielle, la croissance et la dissŽmination dÕune famille, ainsi que la lente Žrosion dÕun village, est Žgalement le passage de la sauvagerie archa•que ˆ une sauvagerie historique. Mythique, la naissance de Victor-Flandrin se situe hors d'une temporalitŽ repŽrable : Ç il ignorait la date exacte de sa naissance. Cela sՎtait passŽ quelque part dans le sillage de cette guerre o un uhlan avait frappŽ son pre au front dÕun coup de sabre. È (NA, 363). Issu dÕun accouplement hors norme, il Ç Žtait nŽ dÕune blessure. DÕune blessure de guerre È (NA, 363), Victor-Flandin porte le destin de lÕenfant incestueux qui, tel un dieu, provient du chaos dont la caractŽristique est, selon Bertrand dÕAstorg, lÕindiffŽrenciation gŽnŽralisŽe : Ç rien nÕest distinct, ni la terre de lÕeau, ni les Žtoiles du soleil, ni la parole du cri È1. EngendrŽ dans des conditions o les schmes habituels de la paternitŽ, de la maternitŽ et de la gŽnŽration

sont

bouleversŽs,

Victor-Flandrin

sÕinvite

ˆ

une

naissance

extraordinaire. Alors que celle du pre, ThŽodore Faustin, dŽveloppait la thŽmatique de la naissance miraculeuse, celle du fils est marquŽe par le fantastique de la puissance. Victor-Flandrin condense le destin des enfants issus dÕune procrŽation qui connote la singularitŽ de lÕindividu et augure des exploits ˆ venir que Vitalie prophŽtise devant le petit corps : Ç Cet enfant-lˆ [É] est taillŽ pour vivre au moins cent ans È (LN, 51). Auteur involontaire de la mort de sa mre ˆ sa naissance, il lui survit et surpasse cette Žpreuve qui comporte un Ç Žnorme risque de mort È2. Calderon de la Barca ne lՎcrit-il pas dans La vie est un songe alors que Sigismond voit le jour ? : Avant que le rende ˆ la lumire le sŽpulcre du ventre maternel (na”tre et mourir ne sont-ce pas choses pareilles ?) Clorilne lÕavait vu, dans les fantaisies et les dŽlires du rve, 1 Bertrand DÕASTORG, Variations sur lÕinterdit majeur. LittŽrature et inceste en Occident, op. cit., p.50. 2 Marthe ROBERT, Roman des origines et origines du roman, Paris, Bernard Grasset, 1972 (Paris, Gallimard, coll. tel, 2002), p. 87.

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monstre humain, fauve ˆ face humaine, dŽchirer les entrailles dont il Žtait le fruitÉ Ce fut la plus horrible Žclipse que le monde ait vue depuis le jour o le soleil pleure la mort du Christ en larmes de sangÉ Ainsi naquit Sigismond et il donna, en naissant, la mort ˆ sa mre. 1

Selon Marthe Robert, ce signe de prŽdestination peut suffire ˆ lÕenfant Ç pour devenir invulnŽrable et dŽfier la mort au point de sembler presque immortel È2, car, poursuit-elle, il Ç nÕy a pas de hŽros mythique, de conquŽrant lŽgendaire ou de prophte religieux, qui nÕait une naissance en quelque faon anormale, obscure ou miraculeuse, fabuleuse ou divine [É]È3. La particularitŽ physique saugrenue de Victor-Flandrin rŽvle une nature hybride, moitiŽ humaine, moitiŽ animale : Ç il portait une masse impressionnante de cheveux dÕun brun roux magnifique, tout ŽbouriffŽe È (LN, 52). Le motif de lÕenfant nŽ velu, ŽtudiŽ par FrŽdŽrique Le Nan, nÕest pas inŽdit et circule de la Bible ˆ la littŽrature plus tardive : Ç ƒsaŸ prŽsente ˆ sa naissance une toison rousse sur tout le corps4 [É] il porte en lui la marque du rŽprouvŽ. Pantagruel conna”t cette apparente pilositŽ qui disqualifie lՐtre du monde des hommes et qui accompagne les " enfances gigantales " 5 du hŽros Žponyme. È6. Pour Arlette BouloumiŽ, la pilositŽ est rŽvŽlatrice dÕune bestialitŽ,

mais aussi

et

simultanŽment,

Ç de pouvoirs

surnaturels qui en seraient lÕenvers ou la compensation È7. DotŽ dÕune force insolite, Victor-Flandrin se fait na”tre ˆ lui-mme. En lÕabsence du pre, il opre la cŽsure avec le corps de sa mre : Ç LÕenfant [É] Žtait si gros quÕil dŽchira au passage le corps de sa mre. CՎtait un garon ; ds sa naissance il brailla ˆ en perdre le souffle et sÕagita avec tant de vigueur quÕil brisa lui-mme le cordon ombilical È (LN, 52). La coupure de lÕombilic, qui reprŽsente pour Denis Vasse lÕun des trois moments Ç de la mise au monde È (avec celui de lՎcoute du cri et de la nomination) en tant quÕils Ç articulent lÕacte de la premire rencontre È8, est rŽalisŽ par le seul enfant. En mettant ˆ mal le corps maternel, Victor-Flandrin sÕaffirme indivis et opre violemment la rupture Ç du lien et le maintien dÕun lieu

1

Pedro CALDERON DE LA BARCA, La vie est un songe, I, VI. (1631), La Vie est un songe, trad. Bernard Sese, Paris, Flammarion, coll. Garnier Flammarion, 1996. 2 Marthe ROBERT, Roman des origines et origines du roman, Paris, Bernard Grasset, 1972 (Paris, Gallimard, coll. tel, 2002), p. 87. 3 Ibid., p. 53. 4 Ç il Žtait roux tout entier comme un manteau de poil ; on lÕappela du nom dՃsaŸ È (Gen. 25,25). 5 Franois RABELAIS, Pantagruel (1532-1564), Žd. par Verdun-LŽon Saulnier, Genve, Droz, 1965, p.20. 6 FrŽdŽrique LE NAN, Ç Le Velu sauvage dans quelques textes franais du XIIe au XIVe sicleÈ, ParticularitŽs physiques et marginalitŽs dans la LittŽrature, Arlette BouloumiŽ (dir.), Recherches sur lÕimaginaire, Cahier 31, Angers, Presses de lÕUniversitŽ dÕAngers, 2005, p.40. 7 Arlette BOULOUMIƒ, Ç Avant propos È, ParticularitŽs physiques et MarginalitŽs dans la LittŽrature, op. cit., p.14. 8 Denis VASSE, LÕOmbilic et la voix. Deux enfants en analyse, Paris, Le Seuil, coll. Le champ freudien, 1974, p.17.

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de contenance È1 en le dŽtruisant. Le parcours de Victor-Flandrin sÕeffectue selon le registre Žpique qui est le seul, selon Bruno Blanckeman, ˆ prendre en charge le Ç mystre des origines È et les Ç situations extrmes mŽlangeant ˆ rŽpŽtition les pulsions de sauvagerie et inflexions dÕhumanitŽ È2 qui jalonnent son cheminement. Selon le motif du roman familial de lÕenfant exilŽ ŽtudiŽ par Marthe Robert, Victor-Flandrin rompt avec son passŽ en quittant ses terres natales ˆ la mort de sa grand-mre : Ç cÕest toujours en montrant que seul est prophte lÕhomme sans famille ni attaches, le fils de personne qui sÕengendre luimme dans ses Ïuvres, lÕexilŽ qui ne conna”t pas de retour et est promis pour cela mme aux plus hautes destinŽes È3. Se poursuit alors son itinŽraire initiatique

qui

le

conduit

au

sein

dÕune

fort

Ç transformŽe

en

immense congre È o, Ç prisonnier de ce labyrinthe È (LN, 72), il est amenŽ ˆ se retrouver. Selon Bruno Bettelheim, Ç la fort pratiquement impŽnŽtrable o nous

nous

perdons

symbolise

le

monde

obscur,

cachŽ,

pratiquement

4

impŽnŽtrable de notre inconscient. È . Riche en scnes dÕenchantement, elle est le lieu, prŽcise Anne Dufourmantelle, o se brouillent Ç les oppositions logiques, les catŽgories subjectives, un lieu o les perceptions se confondent. È5 Aussi, dans lÕaltŽration des rŽfŽrences stables, le vent Ç se modulait bien Žtrangement, on aurait dit la voix dÕun homme en Žmoi [Équi] avait des accents pareils au rire souffrant de son pre. È (LN, 72). Victor-Flandrin doit trouver au sein de cette hostilitŽ une voie nouvelle afin dՎmerger, selon les termes de Bruno Bettelheim, Ç avec une humanitŽ hautement Žpanouie È6. Le principe archa•que du monde des forts sÕamplifie avec lÕapparition du loup, symbole le plus Žloquent pour dŽsigner la faim sans limite, Ç prodigieuse È, qui se dŽpense pour dŽvorer sans discernement Ç les chiens et les chats [É] les enfants et les femmes dont les chairs plus tendres savaient plaire ˆ [sa] faim. È (LN, 67). Le monde sÕouvre sur une nature primitive o la terre ˆ cultiver est encore hantŽe de btes sauvages. Ce Ç temps-lˆ È, pŽtri de superstitions et de croyances populaires au lycantrope, se nourrit encore de lÕesprit des forts dŽvoratrices. Dans ce combat contre la sauvagerie, lÕadolescent Victor Flandrin montre sa capacitŽ ˆ tirer parti de ses qualitŽs physiques et psychiques pour faire face au monstre engloutisseur de la fort dans un rite initiatique dÕaffrontement. La rencontre avec le loup solitaire

1

RenŽ KAèS, Ç Introduction ˆ lÕanalyse transitionnelle È, Crise, rupture et dŽpassement (1989), KAèS RenŽ et al., Paris, Dunod, collection Inconscient et culture, 1993, p.23. 2 Bruno BLANCKEMAN, Ç Sylvie Germain : parcours dÕune Ïuvre È, Roman 20-50, n¡ 39, Ç Le Livre des Nuits, Nuit-dÕAmbre et ƒclats de sel, de Sylvie Germain È, Marie-HŽlne Boblet et Alain Schaffner (Žd.), Arras, juin 2005, p.8. 3 Marthe ROBERT, Roman des origines et origines du roman, op. cit., p. 89. 4 Bruno BETTELHEIM, Ç Le Thme des "Deux Frres" È, Psychanalyse des contes de fŽes, Paris, Robert Laffont, 1976, p.149. 5 Anne DUFOURMANTELLE, La Sauvagerie maternelle, Paris, Calmann-LŽvy, 2001, p.26. 6 Bruno BETTELHEIM, Ç Le Thme des "Deux Frres" È, op. cit., p.149.

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au cÏur de la fort figure le pouvoir de la sauvagerie de la nature et de lÕinconscient quÕil convient de dompter et de domestiquer, de la peur quÕil est nŽcessaire de vaincre pour conquŽrir le monde et rŽussir ˆ ondoyer dans les interstices du rŽel affranchi de toute tutelle. La lente et fascinante ronde qui mle la bte ˆ lÕhomme et noue lÕidentification ˆ lÕanimal, Ç figure de lՎtrangetŽ absolue È1, peut se penser comme une rhŽtorique de lÕaltŽritŽ. La longue danse rituelle, faite dÕobservation et de mimŽtisme, cesse lorsque le loup pose sa patte dans lÕombre de Victor-Flandrin : Ç Aussit™t lÕanimal sÕimmobilisa et, poussant une plainte aigu‘, il se tapit au sol, les oreilles plaquŽes contre la tte [É] È (LN, 73). LÕhomme et le loup sÕendorment dans la chaleur de lÕautre, lÕun et lÕautre domptŽs dans ce singulier combat. Lorsque deux ans plus tard le loup vient sՎchouer au milieu de la cour pour y mourir, Victor-Flandrin Ç lŽcha ces larmes dÕun gožt aussi puissant quÕamer È (LN, 88), et, tel Hads, il jette Ç sur les Žpaules la peau du loup qui lÕenveloppait jusquÕaux mollets. È (LN, 90). LÕarcha•que dÕun Žtat sauvage est cependant toujours prt ˆ ressurgir chez ce personnage,

appelŽ

dŽsormais

Ç

Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup È,

qui

doit

continuellement combattre et transformer la dimension de son origine pour la dŽpasser. Les Žchos de la sauvagerie font retour avec une violence parfois contenue dans un Žlan de compassion qui lui permet de suspendre son geste lorsquÕil dŽcle de la douceur et de la fragilitŽ dans lÕÏil dÕun oiseau dont il Žtait prt ˆ Ç briser sa noisette de cr‰ne contre le montant de la fentre È (LN, 111). Parfois cependant, la violence dŽborde et sÕinscrit dans le passage ˆ lÕacte assumŽ que Victor-Flandrin nÕhŽsiterait pas ˆ reproduire pour venger lÕabandon de sa fille Margot : Ç il songea que sÕil rencontrait celui qui avait fait de sa fille cette inguŽrissable MaumariŽe, il nÕhŽsiterait pas ˆ lui dŽcoller la tte comme il lÕavait fait au cheval Escaut. È (LN, 197). Homme au corps dŽcorŽ et marquŽ, comme le sont les hommes de certaines tribus, Ç tra”nant partout son ombre trop blonde, et portant ˆ son cou, autour du collier des sept larmes de son pre, les traces des doigts de MŽlanie comme un second collier incrustŽ ˆ mme la chair È, homme Ç douŽ dÕune force rare, terrible mme È (LN, 115), il affronte sans faillir Ç un sanglier dÕune taille extraordinaire ; il devait mesurer plus dÕun mtre de haut et peser le poids dÕune Žnorme roche. È (LN, 199). La frontire entre lÕhumanitŽ et lÕanimalitŽ est dÕautant plus facilement franchissable que la barbarie des actes guerriers ou les coups du sort perturbent lÕassise identitaire de Victor-Flandrin. La fracture dŽshumanisante de Sachsenhausen brise tout repre chez le personnage qui, par le passage ˆ lÕacte du viol, vit une complte

1

Arlette BOULOUMIƒ, Ç Avant propos È, ParticularitŽs physiques et marginalitŽs dans la LittŽrature, op. cit., p.29.

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rŽgression dans une scne proche de lÕoriginaire. Ce qui avait ŽtŽ domptŽ dans la danse avec le loup, ressurgit avec lÕapparition dÕune femme inconnue quÕil rencontre Ç en sortant du bois des Amours-ˆ-lՃvent È, appelant au basculement spatio-temporel : Le regard quÕil porta sur elle Žtait aussi incomplet et surpris sur celui que portent les animaux sur les humains. [É] Lui sÕavana droit sur elle, trs calmement, et elle se mit ˆ reculer ˆ petits pas trŽbuchants. Cette marche ˆ rebours dura longtemps, car ni lÕun ni lÕautre nÕaccŽlŽrait le pas et la distance entre eux restait toujours la mme. (LN, 200)

Le regard est saisi et le dŽsir sÕabsente de lÕhumain, il se transmue en besoin ˆ assouvir, comme le fut celui de son pre envers sa propre fille. Un Žlan sauvage prend possession dÕun corps en usant pas tant de la force que de la sidŽration et de lÕeffroi : Ç Et lui se roula sur elle avec une sauvagerie obstinŽe, lÕenserrant contre lui comme sÕil avait voulu entrer tout entier en elle, sÕy fondre, ou la briser. È (LN, 201). II-1.C LÕentrŽe dans lÕhistoire

La mre/sÏur mourante ˆ sa naissance nÕa pas pu opŽrer la coupure avec lÕenfant imaginaire, ni porter son regard vers son fils/frre : Ç elle ne dirigea pas son regard vers lÕenfant. È (LN, 52). La dernire vision de la mre, tournŽe vers les Žtoiles, sÕinscrit dans lÕÏil du fils comme lÕintŽriorisation des capacitŽs de symbolisation de la mre. Victor-Flandrin conserve en son regard le noir bleutŽ de la nuit ŽtoilŽe de sa naissance : Ç une tache dÕor [É] irisait la moitiŽ de son Ïil gauche. È (LN, 54). Ligne astrale qui va de la mre vers lÕenfant et dŽpose dans son regard la source lumineuse qui fit briller, en un ultime sursaut, les yeux de sa mre. Aux sources de notre culture, Abraham est associŽ ˆ lÕimage de la vožte cŽleste : Ç [Dieu] le conduisit dehors et dit : Ç Lve les yeux au ciel et dŽnombre les Žtoiles si tu peux les dŽnombrer. Telle sera ta postŽritŽ È (Gn 15,5-6). Ainsi en est-il de lÕannonce de la descendance de Victor-Flandrin qui se glisse dans ses iris sous formes dՎclats dorŽs. Ne pouvant percevoir son reflet dans les miroirs, il doit, tout au long de sa vie, apprŽhender sa propre image comme un enfant, ˆ partir du lien quÕil noue avec les tres alentours. La Ç rŽflexion È ne renvoie plus ˆ lÕobjet interne promu au rang dÕidŽal, ˆ dŽfaut de pouvoir lÕidentifier au regard maternel en raison de son absence. Victor-Flandrin ne peut faire autrement que donner ˆ son reflet le nom que les autres lui attribuent. Il doit, pour se Ç voir È, se penser, se Ç rŽflŽchir È et Ç sÕidentifier au

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

regard de lÕautre. È1. Il franchit lՎpreuve de la rŽalitŽ externe qui passe de la reconnaissance privŽe ˆ la reconnaissance publique. Nagure, Žcrit Jacques Bril : nombreux Žtaient les hommes des cultures traditionnelles qui ne se regardaient dans un miroir quÕavec terreur. La divination ou lՎvocation des esprits par lÕintermŽdiaire de surfaces rŽflŽchissantes sont bien connues dans lÕOrient antique, dans le monde mŽditerranŽen, dans le monde arabe, et se pratiqurent en Occident pendant tout le Moyen Age. 2

Tel lÕhomme archa•que qui considŽrait que lÕimage que forme son corps sur Ç une surface rŽflŽchissante Žtait en quelque sorte lՉme elle-mme momentanŽment " projetŽe " en dehors du corps, ou du moins un double perceptible de lՉme È3, Victor-Flandrin ne cessera de problŽmatiser cette notion du double, par son regard, son ombre blonde et sa filiation. Comme les patriarches de lÕAncien Testament, il est un chef de famille ˆ la fŽconditŽ et ˆ la longŽvitŽ extraordinaires. Ds quÕil commence ˆ sÕenraciner ˆ Terre-Noire, il gŽnre une filiation de jumeaux qui forment la force vive de son vaste domaine. Chaque nouvelle Žpouse, ˆ la suite de MŽlanie Delcourt, accouche Ç par deux fois È (LN, 91). Victor-Flandrin traite de faon singulire la thŽmatique du double que son pre avait inaugurŽe de faon traumatique en voyant son tre tranchŽ de bout en bout. BŽnŽdicte Lanot voit dans ces naissances gŽmellaires la volontŽ dÕÇ empcher la malŽdiction qui pse sur lÕUnique È tout en soulevant quՈ la Ç complŽtude des corps gŽmellaires rŽpond lÕhorizon de lÕunitŽ rompue È4. Si nous nous rŽfŽrons aux Žcrits de RenŽ Zazzo sur la gŽmellitŽ, une naissance gŽmellaire Ç constitue une perturbation ˆ la fois dans lÕordre social et dans lÕordre symbolique È qui peut tre envisagŽe de faons opposŽes, Ç ou bien le signe de reproduction surabondante est "pris ˆ la lettre" et les jumeaux sont symbole de multiplication et de vie ; ou bien cet excs exprime son inverse et devient une menace contre la fŽconditŽ, une annonce de mort et de stŽrilitŽ. È 5 Victor-Flandrin vivra au travers de sa filiation cette double lecture symbolique de lÕexcs.

Victor-Flandrin appara”t comme le hŽros capable de dominer lÕenvironnement et de faonner le paysage selon les besoins de sa famille. Il laboure, Žtend ses terres par la force de son travail, sa tŽnacitŽ et son inventivitŽ : Ç lorsque ses fils

1

ClŽop‰tre ATHANASSIOU-POPESCO, ReprŽsentation et miroir : essai psychanalytique sur la naissance de la reprŽsentation et son rapport avec lÕimage observŽe dans le miroir, Paris, Ed. Popesco, 2006, p.57. 2 Jacques BRIL, La Mre obscure, Bordeaux-Le-Bouscat, LÕEsprit du Temps, coll. Perspectives psychanalytiques, 1998, p.98. 3 Ibid. 4 BŽnŽdicte LANOT, Ç Le Complexe dÕIsaac È, op. cit., p.38. 5 RenŽ ZAZZO, Ç Jumeaux È, Encyclopaedia Universalis, version Žlectronique.

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furent en ‰ge dÕaller ˆ lՎcole, Victor-Flandrin dŽcida de tracer lui-mme un chemin traversier qui coupait ˆ travers ses champs [É] Ainsi ses enfants nÕauraient plus que trois kilomtres ˆ parcourir chaque matin et chaque soir. È (LN, 100). MarquŽ par ses nombreux veuvages, il cumule les Žpouses qui trouvent leur place sur ses terres et poursuivent, successivement, la filiation gŽmellaire, issue dÕune sexualitŽ qui ne faiblit pas avec lՉge. En revanche, les compagnes de Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup sÕamenuisent au fil des temps, ˆ la force et ˆ la vitalitŽ de MŽlanie succdent des femmes dont la Ç disgr‰ce et la dŽtresse [É] touch[ent] Victor-Flandrin È (LN, 133). Le dŽsir se loge dans lÕincongru ou lÕallochtone. Blanche, ceinte de sa terreur du monde, ou ElminthePrŽsentation-du-Seigneur-Marie, Ç absolument privŽe de toute pilositŽ È (LN, 214), sont Žlues en raison mme de leur singularitŽ : Ç Il la trouvait tout simplement Žtrange, - mais la veine bleue qui serpentait ˆ sa tempe lui parut remarquable. È (LN, 215). Rappelons que, comme le signale Tobie Nathan1, dans le cadre de la prohibition de lÕinceste, le trop proche est assimilŽ au trop lointain. LÕunion avec Ç lՎtrangre È, celle qui ne fait pas partie de la communautŽ, est aussi souvent prohibŽe que le mariage avec sa propre sÏur, tant les rgles de la prohibition culturelle de lÕinceste organisent doublement lÕidentitŽ du groupe en dŽfinissant, dans un mme mouvement et pour tout individu, une structure dichotomique du groupe pouvant se rŽsumer dans les cultures par le terme Ç dÕhumain È ou de Ç barbare È. Ainsi, le choix de lÕobjet amoureux oscille toujours entre deux p™les Žgalement excessifs, entre une extrme exogamie et une endogamie incestueuse. Seule Ruth, correspond ˆ la sortie du monde sauvage de Terre Noire. LÕaimŽe est lՎtrangre dont la langue maternelle pousse ˆ lÕextŽrioritŽ, Ç Ruth en Žtait le point dÕappui et dՎquilibre, ou plus exactement le point focal o convergeaient toutes choses, tous lieux et tous visages pour prendre pause dans la douceur du monde. È (LN, 263). Ce que Nuit-dÕOrGueule-de-Loup connait avec Ruth est une sexualitŽ humanisante, dans le sens Žtymologique de Ç sectus È, qui assure la coupure et rappelle la limite entre le sacrŽ et le profane dans une rencontre qui en appelle au langage.

Victor-Flandrin est porteur dÕun nom qui se donne en hŽritage, se rappelle ou sÕaffirme lorsque lՎmoi amoureux de son petit-fils Beno”t-Quentin le fait vaciller dans lÕoubli : Ç " CÕest votre tour maintenant, prŽsentez-vous. Ð JeÉ je ne sais plusÉ ", avoua Beno”t-Quentin compltement dŽroutŽ [É] " Il sÕappelle Beno”tQuentin. Beno”t-Quentin PŽniel ", annona dÕune voix calme Nuit-dÕOr-Gueule-

1 Tobie NATHAN, Ç Il y a quelque chose de pourri au royaume dÕÎdipe ! È, Les Enfants victimes dÕabus sexuels, Paris, PUF, 1992, p. 19-36.

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de-Loup [É] LÕarrivŽe de son grand-pre libŽra soudain Beno”t-Quentin de sa frayeur et de sa honte [É] Voilˆ, lui aussi il avait un nom, et une famille. È (LN, 243). Dans un monde qui se fragmente, les traits de la personnalitŽ de NuitdÕOr-Gueule-de-Loup fonctionnent comme des valeurs sžres. En dŽfiant le temps et les ravages de lՉge, il reste immuable : Ç Le temps avait moins que jamais prise sur lui et cՎtait ˆ pas de gŽant quÕil traversait les jours È (LN, 262), il Ç allait vaille que vaille, marchant bien droit et toujours travaillant dur. Il durait, dans les marges du temps È (NA, 72). Indestructible, il est Ç celui que la mort avait rejetŽ. Et la vieillesse semblait ne pas vouloir de lui davantage È (NA, 53), il conserve avec sa chevelure sa vitalitŽ et sa puissance : Ç Le temps perdurait en lui dÕune faon Žtrange ; le temps sÕacharnait contre son cÏur et sa mŽmoire, mais semblait Žpargner son corps. Il se tenait toujours aussi solidement plantŽ sur la terre, et pas un seul cheveu blanc nÕavait poussŽ sur sa tignasse brune. È (NA, 351). Alors que tout autour de lui se transforme, se dŽtruit et Žvolue, il reprŽsente un point dÕancrage qui sÕincruste dans les lieux de Ferme-Haute malgrŽ les amŽnagements successifs. SŽdentaire, il est la mŽmoire du lieu : Ç lÕombre du patriarche persistait malgrŽ tout ; une grande ombre jetŽe comme un tain de nuit dÕor contre les murs, les volets, les portes et les meubles. Bien quÕarrachŽe ˆ son passŽ la Ferme-Haute gardait mŽmoire. È (NA, 55). Nuit-dÕOrGueule-de-Loup meurt ˆ cent ans, conformŽment ˆ la prophŽtie de sa grandmre. Patriarche, chne aux branches rompues, il reste pourtant le tronc sur lequel viennent se greffer tous les noms que sa mŽmoire souffrante ne voulait plus Žvoquer au moment de sa mort. Les ramifications prennent place et font Žcho ˆ lÕarbre gŽnŽalogique qui est reproduit au dŽbut du roman Nuit-dÕAmbre. Lorsque la guerre inscrit une pŽriode historique qui conduit ˆ la dissolution progressive de la famille, Terre-Noire reprŽsente encore un des repres fondamentaux pour les membres de la famille. En dehors de cette matrice protectrice la vie semble difficile ou inconcevable, et aller dans le monde signifie prendre part aux hostilitŽs. Laurent Demanze1, dans sa thse, indique bien que le groupe, la tribu pourrait-on dire au sujet des PŽniel, est marquŽ des dŽparts qui Žmiettent son identitŽ groupale, passant dÕun rŽcit fondateur ˆ un rŽcit de soi.

LՎvolution se joue sur le versant de la catastrophe et du renversement.

LÕentrŽe dans lÕhistoire ne se fait pas par lՎcriture, mais par une parole inarticulŽe : le cri se fait sillon sur le visage, tranchŽe dans le sol, faille dans la psychŽ des survivants de la Shoah. Avec Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup, Sylvie Germain problŽmatise le passage entre les registres du merveilleux et du 1

Laurent DEMANZE, GŽnŽalogie et filiation : une archŽologie mŽlancolique de soi. Pierre Bergounioux, GŽrard MacŽ, Pierre Michon, Pascal Quignard, Thse de Doctorat, sous la direction de Dominique Viart, UniversitŽ Lille III, 2004, [dactyl.].

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rŽalisme, du temps mythique et historique, et sÕinscrit dans le questionnement de la littŽrature franaise du XXe et XXIe qui traite la question de la transmission et de ses troubles, ˆ travers des rŽcits qui Žvoquent la mort ou le deuil du pre. Une autre rhŽtorique et une nouvelle symbolique du corps paternel se font jour, qui traduisent les effets de la guerre ou Žvoquent un monde ˆ jamais disparu : Ç celui dÕun commerce qui nÕest plus " quÕune survivance qui dispara”trait avec lui " chez Annie Ernaux1, dÕun monde rural balayŽ par la Grande Guerre chez Bergounioux, Michon, Rouaud et Claude Simon avant eux2, puis par les coups de boutoir des sociŽtŽs industrielles et urbaines. È. Sylvie Ducas, poursuit que ces rŽcits : nÕorganisent donc jamais le passŽ du pre pour en faire un modle ni pour en tirer une leon ou une Žthique, ils visent juste ˆ restituer ce qui nÕest plus, pour mieux pointer du doigt ce qui a disparu en termes de repres, de valeurs, de rŽfŽrences, de croyances collectives, les pres ayant cessŽ dՐtre les garants dÕune idŽologie pour nՐtre plus que les victimes de la faillite historique des pensŽes du progrs.3

II- 2 LՐtre de la dissolution II-2.A Des corps fragmentŽs La

gŽnŽalogie

des

PŽniel

commence

par

une

prŽsence

paternelle

Žvanescente et silencieuse qui dispara”t selon le mme principe empreint de discrŽtion. Laurent Demanze Žcrit ˆ ce sujet : Le premier homme est un tre si dŽpourvu de densitŽ quÕau moment de mourir, ˆ ce moment qui souvent chez Sylvie Germain rŽvle le secret profond des tres et dit, par la transformation qui les bouleverse, leur essence dŽrobŽe, le voilˆ qui devient transparence vitrifiŽe. Or aussit™t aprs, il se change en plomb et devient matire opaque et dense. Manire de dire que cette inconsistance premire vaut comme insistance, et que cette Žvanescence se fait fardeau.4

Pourtant cette disparition, sans bruit ni heurt, si pesante soit-elle, se situe dans un temps qui nÕest pas encore affectŽ par le dŽluge de la guerre. La mort saisit un homme ˆ la barre de son nouveau chaland Ç Ë la Gr‰ce de Dieu È (LN, 23), laissant dans sa transparence soudaine advenir le fils, facilitant la passation : ˆ Ç partir de ce jour ThŽodore-Faustin reprit la place du pre ˆ la barre de la pŽniche È (LN, 26), Ç corps second du pre È (LN, 27). Le corps paternel se tient 1

Annie ERNAUX, La Place, Paris, Gallimard, 1984, p.90. Pierre BERGOUNIOUX, La Maison rose, Paris, Gallimard, 1987 ; LÕOrphelin, Paris, Gallimard, 1992 ; La Toussaint, Paris, Gallimard, 1994, Pierre Michon, Vies minuscules, Paris, Gallimard, 1984 ; Jean Rouaud, Les Champs dÕhonneur, Paris, Minuit, 1990 ; Des Hommes illustres, Paris, Minuit, 1993 ; Pour vos cadeaux, Paris, Minuit, 1998 ; Sur la Scne comme au ciel, Paris, Minuit, 1999 ; Claude Simon, LÕAcacia, Paris, Minuit, 1989. 3 Sylvie DUCAS, Ç Pre ou fils de ses Ïuvres È, Relations familiales dans les littŽratures franaise et francophone des XXe et XXIe sicles. La Figure du pre, op. cit., p. 182. 4 Laurent DEMANZE, Ç Le Diptyque effeuillŽ È, Roman 20-50, n¡39, op. cit., p.64. 2

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droit dans la mort, il Ç se dressait comme ˆ lÕaccoutumŽe, attentif ˆ la barre È (LN, 24), en Žtroite rŽsonance avec le monde animal sensible ˆ la destinŽe humaine. Ç Il y eut bien pourtant ce mouvement Žtrange des trois btes qui ensemble, sÕarrtrent un instant et tournrent la tte vers leur ma”tre È (LN, 24) semblant renforcer la ressemblance du regard du dŽfunt avec celui de ses chevaux. Sur le lit de mort cependant, son visage se donne ˆ voir Ç en fragments È, rŽsultat Ç dÕun jeu mouvant de papiers dŽcoupŽs et recollŽs [É] È (LN, 26), annonciateur de la dispersion des fils et de lÕeffeuillement du livre ˆ venir. En mlant lÕHistoire abstraite ˆ lÕHistoire rŽelle, concrte et vŽcue, Le Livre des Nuits et Nuit-dÕAmbre dŽploient, en une imposante fresque, la succession des conflits guerriers qui se perpŽtuent et qui, gŽnŽration aprs gŽnŽration, fauchent les hommes et ensanglantent les familles. Ç La Grande Histoire avec sa grande hache È1 fait son travail de sape en rgle pour disloquer le corps des pres qui se mlent ˆ la boue des champs labourŽs de tranchŽes, ou qui, enchevtrŽs ˆ dÕautres corps indiffŽrenciŽs, deviennent cendres et fumŽe. Ces pres ne cessent alors de hanter la pensŽe des survivants qui sÕaccrochent ˆ une mŽmoire trouŽe et ˆ une image morcelŽe. Ils deviennent errants, sans quÕaucune parole ne souligne leur mort, sans quÕaucun deuil ne puisse sՎlaborer ˆ partir de cet insaisissable. Pierre FŽdida rappelle, en Žvoquant les textes de Sigmund Freud sur la mort et la Grande Guerre de 1914-1918, que ds lors que : les morts sont innombrables, quÕils ne peuvent plus tre comptŽs et reconnus individuellement, il se produit dans lÕhumanitŽ quelque chose dÕaussi considŽrable quÕune transformation du langage : non seulement on ne peut plus nommer la mort, mais encore on ne peut non plus avoir accs au deuil, tel que le deuil Žtait portŽ par les rituels de la civilisation.2

La guerre, communŽment appelŽe la Grande Guerre, a ŽtŽ Ç la premire dans lÕatrocitŽ de la blessure faciale, aggravŽe par lÕusage dÕarmes modernes - obus, grenades, balles explosives -, la proximitŽ des camps ennemis dans cette guerre de tranchŽes et son enlisement dans quatre annŽes de conflit È3. Les Žcrivains de la Premire Guerre mondiale, sidŽrŽs par la quantitŽ de cadavres sur les champs de bataille : focalisent leur tŽmoignage sur les monceaux de corps qui saturent la paysage : Le Feu de Barbusse dŽbute par la vision dÕapocalypse, celle de masses informes de

1

Georges PEREC, W ou le souvenir dÕenfance, Paris, Deno‘l, 1975, p.79. Pierre FƒDIDA, Ç LÕOubli, lÕeffacement des traces, lՎradication subjective, la disparition È (2001), Humain/dŽshumain. Pierre FŽdida, la parole de lÕÏuvre, Pierre FŽdida et al., Paris, PUF, coll. Petite bibliothque de psychanalyse, 2007, p.17. 3 Sylvie DUCAS-SPAES, Ç Lazare dŽfigurŽ : les reprŽsentations littŽraires des " gueules cassŽe " de 14-18 È, ParticularitŽs physiques et marginalitŽs dans la LittŽrature, op. cit., p.165-166. 2

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soldats noyŽs dans la boue ; Les Croix de bois de Dorgels ne cesse dÕassimiler le champ de bataille ˆ un gigantesque cimetire balisŽ de croix et de tombes ; Delteil comptabilise cliniquement les tuŽs de Verdun ; Giono, dans Le Grand Troupeau, se rappelle avec obsession dÕune terre dŽgorgeant de morts.1

Sylvie Germain suggre la rapiditŽ de lÕobus qui tombe et, soudainement, pulvŽrise les corps, dorŽnavant masses informes livrŽs ˆ la disparition. Le corps du pre soldat subit alors le mme sort que celui dÕOrphŽe, Ç lapidŽ puis dŽpecŽ et dŽmembrŽ par les mŽnades ivres de haine et de passion. Du corps suppliciŽ il ne demeurera rien. [É] ses lambeaux [ŽparpillŽs] ˆ travers champs. È (C, 38). La guerre dŽtruit la crŽation divine, dŽgrade et anŽantit le principe originel. La boue, symbole de la matire primordiale et fŽconde dÕo lÕhomme, selon le principe biblique, fut tirŽ, devient matire o lÕhomme se dissout ˆ nouveau. Elle nÕest plus de terre et dÕeau, mais dÕhumeur sanguine qui dŽtŽriore ses composants, Ç La boue des tranchŽes ne rougissait que du sang des hommes È (TM, 69), et accueille pareillement alliŽs et ennemis, confondus dans leur dispersion. Les pres et leurs fils se succdent dans ce grand marasme, laissant planer la certitude de la conspiration. Ainsi la guerre, en fidle compagne, marque la vie dÕAlo•se. Enfant Ç dÕune permission È, elle na”t orpheline Ç [É] quand elle naquit son pre Žtait dŽjˆ mort, englouti dans une des innombrables tranchŽes de la Grande Guerre È (EM, 209) puis, elle se retrouve veuve dÕun mort qui Ç nÕavait jamais reu de sŽpulture, il avait ŽtŽ portŽ disparu. È (EM, 84), Ç La mort du lieutenant Morrogues ne faisait aucun doute, et pourtant son cadavre nÕexistait pas. È (EM, 85). De mme le mari de DŽborah, Boleslaw Rozmaryn, meurt quelques Ç jours avant lÕarmistice [É] dŽchiquetŽ par un obus et son corps englouti dans la boue. Dans la vie de DŽborah Žtait entrŽ un nouveau mort sans corps ni sŽpulture È (TM, 69). Tant de fils et de filles ne peuvent pas, ˆ lÕinstar du personnage de Claude Simon dans LÕAcacia, Ç sÕappuyer sur un contact direct avec le pre pour construire son tombeau ou sa figure : il[s] ne dispose[nt] que de traces, de signes, et mme la dŽpouille paternelle nÕest pas localisable. È2. Leur dislocation ne peut tre rapprochŽe de celle des tres illustres dont Sylvie Germain Žvoque le destin, et qui tels Mo•se, Elie ou le Christ disparaissent Ç sans laisser de traces, hormis celles de leurs paroles et de leurs actes È (CM, 156). LÕabsence de sŽpulture du pre demande ˆ DŽborah de se saisir de restes dŽrisoires, fragiles reliques, qui favorisent lՎvocation de la mŽmoire du disparu auprs de ses filles. En rŽfŽrence ˆ Michel de Certeau qui conoit Ç la narrativitŽ qui enterre les morts comme moyen de 1

Ibid. Bernard HEIZMANN, Ç Tels fils, tel pre : fabrique du pre dans trois romans contemporainsÈ, Le Roman au tournant du XXIe sicle, Bruno Blanckeman, Aline Mura-Brunel et Marc Dambre (dir.), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p.236. 2

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fixer une place aux vivants È1, il est possible de dire, avec Janine Altounian, que lÕabsence de localisation physique du disparu signifie Žgalement une absence Ç de dŽlimitation entre les morts et les vivants È2. Ainsi, lÕignorance de Ç lÕendroit prŽcis de son enfouissement È (EM, 84) transforme le corps du fils en lieu de lÕensevelissement du pre. Ferdinand est alors envoyŽ en sacrifice pour faire exister la mŽmoire dÕun homme ŽlevŽ au statut de hŽros, inatteignable parce que ŽlevŽ au rang du Christ, inattaquable parce que mort, vaillant hŽros Žternellement jeune et beau. Or, lՎpoux Ç explosŽ et disparu sans laisser de traces [É] sorte de monstre, tout simplement È ne semble pouvoir engendrer quÕun Ç ogre blond comme la vermine sort en grouillant du ventre des btes pourrissantes et puantes È (EM, 140). La boue, qui, au moment de lÕadolescence charge lÕhŽritier de lՎtat de dŽcomposition des champs de bataille, lÕemplit de pulsions sexuelles destructrices : Cette boue incandescente qui se soulevait par ˆ-coups dans ses entrailles, dans ses reins et son cÏur. ƒtait-ce celle o son pre sՎtait dŽcomposŽ, ou bien celle de sa propre enfance soudain noyŽe, souillŽe et engluŽe de larmes ? (EM, 85)

Matire qui, en sa puissance, attire le fils qui, ˆ la fleur de lՉge, nÕaura dÕautre destin que de Ç tomb[er] dÕune masse sur la terre grasse È (EM, 86). La guerre efface le patronyme et renforce la dŽconstruction de lÕimage du pre, fragmentŽe et hypothŽtique. Sylvie Germain insiste sur cette perte qui affecte tous ceux qui ont vŽcu, souffert et hŽritŽ de la guerre. LÕabsence de nom ne concerne pas seulement les assassins, qui ne peuvent plus en porter Ç comme si la cruautŽ, le crime [É] perdaient tous les noms È (NA, 162), elle prŽfigure Žgalement lÕanonymat de la disparition parmi des milliers dÕautres soldats, Ç LÕHistoire nÕa que faire du nom des enfants morts, sanglotŽs par les soldats dŽchus. È (NA, 164). Ainsi les noms des personnages peuvent-ils nÕappara”tre que tardivement dans le rŽcit : Ç On avait gravŽ son nom sur le monument aux morts de la commune, entre Roncel ƒmile et Ruchier Albert. Son nom aux inflexions mŽlodieuses, Boleslaw Rozmaryn. È (TM, 70). Avec le nazisme survient

ce

que

Pierre

Legendre

prŽsente

comme

Ç lÕavnement

dÕune

conception bouchre de la filiation È qui, dans son programme scientifique dÕextermination des Juifs, constituait dans son principe Ç la dŽroute du systme rŽfŽrentiel europŽen tout entier È plaant Ç lÕidŽe mme de la filiation È3 du c™tŽ du corps. Ë Dachau, o se retrouve ThadŽe, Ç [É] le nom des hommes se 1

Michel DE CERTEAU, LՃcriture de lÕhistoire, Paris, Gallimard, 1975, p.118. Janine ALTOUNIAN, Ç ƒpouvante et oubli : la littŽrature comme sauvetage de la figure du pre È, LÕOubli du pre, Jacques AndrŽ et Catherine Chabert (dir.), Paris, PUF, coll. Petite bibliothque de psychanalyse, 2004, p.37. 3 Pierre LEGENDRE, Le Crime du caporal Lortie. TraitŽ sur le Pre, Paris, Fayard, 1989, p.19. 2

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retournait et sÕeffondrait en numŽro [É] Un homme, parmi des milliers dÕautres, parmi des millions dÕautres, venait de dispara”tre, [É] un chiffre dՐtre rayŽ de la longue liste de numŽro. È (NA, 103, 104, 105). Si lÕon se rŽfre aux vers de Goethe, citŽs en adage par Freud comme modalitŽs de transmission psychique : Ç Ce que tu as hŽritŽ de ton pre, acquiers-le pour le possŽder È1, les enfants ont avant tout, dans le cas prŽcis des gŽnocides, ˆ trouver Ç tous les moyens dÕexpression susceptibles de le dŽnoncer en deˆ et au-delˆ de son Žclatement, afin dÕen inscrire et transmettre les traces dans une continuitŽ symboliquement reconstituŽe È2. Jeanine Altounian qui travaille sur les consŽquences du gŽnocide armŽnien et sÕinterroge sur la faon dont va pouvoir sÕorganiser chez les descendants ce rapport au pre qui a ŽtŽ Ç victime dÕun dŽfi ˆ toute loi, dŽsavouŽ par le silence du reste du monde È, Žcrit : Ce matŽriau brut, sŽdimentation du trauma parental dans le psychisme de lÕenfant doit en effet tre utilisŽ, mis en activitŽ, exploitŽ par lui tel un gisement explosible ˆ dŽsamorcer. Il doit se transformer en matire ˆ reprŽsentation, ˆ nomination, pour que soit enfin levŽe lÕhypothque de son pesant fardeau. 3

La dŽsaffiliation se poursuit lors de la guerre dÕAlgŽrie. Ë Marseille, avant lÕembarquement pour Alger, les noms des Ç appelŽs È - nous pouvons dÕailleurs nous demander si le terme de Ç criŽs È ne conviendrait pas mieux ? deviennent : des noms dŽbitŽs comme ˆ coups de hache qui disloquant pour mieux la reformer. Ë chaque cri un un instant de la masse puis redisparaissait dans le Des noms par dizaines, par centaines, hurlŽs de immense abŽcŽdaire. (NA, 140)

cognaient dans la meute, la homme se levait, se dŽtachait tas dŽjˆ constituŽ par lÕappel. A ˆ Z. La cour nՎtait quÕun

Les noms ainsi dŽcomposŽs se consument en syllabes non rŽfŽrŽes ˆ un sujet dans et par la parole. Crve-CÏur devient Žtranger ˆ lui-mme. Il doit dŽlaisser le nom attribuŽ par Ç ceux qui Žtaient devenus ses proches È, Ç ici un tel nom Žtait inavouable, imprononable È, et se voit contraint dÕendosser, en mme temps que lÕuniforme, celui de Yeuses Adrien. Ç Mais ce nom lui Žtait Žtranger, il lui serrait la gorge autant que ses lourds croquenots de soldat qui lui blessaient les orteils. È (NA, 140). Soldat, il perd son nom adoptif, ou plut™t, celui-ci nÕa plus dÕimportance Ç car il ne lÕancre plus dans une lignŽe È4. Comment parler en son nom sÕil sÕagit de parler au nom dÕun pre dont lÕinexistence ne promeut aucune rŽfŽrence mais fait effraction dans les reprŽsentations de lÕintŽressŽ ? 1

Johann Wolfgang Von GOETHE (1773-1831), vers 682-4, Faust et Le second Faust, traduction GŽrard de Nerval, Paris, Garnier Frres, 1969, p.43. 2 Janine ALTOUNIAN, La Survivance. Traduire le trauma collectif, Paris, Dunod, 2000, p.137. 3 Ibid., p.137. 4 Denis VASSE, Inceste et jalousie, Paris, Le Seuil, 1995, p.89.

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Adrien Yeuses devient un porte-nom quÕil ne peut assumer dans une position subjective. Cette impossibilitŽ ˆ parler au monde ˆ partir de lui-mme dŽstabilise son lieu dՎnonciation et violente lÕespace du discours de celui qui ne se pensait pas lÕenfant de cette filiation-lˆ. Ce dŽplacement de lՐtre constitue une entrŽe facilitant lÕacte de torture quÕil infligera ˆ lÕenfant Bela•d. Les incommensurables dŽg‰ts humains causŽs par les deux grands conflits mondiaux du XXe sicle ont entra”nŽ un bouleversement du fil de la transmission que SŽverine Bourdieu dŽcrit de la faon suivante : Les deux guerres qui ont ensanglantŽ le sicle ont donc profondŽment modifiŽ les liens de paternitŽ et ont entra”nŽ une inversion des r™les : les enfants de la troisime gŽnŽration, qui nÕont connu directement aucune tragŽdie majeure, ont dž prendre en charge les orphelins qui les avaient engendrŽs.1

Patrick Modiano dans Les Boulevards de

ceinture fait ce mme constat

concernant le renversement des valeurs : Nagure, on observait le phŽnomne inverse : les fils tuaient leur pre pour se prouver quÕils avaient des muscles. Mais maintenant, contre qui porter nos coups ? Nous voilˆ condamnŽs, orphelins que nous sommes ˆ poursuivre un fant™me en reconnaissance de paternitŽ. Impossible de lÕatteindre. Il se dŽrobe toujours.2

Faut-il croire Colette qui, dans Les Heures longues3, dŽcle chez les soldats du front une Ç crise dÕorphelinisme È qui leur fait rechercher dans le mariage une mre plus quÕune amante ? Charlam, dans une Žvocation trs brve de son enfance, signale lÕomniprŽsence des guerres : Ç il en a sa claque des carnages, la Premire Guerre mondiale a jetŽ sa grande ombre sur son adolescence, la seconde, vingt ans plus tard, a ranimŽ cette ombre, encore plus lourde et suffocante, puis se sont rŽpandues les guerres de dŽcolonisation. È (In, 206). Le ressenti de saturation, face aux tueries et massacres divers, marque lÕhomme dÕun relativisme qui brouille les cartes des responsabilitŽs et Žvince toute espŽrance en lÕhumanitŽ : [É] il est que le souffre-douleur dÕun jour se mue en tortionnaire ds que lÕoccasion sÕen prŽsente [É] il sait que lÕhumanitŽ nÕest ni bonne ni intelligente, quÕelle se compose dÕun ramassis dՐtres indŽcis, versatiles et Žgo•stes. (In, 207)

En analysant lÕAcacia de Claude Simon et lÕÏuvre de Pierre Bergounioux, Dominique Viart Žcrit que les pres, Ç nÕapparaissent plus comme garants dÕun

1

SŽverine BOURDIEU, Ç Un air de famille : lÕhistoire familiale ˆ lՎpreuve de la mŽmoire et des photographiesÈ, Relations familiales dans les littŽratures franaise et francophone des XXe et XXIe sicles. La Figure du pre, op. cit., p.299. 2 Patrick MODIANO, Les Boulevards de ceinture, Paris, Gallimard, 1972, p.151. 3 COLETTE, Ç La chambre ŽclairŽe È, Les Heures longues, Paris, 1917.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

systme de pensŽe, mais comme les victimes dÕune Histoire qui sÕest jouŽe dÕeux [É]. Les figures parentales sont destituŽes de leur valeur paradigmatique. Ce sont des identitŽs mal Žpanouies, incertaines, inachevŽes. È1 II-2.B Les principes de lՎvanouissement Hors temps de guerre, le pre peut,

comme Martin, Ç trŽpasser loin de

tout et de tous, dispara”tre aussi bien de la surface de la terre que de son ventre dÕhumus. Oui, quitter la terre radicalement, sans fleurs ni couronnes, sans tombe et sans urne, sans la moindre trace. È (CM, 254). Le filleul dÕAdrienne

exprime

cette dernire volontŽ ˆ Laudes comme pour poursuivre sa disparition en tant que pre, causŽe par ce quÕil nomme Ç la perte de ses fils È. Il Žlabore son projet comptant sur lÕaide des oiseaux, gardiens des morts sans sŽpulture : quand ceux-lˆ mÕauront dŽpecŽ, dŽvorŽ jusquÕau dernier lambeau de chair, il se trouvera bien un gypate pour disloquer mon squelette et emporter mes os dans son repaire, les fracasser contre les rochers et enfin les manger. Alors, de moi, tout sera consommŽ. (CM, 256)

ConformŽment ˆ son souhait, Laudes conduira son ami prs dÕun sommet, rappelant le film La ballade de Narayama2 du cinŽaste japonais Shohei Imamura, dans lequel une vieille dame, Orin-Yan, se prŽpare au dŽpart pour se rendre au sommet de la montagne susnommŽe o elle pourra mourir pour ne pas tre ˆ la charge de la

communautŽ. Aucune Antigone,

Ç fillette qui pousse des

lamentations aigu‘s, comme fait un oiseau affolŽ È, pour le rappeler aux vivants, Ç Martin a ŽtŽ portŽ disparu. " PortŽ disparu " : lÕexpression lui convenait bien. Ni son ancienne femme ni son fils ne se sont prŽoccupŽs de le faire rechercher È (CM, 257).

Dans leur Žvanescence, les pres demandent une Žlaboration ˆ partir de leur absence totale. AurŽlien, personnage de Hors Champ vouŽ ˆ lÕeffacement, est conu par un gŽniteur ˆ lÕapparition sauvage et silencieuse, Ç Entre chien et loup È (HC, 15). Du fait de son absence, le rŽcit maternel conserve lÕexaltation de lՎtreinte amoureuse : Ç Ils seraient restŽs longtemps ainsi, immobiles et silencieux, sÕenivrant de la semi-obscuritŽ o leurs corps peu ˆ peu se fondaient lÕun en lÕautre [É] (HC, 15) et elle crŽe un Ç dispositif textuel qui tourne autour dÕun objet inatteignable È3 puisque disparu, mais hissŽ ˆ la hauteur du mythe. Le 1

Dominique VIART, Ç Filiations littŽraires È, La Revue des lettres modernes, Ç ƒcritures contemporaines 2, Žtat du roman contemporain È, Paris-Caen, Minard- Lettres modernes, 1999, p.121. 2 Narayama bushiko, 1983. Palme dÕor au festival de Cannes 1983. 3 Bernard HEIZMANN, Ç Tels fils, tel pre : fabrique du pre dans trois romans contemporains È, Le Roman au tournant du XXIe sicle, op. cit., p.237.

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pre ne peut cependant prendre corps dans la conscience filiale. ætre incertain, composŽ ˆ partir de matŽriaux mnŽsiques sensoriels, dÕun temps rŽtrŽci et intense, il est un condensŽ de fantasmes et dÕeffluves. Plus quÕune stature et plus quÕune voix, le souvenir du pre rŽside dans lÕinsaisissable sensualitŽ du volatil, odore del padre, savamment alimentŽ par le souvenir amoureux de la mre qui se joue des mŽtaphores vŽgŽtales, en Žvacuant toute prŽsence humaine corporelle pour traduire la gamme aromatique de son amant. Ç Il Žmanait de cet homme une odeur ˆ la fois amre et miellŽe, riche dÕun arriregožt de poivre, dÕherbe humide, de gŽranium et de fumŽe de feu de tourbe. È (HC, 16). DemeurŽ anonyme, Ç Comment aurait-elle pu savoir quel Žtait son nom, puisque ni lui ni elle nÕavaient profŽrŽ un seul mot pendant leur long embrassement È (HC, 16), le bel inconnu se dŽdouble selon le principe de la reproduction qui attribue au fils le soin de faire perdurer la prŽsence de lÕabsent : Ç elle lÕavait retrouvŽ, en miniature et quelque peu diffŽrenciŽ, dans le fils quÕelle avait mis au monde neuf mois plus tard È (HC, 16). LÕ Ç homme odeur È (HC, 139) est figurŽ dans un cadre par une image florale reprŽsentant une anŽmone, symbole de lՎphŽmre. Cette fleur, rappellent Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Ç est dite na”tre du vent et tre emportŽe par lui. Elle Žvoque un amour soumis aux fluctuations des passions et aux caprices du vent. [É] elle montre aussi la richesse et la prodigalitŽ de la vie en mme temps que sa prŽcaritŽ È1. La puissance venteuse de lՎtymologie grecque marque le destin du fils dont la mŽtamorphose rapide accentue la caractŽristique paternelle dans les diffŽrents espaces de la sensorialitŽ. AurŽlien perd son odeur, sa Ç peau ne tient pas du tout les parfums... È (HC, 65), son corps Ç sÕestompe aux sens des autres È (HC, 173), sa voix devient Ç inaudible ˆ tout autre que lui È (HC 157), alors que sa Ç sensibilitŽ olfactive È (HC, 150) sÕaccroit jusquÕau dŽsagrŽment. Ainsi, celui dont la conception fut marquŽe par le souffle, Ç Est-ce [É] avec un courant dÕair, quÕ [elle] a conu son fils ? È (HC, 15), sera chassŽ de lÕexistence comme un simple insecte, par Ç un violent courant dÕair È dont le souffle expulse AurŽlien Ç hors du salon en mme temps que la mouche. Il part se perdre dans le vent, il dŽrive au-dessus des toits, et bient™t il se dissout dans la pluie de grle qui sÕabat brutalement avec un bruit de grelots È (HC, 194), condensant dans sa disparition son principe originel basŽ sur lՎvanescence dÕun unique souffle qui Ç enlace È (HC, 194). La transmission de la vie semble sՐtre diffusŽe sans ancrage suffisant, au point que pse sur lÕenfant le poids de lÕinconsistance qui lÕassigne ˆ une seule place, donner corps ˆ un pre composŽ dÕeffluves. Alors

1

Jean CHEVALIER, Alain GHEERBRANT, Ç AnŽmone È, Dictionnaire des symboles, op. cit., p.43.

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que dÕautres fils Žtouffent ˆ trop avoir ˆ absorber lÕabsence fantomatique, AurŽlien est absorbŽ par cet ailleurs dŽrŽalisant. Dans OpŽra muet, Gabriel trouve un support de reprŽsentation assez surprenant pour une figure paternelle dont, nulle part ailleurs, il nÕest fait allusion. Ç Les villes comme les corps, ont une odeur. Ont une peau. È (PP, 23) et les faades des immeubles se dressent parfois comme autant de stles funŽraires pour Žvoquer le souvenir des absents. Cette idŽe est exposŽe dans ƒclats de sel au sujet de Brum, Ç si prŽsent dans son absence, si chuchotant dans son silence, voici quÕil se dressait face ˆ Ludv’k, lui faisait front, de faon incongrue, dŽroutante, ˆ travers la faade pourtant bien banale de la maison o il avait vŽcu. È (ES, 162). LÕimmeuble, qui condense ˆ la fois la soliditŽ minŽrale et la menace de la destruction que souligne Baudelaire Ç JÕhabite pour toujours un b‰timent qui va crouler, / un b‰timent travaillŽ par une maladie secrte È1, convient parfaitement ˆ la figuration de lÕimage paternelle menacŽe de disparition. La maladie secrte qui Ç travaille le corps social È2 se propage en quatre temps3 et vingt-trois sŽquences qui composent la nouvelle. Autant dÕactes et de scnes nŽcessaires pour accompagner lÕÏuvre de destruction dÕun immeuble et lÕanŽantissement de sa peinture murale, une fresque publicitaire du docteur Pierre ventant les mŽrites dÕune p‰te dentifrice. Concomitante ˆ la crise majeure que subit Gabriel, cette dŽmolition rŽactive un vŽcu de perte destructurante, faille intime du personnage solitaire. Pour Mariska KoopmanThurlings, Ç la contemplation du visage de la fresque publicitaire, marque la phase prŽÏdipienne du hŽros, dans la mesure o elle symbolise la contemplation du visage de la mre par un petit enfant È4. La rŽfŽrence aux travaux de Winnicott et ˆ ceux de Jacques Lacan sur Ç le stade du miroir È, qui semble pertinente pour offrir une grille de lecture pour de nombreux passages de lÕÏuvre de Sylvie Germain, ne nous para”t pas ici des plus judicieuses. Si la contemplation Žvoque la concentration de lÕesprit sur la faade, il sÕagit moins dÕaccŽder ˆ la rencontre que de se protŽger de cette dernire gr‰ce ˆ sa fonction dՎtayage. Nous concevons le Docteur Pierre comme substitut dÕune figure paternelle qui rassure par la reprŽsentation constante dÕun sourire dÕune douce bontŽ. Ë la manire des Ç portraits dÕanctres accrochŽs le long des corridors

1 Charles BAUDELAIRE, Ç Sympt™mes de ruines È, inachevŽ. Projet ˆ intŽgrer dans Le Spleen de Paris, Îuvres compltes, Ždition Žtablie par Claude Pichois, Paris, Gallimard, Bibliothque de la PlŽiade, 1975, t. 1, p.372. 2 Dominique VIART, Bruno VERCIER, (2005) La LittŽrature franaise au prŽsent. HŽritage, modernitŽ, mutations, (en collaboration avec Franck Evrard), 2me Ždition augmentŽe, Paris, Bordas, 2008, p. 224. 3 Ë lÕombre du mur, Les fentres, lˆ-bas, Ë perte de vue, Arrt sur image. 4 Mariska KOOPMAN-THURLINGS, Sylvie Germain. La Hantise du mal, op. cit., p.113.

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des manoirs de famille È (OM, 19), le Docteur Pierre constitue une figure protectrice, qui veille sur la vie Ç minime È de Gabriel. Tant™t Ç compagnon È, Ç confident muet È, Ç ange gardien È, il sÕorne, au grŽ des saisons, de lÕinvasion du lierre ou de graffitis qui rŽapparaissent lÕhiver venu. Sa prŽsence, Ç pendant prs dÕun sicle, jour aprs jour È (OM, 24), sÕinscrit dans une temporalitŽ et une constance

qui

repoussent

inaccessibles de la

le

mŽmoire

souvenir

de

lÕabandon

et Žvacuent la

dans

les

mŽandres

crainte de lÕabandon

dans

lÕinconcevable : Ç Gabriel avait lavŽ sa propre mŽmoire, avait puisŽ lÕapaisement de lÕoubli È (OM, 24). La fresque devient Ç visage [É] familier, proche et aimŽ È (OM, 39), support dŽshumanisŽ dÕune affection vagabonde. En raison de lÕusure du temps, son nom progressivement sÕefface, sÕoffrant en rŽbus incomplet quÕil est nŽcessaire de reconstituer en un lent dŽchiffrage : Ç [É] des inscriptions, il ne subsistait plus que quelques lettres, les finales, comme les franges dÕun Žcho. È (OM, 20). P‰le Žnigme filiale dont le nom ne sÕinscrit pas dans le marbre, mais se dŽmantle progressivement, perdant dans le dŽsordre lettre et sens. Ë la transformation nominale du Docteur Pierre, correspond celle de son regard. Le regard mŽlancolique, Ç plein de douceur, lŽgrement absent, comme en allŽ È (OM, 20), se dŽsŽquilibre. Les yeux, Ç devenus vairons È (OM, 23), se brisent pour imposer un regard Ç dÕune extraordinaire fixitŽ [É] regard fou, dÕun condamnŽ È (OM, 48) dont le visage Ç sÕouvre comme un tombeau È (OM, 49) dans le silence imposant dÕune figure paternelle en absence.

Le flot des pres absents, ou en voie de disparition, est constituŽ de pres endeuillŽs dont le vŽcu des pertes se superpose et rŽactive les souffrances et les dŽchirements passŽs. Le roman ImmensitŽs propose, selon Daniela Fabiani, Ç une longue et intense rŽflexion mŽtaphysique sur la misre matŽrielle et morale de lÕhomme et sur le silence de Dieu face ˆ la condition humaine È1 et ce, ˆ travers un ŽvŽnement qui rŽactive les souffrances des deuils du personnage Prokop Poupa. Alain Goulet, dont la lecture de lÕÏuvre romanesque de Sylvie Germain se nourrit des travaux de Nicolas Abraham et Maria Torok sur les notions de cryptes et de fant™mes ainsi que des recherches de Jacques LŽvine, Žcrit que lÕannonce du dŽpart de son fils Olbram Ç provoque en lui douleur et angoisse, et surtout rŽactive la crypte qui sÕest creusŽe en lui ˆ lÕoccasion des deuils successifs qui lÕont coupŽ de son pays dÕenfance, avec les morts de sa

1

Daniela FABIANI, Ç LՃcrivain et ses doubles dans ImmensitŽsÈ, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, op. cit., p.149.

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mre et de sa sÏur [É] È1. Sa vie se dessine dans un environnement de perte gŽographique, sociale et sentimentale : Prokop Poupa Žtait un paria. Autrefois professeur de lettres, il avait ŽtŽ contraint de changer dÕemploi. On lui avait fermŽ toutes les portes de lÕenseignement, de lÕuniversitŽ aux maternelles. En revanche on lui avait ouvert par deux fois les portes de la prison. (Im, 15)

ætre ˆ la marge, le personnage semble se crŽer, comme lÕindique Patrick Piguet, Ç par nŽgations successives de ses diverses raisons sociales, de son lien ˆ lÕenfance, ˆ ses amours ; il nÕest dŽfini que par ce dont il est privŽ comme si la construction du personnage se faisait ˆ rebours, comme si chaque phrase, par sa brivetŽ et sa clausule sche, mimait la nŽantisation du personnage [É] È2. Comme celle de Trakl, la pensŽe de Prokop Ç est hantŽe par ces vies antŽrieures qui se poursuivent en marge du prŽsent, cherchant consolation et ne la trouvant pas. È3. La perte de sa mre a tranchŽ ses racines et dŽplacŽ le centre de gravitŽ de Prokop qui ressort Ç mutilŽ È (Im, 53) de cette Žpreuve. Certes, les racines peuvent tre conues comme Žtant devant soi, symbolisŽes par les enfants, or, ce qui Žtayait Prokop, sÕeffrite par le mouvement inhŽrent liŽ aux enfants qui est celui de grandir et de partir. Dans un temps sans heurt, o Ç les jours se succŽdaient aux jours È (Im, 47), une secousse bouleverse la vie de Prokop, Ç habituŽ aux mauvais coups du sort, Prokop ne se serait jamais attendu ˆ celuilˆ È (Im, 48). Le dŽpart de lÕenfant laisse prŽsager la perte dŽfinitive du fils, horizon de dŽsolation bien connu de Martin dans Chanson des mal-aimants qui, aprs des annŽes de sŽparation, vit des retrouvailles dŽsastreuses avec son fils, Ç Finalement, jÕai perdu celui-lˆ aussi, de fils, conclut Martin avec aigreur. Il nÕa plus jamais cherchŽ ˆ reprendre contact, plus donnŽ de nouvelles. È (CM, 252). Le spectre de la perte dŽfinitive est ˆ lÕÏuvre. La faille, ˆ peine recouverte des deuils passŽs, sÕouvre pour Žvider le sens des histoires racontŽes au fils et dessiner lÕabsence ˆ venir en antichambre de lÕoubli : Ç tu vas oublier ta sÏur et ton pre, tu vas tout oublier dÕici, tu deviendras un Žtranger È (Im, 49). Le nom de la

destination

de Peterborough

se

couvre de lÕombre dÕune

colonie

pŽnitentiaire. Sa propre enfance, quÕil avait nichŽe dans son fils comme rempart ˆ sa mŽlancolie, se retrouve nue, livrŽe ˆ tous les vents. Ç Toute la douleur dՐtre bient™t sŽparŽ de lui, volŽ de son enfance, se concentrait sur cet index tendu È (Im, 50) qui pointe, sur une carte dŽpliŽe, le lieu mme de lÕexil et du

1 Alain GOULET, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fant™mes, op. cit., p.144. 2 Patrick PIGUET, Ç Lyrisme et expŽrience du dŽpouillement È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, op. cit., p.134. 3 Sylvie GERMAIN, Ç LÕEnchanteur ˆ la lyre (dans le sillage dÕOrphŽe et de Georg Trakl) È, La Nouvelle Revue franaise, 518, mars 1996, p.44.

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dŽsastre recommencŽ du naufrage de lÕenfance ˆ tout jamais dŽsertŽe. Pour ce Robinson mŽlancolique de la terre de lÕenfance, le dŽpart du fils fait surgir lÕangoisse liŽe au temps qui chavire. La densitŽ de lՐtre se dŽsagrge ou se liquŽfie Ç ˆ la manire de ces icebergs qui dŽrivent dans les mers glacŽes et qui, lorsquÕils pŽntrent dans des eaux plus chaudes o leur base se met ˆ fondre, perdent leur Žquilibre et soudain se renversent en soulevant des trombes dÕeau dans un formidable fracas de glace disloquŽe. È (Im, 52). Ce dŽsarroi est de la mme nature que celui qui envahit sa sÏur Romana avant son suicide : Ç une dŽtresse dÕenfant abandonnŽ, de tout petit enfant laissŽ pour compte en plein terrain vague, loin de tout, sՎtait emparŽe dÕelle. Elle nÕavait pas rŽflŽchi ; le chagrin qui lÕassaillait lui occultait la raison. È (Im, 185). Les larmes, jusquÕalors enfouies dans lÕoubli, sՎcoulent et diluent lÕencre des mots de Ç grises nŽbuleuses È (Im, 221) mettant ˆ mal les vertus consolatrices du chant du petit chemin ; le temps implose et la conjugaison se fait au futur antŽrieur : Ç Tout sÕimposait dÕemblŽe comme souvenir anticipŽ, tout se faisait par avance nostalgie. È (Im, 70). II-2.C Des pres fous dÕamour et ivres de douleurs

Pres terrassŽs par la disparition des tres chers, Žpouse ou enfant, ils restent sans voix car, Žcrit Sylvie Germain, la Ç souffrance dit mal [É] On sait bien que les gens qui sont dans la souffrance extrme ne peuvent plus parler. Les rescapŽs [É] des grands deuils nÕont pas de mots pour dire leur souffrance. Le langage commun le dit bien : " Les grandes souffrances sont muettes " È1. La figure du pre est marquŽe par les blessures des deuils qui laissent en lui un creux bŽant. Le pre en OrphŽe, dont la tte dŽrive sur lÕHbre et Ç dont la bouche continue de chanter la douleur de la sŽparation et du deuil, est au cÏur dÕune rŽflexion sur lÕamour, la mort, la mŽmoire [É] È Dans

Grande

nuit

de

Toussaint,

Sylvie

Germain

2

Žcrit Laurence Creton. commente

ainsi

des

photographies de soldats de plomb dont les corps dŽcapitŽs lvent encore des longues-vues : Beaucoup dÕentre eux ont aussi perdu la tte au cours de la cavalcade, mais ils nÕen Žprouvent aucun souci. [É] Ils savent par expŽrience que lÕon Žgare toujours un peu sa tte lorsquÕon est amoureux. Et ils sont tellement Žpris dÕinconnu, dÕinfini. Et puis une tte nÕest pas faite pour demeurer indŽfiniment figŽe, engoncŽe dans les Žpaules ; tout comme le cÏur, il lui faut voyager, visiter le monde et lÕenvers du dŽcor du monde, dŽmultiplier ses perspectives. (GT, 18) 1 Sylvie GERMAIN, Ç Le Silence, la gentillesse et la souffrance È, Peut-on apprendre ˆ tre heureux ?, Alain Houziaux (Žd.), Paris, Albin Michel, coll. Question de, n¡128, 2003, p.61. 2 Laurence CRETON, Ç "Du mal dÕaimer dans le dŽsert" ou les cŽphalophores, disciples modernes dÕOrphŽe dans lÕÏuvre de Sylvie Germain È, Roman 20-50, n¡39, op. cit., p.25-27.

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QuÕadvienne pourtant ˆ nouveau la douleur de la sŽparation, alors ce regard, tel celui de Dieu oubliŽ des humains, reniŽ et exilŽ par eux, ne sait plus que fixer de ses yeux calcinŽs de larmes dÕor Ð ses yeux devenus orphelins de fils et de filles, le dŽsert de lÕamour. [É] alors [les mains] ne savent plus que bŽer dans la stupeur du vide, et trembler de froid sans rŽpit È1 poursuit lÕauteur dans LÕEnchanteur ˆ la lyre. Les Žchos sourds des deuils lointains soudain se rŽveillent en tempte et lavent les c™tes, dispersant les frles embarcations paternelles. Comme dans les tremblements de terre, la rŽplique peut avoir des effets dŽvastateurs sur ce qui avait rŽsistŽ aux premires secousses, cÕest en effet la seconde disparition dÕEurydice qui cause la perte dŽfinitive dÕOrphŽe. La douleur Ç monte ˆ lÕaigu lors de la seconde perte de lÕAimŽe ˆ lÕorŽe des Enfers. LՎcho propagŽ par les rives et le vent venait de loin, des profondeurs dÕun deuil sans rŽpit ni mesure. Un tel Žcho ne peut sՎteindre, se perdre ˆ tout jamais. È (C, 39). MŽconnaissables, ces pres cŽphalophores plongent leurs enfants dans Ç lÕeffroi de lÕabandon È et se racornissent sous le veuvage, Ç vieux dÕun coup È ils abandonnent leurs grands jardins Ç pour sÕaliter en une maison dite de repos È (NA, 265) comme le pre de Roselyn, ou ils se perdent dans les vapeurs de lÕalcool, comme le relate Monsieur Rossignol Ç le soir mme de lÕenterrement mon pre sÕest saoulŽ. Il nÕa plus cessŽ de boire par la suite.È (Im, 158).

Les corps tronquŽs ou disparus de lՐtre aimŽ mutilent en Žcho le corps paternel. Magnus, devant le tombeau de Vauban, se questionne sur le dŽpeage des cadavres pour produire diverses reliques et convient finalement que : ce fractionnement des dŽpouilles sacrŽes en pices dŽtachŽes rŽpond peut-tre ˆ cet autre phŽnomne de morcellement qui se passe dans le corps des vivants endeuillŽs : chaque tre aimŽ en disparaissant, ravit un peu de chair, un peu de sang, ˆ ceux qui restent sur la terre [É]. (M, 239)

ThŽodore, miroir dŽformŽ, rŽflŽchit la dŽcapitation de sa femme. En perdant la tte ˆ son tour, il inscrit la schize dans son corps, Ç moitiŽ mort moitiŽ vivant È et rŽcupre lÕobjet perdu en lÕinstallant ˆ lÕintŽrieur de son corps. Il devient ainsi une Ç morgue o gisaient la moitiŽ de son propre corps et le cadavre mutilŽ de sa femme È (TM, 101) pour la faire vivre, encore, jusquՈ la restitution de sa tte manquante. Le deuil est un gouffre qui prive Ç la part la plus valable È de soi-mme et annule toute parole et tout acte. LÕidentitŽ dŽpressive sÕorganise autour dÕun rien absolu. Julia Kristeva, qui complte les travaux de Freud et de

1

Sylvie GERMAIN, Ç LÕEnchanteur ˆ la lyre (dans le sillage dÕOrphŽe et de Georg Trakl) È, La Nouvelle Revue franaise, 518, mars 1996, p. 60.

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Nicolas Abraham sur le cannibalisme mŽlancolique dans son essai sur la mŽlancolie, prŽcise que : la douleur, humiliante ˆ force dՐtre tenue secrte, innommable et indicible, sՎtait muŽe en silence psychique qui ne refoulait pas la blessure, mais en tenait lieu et, plus encore, la condensant, lui rendait une intensitŽ exorbitante, imperceptible aux sensations et aux reprŽsentations. 1

Pour Alain Goulet : ce deuil traumatique et lÕimpossible caveau dÕAnna dŽsignent la crypte qui sÕest formŽe en ThŽodore et le retranche de sa vie : il sÕest fait le mausolŽe de sa femme ˆ tel point que sa propre vie sÕest Žvanouie avec elle et quÕil ne pourra reprendre pied dans la vie quÕune fois la tte dÕAnna retrouvŽe et les devoirs rendus ˆ la morte.2

ThŽodore est ravi par la dŽmence, Ç il appelait sa femme, il lÕappelait ˆ la folie È (TM, 20). Le gouffre de tristesse le prive de la moitiŽ de lui-mme, lÕautre Žtant absorbŽe dans lÕeffroi de la dŽcouverte du corps de son Žpouse dŽcapitŽe dont la vision Ç hallucinante È frappe la raison de plein fouet. Le gožt mme pour la parole sՎgare en mme temps que celui pour la vie : Ç Il nՎtait plus lˆ, il nÕhabitait plus ni son corps, ni la terre, ni le temps. Il Žtait en exil dans la mort dÕAnna. Il dŽrivait vers un enfer dÕabsence, dÕattente, de solitude È (TM, 38). LÕinhumation du corps amputŽ coupe le corps du survivant. LÕattaque subie par ThŽodore est telle quÕil se prŽsente avec son corps tronquŽ et pŽtrifiŽ. Il est le gisant reprŽsentant lÕincomplŽtude de sa femme aimŽe, il est la sculpture vivante de la douleur du deuil, qui fait que lÕon meurt un peu ˆ chaque fois et que se dŽtache progressivement de soi ce qui lui Žtait attachŽ. Les cheveux deviennent Ç dÕune blancheur spectrale, comme celle de sa peau, de son regard, de son cÏur È (TM, 43) et sa face grimaante est le masque mme de la douleur, Ç sa bouche Žtait restŽe dŽformŽe, les lvres tirŽes et raidies dÕun c™tŽ. È (TM, 93). La perte de lՎpouse chasse lÕenfant des terres paternelles. Corvol sÕab”me dans le dŽsespoir : Ç Il ne sortait plus, [É] mme avec ses enfants il ne parlait pas. Il hantait sa maison comme une ombre frileuse plus quÕil ne lÕhabitait, restait enfermŽ tout le jour dans son bureau. È (JC, 56). Cet homme qui Ç contemplait pendant des heures ses mains posŽes ˆ plat sur sa table avec une stupeur et un effroi constant È (JC, 56), fait rŽsonner les plaintes coupables de Lady Macbeth : Ç HereÕs the smell of the blood still. All the perfumes of Arabia will not sweeten this little hand. O, O, O! [É] To bed, to bed.

1

Julia KRISTEVA, Soleil noir. DŽpression et mŽlancolie, (1987), Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1989, p.99. 2 Alain GOULET, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fant™mes, op. cit., p.176.

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ThereÕs knocking at the gate. Come, come, come, come, give me your hand. WhatÕs done cannot be undone. To bed, to bed, to bed. È1. Tobie lui, est envoyŽ Ç au diable È (TM, 18) par lÕinjonction paternelle, alors que Nuit-dÕAmbre est vouŽ ˆ la disparition ou ˆ lÕoubli, il est celui qui doit Ç dispara”tre È (NA, 18) afin de

permettre

au

pre

de

sÕab”mer

dans

le

deuil.

Pres

invalides

et

mŽconnaissables, ils se prŽsentent ˆ leurs enfants Ç MoitiŽ mort moitiŽ vivant, moitiŽ mobile moitiŽ pŽtrifiŽ, tant™t muet tant™t Žructant [É] È (TM, 94). Hommes de douleurs, ils se dotent, comme Janus, de deux ttes qui signalent lÕeffacement du bonheur passŽ et tŽmoignent de lÕinscription de la douleur de la perte de lՐtre aimŽ et des deuils inaccomplis qui sommeillaient en eux depuis lÕenfance. Baptiste, dont le sobriquet Fou-dÕElle rŽsulte de son absolue fidŽlitŽ ˆ son amour pour Pauline, fait partie de ces tres qui ont ŽtŽ saisis par lÕamour Ç et qui sÕen vont transis de la pensŽe de lÕautre, ardŽs par le regard de lÕautre, marchent ainsi en somnambules. Ils ont la tte ailleurs comme on dit È (C, 112). En revanche,

ce

cŽphalophore

ne

sera

pas

la

proie

dÕune

Ç miraculeuse

catastrophe È (C, 113). Ë la mort de son fils a”nŽ, cÕest vers sa femme que se tend cet homme pour Ç lÕarracher ˆ la mort de leur enfant È (LN, 24), ne vivant dorŽnavant que de Ç sa souffrance È, prt ˆ descendre Ç au fond de la fosse È pour arracher son Eurydice au monde des Enfers. Fou-dÕElle subit de bout en bout sa passion dans une douleur inconsolŽe et inconsolable. Ç mendia[n]t toujours son Eurydice È (P, 43), Ç psalmodia[n]t le nom de son amour perdu, de son unique amour, captif au Royaume des Ombres [É] È (C, 38), il souffre de la douleur dÕOrphŽe qui nÕa su ramener sa femme du monde souterrain, du deuil et de la mort, malgrŽ les soins, malgrŽ lÕamour et lÕattention. Baptiste est un tre mŽlancolique, ˆ jamais possŽdŽ, persŽcutŽ, ruinŽ par lÕobjet perdu. Gardien fou de sa femme, il est le seul ˆ en avoir la charge dans un fantasme quÕAndrŽ Green appelle le Ç fantasme vampirique inversŽ È : il remplit sa fonction de parent nourricier en secret. Il tient la mre morte prisonnire, qui demeure son bien propre. La mre est devenue lÕenfant de lÕenfant. CÕest ˆ lui de rŽparer la blessure narcissique. [É] PrŽsente morte, mais prŽsente tout de mme. Le sujet peut en prendre soin, tenter de lՎveiller, de lÕanimer, de la guŽrir.2

Il nÕa de gestes, de pensŽes, de mots, de larmes que pour Pauline, sa Ç femme enfant È, Ç tout son corps dÕhomme vivant Žtait dŽsormais vouŽ ˆ cette 1

William SHAKESPEARE, Macbeth, V, 2, Îuvres compltes, TragŽdie I, Paris, Robert Laffont, Coll. Bouquins, 1995. 2 AndrŽ GREEN, Ç La Mre morte È (1980), Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, ƒditions de Minuit, coll. Critique, 1983, p.244.

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femme. È (LN, 29). Baptiste meurt ˆ sa paternitŽ pour nՐtre quÕun

Ç grand

chien dՎpoux È (NA, 38) qui ne peut mme pas Ç penser ˆ son fils mort È, confondant Charles-Victor et Jean-Baptiste, lÕun et lÕautre chassŽs de la mŽmoire et de lÕattention, Ç ne sachant mme plus lequel des deux Žtait mort ou en vie. È (NA, 37). LÕenfant est abandonnŽ ˆ sa souffrance, son pre ne pouvant se hisser jusquՈ lui. Fou-dÕElle le regarda comme sÕil ne le reconnaissait pas. Il regarda longtemps, douloureusement, ce tout petit garon si raide et muet habillŽ de travers. Il aurait voulu lui parler, lui dire quelque chose, le prendre dans ses bras, mais il nÕavait plus de mot, plus de geste. Depuis lÕapparition des chasseurs dans lÕembrasure de la porte, il nÕexistait plus que pour sa femme. Il avait mme oubliŽ Charles-Victor. (NA, 28)

Baptiste pousse lÕincorporation de la disparue au-delˆ de la description du deuil pathologique

1

proposŽe par Freud. La morte dŽvaste son corps, se niche en lui,

le dŽvore jusquՈ devenir la mort elle-mme. Aprs lÕidentification ˆ lÕobjet perdu,

son

incorporation

semble dŽvorer

le

corps de lÕintŽrieur

en

un

retournement progressif menant ˆ lՎvanouissement de son tre pŽnŽtrŽ par son propre sexe. Pas plus quÕil nÕa pu rŽaliser le dŽcs de son fils, il ne peut vivre la mort de sa femme autrement que par son corps. LÕabsence le transforme, le dŽfigure, le dŽsexualise. Il Ç devint Pauline È (NA, 131), se grime, sÕhabille des vtements de son Žpouse, puis sÕalite. Une mue radicale change sa peau, ses cheveux, son sexe, puis, par un phŽnomne mystŽrieux de contagion, son corps tout entier. Plus quÕun parent combinŽ, son identitŽ et sa corporŽitŽ se dissolvent en une longue transformation : Ç Pauline le pŽnŽtrait de son absence, [É]. Son sexe nÕen finissait pas de sÕincurver, de pŽnŽtrer son propre corps en ruine, de refouler le vide en lui jusquՈ son cÏur. Il pŽnŽtrait lÕabsence de Pauline, il se glissait dans la disparition È (NA, 134). Baptiste annule et suspend la perte, en se repliant sur lÕobjet de sa perte quÕil nÕarrive Ç prŽcisŽment pas ˆ perdre, auquel il reste douloureusement rivŽ È2. Il nÕa plus de quoi parler et nÕest que le gouffre dans lequel il place lÕaimŽe pour lÕy rejoindre. Julia Kristeva Žcrit que Ç le mŽlancolique installe la Chose ou lÕobjet perdus en soi, sÕidentifiant dÕune part aux aspects bŽnŽfiques et dÕautre part aux aspects malŽfiques de la perte. È3 Le corps paternel exhibe sa souffrance, sa dŽrŽliction dans ce que Paul-Laurent Assoun4 nomme le Ç syndrome dÕindignitŽ È qui comporte une sorte dÕesthŽtique Ç doloriste È. Baptiste se donne ˆ voir comme deuil du moi, ses muscles, ses 1

Sigmund FREUD, Ç Deuil et mŽlancolie È (1917), MŽtapsychologie, trad. Jean Laplanche, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1968. 2 Julia KRISTEVA, Soleil noir. DŽpression et mŽlancolie, op. cit., p.55. 3 Ibid., p.177. 4 Paul-Laurent ASSOUN, Le Regard et la voix. Leons de psychanalyse, Paris, Anthropos, 2001, p.116.

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muqueuses, sa peau, sՎprouvent comme ceux de la disparue. Plus que la conservation dÕune trace, il sÕagit dÕune distance annulŽe une fois pour toute en faisant corps et humeur avec lÕobjet ainsi prŽservŽ. Dans son article Ç Maladie du deuil et fantasme du cadavre exquis È, Maria Torok diffŽrencie lÕintrojection de lÕincorporation en Žtudiant le processus de deuil1. Lors dÕune perte objectale, lorsque lÕobjet est introjectŽ dans le moi, il favorise lÕidentification partielle, ce qui permet une temporisation pour le rŽamŽnagement libidinal. Or, Ç Quand lÕobjet est incorporŽ, le self nÕest plus Ç enrichi de lÕobjet È, il est Ç dans lÕobjet È Žcrivent Albert Ciccone et Marc Lhopital. Ainsi, Baptiste, en Žtant comme Pauline, lui permet de continuer dՐtre ˆ travers lui. Les qualitŽs de sa femme sont senties comme Žtant ses propres qualitŽs, autrement dit, Ç le self est en identification projective, avec le fantasme

dՐtre entrŽ dans le corps de

2

lÕautre È , faon de refuser le deuil et ses consŽquences en introduisant en soi la partie de soi-mme dŽposŽe dans ce qui est perdu. Dans son caractre instantanŽ et magique, lÕincorporation est proche de lÕhallucination. LÕexposition du corps mŽtaphore de Fou-dÕElle cache le corps invisible de la disparue. La mortification fait reculer lÕempire de la mort, car Ç une vie dŽjˆ morte ne saurait mourir È rappelle Michel Schneider dans son approche mŽtapsychologique de la mortification

dÕArmand-Jean

Le

Bouthillier,

seigneur

de

RancŽ

et

abbŽ

rŽformateur du Monastre de Notre Dame de la Trappe. Par sa dŽcomposition, le corps dŽshabitŽ devient Ç alors le fŽtiche dŽniant lÕabsence du mort, mais devant sans cesse tre ŽvoquŽ ˆ la prŽsence, et, par les coups et les humiliations, dire quÕil est bien lˆ. [É] Triomphe sur la mort subie comme perte par la mort approchŽe comme possession È3. Ç LÕimaginaire cannibalique È, Žcrit Julia Kristeva, Ç est un dŽsaveu de la rŽalitŽ de la perte ainsi que de la mort. Il manifeste lÕangoisse de perdre lÕautre en faisant survivre le moi [É] non sŽparŽ de ce qui le nourrit encore et toujours se mŽtamorphose en lui È4, le ressuscitant.

1

Cette incorporation fait partie de la rŽaction maniaque normale du deuil, rŽaction qui pour Sigmund FREUD est absente du deuil normal. DÕautres auteurs, notamment Karl ABRAHAM ou MŽlanie KLEIN la reconnaissent comme inhŽrente au deuil normal. Sigmund FREUD, Ç Deuil et mŽlancolie È (1917), MŽtapsychologie, Paris, Gallimard, nouv. Žd. 1985, p.147-174. ; Nicolas ABRAHAM, Maria TOROK (1927), LՎcorce et le noyau, Paris, Flammarion, 1987 ; MŽlanie KLEIN (1950), Ç Le deuil et ses rapports avec les Žtats maniaco-dŽpressifs È, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1980, p.340-369. 2 Albert CICCONE, Marc LHOPITAL, Naissance ˆ la vie psychique, Paris, Dunod, coll. Psychismes, 1991, p.21. 3 Michel SCHNEIDER, Ç La Mort dŽpravŽ È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Ç LÕAmour de la haine È, Paris, Gallimard, n¡ 33, 1986, p.156. 4 Julia KRISTEVA, Soleil noir. DŽpression et mŽlancolie, (1987), Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1989, p.24.

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Quant au deuil de lÕenfant, Žcrit Sylvie Germain, il laboure les pres Ç en tous sens È : leurs racines et toutes les semences qui les ont fŽcondŽs sont alors remontŽes ˆ la surface, ˆ nu, ˆ vif. [É] ces enfants leur ont rŽvŽlŽ, au jour tŽnŽbrant de leur mort, ce que cÕest quՐtre pre : un homme appelŽ ˆ vivre ˆ la proue de lui-mme, infiniment responsable, chargŽ dՉme.1

LÕenfant dŽfunt Ç "remet au monde", ses parents autant que ceux-ci ont ˆ le rŽenfanter dans lÕabsence [É]. Oui, la filiation bascule, comme un arbre qui Žlancerait ses racines en plein ciel, dans le vent, bruissant du chant du vide È2. Le drame qui fait irruption dŽfait les liens conjugaux, le chagrin, Ç loin de resserrer les liens entre sa femme et lui, les avait rongŽs, dŽlitŽs. Sa femme avait fini par le quitter, emmenant avec elle leur second fils, Michel È (CM, 252), ou laisse le pre impuissant dans un souhait de vengeance sans objet : Ç le pre ne sort de sa torpeur que pour siffler entre ses dents de temps ˆ autre, " Je le tuerai, lÕordure, je le tuerai ! " Mais o et comment trouver lÕassassin de sa fillette. È (EM, 60). La tragŽdie peut Žgalement conduire ˆ la folie destructrice. Le marquis Archibald Merveilleux du Carmin, aprs la dŽcouverte parmi les dŽcombres de son ch‰teau des Ç corps entirement calcinŽs de son Žpouse et de sa fille a”nŽe [É] È (LN, 210), pervertit les vÏux de sa fille dŽfunte et livre ˆ sa rancÏur et ˆ sa haine toutes les petites accueillies au sein de son institution qui ont ˆ payer le fait de ne pas tre sa fille. La guerre qui appelle les fils menace le pre Ç dans son Žlan et sa postŽritŽ È (LN, 141). Lorsque les enfants de NuitdÕOr-Gueule-de-Loup trouvent la mort, la douleur retentit dans son corps : il Ç fut rŽveillŽ en sursaut par une douleur aigu‘ qui lui traversa lÕÏil gauche. Il ressentit dÕabord une vive bržlure puis aussit™t un froid intense sous la paupire È (LN, 167). Cette douleur devient, au fil des deuils, dramatiquement familire et connue Ç jusquÕaux larmes È (LN, 232). La disparition se vit dans la chair, se constate sur le corps. LÕÏil, qui perd progressivement les dix-sept taches dorŽes qui en faisaient lՎclat, est comme un livre dont, une ˆ une, les lettres sÕeffacent, rendant caducs tout abŽcŽdaire et toute Ïuvre de mŽmoire. Le socle narcissique de lÕengendrement est progressivement sapŽ avec le meurtre collectif qui surgit avec lÕapparition dÕun mot, un seul, qui localise la disparition ˆ dŽfaut de la rendre pensable : Ç Sachsenhausen. Un nom annulatif raturant dÕun seul trait les noms de Ruth, Sylvestre. Samuel, Yvonne et Suzanne. Un nom dŽfinitif. È (LN, 312). Le projet de destruction massive, Žcrit RenŽ Ka‘s, vise ˆ atteindre Ç pour la dŽtruire, la mŽmoire et la transmission. Ce qui est effacŽ 1 Sylvie GERMAIN, Ç Deux pres "dessinent" lÕamour È, Postface ˆ JÕai envie de rompre le silence de RenŽ VEYRE et GŽrard VOULAND, Paris, Les Žditions de lÕAtelier/Les ƒditions Ouvrires, 2001, p.91. 2 Ibid, p.94.

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comme nÕayant pas eu lieu o sÕinscrire, pour tre pensŽ, et pour articuler le cours des histoires individuelles avec le cours de lÕhistoire collective. È1. NuitdÕOr-Gueule-de-Loup se livre tout entier ˆ lÕabsence, au point dÕavoir ŽpuisŽ toute capacitŽ dÕaccueil pour ses jumeaux derniers-nŽs : Ç Lui qui avait tant aimŽ ses enfants et ses petits-enfants, il ne prtait gure attention ˆ ceux-ci, ses derniers fils. È (NA, 68). Ë dŽfaut de ses propres racines, dorŽnavant extirpŽes, ils les laissent Ç grandir tout seuls, ˆ lÕombre des grands htres et des chnes rouvres È (NA, 68). Ce patriarche doit prŽalablement restaurer une figure humaine pour ses disparus sans sŽpulture, afin de pouvoir faire le deuil de ses ombres filiales sans rŽsidence : Ç Il nÕy avait plus dŽsormais de monde selon Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup. Plus de monde pour lui. La disparition de Ruth et de leurs quatre enfants avait jetŽ le monde plus bas que terre, plus bas que rien. È (LN, 322). Lorsque les morts partis en cendres ne laissent trace que dans le souvenir, le monde devient bŽance, le pre devient tombeau. Celui qui sut bercer le sommeil de ses fils par ses contes se retrouve sans mots pour dire ou apaiser la douleur. Celui qui sut parler auprs de la femme aimŽe, est terrassŽ par le fardeau de lÕincommunicabilitŽ. Janine Altounian, dŽsigne par le terme de survivance la nŽcessitŽ Ç visant non ˆ rŽparer les anctres Ð ce qui reste proprement impossible -, mais ˆ leur faire symboliquement don en soi des conditions dÕune parentalitŽ psychique dÕaprs-coup, lˆ o tout moyen dÕen exercer une leur avait ŽtŽ retirŽ. È2. Dans le cas de Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup, il sÕagit de survivre au saccage des corps exterminŽs, brulŽs dans une destruction impunŽment et publiquement effectuŽe dans la cour de Terre Noire puis prolongŽe ˆ Sachsenhausen. Pre, survivant ˆ lÕexpŽrience traumatique de la violence meurtrire, Žchappant aux champs de bataille selon le souhait de son pre, il a vu se succŽder les crimes qui ont englouti les tres aimŽs qui constituaient les fondements de son existence et doit faire dŽsormais avec ce qui demande, selon Janine Altounian, de : sÕaccommoder de cette survie physique quÕils ne doivent en somme quÕau hasard, se maintenir vivant malgrŽ une dŽterritorialisation matŽrielle et psychique, ils ont encore ˆ affronter le dŽsintŽrt comprŽhensible et nŽanmoins dŽvastateur des citoyens de la normalitŽ, de ces non-exterminables bardŽs dÕune indiffŽrence devenue dŽsormais, pour eux, la seule figure de lÕaltŽritŽ.3

La perte de lÕenfant ravive la lancinante question du silence de Dieu. Nuit-DÕOrGueule-de-Loup passe, alternativement, par lÕensemble des rŽactions que prŽsente Sylvie Germain dans Mourir un peu : 1 2 3

RenŽ KAèS, Ç PrŽface È, Violence dՃtat et psychanalyse, Paris, Dunod, 1989, p. XV. Janine ALTOUNIAN, La Survivance. Traduire le trauma collectif, op. cit., p.6. Ibid., p.33.

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Certains [É] se rebiffent, agacŽs par la persistance de cette encombrante question [É] Les seconds, eux, ne rglent pas la question par la nŽgative mais par un excs dÕaffirmation annulant par lˆ tout questionnement [É]. DÕautres encore entrent en lutte avec le mystre de Dieu, mais dÕun Dieu vivant. Ils se collettent avec son insupportable silence et se roulent avec Lui dans la poussire, dans les pierres et les ronces, tels Jacob au guŽ du Yabboq ou Job ŽchouŽ parmi les cendres [É]. (MP, 15, 16, 17).

Ë la mort de Margot, il Ç renversa les vases, les chandeliers et les objets du culte puis il saisit le crucifix en bois dorŽ et le brisa net contre le tabernacle en sՎcriant : " CÕest donc ainsi, Dieu de malheur que tu aimes voir tes enfants, frappŽs de mort et de folie ? Alors regarde bien, regarde bien encore celle-lˆ, ma fille, mon enfant, car ˆ la fin il nÕy aura plus rien ˆ voir. Quand tu nous auras tous perdus et que la terre sera dŽserte ! " È (LN, 189). AndrŽe Chedid dans LÕEnfant Multiple fait tenir au vieux Joseph le mme rŽquisitoire lorsquÕil dŽcouvre le lieu o une voiture piŽgŽe explosa tuant sa fille Annette et mutilant son petit-fils Omar-Jo : Ç - Je ne chanterai jamais plus ! Je ne danserai jamais plus ! Pour quoi, pour qui ces cŽlŽbrations, ces cŽrŽmonies ! Plus jamais ! hurlat-il. SÕadressait-il ˆ quelquÕun ? A ce Dieu qui ne le prŽoccupait gure, et qui lui imposait soudain sa prŽsence ˆ travers ce dŽsastre, ces questions, ses propres imprŽcations ? È1. Puis, Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup se transforme en Pietˆ : Ç Il le tenait maintenant comme un tout petit enfant, son fils premier-nŽ au corps pourtant si grand, aux pieds si lourds. [É] Il ne se rebellait mme pas, il nÕavait plus de colre ni de haine contre Dieu. Ë quoi bon, puisquÕen dŽfinitive, il nÕy avait pas de Dieu, que le ciel Žtait aussi dŽsert que la terre, aussi vide que sa maison. È (LN, 289-290). Avant de devenir celui qui, solitaire, se tient Ç ˆ lÕavant dÕun navire dont toute la charpente a volŽ en Žclats mais qui nŽanmoins poursuit sa route dans la tempte. Des figures de proue dŽhanchŽes, ŽcorchŽes, qui boitent sans rŽpit sur des eaux orageuses. È (MP, 17). II- 3 Faire avec la mŽmoire du pre II-3.A Les fant™mes qui hantent

Se pencher sur la question du pre mort est un classique de la psychanalyse freudienne. Tout au long de sa vie, Freud sera prŽoccupŽ par cette idŽe, il a dÕailleurs fait dans sa lettre dÕoctobre 1897 sa premire allusion au complexe dÕÎdipe. En se rŽfŽrant ˆ la pice Îdipe roi de Sophocle et en prolongeant sa rŽflexion sur celle dÕHamlet de Shakespeare, il retrouve ainsi la littŽrature pour dŽvelopper et approfondir ses intuitions. Pour Sylvie Germain, la 1

AndrŽe CHEDID, LÕEnfant multiple, Paris, Gallimard, 1989, p.86-87.

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disparition des pres est variation. Elle est parfois un simple constat dŽsaffectivŽ qui prend acte de lÕinŽluctable, ainsi lorsque ThŽodore-Faustin se donne la mort contre les portes de lՎcluse Ç Ce fut Victor-Flandrin qui dŽcouvrit le corps [É] il lui annona dÕune voix sans Žmoi : " Grand-mre, rŽveille-toi. Le pre, il sÕest noyŽ. " È (LN, 59). En revanche parfois, il faut tuer le pre et cela nÕest pas de tout repos, car il ne sÕagit pas tant de souhaiter la mort du pre que penser son oubli.

Dans Jour de colre Marceau rve la mort de celui-ci : Ç Son pre, son

pre ! Que nՎtait-il mort [É] È (JC, 159). Penser, rver, fantasmer la mort du pre, nÕest pas en soi un problme. Cet acte Ç entre dans la configuration structurelle des lois, des coutumes ou des habitus qui grent la collectivitŽ. È. Or, Marceau sait bien que la difficultŽ rŽside dans le fait que ce souhait nՎlimine en rien lÕexistence de son pre et le rend fantasmatiquement encore plus prŽsent. ƒcrasŽ par la culpabilitŽ, Marceau ressasse ce dŽsir devant le cercueil de son beau-pre, homme lui aussi humiliŽ et ruinŽ par Mauperthuis : Ç Qui gisait lˆ ? Marceau le l‰che, Marceau lÕoubliŽ, Marceau le non-aimŽ fixait le grand drap noir dÕun air douloureux È (JC, 160). Le glissement identificatoire sÕamorce : Ç " Mais pourquoi nÕest-ce moi ? " Ce fut ˆ cet instant que lÕidŽe dÕen finir avec sa vie [É] lui avait traversŽ lÕesprit. [É] È (JC, 162), sachant que lÕacte suicidaire pose toujours la question terrible, et nŽanmoins pertinente, que le psychanalyste AndrŽ Green formule de la faon suivante : Ç Qui tue qui ? È. Les pres disparus sont dÕautant plus prŽsents dans lÕesprit de leurs descendants que ces derniers ont ˆ rŽsoudre la question de leur meurtre. Il Ç sÕagit moins de tuer le pre È, constate Catherine Cyssau, Ç que de trouver la possibilitŽ psychique dÕenterrer un pre [É], dŽjˆ mort par son dŽfaut symbolique, quÕil soit dŽlŽguŽ ˆ lÕimage du tyran despotique, inhumain, ou relŽguŽ dans lÕinsouciance dÕune

" lŽgretŽ 1

de lՐtre " des pres dŽmissionnaires pour le dire avec Kundera. È Alors que certains fils se font tombeau, dÕautres cherchent les traces de leur pre jusquÕaux portes du dŽsert. Quant ˆ Nuit-dÕAmbre, privŽ de lÕaffrontement, il opte pour la puissance du fantasme. FascinŽ par Ç une reproduction dÕun tableau de Goya reprŽsentant Cronos, immense et distordu dans la pŽnombre dÕo il surgissait, en train de dŽchiqueter le corps dÕun de ses enfants È, il sÕimagine ˆ son tour armŽ dÕune serpette pour Žmasculer son pre, Ç Il se rvait Cronos tranchant le sexe de Fou-dÕElle, son chien de pre. È (NA, 205). Charles-Victor se heurte cependant ˆ un pre qui est, non seulement dŽjˆ mort, mais dŽjˆ castrŽ en raison de sa mŽtamorphose et de son retournement corporel. Chose plus que pre, son meurtre symbolique est alors impossible. Nuit-dÕAmbre Žlve

1 Catherine CYSSAU, Ç La Construction du pre dans la clinique des cas limites È, LÕOubli du pre, op. cit., p.72.

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alors son pre dŽchu au rang de Titan, tentant par ce mouvement de le restaurer et de le maintenir artificiellement en vie pour tuer autre chose que de misŽrables restes. Pour reprendre les termes de Dominique Cupa, le pre nÕest pas tant absent, Ç il est plut™t perdu È1. Cronos, Ç le Rebelle, le Fourbe, le Violent È (NA, 204) ne peut avoir quÕun adversaire ˆ sa taille, Ouranos, dont la puissance sexuelle sÕexerce chaque nuit avec Ga•a. Lorsque Catherine Cyssau Žvoque la figure du pre oublieux, elle soutient que non seulement il ne peut tre oubliŽ mais quÕil est Ç un pre dÕautant plus inoubliable que lÕoubli dont il est lÕagent confronte sa descendance ˆ tre hantŽe par les fant™mes qui sÕengouffrent dans cette lacune de la mŽmoire paternelle È2. Nuit-dÕAmbre se fait donc le protagoniste dÕune entreprise dŽsespŽrŽe et Ç trouv[e] un expŽdient pour mettre fin ˆ des tres destinŽs ˆ ne jamais mourir [É] en le privant de la puissance virile : sans plus de force m‰le, que restait-il en effet de vie ˆ un dieu par excellence gŽnŽrateur ? È3. Nuit-dÕAmbre, osons le nŽologisme, resexualise son pre. Il fait dÕun tre Ç faible È (NA, 26), dŽjˆ mort par son dŽfaut symbolique, un pre phallique afin de sÕoffrir la possibilitŽ psychique dÕenterrer un pre dans un geste castrateur qui consacre la puissance sexuelle du pre comme celle du fils.

Se nourrissant de lÕancienne croyance dans les spectres liŽe au mystre de lÕaudelˆ de la mort et ˆ la faon dont cette mort survient, les pres peuvent Žgalement revtir une curieuse et inquiŽtante apparence de fant™me. Jean Delumeau Žcrit que les candidats privilŽgiŽs ˆ Ç lÕerrance post mortem È sont Ç tous ceux qui nÕavaient pas bŽnŽficiŽ dÕun trŽpas naturel et donc avaient effectuŽ dans des conditions anormales le passage de la vie ˆ la mort Ð donc des dŽfunts mal intŽgrŽs ˆ leur nouvel univers È4. La tragŽdie dÕHamlet sÕouvre dÕailleurs par cette interrogation inquite Ç Qui va lˆ ? È que formulent Horatio, Marcellus et Bernado ˆ un spectre qui Ç a frŽmi comme un coupable que lÕon interpelle È5 et qui attend vengeance de la part de son fils. Il en va bien diffŽremment pour cet autre Ç Qui va lˆ ?! È6, plut™t arrogant, que formule Don Juan au spectre du Commandeur quÕil a assassinŽ au premier acte de la pice Žponyme. Ç Quand bien mme ce spectre est-il terrifiant [É] Don Juan ne cde 1

Dominique CUPA, Ç Le Paradoxe du pre mort È, Image du pre dans la culture contemporaine. Hommage ˆ AndrŽ Green, Dominique Cupa (dir.), Paris, PUF, 2008, p.165. 2 Catherine CYSSAU, Ç La Construction du pre dans la clinique des cas limites È, LÕOubli du pre, op. cit., p.127. 3 Momolina MARCONI, Ç La Mythologie de la Grce archa•queÈ, EncyclopŽdie des religions, op. cit., p.126. 4 Jean DELUMEAU, La Peur en Occident (XIVe-XVIIIe sicles) : Une citŽ assiŽgŽe, Paris, Fayard, 1978, p.117. 5 William SHAKESPEARE, Hamlet, Îuvres Compltes, TragŽdies I, op. cit., p. 870. 6 MOLIéRE (1665), Ç Don Juan ou le festin de Pierre È, Îuvres compltes, Paris, Gallimard, Bibliothque La PlŽiade, vol. II, p.85.

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en rien et lui tient tte. È1. Parfois, nous prŽvient Sylvie Germain, Ç Loin de la fantaisie des fables se dressent les spectres des jours les plus noirs de lÕHistoire ; les mauvais tours jouŽs par le diable des lŽgendes sont si anodins et risibles ˆ c™tŽs des mŽfaits commis avec prŽmŽditation et acharnement par certains humains en rupture de ban. È (CV, 20). Sans qualitŽ particulire, ces tres Ç ne recherchent pas le mal par vocation mais nÕhŽsitent pas un instant ˆ sÕen faire les exŽcutants aussi dociles que zŽlŽs sit™t que le mal se dresse sur leur chemin. Ils supplicient, ils massacrent sans Žtat dՉme [É]. Bourreaux insensibles ˆ leurs crimes, car immergŽs dans une opacitŽ qui leur englue lÕesprit, le cÏur, puis la mŽmoire. È (EH, 100). Ils font partie de ce Ç nouveau type de criminel, tout Ç hostis humani generis È2 que prŽsente Annah Arendt dans son cŽlbre et controversŽ essai sur la banalitŽ du mal. Magnus doit faire avec une paternitŽ de lÕeffroi et intŽrioriser lÕinhumanitŽ dont son pre sÕest rendu coupable. La question lancinante quÕil se pose restera sans rŽponse : Ç comment est-il possible que cette voix ait hurlŽ lՎpouvante ˆ la face de centaines, de milliers de prisonniers, les ait exterminŽs ? È (M, 48). Clemens nÕest plus la figure du pre Žcrasant, quÕenfant il nÕenvisageait pas mme dՎgaler, mais celle dÕun pre monstrueux ˆ lÕabsence Ç paradoxalement encombrante dont on voudrait se dŽbarrasser È3. Les malaises dans la filiation paternelle se signalent frŽquemment par lÕapparition de son fant™me qui rŽactualise lÕimpensŽ gŽnŽalogique, Ç ce ne sont pas les trŽpassŽs qui viennent hanter, mais les lacunes laissŽes en nous par les secrets des autres È4 Žcrit Nicolas Abraham. Le fant™me qui continue ˆ faire entendre sa voix, fait Žmerger ses indicibles secrets trop t™t enfouis dans la tombe. Celui qui, telle une ombre fuyante, sÕest effacŽ de la scne familiale, dÕabord portŽ disparu puis reconnu mort, permet, par sa rŽapparition sur une nouvelle scne, dՐtre saisi pour faire lÕobjet du rŽcit du fils.

La voix paternelle, si fortement investie par Franz-Georg, est une source dÕadmiration et dÕamour sans mesure, elle crŽe pour lÕenfant, au cours de soirŽes enchantŽes, Ç un abri È et Ç une jouissance È (M, 21). Les chants de Clemens sont pourtant aussi malŽfiques que ceux de la Sphinge, Ç lÕignoble chanteuse È de Sophocle, ou ceux des sirnes et de la Lorelei, tant leur sŽduction est ˆ vivre

1

CŽsar BOTELLA, Ç Îdipe et Don Juan. A propos de lÕimage du pre chez quelques fils cŽlbres È, Image du pre dans la culture contemporaine. Hommage ˆ AndrŽ Green, op. cit., p.402. 2 Hannah ARENDT, Eichmann ˆ JŽrusalem - Rapport sur la banalitŽ du mal (1966), trad. A. GuŽrin, Paris, Gallimard, coll. Folio histoire, 1991. 3 Sylvie DUCAS, Ç Pre ou fils de ses Ïuvres È, Relations familiales dans les littŽratures franaise et francophone des XXe et XXIe sicles, La figure du pre, op. cit., p. 175. 4 Nicolas ABRAHAM, Ç Notules sur le fant™me È, LՃcorce et le noyau, Paris, Flammarion, 1987, p.427.

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comme une Žpreuve ˆ traverser. Cette bouche paternelle, qui Ç sÕouvre en grand, en ab”me dÕombre o tremble et gronde un soleil dÕorage È (M, 20), a su tout ˆ la fois interprŽter les cantates de Bach et de SchŸtz ou les lieder de Schubert1, que laisser Žchapper lÕenfer de la destruction en conduisant, dans la bouche bŽante des chambres ˆ gaz, lՐtre humain en masse gŽnŽrationnelle et sexuelle indiffŽrenciŽe. Des annŽes plus tard, cÕest par cette voix oxymorique, Ç soleil nocturne È objet de fascination de Magnus, que ce dernier retrouve son pre. Dans le surgissement de la prŽsence, dans la retrouvaille dÕune voix et des fluctuations dÕun chant, se joue lՎvanouissement des apparences. Dans lÕOdyssŽe, TŽlŽmaque reconna”t son pre par la voix ; quant ˆ Marie-Madeleine, elle devine JŽsus ressuscitŽ sous les habits dÕun jardinier lorsquÕil lÕappelle en prononant son nom. Le personnage paternel de Clemens se recompose, tel un puzzle, ˆ force de fragments rassemblŽs par juxtaposition de rŽmanences enfantines qui sÕadaptent parfaitement ˆ la scne prŽsente : Ç Ses mains sont trapues, mais ses ongles parfaitement soignŽs, et ils luisent sous le lustre. È (M, 20)/ Ç ces mains sont trapues, leurs ongles impeccablement soignŽs. (M, 214), Ç il esquisse dans lÕair des gestes de semeur, au ralenti. È (M, 20)/Ç Il esquisse dans lÕair des gestes de semeur au ralenti. È (M, 216) É Cette rhŽtorique de la rŽpŽtition qui opre ˆ plusieurs chapitres dÕintervalles, laisse surgir, intacts, les souvenirs de lÕenfance qui se calquent sur la soudaine apparition paternelle. Mme si lÕaide du savoir historique de lÕadulte complte dorŽnavant les impressions fugaces de lÕenfant et lui permet de savoir que le semis est composŽ Ç de sang, dÕeffroi, de cendre È (M, 216), lÕoreille reste plus fiable que lÕÏil. Aussi, Magnus demande-t-il un chant qui constituerait un indice supplŽmentaire pour lever le masque de lÕimposteur ˆ la Ç voix ample et profonde, bien quÕun peu voilŽe par lՉge. Une voix de baryton basse que tous Žcoutent avec plaisir È (M, 213). Nous lisons cette scne en la rapprochant de la scne du spectacle, dite de Ç la souricire È, qui occupe le centre de la pice Hamlet de Shakespeare et reprŽsente le tournant dŽcisif du drame. La pice, thމtre dans le thމtre, est un stratagme pour Ç attraper la conscience du roi È, Ç telle une souricire, dont les m‰choires doivent se refermer sur la victime captive de manire brusque, inattendue, accablante È2. Alors que Hamlet est auteur et metteur en scne de la pice (il a donnŽ un texte et des conseils aux comŽdiens, distribuŽ ˆ Horatio le r™le de tŽmoin et ˆ lui-mme celui de fou), Magnus nÕest que le commanditaire

1

Etty HILLESUM dans une lettre du mois dÕaožt 1943 Žvoquant lÕObersturmfŸhrer A.K.Gemmeker Žcrit ironiquement Ç On dit (de Gemmeker) quÕil aime la musique et que cÕest un gentleman. Je suis mal placŽe pour en juger, bien quՈ mon avis il exerce des fonctions tout de mme assez inattendues pour un gentlemanÉ È. 2 John DOVER WILSON (1935), Pour comprendre Hamlet. Enqute sur Elseneur, Nanterre Amandiers, Aubier, 1988, p. 163.

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dÕun chant. Pour cela il choisit un morceau, son interprte et se tient ˆ la frontire de la scne/salle : Ç Magnus se lve et se dirige vers un des serveurs, il lui dit quÕil aimerait faire une surprise ˆ sa femme qui apprŽcie particulirement le lied de Schubert Geist des Liebe ; pourrait-il demander ˆ cet homme qui a une si belle voix sÕil conna”t ce lied et sÕil accepterait de le chanter ? È (M, 214). Le chanteur est dŽjˆ sur scne, ravi de proposer Ç un bonheur tout en gr‰ce et voluptŽ È (M, 216). Quelle demande troublante, quel cadeau mortifre pour une jeune fiancŽe ! Si Hamlet est omniscient, complice tant™t des comŽdiens tant™t des spectateurs, Magnus ne prŽdit rien et ne sait au juste ce qui reste ˆ Žcrire. La scne voulue par Magnus lui Žchappe, il ne ma”trise pas sa scŽnographie. Il Ç se tient raide [É] livide, le regard fixe. [É] serre les m‰choires, les poings pour retenir une violente envie de crier È (M, 216). La scne infantile se superpose, le chanteur semble avoir conservŽ le masque de son Ç visage glabre [É] coulŽ dans quelque mŽtal blanc, ou pŽtri dans de la p‰te. Un masque de coryphŽe, nu et brillant È (M, 20) qui le destinait ˆ cette ultime reprŽsentation. Sur le thމtre des souvenirs et des rglements de compte, Magnus revoit Ç le rideau de velours pourpre dans le salon de la maison prs de la lande. Et dans les plis du rideau affleure le fant™me dÕun petit garon. [É] Le rideau sÕalourdit, ses plis se font crevasses, longues fosses noir et pourpre. È (M, 216). Qui, du pre ou du fils, est le revenant ? En proie ˆ une grande agitation, il doit faire face ˆ lՎpreuve quÕil a initiŽe. Ce que Sylvie Germain Žcrit au sujet dÕHamlet, Ç son regard sÕest dŽdoublŽ [É] tout en lui sÕest ainsi fissurŽ, divisŽ : son cÏur, sa conscience, sa volontŽ È (C, 20), peut se transposer ˆ la situation de Magnus. Sans doute le message, griffonnŽ ˆ la h‰te et remis au chanteur, vise-t-il ˆ apaiser les doutes de Magnus tout autant quՈ sÕattribuer le r™le, devant tous, de lÕannonciateur de la vŽritable identitŽ du h‰bleur. Comme Hamlet, il Ç souhaite mme que la vŽritŽ,

touchant

Claudius

au

trŽfonds

de

lՉme,

lÕoblige

ˆ

confesser

spontanŽment son mŽfait. [É] On sait de quelle faon rŽvŽlatrice Claudius se dŽrobe. Hamlet a la certitude que Claudius est coupable, mais il sait Žgalement que la seule parole nÕaura jamais raison de lui [É] È1 Žcrit Jean Starobinski dans sa prŽface ˆ lÕouvrage dÕErnest Jones. Magnus ne sait plus quel r™le sÕassigner et les digues se rompent sans quÕil ait conscience de la rŽpercussion de son acte. Tout semble sՎclairer pour Magnus, il voit que lÕancien ObersturmfŸhrer de la SS, Clemens Dunkeltal, se sait repŽrŽ, quÕil nÕest plus en sŽcuritŽ au point dÕinterrompre son rŽcital pour sՎloigner, aussi vite quÕil le fit quelques dŽcennies auparavant, sans se laisser prendre dans les rets de la reprŽsentation. Magnus

1

Jean STAROBINSKI, Ç Hamlet et Freud È, prŽface ˆ JONES Ernest (1949), Hamlet et Îdipe, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1969, p. XXII.

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sait, voit, et pourtant tout sÕobscurcit ˆ nouveau. La reconnaissance du fant™me paternel ne conduira pas au dŽvoilement de ses actes, le tragique envahit le monde. Dans une grande confusion temporelle, la scne de lÕaccident de voiture de Veracruz, o il Žtait parti sur les traces de son pre, se rejoue et sÕinverse dans une issue fatale pour sa compagne Peggy. LÕeffroi que suscite cette rencontre la voue ˆ lՎchec et Žvince les mauvais protagonistes. Ce pre qui rŽsiste ˆ mourir se crŽe une fin honorable par le suicide : Il nÕy aura pas de procs. Clemens Dunkeltal ne sera jugŽ ni pour son dernier meurtre ni pour ses innombrables crimes perpŽtrŽs dans le passŽ. Du fond de son fauteuil dÕinvalide, il vient dÕen commettre un ultime en se faisant administrer par lÕun de ses fidles amis un poison qui lui permet de quitter sournoisement la scne sous le masque du charmant monsieur Dšhrlich. (M, 229)

La rŽputation du pre reste intouchŽe. La justice, confondue au rglement de compte personnel, nÕa pu se profiler et permettra ˆ Clemens de conserver son impunitŽ dans la mort. Ç A quoi bon vouloir recommencer ˆ jouer au justicier ? Magnus a tout perdu pour sՐtre trop fougueusement, prŽsomptueusement, improvisŽ dŽtective et vengeur. Il sÕest prŽcipitŽ avec impulsion dÕun bŽlier enragŽ fonant sur un obstacle plus dur que son front. È (M, 229). Ë vouloir jouer avec la mort du pre, le fils en rŽcolte les tristes retombŽes. Ë vouloir se dŽgager dÕune figure paternelle ˆ lÕidentitŽ fluctuante et tendre un pige ˆ un revenant afin de le rŽvŽler comme criminel, Ç lÕengrenage des forces rŽelles se prŽcipite È. La situation a rendu manifeste le fait que Magnus a ŽtŽ moins ŽcrasŽ par la disparition de son pre que par ses rŽapparitions. Comment sÕy retrouver avec ce chant qui appelle lÕenfant, ravive ses souvenirs et le confronte ˆ lÕhorreur des actes perpŽtrŽs. Comme Hamlet, Magnus Ç est coincŽ entre une identitŽ totale et une identitŽ dŽtruite. DÕun c™tŽ il est submergŽ, moins par la mre que par la question du pre ; de lÕautre il joue, il ma”trise, il " suicide " È. 1 PrŽalablement ˆ la rŽdaction de Magnus, Sylvie Germain avait questionnŽ dans CŽphalophores lÕidentitŽ du roi dans Hamlet : de quel roi sÕagit-il ? Le mort ou le vivant, le spectre ou le fŽlon ? Peu importe en vŽritŽ, car dans les deux cas le roi est pŽtri de pŽnombre, souillŽ de violence, absent-prŽsent. Du coup la rŽfŽrence au roi est tellement Žquivoque que cette ambigu•tŽ rejaillit sur chacun. Il semble en effet que nul ne sache au juste qui est qui, qui il est lui-mme, qui est lÕautre, quelle est la pleine part de soi, et quelle, la part dÕaltŽritŽ, dՎtrangetŽ, lovŽe au fond de soi. Il y a toujours quelquÕun ˆ la place dÕun autre, et un autre ˆ la place de soi, et cela jusque dans la mort. (C, 17)

1

Daniel SIBONY, Avec Shakespeare. ƒclats et passions en douze pices, Paris, Grasset & Fasquelle, 1988. RŽŽd. Seuil, coll. Points/essais n¡496, 2003, p.279.

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DŽcouvrir pour Magnus ce qui Žtait cachŽ dans le personnage du pre, lequel ne cesse de se rappeler, de revenir, de dispara”tre, sous des identitŽs trs diffŽrentes1, produit un Žbranlement, un jeu de perte et de retournements. Le personnage du pre ne peut se fixer dans une identitŽ, les traits de son visage subissent des transformations, mais toujours, il revient sous une forme reconnaissable qui constitue lÕimage du pre ˆ tuer. Ë son polymorphisme correspond sa virtuositŽ dans le domaine de la monstruositŽ. Les identitŽs successives dŽcomposent son personnage fantasmatique en un corps composite qui prend sens.

La figure paternelle en fant™me se pose Ç comme une

" Žnigme " ˆ rŽsoudre, un " puzzle " qui, une fois reconstituŽ, mettrait fin ˆ la hantise È2. La dŽnŽgation, Verneinung, selon lÕusage freudien consiste pour un sujet ˆ formuler des dŽsirs Ç jusquÕici refoulŽs È et ˆ Ç continuer ˆ sÕen dŽfendre en niant quÕi[s]l lui appartienne|nt] È3. Ce procŽdŽ, que Jean Starobinski nomme Ç lՎquivalent, dŽgradŽ, fantomatique, dÕune affirmation È, est ˆ lÕÏuvre dans Magnus. Magnus nÕa pas commis le meurtre du pre, pour autant ce nÕest pas pour cela quÕil a cessŽ de dŽsirer le commettre. ParalysŽ dans son action suite ˆ sa remise du billet, le vÏu parricide se dŽplace sur la personne substitutive du frre dŽtestŽ. Le drame est dŽsormais entra”nŽ vers une fin inexorable bien quÕalŽatoire, car comme nous lÕapprend La Fontaine, dans un tel cas Ç tel est pris qui croyait prendre È4. Magnus Žchappe ˆ la tentative de meurtre, en revanche, sa compagne Peggy, percutŽe par la voiture, succombe ˆ la violence du choc. Le Ç pre-fant™me reste lÕobjet dÕun meurtre-fant™me perpŽtuellement inaccompli È5 et laisse Magnus nՐtre plus Ç que le tŽmoin de son propre mŽfait, de son acte aberrant ; tŽmoin ˆ charge, impitoyable contre lui-mme. È (M, 230). Magnus en conserve une boiterie, marque du faux pas que reprŽsenterait ce passage ˆ lÕacte. Selon Alain Goulet cette Ç boiterie lÕapparente ˆ Îdipe aux tendons coupŽs, destinŽ ˆ tuer son pre ; mais surtout ˆ Jacob, devenu boiteux au terme de sa lutte avec lÕange, sanctionnŽ ainsi pour ses fautes passŽes mais devenant en mme temps Isra‘l, lÕhŽritier de la promesse faite ˆ Abraham. È6 Nous pensons Žgalement que la difficultŽ ˆ marcher chez Îdipe est un vŽritable 1

Sa nomination fluctuante et alŽatoire passe par Dunkeltal, puis Keller, puis Helmut Schwalbenkopf, on le pense mort sous le nom de Felipe Gomez Herrera, reviendra sous dÕautres traits et une autre identitŽ Walter Dšhrlich. 2 ƒvelyne LEDOUX-BEAUGRAND, Ç Filles du pre ? Le spectre paternel chez quelques auteures contemporaines È, Relations familiales dans les littŽratures franaise et francophone des XXe et XXIe sicles, La figure du pre, op. cit., p.54. 3 Jean LAPLANCHE, J.-B. PONTALIS, Ç (DŽ)nŽgation È, Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., p.112-113. 4 Jean DE LA FONTAINE, Ç Le Rat et lÕhuitre È, Les Fables, Livre VIII, Paris, Gallimard, coll. Folio n¡2246, 1997. 5 Jean STAROBINSKI, Ç Hamlet et Freud È, prŽface ˆ JONES Ernest (1949), Hamlet et Îdipe, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1969, p. 39. 6 Alain GOULET, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fant™mes, op. cit., p.221.

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destin, inscrite dans son nom mme, elle signale lÕenvers des lois de filiation et sa survivance ˆ lÕexposition, tandis que la difficultŽ ˆ marcher chez Jacob est une possibilitŽ de se mouvoir dans le rŽel et de se tenir au sein dÕun projet en sachant que le monde ne se rend pas immŽdiatement. Comme le jeune Îdipe, qui croise son pre au carrefour des quatre chemins, quelquÕun meurt dÕun accident de route dans lÕignorance de lÕidentitŽ de qui est ainsi atteint. Antipodos, Magnus sÕest ŽgarŽ en chemin, appelŽ dorŽnavant Ç le boiteux È par les habitants de sa commune du Morvan, sa dŽmarche dŽsŽquilibrŽe garde trace de sa conduite impulsive, cause de sa perte et de son dŽsir trŽbuchant.

II-3.B Les vestales de la mŽmoire paternelle

Lorsque Eliette AbŽcassis Žcrit que toutes les femmes Ç sont condamnŽes au malheur È, elle entend que toutes Ç sont vouŽes ˆ se sŽparer de lÕamour du pre, ce premier homme È1. Un malheur plus grand les attend cependant lorsquÕelles ne parviennent pas ˆ sÕen sŽparer, les figeant Ç interdites dans cet amour

sans

avenir

et

sans

espoir ? È2.

Ainsi

sont

les

filles,

vestales

mŽlancoliques de la mŽmoire paternelle, en souffrance dans leur devenir de femme, incapables de tendre leur dŽsir vers un autre homme. Si la relation au pre a longtemps ŽtŽ pensŽe et Žcrite au masculin mettant sur le devant de la scne le fils, Sylvie Germain prŽsente quelques filles qui ont maille ˆ partir avec la mŽmoire de leur pre. De son vivant ou aprs la mort de celui-ci, elles se transforment en gardiennes sauvages dÕune maison paternelle peu-ˆ-peu dŽsaffectŽe, ou en gardiennes de la mŽmoire et du nom du pre dans un amour mortifre, en une tentative dŽsespŽrŽe de restaurer ou de crŽer un signe, un mot, une preuve de son amour ˆ leur endroit. Leurs venues au monde semblent ne pas avoir ŽtŽ prŽcŽdŽes par une mise en mots, violence nŽcessaire qui, comme le rappelle Piera Aulagnier, donne Ç accs au sujet ˆ lÕordre humain È3. La fonction tierce est une parade contre la menace de la folie et conduit ˆ renoncer ˆ un objet dÕamour afin de nouer de nouveaux liens affectifs, sexuels et objectaux, auprs de nouvelles personnes hors du cadre familial. Cette directive maturative, qui contient lÕidŽe de la sŽparation ˆ laquelle doit faire face tout enfant nÕest pas efficiente, comme si lÕinstance de diffŽrenciation entre ces filles et leur pre nÕavait pas reu de fondement garantissant leur identitŽ de femme. Dans Le Livre des Nuits, la mort prŽcoce de la mre de Mathilde, alors quÕelle 1

Eliette ABƒCASSIS, Mon pre, roman, Paris, Albin Michel, 2000. Fethi BEN SLAMA, Ç Transfiguration du pre È, Enfances & Psy, Ç Figures du pre ˆ lÕadolescence È, Ramonville-Saint-Agne, ƒrs, 2004, p.101. 3 Piera AULAGNIER, La Violence de lÕinterprŽtation. Du pictogramme ˆ lՎnoncŽ, Paris, PUF, 1975, p.135. 2

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nÕest encore quÕune enfant, dŽclenche une identification ˆ la dŽfunte et une mise en scne incestueuse qui duplique lÕinceste primordial dans une version fantasmatique. Au chevet de la mre se produit un serment de fidŽlitŽ sur fond de dŽsespoir marital. La fille prend en main le destin de son pre et se donne celui dÕassurer son rŽconfort en portant sur lÕautel familial le sacrifice de la part intime dÕelle-mme. Souhaitant apaiser la souffrance paternelle et prendre une place de restauratrice, Mathilde, du haut de ses sept ans, remet les choses en ordre avec dŽtermination : elle Ç secou[e] È sa sÏur Margot, cherche Ç ˆ relever la tte [de son pre] de force È (LN, 107) et Žnonce une phrase qui scelle son destin avec la mme conviction que sa grand-mre qui pouvait affirmer sans faillir Ç je suis devenue la femme de mon pre È (LN, 50) : Papa, ne pleure pas. Moi, je suis lˆ. Je ne te quitterai jamais. Jamais, cÕest vrai. Et jamais je ne mourirai È Nuit-dÕOr attrapa lÕenfant dans ses bras et la pressa contre lui. Il nÕavait rien compris de ce quÕelle venait de raconter, - mais, elle, elle savait ce quÕelle venait de dire. CՎtait une promesse, et elle sÕengageait absolument ˆ la remplir. (LN, 114)

Mathilde signe un pacte sacrificiel avec elle-mme, formulant un serment avec son pre qui ne lÕentendra pas. La dŽlicieuse erreur de conjugaison tŽmoigne de la jeunesse de lՎnonciatrice qui sÕinscrit dans une toute-puissance imaginaire qui dŽnie la mort. La parole paternelle figŽe dans le deuil ne peut ramener Mathilde ˆ sa place dÕenfant et la dŽlier du pacte incestueux Ç je ne te quitterai jamais È. La promesse du dŽsir enfantin nÕest pas entendue, de ce fait jamais refusŽe, et laisse lÕenfant prendre une place de femme seconde auprs de son pre ds le retour du cimetire. Elle prend Ç en main la tenue de la maison et sÕoccupant de tous. [É] avec rigueur et adresse. È (LN, 117). Mre de substitution des enfants de son pre ˆ la mort de ses Žpouses successives, elle se vit constamment trahie et abandonnŽe par de nouvelles Žpousailles qui la dŽpossdent dÕun bien triste tr™ne. Elle assume un double devoir, celui de se conduire en femme-enfant avec son pre et celui dÕendosser le r™le de mre ˆ lՎgard de sa fratrie. Lorsque NuitdÕOr-Gueule-de-Loup, dans un geste dÕune extrme violence, repousse Mathilde et se relve Ç comme si rien ne sՎtait passŽ È (LN, 115), il laisse ˆ tout jamais Mathilde sur le bas c™tŽ de sa route, enfermŽe dans ce pacte fou, voulant occuper une place qui ne lui sera jamais laissŽe. Mathilde est devenue prŽcocement un tre de parole, dÕune parole scellŽe. Capable de la donner ˆ son pre dans la folie de la perte, capable de la tenir au-delˆ de son ‰ge, grandissant, vieillissant, femme dÕune seule parole, non entendue, comme perdue :

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Mathilde devait effectivement passer sa vie ˆ tenir sa promesse quÕelle seule avait entendue [É] sa promesse de veille, et de fidŽlitŽ sՎtait doublŽe dÕune farouche jalousie, comme si elle nÕavait su prendre pour part dÕhŽritage de sa mre que son amour entier et possessif pour Victor-Flandrin. (LN, 115)

Elle fait de cet acte dՎnonciation un au-delˆ du langage, que John Langshaw Austin nomme un acte performatif1. Mathilde nÕa de cesse de vouloir accomplir lÕaction quÕelle a ŽnoncŽe. ƒtienne Gruillot dit de la promesse quÕelle est un Ç commissif, au sens o lÕon se commet dans ce quÕon dit : en le disant, on le fait, on sÕengage dans lÕaction ; en franais, dire une promesse ou faire une promesse, cÕest une seule et mme choseÉ È2. Si le cÏur de la promesse est le dŽsir, il sÕagit de savoir ˆ qui il appartient : sÕagit-il de celui du pre ou celui de la petite fille Ïdipienne, qui dans un Žlan dÕamour se charge de prendre soin de son pre et de remplacer sa mre auprs de lui. La promesse a fait fi du temps, elle suppose que rien ne changera et que le pre conservera en mŽmoire cet Žlan vertueux. La promesse, poursuit ƒtienne Gruillot, est considŽrŽe comme Ç une vertu que si elle est mŽdiŽtŽ au sens dÕAristote : juste milieu entre lÕenttement et lÕinconsistance, entre lÕobstination et la versatilitŽ de lÕenfant. " La fidŽlitŽ dans la sottise est une sottise de plus " , annonce JankŽlŽvitch. È3. Le philosophe du langage Dany Robert Dufour lÕexprime ainsi : Ç Une promesse est faite pour nՐtre pas tenue. Elle est toujours tenue puisquÕelle est renouvelŽe, mais parce quÕelle est renouvelŽe, elle nÕest jamais tenue È 4. Pour Anne Dufourmantelle, elle ne peut tre que si elle est dŽnouŽe et dŽsavouŽe, le dŽsaveu Žtant, dans cette situation : le lieu o le sujet sÕinscrit hors le sacrifice auquel il prend part. CÕest pourquoi un serment est dŽjˆ un parjure, ne serait-ce que parce que du temps sÕinterfre. Il y a toujours un reste, un morceau infracturable de nuit, que Lacan avait choisi dÕappeler Ç rŽel È en lui rendant, contre lÕusage habituel du mot Ç rŽalitŽ È, dont il est issu, un espace blanc, un espace de surditŽ, avec le risque de sÕy trouver sidŽrŽ. [É] le serment est unique que parce quÕil porte en soi, la possibilitŽ, je dirais mme la nŽcessitŽ du parjure, de la trahison, de lÕeffacement, de lÕoubli.5

Mathilde qui a prtŽ serment sÕest sÕengagŽe dans son dŽsir parce quÕil donne Ç foi È ˆ sa parole qui devient sacrŽe, intouchable, inviolable, aimante et fidle jusquՈ la mort. Elle voudrait que son pre soit en dette envers elle, or, lorsquÕil reprend femme, cela sÕimpose comme une trahison impardonnable Ç - et cette trahison ˆ lՎgard de sa mre rejaillissait sur elle qui sՎtait dŽclarŽe garante du 1

John Langshaw AUSTIN, How to Do Things with Words (1962), Quand dire, cÕest faire, premire confŽrence, Paris, Le Seuil, 1972. 2 Etienne GRUILLOT, Petites chroniques de la vie comme elle va, Paris, Seuil, 2002, p.98. 3 Ibid., p.102. 4 Dany-Robert DUFOUR, Lacan et le miroir sophianique de Boehme, Paris, EPEL, 1998. 5 Anne DUFOURMANTELLE, La Sauvagerie maternelle, op. cit., p.54.

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souvenir de la morte. [É] A partir de ce jour elle ne sÕadressa plus ˆ son pre quÕen le vouvoyant È (LN, 134). Comment Mathilde peut-elle, aprs la culpabilitŽ souffrante du dŽsir Ïdipien rŽalisŽ, supporter ou aimer une nouvelle femme qui prend une place sexuelle tangible auprs de son pre ? Elle nÕa de cesse de dŽfendre sa place face ˆ lÕarrivŽe de ses nombreuses belles-mres successives, tout en vivant une division intŽrieure ˆ laquelle nous pouvons trouver une similitude avec la description que Lieve Spaas propose au sujet de la sÏur de Bernardin de Saint-Pierre. La jeune fille conna”t une double identification, Ç celle ˆ la mre qui devient faille et o la jouissance fait dŽfaut et identification ˆ la belle-mre, qui par contre, reprŽsente la jouissance interdite. Aussi longtemps quÕelle vit avec son pre, elle a pu vivre cette double identification de faille et de dŽsir de jouissance. È1 Les femmes du pre suscitent lÕÇ aversion È (LN, 138) de Mathilde, elles ne peuvent occuper que le Ç versant sale, proscrit et illŽgal du tabou de lÕinceste et de la sexualitŽ È2. La jalousie couve sous la cendre comme charbons ardents, elle enferme Mathilde dans la nuit de la rancÏur et de la frustration. Lorsque Mathilde sÕoppose ˆ lÕarrivŽe de Ruth, Nuit-Gueule-dÕOrGueule-de-Loup prononce une parole qui redistribue les places, et pose le pre comme ma”tre de son propre destin amoureux : Ç Mathilde ! coupa Nuit-dÕOrGueule-de-Loup dÕune voix assourdie par la colre, je tÕordonne de te taire ! Je suis encore ton pre. È (LN, 245). Cette parole enfin libŽrŽe par lÕamour de Ruth qui invite Ç ˆ la parole Ð ˆ une parole continue, libre de tout secret, et pleine dÕallant. È (LN, 247), sՎnonce trop tardivement. Cet homme, peu disert avec ses autres Žpouses, nÕa pas su en tant que pre faire cesser le fantasme incestueux Ïdipien lorsquÕil Žtait encore de lՉge de Mathilde, afin de le symboliser et dÕouvrir sa fille Ç aux sublimations de la culture È3 selon les termes de Jo‘l Clerget. LÕautomutilation que Mathilde sÕinflige met un terme ˆ ce temps du fŽminin et de la sexualitŽ. Alors elle sՎtait levŽe et avait couru en chemise de nuit, pieds nus, hors de la maison et sՎtait roulŽe dans la neige jusquՈ ce que tout le froid de la nuit la pŽntre et la glace. Elle avait frottŽ la peau de ses seins, de son ventre, de sa nuque et de ses reins avec des morceaux de neige verglacŽe. Puis, lorsquÕelle avait senti tout le sang de son corps refluer au plus profond dÕelle-mme et sÕimmobiliser, elle sՎtait excisŽe dÕun coup dÕarte de caillou. (LN, 197)

1

Lieve SPAAS, Ç Catherine et Bernardin de Saint-Pierre : lÕÎdipe adelphique È, ƒros Philadelphe, frre et sÏur, passion secrte, op cit., 1992, p.99. 2 ValŽrie LAFLAMME, HŽlne DAVID, Ç La femme a-mre : maternitŽ psychique de la mar‰tre È, Revue Franaise de Psychanalyse, Ç Familles dÕaujourdÕhui È, op. cit., p.108-118. 3 Jo‘l CLERGET, La Main de lÕautre, Ramonville Saint-Agne, Ers, 1997, p.106.

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Ce qui peut amorcer pour une fille son devenir femme, ce sont ses rgles, sang issu de la transformation de son corps. Aprs la mutilation de sa vulve et lÕanŽantissement, selon lÕantique croyance des humeurs, du principe chaud du sang menstruel par le froid et lÕeau, elle sÕen retourne pour vivre auprs de son pre, besogneuse, comme un tre neutre, une femme non Žclose ˆ son Žpanouissement. Si lÕautomutilation peut tre rapprochŽe des cŽrŽmonies dÕinitiation dŽcrites par Bruno Bettelheim1 pour ma”triser le dŽsir incestueux2, nous pensons quÕelle vise ˆ empcher toute promesse de plaisir qui pourrait surgir avec un autre homme afin de ne pas faire ombrage ˆ son pre. La mutilation fige les pulsions sexuelles et fixe Mathilde dans un

r™le de

commandeur, gardienne de la mŽmoire familiale. LÕamŽnorrhŽe dont elle est atteinte Žvoque lÕimage dÕune misŽrable tentative de troc, Ç sang pour sang È, fŽminitŽ contre survie É qui dŽtruit le lieu commun de lÕorigine. Le silence paternel, identifiant la fille ˆ la mre et ˆ un tre tout-puissant, nÕest pas venu libŽrer Mathilde de la confusion dans laquelle lÕa plongŽe la mort de sa mre, trop t™t disparue. La parole de la fille ŽnoncŽe pour consoler son pre crŽe un monde clos, sans altŽritŽ. LÕamour du pre ne sÕest pas fait conna”tre, ne sÕest pas fait entendre. Denis Vasse Žcrit que, Ç [f]aute dՐtre entendue et symbolisŽe par des mots qui sՎchangent et rŽvlent la joie partagŽe, la violence passionnelle reste tapie comme un monstre au cÏur du mutisme. È3 La fille sÕest tournŽe vers son pre, a attendu un certain regard, quelques mots de sa part qui auraient pu lui permettre de nŽgocier son accs ˆ sa fŽminitŽ pour consommer la rupture avec le maternel. Or, ce regard vient ˆ manquer, Mathilde nÕest pas vue, elle reste comme invisible. Sa boulimie scopique, qui sÕexprime tout dÕabord discrtement, se clame ensuite dŽsespŽrŽment lors de la dissŽmination de la famille : Ç Un mot se dŽtacha et se mit ˆ claquer plus fort que les autres. Pre. PreÉ preÉ Mais son pre ne la regardait pas, peut-tre mme ne la voyait-il pas. È (LN, 287). Souffrante Mathilde, oubliŽe mais tenace Antigone, qui veut enterrer ses morts aprs le passage de lÕarmŽe allemande, alors que la terre est gelŽe et le pre terrassŽ : Ç Pre. Tous ces corps. Creuser. È (LN, 287). Son personnage devient le centre dÕun monde clos impermŽable ˆ la parole qui le fonde, ce Ç monde nÕest plus un univers mais un puzzle dont les ŽlŽments sont tenus ensemble sous la pression dÕun cerclage contraignant, et non dans lÕouverture ˆ un unique esprit. È4. Ë la fin de sa vie, la solitude et lՎtat de misre de sa vie affective font

1

Bruno BETTELHEIM, Les Blessures symboliques, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1971. Isabelle DOTAN indique que Ç lÕexcision [É] lÕempchera de commettre lÕinceste avec son pre, corrigeant ainsi la faute dont il est lui-mme le fruit. È, Les Clairs-obscurs de la douleur. Regards sur lÕÏuvre de Sylvie Germain, Namur, Les ƒditions Namuroises, 2009, p.98. 3 Denis VASSE, Inceste et jalousie, op. cit., p.237. 4 Ibid., p.237. 2

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irruption, lorsque la jouissance du dŽvouement ne suffit plus ˆ compenser le fiasco du dŽsir propre et de lÕamour inconsolŽ : Mais quelle avait ŽtŽ au bout du compte sa rŽcompense pour tant de fidŽlitŽ ? Ð Rien quÕindiffŽrence et trahisons. [É] Mais pourquoi, dis pourquoi, Tu ne mÕas jamais aimŽe, ni toi, ni personne ! Ha ! Je suis lˆ, et personne pour le savoir, pour mÕaimerÉ (LN, 292)

Alors que Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup meurt dans lՎvocation de tous les siens, aimŽs et disparus rŽconciliŽs, Mathilde vit une incommensurable terreur. Envahie par une Ç terreur dÕenfant È dans une dŽrŽliction la plus totale, le chagrin et lÕabandon, quÕelle nÕa pu ressentir ni exprimer lors du dŽcs de sa mre, sÕengouffrent dans les vannes ouvertes par la mort de son pre : lui faudrait-il donc mourir, elle aussi, pour que son pre, enfin, la prenne dans ses bras et la console de cette immense peine qui lui faisait si mal ? Lui fallait-il mourir ? (LN, 288)

LÕimage la plus pathŽtiquement expressive est sans doute celle o elle tranche le lieu du souffle et de la parole avec un ustensile censŽ libŽrer les mots emprisonnŽs au cÏur des pages collŽs dÕun livre : Ç Elle Žtouffait. Alors la sensation dՎtouffement se fit soudain si forte en elle, quÕelle se saisit dÕun coupe papier posŽ sur la commode et se trancha net la gorge. È (NA, 383). LÕabsence intolŽrable du pre a rendu toute la vie irrespirable, le suicide sÕimpose alors comme le Ç triomphe final sur le nŽant de lÕobjet perduÉ È1. Mathilde suit son pre dans la tombe, dŽfinitivement seule.

Si Mathilde se voue ˆ la chastetŽ et se charge dÕentretenir le feu sacrŽ du nom paternel, Claude Corvol restaure le vŽcu de lÕabandon paternel par une formation rŽactionnelle qui la place dans une fidŽlitŽ ˆ sa mŽmoire. Curieux retournement dÕune fille en souffrance dÕamour, qui se vit comme celle qui a abandonnŽ et qui doit tre pardonnŽe dՐtre allŽe dans les bras Ç dÕun autre homme È, quÕelle nÕa pourtant ni dŽsirŽ, ni aimŽ. Rien de plus terrible que ces filles qui maintiennent cožte que cožte un lien parental dans lÕoubli total de leur vie de femme. Claude travaille ˆ dŽmler les fils dÕun abandon maternel, dŽcouvrant sans cesse dÕautres accrocs dans son histoire. La reconqute dÕune vie, qui illusoirement lui semble tre ˆ nouveau accessible, passe par le retour au nom paternel : Ç Elle reprendrait son nom, ce nom chu du corps de son pre, ce nom en dŽshŽrence. Corvol. È (JC, 156). Suffit-il de changer de nom pour Ç quitter È son pre et devenir la femme dÕun hommeÉ ? En Žpousant Marceau, Claude est restŽe une

1

Julia KRISTEVA, Soleil noir. DŽpression et mŽlancolie, op. cit., p.18.

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Corvol, une Žtrange Žtrangre pour la communautŽ villageoise. Suffit-il de reprendre son nom pour redevenir la fille de son pre ?

CÕest ce que semble

croire Claude, dupe de la prŽcaritŽ de ce subterfuge. Ç Devient-on jamais quelquÕun dÕautre, efface-t-on quelque chose que lÕon a ŽtŽ ? È1 se demande Nadine Vasseur. Le nom de Mauperthuis nÕa ŽtŽ quÕun nom dÕemprunt, portŽ comme un costume mal taillŽ, dans lequel elle nÕa pu se mouvoir. Se sentira-telle mieux dans ce qui ressemble ˆ un nom linceul, dans lequel, elle veut se blottir avec son frre, inexorablement fixŽe dans une vieille enfance ratatinŽe. Ç Claude tenacement reprenait possession de son nom. Lˆ, face au cercueil de son pre, face au grand drap de velours noir o luisait le doux Žclat dÕargent de sa lettre initiale. C comme Claude Corvol. È (JC, 152). Ce faisant elle annule son mariage et tranche ce qui la reliait ˆ sa fille. Elle revient ˆ une antŽrioritŽ o rien de tout cela nÕaurait existŽ puisque Ç tout recommencera È (JC, 156). Claude ancre sa mŽmoire dans une douleur dÕenfant abandonnŽe et tente de revenir ˆ son enfance pour mieux la rejouer ; rŽgression illusoire ˆ une pŽriode dÕavant son mariage, ˆ un Žtat avant sa maternitŽ, ˆ un temps que pre et fille auraient partagŽ dans la quiŽtude. Elle protge ainsi son pre de toute agressivitŽ et dՎventuels reproches. IdŽalisŽe, la figure paternelle lui permet de ne pas se sentir compltement dŽlaissŽe et favorise lՎlaboration dÕun scŽnario sur une enfance qui aurait ŽtŽ douce et lŽgre. Claude, dans sa piŽtŽ filiale, devient le tombeau dÕun pre qui a prŽsentŽ ˆ ses enfants le corps dÕun homme vaincu, terrassŽ par la culpabilitŽ pour avoir assassinŽ sa femme, la mre de ses enfants. LÕinstallation dans la maison paternelle dŽpasse largement lÕutilisation dÕune b‰tisse familiale. Il ne sÕagit pas de lui prter une nouvelle vie mais de sÕy clo”trer pour enterrer ˆ jamais son corps et son devenir de femme dans une mŽmoire paternelle qui nÕouvre ˆ aucune altŽritŽ. Elle prend le relais dÕun pre qui sՎtait lui-mme enfermŽ vivant : Ç Il ne sortait plus [É] ne recevait personne. Il vivait en reclus dans sa maison È (JC, 56), au point que lÕon pourrait se demander, en paraphrasant J.-B. Pontalis, sÕil avait quand il mourut, Ç retrouvŽ un berceau ou sÕil Žtait dŽjˆ depuis longtemps dans son cercueil È2 . QuÕen est-il de ses maisons dÕenfance quÕil faudrait conserver comme un souvenir du temps jadis qui pourrait se fragmenter si on ne lÕimmobilisait pas ? De ses maisons dÕenfance dans laquelle il faudrait retourner vivre, pour trouver, inchangŽ, un bien dÕautant plus prŽcieux quÕil est imaginaire ? Le pre Claude pourtant lui avait donnŽ le ton et montrŽ la voie, sa vie ne serait quÕun long ch‰timent. Ë sa mort, Claude Corvol ne peut na”tre ˆ une nouvelle vie, elle 1

Nadine VASSEUR, Le Poids et la voix, Paris, Le temps quÕil fait, 1996, p.107. J.-B. PONTALIS, Ç LÕHomme immobile È, Le champ visuel, Nouvelle Revue de Psychanalyse, n¡35, 1987, p.21. 2

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renonce ˆ tout mouvement et se fige pour Žloigner la scne du meurtre maintenue forclose. Son entreprise est de contourner ce qui risquerait de rŽveiller un vŽcu terrorisant. EmpchŽe ˆ tre pour soi et pour lÕautre dans un rŽel investissement, elle reste la trace mŽmorielle dÕun deuil ˆ jamais impossible dÕune mort innommŽe. En lÕabsence dÕune parole qui nÕa pu tre Žmise pour quÕelle survive au dŽsastre, elle intŽriorise un manquement dont elle nÕa pourtant pas ŽtŽ coupable. Claude Corvol assume son appartenance filiale en offrant un corps, le sien, advenu ˆ son tour cercueil. Peut-on dire quÕelle ressent la mme affliction que Cordelia Žprouve pour son pre ? Ç CÕest pour toi blessŽ que je me sens abattue. È (Acte V, sc.3).

Les pres dans leur absence, dans leur silence ont englouti leurs filles dans un attachement des plus mortifres. Elles font corps avec les maisons et les chambres, Ç cette chambre [É] CÕest mon corps. Mon corps de bois sombre È (NA, 123) pense Mathilde ; se fondent dans leur mort en se revtant dÕun linceul pour c™toyer la jouissance dÕune noce ainsi consommŽe : Ç De ce grand drap de velours noir qui ensevelissait son pre elle ferait sa nouvelle robe dՎpouse. ƒpouse de la mŽmoire des morts. È (JC, 157). Ce vertige incestueux des plus morbide permet ˆ la fille de sÕapproprier la chambre du pre et de se coucher dans un lit qui semble encore conserver les irrŽsistibles traces des Žtreintes et des derniers soupirs Ç o elle et tous ses frres et sÏurs avaient ŽtŽ conus, Žtaient venus au monde, et o sa mre avait rendu la vie un matin de printemps. Ce lit trois fois souillŽ par les nouvelles amours successives de son pre infidle È (NA, 55). Quelle est glaciale cette fable de la transgression qui se replie dans le refuge dÕune mŽmoire qui se referme comme un cercueil ! : Ç Elle Žtait prisonnire dans sa chambre ; dans la chambre si vide o rŽsonnait plus que jamais lÕabsence de son pre. È (NA, 383). Alors que Claude Žpouse Ç la mort de son pre È et fait sonner le piano Ç tombeau-sorcier È (JC, 157), Mathilde meurt ˆ la mort de son pre. Le Ç couper È avec la situation familiale infantile ne consiste pas ˆ dŽnier, ni ˆ refouler, encore moins prŽtendre annuler le passŽ, mais ˆ cesser de faire du systme relationnel ancien le moteur principal du fonctionnement affectif, tout en intŽgrant les aspects narcissiques avantageux dans le courant de la satisfaction libidinale objectale, crŽatrice de liens nouveaux et de capacitŽs nouvelles. La loi qui, pour saint Paul, Ç fait le pŽchŽ È, prŽside pour Jacques Lacan ˆ lÕordre symbolique. Les filles peinent ˆ lÕaccomplissement dÕune Žmancipation paternelle. Les personnages de Mathilde et de Claude exposent les moyens mis en Ïuvre pour parer ˆ lÕimpossibilitŽ dÕaccomplir une vie de femme et de renoncer ˆ un espoir dÕattachement illusoire. Claude comme

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Mathilde ont une dimension transgressive dans lÕexposŽ de leur farouche volontŽ de ne pas renoncer au vÏu amoureux de lÕenfant qui devient la quintessence mme de leur dŽsir. Toute nouvelle perspective dÕune relation autre que paternelle est irrŽalisable et interdite de reprŽsentation. Dans LÕEnfant MŽduse, Lucie agit autrement, lorsquÕelle amŽnage la maison paternelle, elle sÕefforce de faire sienne Ç une maison quÕelle avait pourtant tellement ha•e È par des travaux. Seul lÕappentis du pre, jadis lieu de son retrait et de son absence, Žchappe ˆ la rŽnovation, Ç Tout y est restŽ en lՎtat dÕautrefois È (EM, 271), comme si quelque chose encore restait en souffrance et Žchappait ˆ la restauration et ˆ lÕembellissement. Cette greffe que les filles, fussent-elles adoptives, veulent faire prendre dans le sillon paternel, donne ˆ leur existence Ç des relents de fadeur È qui oblitrent lՎclosion de leur vie. Eva, qui a suivi Brum dans sa retraite Ç un peu sauvage [É] quelque part en province È aprs sa mise ˆ lՎcart de lÕuniversitŽ, vit avec lui Ç en solitaires, entourŽs de livres et de silence È (ES, 114). Elle fait Ç ˆ ses c™tŽs office de servante, de dame de compagnie, de secrŽtaire, et ˆ prŽsent de sÏur de charitŽ È (ES, 23).

II-3.C Une prŽsence apaisŽe

LÕabsent cependant nÕest pas forcŽment figŽ, son portrait, tel celui de Georges BŽrynx, peut remplir des fonctions diverses, fluctuantes selon les personnes. Il offre un souvenir ouvert au dŽsir et ˆ la mŽmoire des diffŽrents membres de la famille, celle : du Pre invisible veillant sur ses enfants, celle du Fils prŽvenant le nouveau-nŽ quÕil fut de sa mort ˆ venir en pleine force de lՉge, ou, plus modestement, celle dÕun bon ange protŽgeant la famille BŽrynx ? Tant™t lÕune tant™t lÕautre, selon lÕimagination souffrante et le pouvoir de sublimation de chacun. Aucune des trois pour Sabine Ð non quÕelle soit dŽnuŽe dÕimagination, mais le drame fut dÕune telle trivialitŽ quÕil lui est difficile de le magnifier. (In, 25)

CÕest avec cette douceur de la mŽmoire apaisŽe et aimante que Sylvie Germain Žvoque son pre ˆ deux reprises dans son Ïuvre. Par sa maladie et sa mort dans La Pleurante des rues de Prague, par lՎvocation de sa douce prŽsence dans lÕouvrage Voies de pres voix de filles, qui rŽunit, selon le souhait dÕAdine Sagalyn, les textes de quinze femmes Žcrivains qui parlent de leurs pres avec le projet de leur permettre dÕexplorer par lՎcriture Ç lÕempreinte de son pre sur sa perception du monde, ˆ tenter de circonscrire ou de rŽvŽler ce qui existe et perdure en elle de cette relation È1. Ce rŽcit a ŽtŽ repris et intŽgrŽ dans Le 1 Adine SAGALYN, Ç Avant-propos È, Ç KalŽidoscope ou notules en marge du pre È, Voix de pres, voix de filles, Adine Sagalyn (Žd.), Paris, Maren Sell & Cie, 1988, p.8.

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monde sans vous, Žcrit peu aprs la disparition de la mre de lÕauteure. Ce livre, Ç double pome en prose È, composŽ de textes dՎpoques diverses, rŽunit en un unique tombeau polyphonique le pre et la mre disparus. Sylvie Germain plante deux stles proches lÕune de lÕautre, qui se font Žcho dans la discrŽtion des murmures intimes des chants des potes qui les entourent, les bercent et maintiennent le dialogue au-delˆ de leur mort. Dans les morts ou les sŽparations,

Žcrit

Michel

Schneider,

Ç ce

nÕest

pas

lÕabsence

qui

est

insupportable, cÕest la prŽsence [É]. Une prŽsence comme celle des objets hallucinŽs, une prŽsence dont on ne peut rien faire, dont on ne sait se dŽfaire, parce quÕil nÕy a plus de lien. È1. Avec les romans qui Žvoquent le souvenir des tres chers, les romanciers essayent de faire taire les ombres, sans les admonester, sans les congŽdier, pour tŽmoigner ainsi de lÕamour qui perdure tant que bat encore le souvenir dans le cÏur des vivants. Ç LՎcriture joue le r™le dÕun rite dÕenterrement È, Žcrit Michel de Certeau, Ç elle exorcise la mort en lÕintroduisant dans le discours. DÕautre part, elle a une fonction symbolisatrice [É] : Ç marquer È un passŽ, cÕest faire une place au mort [É] et par consŽquent utiliser la narrativitŽ qui enterre les morts comme moyen de fixer une place aux vivants È2. Dans un entretien radiophonique Sylvie Germain raconte : Ç aprs la mort de mon pre, jÕavais envie dՎcrire quelque chose sur lui et autour de lui, et finalement je nÕy suis pas arrivŽe. È3 CÕest avec le retour dÕune image Ç dÕune femme grande et claudicante È que sÕest imposŽe lÕapparition de Ç lÕimage de mon pre È fŽcondant ainsi lÕouvrage ˆ venir.

Sylvie Ducas4, dans son article

Ç Pre ou fils de ses Ïuvres È, souligne que : le corps paternel est rarement dŽcrit, mŽdiatisŽ le plus souvent par des rŽcits dÕautres agonies ou enterrements, ceux de proches qui ont c™toyŽ le mort, comme chez Rouaud ou Bergounioux [É] Quant il est abordŽ de faon frontale par la narration pour Žvoquer son agonie, il appara”t comme ce grand corps malade rŽduit ˆ une mŽcanique grippŽe, ˆ de la chair souffrante ˆ bout de souffle, proprement inanimŽe, comme chez Annie Ernaux5 ou Jean Rouaud6.

Ainsi en est-il pour Sylvie Germain qui, dans un fragment autobiographique de la sixime apparition de La Pleurante des rues de Prague Žvoque la maladie et le dŽcs de son pre : Ç un homme qui gisait alors dans un lit ˆ mille kilomtres de lˆ, le corps rompu par la maladie. Un homme atteint dans son souffle et ses

1

Michel SCHNEIDER, op. cit. Michel DE CERTEAU, LՃcriture de lÕhistoire, op. cit., p.118. 3 Sylvie GERMAIN, ƒmission Ç Panorama È de Michel BYDLOWSKI, Radio France, France Culture, 27 mai 1992. 4 Sylvie DUCAS, Ç Pre ou fils de ses Ïuvres È, Relations familiales dans les littŽratures franaise et francophone des XXe et XXIe sicles. La Figure du pre, op. cit., p. 176. 5 Annie ERNAUX, La Place, Paris, Gallimard, 1984, p.107. 6 Jean ROUAUD, Des Hommes Illustres, Paris, ƒditions de Minuit, 1993, p.110. 2

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os. [É] Toute la lutte muette de cet homme couchŽ, clouŽ entre deux draps, sa lutte contre la mort, se rŽvŽla [É] È (PP, 55). Elle participe, au mme titre que les romanciers ŽtudiŽs par Sylvie Ducas, ˆ ce quÕelle nomme Ç lÕellipse gŽnŽralisŽe du cadavre du pre È. LÕenveloppe corporelle ŽphŽmre poursuit un principe de dŽcomposition qui adopte la rhŽtorique chrŽtienne, Ç ˆ prŽsent que son corps se dŽsincarne, se disloque dans la nuit et le froid de la terre, que son visage tombe en poussire È (PP, 57). Dans un autre ouvrage consacrŽ ˆ Bohuslav Reynek, le corps appara”t ˆ travers la mŽtaphore de lÕarbre qui, Ç rompu, gisant sur le sol, a la mme puissante expression quÕun corps humain, Žtendu, pŽtrifiŽ par la mort Ð mais non anŽanti. [É] "dŽpouille vitale", car le corps condense alors en lui toute Žcriture dÕune vie qui vient dÕexpirer son dernier mot au terme dÕun rŽcit qui fut plus ou moins long [É] È (BR, 125). La disparition nÕempche pas que la part spirituelle rŽsiste ˆ la mort ou possde quelque

Žnergie

pour

la

traverser.

Le

principe

spirituel

du

dŽfunt,

mystŽrieusement engagŽ dans une forme dÕexistence, se dŽploie dans une dimension cachŽe ou oubliŽe de la vie qui donne au Ç quotidien temporel une part dՎternitŽ, souvent enfouie È1. La mŽmoire du pre est possible gr‰ce aux fragments contenus dans la mŽtaphore du kalŽidoscope, dont la beautŽ qui Žchappe ne peut se cerner que par le jeu des variations lumineuses et formelles. Rien dՎclatant, de figŽ ou de triomphant dans la simplicitŽ dÕune Ç beautŽ enfouie, diffuse, et dÕautant plus vivace quÕelle se tient secrte [É] qui nÕest nullement de lÕordre de la splendeur et de la force mais qui procde dÕune constellation dÕinfimes je-ne-sais-quoi, simples et doux. È2. LÕimage premire et fondatrice du pre est en dŽcalage avec la reprŽsentation traditionnelle, elle Ç nÕest pas close, ni fixe, ni achevŽe surtout. CÕest une image ouverte, plurielle, toujours en marche È3 qui se nourrit de mŽtaphores surprenantes plus traditionnellement associŽes ˆ la fŽminitŽ, Ç une image vŽgŽtale qui bouge imperceptiblement selon la lumire qui tourne autour dÕelle et qui parfois lÕenserre, lՎblouit, parfois sÕestompe, tremble. È4 Demandant de la distance et la diversitŽ des points de vue, elle se manifeste par le Ç trop È qui nŽcessite une apprŽhension dŽlicate en douces couches successives. Car parler de son pre nÕest pas une dŽmarche facile, quelque chose, comme une pudeur Ç retient de parler directement de [s]on pre È5. Quand il sÕagit dՎcrire sur celui-ci lÕauteure se situe, non pas dans la cŽlŽbration, mais dans lՎvocation qui invite au dŽcentrement pour permettre lÕapproche dÕune beautŽ Ç trop intime pour 1 2 3 4 5

Henri BOURGEOIS, Ç La vie Žternelle È, EncyclopŽdie des religions, op. cit., p. 1921. Sylvie GERMAIN, Ç KalŽidoscope ou notules en marge du pre È, op. cit., p.53. Ibid, p.54. Ibid. Ibid.

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sÕavouer de plein front et qui en appelle aux dŽtours È1. Ce nÕest pas par la luminositŽ Žclatante et aveuglante que sՎvoque le pre, mais par le biais de la fresque Le Songe de Constantin du cycle de la LŽgende de la Croix de Piero della Francesca, dont les couleurs oscillent du rose p‰le au vert bleutŽ et ˆ lÕocre orangŽ. Ç Les formes, toujours monumentales, ne psent pas ; elles se dŽploient avec gr‰ce È. LÕempereur, figure majestueuse du pouvoir, est endormi et

Ç ouvert È ˆ la promesse de lÕannonce de lÕange. Le souci de la juste perspective et du bon Žclairage tŽmoigne de la volontŽ de superposer Ç les regards, les visions È et de proposer Ç une Žcriture de glissements et de surimpressions È2. Le pre offre ainsi son souvenir dans la libertŽ de lՎvocation et peut survivre ˆ la fiction filiale. Pour assimiler une voix paternelle encore est-il nŽcessaire que cette voix soit altŽritŽ, substance et diffŽrence, pour se reposer dans un lieu autre que le corps de sa fille. Contrairement ˆ Mathilde et Claude, la filiation ne se situe pas dans une perspective de Ç prise de corps È3 mais dans Ç lÕacceptation dÕune temporalitŽ ˆ la fois linŽaire et fragile : ligne sur laquelle les fondateurs disparaissent pour laisser place aux hŽritiers. È4. Le pre sՎprouve pleinement dans ce r™le de transmission et de lien qui permet de lŽguer ˆ sa descendance ce quÕil a reu en hŽritage : Il y avait tant de visages et de voix de dŽfunts dans les plis de sa robe. Et dŽsormais il y a, parmi cet immense peuple de dŽfunts qui sommeille dans ses haillons, le visage et la voix de mon pre. [É] DŽsormais il y a le visage, le sourire et la voix de cet homme qui en tout me prŽcde, - en la vie, en la mort. [É] DŽsormais. Et cÕest ainsi que nous vivons : de dŽsormais en dŽsormais. (PP, 109).

1

Ibid., p.56. Ibid. 3 Monique SCHNEIDER, Le Trauma et la filiation paradoxale, Paris, Ramsay, 1988, p.13. 4 ƒvelyne LEDOUX-BEAUGRAND, Ç Filles du pre ? Le spectre paternel chez quelques auteures contemporaines È, Relations familiales dans les littŽratures franaise et francophone des XXe et XXIe sicles. La Figure du pre, op. cit., p.52. 2

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

III Ð LA PAROLE DES PéRES, DU FRACAS AU FIN SILENCE O as-tu mal ? Pas de rŽponse - As-tu mal ˆ ta tte, ˆ tes Žpaules, ˆ ton dos ? Un moment de silence : - Ah non, madame ! moi, jÕai pas mal ˆ des choses. - Alors ˆ quoi as-tu mal ? - Ah oui, jÕai mal ˆ mon pre. 1

III- 3 Une parole qui se fige III-3.A Le descendant de Zacharie Sylvie Germain nous enseigne que le silence se glisse dans les plis de lÕorigine et de lÕaccueil. Dans son article Ç Blasons de la paternitŽ È elle prŽsente ce qui dans les ƒvangiles constitue, selon elle, des figures remarquables de la paternitŽ : mentionnŽes fugacement, voilŽes de discrŽtion, certaines ne portent mme pas de nom. Des figures paternelles qui passent ainsi que des Žtoiles filantes et dont lÕintensitŽ lumineuse, ˆ premire vue assez faible lors de leur apparition dans le texte, sÕaccro”t et sÕaiguise indŽfiniment aprs leur passage. 2

De nombreux pres silencieux, au verbe taiseux, ˆ la prise de parole parcimonieuse, sont reprŽsentŽs dans les Žcrits de Sylvie Germain. Certains sՎloignent du langage par simple dŽfiance, dÕautres en raison dÕun dŽfaut de positionnement, dÕautres enfin par discrŽtion. MarquŽe par le silence, cette parole est parfois simplement suspendue pour laisser place ˆ lÕautre. En cela, le premier pre du dyptique germanien peut sÕinscrire dans la gŽnŽalogie de Zacharie que

Sylvie Germain

prŽsente par

un

dŽsir de paternitŽ Ç en

souffrance È. Alors que son Ç Žpouse ƒlisabeth est stŽrile et tous deux sont dŽjˆ 1 2

Franoise DOLTO, Lettres de lՃcole Freudienne, 22, 1977, p.492. Sylvie GERMAIN, Ç Blasons de la paternitŽ È, op. cit., p.207.

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‰gŽs È, Ç soudain lÕinespŽrŽ survient : un ange lui appara”t pour lui annoncer que sa longue prire a ŽtŽ exaucŽe, ƒlisabeth va enfanter un fils. Sur le coup, cÕest moins la joie qui lÕenvahit que la surprise, le doute mme. È1 Ce mme doute est prŽsent ˆ lÕorigine du Livre des Nuits alors que la maternitŽ dŽfectueuse de Vitalie est miraculeusement vaincue. Lorsque, riche dÕun savoir ancestral, elle sait quÕelle est enceinte et annonce que son enfant vivra, son mari ne la croit pas : Ç Tais-toi donc, malheureuse, rŽpondit lÕhomme en se retournant vers le mur, ton ventre nÕest quÕun tombeau qui ne peut rien engendrer. È (LN, 20). Ainsi, ce nÕest pas la mre qui balaie la paternitŽ, mais bien lÕhomme lui-mme qui impose le silence ˆ sa femme, silence qui retombera sur lui une fois devenu pre. LÕannonce qui lÕimpliquait, cÕest-ˆ-dire qui lÕengageait

dans

lÕacte

dÕune

parole

fŽconde,

est

balayŽe.

Il

refuse

autoritairement de se laisser saisir par le dire dÕune femme qui le place symboliquement ˆ une place possible de pre. La seule parole que le pre prononce dans ce roman est celle dÕune dŽnŽgation et la dŽsignation mortifre du lieu des origines. Cette mise en doute des capacitŽs de la femme fait Žcho aux propos du pre de LÕEnfant de sable de Tahar Ben Jelloun qui, en mal dÕhŽritier m‰le, dit un jour ˆ la mre de ses enfants : Notre malchance, pour ne pas dire notre malheur, ne dŽpend pas de nous. Tu es une femme de bien, Žpouse soumise, obŽissante, mais au bout de ta septime fille, jÕai compris que tu portes en toi une infirmitŽ : ton ventre ne peut concevoir dÕenfant m‰le ; il est fait de telle sorte quÕil ne donnera Ð ˆ perpŽtuitŽ Ð que des femelles. 2

Aux nombreux propos de disqualification et de doute portŽs sur la qualitŽ de la matrice, aux sentences de rŽpudiation, rŽpond la parabole du figuier infertile qui souligne, selon la lecture de Sylvie Germain, ce souci constant Ç de faire crŽdit ˆ lÕautre, encore et encore, pour quÕil se rŽtablisse dans la droiture, la dignitŽ. Mais une telle restauration exige la collaboration pleine et soutenue de lÕintŽressŽ È3 : Un homme avait un figuier plantŽ dans sa vigne. Il vint chercher du fruit sur ce figuier, et nÕen trouva pas. Il dit alors ˆ son vigneron : Ç Voilˆ trois ans que je viens chercher du fruit sur ce figuier, et je nÕen trouve pas. Coupe-le. Ë Quoi bon le laisser Žpuiser le sol ? È Mais le vigneron lui rŽpondit : Ç Seigneur, laisse-le encore cette annŽe, le temps que je bche autour pour y mettre du fumier. Peut-tre donnera-t-il du fruit ˆ lÕavenir. Sinon, tu le couperas. (Luc, 13, 16-9).

LÕirruption de la naissance met un terme au doute et laisse place ˆ la stupeur et ˆ lՎmerveillement : Ç Vitalie mit au monde sept enfants mais le monde nÕen Žlut 1

Ibid., p.205. Tahar BEN JELLOUN, LÕEnfant de sable, Paris, Le Seuil, 1985, p.21. 3 Sylvie GERMAIN, Ç SÕinterroger sur soi-mme È, Le supplŽment de La Vie Ç En route vers P‰ques avec Sylvie Germain È, La Vie, n¡3210, 8 mars 2007, p.53. 2

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

quÕun seul Ð le dernier. [É] Par sept fois, lÕenfant cria [É] et par sept fois [le pre] sentit son cÏur sÕarrter [É] È (LN, 19-20). La rŽpŽtition du chiffre sept place cette naissance dans la lignŽe des contes et du rŽcit biblique1. Lorsque le pre se rend au chevet de sa femme qui vient dÕaccoucher et prend son fils dans ses bras, la parole sÕabsente devant Ç le petit corps nu È qui Ç pesait un poids immense. Le poids du monde et de la gr‰ce. È (LN, 20). Les mots dŽsertent : Ç il ne trouva aucun mot, ni pour la mre ni pour lÕenfant comme si les larmes quÕil venait de verser lÕavait lavŽ de tout langage È (LN, 20). Le pre se trouve, tel Zacharie Ç frappŽ de mutisme par lÕarchange Gabriel sit™t que lui fut fait lÕannonce de sa prochaine, et si inespŽrŽe, paternitŽ È (C, 92), comme si la prophŽtie de lÕange, Ç Voici que tu vas tre rŽduit au silence et sans pouvoir parler jusquÕau jour o les choses arriveront pour ce que tu nÕas pas cru mes paroles, lesquelles sÕaccompliront en leur temps È2, se dŽposait sur sa destinŽe. BŽnŽdicte Lanot indique que ce mutisme Ç peut bien tre celui de la sidŽration de la joie, des pleurs de joie Ð voire un sympt™me hystŽrique -, mais cÕest aussi le ch‰timent symbolique ou une Žpreuve qualifiante comme dans Les Douze frres ou Les Six cygnes de Grimm [É]È3. Le sympt™me hystŽrique de conversion est une proposition intŽressante quand on sait que les pres germaniens traversent physiquement le vŽcu de leur paternitŽ, renversant ce qui, de la plus haute antiquitŽ, et en particulier chez Hippocrate, dŽsignait les troubles nerveux que lÕon observait chez les femmes qui nÕavaient pas eu de grossesses et abusaient de plaisirs vŽnŽriens. La paternitŽ se parle alors en silence, car la parole nÕest pas quÕune affaire de mots, cÕest aussi celle dÕune parole donnŽe, et dÕune parole reue, qui inscrit lÕengagement en se donnant audelˆ des mots. Le monde animal et vŽgŽtal frŽmit ˆ la naissance de lÕenfant, Ç son cri affola les chevaux serrŽs les uns contre les autres È (LN, 20) et bouleverse lÕassise paternelle. La rencontre avec le nouveau-nŽ, qui contient le cÏur de la rencontre, peut tre rapprochŽe de Ç lÕinstant dÕapparition/vision È qui Ç ne co•ncide jamais exactement avec le moment de reconnaissance nommante et identifiante È (PV, 39). Son arrivŽe place le pre en prŽsence de lÕaltŽritŽ qui, selon Levinas, Ç fend le temps dÕun entre-deux infranchissable "lÕun" est pour lÕautre dÕun tre qui se dŽprend, sans se faire le contemporain de "lÕautre", sans pouvoir se placer ˆ ses c™tŽs dans une synthse sÕexposant

1

Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT dans leur Dictionnaire des symboles, op. cit., dŽnombrent 77 fois son apparition dans lÕAncien Testament. Les auteurs livrent quelques exemples : chandelier ˆ sept branches, sept esprits reposant sur la tige de JessŽ, le septime jour et la septime annŽe sont de repos, quant ˆ aux sept Žternuements dՃlisŽe pour que lÕenfant ressuscite nÕest pas sans Žvoquer lÕouverture du Livre des Nuits, p.861. 2 Luc, I, 20. 3 BŽnŽdicte LANOT, Ç Images, mythmes et merveilleux chrŽtiens dans lÕÏuvre de Sylvie Germain È, Roman 20-50, n¡39, op. cit., p.19.

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comme un thme È1, elle induit une nŽcessaire rŽorganisation du temps, de la relation conjugale et du langage.

Zacharie retrouve lÕusage de la parole aprs la circoncision de son fils, et aprs quÕil eut gravŽ le nom de lÕenfant sur une tablette Ç Jean est son nom È. Aprs quoi, Žcrit Sylvie Germain, Ç la parole revint comme un flot de lumire dans sa bouche, comme si cet acte double dՎcriture, par incision du corps du nouveaunŽ et par celle de la tablette, libŽrait le souffle du pre jusque-lˆ retenu. È (C, 92). Contrairement au personnage biblique, la parole du pre germanien ne se suspend pas mais se fige sans jamais tre libŽrŽe comme Ç flot de lumire È (C, 92). Sa langue ne se dŽlie plus et sa bouche reste Ç comme scellŽe È dans le mutisme au-delˆ de la naissance. Certes, il y a des temps de suspension de la parole qui laissent la place ˆ lÕautre, lorsque lÕon se tait pour permettre ˆ lÕautre de parler, lorsque lÕon consent ˆ Ç donner temps et place au dit de lÕautre È, ˆ Ç se laisser couper et suspendre la parole par celles des autres, ˆ la discontinuitŽ, ˆ lÕinterruption, au heurt et ˆ la fascination È (PV, 9). Or, cette absence de mot qui se prolonge pse Žtrangement sur sa filiation. Pour Denis Vasse, ce qui se Ç parle ds lÕorigine È est une rŽfŽrence ˆ une Ç parole originaire È, dont les Ç effets du langage dans le corps [É] fonde lÕordre symbolique È2. Dans cette situation romanesque, cette rŽfŽrence est soumise aux effets dÕun langage qui se tait ds le commencement. CÕest en effet dans le sillage du Ç silence inexpugnable de son pre È (LN, 21) que grandit ThŽodoreFaustin et que se faonne son langage. Tout comme Jean qui fut le fruit Ç dÕune double grossesse : lÕune passŽe dans les entrailles de sa mre, lÕautre dans le silence qui emplit la bouche de son pre È3, la vie du fils est situŽe Ç entre deux silences, deux ruptures de parole È (C, 92). La voix du fils garde la trace de cette origine qui Žchappe ˆ lՎvocation du nom paternel : elle Ç semblait toujours tre sur le point de se taire, de se perdre dans le murmure de son propre souffle, et elle avait dՎtranges rŽsonances È (LN, 21). Toujours ˆ la limite de rejoindre celle du pre, la parole de ThŽodore-Faustin sÕinscrit dans le mystre mme de sa naissance et rŽsonne encore du chiffre symbolique : Ç lorsquÕil finissait de parler, les derniers mots quÕil venait de prononcer Žgrenaient pendant quelques instants encore un imperceptible Žcho, qui, par sept fois, troublait vaguement le silence. È (LN, 22). Ainsi se parle lÕorigine dans le corps du fils, elle se niche dans son verbe qui avance de faon incertaine et balbutiante, comme mise en doute par ses ricochets. Ce pre qui assure une 1 2 3

Emmanuel LEVINAS, Humanisme de lÕAutre Homme, Saint-ClŽment-le-Rivire, Fata Morgana, 1972. Denis VASSE, Inceste et jalousie, op. cit., p.65. Sylvie GERMAIN, Ç Blasons de la paternitŽ È, op. cit., p.206.

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prŽsence rassurante ainsi quÕun ordonnancement paisible, est proche de la figure de Joseph que Sylvie Germain conoit comme un Ç des personnages les plus discrets

des

ƒvangiles,

et

certainement

le

plus

mystŽrieux. È

(CP,

9).

Descendant de la lignŽe dÕAdam, Ç il est un hŽritier de lÕAlliance. Il nÕen demeure pas moins un inconnu È (CP, 10) et reste un homme Ç de silence, de lÕeffacement [É] chacun de ses gestes est de soutien et de protection [É] tout en se tenant lŽgrement en retrait. È1. LÕenfance de ThŽodore-Faustin se rŽsume en quelques lignes tant il est intŽgrŽ dans une gŽnŽalogie qui semble aller de soi. Il sÕest nourri durant sa vie intra-utŽrine de la force dŽposŽe au sein du ventre maternel par ses frres non-advenus, et bŽnŽficie dÕune Žducation humblement partagŽe par le pre et la mre en portant lՎvidence dÕune destinŽe : Ç DÕemblŽe, il devint batelier ainsi que lÕavaient ŽtŽ tous ses a•eux paternels [É] È (LN, 21). Un ordre semble ainsi respectŽ et les signes avant-coureurs, tels que le cri fÏtal de sourde mŽmoire ainsi que le geste de bŽnŽdiction inachevŽe, semblent se tenir en dehors de la scne familiale.

Quelque chose achoppe cependant, le pre nՎtablit pas son fils dans la parole et son entrŽe dans la communautŽ humaine sÕen ressent. Cette voix signe lՎtrangetŽ pour les gens de la terre : Ç Il nÕosait pas leur parler, tant les intonations Žtranges de sa voix Žtonnaient ceux qui lÕentendaient et qui alors, pour se dŽfendre du trouble ressenti confusŽment ˆ son Žcoute, se moquaient de lui. È (LN, 23). Le souvenir du pre se rappelle lors de la demande en mariage lorsquÕil sÕagit de sortir du statut de fils, Ç une fois encore les mots lui manqurent È (LN, 30). ThŽodore-Faustin se trouve alors devant son futur beaupre, qui lÕaide ˆ formuler sa demande et veille ˆ ce quÕelle soit adressŽe ˆ lÕintŽressŽe, Ç CÕest que ce nÕest pas ˆ moi de rŽpondre [É] Va donc le lui demander ˆ elle. È (LN, 30). Le pre Orflamme est un sage qui nÕoffre pas sa fille, ni ne la retient malgrŽ la possible souffrance causŽe par leur absence, Ç CÕest quÕelle me manquera, ma premire-nŽe È (LN, 29). Il est le pre de la simplicitŽ et de lÕordonnancement : Ç CÕest juste. Il faut commencer par le commencement È (LN, 29) cÕest-ˆ-dire, Žpouser lÕa”nŽe des filles. Le jour mme de son mariage, alors que le fils doit se dŽprendre de lÕombre du pre, pour trouver sa place auprs de sa femme NoŽmie : pour la premire fois il mesura combien le mutisme de son pre avait marquŽ son cÏur et inflŽchi sa propre voix en plainte tremblŽe de fin silence. Il songea alors ˆ ces jours dÕautrefois o il marchait avec les chevaux le long des chemins de halage sous le regard de ce pre qui ne lui avait jamais parlŽ [É]. (LN, 33)

1

Sylvie GERMAIN, Ç Blasons de la paternitŽ È, op. cit., p.208.

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Alain Goulet prŽsente le personnage maternel du Livre des Nuits comme Ç origine de la transmission dÕune malŽdiction ancestrale È1, pour prolonger son propos, nous prŽciserions que, si cette malŽdiction advient dans le cri maternel, elle perdure en raison dÕune parole inarticulŽe du pre et par le silence de celuici. Ainsi, la parole originelle, fondatrice, jamais prononcŽe, est sans cesse interrogŽe. SÕil y a dŽfaillance, Sylvie Germain la niche dans lÕarticulation du couple parental et de lÕhistoire familiale.

III-1.B Une parole dŽrobŽe Dans son ouvrage, Fils dŽvoyŽs, filles fourvoyŽes, Peter von Matt indique que la littŽrature du XIXe sicle prŽsente quelques modles de mres fortes qui vivent auprs dÕhommes mal assurŽs et vellŽitaires, dissimulant volontiers leur faiblesse derrire toutes sortes de philosophies. Le modle de la paternitŽ estompŽe fut thŽorisŽe par Bachofen se rŽfŽrant ˆ un ancien stade mythique du droit maternel selon lequel les enfants nÕavaient pas de pre officiel, mais seulement une mre qui nՎtait liŽe Ç exclusivement ˆ aucun homme È2. Certains romans de Sylvie Germain portent lÕinterrogation dÕune fonction paternelle qui souffre dÕun manque de lŽgitimitŽ. La faiblesse, la maladie ou la vieillesse rendent le pre vulnŽrable et le livrent ˆ la captation de la fille ou de la femme, Žperdues dÕun amour trahi, se livrant ainsi aux dŽlices de lÕemprise enfin rendue possible par la vulnŽrabilitŽ. Mathilde dans Le Livre des Nuits ou Nora dans Magnus revtent la panoplie inquiŽtante de la soignante bienveillante qui, sous couvert de Ç zle È et de dŽvouement, imposent une garde farouche de la porte de la chambre, empchant toute intrusion rŽconfortante. La souffrance et le deuil offrent un bŽnŽfice secondaire certain ˆ ces femmes dont les amours bafouŽes se sont Ç glacŽes de jalousie È (LN, 326) et expriment sans vergogne la puissance de leur cruautŽ et de leur cynisme. Mathilde Ç interdit dÕailleurs lÕaccs de la chambre de Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup ˆ tous ; elle seule montait trois fois par jour le visiter [É] Son pre, par le deuil devenu son enfant. Sa chose. Un enfant fou, frappŽ dÕabsence et de mutisme. Mais pour un temps livrŽ ˆ elle, rien quՈ elle. È (LN, 326). Le personnage de Nora ressent Ç plus de satisfaction que dÕinquiŽtude devant cette maladie soudaine È qui livre son Žpoux et empche ainsi la visite de lÕamante aimŽe. Ç Et quand vers la fin il appelait dans un souffle le nom de Judith quÕil voulait crier, elle rŽpondait dÕun air candide : " Je suis lˆ, mon chŽri. " È (M, 131). Les dernires volontŽs du 1

Alain GOULET, Ç Des ƒrinyes au sourire maternel dans Le Livre des nuits È, Roman 20-50, n¡39, op. cit. 2 Johann Jakob BACHOFEN, Das Mutterrecht, Le Droit maternel (1861), trad. E. Bariler, Lausanne, LÕåge dÕHomme, 1996.

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mourant ne sont pas respectŽes par une gardienne du temple drapŽe dÕune dŽlicieuse souffrance maritale et de convenances sociales. Parfois, un dŽsir enfantin tout puissant ˆ charmante consonance incestueuse, relgue le pre comme donnŽe nŽgligeable. Ainsi Jean-Baptiste qui harcle sa mre Ç de son dŽsir È dÕavoir une petite sÏur dŽclare, lorsque celle-ci est enceinte, que lÕenfant Ç Žtait dŽjˆ le sien È (LN, 312). Le silence de Baptiste, au cours de la deuxime grossesse de son Žpouse, laisse libre cours ˆ la fantaisie de son jeune fils, petit Hans en culotte courte aux puissants fantasmes Ïdipiens. Plus complexe est lՎvincement de Nicaise ˆ la naissance de son fils FŽlix. Rose-Marie a dÕemblŽe placŽ sa grossesse sous le signe du don Ç pour rŽpondre ˆ lÕappel suppliant È (NA, 328) de son fils adoptif, Crve-CÏur terrassŽ par la culpabilitŽ liŽe ˆ lÕassassinat du jeune Bela•d. Par cette visŽe rŽconciliatrice, et dans le but de le Ç mettre au monde, remettre au monde et ˆ la vie È (NA, 328), Rose HŽlo•se lui fait don de son enfant. Crve-CÏur, en affirmant Ç CÕest mon fils È et en prenant le nouveau-nŽ des bras de son pre, lՎvince avec le soutien de la mre. Crve-CÏur serait-il le pendant masculin dÕéve, dont la parole Ç JÕai acquis un homme de par YHWV È, laisse le pre dans lÕombre ? Pour Jean-Marie Delassus, le pre gagne Ç dÕune nouvelle identitŽ de ce que lui renvoie le regard de la mre È1, en cela, EdmŽe Verselay ne facilite pas le positionnement paternel de JousŽ qui souffre dÕun dŽficit de ce regard ˆ son endroit ainsi que dÕune profonde et sŽrieuse dŽfaillance de sa fonction langagire. En son autarcie maternelle, le personnage dÕEdmŽe rejette le pre et ne se rŽfre pas ˆ lui pour occuper sa place gŽnŽalogique, il suffit pour cela de ne lui reconna”tre aucun r™le dans la procrŽation, si ce nÕest peut-tre celui de gamte. Quelle place pour le pre dans cette danse ˆ trois (si nous prenons Marie comme partenaire du couple mre/enfant) dont il est maintenu ˆ distance pour protŽger cette triade sacrŽe ? Selon Pierre Legendre la paternitŽ est instituŽe par un acte de parole qui donne place ˆ lÕenfant, Ç il ne suffit pas de produire de la chair humaine, encore faut-il lÕinstituer È2. Or, la nomination de Reine rejoint la croyance dÕavoir enfantŽ par la gr‰ce mariale et JousŽ ne contrebalance pas lÕordre biologique qui octroie un caractre exclusif dans la relation ˆ lÕenfant. Le prŽnom, premier et lÕultime phonme qui soit en rapport avec la vie de lÕenfant et avec un autrui, Žclaire grandement le signifiant de la relation ˆ la mre et au pre : Ç en hommage ˆ la Vierge, sa bienfaitrice [É] elle avait gratifiŽ sa fille du nom de Reine È. JousŽ ne se voit octroyer aucun statut par sa femme et nÕest pas introduit auprs de sa fille par la parole, la nomination 1 2

Jean-Marie DELASSUS, Le Sens de la maternitŽ, Paris, Dunod, 2002, p.155. Pierre LEGENDRE, LÕInestimable objet de la transmission, op. cit..

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

reste lÕaffaire de la mre qui confond Ç sa vie et celle des siens avec un perpŽtuel miracle consenti par la Vierge È (JC, 16). Car si la naissance, comme lÕindique Aldo Naouri, a souvent lieu sous le regard de tiers tŽmoins, Ç la conception, ˆ lÕorigine de la procrŽation, reste toujours quelque chose qui sÕeffectue dans la plus grande intimitŽ. Incise apparemment simpliste et superfŽtatoire si elle nÕavait ˆ faire admettre de la manire la plus simple la nŽcessitŽ dÕun rapport de parole mŽdiatisŽe [É] È1, condition nŽcessaire pour quÕun espace paternel soit possible. JousŽ ne participe pas ˆ cette transmission, son

silence nՎvacue pas le mythe de la

parthŽnogense suffisamment

envahissant pour avoir fondŽ les religions. Sa prŽsence, ou ce quÕil reprŽsente, ne vient pas rompre lÕunitŽ de cette dyade ni marquer les limites du grand rve de lÕunitŽ premire.

La mre, Žblouie par sa passion mariale, ne voit pas les

signaux de dŽtresse de sa fille et le pre ne lui dŽcille pas les yeux. Le regard de JousŽ, certes inquiet, nÕest pas cependant pas suffisant pour opŽrer une interposition et une nŽcessaire disjonction, il ne signifie pas quÕil existe dÕautres attachements et de nouveaux investissements possibles en rŽintroduisant le monde extŽrieur. Les modalitŽs dÕexpression de sa fille, Ç il lui arrivait de sangloter de dŽsespoir et dÕimpuissance È, Ç cris ŽtouffŽs dans lՎpaisseur de sa chair È ne sont pas reprises. Ses plaintes se chargent de celles, plus anciennes, adressŽes ˆ dÕautres pres : celle de lÕenfant emportŽ par le Roi des Aulnes dans une chevauchŽe mortelle, Ç Mon pre, mon pre, mais nÕentends-tu pas È ; au questionnement angoissŽ dÕune rveuse Ç Pre ne vois-tu pas que je bržle ? È 2 relatŽ par Sigmund Freud dans sa cŽlbre InterprŽtation des rves ; aux Žchos des dernires paroles du Christ Ç Eli [Elo•] Eli [Elo•] lema sabachtani ? È. JousŽ voit, remarque, constate, mais ne dit rien qui puisse entraver la captation de sa fille. Par son silence, il lÕabandonne et la laisse se retirer derrire un mur de graisse, sans que ce mur de langage ne soit ouvert par la parole. Ç Les sentiments de JousŽ ˆ lՎgard de sa fille Žtaient plus troubles que ceux quՎprouvait et manifestait avec solennitŽ EdmŽe. Il ressentait face ˆ Reinettela-Grasse un obscur mŽlange de stupeur, de fascination et dÕeffroi. È (JC, 26). Est-ce la raison pour laquelle il ne prend pas place entre EdmŽe et Reine, les laissant lÕune ˆ lÕautre, dans une relation duelle aliŽnante ? Il ne fait et ne dit rien qui permette ˆ sa fille de ne pas sÕapprŽhender comme possŽdŽe, comme acquise par la mre et prŽdestinŽe par elle. Denis Vasse prŽcise que :

1 2

Aldo NAOURI, Une place pour le pre, Paris, Le Seuil, coll. Points, 1985, p.154. Rve dÕune patiente racontŽ par Sigmund FREUD (1900), LÕInterprŽtation des rves, op. cit.

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lorsque le lien charnel et/ou imaginaire nÕest pas marquŽ, ds le commencement, par la prŽsence dÕun tiers qui scande de sa parole les sensations imprimŽes ˆ lÕintime de la chair et qui poinonne de ses interventions les soins donnŽs au temps de la prŽcocitŽ et de la prŽmaturation, lÕenfant risque de sÕenfermer dans le refus dՐtre suspendu ˆ la parole qui fait vivre [É]1

Selon une reprŽsentation pathologique du dŽsir de la mre, Jacques Lacan conoit lÕinterdiction paternelle comme fonction ayant pour but dՎduquer la mre et de proposer une lŽgislation culturelle qui barrerait lÕanthropophagie maternelle. En Žnonant une seconde formulation, Jacques Lacan esquisse un autre modle de lÕÏdipe : Ç CÕest pour autant que lÕobjet du dŽsir de la mre est mis en question par lÕinterdiction paternelle, que lÕinterdiction paternelle empche que le cercle se referme compltement sur lui [lÕenfant], ˆ savoir quÕil devienne purement et simplement objet du dŽsir de la mre. È2 Si nous nÕadhŽrons

pas

ˆ

cette

vision

systŽmatique

de

la

maternitŽ,

certains

personnages de lÕÏuvre romanesque de Sylvie Germain se glissent dans le champ de la dŽviance. JousŽ est cependant rŽinvesti par EdmŽe lors de la demande en mariage dՃphra•m, Ç Faut rŽflŽchir, rŽpŽta EdmŽe. Reviens au soir, lÕJousŽ sera ˆ la maison. Faut quÕon en parle tous deux. È (JC, 38) et cÕest luimme qui accueille Ephra•m

lorsquÕil est chassŽ par son pre : Ç JousŽ

sÕapprocha de lui et le prit par le bras. " Assieds-toi donc, on va boire un coup. EdmŽe ! Apporte-nous donc des verres, et la gn™le. CÕest quÕil faut fter a, ta venue, mon gars [É]". La joie le rendait tout bonnement idiot [É] il en aurait dansŽ. È (JC, 59-60). IndŽpendamment de ces deux Žpisodes, JousŽ reste foncirement discret, voire ŽcartŽ, jusquÕau moment de sa mort, discrte et humble comme le fut sa vie. il sÕeffaa tout ˆ fait aprs toute une vie de soumission ˆ lÕeffacement. [É] JÕai assez vŽcu, pensa-t-il [É] La relve est prise [É.] et avec a on manque de place ici. [É] Il sՎtait alors tournŽ vers EdmŽe couchŽe ˆ ses c™tŽs. Tout de mme elle avait ŽtŽ sa compagne pendant prs dÕun demi-sicle. Il lui devait bien un dernier regard avant de fermer les yeux pour toujours. Puis il sՎtait tournŽ la face vers le mur, car il est de ces choses qui exigent la pudeur. (JC, 70)

III-1.C NÕen rien vouloir savoir, nÕen rien pouvoir dire Il est des silences paternels plus mortifres, issus de vŽcus traumatiques. Ils bloquent une parole qui ne peut Žnoncer la cŽsure et lÕinterdit et ne contiennent aucune promesse. Silences teintŽs de renoncement et doublŽs de cŽcitŽ qui vouent les enfants, surtout les filles, au vertige de lÕabandon et de la

1

Denis VASSE, Inceste et jalousie, op. cit., p.103. Jacques LACAN, SŽminaire sur Les Formations de lÕinconscient, sŽance du 29 janvier 1958, Livre V, Paris, Le Seuil, 1998.

2

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dŽvoration. Francis Marcoin rappelle que si Ç la tyrannie est insupportable, elle est presque dans lÕordre des choses, tandis que la faiblesse dŽsempare. È1 Portrait du pre en mŽlancolique, Hyacinthe connait par cÏur Les Vagues de Virginia Woolf, sans tre ˆ mme de Ç prononcer ˆ voix haute ces mots connus par cÏur. È (EM, 231). Homme du murmure, il chantonne ˆ Ç lvres presque closes È les destins des trois personnages du roman qui tous contiennent un trait de son caractre : Louis accablŽ du sentiment de son infŽrioritŽ sociale, Neville accablŽ de ses pensŽes morbides et attachŽ ˆ lÕordre, Bernard ˆ la riche imagination. Autant de monologues aux flots ininterrompus, aux flux poŽtiques incessants qui, comme les vagues, sÕachvent au bord des lvres dÕHyacinthe dans une voix qui Ç se perd dans la morne Žtendue du monde dŽsert È (EM, 244). Hyacinthe semble ne pas pouvoir occuper un espace paternel en raison de la mort de son pre qui le laisse sans ressources, incapable dÕopŽrer un travail de distinction, de sŽparation et dÕidentification avec ce dernier. Ë lÕinstar de Bruno Schulz, Ç ce fils trop aimant È ŽvoquŽ par Sylvie Germain dans La Pleurante des rues de Prague qui Ç sÕalita six mois auprs du lit o se mourait son pre, et qui [É] se mit ˆ errer [É] pendant prs de dix ans È (PP, 43), Hyacinthe, fils ˆ lÕamour filial Ç extrme È, veille Ç la longue agonie de son pre È et se fige dans un Ç chagrin fou È ˆ sa mort, laissant en errance la tendresse Ç quÕil nÕavait pu donner ˆ sa mre, trop t™t disparue È (EM, 245). Si Ferdinand est la crypte qui accueille le fant™me de son pre dŽcŽdŽ, Hyacinthe est

le

tombeau

non

refermŽ

de

son

pre

duquel

Žmerge

une

parole

abandonnique. Pris dans la maladie du deuil, Hyacinthe se retrouve seul et tombe amoureux dÕune femme ˆ Ç lÕair souverain de tristesse È dont il ne sait dŽceler, aveuglŽ par son propre amour, quÕelle reste fermement arrimŽe ˆ la mŽmoire de son premier Žpoux. Une belle veuve sans amour, qui se caparaonne dans la frigiditŽ pour ne pas porter trahison ˆ la mŽmoire de son premier mari Victor. La relation entre Hyacinthe et Alo•se se solde par le retrait en rgle du mari et du pre. Son destin peut se rŽsumer ˆ ce terrible constat que propose J.-B. Pontalis au sujet dÕun de ses analysants, Ç Il savait seulement quÕil nÕavait pas ŽtŽ, quÕil ne serait jamais le douloureux amour de cette femme occupŽe. Par quoi ? par de lÕinconnu de lui et peut-tre dÕelle-mme. È2 Alors que la naissance de Lucie est chargŽe dÕespŽrance tant il attend que son enfant le remette dans la vie en lui permettant de retrouver Ç les saveurs de lÕenfance È (EM, 241) et comble ses manques en le situant dans une filiation narcissique, sa paternitŽ contribue ˆ son exclusion dŽfinitive. Maud Mannoni, dans son ouvrage 1

Francis MARCOIN, Ç Figures paternelles È, Cahiers Robinson, Arras, UniversitŽ dÕArtois, n¡22, 2007, p.8. 2 J.-B. PONTALIS, LÕEnfant des limbes, Paris, Gallimard, 1998, p.34.

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LÕEnfant arriŽrŽ et sa mre, prŽsente lÕenfant qui joue sur le plan fantasmatique un r™le prŽcis qui est de combler le vide, Ç cet enfant est dÕabord une espce dՎvocation hallucinatoire de quelque chose de son enfance [É] qui fut perdu[e]. Cet enfant de demain, cÕest dÕabord sur la trace du souvenir dans lequel se trouvent inclues toutes les blessures subies, exprimŽes dans le langage du cÏur ou du corps [É] È1. Hyacinthe est une Ç voix mendiante È (EM, 246) qui quŽmande un amour filial auprs de sa fille, il lui adresse des Ç regards dŽsespŽrŽs, suppliants È alors que sՎvanouit ce quÕil avait pu y placer comme Ç dernire chance de bonheur et de consolation È (EM, 241). Cette place de pre nÕest pas automatique et Hyacinthe a du mal ˆ sՎlever jusquՈ sa fonction paternelle. Il sollicite Lucie comme le ferait un enfant, or, prŽcise trs justement Jean-Marie Delassus, Ç Pour un pre, rester enfant signifie, ˆ lՎgard de son propre enfant, adresser ˆ celui-ci une demande dÕenfant, autrement dit le mettre en place de pre. È2

Hyacinthe nÕest pas plus lŽgitime ˆ sa place dՎpoux, trs vite aprs la naissance de Lucie, les cartes du mariage sÕavrent truquŽes : Ç Ds le retour de la clinique, Alo•se lÕavait congŽdiŽ comme un valet jugŽ trop grossier et maladroit, et sՎtait claquemurŽe dans son r™le de farouche vestale. È (EM, 237). Lorsque Pascale Roger3 Žvoque les relations de Laura et de son mari le Capitaine dans la pice Pre dÕAugust Strindberg, elle parle de meurtre psychique. Sans doute ne pouvons-nous pas aller aussi loin pour dŽcrire la relation Alo•se/Hyacinthe, pourtant, lՎquilibre mental de Hyacinthe est atteint Ç par son long tourment dՎpoux humiliŽ È (EM, 245). LÕattaque quÕil subit au quotidien vise lÕintŽgritŽ et lÕunitŽ subjective produite par une blessure narcissique : il nÕavait ŽtŽ quÕun amoureux flouŽ, un amant mortifiŽ, un mari ŽpousŽ par utilitŽ, et vite jugŽ f‰cheux. LorsquÕil avait compris ˆ quoi se rŽduisait son misŽrable r™le auprs dÕAlo•se, lorsque enfin il avait mesurŽ lÕampleur de sa mŽprise et lՎtendue de son malheur, il Žtait dŽjˆ trop tard. (EM, 239)

Pour Pascale Roger, cela doit tre rapprochŽ de la notion de crŽancier-dŽbiteur dŽveloppŽe par Nietzsche dans La GŽnŽalogie de la morale. Les crŽances fausses ou inadŽquates crŽent, au niveau intime, des relations de type pervers au sein dÕun couple en apparence uni, mais sŽparŽ par la volontŽ de dominer. Dans LÕEnfant MŽduse, la lutte entre Hyacinthe et Alo•se sÕest trs vite soldŽe par le retrait en rgle du mari et du pre : Ç comment partir en guerre contre un rival

1

Maud MANNONI, LÕEnfant arriŽrŽ et sa mre, Paris, Le Seuil, 1964, p.66-67. Jean-Marie DELASSUS, Le Sens de la maternitŽ, op. cit., p.153. 3 Pascale ROGER, La CruautŽ et le thމtre de Strindberg. Du meurtre psychique aux maladies de lՉme, Paris, LÕHarmattan, coll. Univers thމtral, 2005. 2

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mort et dŽifiŽ [É] qui gardait ses droits de jouissance sur le corps de sa femme È (EM, 236). Terreau fertile pour la folie, chacun des membres du couple reste fidle ˆ un mort, Ç Žpouse du disparu È pour la mre, orphelin inconsolŽ pour le pre, dans une collusion des parents autour du silence des deuils respectifs. Peut tre est-ce uniquement autour de la relation incestueuse que les parents sÕentendent dans le non-entendement commun ? Il est Žtonnant de constater que les pres trop endeuillŽs, qui ne peuvent ou ne savent pas parler, prtent aux animaux le soin de relayer leur plainte. Dans Tobie des marais, ThŽodore Žcoute le soir venu Ç le long monologue pareil au gŽmissement dÕune scie, ˆ la fois plaintif et courroucŽ, obsŽdant È du paon Basalte, Ç comme si cet animal Žtait son messager, le porte-voix de sa douleur. È (TM, 111). Alors que Hyacinthe prte ˆ un crapaud du potager, baptisŽ du nom du roi Mage Melchior, reprŽsentŽ dans lÕiconographie comme un vŽnŽrable vieillard, la voix de son pre disparu : Ç Un soir, la voix sՎtait levŽe, sombre et sourde comme Žgrenant des pleurs et des regrets. ƒtait-ce la voix du dŽfunt qui sÕen venait ainsi hanter le lieu, ou bien Žtait-ce ses larmes ˆ lui, le fils incapable de pleurer, qui sÕexprimait de la sorte ? È (EM, 31). La voix, attribut du mort, qui Ç psalmodie une obscure prire È (EM, 31) est portŽe par un batracien dont le coassement constitue le paradigme du langage inarticulŽ. Nous nous demandons alors comment cette voix sÕest transmise dÕune gŽnŽration ˆ lÕautre et comment Hyacinthe lÕa reue comme transmission dÕune culture dÕenseignement, dÕinstruction et de formation. Ç CÕest la voix du pre È, Žcrit Janine AbŽcassis, Ç qui fonde la parole du fils parce quÕelle est elle-mme fondŽe sur la loi du langage È1, ainsi le logos peut-il parfois glisser du mutisme au bredouillement et au coassement. Il est significatif que cet animal, Ç tapi ˆ ras de terre È surgit Ç du cÏur du mort ou de celui du fils È (EM, 31), se taise dŽfinitivement le jour mme de la premire des visites nocturnes de Ferdinand ˆ Lucie. La nature aussi fait silence, mettant un terme ˆ tout

espoir,

Ç dŽsormais

son

malheur

Žtait

irrŽmŽdiable,

sa

solitude

irrŽvocable È (EM, 245). Dans la mythologie chinoise, le crapaud, divinitŽ de la lune, dŽvore cet astre lors de lՎclipse. Il est aussi possible que le pre, tel le soleil, se cache pour Ç ne peut-tre pas voir ce qui va arriver È en ce jour qui est, pour Marceline Desbordes-Valmore, Ç moins clair quÕun autre È2, alors que sa face obscure tombe sur lÕunivers enfantin.

Et pourtant, la voix de Hyacinthe est douce pour la petite fille. Porteuse de promesses et de poŽsie, Ç dÕune merveilleuse douceur È (EM, 140), elle Ç est 1

Janine ABƒCASSIS, La Voix du pre, Paris, PUF, 2004, p.135. Marceline DESBORDES-VALMORE, Ç Les Petits Sauvages È, Le Livre des mres et des petits enfants, Paris Charpentier, 1834.

2

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rare [É] et ne commande rien, ˆ personne È. Ce pre, qui peut Žmonder les Ç lŽgendes obscures de ses images parasites È (EM, 44) pour apaiser les craintes de Lucie, sÕavre incapable de soutenir un discours instituant un cadre ˆ la violence des rapports familiaux et dÕinstaurer une limite pour que chacun de ses membres trouve une place dans la filiation. Janine AbŽcassis prŽcise lÕimportance de la voix du pre pour indiquer sa prŽsence comme sujet de parole, Ç cÕest la voix qui la porte et la vivifie [É] le sujet parlant est prŽsent concrtement dans sa voix È1. En effet, elle dŽlocalise le sujet dÕune pure et seule inscription charnelle, elle le subtilise et le porte dans la parole quÕelle supporte. La parole pour Hyacinthe est Ç douloureux mutisme È (EM, 118). Pas plus que sa voix ne se fait passeuse dÕune parole structurante, le corps ne peut lÕincarner, il Ç avait tendance depuis lÕenfance ˆ confondre son corps avec lÕombre de son corps ; il aurait si souvent aimŽ pouvoir se dissoudre dans cette ombre. È (EM, 232). Sans doute la sÏur de Hyacinthe, toute ˆ la haine portŽe ˆ sa famille, a-t-elle raison lorsquÕelle prononce comme une sentence, Ç Vous tes trop faibles tous les deux, mon frre par mollesse, et vous par excs dÕamour maternel. Cela ne donne rien de bon. È (EM, 83). Doublement coupable de nÕavoir pas empchŽ la dŽvoration du fils par sa mre, et de la dŽvoration de la sÏur par le frre, le silence de Hyacinthe est un Žvitement qui dŽnie lÕexistence de lÕexpression des souffrances familiales. Aussi, en se dŽtournant, laisse-t-il toute la place aux rveries incestueuses de la mre qui se livre ˆ des sŽances de Ç rver-vrai È au chevet de son fils pour le dŽlivrer des mauvais sorts qui lui auraient ŽtŽ lancŽs. Pour que Ç lÕembrouille des places et des noms, des fonctions et des lieux È 2 cesse, encore faudrait-il quÕune personne fasse fonction de tiers, or Hyacinthe se tient dans un silence sŽlectif ainsi qualifiŽ par Alo•se : Ç vous vous tenez comme une carpe ˆ la maison mais vous prenez des heures ˆ bavarder avec des inconnus perdus dans tous les coins du globe. È (EM, 39). Car Ç radio-amateur passionnŽ È (EM, 226), Hyacinthe conoit le dialogue dans la distance, comme si le danger de la rencontre ne pouvait se supporter que dans lՎloignement et lÕinvisibilitŽ de ses interlocuteurs. Pour cela, il sÕest Ç appliquŽ ˆ ma”triser parfaitement È (EM, 227) lÕanglais. La langue de prŽdilection du pre est celle qui lՎloigne des conflits, une langue morte en quelque sorte dŽsaffectivŽe, dŽsincarnŽe, hors de tout contact humain, Ç rŽduit ˆ une voix, et de la sorte soustrait ˆ la duretŽ, ou lÕironie, ou mme le mŽpris des regards È. LÕanglais est la Ç voix du dehors, la voix des lointains. La voix des vivants invisibles, inoffensive donc. È (EM, 228). Paradoxalement expert pour dŽtecter les

1 2

Janine ABƒCASSIS, La Voix du pre, Paris, PUF, 2004, p.135. Denis VASSE, op. cit., p.90.

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messages et Ç dŽcrypter les conversations È provenant des pays les plus ŽloignŽs aux langues les plus variŽes, vivant sous le mme toit que sa fille mais submergŽ par le contact avec les ondes qui le relient aux paroles virtuelles, il manifeste une surditŽ sŽlective ˆ lՎgard des messages de Lucie. SÕil peroit certains signes de souffrance chez sa fille, il se contente de poser une question timide, Ç Ma petite Lucie, tu nÕes pas malade au moins ? È (EM, 92). Hyacinthe, avec son lot de dŽprime, dÕanxiŽtŽ, de solitude et de pauvretŽ affective, est incapable de reconna”tre chez sa fille sa souffrance et dÕy rŽpondre, tant celle-ci rŽpond comme en Žcho ˆ son propre abandon. Hyacinthe prolonge son absence pour ne pas imposer de limite, il sÕamŽnage un abri et Ç sÕenferme seul dans son appentis È, il y construit son Moi et les limites de son Moi. Se situant ni ˆ lÕextŽrieur, ni ˆ lÕintŽrieur de la maison familiale, il est inapte ˆ apprŽhender le moindre signal de dŽtresse et construit son dŽsinvestissement des liens, cÕest-ˆdire un ensemble dynamique qui entretient ou facilite lÕentrŽe en matire incestueuse. Ç Homme de si peu de poids, homme oubliŽ È (EM, 227), Hyacinthe nÕest certes pas un parent abuseur, il reste mme un pre ˆ la puissance poŽtique importante, mais son impuissance, sa soumission et son absence, lui font accepter passivement la promiscuitŽ ambiante qui existe entre sa femme et son beau-fils et son beau-fils et sa fille. Son silence, dans son malheur, le rend complice. Psychiquement aveugle, le maintien de son Žquilibre personnel se rŽalise au prix de lÕinceste. Hyacinthe peut tre dit dŽmissionnaire sur le plan parental, il est celui qui se retire physiquement et symboliquement et ne peut se situer en parent protecteur. Il accepte progressivement dՐtre remplacŽ par son beau-fils et ce, avec dÕautant plus de facilitŽ, quÕil peut craindre un Žclatement familial, submergŽ par lՎchec de sa vie conjugale et les sŽquelles du deuil paternel. Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire, cÕest ne rien savoir, ne rien vouloir savoir, cÕest faire comme si rien ne se passait, et cÕest devenir au moins complice du silence. Monsieur Lepic Žtait Ç incapable de dŽfendre È Poil de Carotte en nÕosant pas sÕopposer ˆ sa femme, le pre de Brasse-Bouillon se trouve handicapŽ par la mme faiblesse, Hyacinthe ne peut ou ne sait pas occuper Ç sa È place auprs de sa femme et de la fille.

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III- 2 Des pres qui ne se paient pas de mots III-2.A La voix des pres Les mythes moyen-orientaux enseignent que le monde fut crŽŽ ou organisŽ par la parole, la Bible pose mme le principe quÕÇ au commencement Žtait le Verbe È. Les psychanalystes, comme les linguistes, sont convaincus que Ç Tout est langage È1. Dans cet univers de discours, il Ç est classique de rappeler ˆ quel point la place du pre est fragile en raison de la nŽcessitŽ de se dŽfinir ˆ ses propres yeux comme pre [É] et de passer par la mre pour le dŽsigner comme tel È 2 affirme Pierre LŽvy-Soussan. Michel Fain et Denise Braunschweig3, quant ˆ eux, ont insistŽ sur la nŽcessaire prŽsence du pre dans le psychisme maternel afin que lÕenfant le peroive suffisamment. Pour que cet espace paternel trouve sa place, existe et fonctionne, il faut certes que la mre le concde, mais Žgalement que le pre lÕoccupe. Un homme qui devient pre est affectŽ, prŽcise Jo‘l Clerget. CÕest-ˆ-dire que lÕannonce faite au mari, selon lÕexpression de Franoise Hurstel dÕune paternitŽ ˆ venir ne laisse aucun homme indiffŽrent. Elle lÕaffecte, au double sens du terme : elle le touche et le met ˆ une place. [É] ˆ cette occasion, rŽsonne et vibre en lui ce quÕest avoir eu un pre.4

Notons toutefois, et ce ˆ lÕencontre peut-tre de lÕorthodoxie psychanalytique, quÕun pre nÕa pas besoin dՐtre Ç nommŽ È et Ç prŽsentŽ È par la mre, sÕil sait prendre auprs de son enfant, et ce ds le dŽbut, une place attentive et paternante. Dans ce cas, affirme Christiane Olivier, Ç il est apprŽhendŽ comme pre par sa voix, son odeur et sa faon de tenir lÕenfant. Nulle prŽsentation nÕest nŽcessaire pour celui qui nÕest pas et ne sera plus jamais un Žtranger. È 5 Questionner ce principe mme de la paternitŽ revient ˆ faire entrer ce qui travaille le roman franais depuis le dŽbut des annŽes quatre-vingt. SÕil est une figure qui est le plus ˆ mme de faire rŽsonner la question du soupon, de la creuser cÕest bien en dŽsŽquilibrant ce qui semblait tenir comme une Žvidence, cÕest bien ce lieu dÕune Žnonciation dÕun type de parole que la pragmatique linguistique appelle Ç parole performative È. La parole est au cÏur de la problŽmatique paternelle : silencieuse ou rveuse, elle est reliŽe ˆ une rŽalitŽ clinique et poŽtique. La parole paternelle fait question, elle se cherche et ne se situe pas dans lՎvidence du tiers ou de la loi, 1

Franoise DOLTO, Tout est langage, Paris, Vertiges/Carrre, 1987. Pierre LƒVY-SOUSSAN, Ç Travail de filiation et adoption È, op. cit., p.52. 3 Michel FAIN et Denise BRAUNSCHWEIG, La Nuit et le jour : essai sur le dŽveloppement mental, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Le Fil rouge, 1975. 4 Jo‘l CLERGET, Ç LÕhomme devenant pre È, Le Pre, lÕhomme et le masculin en pŽrinatalitŽ, Spirale, n¡11, 1999, p.101. 5 Christiane OLIVIER, Les Fils dÕOreste ou la question du pre, Paris, Flammarion, 1994, p.104.

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Ç Comme si le pre Žtait tenu ˆ un r™le imposŽ, ne pouvant Žchapper ˆ cette question du pouvoir, - trop ou pas assez [É] È1. La voix des pres, empreinte Ç charnelle la plus archa•que È selon Anne Dufourmantelle, elle est Ç la seule aussi qui fasse office de peau, dÕenveloppe, comme un autre corps ˆ lÕintŽrieur du corps, non touchŽ plut™t quÕintouchable, et cÕest cette voix dans le rŽcit qui devient alors le lien dedans vers le dehors, de lՎmotion vers le rŽel [É] È2. Elle est celle que lÕenfant entend ˆ lÕintŽrieur du corps maternel, intouchable mais potentiellement enveloppante, possiblement destructurante. Les sons et les paroles ont pour lÕenfant un r™le de prothse de la psychŽ Ð le Ç plaisir dÕou•r È est le premier investissement du langage Ð et la voix devient la premire incarnation de lÕobjet persŽcuteur comme de lÕobjet gratifiant.

Pour AndrŽ

Missenard les voix premires peuvent baigner lÕenfant et Ç Žventuellement marquer son histoire ˆ venir [É]. Comme objet partiel, la voix apporte ˆ lÕenfant un repre auto-Žrotique, prŽ-identificatoire, qui est prŽalable ˆ la phase du narcissisme secondaire. È3 La voix physique et incorporelle, au sens littŽral aussi bien que mŽtaphorique, est selon Dominique RabatŽ, comme : le fŽtiche mŽlodieux de notre impossible unicitŽ. Partie dÕun tout, la voix exprime mŽtonymiquement le sujet ; elle est comme sa signature. Surgie du corps et marquŽe par lÕaffect (la voix tremble, sÕenroue, se dŽploie, chante ou trŽbuche), elle dŽcorporalise pourtant lՎmotion en la faisant passer par le mŽdium du langage. Ë la fois contr™lŽe et imma”trisable, elle est expression et trahison.4

Les pres germaniens se heurtent ˆ de nombreux obstacles dans lՎnonciation de leur place, exhibant dans leur parole mme le lieu de la fracture, o se nichent sanglots, cris contenus ou arrachŽs. Le pre de lÕauteure, doux conteur, est touchŽ dans son souffle, timbre Žteint et voilŽ : Ç La maladie [É] sÕest lovŽe au plus intime de son corps comme un animal acrimonieux dont la colre ttue siffle sans cesse dans ses os, dans sa chair et son souffle. È5 Ainsi en est-il pour son alter ego de fiction, Joachim Brum, homme Ç de la race des nomades immobiles, ceux pour lesquels la moindre fleur sÕouvre en jardin, une goutte dÕeau contient un fleuve, le tremblement dÕune ombre ou dÕune lueur sur un mur se fait invitation au rve [É] È (ES, 18). La maladie se niche pour dŽvaster les richesses dÕun homme qui sa vie durant a Ç arpentŽ les gŽographies du langage, des images et des formes [É] avait acquis la connaissance de plusieurs langues [É] une bibliothque en mouvement [É] formidable citateur ˆ la mŽmoire en

1

Francis MARCOIN, Ç Figures paternelles È, op. cit., p.5. Anne DUFOURMANTELLE, La Sauvagerie maternelle, op. cit., p.159. 3 AndrŽ MISSENARD R., Ç Narcissisme et rupture È, Crise, rupture et dŽpassement, op. cit., p.87. 4 Dominique RABATƒ, Ç " Le Chaudron flŽ " : la voix perdue et le roman È, Les Imaginaires de la voix, ƒtudes franaises, Presses universitaires de MontrŽal, vol.39, n¡1, 2003, p.36. 5 Sylvie GERMAIN, Ç KalŽidoscope ou notules en marge du pre È, op. cit., p.59.

2

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perpŽtuel Žveil. È (ES, 19, 20). FrappŽ de catalepsie, le langage se retire et le laisse gisant. Au cÏur de toutes les mŽtamorphoses, loin de lՎpaisseur de la mue, les fractures, les deuils se nichent dans la voix qui laisse le passage aux maux qui ne peuvent trouver dÕautres issues pour sÕexprimer1. La voix seule de Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup Ç avait changŽ. Comme si le mutisme qui longtemps lÕavait frappŽ aprs la mort de Ruth et de leurs quatre enfants avait laissŽ en lui une trace. È (NA, 54). Le deuil dŽsorganisateur de la pensŽe se rŽpercute sur une

parole

qui

se

fragmente,

se

mŽtamorphose

et

contribue

ˆ

la

mŽconnaissance. ThŽodore qui chantonne : le refrain dÕune vieille chanson apprise dans son enfance et quÕil ne se lassait pas de ressasser depuis, " tschiribi, tschiribi, tschiribim, bom bom bom, tschiribom, - oy ! tschiribi biri bomÉ " sÕarrte net ˆ la vue de la jument qui porte sur son dos sa cavalire dŽcapitŽe, [É] sa raison demeurait foudroyŽe. Il ne dit pas un mot. (TM, 23)

Un chant sÕarrte pour laisser place ˆ des r‰les de Ç mots inaudibles È (TM, 94). La voix qui se fige en un dernier souffle sortie de la bouche Ç durcie [É] glacŽe de silence È (MV, 114) reste pourtant Ç en suspens, quelque part, nulle part. Partout dans la mŽmoire, et cependant si volatile È (MV, 114) au-delˆ de la disparition du pre de lÕauteure. La voix paternelle continue ˆ rŽsonner Ç de loin en loin [É] elle se murmure dans lÕindistincte rumeur du sang. È (MV, 114). La guerre fracasse la voix paternelle et son souvenir se fraye un passage privilŽgiŽ dans sa voix. Les survivants ou les revenants deviennent rŽceptacles des Žchos des camarades disparus dans les tranchŽes. Sylvie Germain Žcrit au sujet de son grand-pre FrŽdŽric-ThŽodore : Tout en taillant avec douceur et prŽcaution ses rosiers, le visage impassible penchŽ sur son ouvrage, il se mettait ˆ profŽrer dÕune voix ŽtouffŽe tous ces cris et ces bruits remontŽs du fond des tranchŽes. Du fond de son corps. Bribes dÕun Žcho fou, perdurant depuis prs dÕun demi-sicle. Il hurlait en sourdine, injuriait lÕennemi, la mort, la terreur ; il appelait ses compagnons sous la mitraille et les Žclats dÕobus.2

La guerre sÕinscrit dans le corps du pre, la voix, porteuse dÕune parole, devient localisation des conflits et du souvenir. Au sortir de la guerre, cÕest en elle que se logent la blessure de lՉme et la flure du sicle. Elle se brise alors, sÕaltre dans le silence ou la discordance, lÕinarticulŽ ou lÕincohŽrence, et annonce la fracture incestueuse, tout avait changŽ chez ThŽodore-Faustin Ç Sa voix surtout [É] Il

1

Nous retrouvons cette blessure quelques romans plus tard fichŽe dans la gorge de Laudes Ç Ma voix nÕest pas sortie indemne du cri que jÕavais profŽrŽ. Elle est soudain devenue sourde, mlant la raucitŽ et des feulements ŽtouffŽs. Au moindre mot que je prononais, je mՎtonnais moi-mme, croyant entendre une Žtrangre. Ma gorge avait pris un timbre de corne de brume. È (CM, 193) 2 Sylvie GERMAIN, Ç KalŽidoscope ou notules en marge du pre È, op. cit., p.59.

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parlait maintenant dÕune voix criarde et syncopŽe, aux accents heurtŽs, trop puissants. Il parlait avec effort, cherchant incessamment ses mots quÕil jetait ensuite dans des phrases dŽsarticulŽes, incohŽrentes presque. È (LN, 42).

La

survie dÕune conscience claire, lucide qui pourrait engendrer une action constituŽe, solide, a ŽtŽ dŽtruite par lÕexpŽrience de la guerre. Dans le silence ou les soubresauts du pre se dit toute la tragŽdie. Comment en effet, transmettre lÕeffroi et ce quÕil est convenu dÕappeler lÕinnommable. Giorgio Agamben1 rappelle que, ds 1933, Walter Benjamin avait diagnostiquŽ avec prŽcision cette Ç pauvretŽ en expŽrience È de lՎpoque moderne. Les survivants des champs de bataille : revenaient frappŽs de mutisme [É] non pas enrichis dÕexpŽriences susceptibles dՐtre enrichis, mais appauvris [É].Toute une gŽnŽration, qui Žtait allŽe ˆ lՎcole en tramway ˆ chevaux, se retrouve debout sous le ciel dans un paysage o rien nՎtait restŽ inchangŽ Ð sauf les nuages et, au centre, dans un champ de forces destructrices et dÕexplosions, le fragile, le minuscule corps humain.2

La voix, dŽclare Dominique RabatŽ, Ç a perdu son caractre magiquement liant. Elle est de lÕordre du discontinu [É] fondamentale, laisse[e] ˆ la parole ses zones dÕindicible, ˆ la voix sa flure primordiale. [É] " parole humaine " est forcŽment du c™tŽ du manque. Elle peut mme se penser comme entreprise de ratage expressif chez Samuel Beckett. È3

III-2.B La voix conteuse et chanteuse

La musique se niche Žgalement dans la parole paternelle. La voix du pre de lÕauteure sՎlve Ç comme un chant de tuba se frayant un espace dans la rumeur des cuivres, ainsi sՎlance lՎcriture dÕune vie, ainsi se lve et perce la parole. È4 Il nÕest pas anodin que Sylvie Germain choisisse un instrument ˆ vent de la famille des cuivres, au timbre plus doux que celui des trompettes ou des trombones et ˆ la tessiture particulirement Žtendue sur quatre octaves, pour cerner la voix paternelle. Dans sa jeunesse il fut surnommŽ Chrysostome. [É] CÕest de cet or-lˆ, pŽtri dans la matire et la saveur des choses de la terre, quÕil a nourri sa bouche. Chrysostome ˆ

1

Giorgio AGAMBEN, Enfance et histoire. Destruction de lÕexpŽrience et origine de lÕhistoire, op. cit., p.24. 2 Walter BENJAMIN, Der ErzŠhler. Une traduction franaise, a ŽtŽ publiŽe par Maurice de Gandillac sous le titre : Ç Le Narrateur È, PoŽsie et RŽvolution, Paris, Deno‘l, 1971 (et reproduite dans Rastelli raconteÉ, Paris, Seuil, 1987). CitŽ p.24 par Agamben, Ibid. 3 Dominique RABATƒ, Ç "Le Chaudron flŽ " : la voix perdue et le roman È, op. cit., p.35. 4 Sylvie GERMAIN, Ç KalŽidoscope ou notules en marge du pre È, op. cit., p.57.

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la voix lŽgrement sourde, calme et douce. Et dont lÕor incrustŽ dans la chair et le souffle du corps a pris la vulnŽrabilitŽ de lÕor qui tremble au cÏur des roses.1

La voix paternelle est un chant lancinant dont lՎcho Ç des plaintives et splendides mŽlodies È parvient au-delˆ de la disparition. Elle peut, dans LÕEnfant MŽduse, faire retour dans la mŽlopŽe dÕun crapaud pour rŽsonner dans le cÏur mŽlancolique du fils, elle est Žgalement la Ç voix des shabbat et des ftes È (TM, 61) du chantre Yoshe Rosenkranz, qui se rappelle ˆ sa fille DŽborah au cÏur de lÕocŽan, localisant le tombeau maritime de sa mre et de son frre. Le chant, dans la fragilitŽ du souffle, parle de la vulnŽrabilitŽ du mortel et bat Ç en la folie de sa foi et de son espŽrance, en la bontŽ de ses amours È (TM, 61). Il peut ressurgir ˆ la veille de la mort, douce prŽsence qui relie les vivants et les morts, dans une comprŽhension faite dÕaccueil et de renoncement. Le chant du pre parle de la place de la musique et du chant dans la tradition juive dans le domaine liturgique, ˆ la synagogue, dans la vie familiale et dans les ftes officielles, effaant les frontires entre le profane et le sacrŽ. Il se glisse dans le chant de DŽborah qui Ç chanta ce soir-lˆ comme jamais Tobie ne lÕavait entendue chanter [É] Elle avait retrouvŽ les inflexions du chantre Yoshe Rosenkranz son pre. [É] JÕai mis presque un sicle pour comprendre ce que mon pre a souvent dire [sic], quÕil suffit pour bien chanter dÕaller chercher son souffle jusque dans la plante des pieds, au bout de ses orteils. È (TM, 115). Car le chant reste un moyen dÕexpression de lՉme juive, pour exprimer le deuil de la destruction du temple mais aussi pour Žlever lՉme, en exprimant tous les sentiments humains : Ç Le silence vaut mieux que la parole, mais le chant vaut mieux que le silence È2 nous rappelle le proverbe.

Parfois, le pre, en fermant les yeux, en baissant le ton, en livrant ses mots aux contes, permet ˆ lÕenfant de garder son esprit grand ouvert, pleins de mots et de saveurs. Il ne craint pas de dire que quelque chose du rŽel lui Žchappe qui peut pour autant se penser ou se chanter. Comme Bohuslav Reynek, il donne ˆ regarder : intensŽment et rveusement le visible, pour voir vraiment, pour tout ˆ la fois dŽployer et affžter sa vue et lՎblouir alors de vision, non pas de fantasmagories, dÕhallucinations, mais dÕimages bien concrtes saturŽes de matire, de couleurs, de prŽsence, et par lˆ-mme infusŽes dÕinvisible, poreuses et rŽsonnantes ; ainsi le familier se rŽvle-t-il soudain puissamment insolite. (BR, 20)

1 2

Ibid. Proverbe hassidique citŽ par HervŽ ROTEN, op. cit., p.70.

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Porteuse de promesses et de poŽsie, Ç cÕest la voix des rveries, du doux dŽsordre imaginaire È (EM, 39). Conteurs, de nombreux pres germaniens transmettent ou improvisent contes et histoires pour border le sommeil de leurs fils, se faire passeurs de mŽmoire ou concevoir une poŽsie de la consolation dont le sens mŽtaphorique et les doux vocables tentent dÕapaiser le dŽsespoir des chagrins dÕamour ou soulager les disgr‰ces physiques de leur enfant. Ils assument leur tendresse et leur vulnŽrabilitŽ. Leur fantaisie propose une enveloppe fictionnelle pour que le monde gagne une lisibilitŽ. La rationalitŽ austre et sŽparatrice qui signifierait lÕordre et la loi laisse place ˆ la crŽativitŽ. LÕimagination des pres nÕest plus, selon la conception de lՉge classique Ç ma”tresse dÕerreur et de faussetŽ È. Elle ouvre ˆ la perception et ˆ lÕintelligence du monde. Ainsi, Sophie Ernst signale, dans un article sur le film La Vie est belle du rŽalisateur italien Roberto Benigni, que le personnage peut dans la fable mettre en Ïuvre des forces de vie bien diffŽrentes, Ç il introduit de lÕordre et de la loi, mais cÕest comme gŽnŽrateur de sens et non comme statue du Commandeur. CÕest gr‰ce ˆ cette invention de tous les instants, quÕil est mŽdiateur ˆ lՎgard dÕun ordre ou dÕune Loi dÕhumanisation. È1. Ce fut ˆ la campagne, que le pre de Sylvie Germain : acquit cette sensualitŽ du langage, cette sapiditŽ des mots. Et Žgalement la passion de conter. Pas le temps dÕattendre la vieillesse pour se faire conteur au coin du feu ; il aimait se jucher dans les arbres et parler, inventant des histoires, des ŽpopŽes de quatre sous. [É] Mais sÕil fut orpailleur du langage il nÕen devint jamais orfvre.2

Le pre aimŽ, dont lÕenfance mla Ç le patois È ˆ Ç sa langue È (MV, 92), se distinguait pour son gožt pour les roses ˆ lՎphŽmre beautŽ, pour le dŽsert ouvert ˆ lÕinfini et son lopin de terre ˆ VŽzelay conservŽ comme un Ç lieu pour rien, vouŽ au vide et au silence È (MV, 101). Cela est suffisant pour se faire Ç passeur dÕinvisible, un conteur dÕindicible, un fileur de lumire È comme le fut Bohuslav Reynek que Sylvie Germain aime qualifier de Ç veilleur du monde en temps de dŽtresse È3. LÕinvention dÕhistoires peut faire reculer les ombres, solliciter les mondes Žtranges des rves et des rveries. Pour Bruno Bettelheim4 le conte, en sollicitant lÕinconscient de lÕenfant et en rŽpondant ˆ ses angoisses et ˆ ses interrogations, a surtout le mŽrite dÕexprimer des rŽalitŽs que ce dernier pressent mais dont il ne veut pas Ð ou ne peut pas Ð parler. Victor-Flandrin 1

Sophie ERNST, Ç La Vie est belle, une fiction sur les nouveaux pres ? È, Cahiers Robinson, UniversitŽ dÕArtois, n¡22, 2007, p.151. 2 Sylvie GERMAIN, Ç KalŽidoscope ou notules en marge du pre È, op. cit., p.58. 3 Sylvie GERMAIN, Ç Un Veilleur du monde en temps de dŽtresse È, PrŽface ˆ Serpent sur la neige, Had na snehu, de Bohuslav Reynek, Grenoble, Romarin, coll. Les Amis de Suzanne Renaud et Bohuslav Reynek, 1996. 4 Bruno BETTELHEIM, Psychanalyse des contes de fŽes, op. cit.

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Ç Chaque soir [É] venait sÕasseoir au pied du lit de ses fils et il leur racontait les mmes histoires quÕautrefois Vitalie lui murmurait pour lÕendormir. [É] Les deux garons ne tardaient pas alors ˆ glisser dans le sommeil È (LN, 97). Pierre FŽdida 1 a explorŽ cette fonction du conte dont lÕhistoire agit comme un organisateur secondaire de lÕespace corporel menacŽ dans ses limites au moment

de

lÕendormissement.

Intercesseur,

Victor-Flandrin,

exprime

une

mŽmoire anonyme, collective dÕune origine mythique et laisse place ˆ une Žvocation de son enfance. Laurent Demanze

dŽcrit ce Ç temps tramŽ de

rumeurs et de lŽgendes, enserrŽ dans les voix ancestrales qui colportent les rŽcits de la tradition. [É] et elles font pressentir les Žmerveillements et les terreurs de ces temps qui ont prŽcŽdŽ lÕhistoire. È2 Ce passŽ indŽfini, qui a ŽtŽ dramatisŽ, perlaborŽ et rŽsolu dans lÕhistoire contŽe3, permet de contenir le sommeil. En transformant des Žmotions, des affects parfois non pensables, Victor-Flandrin reprŽsentations,

offre

ˆ

Ç ravis

ses

fils

dÕimages

la

capacitŽ et

dÕengendrer

dÕaventures

de

nouvelles

merveilleuses

quÕils

poursuivaient encore longtemps en rve. È (LN, 97).

La rverie du pre et sa volontŽ de transmettre peut dŽborder le cadre du conte. Il offre, dans un imaginaire animŽ, des bribes dÕhistoires amassŽes et condensŽes sur la lanterne magique dont il a confectionnŽ Ç lui-mme ses propres images [É] È (LN, 105). Offrant, telles les parois prŽhistoriques, des dessins na•fs qui donnent corps aux histoires, aux croyances et aux souvenirs, il rŽconcilie Ç la mŽmoire de tous en lՎveillant ˆ des images absoutes du temps et de lÕespace, - sinon ceux du seul songe. È (LN, 103). Il faonne ses propres rves et les projette Ç au-dedans mme de son corps, avec tous ceux quÕil aimait dans des paysages intŽrieurs connus dÕeux seuls [É] (LN, 104), faisant de ses enfants les hŽritiers de traditions narratives ˆ rŽinventer. La lanterne magique nous convie Du c™tŽ de chez Swann : On avait bien inventŽ, pour me distraire les soirs o lÕon me trouvait lÕair trop malheureux, de me donner une lanterne magique, [É] elle substituait ˆ lÕopacitŽ des murs dÕimpalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, o des lŽgendes Žtaient dŽpeintes comme dans un vitrail vacillant et momentanŽ. [É] Certes je leur trouvais du charme ˆ ces brillantes projections qui semblaient

1

Pierre FƒDIDA, Ç Le conte et la zone dÕendormissement È, Psychanalyse ˆ lÕUniversitŽ, 1, 1, 1975, p. 111-151. 2 Laurent DEMANZE, Ç Les trois coffrets È, Sylvie Germain. Regards croisŽs sur ImmensitŽs, Mariska Koopman-Thurlings (dir.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques LittŽraires, 2008, p.49. 3 Ainsi en est-il de la fonction du conte ŽtudiŽ par Christian GUƒRIN, Ç Une fonction du conte : un conteneur potentiel È, RenŽ KAèS et R. PERROT et al., Contes et divans. Les fonctions psychiques des Ïuvres de fiction, Paris, Dunod, 1984.

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Žmaner dÕun passŽ mŽrovingien et promenaient autour de moi des reflets dÕhistoire si anciens.1

Ce thme qui inaugure, selon Bernard Raffalli, Ç un paradoxe sur lequel se fonde lÕÏuvre entire, la simultanŽitŽ du successif, la prŽsence dans le prŽsent, dÕun autre prŽsent qui est le passŽ È2, est Žgalement ˆ lÕÏuvre dans le Livre des Nuits. Le Ç Thމtre magique È contient des trŽsors inoubliables de lÕimmŽmorial qui survit encore chez ThadŽe, jusquՈ ce quÕune Ç autre fumŽe noire È engloutisse et dissolve Ç toutes les images, tous les rves È (NA, 101) faisant dispara”tre ˆ jamais la fin heureuse des contes fabuleux dans un monde archa•que qui Ç hante le devenir historique et [É] menace dÕengloutir ˆ tout instant È3. Le temps du conte est celui de lÕaccompagnement qui sÕadapte ˆ son interlocuteur, ˆ son ‰ge et ˆ ses questionnements. Le pre marche au pas de lÕautre et ne cherche ni ˆ freiner, ni ˆ accŽlŽrer, ni ˆ ma”triser ou ˆ imposer sa parole. Car, Žcrit Sylvie Germain : Assener une vŽritŽ douloureuse ˆ quelquÕun sans se soucier de savoir si cette personne est prte ˆ lÕentendre, et surtout capable dÕen supporter le choc, cÕest enfermer cette vŽritŽ dans sa duretŽ et son tranchant, en faire une arme contre lÕautre. Toute formulation de vŽritŽs dont la gravitŽ risque de mettre lÕautre en pŽril doit se soucier de la disposition intŽrieure et de la capacitŽ dՎcoute et de rŽception de son interlocuteur Ð cÕest-ˆ-dire de son dŽsir. LՎnonciation de la vŽritŽ exige toujours une Žthique.4

Bruno Bettelheim indique que la t‰che Ç la plus importante et aussi la plus difficile de lՎducation est dÕaider lÕenfant ˆ donner un sens ˆ sa vie. [É] Pour dŽcouvrir le sens profond de la vie, il faut tre capable de dŽpasser les limites Žtroites dÕune existence Žgocentrique et croire que lÕon peut apporter quelque chose ˆ sa propre vie, sinon immŽdiatement, du moins dans lÕavenir. È5. Prokop offre ˆ son fils une lecture mŽtaphorique pour faciliter lÕacquisition dÕune comprŽhension, non par le dŽvoilement dÕune vŽritŽ qui relverait dÕun Ç verbe bavard et tonitruant È6, mais par une Žlaboration patiente qui fait broderie de rves ŽveillŽs, de contes et de mŽmoires endormies, qui picore aux ŽlŽments du contes pour un Ç dire patient, affinŽ et subtil qui luit dans le secret et en appelle ˆ lՎcoute, au dŽsir, ˆ lÕentendre de celui auquel elle sÕadresse Ð auquel elle

1

Marcel PROUST, Ç Du c™tŽ de chez Swann È, Ë la recherche du temps perdu (1913-1927), Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1987, p.30 2 Bernard RAFFALLI, Ç Introduction È, Marcel Proust, Ë la Recherche du temps perdu, op. cit., p. XCV. 3 Laurent DEMANZE, Ç Les trois coffrets È, op. cit., p.47. 4 Sylvie GERMAIN, Ç Verbaliser la vŽritŽ È, La VŽritŽ, Bernard Van Meenen (Žd.), Bruxelles, Publications des FacultŽs universitaires Saint-Louis, 2005, p.50. 5 Bruno BETTELHEIM, Ç Introduction È, Psychanalyse des contes de fŽes, op. cit., p.16. 6 Sylvie GERMAIN, Ç Verbaliser la vŽritŽ È, op. cit., p.52.

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sÕoffre en toute prodigalitŽ, libertŽ, et pudeur È1. Ç JÕai lu dans un roman italien È, Žcrit Gaston Bachelard, Ç lÕhistoire dÕun balayeur des rues qui balanait son balai avec le geste majestueux du faucheur. En sa rverie, il fauchait sur lÕasphalte un pre imaginaire, le grand prŽ de la vraie nature o il retrouvait sa jeunesse, le grand mŽtier du faucheur au soleil levant. È2 Ce balayeur des rues de La PoŽtique de lÕespace pourrait bien tre Prokop Poupa, dont la mŽlancolique rverie nÕa pas oblitŽrŽ sa capacitŽ ˆ creuser le rŽel pour que des semences fŽcondent son existence. Cette Žtroite parentŽ se fait plus prŽcise lorsque, quelques pages plus loin, le philosophe Žcrit : Ç LÕimmensitŽ est, pourrait-on dire, une catŽgorie philosophique de la rverie. È3 Prokop Poupa, malgrŽ sa solitude et les Žpreuves de la vie, conserve une facultŽ de rverie et de mŽditation qui lui permet de lire dans les marges du visible, Ç devenu expert dans lÕart du je-ne-sais-quoi et de la tŽnuitŽ È, il est dŽtenteur dÕun sens Ç de la dŽrision et dÕune modestie teintŽe dÕun brin de loufoquerie È et Ç dÕune rveuse contemplation È (Im, 26). Pre en minuscule qui se satisfait du doux et fou titre honorifique de Seigneur des Lares aprs avoir consacrŽ un Ç long dithyrambe ˆ la louange des toilettes È (Im, 32), il ne se mŽprend pas sur la condition humaine. Ë lÕinstar du protagoniste de Maurice Blanchot4, Henri Sorge, fonctionnaire ordinaire de lÕh™tel de ville ˆ lՎtat civil, qui se fascine pour une tache sur le mur, Ç orifice noir È dont le Ç bruit croulant ouvrait une Žpaisse tache humide È, Ç sans contours È, Ç sortant des entrailles du mur comme le suintement dÕune humeur È, il offre ˆ un environnement ŽtriquŽ, une lecture poŽtique. Ainsi, une surface de pl‰tre gonflŽe par lÕhumiditŽ, causŽe par la dŽfaillance de quelque canalisation voisine, est transfigurŽe en un nŽnuphar, sculpture vivante et Žvolutive5. Ses toilettes sont le lieu propice ˆ ses rveries mŽtaphysiques, lieu dÕaisance et de prŽdilection pour qui Žnonce avec modestie quÕil Ç faut descendre trs bas pour trouver accs au Trs-Haut. Trs bas au fond de soi, dans les tŽnbres de ses entrailles. È (Im, 35). Ainsi Ç roi nu È assis sur le tr™ne, le Ç mystre de la vie lui semblait sur le point de se faire palpable, de se rŽvŽler pleinement, lumineusement ˆ lui È (Im, 39). Trs prosa•quement le narrateur de LÕappareil-photo de Jean-Philippe Toussaint nous avait dŽjˆ appris que du pisser au penser, les vertiges de la mŽditation se glissent parfois dans une allitŽration douteuse :

1

Ibid.. Gaston BACHELARD, La PoŽtique de lÕespace op. cit., p.75. 3 Ibid., p.168. 4 Maurice BLANCHOT, Le Trs Haut (1949), Paris, Gallimard, 1988. 5 Loin du sentiment dÕAurŽlien qui dans Hors champ vit pareil dŽsagrŽment aux rŽsonances fortement nŽgatives Ç odeur de dŽsastre r™de en lui, non pas sur sa peau, mais dessous, dans la chair ; elle lui lche le cÏur. [É] La sensation de nausŽe continue ˆ le lanciner [É] la cloque apparue au plafond lÕautre jour a triplŽ de volume [É]. È (HC, 121). 2

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Je refermai la porte derrire moi, la verrouillai et, rabattant le monocle en plastique du cabinet, je mÕassis pour pisser. Mes yeux sÕattardaient distraitement sur une lŽzarde dans un angle du mur. Un robinet coulait goutte ˆ goutte derrire la paroi, on entendait au loin le bruit dÕun transistor. Assis lˆ depuis un moment dŽjˆ, le regard fixe, ma foi, je mŽditais tranquillement, idŽalement pensif, pisser mՎtant assez propice je dois dire, pour penser.1

Son gožt et son approche trs sensorielle de la lecture confrent ˆ ses contes une dimension tout ˆ fait exceptionnelle : Ç Il rentrait dans le livre comme on sÕenfonce dans un sous-bois ombreux et odorant. Il rvait ˆ lÕintŽrieur des mots dans lՎpaisseur de leur chair bruissante dՎchos, dÕassonances, de souffles, dans la saveur de leur chair pleine de plis et de replis. È (Im, 39). Prokop utilise le conte, pour mettre ˆ distance lՎmotion qui lՎtreint ˆ lÕannonce du dŽpart de son fils Olbram qui doit aller rejoindre sa mre en Angleterre, ou pour apaiser le chagrin de sa fille. La narration paternelle dans sa dimension poŽtique et pudique aide ˆ dŽchiffrer le monde. Il ouvre ˆ la mŽtaphore et au mŽlange des imaginaires, suspend son rŽcit, inscrit la patience dans les pauses, et facilite la crŽation dÕune histoire ˆ double voix dans la tradition du conte oral qui se nourrit de la participation du public. Ce maillage, qui intgre chant et questionnement du fils, solidifie un lien mis ˆ lՎpreuve de la sŽparation prochaine. Prokop installe, entre ses deuils, ses douleurs de pre et le monde de son enfant, un espace symbolique o il joue des variations du langage pour manipuler le rŽel, le remodeler, lÕadapter ˆ un vŽcu vivable. Le concept dÕespace transitionnel de Winnicott pense le conte comme lÕespace de rverie, Ç [É] espace particulier qui est dŽfini en forme de paradoxe, espace ˆ la fois moi et non-moi È2 qui suspend temporairement les questions et surtout les rŽponses, pour que lÕenfant fasse de cette aire transitionnelle sa propriŽtŽ dans laquelle il pourra puiser sa crŽativitŽ et participer ˆ la gense narrative. Madeleine Natanson3 prŽcise que lÕillusion est inhŽrente ˆ la condition humaine, prŽsente ds le commencement, elle cherche ˆ dŽfier le temps et lÕespace. En cela le conte forme une matrice psychique, peau contenante pour le pre, dans le jeu de lÕillusion et de la dŽsillusion dessinant un fragile chemin vers lÕespŽrance et la consolation. Pierre ZŽbreuze tisse de la mme faon les histoires quÕil conte ˆ Marie. Par sa prŽsence discrte, il sait Žcouter le sŽrieux de Marie qui se nimbe de fantaisie et dÕangoisse. Il accueille sans interprŽtation, jugement ou commentaire, il porte lÕhistoire individuelle et lui donne une dimension mythique : Ç le surlendemain, il lui a racontŽ la lŽgende dÕOrphŽe et de sa bien-aimŽe, la nymphe des arbres Eurydice È (In, 100). Il 1

Jean-Philippe TOUSSAINT, LÕAppareil-photo, Paris, ƒditions de Minuit, 1989, p.30-32. Daniel MARCELLI, Ç La relation ma”tre-Žlve : une subtile perversion toujours ˆ lÕÏuvreÉ È, Le TŽlŽmaque, Ç LÕAmour des enfants È, Caen, Presses Universitaires de Caen, n¡17, mai 2000, p.58. 3 Madeleine NATANSON, Ç LÕillusion : aliŽnation ou chemin vers lÕespŽrance ? È, Imaginaire & Inconscient, n¡17, 2006/1, p.135-143. 2

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mle les fils multicolores des bizarreries de Marie et de ZŽlie, pour tricoter une Žcharpe narrative, alternant maille aprs maille les univers imaginaires de la petite fille et de sa sÏur disparue.

III-2.C Lorsque la parole se fait geste La chute du conte du jeune mariŽ est sans aucun doute prŽmaturŽe. Prokop se laisse emporter par un lyrisme qui nÕest pas toujours au diapason de lÕenfant. Ses mŽtaphores, entre ciel et terre, qui Žvoquent les toiles de Chagall en leur substance et principe de gravitation, signalent que le temps de la nostalgie et celui de lÕenfance ne sont pas sur la mme partition, ou plus exactement, ne se joue pas sur la mme portŽe, lÕune en mineur lÕautre en majeur. LÕimpatience bouillonnante de lÕenfant ramne au prŽsent : Ç Dis donc, a va durer longtemps ton histoire ? lÕinterrompit Olbram en b‰illant È (Im, 68). Marie-HŽlne Boblet note que Ç la relation filiale se dŽrobe ˆ la responsabilitŽ immanente du futur. Le rapport entre le pre et le fils est riche et fŽcond, [É] il est poŽtique, enchantŽ [É] mais il nÕinvente pas lÕHistoire È1. Sans doute cette dŽmarche est prŽmaturŽe pour Prokop qui ne peut que puiser dans le creuset de ses visions pour fabriquer une fable sans parler ˆ lÕenfant de ce dŽpart qui lՎtreint. La malle qui contient, ce que Gaston Bachelard nomme lÕ Ç esthŽtique du cachŽ È2, invite nŽanmoins ˆ penser, ˆ rver son contenu, mme si cela sÕopre en dŽcalage dans le temps. Dans le coffret sont les choses inoubliables, inoubliables pour nous, mais inoubliables pour ceux auxquels nous donnerons nos trŽsors. Le passŽ, le prŽsent, un avenir sont lˆ, condensŽs. Et ainsi, le coffret est la mŽmoire de lÕimmŽmorial. [É] il y aura toujours plus de choses dans un coffret fermŽ que dans un coffre ouvert. La vŽrification fait mourir les images. Toujours, imaginer sera plus grand que vivre. 3

Un autre conte, aux tonalitŽs ŽlŽgiaques et litaniques, suspend le rŽcit dÕImmensitŽs. En identification ˆ la figure de la PiŽta, Prokop Ç donne [s]on chant È, et Ç soutien[t] È (Im, 220) les pas de sa fille Olinka dŽlaissŽe par son fiancŽ. LÕouverture des diffŽrentes sŽquences par le Ç Žcoute jeune fille È, Žvoque lÕattention requise pour entendre le psaume 45 : Ç ƒcoute, ma fille, vois, et prte lÕoreille È (45, 11). Les pres germaniens sont des conteurs pour leur fils, pour leurs filles cependant, ils se font plus maladroits, la parole sÕabsente, sollicitant le passage par lՎcrit. Les destinataires de la parabole de vie du Ç petit

1

Marie-HŽlne BOBLET, Ç LÕImmensitŽ en notre finitude : histoire et humanitŽ È, Sylvie Germain. Regards croisŽs sur ImmensitŽs, op. cit., p.39. 2 Gaston BACHELARD, La PoŽtique de lÕespace, op. cit., p.19. 3 Gaston BACHELARD, La PoŽtique de lÕespace, op. cit., p.87-88-90.

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chemin È se mlent. La dŽtresse de sa fille se superpose aux diffŽrents abandons amoureux dont ont ŽtŽ victimes sa sÏur, son Žpouse et lui mme. Prokop se fait alors le traducteur dÕune souffrance qui est liŽe ˆ la reconnaissance de celle quÕil provoqua : Ç Il sÕassit ˆ sa table et se mit ˆ Žcrire. Il lui fallait parler ˆ sa fille, et ˆ travers elle sÕadresser ˆ son ancienne Žpouse, et surtout ˆ sa sÏur. A luimme peut-tre. È (Im, 206). Son rŽcit ouvre une voie ˆ parcourir, petit chemin universel que lÕhumain doit parcourir pour aller de la nuit ˆ la lumire. Pour cela il convoque le tourment des arbres aux racines Ç nourricires et fatales È (Im, 210), ainsi que la figure mariale qui, au pied de la croix berce le corps de son fils mis ˆ mort. La croix, instrument du supplice et de rŽdemption, blessŽe par les Ç outrages È (Im, 216), condense les deux signifiŽs extrmes du signifiant arbre. Les Žchos retentissent trop fortement et brouillent le message, Prokop pleure pour la premire fois Ç depuis la dŽsertion de Marie È (Im, 221). Les phrases sont frappŽes dÕinutilitŽ. Comment : transcrire noir sur blanc lÕinou• silence de Dieu ? Comment pouvoir, comment oser ? [É] ƒcrire, parler ne pouvaient, ne pourraient jamais consoler de ce qui restait ˆ exprimer, de ce qui toujours Žchappait au langage, refusait lÕemprise des signes. (Im, 221)

Les mots font alors dŽfaut, leur sens convoque la dŽfiance et bloque son projet, abandonnant sa parabole sans destinataire. Prokop ne peut assumer lÕexpŽrience de lՎcrivain que Sylvie Germain dŽcrit comme la nŽcessitŽ de : traquer les mots, tant™t ruser tant™t lutter avec eux [É] pour affronter lÕaventure de la vie et lÕinconnu de la mort, pour questionner le monde, sans fin, et pour veiller sur le seuil du mystre le plus extrme, celui de Dieu. Seuil o le langage sՎpuise, confine au silence, et o culmine lÕexpŽrience de notre pauvretŽ.1

Lˆ o les mots Žchouent, le geste peut offrir un espace de connaissance ou de survie. Il peut tre maladroit, dŽrisoire, sans palette ni toile, mais laisser sur le pl‰tre une trace dÕun rŽconfort ou la subsistance dÕune vie. Un simple signe inscrit, dŽposŽ sur une surface. Une fleur, pour elle-mme, sans que la finesse du trait soit ici requise. Dans La Pleurante des rues de Prague le pre de la petite Sara2 a peint pour elle Ç quelques fleurs sur le mur derrire le lit que la misre lui assignait comme g”te. È :

1

Sylvie GERMAIN, Ç LՃcrivain en Žveil È, entretien avec Franois Thuillie r, TŽmoignage ChrŽtien, n¡3450, 23 juin 2011, p.7. 2 La photo Ç Fillette dans son lit È issue dÕun album de photographies prises en Pologne avant la Deuxime Guerre mondiale par le photographe juif, Roman Vishniac, qui avait pressenti le gŽnocide, immortalise ainsi la petite Sarah. Roman VISHNIAC, Un monde disparu, Paris, Seuil, 1996. Photographie reproduite dans (VC, 26).

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Car ces fleurs, loin dՐtre des trompe-lÕÏil et des leurres des sens faussant la connaissance du monde sont dÕune extrme rŽalitŽ. PuisquÕelles ont fleuri sous la main dÕun pre qui nÕavait rien dÕautre ˆ offrir ˆ son enfant, sous la main dÕun homme que dÕautres hommes acculaient ˆ la misre, sous la main dÕun vivant sur lÕhistoire, une fois de plus sŽduite par la tentation du mal, livra ˆ la mort dans lÕindiffŽrence universelle. (PP, 69)

Le pre crŽe entre la violence dՎtat, intenable, et le monde de lÕenfant, une surface fleurie prŽcaire qui toise lÕhostilitŽ, une peau fragile, espace-tampon entre sa fille et la mort qui sÕapproche. Dessins et peinture ont cette mme vertu dÕexpliquer, de saisir et dÕextirper ce qui emprisonne lÕenfant. Ainsi en est-il de Ragou‘l qui, veillant sur sa fille, le corps et lÕesprit

en

alarme, souhaite

Ç traduire ce cri de dŽsespoir prisonnier en Sarra. Il veut lÕexpulser hors de son corps gr‰ce ˆ la magie de la peinture È (TM, 202). La reprŽsentation picturale, qui sÕaccompagne dÕune tension incandescente, peut donner lÕimpression dÕune violence qui Žviscre pour arracher ce qui est ˆ lÕorigine du cri. Le Ç regard du peintre Žcoute le conciliabule entre le visible et lÕinvisible È (QA, 49). La sublimation conduit au chemin inverse de PersŽe en restituant des visages dŽformŽs comme la figure de la MŽduse : Ç Sa bouche est grande ouverte, noire, les yeux Žnormes, furieux ; du sang jaillit en rayons rouge‰tres de son cou tranchŽ, sa tte Žvoque un soleil dÕapocalypse. [É] Ragou‘l tient son pinceau ainsi quÕAbraham son couteau, - dans lÕespoir dÕun miracle È (TM, 202) confirmant, de ce fait, les dires des voisins superstitieux : Ç CÕest pas de la peinture, cÕest de la boucherie È (TM, 195). Ragou‘l dŽpasse le dŽbat classique qui sՎtait engagŽ aux XVIIIe et XIXe sicles ˆ propos du Laocoon, selon lequel Ç le cri constituait la limite mme du reprŽsentable È1, les arts visuels, Ç la sculpture tout spŽcialement È ne pouvant rendre compte de ce que la poŽsie pouvait saisir. Car, poursuit Franoise Coblence, le visage, qui se livre dans une hideuse dŽformation due ˆ la contraction des muscles, ne peut prŽsenter que la laideur mme qui lui confrent une allure de masque, dŽshumanisŽ ou animalisŽ. La reprŽsentation du cri en peinture, ˆ lÕinstar de ce quÕOlivia Bianchi Žnonce ˆ propos du rire, Ç Žclipse le visage È2. Il nÕexisterait que lorsque le visage se retire, aussi la pratique du peintre qui tenterait de le reprŽsenter perd son sens mme qui correspond au moi profond. Ragou‘l sÕefforce toutefois de peindre le cri qui se tient avant les mots, pour le livrer racontable, reprŽsentable, et ainsi dŽpasser la blessure de la bouche bŽante qui abolit le regard du portrait. En prenant sur lui la dimension du cri, le pre transforme, en un vŽcu commun de sublimation, les vŽcus de sa fille. En cela, il effectue le mme travail quÕune 1

Franoise COBLENCE, Ç Le Portrait de peinture ˆ lՉge de la photographie È, Autrement, sŽrie Mutations, n¡148, 1994, p.132. 2 Olivia BIANCHI, Le Rire sans tableau, Belval, CircŽ, 2011.

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mre qui fait le lien entre ce quՎprouve son bŽbŽ et ce qui prend sens pour elle ˆ travers ce que Winnicott a appelŽ Ç la prŽoccupation maternelle primaire È1. Ce

systme de

reprŽsentation portŽ ˆ

lÕextŽrieur par les

capacitŽs de

symbolisation de Ragou‘l viserait ˆ transformer lÕampleur du cri pour ensuite permettre que de nouvelles capacitŽs vitales soient intŽriorisŽes par sa fille. Cette capacitŽ de se voir, assimilŽe ˆ celle de rŽflŽchir, permet de lier les pensŽes comme se conjuguent les diffŽrentes parties dÕun visage. En sÕidentifiant ˆ la capacitŽ du pre de rŽflŽchir non seulement le cri, mais le sens quÕil prend pour lui, sa fille Sarra pourrait alors se voir hors dÕun miroir, partiellement opaque ou brisŽ, pour regarder son reflet en son miroir-tableau dŽlestŽ des afflictions ou des catastrophes innomŽes. Pour parvenir peut-tre au souhait quÕexprimait Francis Bacon : Ç JÕai toujours espŽrŽ pouvoir peindre la bouche comme Monet peignait un coucher de soleil È2, Ragou‘l doit faire avec lÕinsuffisance. Il ne peut rŽpondre ˆ tout, mais tente que sa prŽsence et son geste pictural soient tels quÕils permettent ˆ sa fille de trouver les complŽments de rŽponses nŽcessaires. III- 3 Un autre versant de la prŽsence III-3.A Un silence assourdissant et obsŽdant La notion du pre est, dans sa complexitŽ mme, Žtroitement liŽe ˆ la question de Dieu, ne serait-ce que par le biais de son idŽalisation dans la Bible qui, selon Anne-Marie Pelletier3, subvertit toutes les reprŽsentations que lÕhumanitŽ se fait de la paternitŽ ˆ partir de son expŽrience profane. Dans leur dialogue Rivon Krygier et Charles Mopsik rappellent que Ç Dieu a parlŽ, il a communiquŽ ˆ certaines occasions qui ont ŽtŽ fondamentales, fondatrices et qui ont permis de crŽer un lien entre lui et lÕhomme. Mais, par la suite, il nÕa plus donnŽ ˆ sa prŽsence sa pleine intensitŽ dans le monde, il sÕest mis en retrait È4. Dieu aurait ainsi volontairement voilŽ sa prŽsence dans le monde, et se serait en quelque sorte exilŽ pour susciter, par son absence, un autre type de relation avec lÕhomme. Nous pouvons rapprocher ce rapport ˆ la parole et ˆ la prŽsence ˆ lՎvolution des figures paternelles au cÏur de lÕÏuvre de Sylvie Germain. Ce lien nous semble dÕautant plus crŽdible que lՎcrivain se sert dÕune lecture du Roi 1

Donald Woods WINNICOTT, Ç La prŽoccupation maternelle primaire È (1956), De la pŽdiatrie ˆ la psychanalyse, Paris, Payot, 1969. 2 David SYLVESTER, Interviews with Francis Bacon, Thames and Hudson, 1987, p.50, citŽ par Franoise Coblence, Ç Le Portrait de peinture ˆ lՉge de la photographie È, Autrement, sŽrie Mutations, n¡148, 1994, p.132. 3 Anne-Marie PELLETIER, Lectures bibliques, Paris, Cerf, 1995 ; Le Christianisme et les femmes Ð Vingt Sicles dÕhistoire, Paris, Cerf, 2001. 4 Dialogue entre Rivon KRYGIER et Charles MOPSIK, Ç Qui est comme toi parmi les muets È, Une conversation inachevŽe, Paris, ƒditions Autrement, coll. Mutations, 2004, p.31-39.

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Lear pour Žclairer la thŽorie du tsimstsoum, que lÕauteur emprunte ˆ lՎcole lourianique de la pensŽe kabbalistique, en vertu de laquelle Ç Dieu sÕest retirŽ dÕun point de son infinie expansion pour faire place ˆ la crŽation et ˆ son aboutissement, la crŽature humaine È1. Imposition directe et impŽrative, la voix de lÕAncien Testament ordonnait, tonnait, punissait, chassait. Puis, Dieu perd la voix au profit de lՎcriture de la loi et entre dans le silence, alors quÕun Verbe nouveau se rŽvle dans le Nouveau Testament. Ds lÕorigine, Žcrit Sylvie Germain dans sa thse : Le Verbe prŽcde et informe le monde, le DIRE de Dieu annonce et pro-pose chaque acte de CrŽation - Dieu dit : Ç Que la lumire soit È et la lumire fut È (Gen.I,3) et ce dire de Dieu ne cesse dÕaccompagner et de scander la CrŽation quՈ chaque fois il affirme, confirme, bŽnit et sanctifie, imprimant ainsi en toute chose, en toute vie crŽŽes, lՃcho de sa Parole, la TRACE de son DIRE ; - et cet ƒCHO sÕentoure alors de SILENCE afin que ce recueillement soit espace/temps de rŽsonnance et dՎcoute du DIRE inaugural. [É] Et cÕest dans le silence qui pro-longe cette parole que tout se poursuit. (PV, 63).

Dieu se retire pour faire place ˆ lui-mme, il se condense et se densifie au risque de ne plus tre reconnu : Ç Un Dieu dŽpouillŽ de sa gloire et de tous les signes extŽrieurs de sa souveraine puissance a peu de chance de se faire reconna”tre, et, mme sÕil est reconnu, il court le risque dՐtre rejetŽ È (MP, 53). DÕautant plus que, constate Sylvie Germain : Qui se tient muet face aux dŽsastres est coupable de non-assistance ˆ enfants, ˆ hommes et ˆ femmes en extrme danger. Coupable de non-alliance avec autrui, de trahison de fraternitŽ, de reniement de lÕhumain. Coupable de parjure ˆ lÕamour, au respect, au souci dž ˆ lÕautre. Coupable dÕindiffŽrence ˆ lՎgard du souffrant. Coupable donc de ralliement tacite au mal. (Ec, 18)

Ce silence conduit au questionnement et ˆ lÕinterprŽtation thŽologique dont le kiosquier dՃclats de sel se fait le porte parole : Ç Quant ˆ Dieu, je ne peux que constater la froide tŽnacitŽ de son silence, mais jÕignore si, en deˆ, il sÕafflige et gŽmit au secret de sa conscience. È (ES, 74). Ce silence est-il, comme lՎnonce Dosto•evski, le silence dÕun Dieu mort ? Est-ce une autre facette dÕun Dieu Ç grand pervers È qui, comme lÕimagine J.-B. Pontalis, Ç en rendant lÕhomme et surtout la femme ˆ jamais coupables du pŽchŽ originel [É] en les dŽtournant violemment de lui Ð aversio, perversio Ð [É] sÕautorise tout ce quÕil interdit aux malheureux humains È2. Pour Philippe Julien, le reproche adressŽ ˆ ce pre

1

Shmuel TRIGANO, Ç Juda•sme : lÕhomme crŽŽ ˆ lÕimage de Dieu È, EncyclopŽdie des religions, op. cit., p.1439. 2 J.-B. PONTALIS, Frre du prŽcŽdent, op. cit., p.161.

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crŽateur peut se formuler jusquՈ ce que le deuil de ce pre idŽal, tout-puissant, soit accompli : le deuil ne pourra sÕopŽrer que par le risque du dire tout ce que lÕenfant grandissant a ˆ lui reprocherÉ tout, jusquՈ la lie, jusquÕau fond de la coupe dÕamertume. En effet, le renoncement ˆ lÕamour pour la puissance dÕun tel pre suppose nŽcessairement de passer par un moment de haine ˆ son Žgard, pour que le deuil se rŽalise.1

Aprs des manifestations ˆ lՎtat incarnŽ dans lesquelles la Parole se donne ˆ entendre, Dieu ne se rend plus prŽsent aux hommes par la proclamation dÕune parole mais par une irruption de lÕinvisible dans le visible. Sa prŽsence nÕest plus une argumentation mais le don dÕune prŽsence au cÏur mme du silence, comme Job en fait lÕexpŽrience. Ce que Sylvie Germain nomme Ç Les Žternels chuchotements È de lÕinvisible, qui firent se prosterner le prophte Elie au mont Horeb (IR, 19), il est Ç donnŽ ˆ quelques-uns de les percevoir puis de les Žcouter avec une patience, une attention continues, toujours plus aiguisŽes È (EH, 117). Porter attention ˆ ce qui nÕexiste pas : cÕest apprŽhender la moindre chose comme recelant de secrtes merveilles, chaque individu comme dŽtenant de grandes promesses dont lui-mme souvent ne souponne pas la prŽsence. Porter attention ˆ ce qui nÕexiste pas, cÕest provoquer lÕavnement de ce qui, dans sa latence et son inŽvidence, confinait au nŽant. (EH, 189)

Il sÕagit de dŽpister Ç des traces de ce Dieu en Žclipse, aussi brouillŽes et souillŽes, fussent-elles en apparence È (BR, 26). La voix peut tre ŽparpillŽe dans un irrŽmŽdiable silence, mais le souffle quant ˆ lui ne se disloque pas, il devient prŽsence spirituelle qui se peroit dans un murmure ou un soupir doucement exhalŽ. Ainsi que le note Mariska Koopman-Thurlings, Ç le " silence de Dieu " devient progressivement au fil des Ïuvres de Sylvie Germain, " la voix silencieuse " de Dieu È2.

Pour Joseph, le silence prend une place importante dans sa mission paternelle : Ç Lˆ o lÕange apparu ˆ Abraham retint la main de celui-ci ˆ lÕinstant fatal, lÕange qui a visitŽ Joseph retint la bouche de ce dernier, le dissuadant de prononcer les paroles de rŽpudiation È (CP, 12). Il nÕest en effet nullement mentionnŽ dans les ƒvangiles des paroles de Joseph. Homme de silence, son ou•e en a ŽtŽ affinŽe Ç tant sur le plan spirituel quÕaffectif ; il Žcoute " la voix de fin silence " qui bruit

1

Philippe JULIEN, Le Manteau de NoŽ. Essai sur la paternitŽ, Paris, DesclŽe de Brouwer, 1991, p.40. Mariska KOOPMAN-THURLINGS, Ç Du pre, du frre et du Saint-Esprit È, Relations familiales dans les littŽratures franaise et francophone des XXe et XXIe sicles. La Figure du pre, Murielle-Lucie ClŽment et Sabine van Wesemael (dir.), Paris, LÕHarmattan, 2008, p.244. 2

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en son esprit, qui remue en son cÏur. Il lՎcoute, la reoit, la mŽdite, et y rŽpond par des gestes, des actions È1. Sans doute est-ce dans cet espace et cette filiation que se logent les paternitŽs de discrŽtion et de pudeur, dont les silences sont de vertus et non de tŽnbres. ThŽodore Lebon Ç avait des eaux lentes, profondŽment mlŽes ˆ la terre, aux nuages et aux arbres, le calme et la douceur, la force secrte et surtout la vertu de silence. È (TM, 26). De cette lenteur vient la capacitŽ ˆ mŽmoriser ce qui irrigue le monde. Sa fantaisie, pleine de poŽsie, recueille les images, paroles et fables, les condense et les Žpure Ç pour engendrer ces stances insolites È (TM, 29). La fonction du pre est alors dՐtre un donateur de mots qui transite, tel Bohuslav Reynek : dÕune langue ˆ une autre, de songes et de visions, de la splendeur du monde cachŽe dans le chaos apparent du visible et restituŽe, frle et ŽpurŽe ˆ lÕextrme, dans ses pomes et ses gravures. Un semeur de silence, de transparence et de misŽricorde. Un pourvoyeur dÕhumbles merveilles rŽcoltŽes au fil du temps, extraites de la dure matire des choses et des jours ˆ force de patience et dÕattention aigu‘. (BR, 15)

CÕest une voix qui ne pse rien, qui sՎchappe, sÕenvole et livre les messages. Elle Ç dŽlocalise le sujet dÕune pure et seule inscription charnelle. Elle le subtilise et le porte dans la parole quÕelle supporte. È2 CÕest ce qui, selon Nadine Vasseur3, dans son rythme, dans ses syncopes, ses silences et ses vibrations, nous rŽvlent ce quÕil y a ˆ entendre. Brum est Ç un rveur de mots, une anthologie vocale. Mais en dehors des cours, il parlait peu, il Žtait trs rŽservŽ È (ES, 114). CÕest une voix qui porte et vivifie une parole qui devient performative, Ç qui donne existence ˆ soi en donnant existence ˆ lÕautre et que caractŽrise Žloquemment la formule de Michel de Certeau dans Ç un horizon de rencontre entre la psychanalyse et la mystique È : Ç Si tu me parles, je nais È ; ou encore : Ç Si tu me parles, jÕexiste È4. ƒvoquant la mŽmoire de Maurice Zundel, qui Žcrivit que les Ç vrais croyants font peu de bruit È5, Sylvie Germain lie le silence comme une Žvidence chez un tre mystique, au corps de charitŽ en perpŽtuelle effusion de prire, de compassion et de gŽnŽrositŽ, ne pouvant faire aucun bruit, en effet. [É] toute sa personne pŽnŽtrŽe de la lumire de lՃvangile irradiait de silence Ð un silence montŽ du plus profond de son tre ˆ force de recueillement dans lÕoubli et lÕobservation de soi, un silence puisŽ ˆ la source mme de son tre lˆ o lÕextrme intŽrioritŽ se laisse secrtement

1

Sylvie GERMAIN, Ç Blasons de la paternitŽ È, op. cit., p.208. Jo‘l CLERGET, La Main de lÕautre, op. cit., p. 47. 3 Nadine VASSEUR, Le Poids et la voix, op. cit., p.20. 4 Michel DE CERTEAU, Ç Mystique et psychanalyse È, Cahiers pour un temps, Paris, Centre GeorgesPompidou, 1987, P.184, 187. 5 Maurice ZUNDEL, LՃvangile intŽrieur (1936), Saint-Maurice, (Suisse), ƒditions Saint-Augustin, 1997, p.27.

2

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effleurer, fŽconder par la prŽsence divine. Et ce silence qui Žmanait de lui Žtait musical [É] Ce silence, surtout, Žtait lumineux [É].1

Il est possible que certains pres aient, comme Mo•se, la Ç langue lourde È mais alors, leur visage rayonne. Le silence offre un espace de rŽsonance : Il faut que tout se taise Ð en soi, autour de soi Ð pour que lՎcoute puisse se dŽployer, et que des profondeurs du silence tinte une Parole insouponnŽe : cela est au cÏur de lÕexpŽrience mystique. Ç CÕest dans le silence que lÕon entend les paroles de la sagesse infinie È, constate saint Jean de la Croix2, [É] 3.

Le silence cŽlŽbrŽ par Maurice Zundel ou par les mystiques avant lui est, selon Sylvie Germain, Ç une passion active qui exige vigilance et patience. [É] en tension de veille. È (QA, 40).

Si le pre imaginaire doit, selon les termes de RenŽ Roussillon, Ç mourir È Ç au nom du pre symbolique, le mŽdiateur privilŽgiŽ de lÕassomption de celui-ci est la Ç survivance È opposŽe par le pre rŽel, par le pre au quotidien, par la survivance du plaisir du pre au quotidien. CÕest lˆ que la fonction du pre trouve tout son sens, cÕest lˆ quÕelle se dŽfinit. È4. La relation paternelle Žvolue entre distance et tendresse. TissŽe de beaucoup de silence, elle initie au monde social, culturel et spirituel, sa tiercŽitŽ5 est alors au service du lien. La fonction paternelle nÕest pas sŽparatrice, interdictrice et castratrice, mais elle se prŽsente en tant que protectrice, assurant les conditions de la rencontre6. Salomon Resnik7 envisage la fonction paternelle comme une Ç fonction pont È qui sŽpare et rŽunit en mme temps. Cet espace est celui o se dŽploie un pre qui nÕa nul besoin de se farder de la majuscule qui, selon Alain-No‘l Henri8 souligne bien souvent les concepts fŽtichisŽs pour tenter de baliser du vide sur un mode conjuratoire. Dans le cheminement que le pre effectue sur la voie de la paternitŽ, sans doute y-a-t-il cette Žtape nŽcessaire du silence de celui qui est perdu et ˆ qui les repres Žchappent, temps utile pour reprendre ses esprits et tre ensuite en mesure de rŽpondre dÕune autre voix, dÕune autre place. DÕun espace qui nÕest pas celui du cri, ni celui de lÕaphasie, dÕun lieu qui fait advenir,

1 PrŽface ˆ Maurice ZUNDEL de Bernard de Boissire et France-Marie Chauvelot, MontrŽal, Presses de la Renaissance, 2004, p.9. 2 SAINT JEAN DE LA CROIX, Îuvres spirituelles, trad. G. de Saint Joseph, Paris, Seuil, 1971, p.1023. 3 Sylvie GERMAIN, Ç Verbaliser la vŽritŽ È, op. cit., p.53. 4 RenŽ ROUSSILLON, Ç Figures du pre : le plaisir de la diffŽrence È, Le Pre, figures et rŽalitŽ, op. cit., p.196. 5 Terme utilisŽ par Guy ROGER, Ç Les Enjeux de lÕimprescriptible tiercŽitŽ È, Topique, Revue Freudienne, Ç La fonction paternelle È, Le Bouscat, LÕEsprit du Temps, n¡ 72, 2000, p.49-65. 6 Albert CICCONE, Alain FERRANT, Honte, culpabilitŽ et traumatisme, op. cit., p.141. 7 Salomon RESNIK, Le Temps des glaciations. Voyage dans le monde de la folie, Ramonville SaintAgne. ƒrs, 1999. 8 Alain-No‘l HENRI et al., La Formation en psychologie. Filiation b‰tarde, transmission troublŽe, Lyon, PUL, 2004.

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qui aide ˆ venir au monde et donne au monde. Loin du pre de la Ç Horde primitive È que nous avons ŽvoquŽe, il ne se prend pas pour le grand Autre, Ç il ne se dŽfend pas de ce qui menace son pouvoir, il entend la voix de lÕOriginaire [É] È1 Žcrit Xavier Lacroix dans son article sur la paternitŽ. ætre pre amne ˆ rŽpondre de la vie mme de son enfant dont la vulnŽrabilitŽ suscite la responsabilitŽ. Le philosophe Hans Jonas dŽsigne cette responsabilitŽ ˆ lՎgard du nouveau-nŽ comme lÕarchŽtype de toute responsabilitŽ : Ç cet tre sans dŽfense suspendu au-dessus du non-tre, dont la simple respiration adresse un Ç on doit È irrŽfutable ˆ lÕentourage, ˆ savoir : quÕon sÕoccupe de lui. È2. Il rejoint en cela Emmanuel Levinas pour qui Ç aimer, cÕest craindre pour autrui, porter secours ˆ sa faiblesse È3 et Žtablit un lien entre Ç fŽconditŽ È et Ç transcendance È : Ç la paternitŽ est une relation avec un Žtranger qui, tout en Žtant autrui, est moi ; une relation du moi avec un soi qui cependant nÕest pas moi [É] La fŽconditŽ du Moi, cÕest la transcendance mme. È4. La responsabilitŽ dont le premier mot est Ç Me voici È suppose dÕentendre lÕappel qui vient du plus petit et suppose un minimum dÕouverture de lÕoreille et du cÏur. Ainsi la vertu de silence, qui place le sujet dans lՎvidement de soi pour tre en Žtat de recevoir, est proche de la paternitŽ qui nŽcessite de sÕouvrir ˆ lÕhospitalitŽ. Ce chant humble et solitaire permet Ç lÕadvenue dÕun autre inattendue au sein mme du rgne de " personne ", lՎmergence dÕune parole inou•e, la levŽe dÕun souffle vif au creux de lÕabsence È (QA, 43). Il est celui de lՎcoute attentive qui se dŽtourne des Žchos intŽrieurs, gargouillis de pensŽes parasites qui engorgent lÕespace mental. Ç Le silence est le flot-palimpseste de toute Žcriture quÕelle soit poŽsie ou prose, il doit rŽaffleurer au ras des mots, entre les mots. È (QA, 48). QuÕest-ce que la voix ? demande saint Augustin, Ç Lˆ o il nÕy a rien ˆ comprendre, cÕest une sonoritŽ vide. La voix sans la parole frappe lÕoreille, elle nՎdifie pas le cÏur È5.

1

Xavier LACROIX, Ç Visages du pre È, Christus, Ç La paternitŽ. Pour tenir debout È, tome 51, n¡202, avril 2004. 2 Hans JONAS (1987), Le Principe de responsabilitŽ, Paris, Cerf, 1990. 3 Emmanuel LEVINAS, TotalitŽ et infini, La Haye, Martinus Nijhoff, 1968, p.233. 4 Emmanuel LEVINAS, Autrement quՐtre, La Haye, Martinus Nijhoff, 1986, p.173. 5 SAINT AUGUSTIN, HomŽlie pour la NativitŽ de Jean-Baptiste.

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III-3.B Une paternitŽ corporŽisŽe Ç DÕemblŽe, le pre est une stature. La verticalitŽ, lÕacte de se tenir droit en est un des signes ŽlŽmentaires. Avoir une colonne vertŽbrale, se dresser, [É] sous le ciel et face ˆ ce qui arrive, nous voici devant un trait caractŽristique de la figure du pre È1. La notion de la paternitŽ oblique prŽsentŽe par Sylvie Germain va ˆ lÕencontre de cette verticalitŽ que Xavier Lacroix prŽsente comme allant de soi. Dans lÕÏuvre de Sylvie Germain, les pres spirituels et adoptifs rŽvlent le sens dÕune paternitŽ qui se situe hors de la logique de lÕengendrement et de la filiation biologique associŽe au lien du sang. Elle se fraie un passage hors des traumatismes familiaux, des rgles de soumission et de subordination pour aboutir ˆ

une filiation par affinitŽ et choix. FondŽe sur la volontŽ et

lÕengagement, elle offre aux enfants orphelins ou abandonnŽs ce que les Ç parents nÕavaient pas su tre È (NA, 135). Le Pater est quem justae nuptiae demonstrant2 marque la distinction fondamentale entre gŽniteur, pre et fonction paternelle. La fonction paternelle, prŽcise Claude Revault dÕAllonnes, Ç est exercŽe par les voies symboliques de la dŽlŽgation, la dŽsignation et lÕacceptation des places dans la lignŽe, la reconnaissance mutuelle : rien dÕautre que des marques dÕhumanitŽ, des garants contre lÕanimalitŽ [É] parfois la folie. È3 La culture et les mythes, par leurs dispositifs propres, dŽsignent qui est le pre, qui est nommŽ pre, cependant, aucune organisation sociale ne dit ce quÕest un pre. La paternitŽ nÕest pas une affaire de dŽfinition ou dÕidŽes, mais un engagement dÕactes qui implique Žgalement une dimension corporelle. Dans la Gense, cÕest un Dieu misŽricordieux (rahum) qui crŽe lÕhomme. Or lÕadjectif rahum dŽrive de la racine rahem, qui signifie matrice, utŽrus. Ainsi, Ç dans le rŽcit biblique, trs explicitement, si lÕhomme a ŽtŽ crŽŽ Ç ˆ lÕimage de Dieu È, il lÕa ŽtŽ Ç masculin et fŽminin È4 (Gense 1,27) ce que Sylvie Germain exprime de la faon suivante : Ç des entrailles de son Verbe fut enfantŽ le monde, des entrailles de son amour pour le monde fut engendrŽ le Fils, et, dans le mystre de ses entrailles, la mort sÕest retournŽe en vie. È5

Avant dÕenvisager la filiation symbolique ˆ travers le processus de nomination, la paternitŽ se noue ˆ des identifications fŽminines, tel que l'illustrent le fantasme de

lÕhomme

enceint

et

les

rituels

de

couvade.

Sylvie

Germain

utilise

1

Xavier LACROIX, Ç Visages du pre È, Christus, Ç La paternitŽ. Pour tenir debout È, tome 51, n¡202, avril 2004, p.139. 2 Est prŽsumŽ pre, le mari de la mre. Les professionnels du droit utilisent simplement l'adage Ç Pater is est È. 3 Claude REVAULT DÕALLONNES, ætre, faire, avoir un enfant, Paris, Plon, 1991, p.131. 4 Shmuel TRIGANO, Ç Juda•sme : lÕhomme crŽŽ ˆ lÕimage de Dieu È, EncyclopŽdie des religions, op. cit., p.1639. 5 Sylvie GERMAIN, Ç Solitudes de Madeleine È, LÕÎil, n¡489, octobre 1997, p.85.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

frŽquemment cette approche quÕelle relie ˆ lÕorigine biblique, Ç Dieu le Pre, lors de la Passion, puis de la RŽsurrection, est " en parturition ", il rŽenfante lÕhomme crŽŽ depuis des millŽnaires pour que Ç la lumire soit È dans le cÏur de chacun. È (MP, 127). De mme, saint Paul Žnonce, Ç Mes petits enfants que, dans la douleur, jÕenfante ˆ nouveau jusquՈ ce que le Christ soit formŽ en vous È1. La paternitŽ emprunte ici les traits maternels de lÕenfantement, Ç paternitŽ

et

maternitŽ

spirituelles

manifestant

deux

dimensions

complŽmentaires de leur participation active ˆ lÕunique paternitŽ divine. È2 Le pouvoir de mettre au monde est-il tellement exorbitant que lÕhomme se rŽserve la mise au monde de lÕesprit quÕexprime Victor Hugo : Ç Il sentait la paternitŽ na”tre et se dŽvelopper en lui de plus en plus, il couvait lՉme de cet enfant È3 ? Sylvie Germain mle la rŽalitŽ corporelle et lÕabstraction dÕune fonction introduisant le corps des pres comme un nouvel Žquilibre, ainsi le pre nÕa pas quÕune fonction, pas plus que la mre nÕa quÕune matrice. La tradition patriarcale ne retient du masculin que la verticalitŽ, selon le ma”tre mot Ç LÕanatomie, cÕest le destin È que retient volontiers Sigmund Freud. Or Monique Schneider nous alerte, Ç ˆ rŽduire la masculinitŽ ˆ son symbole, on relgue la vulnŽrabilitŽ, la peau, la chair, le viscŽral È4. LÕaccession ˆ la paternitŽ passe par le corps, VictorFlandrin, lors de lÕaccouchement de MŽlanie, se retrouve ˆ accompagner en premire ligne quelque chose qui est lÕessence mme de la fŽminitŽ, quelque chose quÕil nÕa jamais vŽcu et ne vivra jamais et qui met en jeu le corps de sa compagne.

Il ne pouvait plus supporter ce silence et ce doute qui lÕaccablaient plus que des cris de douleur et ˆ la fin il ressentit lui-mme dans son ventre cette souffrance que MŽlanie refusait dÕexprimer. Et ce fut lui qui se mit ˆ hurler, ˆ hurler plus fort que toute femme en couches ne lÕavait jamais fait [É] Il ne cessa que lorsque sՎleva le cri du premier-nŽ. Alors, pour la premire fois, il se laissa prendre par les larmes, pleurant tout ˆ la fois dՎpuisement, de dŽlivrance et de bonheur. (LN, 91-92)

Victor-Flandrin accompagne en Žtant totalement ignorant par rapport ˆ ce qui se passe, Ç sans aucune transmission familiale, traditionnelle et culturelle È5. La naissance ˆ lՎtat de pre passe par son corps. La paternitŽ se fraie un passage, pousse, trouve place, et opte pour un vocabulaire de la parturition :

1

ƒp”tre aux Galates, 3,26 ; 4,6.19. Michel BUREAU, Ç La paternitŽ spirituelle È, Christus, Ç La PaternitŽ. Pour tenir debout È, op. cit., p.182. 3 Victor HUGO, Les MisŽrables, "Cosette", Paris, Gallimard, coll. Bibliothque de La PlŽiade, 1951. 4 Monique SCHNEIDER, GŽnŽalogie du masculin, Paris, Aubier, coll. Psychanalyse, 2000. 5 Paul MARCIANO, Ç Le Pre, lÕhomme et le masculin en pŽrinatalitŽ È, Spirale, n¡11, Ramonville Saint-Agne, ƒrs, 1999.

2

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Crve-CÏur se sentit fauchŽ ˆ la hauteur des genoux, ses jambes flŽchirent [É] DÕun coup une douleur terrible lui dŽchira le ventre. Il sÕeffondra au milieu de la cour, tenant toujours lÕenfant contre son torse. [É] Le feu aussi gonflait dans les entrailles de Crve-CÏur, lui lacŽrait les reins. [É] Son visage, son corps, ruisselaient de sueur. (NA, 330)

La complexitŽ du corps masculin infuse du fŽminin. Cependant, selon Sylvie Germain : cette part du fŽminin reste le plus souvent refoulŽe au nom de lÕimage persistante que toute sociŽtŽ sÕest forgŽe du Ç m‰le È : un roc, rŽtif aux larmes, ma”tre de ses Žmotions. Mais que surgissent la mort et la violence de lÕarrachement pulvŽrise ce clichŽ portant ˆ incandescence la secrte tendresse paternelle.1

Le pendant de la venue au monde est le dŽcs de lÕenfant, qui creuse le corps paternel pour quÕune place se crŽe en lui. Ç LÕenfant dŽfunt se rŽenfante dans le pre, dans la nuit de sa chair blessŽe, il bouge dans ses entrailles, cogne contre son cÏur È2, il est incorporŽ en une Žternelle gestation transformant le pre en homme gravide jusquՈ la fin des ses jours. Sylvie Germain convoque Paul Celan pour traduire cet Žtat : Ç Le monde nÕest plus, il faut que je te porte È.

Comme le Dieu tout-puissant laisse le passage au Dieu tout-puissant dÕamour, le pre du droit franais glisse de la Ç puissance paternelle È ˆ Ç lÕautoritŽ parentale È3, teintŽe de responsabilitŽs, de reconnaissance de droits mais aussi de devoirs partagŽs au sein du couple parental, dont le souci premier est lÕintŽrt de lÕenfant. Selon les propos de Guy Coq et dÕAlain Houziaux lors dÕun Žchange avec Sylvie Germain, Ç Cela change tout, car cela ne retire rien ˆ la puissance crŽatrice, mais cela empche de coller sur Dieu des ŽlŽments qui ne peuvent en faire quÕun Dieu mŽchant. [É] cÕest en tant que Pre que Dieu est tout-puissant, justement, son amour de Pre est tout-puissant. Il aime en dŽpit de tout È4. Ephra•m, dont le nom est ˆ rapprocher de lÕhŽbreu hiphrani : Ç Il [Dieu] mÕa rendu fŽcond È5 est un pre rŽconciliŽ avec la paternitŽ. Il se dŽtache de lÕombre paternelle et de la puissance de sa haine, pour atteindre une paternitŽ qui ne reproduit pas lÕempreinte paternelle mais sÕouvre dans lÕamour pour sa femme et 1

Sylvie GERMAIN, Ç Deux pres " dessinent " lÕamour È, Postface ˆ JÕai envie de rompre le silence de RenŽ Veyre et GŽrard Vouland, Paris, Les ƒditions de lÕAtelier/Les ƒditions Ouvrires, 2001, p.92-93. 2 Ibid. 3 Loi sur lÕautoritŽ parentale date de 1971. LÕarticle 371-1 de la loi sur lÕautoritŽ parentale rŽnovŽe le 5 mars 2002 Žnonce clairement, Ç LÕautoritŽ parentale est un ensemble de droits et de devoirs ayant pour finalitŽ lÕintŽrt de lÕenfant. Elle appartient aux pre et mre jusquՈ la majoritŽ ou lՎmancipation de lÕenfant pour le protŽger dans sa sŽcuritŽ, sa santŽ et sa moralitŽ, pour assurer son Žducation et permettre son dŽveloppement, dans le respect dž ˆ sa personne. Les parents associent lÕenfant aux dŽcisions qui le concernent, selon son ‰ge et son degrŽ de maturitŽ È . 4 Sylvie GERMAIN, Ç Questions-rŽponses È, Peut-on apprendre ˆ tre heureux ?, Alain Houziaux (Žd.), Paris, Albin Michel, coll. Question de, n¡128, 2003, p.65. 5 Gense 41, 52.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

ses enfants. Le mariage devient une alliance qui unit deux patronymes hors de la dimension de la puissance et du pouvoir : Ephra•m avait donnŽ son nom ˆ Reine, il le partagerait avec elle ; il portait dorŽnavant un nom ŽvidŽ de puissance et de richesse. Il avait liŽ son nom ˆ celui des Verselay, il sՎtait allŽgŽ du poids de son nom en le mlant ˆ la douceur de celui des Verselay. (JC, 64)

Il

inaugure

un

autre

rapport

au

nom,

ˆ

lÕavoir

et

ˆ

la

richesse

et

progressivement, apaise la colre contre le pre : Ç Auprs de Reine il avait trouvŽ la paix, le bonheur [É] lÕoubli surtout de cette haine sourde qui lui avait tant taraudŽ le cÏur contre son pre È (JC, 65). La rŽconciliation atteint les deux enfants descendants de ses deux fous, quՎtaient et restent, EdmŽe et Ambroise. Ces enfants qui unissent leur destin par le lien matrimonial sont deux affamŽs qui attendent pour donner une nourriture qui Žlvera leur faim insatiable en dŽsir.

Celui-lˆ est pre qui engendre dans lÕordre temporel. Il aide ˆ venir au

monde et il donne un monde, il amŽnage lÕespace pour la vie de ses fils. La fort nÕest plus associŽe ˆ lՎtat sauvage mais elle est domestiquŽe pour accueillir les enfants : Au fur et ˆ mesure des naissances Ephra•m avait amŽnagŽ un galetas pour les a”nŽs, dÕabord au grenier puis dans la grange, et ˆ la fin ces a”nŽs sՎtaient construit eux-mmes une cabane de rondins, de glaise et de branches dans la fort de Jalles o ils dormaient sur des litires de paille. (JC, 89)

Le projet Žducatif dÕEphra•m est clairement ŽnoncŽ et portŽ, Ç mes garons ils feront comme ils voudront. Parce que moi je crie pas comme un chien aprs mes fils, ils sont pas mes esclaves, mes fils, mais des hommes. È (JC, 116). La relation filiale sÕinvite sur une autre scne. LÕordre du monde, qui instaurait une diffŽrence entre Les Natures Humaines, selon la conception dÕAristote au sujet des ma”tres et des esclaves, est bousculŽ. Le rapport de domination entre ceux qui, en vertu dÕun ordre supŽrieur seraient fait pour commander, et les autres, pour obŽir dans la soumission et le respect, ne peut pas rŽsister. LÕespace familial est traversŽ par les grandes crŽations de valeurs qui depuis la Renaissance Žvoluent vers la dŽclaration Ç tous les tres naissent et demeurent libres et Žgaux en droits È. Il devient le lieu o des sujets surgissent comme sujets de parole. La reprŽsentation de lÕordre du monde et des tres humains nÕest plus la mme et la relation triangulaire entre religion, tradition et pouvoir se stabilise. Ephra•m entend la voix de lÕOriginaire et Žtablit un lien avec ses fils qui nÕest pas du ressort dÕune application de la loi ou de lÕimposition directe et impŽrative dÕun ordre mŽthodique, il vient de la symbolique propre ˆ lÕidentitŽ

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originaire partagŽe. Ç Vivre et Žprouver cela, cÕest ressentir la bontŽ È1 constate Xavier Lacroix. Contrairement ˆ son pre qui dŽshŽrite et tranche les liens filiaux, Ephra•m partage son hŽritage sans diviser, en tant que pre donateur, Ç il se partage de lÕintŽrieur, sans le fractionner ni surtout le couper de sa souche, lÕarracher ˆ sa source [É] È (QA, 112).

III-3.C Les paternitŽs obliques LÕadoption prolonge le Dieu crŽateur de la Gense. Si ce Dieu est pre, Ç cÕest dans les limites prŽcises, correspondant aux frontires du peuple quÕil a choisi. [É] cette paternitŽ biblique nÕa plus rien ˆ voir avec une fonction de gŽniteur, puisquÕelle est reliŽe ˆ un ŽvŽnement de lÕhistoire dÕIsra‘l : cÕest parce quÕil a sauvŽ son peuple de la servitude dՃgypte que Dieu est dit " pre dÕIsra‘l ". Sa paternitŽ dŽsigne une prŽsence vigilante et aimante occupŽe ˆ faire grandir des fils dans une relation de confiance et dՎchange. È2 Franoise Dolto affirme quÕun Ç pre doit toujours adopter son enfant È3 et Sylvie Germain, dans son petit essai sur saint Joseph, reprend que lÕadoption Ç incombe ˆ tout parent È (CP, 25), elle est le cÏur mme de toute paternitŽ qui ne peut se satisfaire du pre selon la chair sur le modle dÕAbraham, prt ˆ commettre le pire par obŽissance passive. ætre pre reste une place ˆ conquŽrir en acceptant de Ç mourir ˆ sa condition dÕenfant pour la cŽder ˆ son enfant È4. Car pour adopter, encore sÕagit-il de retrouver ou de crŽer ce qui a mis au monde, de modifier le rapport au pre, et de se reconna”tre un hŽritage quÕil convient dÕenrichir, de forger, dÕinventer ou de perpŽtuer. Sylvie Germain choisit comme figure Ç exemplaire de la paternitŽ È un des personnages les plus discrets et le plus mystŽrieux des ƒvangiles. En Žlisant cet Ç homme de lÕombre, du silence È, elle prolonge le mouvement de lՎvolution de celui qui Žtait considŽrŽ comme un pre adoptif vouŽ ˆ dispara”tre aprs avoir accompli sa mission de protection envers Marie et lÕenfant JŽsus et qui, au cours du XVIe sicle, devient Ç pour lՃglise catholique une figure mythique de la paternitŽ. È5 CÕest dÕailleurs cette reprŽsentation que peindra Le GrŽco en 1599 avec son Joseph et lÕenfant6 pour lÕautel de la premire Žglise espagnole dŽdiŽe au saint. Joseph semble pourtant dÕabord fortement marquŽ par la configuration fraternelle, il est le frre. Or cet

1

Xavier LACROIX, Ç Visages du pre È, Christus, Ç La paternitŽ. Pour tenir debout È, op. cit., p.165. Anne-Marie PELLETIER, Ç Nul nÕest pre comme Dieu est pre È, Le Nouvel Observateur, Hors-sŽrie n¡49, dŽcembre 2002, janvier-fŽvrier 2003, p.84. 3 Franoise DOLTO, GŽrard SƒVERIN, LՃvangile au risque de la psychanalyse, tome 2, op. cit. 4 Pierre LEGENDRE, Le Crime du caporal Lortie. TraitŽ sur le pre, op. cit., p.67. 5 Josiane CHAMBRIER, Ç Hamlet et lÕhallucination nŽgative È, Image du pre dans la culture contemporaine. Hommage ˆ AndrŽ Green, op. cit., p.97. 6 Saint Joseph et lÕenfant, huile sur toile, 113x57 cm, peint vers 1599 par Domenikos THETOKOPOULOS, dit El GRECO, Tolde, MusŽe de San Vincente.

2

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homme, qui se prŽsente Ç ˆ premire vue comme une branche stŽrile [É] va manifester une prodigieuse fŽconditŽ È (CP, 13). Il transforme Ç les racines terrestres, biologiques, en Ç racines È spirituelles et affectives, il libre la filiation dÕun socle trop rigide, il transmue le sang en souffle. È1 Ce bouleversement ne peut tre nŽgociŽ que par ceux pour qui le sang ne contient pas lÕidentitŽ de lՐtre, pour qui la paternitŽ nÕest pas ancrŽe dans lÕanimalitŽ du biologique. Ainsi nÕest-il pas donnŽ ˆ Clemens dՐtre pre par procuration, celui qui Ç ne dŽsirait nullement recueillir un enfant inconnu. Il en Žprouvait dÕautant moins le dŽsir quÕil venait dÕavoir un fils, illŽgitime, certes, mais bien de lui. È (M, 116), ne peut accŽder ˆ une paternitŽ Ç fondŽe Žthiquement et spirituellement dans lÕamour È (CP, 14). Pre adoptif, saint Joseph lÕest, il en assume la charge et les responsabilitŽs avec dŽvouement. Il est celui qui permet ˆ lÕenfant de se nidifier dans un contexte symbolique vivable, marquŽe par lÕalliance et la parole dÕamour. La vie peut ainsi sÕincarner dans un sujet qui a de qui tenir. Le symbole de fertilitŽ nÕest plus liŽ ˆ lՎvolution biologique, lÕenfant est accueilli pour lÕinscrire dans une lignŽe et lՎduquer, Ç le formant au langage, au travail et ˆ la Loi [É] il lui a transmis lÕhŽritage messianique. È2. Ce que Marcel Pagnol dans une scne cŽlbre de Fanny rŽsume ˆ sa faon : CŽsar : Moi, jÕai donnŽ ma part. Elle aussi. Mais celui qui en a donnŽ le plus, cÕest Panisse. Et toi, quÕest-ce que tu lui as donnŽ ? Marius : La vie. CŽsar : Les chiens aussi donnent la vie. Non, Marius, cet enfant, tu ne lÕas pas voulu. Ce que tu as voulu, cÕest ton plaisir. La vie, tu ne la lui as pas donnŽe : il te lÕa prise. Ce nÕest pas pareil. Marius : Mais qui cÕest, le pre : celui qui a donnŽ la vie ou celui qui a payŽ les biberons ? CŽsar : Le pre, cÕest celui qui aime. 3

Cet ample geste de lÕadoption est celui o Sylvie Germain voit collaborer Ç lÕesprit, le cÏur, la volontŽ, o lՎgo•sme et le narcissisme sont chassŽs par le souffle vivace du souci, de la responsabilitŽ, de lÕintelligence de lÕamour. È4 Deux-Frres qui dŽcoupe son temps entre les deux foyers de la maison des Veuves et de la Ferme-Haute partageant son repas Ç assis entre Juliette et Hortense È

et

berant

Ç chaque

soir

Beno”t

Quentin

jusquՈ

son

endormissement È (LN, 184), se glisse dans cette Žtonnante paternitŽ. Alors que la paternitŽ biologique nÕest pas assurŽe, Ç Quant ˆ son pre, on ne savait mme pas qui il Žtait exactement È, Deux-Frres prend dans ses bras celui quÕil

1 2 3 4

Sylvie GERMAIN, Ç Blasons de la paternitŽ È, op. cit., p.208. Sylvie GERMAIN, Ç JŽsus, lÕenfant adoptif de Joseph È, Le Nouvel Observateur, op. cit., p.90. Marcel PAGNOL, Fanny (1931), Pice en trois actes et quatre tableaux, Paris, Fasquelle, 1932. Sylvie GERMAIN, Ç JŽsus, lÕenfant adoptif de Joseph È, op. cit., p.91.

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nomme son fils Ç et sÕen chargea È (LN, 203). Il y a cette mme conscience trs forte de la responsabilitŽ et de la gravitŽ qui incombe au pre chez Novembre. Alors que son jumeau Octobre est envahi par lՎmergence de trs fortes angoisses ˆ lÕannonce de sa future paternitŽ, Novembre devient un pre de soutien, de lŽgretŽ et de retenue devant la femme sauvage. Il canalise la libŽration des reprŽsentations inhŽrentes aux projections maternelles dont Octobre a ŽtŽ lÕobjet et assume le risque dÕune descendance, sans que celle-ci soit porteuse dÕune malŽdiction ou dÕune menace de destruction. Ces paternitŽs Ç obliques È sont parfois transitoires, simplement Žtayantes pour faciliter certaines traversŽes de lÕadolescence ou de lՉge adulte, pour se dŽgager de matrices mortifres ou trouver attention, Žquilibre ou soutien. Ainsi en fut-il pour Eva, Ç JÕavais quinze ans quand mes parents sont morts, tuŽs dans un accident de voiture. CÕest alors que mon oncle Joachim mÕa recueillie È (ES, 143). Le principe de lÕadoption rate parfois, Hyacinthe ressent Ç de lÕaigreur ˆ lՎgard de son beau-fils, ce bon ˆ rien qui vivait depuis si longtemps sous son toit, sans avoir jamais rien donnŽ en Žchange des soins, de lÕaffection et du constant soutien financier que lui, Hyacinthe, lui avait apportŽs et continuait malgrŽ tout ˆ lui dispenser. È (EM, 242) un rare exemple qui nous renseigne sur la dimension altŽrŽe de lÕenfant.

Certains pres oscillent entre le statut de pres adoptifs et de pre spirituels, ils dessillent les yeux sur les origines ou le sens de lÕexistence parfois encore obscur ˆ qui ne sait entendre ou regarder. Dans Magnus, cette figure est doublement reprŽsentŽe et se dŽveloppe au fil de lՎvolution du personnage principal. Lothar occupe une place complexe. Oncle de Magnus, il glisse sur le versant du pre adoptif pour sÕarrter ˆ celui de passeur. Complice dÕun mensonge concernant la filiation de Magnus, Ç il savait. Il savait depuis longtemps È (M, 116), il prolonge un temps les mystifications maternelles et laisse ˆ Magnus le temps de cheminer dans le labyrinthe de ses questionnements afin que celui de la formulation advienne. Il est un tuteur soucieux Ç avant tout de la bonne instruction scolaire, morale et religieuse de [s]on neveu È (M, 74). Aprs le temps de lÕapprŽhension qui a conduit Lothar ˆ prolonger le mensonge par excs de discrŽtion, il accompagne la fin du temps des fables maternelles et amne ˆ la complexe et douloureuse rŽalitŽ historique. Le dŽpart nŽcessaire vers dÕautres espaces de vie et de pensŽe amne Magnus ˆ retrouver un homme dŽmuni, Ç privŽ de la vue, de sa voix, et presque autant du pouvoir de marcher È. Cette souveraine et discrte prŽsence rappelle celle de Brum dans ƒclats de sel. Ces hommes, assignŽs ˆ rŽsidence Ç dans la nuit muette È (M, 204) de leur corps, sont en

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dialogue intense avec les morts et la part inconnue du monde, la cŽcitŽ leur permettant de traverser la nuit pour accŽder ˆ une lumire plus spirituelle. Diderot dans La Lettre sur les aveugles avait posŽ cette question fondamentale dՎpistŽmologie et de morale. LÕaveugle compenserait le manque dÕun sens par un penser plus, ou un penser mieux. Il est lÕhomme des Lumires en raison de sa luciditŽ intellectuelle qui vient de lÕeffort quÕil accomplit pour ne jamais tre prisonnier de ce quÕon lui dit. Il confronte ses sensations avec ses autres sens efficients pour Žlaborer un nouveau systme dÕexplication du monde par ses hypothses intellectuelles. La force de Lothar est Ç abrasive È, il voit Ç au revers du visible È. Il rŽpand une clartŽ dans son sourire et sur ses mains comme sÕil Ç mettait ˆ nu le fond de son tre : lÕintelligence et la pudeur dÕune bontŽ sans souci dÕelle-mme. È (M, 204). Il participe ˆ la Ç fŽcondation spirituelle È de Magnus, et prend place entre un pre idŽalisŽ et un pre mort en offrant une nouvelle lignŽe paternelle au personnage qui aura ˆ Ç choisir È un destin. Ç Lothar Schmalker nÕa rien possŽdŽ, et il a donnŽ en abondance son dŽnuement reu È (M, 207), dÕaustre tuteur, il devient ami tutŽlaire et pre.

Brum, le professeur de littŽrature de Ludv’k Žtait peru par ce dernier en tant que ma”tre spirituel qui, selon VŽronique Poirier Ç est en mme temps le dŽpositaire, lÕagent de transmission et le garant de la perpŽtuation dÕun hŽritage collectif. [É] Lieu de savoir et rŽfŽrence, le ma”tre spirituel incarne ˆ la fois une mŽmoire, une loi et une parole sacrŽe. È1 Ludv’k, alors Žtudiant, vouait ˆ Brum une admiration Ç si vive quÕil lÕavait considŽrŽ comme pre second, un pre qui lÕavait remis plus pleinement, ou du moins autrement au monde È (ES, 18). Face ˆ une figure dÕidentification idŽalisŽe, le jeune homme se place dans une relation proche dÕun culte rendu par un disciple. Il est prt ˆ instrumentaliser la nice du professeur, avec laquelle il engage une brve aventure amoureuse, pour Ç rentrer un peu dans lÕintimitŽ du grand Brum È (ES, 23). Sans doute, lÕombre de celui qui est investi ˆ la place du ma”tre ne peut quՎcraser le jeune disciple qui sÕabandonne ˆ tant de Ç constance et [...] ferveur discrte È (ES, 18). En sՎloignant de Brum, Ludv’k rompt avec une figure parentale magnifiŽe, Ç personnage de lŽgende dorŽe È dont Ludv’k ne peut soutenir lÕinŽvitable dŽsillusion de lÕeffritement : Ç lŽgende dont la dorure sՎtait fanŽe, puis craquelŽe È (ES, 18). Lorsque, des annŽes plus tard, Ludv’k retrouve Brum confrontŽ ˆ la dŽchŽance physique, il est encore incapable de discerner ce que contient ce retrait, tant il est lui-mme privŽ de la gŽnŽrositŽ Ç que seul octroie

1

VŽronique POIRIER, Ç Modes de transmission et expŽrience personnelle. Le modle du ma”tre spirituel et son rapport ˆ la tradition È, EncyclopŽdie des religions, op. cit., p.1335.

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lÕoubli de soi. È (ES, 21). Or Brum ne se confond jamais avec cette figure du ma”tre, au contraire, il invite ˆ la dŽprise. Mme sÕil fut autrefois appelŽ Ç le grand Brum È (ES, 18), il ne sÕest jamais laissŽ Ç griser dans les hauteurs des mots È (ES, 191) et il vit lՎloignement de Ludv’k, non comme une remise en question, mais comme une Žtape nŽcessaire qui appartient au cheminement de lÕindividu. Brum ne dŽtourne pas ce Ç transfert È ˆ son avantage mais propose une prŽsence et une relation de paternitŽ spirituelle. Il exclut toute tentation dÕexploiter lÕascendant quÕil pourrait avoir sur Ludv’k et se dŽcale du culte idol‰tre. Il instaure une relation qui Ç inclut donc une notion de dŽtachement, de renoncement, dÕextinction de tout orgueil et le tŽmoignage constant dÕun amour ŽpurŽ de tout rapport de forces È1, ce dont tŽmoigneront la forme et le contenu de sa carte postale dŽcryptŽe post mortem. Ç Le pre spirituel nÕest pas un rabbi qui explique la Thora, ni un mufti, ni un casuiste aidant ˆ rŽsoudre des problmes de morale. Il est pre È2 au sens chrŽtien du terme. Sa fonction est instrumentale, explique Michel Bureau : Il permet ˆ une ‰me de se laisser habiter pleinement par lÕEsprit. Pour tre fidle ˆ sa fonction de pre spirituel, lÕinstrument doit se tenir constamment sous la motion de lÕacteur principal. [É] ce nÕest rien dÕautre quÕune invitation ˆ retrouver la place de pre pour permettre ˆ lÕEsprit dÕÏuvrer dans une ‰me. On ne peut tre pre selon lÕEsprit sans revivre constamment pour soi-mme : Ç Non pas ce que je veux, mais ce que tu veux È (Luc 22,42)3

Il sert de rŽvŽlateur pour dŽcouvrir les richesses portŽes en soi et aider ˆ construire sa propre identitŽ et, dans le cas de Frre Jean, ˆ trouver Dieu par sa voie personnelle, par voix de silence, de souffle ou de chant. Il est intŽressant de constater que lÕidentitŽ sexuelle de Frre Jean soit, a priori, difficilement identifiable, comme les enfants qui surgissent et surprennent les personnages par leur arrivŽe intempestive. Ë la suite de Gabriel dans Tobie des marais, celui qui appelle tout le monde Ç mon fils È ou Ç ma fille È (M, 273), se prŽsente ˆ Magnus comme une vieille femme, son corps Ç semble encore aussi alerte que celui dÕun enfant. È (M, 244). Frre Jean, tel Jean Baptiste, vit entourŽ dÕabeilles Ç braises volantes, manne de pure lumire et dÕintense saveur dont le bourdonnement est chant de vie, de sve, louange du jour È (C, 88), qui le nourrissent de leur miel, Ç soleil intŽrieur de lÕarbre [É] puissance qui tout ˆ tour concentre et irradie È4, et emplissent Ç sa chair de lumire, son cÏur dÕallŽgresse, et sa voix de douceur È (C, 88). Rien de grandiloquent chez cet

1 2 3 4

Ibid., p.1339. Michel BUREAU, Ç La paternitŽ spirituelle È, Christus, op. cit., p.182. Ibid., p.187. Gaston BACHELARD, La PoŽtique de lÕespace, op. cit., p.184.

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homme ˆ la lvre fissurŽe. Passeur de vie, il invite ˆ passer outre le questionnement sur son nom propre pour conduire Magnus vers une identitŽ qui le dŽpasse. Il ne cherche pas ˆ lui donner un nom, mais lÕinvite ˆ se dŽprendre du sien pour aller Ç au-devant de son nom qui toujours le prŽcde È (M, 274). LÕengendrement de Magnus passe par une co-paternitŽ, celle de Lothar puis de Frre Jean, qui invite ˆ se dŽfaire dÕune recherche dÕun soi qui occupait la premire place. Sylvie Germain Žcrit au sujet de Maurice Zundel, quÕil nÕa cessŽ de rappeler la nŽcessitŽ de Ç changer de moi pour pouvoir circuler en nous comme dans un espace illimitŽ, o tout donnŽ se transforme en don È, ce qui implique de rompre le cordon ombilical qui nous rive ˆ notre psychisme infantile. Tel est ce long travail de consentement ˆ la dŽprise de soi qui sÕouvre ˆ une mŽmoire qui Ç le dŽpasse infiniment, celle de la Vie dans sa radiance originelle È1. Sans doute est-ce cela la particularitŽ de cette paternitŽ qui donne naissance ˆ une vie spirituelle et ˆ un nouvel tre par une prŽsence, une parole et un silence, qui propose, dans le respect de la libertŽ, une voie pour chercher et penser. LÕhistoire de Magnus ou de Ludv’k nÕa pas besoin dÕun historien, mais dÕun interprte. Comme le rappelle JosŽ-Luis Goyena2, le travail de restauration nÕest pas tant un travail archŽologique quÕune attention portŽe sur lÕici et maintenant, lieu o se crŽe lÕintimitŽ et o le sujet acquiert la responsabilitŽ de sa vie psychique et spirituelle. Ç LÕhŽritage [É] est peut-tre appelŽ, pour un temps indŽterminŽ, ˆ tre murmurŽ plut™t que clamŽ. MurmurŽ tout bas, mais alors vŽcu en profondeur, en cohŽrence, afin dՐtre tangible pour redevenir audible È (QA, 124). Certaines familles transmettent des objets, de gŽnŽration en gŽnŽration, comme un ensemble strictement inaltŽrable. LÕhŽritage prend alors la forme dÕune contrainte transmise car, loin de conquŽrir ce dont il a hŽritŽ, lÕindividu est dŽpouillŽ de toute vellŽitŽ appropriative et astreint ˆ lÕobligation de transmettre les biens reus sans les altŽrer en aucune faon. Dans cette conjoncture, exposŽe par Alain Ferrant, Ç le sujet ne devient jamais propriŽtaire de ce dont il hŽrite, il est au contraire possŽdŽ par les objets transmis. È3. Les paternitŽs de traverses donnent lieu ˆ des hŽritages obliques qui transforment le donnŽ en don. Ç Les paroles et les expressions de Brum retrouv[ent] vie È (ES, 143) en Eva qui partage le gožt pour le silence et lՎcoute du silence avec son pre adoptif. Marceau quant ˆ lui, laisse trace non chez sa fille, non chez sa femme, son pre ou son frre, mais chez LŽger qui conserve prŽcieusement en son souvenir une toupie, jouet qui dans sa simplicitŽ

1

Sylvie GERMAIN, Ç Souffle de la mŽmoire, gr‰ce de lÕoubli È, Christus, n¡219, juillet 2008, p.269. JosŽ-Luis GOYENA, De lÕImpasse ˆ la transmission. Approche clinique de la thŽorie de la technique, thse de doctorat de psychologie, Lyon, universitŽ Lyon 2, 2002 [dact.]. 3 Alain FERRANT, Pulsion et liens dÕemprise, Paris, Dunod, 2001, p.103. 2

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colorŽe signe lÕempreinte du beau-pre sur la matire : Ç LŽger [É] serrait entre ses genoux une grosse toupie de bois peinte en bleu vif. CՎtait Marceau qui la lui avait taillŽe. È (JC, 194). Le rŽcit Ç paradoxal et scandaleux È selon les termes de Jean-Marie Delassus, ne vise-t-il pas Ç ˆ faire comprendre que la vŽritable paternitŽ est dÕun autre ordre, quÕelle ne tient pas seulement ˆ la capacitŽ dÕengendrement. È1 Un homme qui engendre peut tre lÕanctre dÕune lignŽe nombreuse, ma”tre de sa descendance mais il nÕen est pas forcŽment le pre. Le pre transmet la vie sans en tre le ma”tre, il indique lÕorigine sans se prendre pour elle. En cela, lÕexemple dÕAbraham qui dut passer par Ç le sacrifice de son propre cÏur et non par celui du corps de son fils È

2

est fondateur. Le

pre omnipotent, concupiscent et ivre de possession devient un pre nourricier et aimant, qui nÕest pas ˆ redouter ou ˆ Ç renverser pour SÕemparer de son pouvoir. È (MP, 124). Ce pre/Dieu qui est Ç n™tre È pre renvoie ˆ une Ç fraternitŽ sans limites o chacun est ˆ la fois, Ç Žlu È et ˆ ŽgalitŽ avec les autres È (MP, 124).

1

Jean-Marie DELASSUS, Ç Les Pres et la paternitŽ È, QuÕest-ce quÕun pre ?, op. cit., 176. Joseph MARTY, Ç Le cinŽma en qute de pre È, Christus, Ç La paternitŽ. Pour tenir debout È, op. cit., p.190. 2

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Troisime partie DES FRéRES ET DES SÎURS

CÕest, ˆ la vŽritŽ, un beau nom et plein de dilection que le nom de frre [É]. Les frres ayant ˆ conduire le progrs de leur avancement en mme sentier et mme train, il est force quÕils se heurtent et choquent souvent Michel de Montaigne1

1

Michel DE MONTAIGNE, Essais, Livre premier, chapitre XXVIII, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1965, p.265.

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INTRODUCTION Si chacun est, ainsi que le propose la mŽtaphore dÕAlain Ruffiot, Ç tissu avant dՐtre issu È1, nous mesurons ˆ quel point la famille, avec ses liens dÕalliances et filiaux uniques, prŽ existe au sujet et propose dans sa dimension transgŽnŽrationnelle des structures de relations fantasmatiques spŽcifiques. CÕest sur ce terreau de lÕimaginaire familial que sÕorganise la place ainsi que la reprŽsentation de ses membres, que se construit lÕidentitŽ du sujet en lien avec les autres et que na”t le sentiment dÕappartenance. Ç La caractŽristique du lien fraternel est dÕassurer la mŽdiation et lՎchange entre le soi familial et le soi social, culturel et le soi politique È2 postule Rosa Jaittin. Les diffŽrents sentiments et Žmotions qui lÕirriguent Žvoluent au fil du temps, avec des consŽquences variŽes sur la vie sociale, affective et intrapsychique du sujet, infusant dans la faon dont se tissent les liens sociaux, amicaux et amoureux futurs. Le groupe fraternel se conoit comme un systme de relations entre des enfants dÕune mme gŽnŽration qui doit Žgalement se penser par rapport Ç aux liens fraternels des parents È3 ainsi quՈ lÕinscription du dŽsir dans la lignŽe maternelle et paternelle. Jean Bergeret affirme que la famille est une institution destinŽe : ˆ traiter et organiser les effets de la gŽnŽrativitŽ de la sexualitŽ adulte. Elle est lÕorganisation sociale qui permet de dramatiser, de mettre en jeu, voire en sens, la matrice de la question de lÕengendrement qui, ramenŽe ˆ sa forme la plus aride et abstraite, sՎnoncerait ainsi : la diffŽrence des sexes produit une diffŽrence de gŽnŽration qui produit une diffŽrence dans le sexuel.4

Les questions qui travaillent la fratrie interrogent la diffŽrence des sexes et des gŽnŽrations, tout autant que la diffŽrence entre la sexualitŽ enfantine et la 1 Alain RUFFIOT, Ç Fonction mythopo•Žtique de la famille, mythe, fantasme, dŽlire et leur gense È, Dialogue, 70, 1980, p.3-18. 2 Rosa JAITTIN, Clinique de lÕinceste fraternel, op. cit., p.39. 3 Ibid., p.39. 4 Jean BERGERET, Ç La CapacitŽ dՐtre seul en prŽsence du couple È, Revue Franaise de Psychanalyse, Tome LXVI, janvier-mars 2002, p.13.

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sexualitŽ adulte ; avec elles, les Žnigmes de la crŽation alimentent la pulsion ŽpistŽmophilique. Le lien fraternel nŽcessite de se penser, de se vivre et de se reconna”tre comme le frre ou la sÏur, il interroge le sentiment dÕappartenance ˆ une famille et demande ˆ se situer ˆ une place autre que celle du couple parental. Il est parfois difficile de penser lÕarrivŽe de celui ou de celle qui vient dŽloger celui qui se croyait lÕunique, parfois pŽrilleux de se pencher sur le berceau de celle qui fait na”tre les vertiges des dŽsirs incestueux, souvent risquŽ de sÕaventurer sur le chemin de lÕaltŽritŽ alors que les dents sÕaiguisent pour entamer la dŽvoration de cet Žtrange familier qui sÕaltre alors dans un silence dŽchirant. Si, selon Nathalie Prince, les fratries Ç constituent a priori la dimension initiale du conte, elles constituent en mme temps le facteur de la discordance, lՎlŽment problŽmatique qui vient mettre dÕemblŽe un grain de sable dans la linŽaritŽ du rŽcit È1.

Les modalitŽs de la relation fraternelle offrent ˆ lÕimaginaire germanien un vaste champ de possibles qui se dŽploie de faon protŽiforme Ç ˆ lÕintŽrieur ou ˆ lÕextŽrieur de la cellule familiale, avec, contre, ou sans le noyau parental È2. Dans la lignŽe des contes et des filiations bibliques, la fratrie des premiers romans se signale nombreuse, parfois monosexuŽe ou avec la gŽmellitŽ comme horizon ; puis progressivement, dans une perspective plus contemporaine, elle se restreint et devient mixte, dans un systme dÕopposition significatif. Chaque mise en fiction cependant est propre au rŽcit qui Ç lui prte une forme et une valeur spŽcifiques. È3. Caisse de rŽsonance de prŽdilection, les fracas du monde se rŽpercutent en dŽsŽquilibre et perturbent durablement la configuration de la fratrie par la crŽation de failles desquelles surgissent le dŽmembrement et la dispersion. La fratrie devient le sige privilŽgiŽ des sentiments de rivalitŽ et de jalousie. Le frre, la sÏur, cet autre semblable, reprŽsentent une part unique en notre monde interne, dans lÕambivalence de lÕamour et de la haine. Tel un miroir, ils se donnent comme une relation constituante aux multiples facettes. LÕinterrogation quÕils portent en nous est celle du visage Žtrangement familier de lÕautre, au sens o le Frre, la SÏur, tout en Žtant le non-Moi, est aussi lÕalter ego et peut ainsi tre le plus parfait reprŽsentant du moi. La qute de lÕidentitŽ est propice au jeu de miroirs et aux vertiges des reflets divers. Image fidle, altŽrŽe ou dŽformŽe, le frre et la sÏur renvoient au double et au phŽnomne de lÕinquiŽtante ŽtrangetŽ tout autant quՈ lÕindivision du sujet. Le lancinant 1

Nathalie PRINCE, Ç "Il Žtait une fois un bžcheron et une bžcheronne qui avaient sept enfants [É] " ou des fratries dans les contes de fŽes des Grimm et de Perrault È, Fratries. Frres et sÏurs dans la littŽrature et les arts de lÕAntiquitŽ ˆ nos jours, op. cit., p.391. 2 Florence GODEAU et Wladimir TROUBETSKOY (dir.), op. cit., p.13. 3 Ibid.

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Ç qui va lˆ ? È qui sՎnonce Ç entre surprise et trouble È (C, 14) se complexifie avec la venue des lignŽes gŽmellaires qui confondent et deviennent un destin ˆ revendiquer ou ˆ Žradiquer. Le dŽsir ou la nostalgie de la fusion sont propices aux enfermements mortifres ou au deuil pathologique et se dŽploient dans le fantasme androgynique qui devient le modle du couple. La fraternitŽ se dŽploie Žgalement dans le duel et le meurtre. Le frre se prŽsente alors comme la figure de lÕintrus et du rival qui est ˆ ha•r et ˆ Žliminer dans les sillons dÕAbel et de Ca•n, dont le crime originel continue de tourmenter les personnages. Le fratricide, drame de lÕhumanitŽ, ne peut se contenir dans la sphre familiale, il la dŽpasse et se tra”ne dans les rais historiques pour alimenter les conflits guerriers et les gŽnocides du XXe sicle qui se nourrissent de ces rivalitŽs. La voix du frre se fait alors entendre dans le sang rŽpandu et la question Ç o est ton frre ? È ouvre ˆ la condition de notre naissance de sujet vivant qui nÕa de cesse de sÕatteler ˆ la prise en considŽration de lÕautre pour faire surgir le frre ou la sÏur dans un renversement radical sous forme de sublimation de la jalousie. La complexitŽ du vŽcu fraternel sÕinverse alors en un idŽal, ou en un fantasme, de la fratrie harmonieuse et apaisŽe, condition de lՎmergence de la fraternitŽ comme rapport Žthique ˆ lÕautre selon Levinas.

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I Ð AVOIR UN FRéRE, AVOIR UNE SÎUR

Je dŽtestais les bŽbŽs. Moi qui, pendant deux ans et demi, avait ŽtŽ le centre dÕun univers de tendresse, jÕai ressenti comme un coup de poignard, et un froid polaire a immobilisŽ mes osÉ [É]. JÕai ressenti alors, froidement et sobrement, comme si jՎtais au loin sur une Žtoile, la sŽparation de toute choseÉ Sylvia PLATH, La Cloche de verre

I-1 Le dard de la jalousie I-1.A LÕirruption de lÕindŽsirable et lՎpreuve du deux La venue de lÕautre, frre ou sÏur, non souhaitŽ et non attendu, est vŽcue comme une irruption, une intrusion, qui bousculent les exigences de lÕancien-nŽ ˆ lՎgard de ses parents. Avoir un frre ou une sÏur, contraint ˆ tre frre, ˆ tre sÏur, ˆ na”tre au nouvel Žtat de frre et sÏur et pour certains, ˆ nՐtre plus que sÏur ou frre en une terrible Žpreuve narcissique et identitaire. La rivalitŽ peut se nicher au sein mme du couple gŽmellaire dans la volontŽ dÕappara”tre le premier ˆ la lumire du jour. La Gense rapporte comment RŽbecca, lՎpouse rŽputŽe stŽrile dÕIsaac, donne naissance aux jumeaux dont le premier nŽ fut nommŽ EsaŸ et lÕautre Jacob. Premiers jumeaux de la Bible ils poursuivent, aprs Abel et Ca•n, lÕexploration du sentiment de la rivalitŽ et de la jalousie fraternelles. Dans son Dictionnaire de la Bible, AndrŽ-Marie GŽrard rappelle lÕanecdote, fondŽe sur un jeu Žtymologique insŽrŽ dans ce rŽcit, selon laquelle au moment de la naissance le pu”nŽ tenait son frre par le Ç talon È, Ç (en hŽbreu ‰qŽb, paronyme aqob) È. Cette lutte prŽcoce pour conquŽrir la premire place Ç dans lÕordre de primogŽniture È sÕeffectue Ç comme si le second des deux fils de Rebecca ait voulu sÕassurer avant lÕheure la primautŽ que lui promettait, ds ses premiers mouvements dans le sein maternel, un oracle

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[É] : " LÕa”nŽ

servira le cadet. " È1. Cette lutte originelle nÕest pas anodine

lorsque lÕon sait que le nom de la famille PŽniel provient de la lutte de Jacob avec lÕange, comme le rappelle lՎpigraphe de Nuit-dÕAmbre. Dans son essai sur Le Complexe fraternel, le psychanalyste RenŽ Ka‘s rappelle, en une ŽnumŽration introductive, la grande variŽtŽ de figures mythologiques qui sÕattache ˆ ce complexe : Ç Ca•n et Abel, Jacob et ƒsaŸ, Joseph et ses frres, dans la tragŽdie et les mythes grecs ƒros et Hermaphrodite, ArtŽmis et Apollon, Castor et Pollux, ƒtŽocle et Polynice, Antigone et Ismne, dans la mythologie latine, Remus et Romulus, Narcisse et sa sÏur, les Horace et les Curiace ; dans lÕaire Žgyptienne, Isis et Osiris, dans le Coran Khabil et Halil, dans la cosmologie dogon Nommo et le Renard p‰le, dans le cycle des Niebelungen, Siegmund et Sieglinde, etc. È2. Sachant que les Ç grandes figures de la mythologie sont les dŽpositaires de vŽritŽs sur lÕhumain È et que chaque Ç personnage mythique avance sur la scne du monde avec son masque incandescent douŽ dÕune immense amplitude de rŽsonance È (RN, 127), Sylvie Germain puise ˆ cette riche matire de la rivalitŽ jalouse au sein de la fratrie pour en actualiser les figures, en reprendre la question fondamentale de lÕaltŽritŽ et ajouter la rivalitŽ susceptible de surgir dans le couple frre/sÏur. De manire gŽnŽrale, lÕapparition de la sÏur ou du frre dans la vie familiale oblige lÕenfant ˆ renoncer ˆ se considŽrer comme lÕobjet exclusif et privilŽgiŽ de lÕobjet maternel, et par consŽquent, Ç ˆ diffŽrencier le rŽel de lÕimaginaire È3. Le lien unique qui se crŽe au sein de la fratrie se fonde sur une parentŽ commune, or cÕest de cette Žvidence, qui peut prendre des allures de fatalitŽ, que na”t la source de la disjonction. Les frres et les sÏurs, confrontŽs ˆ la convoitise du mme objet, peuvent se concurrencer ou se dŽmanteler dans la discorde. Le rapport entre la similitude et lÕaltŽritŽ au sein de la fratrie se rŽvle difficile, comme si la prŽsence de lÕautre se pensait toujours comme Žtant celui de trop, alors mme que cÕest par lui que la rencontre peut advenir. Saint Augustin dŽcrit, dans un passage bien connu des Confessions, le spectacle dÕun enfant confrontŽ ˆ lÕallaitement de son frre de lait, Vidi ego et expertus sum zelantem parvulum : nondum loquebatur et intuebatur pallidus amaro aspectu conlactaneum suum4, Ç JÕai vu moi-mme et bien connu un petit jaloux : il ne parlait pas encore et fixait, p‰le, dÕun regard amer, son frre de lait È. Il sÕagit bien dÕune tragŽdie qui se joue alors devant le tŽmoin oculaire qui assiste ˆ lÕexhibition dÕun couple bienheureux, supposŽ jouir 1

AndrŽ-Marie GƒRARD, Ç Jacob È, Dictionnaire de la Bible, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1989, p.565. 2 RenŽ KAèS, Le Complexe fraternel, Paris, Dunod, 2008. , p.35. 3 Rosa JAITTIN, op.cit., p.97. 4 Saint AUGUSTIN, Les Confessions, Livre I, chapitre VII, Ç LÕenfant est pcheur È, Paris, Ernest Flammarion, 1993, p.50-51.

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dÕun corps ˆ corps qui lÕexclut et le maintient, amer, en coulisse. Sigmund Freud analyse cette ambivalence vis-ˆ-vis du frre de la faon suivante : LÕenfant, [É] voue ˆ lÕintrus, au rival, une haine jalouse. Le nouveau venu nÕa-til pas dŽtr™nŽ, dŽpossŽdŽ son a”nŽ ? Et la rancune est tenace aussi contre la mre infidle qui partage entre les deux enfants son lait et ses soins [É] SÕil na”t dÕautres enfants, la jalousie est ravivŽe chaque fois avec la mme intensitŽ. Le fait nÕest gure modifiŽ quand lÕenfant demeure le prŽfŽrŽ de la mre, car lÕamour du petit tre nÕa pas de bornes, exige lÕexclusivitŽ, et nÕadmet nul partage.1

Le traumatisme qui accompagne lÕarrivŽe dÕun frre ou dÕune sÏur peut tre compris comme lÕaprs-coup du traumatisme plus ancien du sevrage, o lÕenfant fut confrontŽ ˆ la perte de lÕobjet et ˆ la distance corporelle quÕil implique. PaulLaurent Assoun prŽsente ce drame comme celui Ç de la dŽpossession de lÕobjet, rŽalisation dÕune complŽtude au profit de lÕautre È2, au cours duquel l'enfant doit en mme temps, symboliser non seulement le sevrage, la coupure avec la mre, mais cette prŽsence dÕun autre, dÕune intrusion sur le lieu le plus intime de sa mŽmoire premire. Cette expŽrience de transitivitŽ est gŽnŽratrice dÕangoisse car elle conduit ˆ se voir dans lÕautre ˆ lՎpoque o les frontires du moi individuel encore floues se constituent et font de lÕautre un double. Ç Serait-ce lˆ lÕorigine de lÕenvie ? È3 demande J.-B. Pontalis. Sylvie Germain, dans la lignŽe des travaux dÕobservations conduites auprs des tout petits4, relve dans Ç le comportement des enfants ds le plus jeune ‰ge, quand lÕun a un jouet que lÕautre nÕa pas ; mme si celui-ci possde beaucoup dÕautres jouets, il sÕen dŽsintŽresse soudain pour ne plus convoiter que lÕobjet appartenant ˆ son "rival". È (MP, 121). Si la rivalitŽ, qui suppose dŽjˆ une diffŽrenciation entre soi et lÕautre, ne peut advenir, cÕest lÕenvie qui, dans sa force destructive, surgit pour abolir cette diffŽrence et nÕouvre aucun espace au jeu : Ç La jouissance par lÕautre de biens, aussi dŽnuŽs de valeur soient-il bien souvent, se fait dŽfi, outrage, blessure, tourment pour celui qui en est exclu et qui sÕestime lŽsŽ. Chez les adultes ce processus peut sÕemballer et conduire jusquÕau crime. È (MP, 122). Denis Vasse5 parle ˆ ce sujet de jalousie originaire, celle qui conduit ˆ tre jaloux de ce qui anime lÕautre alors que nous ne participons en rien ˆ ce qui le fait vivre. Bruno Mounier dŽcrit cette mise ˆ mort de lÕautre ŽnoncŽe par le jaloux

1

Sigmund FREUD (1932), Ç La FŽminitŽ È, Nouvelles confŽrences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1978, p.147-178. 2 Paul-Laurent ASSOUN, Ç La Relation fraternelle : lՎpreuve de lÕintrusion È, Leons psychanalytiques sur Frres et SÏurs, t.1, op. cit., p.21. 3 J.-B. PONTALIS, Frre du prŽcŽdent op. cit., p.91. 4 Marie-Blanche LACROIX, Maguy MONMAYRANT (dir.), Les Liens dՎmerveillement. LÕobservation du nourrisson selon Esther Bick et ses applications, Toulouse, Ers, 1998. ; Jo‘l Clerget et al., LÕAccueil des tout-petits, Toulouse, Ers, 1998. 5 Denis VASSE, Ç La Jalousie structurante È, Session du Centre Thomas More, LÕArbresle, 11-15 mai 1989.

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pour qui il ne peut y avoir deux vivants ou alors, Ç ce deuxime vivant doit vivre de la vie È1 quÕil veut bien lui concŽder. Comme si la vie nՎtait pas de lÕordre de la transmission mais dÕune libŽralitŽ. Lˆ o ne peut se concevoir une place pour deux, la question du meurtre est ˆ lÕÏuvre. Nous

retrouvons

ce

dilemme

Ç sÕil

vit,

je

meurs È,

dans

lՎpreuve

du

surgissement du frre dans la vie de Bruno-Pierre Estampal et de la sÏur pour Philippe

de

Fontelauze,

dans

la

Chanson

des

mal-aimants.

Ces

deux

personnages, traversŽs par la jalousie, engagent le dŽlicat passage de la place du fils unique ˆ celle de lÕa”nŽ. Si cette envie sՎveille pour des biens Ç dŽnuŽs de valeur È, selon les propos de Sylvie Germain, comment ne pas ha•r celui qui est supposŽ tre gratifiŽ de lÕattention, de lÕamour et de lÕadmiration maternelle dont lÕenfant se sent dorŽnavant privŽ ? La question qui peut sÕadresser ˆ la mre sous forme de Ç pourquoi mÕas-tu fait ce coup-lˆ ? È, se justifie comme de la lŽgitime dŽfense et se transforme en dŽclaration de guerre contre celui ou celle, plus ˆ sa taille, qui sera la victime dŽsignŽe de la haine du dŽtr™nŽ. ƒvoquŽe dans Les ƒchos du silence au sujet de la thŽorie du tsimstsoum, la tragŽdie Shakespearienne Le Roi Lear contient une intrigue subordonnŽe trs proche de la principale, qui est lÕhistoire de Gloucester et de ses deux fils, Edmond et Edgar. Le fils b‰tard, Edmond, est taraudŽ par la haine de son frre et nÕa de cesse de vouloir sa ruine. Pour sa part dÕhŽritage, il nÕhŽsite pas ˆ trahir Edgar et ˆ le diffamer auprs de son pre afin de le faire condamner ˆ mort et encourager sa fuite. Figure malfaisante, Edmond obŽit : aux lois qui rglent, depuis toujours le type dÕhomme auquel il appartient ; comme Ca•n qui voit ses sacrifices repoussŽs, comme Ganelon qui ne rŽussit pas ˆ obtenir lÕaffection de son roi, il est marquŽ par le destin : son Žtat civil lÕhumilie et lÕobsde, le sens de son infŽrioritŽ le rend agressif avec ses semblables.2

Bruno-Pierre Estampal et Philippe de Fontelauze partagent le mme point commun que les personnages shakespeariens, Richard III, Iago et Edmond, habitŽs par le dŽmon du mal. Tous trois se sentent spoliŽs par leur position de pu”nŽ ou de b‰tard qui ne leur permet pas dÕoccuper la place ˆ laquelle ils rvent dÕaccŽder. Selon AndrŽ Green les Ç vilains de Shakespeare prŽsentent tous les trois un complexe fraternel qui les pousse au fratricide, tout comme dans la Bible Ca•n tue Abel le plus aimŽ de Dieu. È3. Selon RenŽ Ka‘s, Ç le complexe fraternel est un vŽritable complexe, au sens o la psychanalyse en a formulŽ la structure 1

Bruno MOUNIER, Ç Jalousie paternelle È, Places du pre violence et paternitŽ, Jo‘l et Marie-Pierre Clerget (dir.), Presses Universitaires de Lyon, coll. Champs, 1992, p. 124. 2 Robert LAFFONT, Valentino BOMPIANI, Ç Edmond È, Dictionnaire des personnages (1960), Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2003, p.332. 3 AndrŽ GREEN, Ç Pourquoi le mal ? È, Le Mal, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1988, p.422.

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et la fonction dans lÕespace psychique du sujet de lÕinconscient È1. Forme archa•que du rapport ˆ lÕautre, Jacques Lacan le thŽorise comme le complexe de lÕintrus pour lequel le destin Žvolutif du frre est de devenir un rival avant que dՐtre reconnu comme un autre que soi. LÕexploration du complexe fraternel se rŽvle fŽconde pour AndrŽ Green qui relve que Lucifer se rŽvolte contre Dieu Ç parce quÕil a perdu la prŽfŽrence aux yeux de lÕEternel. [É] Cette haine fraternelle qui pousse aux extrŽmitŽs du Mal na”t souvent parce que lÕobjet de la haine est supposŽ tre plus aimŽ par lÕun des parents Ð dans le cas de Satan par le Pre. " LÕexplication " de la haine rŽside donc apparemment dans la douleur crŽŽe par la perte dÕamour. È2. La plainte dÕAurŽlien dans Hors-champ nÕest-elle pas lÕexpression de la crainte qui foudroie lÕenfant lorsquÕil redoute dՐtre oubliŽ par sa mre ? : Ç Maman, je suis lˆ ! Souviens-toi de moi, je suis ton fils ! AurŽlien, ton fils, ton unique, entends-tu ! MÕentends-tu ? Maman, maman ! È (HC, 193). Cette terrible supplication, qui dans le cas dÕAurŽlien est une expŽrimentation fatale de lÕoubli, ne peut sÕexprimer que dans une confusion telle que les corps de Jo‘l, dÕIota et de Lilli, dont la ventriloquie se dŽclenche, en deviennent rŽceptacles et caisses de rŽsonance.

Bruno-Pierre Estampal et Philippe de Fontelauze ne transforment pas la forme archa•que du complexe fraternel, pour eux la sÏur ou le frre conservent la consistance dÕun objet partiel, simple appendice du corps maternel imaginaire. Ë la mort de sa mre, Bruno-Pierre Estampal qui Ç sՎtait toujours cru fils unique avait dŽcouvert la prŽsence dÕun demi-frre mŽtis de onze ans son a”nŽ È (CM, 222), il ressent alors Ç lÕeffet dÕune piqžre de scorpion dans la nuque. Ë prs de cinquante ans, il sՎtait senti aussi flouŽ par sa mre que Gabriel lÕavait ŽtŽ ˆ lՉge de neuf ans quand cette mme mre lÕavait abandonnŽ È (CM, 223). LÕapparition du demi-frre rŽsonne comme la fin de lՉge dÕor. Les traces de la thŽorie darwinienne se font plus prŽcises et, fŽroce, lÕanimalitŽ se rŽveille au sein de la fratrie. Quand le territoire est ˆ dŽfendre, la loi du plus fort prŽvaut : un vrai chat, cet Estampal, il avait rŽtabli son Žquilibre avec une souplesse bondissante sit™t le choc encaissŽ, tandis que le frre Žtait restŽ pareil ˆ un oisillon dŽgringolŽ du nid, crevant de faim, de froid. Et le chat avait jouŽ avec le vieil oisillon. (CM, 223)

La perversion du lien rŽduit le frre ˆ un objet que Bruno-Pierre utilise ˆ son grŽ, il attrape son frre dans ses griffes et exige quÕil ne soit plus quÕun sujet anŽanti, dŽpendant de son bon vouloir. Bruno-Pierre dŽcide seul de resserrer ou de

1 2

RenŽ KAèS, Le Complexe fraternel, op. cit., p.1. AndrŽ GREEN, op. cit.

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dŽgager son Žtreinte. La fraternitŽ ne se dŽcrte pas, pas plus que les origines communes ne valent pour liens. La Ç forme brutale et catastrophique È1 que peut prendre la rencontre avec lՎtranger selon Julia Kristeva, est ici littŽrale. Le frre, Ç Žtranger catapultŽ si tardivement dans sa vie È (CM, 224), est dŽclencheur de lÕinquiŽtante ŽtrangetŽ. Il saisit Bruno-Pierre par sa singularitŽ : il est un Ç Žtranger ˆ la puissance trois de par son long incognito, de par son origine africaine du c™tŽ paternel, et enfin de par sa maladie mentale È (CM, 224), autant de signes de singularitŽ qui le distinguent de lui. Bruno-Pierre ne prend pas le temps de savoir ce que rŽvle cette diffŽrence, pas plus quÕil ne peut reconna”tre en lui la Ç face cachŽe de notre identitŽ, lÕespace qui ruine notre demeure, le temps o sÕab”ment lÕentente et la sympathie È2. LՎpreuve de lÕorigine qui sÕimpose lui demande de supporter une fissure provoquŽe par quelquÕun dÕautre, aussi proche et distinct quÕun frre. Ç Ë dŽfaut de lien fraternel, il en avait crŽŽ un de dŽpendance et dÕexploitation, ayant vite compris quel profit il pouvait retirer de ce dŽpressif hallucinant. È (CM, 224). La dialectique du Ma”tre et de lÕEsclave, dŽveloppŽe par Hegel3, est ˆ lÕÏuvre dans lÕutilisation que Bruno-Pierre fait des visions de son frre ˆ des fins personnelles et littŽraires. Estampal incarne la figure du mal et Gabriel reprŽsente celle de la fragilitŽ humaine persŽcutŽe, avec cependant toute lÕexpression de la complexitŽ contenue dans de telles stratŽgies. En effet, Gabriel ne se peroit nullement comme dominŽ par son nouveau frre, il craint mme de perdre la protection illusoire quÕil lui confre, alors que, paradoxalement, Bruno-Pierre a besoin de Gabriel Ç pour des enjeux narcissiques, et en particulier pour se projeter dans lÕautre, faire prendre en charge ˆ lÕautre ses propres angoisses ˆ lui [É] È4. La crainte de se retrouver face ˆ son impuissance crŽatrice, si son frre venait ˆ lui Žchapper ou si sa mise en scne macabre nÕopŽrait plus, le taraude. Pour Bernard Brusset, le Ma”tre, lui-mme soumis ˆ un tyran interne, a besoin dՐtre reconnu comme tel, alors que le Ç dominŽ È se passe du Ç dominant È et sÕen accommode È5. Estampal aurait ˆ consentir ˆ Ç leur origine partagŽe È, que Daniel Sibony Žvoque au sujet du conflit israŽlo-palestinien. Il conviendrait pour cela de sÕengager dans un voyage-exode qui excentre le rapport ˆ soi-mme Ç ex-istant et se tenant, ainsi, hors de sa propre origine È6, dans une dimension

1

Julia KRISTEVA, ƒtrangers ˆ nous-mmes, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1988, p.280. Ibid., p.9. 3 Georg Wilhelm Friedrich HEGEL (1807), La PhŽnomŽnologie de l'Esprit, Paris, Gallimard, coll. Folio/essai, 1970. 4 Albert CICCONE, Alain FERRANT, Honte, culpabilitŽ et traumatisme, Paris, Dunod, coll. Psychismes, 2009 p.92. 5 Bernard BRUSSET, Ç Le Lien fraternel et la psychanalyse È, Revue Franaise de Psychanalyse, Ç Frres et sÏurs È, Paris, PUF, 2, tome LXXII, mai 2008, p.358. 6 Daniel SIBONY, Violence. TraversŽes, Paris, ƒditions du Seuil, coll. La Couleur des idŽes, 1998. 2

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essentielle de lՐtre , lՎtranger permettant, Žcrit Edmond Jabs, Ç dՐtre toimme, en faisant de toi un Žtranger È1.

I-1-B Un paradis ˆ tout jamais perdu Philippe de Fontelauze jouit longuement du statut de lÕenfant unique auprs de sa mre. Alors que son pre est au front, il est lÕobjet de toute lÕattention et de lՎblouissement maternels : Il avait ŽtŽ dÕautant plus choyŽ et ftŽ quÕil Žtait douŽ dÕune voix admirable. Une voix aussi pure que celle que lÕon attribue aux anges et qui ravissait tous ceux qui lՎcoutaient chanter. Et des anges, il avait Žgalement la beautŽ diaphane, la blondeur, la sveltesse. (CM, 75)

Nous pourrions dire que lÕenfant se trouve en position phallique, mais nous prŽfŽrons2 le terme empruntŽ par BŽnŽdicte Lanot3 ˆ Bellemin No‘l, pour affirmer que Philippe est le Ç machin È qui est exhibŽ au sein de sa famille. Ç Sa MajestŽ È Philippe vit les ultimes instants avant la chute, qui sera dÕautant plus douloureuse que son piŽdestal fut ŽlevŽ. La permission du pre impose au fils une rŽalitŽ cruelle : la mre a un autre objet dÕamour que lui. La grossesse consŽcutive annonce une terrible rŽalitŽ quÕil ne veut ni reconna”tre, ni accepter : Les sentiments de Philippe, lorsquÕil comprit ce qui se tramait dans le ventre de plus en plus arrondi de sa mre toute vtue de noir, furent eux, sans ambigu•tŽ. Un bloc de hargne et de jalousie. Il souponna lÕembryon de vouloir lui voler sa place de petit prince dŽchu et de le forcer ˆ prendre celle du pre laissŽe vacante. (CM, 78)

ågŽ de quelques semaines seulement, le fÏtus se voit dÕemblŽe attribuer une intentionnalitŽ captatrice. Revtu de la panoplie de lÕimposteur, son unique destin est de dŽpouiller le petit monarque de ses prŽrogatives et de sÕemparer de son sceptre. Ainsi en est-il du destin de lÕenfant merveilleux dont lÕextrme splendeur, que Serge Leclaire compare ˆ celle de Ç lÕenfant JŽsus en majestŽ, lumire et joyau rayonnant dÕabsolue puissance È, prŽdestine ˆ lÕabandon et ˆ la perte : Ç Dans lÕextraordinaire prŽsence de lÕenfant de chair sÕimpose [É] lÕimage rayonnante de lÕenfant-roi ˆ laquelle fait pendant la douleur de la Pietˆ È4. On

1

Edmond JABES, Un Žtranger avec, sous le bras, un livre de petit format, Paris, Gallimard, 1989. Si le phallus nÕest pas ˆ confondre avec le pŽnis pour la psychanalyse, il nÕen demeure pas moins que le choix du terme emporte avec lui une forme de prŽŽminence de lÕhomme au dŽtriment de la femme, et surtout une insuffisante distinction entre ce qui relve dÕune part de la nature et dÕautre part de la culture. 3 Terme quÕelle utilise dans sa thse au sujet du personnage de Reine dans Jour de colre. BŽnŽdicte LEMOINE-LANOT, LÕUnivers romanesque de Sylvie Germain : lÕimaginaire Žthique, Thse de Doctorat de lÕUniversitŽ de Caen, spŽcialitŽ : Langue et LittŽrature franaises, directeur de thse Alain Goulet, 2001. 4 Serge LECLAIRE, On tue un enfant. Un essai sur le narcissisme primaire et la pulsion de mort, Paris, ƒditions du Seuil, coll. Points, 1975, p. 11. 2

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pourrait ˆ cet Žgard Žvoquer ici la situation de Ç dŽprivation È, au sens winnicottien du terme, qui est le vŽcu de la Ç perte de quelque chose de bon et de positif, [É] qui [É] a ŽtŽ retirŽ È1. LÕarrivŽe du pu”nŽ conduit ˆ une nouvelle Ç arithmŽtique È dans la mesure o celui qui sÕajoute, et avec lequel il va falloir dorŽnavant compter, gŽnre des sensations haineuses dont le but, clairement exprimŽ, est dՎvincer sans Žgard celle qui contrarie les prŽtentions de lÕa”nŽ. Devenir lÕa”nŽ nÕest en rien une promotion rŽjouissante, sÕil Žtait besoin, la parabole ŽvangŽlique du fils prodigue2 en rappelle le r™le ingrat. Car avant dՐtre dŽsignŽ Ç a”nŽ È, lÕenfant fut lÕunique et, selon les propos de J.-B. Pontalis, sans Ç quÕil y soit pour rien et sans avoir dŽmŽritŽ, dŽpossŽdŽ de son tr™ne ; dŽchu, il redoute lÕexil È3.

Dans le cas de Philippe, cette alarme imprgne lÕhorizon fraternel de forts relents de champs de bataille, car en effet, tre ainsi propulsŽ sur le devant de la scne fraternelle, cÕest Žgalement tre destinŽ ˆ prendre la place du pre, non auprs de la mre, mais pour tre livrŽ, arme ˆ la main, au sillon dÕune tout autre figure maternelle, celle de la patrie. Le pre nÕavait pas tort lorsquÕil voyait en son fils un futur soldat, cependant ce dernier Žtablit sa ligne de front sur le thމtre familial.

DŽlocalisant

le

front

des

guerres

patriotiques

pour

protŽger

prioritairement dÕautres dŽmarcations, il renforce les lignes dŽfensives face ˆ la menace intrusive de lՎtranger : Ç Et par avance il dŽclara la guerre ˆ cet usurpateur. [É] fille ou garon, lÕintrus nÕen demeurait pas moins son ennemi. È (CM, 78). Philippe dŽcouvre les limites insouponnŽes de son univers, rŽvŽlŽes par la venue de celle qui lÕen chasse. AbandonnŽ de tous, il doit reprendre le douloureux travail de deuil dŽjˆ amorcŽ Ç lors du dŽsillusionnement et du sevrage È4. Ce processus est compliquŽ par le fait que ce qui a ŽtŽ perdu ˆ tout jamais, et qui est dorŽnavant indisponible, lÕest pour une autre qui semble en jouir, devant lui, dans toute sa complŽtude. J.-B. Pontalis situe lÕorigine des conflits familiaux dans le tragique constat quÕÇ une mre ne se partage pas È5 ainsi que dans lÕinquiŽtante certitude quÕune mre ne pourra jamais tre possŽdŽe. LÕenvie se nourrirait du Ç refus que nous soyons issus dÕune mme mre, sortis dÕun mme ventre. [É] il ne nous suffit pas dՐtre ou, de nous croire le prŽfŽrŽ, il nous faut lÕexclusivitŽ. Une mre ne saurait tre indivise [É]È6.

1

Donald Woods WINNICOTT, DŽprivation et dŽlinquance, Paris, Payot, 1970. ƒvangile selon Luc, ch.15, versets 11 ˆ 32) 3 J.-B. PONTALIS, Frre du prŽcŽdent, op. cit., p.89. 4 Nicole BERRY, Ç Le Roman original È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Ç LÕEnfant È, Paris, Gallimard, n¡19, 1979, rŽŽd. LÕEnfant, J.-B. Pontalis (dir.), Paris, Gallimard, coll. Folio essais n¡378, 2001, p.253-254. 5 J.-B. PONTALIS, Frre du prŽcŽdent, op. cit., p.99. 6 Ibid., p.95. 2

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Ainsi, la rivalitŽ exacerbŽe et la lutte ˆ mort impliquent les impasses dÕune revendication identitaire mortifre et figŽe, position excluant la possibilitŽ de tout manque et de tout partage. Le vÏu de mort dŽpasse les rives du rve et sÕinscrit dans un projet patient qui prolonge les volontŽs de reprŽsailles au-delˆ du temps de lÕenfance.

Sa sÏur AgdŽ le dŽtourne de son dŽsir de grandir tant Ç lÕillusion et lÕespoir de retrouvailles È1 sont fortement ancrŽs dans la fange de la rage. Philippe ne peut renoncer ˆ la complŽtude de son enfance ni aux jouissances auxquelles il aurait gožtŽes, ne serait-ce quÕune fois. Secrtement, il souhaite retrouver sa position dans le dŽsir de sa mre et se lance dans la reconqute dÕun royaume quÕil pense avoir perdu, celui de lÕadmiration maternelle quÕil confond avec lÕamour, celui de la fonction de lÕa”nŽ quÕil confond avec son tre mme, celui dÕune monarchie o rgne la confusion entre les registres de lՐtre et de lÕavoir. En sÕacharnant ˆ chanter un motet de Tallis, en faisant fi de sa mue, il cherche ˆ regagner le substitut du narcissisme perdu de son enfance, temps o il Žtait ˆ lui-mme son propre idŽal : il voulut reconquŽrir son royaume. [É] Il allait leur montrer ˆ tous, ˆ sa mre en premier, de quoi il Žtait capable, il allait rŽaffirmer son excellence. [É]. Il ferait sՎlever son chant, ˆ faire p‰lir les chŽrubins, jusquÕau pays des morts o dŽsormais rŽsidait son hŽros de pre. (CM, 79)

Point nÕest besoin des rŽprimandes pour dŽvelopper son jugement, la rupture sÕopre dans sa voix qui bascule de celle de lÕange ˆ celle du fausset, lÕobligeant ˆ cŽder le pas et ˆ se dŽpartir de sa morgue : Dieu se montra fort irritŽ et nullement bienveillant. Aprs plusieurs essais calamiteux, le mutant insoumis avait forcŽ sa voix dans un accs de colre folle et cÕest alors quÕil lÕavait cassŽe. CassŽe en mille morceaux, irrŽmŽdiablement. (CM, 80)

Philippe, comme Nuit-dÕAmbre, souffre de cette propension ˆ se substituer ˆ Dieu pour devenir le crŽateur dÕune nouvelle rŽalitŽ. Les dieux, Žcrit Mircea Eliade, ne frappent pas les hommes sans raison, aussi longtemps que les mortels ne transgressent pas les limites prescrites par leur mode dÕexistence et ne subvertissent pas les lois divines. Mais, poursuit-il, Ç il est difficile de ne pas transgresser les limites imposŽes, car lÕidŽal de lÕhomme est lÕexcellence (arete). Or une excellence excessive risque de susciter lÕorgueil dŽmesurŽ et lÕinsolence

1

Nicole BERRY, Ç Le Roman original È, op. cit., p.253-254.

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(hybris). È1. Dans lÕAncien Testament le tŽmoignage de la rŽvolte ou de lÕorgueil humain dŽmesurŽ, qui consisterait ˆ ravir au CrŽateur son pouvoir ou ˆ forcer la porte du ciel, est prŽsent depuis la chute originelle et se poursuit avec lՎpisode de la tour de Babel, Ç Construisons une ville, avec une tour dont le sommet soit dans les cieux È2. YahvŽ interrompt rapidement les folles entreprises pour rappeler les limites ainsi que la dŽpendance de ses crŽatures terrestres. Aussi, Ç La crŽature bouffie de vanitŽ fut donc ch‰tiŽe sŽance tenante, et ˆ dŽfaut dÕhumilitŽ il lui fut assenŽ une durable humiliation. È (CM, 80). Le Ç a ne sera jamais plus pareil È se signale avec la mue et la perte de la voix de lÕenfant qui ne pourra plus tre lÕobjet fŽtiche, support de lÕadmiration et de la sŽduction. DÕun seul coup dŽchu de tous les cieux, Philippe de Fontelauze, tout ˆ sa douleur, ne peut nŽgocier les diffŽrents deuils qui sÕimposent ˆ lui et ne peut rompre avec un temps mythique o il fut, pense-t-il, tout pour sa mre. Pour exister cependant, la voix doit sÕinscrire dans le langage. Dominique RabatŽ dans son article Ç "Le Chaudron flŽ" : la voix perdue et le roman È, Žvoque la nŽcessitŽ pour la voix de se Ç dissocier dÕelle-mme, [et de] se sŽparer de lÕenveloppe sonore de la mre qui baignait le sujet dans son stade utŽrin È3. En rappelant les thses de Pascal Quignard4 il signale que le garon traverse un deuil avec la mue et ne peut devenir homme Ç quÕau prix de cette sŽparation dŽfinitive dÕavec la voix de ses premires annŽes È5. Le temps des illusions nÕest pas encore perdu pour celui qui nÕattend des autres quÕune admiration sans limite et Philippe reste dans lÕincapacitŽ infantile dÕaccepter et de reconna”tre la rŽalitŽ.

En

refusant de

sortir de

lÕalternative

idŽalisation/persŽcution,

la

6

production fantasmatique de lÕadolescent ne peut se dŽtourner de lÕintolŽrable intrusion au point de devenir tyrannique pour rŽaliser son projet : Il fit un pacte avec lui-mme : ce dŽshonneur et cette malŽdiction sans rŽmission, il les ferait payer trs cher ˆ celle quÕil en jugeait responsable. Il a attendu un quart de sicle, mais son heure est venue. (CM, 80).

1

Mircea ELIADE, Histoire des croyances et des idŽes religieuses, tome I, Paris, Bibliothque Historique Payot, 1979, p.274. 2 Gense, 11, 4-6. 3 Dominique RABATƒ, Ç " Le Chaudron flŽ " : la voix perdue et le roman È, Les Imaginaires de la voix, ƒtudes franaises, Presses Universitaires de MontrŽal, vol.39, n¡1, 2003, p.37. 4 Pascal QUIGNARD, La Leon de musique, Paris, Hachette, 1987. 5 Dominique RABATƒ, op. cit., p.37. 6 RenŽ DIAKTINE, Ç Devenir adolescent, rester adolescent È, Adolescence terminŽe, adolescence interminable, Anne-Marie AllŽon, Odile Morvan, Serge Lebovici, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Psychiatrie de lÕenfant, 1985, p.60.

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I-1.C Le retour destructeur du ressentiment La jalousie est muette et farouche, elle sidre le langage et fige le temps dans une longue attente qui laisse intacte le ressentiment. Bruno-Pierre reste Ç embourbŽ dans ses larmes dÕenfant trahi È et cÕest lՎternel garonnet qui persiste Ç ˆ pleurer dans sa peau de sexagŽnaire È (CM, 223). NÕayant su trouver le chemin pour que les mots lÕexpriment, la jalousie sÕinscrit et sÕenkyste dans un double mouvement dÕaversion et dÕidentification ˆ la sÏur, elle pointe ses flches vers le cÏur de cette dernire pour causer sa disgr‰ce. La dimension du regard est, comme dans le souvenir de saint Augustin, accrochŽe ˆ lÕenvie : Ç Voyant que sa sÏur voulait se destiner ˆ une carrire de cantatrice, il sÕest h‰tŽ de contrecarrer ses plans È (CM, 81). La satisfaction et lՎpanouissement quÕAgdŽ peut trouver dans le chant rŽactivent lÕimage dÕune complŽtude perdue et assaillent Philippe dÕun accs de violence, haine nostalgique envers cette sÏur qui exhibe le mirage de ce qui fut. La thŽorisation psychanalytique sur la violence de lÕenvie a ŽtŽ ŽlaborŽe par MŽlanie Klein ˆ la suite des premires perspectives ouvertes par Karl Abraham sur les destins de la pulsion orale. Dans sa puissance archa•que incontenable, Žcrit-elle, lÕenvie Ç est le sentiment de colre quՎprouve un sujet quand il craint quÕun autre ne possde quelque chose de dŽsirable et nÕen jouisse ; lÕimpulsion envieuse tend ˆ sÕemparer de cet objet ou ˆ lÕendommager È1. NՎtant plus en mesure de possŽder la puissance du chant, le frre atteint la sÏur dans son choix amoureux. En instrumentalisant le chant comme objet du crime, il veut lՎtouffer et, par lˆ mme, dŽtruire AgdŽ. Il occupe alors la premire place dans les dŽcisions qui la concernent, niant le dŽsir et lÕaltŽritŽ mme de sa sÏur : il a jouŽ soudain au pre par procuration, soucieux de lÕavenir de la jeune fille. Il a commencŽ par dissuader sa mre de permettre ˆ AgdŽ dÕaller poursuivre des Žtudes [É] il lÕa convaincue quÕil convenait plut™t de songer ˆ la marier. Il sÕest mme chargŽ de lui trouver le gendre idŽal. (CM, 81)

La jalousie remplit ainsi pleinement son projet qui vise, selon la description quÕen donne Denis Vasse, Ç ˆ rŽduire ˆ rien la vie de lÕautre en tant quÕelle est autre chose que moi, ˆ moins quÕelle ne se prte ˆ tre idol‰trŽe pour devenir ma Chose È2.

Nous pourrions formuler, ˆ lÕinstar dÕAnne Dufourmantelle, que la

haine nÕa pas de destinataire tant elle Ç annule le sujet qui la porte È3. Lorsque le frre entre en scne, il se pense, tel Faust, le grand ordonnateur et Žlabore un scŽnario dÕune Ç somptueuse mise ˆ mort È (CM, 85). En livrant sa sÏur ˆ

1 2 3

MŽlanie KLEIN, Envie et gratitude et autres essais (1957), Paris, Gallimard, 1968, p.18. Denis VASSE, Inceste et jalousie, Paris, Le Seuil, 1995, p.28. Anne DUFOURMANTELLE, La Sauvagerie maternelle, Paris, Calmann-LŽvy, 2001, p.100.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

lÕamoral Geoffroy Maisombreuse, il glisse Ç un serpent dans le nid de sa sÏur È (CM, 81) et guette, ˆ lÕaffžt, les consŽquences du dŽsastre conjugal. DŽcelant dans les puissances du chant de sa sÏur les signes de lÕexistence dÕun amant follement aimŽ, Philippe nÕhŽsite pas ˆ livrer celui-ci en p‰ture ˆ son beau-frre et ˆ ses complices pour que sÕaccomplisse le supplice de celui quÕelle nommait son OrphŽe. Par ricochet il est cause de la lente agonie de sa sÏur car Ç [b]eaucoup de gens meurent ainsi tra”nant des mois, des annŽes, voire des dŽcennies dans les dŽcombres de lÕamour, de lÕespoir, o le malheur les a prŽcipitŽs. È (CM, 82).

Philippe ainsi que Nuit-dÕAmbre sont les auteurs de ce quÕAndrŽ Green nomme Ç le crime ˆ froid È. Leur amre solitude les amne ˆ lÕacte de trahison envers leur sÏur ou leur frre et leur destructivitŽ vise ˆ tuer leur victime, sans avoir cependant ˆ les toucher, en confiant ces basses Ïuvres ˆ des Ç complices È pour lÕun, ou ˆ des Ç associŽs malfaisants È pour lÕautre. En cela, ils incarnent le mal qui Ç est insensible ˆ la douleur dÕautrui et cÕest en cela quÕil est le mal. [É] Ce qui souhaite augmenter cette souffrance. Pire : il prŽfre lÕignorer. È1. Si Philippe se Ç charge de la corvŽe de rabattage È (CM, 85), Nuit-dÕAmbre-Ventde-Feu Ç fut lÕinstigateur, [É] mme pas celui de lÕassassin [É] il eut le r™le de celui qui livre È (NA, 275). Auteurs de la mortification, ils dŽlguent lÕhumiliation et lÕavilissement mais ne portent pas la responsabilitŽ des actes portŽs sur la victime. Ainsi, AgdŽ et Roselyn, aprs avoir ŽtŽ totalement investis par la haine, se voient soudainement ignorŽs et livrŽs ˆ dÕautres mains. La destruction de la sÏur occasionne la destruction du soi qui devient ha•ssable : MalgrŽ la densitŽ de son ressentiment de vieil enfant blessŽ, il lui restait assez de conscience pour mesurer soudain lÕampleur de sa faute, la dŽmesure de la vengeance. (CM, 99)

Il nÕest pas si simple de ressentir le trouble qui saisit Le Bourreau du roman de PŠr Lagerkvist2 que Sylvie Germain Žvoque au sujet de la persŽcution du Messie : Ç il a eu lÕimpression de crucifier son propre frre, ce quÕil nÕavait jamais ressenti bien quÕayant exŽcutŽ des hommes et des femmes par millions. È (MP, 23). Avec le sang qui, goutte aprs goutte, perle Ç continžment, telle lÕeau dÕune clepsydre È (CM, 96) de la blessure du creux de la main dÕAgdŽ, la vie sՎchappe. Pareils ˆ Judas et Pilate qui se savent dŽsormais Ç [É] concernŽs aussi bien par la souffrance de la victime que par la dŽtresse des coupables Ð et

1

AndrŽ GREEN, Ç Pourquoi le mal ? È, op. cit., p.419-420. PŠr LAGERKVIST, Le Bourreau, trad. Marguerite Gay et Gerd de Mautort, Paris, Stock, coll. La Bibliothque cosmopolite, 1997, p.103. 2

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coupables ˆ leur tour dÕun grave manquement ˆ la bontŽ, ˆ la sagesse et ˆ la sollicitude de lÕamour È (Im, 197), Philippe de Fontelauze, Ç figure dŽsolŽe de lÕUnique È1, rejoint le cortge de ses frres malheureux, Bruno-Pierre et NuitdÕAmbre, que la passion haineuse laisse esseulŽs ˆ dŽfaut dÕavoir trouvŽ lÕespace transitionnel o la rivalitŽ aurait pu se reposer et se sublimer. Tous sÕab”ment dans lÕimmobilitŽ qui les attache au ressentiment infantile qui ne peut renvoyer aucun reflet. La part de lui-mme que Philippe veut anŽantir est dŽjˆ trop envahie par le dŽlitement de la pulsion de mort, pour que celle-ci parachve le travail. Ce qui chez lui Žtait mort-nŽ sÕinscrit dans son corps mutilŽ qui porte le ratage de son suicide.

La force du ressentiment ˆ lՎgard du rival fortement jalousŽ dans sa petite enfance est Žgalement ˆ lÕÏuvre dans Magnus qui contient un passage ˆ lÕacte qui peut tre lu comme un acte manquŽ, dont on sait que le Ç rŽsultat explicitement visŽ nÕest pas atteint mais se trouve remplacŽ par un autre È2. LÕimpulsion de Magnus, que nous avons ŽvoquŽe dans la prŽcŽdente partie, reprŽsente une rŽelle rupture avec les comportements habituels du personnage, plut™t marquŽs par la passivitŽ et la patience. La scne de reconnaissance du pre dans un restaurant isole le surgissement dÕune action qui peut tre lue comme la marque de lՎmergence du refoulŽ. La manifestation intempestive et la conduite irrationnelle de Magnus ne peuvent tre sans consŽquence, tant il est aisŽ de supputer quÕun ancien nazi, criminel de guerre en cavale sous le nom de Walter Dšhrlich, ne soit pas rebutŽ par un acte meurtrier supplŽmentaire afin de prŽserver sa fausse identitŽ. Alors que la fŽbrilitŽ de Magnus sÕapaise, il peroit un geste Ç de fiertŽ et dÕaffection. Celle dÕun fils pour son pre È (M, 218) qui rallume les feux de la passion. CÕest de ce trop que na”t le drame. Un trop surgi de la jalousie infantile reliŽe ˆ une situation ancienne o Magnus, ‰gŽ de sept ans, dŽcouvrit lÕexistence dÕun frre au cours dÕune sortie avec son pre qui fit basculer celui qui se pensait lŽgitime dans le nŽgligeable. Ce qui atteint alors Magnus nÕest pas que son pre ait une double vie (il en aura dÕailleurs bien plus ˆ lÕavenir), mais que celui-ci prŽsente la figure dÕun pre inconnu de lui, un pre aimant, alors quÕil lui faut sans cesse espŽrer, guetter et quŽmander un regard attentif, sinon fier, ˆ son endroit. Ce nՎtait cependant pas la prŽsence importune de cette femme volubile qui avait g‰chŽ sa joie dÕenfant, mais celle du gamin, un joufflu, prŽnommŽ Klaus, auquel le

1

Paul-Laurent ASSOUN, Ç Fonctions du frre : lÕimago phallique È, Leons psychanalytiques sur Frres et SÏurs, t.1, op. cit., p.78. 2 Jean LAPLANCHE et J.-B. PONTALIS (1967), Ç Acte manquŽ È, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 7me Ždition, 1981, p.5-6.

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Ç ma”tre de la nuit È avait manifestŽ bien plus dÕattentions et dÕaffection quÕil nÕen avait jamais tŽmoignŽ ˆ son propre fils. (M, 127)

LÕexceptionnelle sortie au zoo de Berlin se rŽvle pour ce quÕelle est : une occasion de retrouver un autre que soi qui est, de surcro”t, bŽnŽficiaire de lÕintŽrt paternel. La morsure de la jalousie sÕassocie ˆ la crainte de lÕabandon qui fendille imperceptiblement la certitude de la filiation. Le dŽpit aiguillonne le jeune enfant qui dŽforme le prŽnom du rival, disqualifiŽ en Ç morveux È puis compactŽ au nom dÕun hippopotame Ç vautrŽ contre le ventre informe de sa gŽnitrice : de Klaus il avait fait " Klautschke " È (M, 129). La vengeance reste ˆ lÕarrire-plan, susceptible dՐtre convoquŽe ˆ tout moment. Lˆ o dÕautres jaloux, comme Philippe de Fontelauze, doivent patienter des mois ou des annŽes, la force du fantasme de Franz-Georg nÕa dՎgale que la rapiditŽ de sa rŽalisation, Ç quelques semaines aprs cette visite, Berlin avait ŽtŽ pilonnŽ È. Les rŽsultats dŽpassent les vÏux de disparition puisque le lieu mme dÕo surgit la rŽvŽlation de lÕintrus ha• est dŽtruit, Ç tous les animaux du zoo avaient pŽri sous les bombardements. Ç Klautschke È et sa mre avaient-ils subi le mme sort que les btes ? È (M, 129). Le fait quÕils soient frres ou non a bien peu dÕimportance, tant lÕidentification jalouse qui lie Magnus ˆ Klaus est totale. Aussi, des annŽes plus tard, lorsque Magnus aperoit le Ç b‰tard bien-aimŽ È (M, 219) de lÕorgueilleux baryton, sa haine, intacte, Žclate ˆ nouveau envers le frre ressuscitŽ qui a pris la place de lŽgitime. Mlant les souvenirs ˆ lÕobservation de la scne, il Ç revoit lÕodieux chŽrubin juchŽ sur les Žpaules du pre ou assis sur ses genoux, et lui, une fois de plus laissŽ ˆ lՎcart. [É] toutes ces images lui reviennent dans le flou des larmes de dŽpit et de colre qui avaient alors embuŽ ses yeux. È (M, 128). Comme La‘rte et Hamlet, les deux Ç frres È sÕaffrontent en un seul et dernier combat, qui sÕavrera mortel pour Klaus.

Une des questions que nous nous posons est la suivante : est-ce contre le pre ou contre le lien pre-fils que sÕexprime la haine ? Sans doute un peu des deux rŽpondrait le diplomate, car le complexe fraternel ne cesse de croiser le chemin du complexe dÕÎdipe. Dans la tragŽdie de Sophocle, rappelle RenŽ Ka‘s, Ç le complexe fraternel appara”t aprs quÕÎdipe sÕest perdu et blessŽ dans le drame du meurtre du pre et de lÕinceste maternel. Les figures dÕAntigone et de ses deux frres, enfants et frres dÕÎdipe, nouent indissociablement les deux complexes È1. Le frre est profondŽment liŽ au pre en

raison de sa

ressemblance, cÕest en effet le fils qui dŽsigne involontairement son pre :

1

RenŽ KAèS, Le Complexe fraternel, op. cit., p.4.

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mme corpulence, mme port de tte, mmes nez busquŽ et bouche ˆ lvres minces, mme pli oblique entre les sourcils arquŽs, mme menton carrŽ. [É] il nÕa pas pris garde au fait que son fils est devenu son miroir en temps dŽcalŽ. Et le voici trahi par ce dont il est le plus fier, sa voix de sŽducteur et son b‰tard bien-aimŽ [É]. (M, 219)

Cette filiation Žvidente, qui sÕexhibe dans les traits du visage, rappelle ˆ nouveau lÕexclusion de Magnus. La rivalitŽ initiale nÕa pas pu tre ni abordŽe ni sublimŽe, pour la simple raison quÕelle avait ŽtŽ balayŽe par la dŽcouverte que ce frre et ce pre nՎtaient pas les siens. Or, lÕinconscient ne se soucie gure de la temporalitŽ ou de la filiation. Aussi, la vision du pre, qui se superpose ˆ celle du frre exŽcrŽ, suffit ˆ rŽveiller les rancÏurs enfantines ŽtouffŽes qui se rappellent, avec le mme lexique Žmotionnel, hors de toute manifestation de la raison. La blessure secrte suppure encore pour lÕenfant, ni b‰tard, ni lŽgitime, mais simplement trouvŽ. Quel dŽlice de penser que cÕest ce fils aimŽ qui trahit son pre, alors que dans les tragŽdies shakespeariennes cÕest toujours le b‰tard qui use de la dŽlation pour accŽder ˆ la place convoitŽe du lŽgitime ! La mort du frre reprŽsente le souhait enfantin rŽalisŽ bien des annŽes plus tard ˆ lÕendroit dÕun homme duquel Magnus pourrait se sentir Žtranger. Si le meurtre reste pour Magnus un vÏu inconscient, le rŽsultat est cependant trs rŽel pour ce frre qui fracasse son vŽhicule contre un rŽverbre alors quÕil cherche ˆ Žcraser Magnus, et qui dŽcde le visage lacŽrŽ par les Žclats du pare-brise, anŽantissant toute prŽtention au Ç double È paternel. Nous sommes donc bien en prŽsence dÕun acte qualifiŽ de manquŽ, dont Sigmund Freud dans sa Psychopathologie de la vie quotidienne1, souligne quÕil est un acte en tout point rŽussi tant le dŽsir inconscient sÕy accomplit de faon manifeste. La puissance de lÕacting out, au terme fortement imprŽgnŽ de Ç significations appartenant au domaine du thމtre È2, nous ramne au Fatum de la tragŽdie grecque dont lՎpilogue entra”ne la mort de lÕinnocente et aimŽe Peggy. Alors que cÕest la vanitŽ qui a empchŽ Îdipe de se plier ˆ donner le libre passage au char qui lui barrait la route, signant toute lÕambivalence entre la vanitŽ vexŽe et la vanitŽ triomphante, Magnus Ç a fait pire que laisser lÕamour sՎcÏurer jusquՈ la rŽpulsion Ð il lÕa livrŽ tout vif au massacre, par inadvertance et fureur au nom dÕune haine rassise devenue soudain fulgurante forcenŽe. Une haine plus forte que son amour. È (M, 228). La rencontre avec le pre, retrouvŽ par hasard, est surtout la rŽvŽlation douloureuse que le lien fils-pre a perdurŽ au fil des annŽes. Nous constatons que la jalousie a dž tre le tourment profond de lÕenfant qui, meurtri par un pre

1

Sigmund FREUD (1901), Zur Psychopathologie des Alltaslebens, Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, coll. Petite Bibliothque Payot, 1980. 2 Jean LAPLANCHE et J.-B. PONTALIS (1967), Ç Acting out È, Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., p.6-8.

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sans considŽration, reste vulnŽrable au moindre affront. Les triomphes obtenus momentanŽment sur lÕadversaire ne sont que des caricatures de combats hŽro•ques. Magnus par sa boiterie garde le frre sur les talons, ce double est toujours prt ˆ lui marcher sur les pieds et ˆ se mler en vrac dans le tumulte mŽmoriel des noms des tres qui ont croisŽ, traversŽ ou accompagnŽ sa vie : Knautschke, Klautschke Ð ces sobriquets le taraudent, ils clapotent dans sa bouche, se font vermine grouillante en mots divers [É] Des mots gifles, des mots crachats ; [É] Que Knautschke ferme sa gueule ! (M, 246)

Mais sa prŽsence fait toujours retour dans la violence, au point quÕil convient de la chasser, avec rage, ˆ coups de b‰ton redoublŽs.

I-2 Le choc de la diffŽrence I-2-A LՎtonnement ŽpistŽmologique La question volontairement simpliste de lÕhistorienne Yvonne Knibiehler, Ç Est-il insignifiant quÕil y ait presque toujours des garons et des filles dans une fratrie ? È1, alors quÕelle dŽplore que le sujet soit peu abordŽ par les spŽcialistes de la famille, est en fait Žminemment provocatrice. Nous ne pouvons en effet que

constater

que

dans

de

nombreux

ouvrages

psychanalytiques

et

philosophiques, la fratrie est pensŽe comme un groupe constituŽ de frres. Point de sÏur ˆ lÕhorizon de la pensŽe. La question du frre et du lien fraternel dans lÕhistoire des idŽes psychanalytiques est rare2, que dire alors de la sÏur qui ne semble abordŽe que comme une denrŽe indiffŽrenciŽe. Par principe elle est frre. Ainsi que lՎnonce Monique Wittig3, la division hiŽrarchisŽe entre les sexes est bien enracinŽe dans la langue, lÕutilisation systŽmatique du terme Ç frre È Žvacue de lÕanalyse le rapport spŽcifique sÏur/sÏur, frre/sÏur derrire une prŽtendue Žvidence naturelle. Si les sÏurs apparaissent, elles ne nichent dans le temps suspendu de lÕentre parenthses, se rappelant soudainement, comme une lointaine

ŽventualitŽ,

aux

souvenirs

tronquŽs

du

petit

Hans

thŽoricien.

Ç Oublier È la ou les sÏurs, ne penser la fratrie que comme groupe monosexuŽ, est une dŽlicate faon dՎvacuer la diffŽrence sexuelle du lieu mme o elle se joue en plusieurs actes.4 ætre frre ou sÏur nÕest en rien anodin, cela signifie 1 Yvonne KNIBIEHLER, Ç Garon et fille dans la fratrie È, Le Groupe Familial, Ç Des frres et des sÏurs, de la fratrie ˆ la fraternitŽ È, n¡155, octobre 1997, p.23-32 2 Chantal LECHARTIER-ATLAN, Ç Frres et sÏurs, une introduction È, Revue Franaise de Psychanalyse, Ç Frres et sÏurs È, Paris, PUF, 2, tome LXXII, mai 2008, p.331. 3 Monique WITTIG, Les GuŽrillres, Paris, Les ƒditions de Minuit, 1969. p.127. Les protagonistes, regroupŽs sous le pronom elles, Žlvent le fŽminin au statut universel rŽservŽ selon les conventions grammaticales. 4 Didier LETT signale trs justement la difficultŽ ˆ Žviter dans la langue franaise Ç un terme formŽ ˆ partir de la racine frater pour rendre compte dÕun ensemble de sÏurs È. Nous garderons donc, ˆ sa suite, le terme de fratrie pour dŽsigner lÕensemble des frres et sÏurs et, ˆ lÕinstar de Jacques

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Žcrit Bernard Brusset, Ç avoir la mme gŽnŽalogie, la mme hŽrŽditŽ au sens large, la mme famille, les mmes parents et tre de la mme gŽnŽration Ð dans un Žcart dՉge variable (nul dans la gŽmellitŽ rŽelle ou fantasmatique) Ð et une fois sur deux, tre du mme sexe. È1 CÕest sur ce terrain aux diffŽrentes possibilitŽs que sÕouvrent les portes de la curiositŽ et de la recherche enfantine que Sylvie Germain Žvoque comme une faon dՐtre au monde.

Ç LÕenfance a la gravitŽ dÕun funambule traversant gouffres et tŽnbres, portant son cÏur comme un pendule ; elle a lÕinŽpuisable curiositŽ dÕun arpenteur de lÕinconnu quÕun rien Žtonne, Žblouit, quÕun autre rien blesse et bouleverse È 2 Žcrit-elle dans la prŽface au recueil de poŽsies de Colette Nys-Mazure. Avec cette Ç capacitŽ dՎtonnement, dÕenchantement du rŽel È3 que la romancire prte ˆ tous les enfants alors quÕelle Žvoque ses propres souvenirs, elle dŽcrit un processus cognitif au cÏur de la vie psychique, celui de lÕimagination qui explore le monde mentalement et fait des expŽriences de pensŽes nŽcessaires pour faire des choix et rŽsoudre des problmes. La pulsion ŽpistŽmologique qui se manifeste chez de nombreux enfants germaniens a pour but, Žcrit Denis Vasse, Ç le plaisir de conna”tre, [É] son objet est lÕinscription, dans les reprŽsentations du savoir, de ce qui diffŽrencie un objet dÕun autre objet, et de tous les objets, par rapport au sujet. È4. L'enfant possde ce que Kant appelait Ç l'entendement sŽparateur È, c'est-ˆ-dire la puissance logique, qui lui permet de se lancer ˆ la recherche de lÕabsolu, de vouloir percer les mystres du visible et de lÕinvisible. Ainsi, Louis-FŽlix qui Ç passe pour un enfant bizarre [É] pose des questions insolites et manifeste un inŽpuisable dŽsir dÕapprendre, de tout comprendre. È (EM, 23). Face ˆ lՎtrangetŽ et ˆ la grandeur de lÕinconnu, le savoir est une possession qui rassure et apaise lÕenfant. Gr‰ce ˆ lui, il peut avoir accs ˆ des objets extŽrieurs et tenter de les recrŽer pour mieux sÕen saisir et les mettre ˆ la portŽe de ses prŽoccupations. Enfants, Magnus et AurŽlien posent les Ç grandes questions È et mettent plus particulirement en question lÕorigine. LÕinterrogation ne se donne pas comme une interrogation sexuelle, mme si la

Ma”tre, qui dans son Žtude sur ThŽrse de Lisieux parle de la petite dernire de la sororitŽ des Martin, nous utiliserons, si nŽcessaire, celui de Ç sororie È pour dŽsigner le groupe ne comprenant que des sÏurs. Didier LETT, Ç Genre et rang dans la fratrie dans les exempla de la fin du Moyen AgeÈ, Fratries. Frres et sÏurs dans la littŽrature et les arts de lÕAntiquitŽ ˆ nos jours, op. cit., p.158 et Jacques MAITRE, Ç Une sainte et ses sÏurs au dŽbut de la IIIe RŽpublique È, SociŽtŽs et cultures enfantines, Saadi MOKRANE dir., Lille 3, 2000, p.273-277. 1 Bernard BRUSSET, Ç Le Lien fraternel et la psychanalyse È, op. cit., p.351. 2 Sylvie GERMAIN, PrŽface ˆ Feux dans la nuit : poŽsie 1952-2002, de Colette NYS-MAZURE, Tournai, La Renaissance du livre, 2003, p.8. 3 Ç En guise de conclusion : questions ˆ Sylvie Germain È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aožt 2007), sous la direction dÕAlain GOULET avec la participation de Sylvie GERMAIN, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p. 318. 4 Denis VASSE, LÕOmbilic et la voix. Deux enfants en analyse, Paris, Le Seuil, coll. Le champ freudien, 1974, p.204.

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rŽponse implique la sexualitŽ, elle porte dÕabord sur lÕidentitŽ. Ces deux enfants uniques1, au passŽ trouŽ, se reportent vers les diffŽrentes formes dÕun savoir qui fouille dans les profondeurs ou scrute les hauteurs. Vers lՉge de six ans, AurŽlien sՎtait passionnŽ pour la prŽhistoire et il voulait devenir soit vŽtŽrinaire pour soigner des bisons, des mammouths, des aurochs [É] soit archŽologue, rvant de dŽcouvrir de nouvelles grottes [É]. Puis son rve de dŽcouvertes sՎtait hissŽ sur la terre, il serait explorateur [É] ensuite, son ‰me de dŽcouvreur sՎtait ŽlancŽe vers le ciel, il serait astrophysicien, ou astronaute, il hŽsitait. Il avait fini par trancher en changeant de cap et en plongeant au fond des mers, il serait ocŽanographe. (HC, 19)

En sÕintŽressant tous deux ˆ la prŽhistoire, dont lՎtude correspond ˆ une qute de lÕhomme dans son environnement immŽdiat gŽographique et dans son comportement, ses traditions et ses croyances, ils creusent leur phylogense, lÕHistoire avant leur lÕhistoire. La question de lÕorigine, Ç Qui je suis, moi ? È, Žminemment

philosophique,

se

prŽsente

sans

Žlaboration,

discours

ou

conceptualisation. Jean-Luc Nancy rapproche lÕencha”nement des sŽries de demandes interminables chez lÕenfant qui ne se satisfait dÕaucune rŽsolution finale,

au

questionnement

du

philosophe

qui

conserve

Ç quelque

chose

dÕenfantin È dans sa faon dÕaborder Ç les problmes dans un Žtat vierge, proche de

lÕenfance È.

En

accordant

au

terme

de

puŽrilitŽ

le

sens

noble

de

Ç lՎtonnement philosophique È dŽcrit par Platon et repris par Aristote dans la MŽtaphysique, il rappelle que cÕest Ç lՎtonnement qui poussa les premiers penseurs aux spŽculations philosophiques È2. Dans cette soif de connaissance, le lien fraternel se prŽsente comme objet de jeu privilŽgiŽ parce quÕil se constitue comme Žtayage de la pulsion de recherche de lÕorigine ou devient Ç support de lÕobstacle ŽpistŽmologique È en empchant Ç de penser ˆ soi et ˆ la rŽalitŽ sociale et culturelle È3. La venue dÕun autre enfant est une expŽrience qui ouvre la voie de lÕempirie et permet de formuler autrement les interrogations fondamentales concernant la diffŽrence des sexes et la nature des relations dÕun pre et dÕune mre. Le surgissement dans le rŽel de cet ŽvŽnement, qui est plus souvent vŽcu comme inattendu, permet ˆ lÕenfant de chercher ˆ comprendre ce quÕil ignore encore. Par sa naissance et la rŽalitŽ de sa prŽsence, il Ç oblige ˆ la connaissance de lÕorigine de la vie, de lÕactivitŽ sexuelle des parents. La naissance dÕun ou dÕune rival(e) le conduit ˆ construire ou ˆ

1

Magnus ne dŽcouvrira que plus tard la prŽsence dÕun frre et AurŽlien grandira ˆ partir de 5 ans avec son demi-frre Jo‘l, a”nŽ dÕune quinzaine dÕannŽes. 2 Jean-Luc NANCY, Ç Quand surgit lՎtonnement È, Philosophie magazine, n¡38, avril 2010, p.46-47. 3 Rosa JAITTIN, Clinique de lÕinceste fraternel, op. cit., p.94.

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rŽŽlaborer ses premires thŽories sexuelles infantiles È1. Freud voit dans le complexe fraternel le point de relance du complexe Ïdipien car le nouvel enfant Ç pose ˆ lÕa”nŽ la question : dÕo vient-il ? Une fois amorcŽe, la curiositŽ de lÕenfant dŽbouche naturellement sur les questions fondamentales de la vie, de la mort et de la sexualitŽ È2. Selon le pre de la psychanalyse, la pulsion de savoir des enfants ne cro”t pas spontanŽment en consŽquence dÕun besoin de causalitŽ innŽ, Ç mais sous lÕaiguillon de pulsions Žgo•stes [É] qui les dominent, quand ils sont touchŽs [É]

par

ce sinistre

stimulant

quÕest "lÕarrivŽe dÕun

nouvel

3

enfant" È . En se rŽfŽrant ˆ la suggestion freudienne sur la gŽnŽalogie du savoir selon laquelle la qute de lÕorigine serait animŽe par une volontŽ dÕempcher la survenue de lՎvŽnement, le psychanalyste Paul-Laurent Assoun suppose que lÕinterrogation archŽologique concernant lÕorigine de la naissance des enfants se double dÕune volontŽ dÕannulation de celle-ci, car Ç se demander dÕo vient le frre, cÕest chercher ˆ en prŽvenir la venue au monde, lÕadvenue ˆ lՐtre È4. Aussi, le nouvellement arrivŽ dŽtourne le questionnement gŽnŽral Ç dÕo viennent les enfants ? È vers celui, plus proximal, dont il est possible de se demander Ç "dÕo vient-il (elle), celui (celle)-lˆ ? " Car, on le sait, le sujet inconscient nÕa gure de propension ˆ lÕuniversel et son investigation est profondŽment "inductive ". È5 Que lÕenfant soit un frre ou une sÏur change la donne de la curiositŽ infantile et, lorsque le regard apporte la rŽvŽlation quՐtre garon ou fille nÕest pas tout ˆ fait pareil, lÕamorce de lՎnigme se modifie. La diffŽrence sexuelle ouvre alors le champ de la connaissance et de lÕexpŽrimentation pour lÕenfant chercheur qui mesure bien quÕil ignore ce que dÕautres savent. Pourtant, si lÕon se rŽfre au commentaire du Talmud, la Ç midrache È, tout enfant saurait ce quÕil en est de la diffŽrence sexuelle, puisque, avant sa naissance, chacun possderait un savoir universel qui sÕenfoncerait dans lÕoubli par lÕapparition dÕun ange qui dŽposerait son doigt sur la lvre supŽrieure du nouveau-nŽ, enfonant ˆ tout jamais ce savoir dans lÕoubli et inscrivant son empreinte sur le philtrum comme un rappel de ce qui doit ne jamais tre dŽvoilŽ. Pour Janine Chasseguet-Smirguel cette lŽgende, qui reprŽsente le refoulement primaire, Ç est tout ˆ fait appropriŽe aux thŽories sexuelles infantiles, et en particulier ˆ celle du monisme sexuel phallique et de lÕignorance corrŽlative du vagin dans les deux sexes È qui 1

RenŽ KAèS, Le Complexe fraternel, op. cit., p.98. Anne DE BUTLER, Ç LՃcho du lien fraternel dans la sŽduction et la conflictualitŽ conjugales È, Dialogue, Ç La Dynamique fraternelle È, n¡149, septembre 2000, p.66-76 3 Sigmund FREUD, (1908), Ç Les ThŽories sexuelles infantiles È, La Vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, 174. 4 Paul-Laurent ASSOUN, Leons psychanalytiques sur Frres et SÏurs, t.1, op. cit., p.28. 5 Ibid., p.9. 2

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viendraient Ç se substituer ˆ un savoir vraisemblablement innŽ È1. LÕintense curiositŽ visuelle de lÕenfant proviendrait bien plus sžrement de la Ç prescience È dÕune diffŽrence. Ainsi, Nuit-dÕAmbre dŽploie-t-il une Žnergique curiositŽ mise en mouvement par la rencontre avec une petite fille quÕil nomme Ç Lulla-MaGuerre È. LÕinvestigation sexuelle porte alors sur le sexe de lÕautre en la pimentant de lÕexpŽrience de la sŽduction. Le jeune investigateur sÕengage dans une conqute sous tendue par une pulsion de voir qui nÕa rien ˆ voir avec Ç le "dŽjˆ-connu", voire lÕidentique È2. Sa joyeuse et indŽpendante adversaire de jeu sÕoffre ˆ sa dŽcouverte dans Ç un vrai corps ˆ corps È (NA, 50), il Ç se battait avec elle comme un jeune chien fou [É] premier camarade, sa premire compagne de jeux, de rves et dÕaventures. È (NA, 51). Nuit-dÕAmbre, qui Ç considŽrait dÕailleurs le sexe de la petite fille comme une seconde bouche retenant en son fond des mots fabuleux, encore inconnus de lui È (NA, 52), confirme la description de Freud selon laquelle le petit enfant est, comme un Ç pervers polymorphe È3, capable de dŽtourner de leur r™le des organes nŽcessaires ˆ lÕaccomplissement de certaines fonctions physiologiques pour en faire des organes de plaisir ou dՎrotisation. Ce que constate par ailleurs Alo•s ds que les enfants aperoivent sa petite poupŽe dŽculottŽe au doux nom de Zdenicka : Ç ils nÕont plus dÕyeux que pour son cul timbrŽ [É] Je sais, approuva Prokop [É] tu es mme un si bon conteur que tu avais gŽnialement inspirŽ Olbram ; cette andouille a barbouillŽ un jour les fesses dÕune de ses copines de classe avec des dŽcalcomanies de petits cochons. È (Im, 106). Ernst Jones dans son Hamlet et Îdipe confirme que la Ç Connaissance È est souvent ressentie comme synonyme de Ç connaissance sexuelle È, lÕexpression biblique Ç Adam connut éve son Žpouse È (aprs avoir gožtŽ au fruit de lÕarbre de science) en sont autant dÕexemples. Quand un enfant a percŽ ce grand secret, il estime savoir ce qui compte dans la vie. È4. Notons que pour Charles-Victor, ce Ç premier amour [É] du c™tŽ de la vie, de dŽsir, de la joie È (NA, 52), se prŽsente dŽjˆ comme substitut dÕune sÏur encore inexistante : Ç Ë chacun sa sÏur, - la sÏur qui nÕexistait pas, la petite blonde invisible, pour le mort enfoui en terre, et pour lui, le vivant, une sÏur sauvage et rieuse au joli cul enjouŽ. È (NA, 52).

1 Janine CHASSEGUET-SMIRGEL, Les Deux Arbres du jardin. Essais psychanalytiques sur le r™le du pre et de la mre dans la psychŽ (1986), Paris, Des femmes, 1988, p.43. 2 Janine CHASSEGUET-SMIRGEL, ƒthique et esthŽtique de la perversion, Seyssel, ƒditions du Champ Vallon, coll. LÕOr dÕAtalante, 1984, p.51. 3 Sigmund FREUD, Un souvenir dÕenfance de LŽonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1987, p.49-64. 4 Ernest JONES, Hamlet et Îdipe (1949), Paris, Gallimard, coll. Tel, 1969, p.149.

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I-2-B Les vertiges incestueux et androgyniques ætre frres et sÏurs implique le fait dÕavoir les mmes parents. Cette Žvidence crŽe un lien unique en son genre au sein dÕune famille qui devient le terrain

de prŽdilections

de

nombreuses

explorations

et

expŽrimentations

inaugurales, qui se diversifient dÕautant plus quÕil est marquŽ par la diffŽrence des sexes. La dŽcouverte du sexuel se fait Žlectivement entre les membres de la fratrie,

sexuel

comme

enjeu

de

la

naissance,

puis

comme

matire

dÕinvestigation, enfin comme objet de sŽduction, au point quÕils inventent parfois un lien initiatique amoureux, quelquefois incestueux, qui sera le modle prŽhistorique des relations objectales et amoureuses ˆ venir. Le cheminement souvent complexe du sentiment fraternel, qui Ç nÕa pas toujours les couleurs pastel que peut lui prter la littŽrature morale È1, emprunte des voies tortueuses qui font ressentir aux jeunes explorateurs le vertige voluptueux du jeu exploratoire, toujours au bord de lÕinterdit. Ainsi, de tous les enfants vivant ˆ la ferme de Terre-Noire, Alma demeure pour Beno”t-Quentin Ç la plus aimŽe. Il la considŽrait comme sienne, ˆ la fois sÏur et fille, et parfois dans le trouble des nuits, il lui arrivait dŽjˆ de la rver comme femme. È (LN, 256). Le plaisir de la tentation, le fantasme de lÕinceste est substantiel au rapport entre le frre et la sÏur et constitue un moteur majeur de lÕimaginaire social que la littŽrature relaie par des Ïuvres, aussi nombreuses que variŽes, qui traversent les sicles. LÕamour philadelphe, Ç qui met en jeu les notions dÕaltŽritŽ, de semblable, de diffŽrence È nÕest pas, le rappelle Claude Cohen-Boulakias, Ç un donnŽ, un Žtat de nature, mais une construction, une Žlaboration de lÕhumain advenu ˆ luiÐ mme dans sa propre connaissance de lÕautre dans sa diffŽrence È2. Si lÕon peut se demander la raison du dŽsir incestueux entre le frre et la sÏur, Robert Musil rŽpond logiquement, Ç Parce que la moitiŽ du chemin amoureux est dŽjˆ parcourue et que chacun se trouve devant son semblable È3. Cela explique sans doute quÕil appara”t souvent comme une simple histoire de famille qui se dŽroule dans la mme gŽnŽration et agit comme une protection contre le vŽritable interdit de lÕinceste parental qui, vertical, remonte le temps. Respectueux de la diffŽrence des sexes et des gŽnŽrations, sinon de lÕautonomie de lÕobjet, il Žchappe au destin judiciaire et semble ne pas menacer le cercle familial qui, lÕaccepte, sinon le pardonne ou le minimise, en raison dÕun interdit souvent dŽvalorisŽ par son aspect relatif et mal fondŽ. Pourtant, lÕinceste nÕest pas Ç un 1

Michle PERROT, op. cit. Claude COHEN BOULAKIAS, Ç Philadelphes des sangs. Le premier fratricide, Ca•n et Abel È, ƒros philadelphe. Frre et sÏur, passion secrte, Wanda Bannour, Philippe Berthier (s. dir.), Paris, Editions du FŽlin, 1992, p.19. 3 Robert MUSIL, LÕHomme sans qualitŽ, [Der Mann ohne Eigenschaften] (1931-1933), trad. JeanClaude Huens, Karl Krauss et Ludmila OkuniŽva, Paris, Le Seuil, 1956. 2

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simple penchant, ni dÕailleurs un penchant simple [É] CÕest un chassŽ-croisŽ qui fait que deux sujets liŽs par une conjecture familiale, vivent ensemble leur lien Ïdipien, au fond vouŽs ˆ un seul et mme objet Ð le couple parental È1. Avec LÕInaperu, Sylvie Germain prŽsente un inceste rarement ŽvoquŽ, celui agi par une femme ˆ lՎgard de son neveu quÕelle considre comme son frre. Le personnage de tante ƒdith tente de contenir en secret les traces de son amour, le souvenir troublant de Ç la seule voix qui lui importe, le seul rire quÕelle ait aimŽ, le seul souffle qui lÕait bouleversŽ. Ceux de son neveu Georges, son amour unique, exclusif, interdit. È (In, 111). Le dŽsir incestueux surgit alors que les places et les repres se trouvent brouillŽs, Georges glisse Ç de lՎtat de neveu ˆ celui de petit frre tardivement arrivŽ dans sa vie de benjamine, et de fils spirituel È (In, 111), rŽduisant ainsi lՎcart entre les gŽnŽrations et favorisant le passage ˆ lÕacte. LÕamour ainsi dŽgradŽ en Ç mi-fraternel mi-maternel È change de teneur et prend la mesure dÕun dŽsir ˆ lÕÇ accent discordant, ˆ la fois rauque et suraigu È (In, 111). SurnommŽe Ç Tante Chut ! È par ses petitsneveux, ƒdith est allergique Ç aux bruits, aux cris È (In, 16), tant elle veille ˆ ce quÕaucun parasite sonore ne la dŽtourne de son unique

objectif : mobiliser

Ç toutes les forces de sa mŽmoire, de ses sens, de son imagination au service de la prŽservation de chaque perception, de chaque sensation, chaque Žmotion quÕelle avait ŽprouvŽes cette nuit-lˆ. È (In, 120). ƒdith aime ˆ entendre la douce musique du bruissement de cet unique Žpisode Žrotique qui rŽsonne encore dans les fibres de son corps. En revanche, elle veut faire taire le surgissement du souvenir de Georges qui se rŽactualise douloureusement au contact du rire de son petit-neveu Hector, ˆ la si terrible ressemblance. Ç Chut, chut !, que nul ne rŽveille celui qui dort dans lÕombre laiteuse dÕune chambre [É] È (In, 122). Si tout choix dÕobjet sexuel hŽrite des dŽterminations infantiles de la sexualitŽ, si tout objet de la sexualitŽ adulte porte les traces des premiers objets de lÕenfance, alors la dimension incestueuse est coextensive, imminente ˆ la vie sexuelle en gŽnŽrale. Soit pour en alimenter, ou en perturber le dŽsir, soit pour en inventer lÕinterdit. Le frre et la sÏur verraient ainsi refluer vers eux une partie de la libido et de la fantasmatisation Ïdipienne, laissant se tramer entre eux un vŽritable univers dՎchanges fantasmatiques.

LÕhistoire tragique du pote autrichien Georg Trakl, mort dÕune overdose de coca•ne en laissant derrire lui quelques pomes hallucinŽs, est ŽvoquŽe par Claude Louis-Combet dans son ouvrage Blesse, ronce noire. Sylvie Germain ˆ son tour rappelle la malŽdiction de cet amour incestueux une premire fois en 1

Paul-Laurent ASSOUN, Leons psychanalytiques sur frres et sÏurs, t. I, op. cit., p.64.

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1996 sous le nom de Ç LÕenchanteur ˆ la lyre È dans La Nouvelle Revue franaise puis, huit annŽes plus tard, dans un texte lŽgrement modifiŽ dans Les Personnages en 2004. Les Žchos de cette passion, de son origine, de ses manifestations et de ses consŽquences sont ˆ rapprocher des fantasmes qui lient Nuit-dÕAmbre ˆ sa sÏur Baladine, et se rŽpondent dÕun livre ˆ lÕautre. Le penchant adelphique se prŽsente prŽcocement, discrtement, en une relation spŽculaire qui se fonde sur lՎvidence dÕune relation Žgalitaire : T™t, lÕamour vint ˆ lui. Ë Pas dÕenfant, ˆ pas de loup. Ë pas de louve Ð infantesa sÏur. Sa sÏur aimŽe ˆ la folie, sa sÏur Ð sosie, sa sÏur amante, ou du moins violemment dŽsirŽe telle. Ë pas de louve Gretl pŽnŽtra dans la vie de Georg lorsquÕil avait plus de cinq ans. Et cette petite sÏur, qui lui ressemblait tant, de visage et de cÏur, sÕavana dans sa vie [É]. 1

La relation frre-sÏur facilite la rŽgression narcissique en raison de ses caractŽristiques, Ç un nom unique, actualisŽ dans un double genre È2, qui peuvent gommer facilement tout espace de diffŽrenciation. Cette configuration familiale, quՎtudie Jean-Jacques Berchet en appui sur le troisime livre des MŽmoires dÕoutre-tombe de Chateaubriand, rŽunit les ŽlŽments dÕun systme clos, angoissant voire pathogne, qui favorise une Ç attitude de repli sur sa propre image, de rŽgression infantile vers un univers indiffŽrenciŽ [É] È3. Seul lÕinceste frre-sÏur est valorisŽ par le romantisme ˆ cause de son aspect fusionnel qui Žvoquerait le rve de symbiose ŽdŽnique, efficace palliatif ˆ lՎparpillement humain. LÕinceste adelphique viendrait reprŽsenter la nostalgie de lÕobjet perdu, paradis des premiers temps de vie. PrivilŽgier une relation avec celle qui est sortie du mme utŽrus, qui a connu et renoncŽ ˆ la mme jouissance et a vŽcu strictement, du moins le frre peut-il le croire, les mmes manques, cÕest aller chercher chez la sÏur ce qui produit de lÕidentique ˆ lÕopposŽ de la fonction structurante de la rivalitŽ fraternelle : Ç Elle fžt lՎlue entre ses sÏurs, Maria et Minna ; il fut lՎlu entre ses frres, Fritz et Gustav. Elle fut lÕunique parmi les femmes, il fut lÕunique parmi les hommes È4. Ainsi en est-il pour Nuit-dÕAmbre qui se Ç voulait lÕunique danseur, lÕunique cavalier, dÕelle, sa petite sÏur dŽjˆ rvŽe comme amante È (NA, 167). Pour dŽfendre des lignŽes en pŽril, il fut parfois possible dÕassister ˆ des alliances entre la sÏur et le frre. Alors que le monde de lÕenfance et que le socle identitaire de Nuit-dÕAmbre se dŽsagrge au fil des dŽparts et des disparitions, la relation incestueuse peut tre 1

Sylvie GERMAIN, Ç LÕEnchanteur ˆ la lyre (dans le sillage dÕOrphŽe et de Georg Trakl) È, La Nouvelle Revue franaise, 518, mars 1996, p.59. 2 Jean-Jacques BERCHET, Ç Le frre dÕAmŽlie ou la part du diable È, ƒros Philadelphe, frre et sÏur, passion secrte, op. cit., p.128. 3 Ibid., p.128. 4 Sylvie GERMAIN, Ç LÕEnchanteur ˆ la lyre (dans le sillage dÕOrphŽe et de Georg Trakl) È, op. cit., p.60.

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envisagŽe fantasmatiquement comme Ç une solution vivable. DŽsirer sa sÏur, cÕest conserver intact, sans dŽperdition objectale È1, un Žtat dÕavant la gŽnitalisation qui prŽserve une assise rŽassurante. Dans un cadre familial dŽlŽtre, le frre et la sÏur paraissent vivre une relation intense qui Žvite les conflits et les aliŽnations aux figures parentales. La sÏur reprŽsente une figure de substitution de la mre disparue, venant redoubler lÕimage maternelle et articuler un dŽsir incestueux moins fŽrocement refoulŽ, ˆ la rŽalitŽ dÕune femme autre que la mre. Il est ainsi possible de conserver ou retrouver un espace dÕinfantilisation qui offre une relation idŽalisŽe au-delˆ mme de la jouissance sexuelle, chacun tenant lieu pour lÕautre de rŽfŽrence pour dŽcrypter le monde extŽrieur. Ç Ainsi hante la sÏur tous les lieux du langage explorŽs par le frre, tout espace de son cÏur, champ de pavots. Figure dÕautant plus nue quÕelle est parŽe de rve, de dŽsir, de tourment et de lune. È (P, 57). Trakl et Nuit-dÕAmbre se rŽfugient dans les plis de leur enfance pour conserver un socle identitaire, avec pour Nuit-dÕAmbre, la possibilitŽ supplŽmentaire de se dŽlecter de la dimension transgressive. Le personnage de Baladine idol‰trŽe par son frre reste un modle fŽminin sans commune mesure avec les autres femmes et peuple ses rves pour alimenter ses dŽsirs incestueux. FrŽdŽric Monneyron souligne que les Ç mythologues ont souvent remarquŽ les relations quÕentretiennent le mythe de lÕandrogyne et lÕinceste adelphique dans de nombreuses civilisations È2. Ainsi, Marie Delcourt a pu souligner, dans ses analyses des mythes de lÕAntiquitŽ classique, Ç les curieuses contigu•tŽs entre lÕandrogynie et lÕinceste du frre et de la sÏur È3. Le couple ainsi constituŽ interroge les liens frre/sÏur et tente une remontŽe vers lՐtre total. Il nous donne ˆ voir ce que pourrait tre la reprŽsentation dÕun couple imaginairement reliŽ par le fantasme dÕune peau commune, rŽduplication de la peau commune ˆ la mre et ˆ lÕenfant. La passion de la sÏur peut Žgalement servir ˆ symboliser les deux p™les de la contradiction du lien fraternel/sororal : Ç lÕautre que moi È le plus proche et le plus lointain qui renvoie inŽluctablement ˆ cette tension quÕil sÕagit de reconstituer comme point dÕorgue. La question du lien incestueux embrasse de nombreuses problŽmatiques autour du double et de la confusion identitaire pour celui qui nÕenvisage de rencontre amoureuse quÕavec la sÏur. Marguerite Yourcenar, dans Anna Soror, saisit cette intense rencontre sidŽrante avec la sÏur, qui renvoie Don Miguel ˆ son unique reflet : Ç Ce visage 1 Jean-Jacques BERCHET, Ç Le Frre dÕAmŽlie ou la part du diable È, ƒros Philadelphe, frre et sÏur, passion secrte, op. cit., p.130. 2 FrŽdŽric MONNEYRON, Ç Transgression sociale et tradition occulte : ZoÕhar de Catulle Mends, ƒros Philadelphe, frre et sÏur, passion secrte, op. cit., p.211-212. 3 Marie DELCOURT, Hermaphrodite, mythes et rites de la bisexualitŽ dans lÕAntiquitŽ classique, Paris, PUF, 1962, p.10.

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effarouchŽ parut ˆ Don Miguel si semblable au sien quÕil cržt voir son propre reflet au fond dÕun miroir È1. Le dŽsir incestueux vŽhicule, selon les propos de Jean Libis, Ç la nostalgie dÕune reconstruction, dÕune rŽunification qui serait tout ˆ la fois une dissolution du principe de sŽparation et une promotion ontologique [É]È2 vers une fusion impossible et une indiffŽrenciation mortelle. Refusant la brisure par laquelle chaque tre est livrŽ au manque qui le fonde, le couple frre/sÏur rve dÕeffacer toute trace du partage originel. Il sÕenferme ainsi ˆ lÕintŽrieur dÕun systme fermŽ, excluant les intrusions de la rŽalitŽ extŽrieure. Jean-Christophe Millois, quant ˆ lui, lit la recherche de lÕunitŽ androgynique comme Ç une qute de lՐtre prŽadamite qui possde ˆ la fois les vertus masculines et fŽminines et qui embrasse une totalitŽ cosmique. LÕacte charnel, idŽalement, devrait annuler la diffŽrence des sexes qui, ds lÕenfance, a crŽŽ la sŽparation entre le frre et la sÏur È

3

et, plus largement, revenir au temps o

lÕhomme et la femme nՎtaient pas sŽparŽs. Cette dissolution de soi et de lÕautre en cette fusion incestueuse est analysŽe par Marie-HŽlne Boblet, dans son article sur le roman Les Bienveillantes4, dans lequel le narrateur, Max Aue, peroit sa sÏur jumelle Una comme un Ç double altŽrŽ de soi, autre soi-mme ou soi-mme en une autre [Équi] manifeste la fusion gŽmellaire et lÕabolition dans le fŽminin de toute diffŽrence fondatrice, de toute identitŽ virile [É] È5. Les rves de Nuit-dÕAmbre rejouent la scne de lÕOrigine dans laquelle le frre et la sÏur vivent un narcissisme ˆ deux, o la personnalitŽ de chacun, dans le miroir de lÕautre, retrouve sa complŽtude : Ils se ressemblent, - frre et sÏur. Ils se ressemblent tant quÕils semblent tre dÕune mme et unique figure, la version masculine et la version fŽminine. Mais ils se tiennent lÕun prs de lÕautre comme deux amants. (NA, 306)

La mise en scne onirique rejoint le mythe du retour ˆ lÕunitŽ conquise, retrouvŽe loin du chaos et du tumulte des sens, avec le mme morceau de peau en partage : le frre et la sÏur sont couchŽs c™te ˆ c™te en travers de la plage. Leurs ttes, leurs bras, leurs flancs se touchent. Ils sont nus, enserrŽs des chevilles jusquÕaux Žpaules dans un morceau de la b‰che verte. Un lambeau de la mer. È (NA, 308)

1

Marguerite YOURCENAR, Ana Soror, Paris, Gallimard, 1981. Jean LIBIS, Le Mythe de lÕandrogyne, Paris, Berg international, 1990, p.204. 3 Jean-Christophe MILLOIS, Ç PŽchŽs dՎcriture Claude Louis-Combet : Blesse, Ronce noireÈ, La Revue des lettres modernes, Ç ƒcritures contemporaines.1. MŽmoires du rŽcit È, Paris-Caen, Minard, 1998, p.107. 4 Jonathan LITTELL, Les Bienveillantes, Paris, Gallimard, 2007. 5 Marie-HŽlne BOBLET, Ç Roman historique et vŽritŽ romanesque : Les Bienveillantes. Comment le romanesque redonne une mŽmoire ˆ lÕhistoire È, Romanesque et histoire, Christophe REFFAIT (dir.), Romanesques-3, Amiens, Centre dՃtudes du Roman et du Romanesque de lÕUniversitŽ de PicardieJules Verne, Encrage UniversitŽ, 2008, p.233. 2

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Lieu de lÕimaginaire, ce paradis Ç sans pres, sans mres È1, est celui o le couple frre et sÏur vit un rapprochement des corps dŽnudŽs dans un temps avant la chute, prs de lՎlŽment liquide qui en dessine le contour flou, pour devenir lÕhermaphrodite reconstituŽ : Ç en sÕapprochant la fine aiguille dÕargent qui volte vivement autour dÕeux en sifflant, - [É] les coud peau ˆ peau. È (NA, 308). I-2.C Le tremblement dÕune Žcriture sulfureuse Nuit-dÕAmbre poursuit ses rveries incestueuses en tentant de les coucher par Žcrit. Des Žcrivains nÕont-ils pas, avant lui, fait Ïuvre de lÕamour incestueux quÕils portaient ˆ leur sÏur ? Byron ne fut-il pas tout ˆ sa passion pour sa demi-sÏur Augusta pour donner naissance ˆ son drame gŽmellaire Manfried ? Chateaubriand nÕa-t-il pas pensŽ ˆ sa sÏur Lucile lorsquÕil Žcrivit RenŽ ? Pourquoi Nuit-dÕAmbre ne jetterait-il pas dans sa fivre Žpistolaire les fantasmes qui lÕassaillent dans sa solitude ? seule demeurait sa sÏur, - son rve dÕelle, son dŽsir dÕelle. Il lui Žcrivait, sans cesse, des lettres quÕil nÕenvoyait jamais. [É] Celle ˆ laquelle il Žcrivait ne pouvait avoir dÕadresse, elle habitait dans le nulle part. Elle habitait un songe. (NA, 199)

Les contacts avec la sÏur ne deviennent plus quÕun monologue, amas de lettres cachetŽes, non envoyŽes, amoncelŽes dans une valise qui ne sÕouvre que pour recevoir dans son antre la missive suivante, ventre dÕombre, caverne qui vise ˆ Ç dŽchirer lÕespace de leur sŽparation È (NA, 199).

Contrairement ˆ la liaison

Žpistolaire ŽtudiŽe par Jean-Jacques Hamm, lՎcriture de Nuit-dÕAmbre nÕa pas la forme dÕun simulacre qui consisterait Ç ˆ jouer ce qui ne saurait tre, ce sur quoi lÕon pourrait rver si lÕon osait È2. Les visions se crient, les mots se couchent dans leur cruditŽ et Nuit-dÕAmbre nÕattend aucun jeu en retour car Ç il savait bien que lÕenfant ne les aurait pas lues È (NA, 199). Il Žcrit ce qui ne peut tre dit, il rŽvle ce quÕil doit cacher. Alain Vircondelet analyse le lien qui unissait Blaise Pascal ˆ sa sÏur Jacqueline comme traversŽ des mmes Žmois irrationnels difficilement ma”trisŽs. Dans la violence Ç presque archa•que, o sÕingrent et sÕintgrent les dŽfis personnels, la brutalitŽ, lÕorgueil mme, issus dÕune relation sororale difficilement ma”trisŽe [É] È3, sÕaffrontent Ç quelque chose de lÕordre du dŽsir et de la rŽalisation de soi È ainsi que Ç le masculin et le 1

Alain VIRCONDELET, Ç Blaise et Jacqueline Pascal, jeux de passion, jeux de vertiges È, ƒros Philadelphe, Ibid., p.90. 2 Jean-Jacques HAMM Ç DŽsirs et complicitŽs : Žcriture et liaison Žpistolaire entre frres et sÏur È, ƒros Philadelphe, frre et sÏur, passion secrte, op. cit., 1992, p.147. 3 Alain VIRCONDELET, Ç Blaise et Jacqueline Pascal. Jeux de passion, jeux de vertiges È, ƒros Philadelphe, frre et sÏur, passion secrte, op. cit., p.52.

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fŽminin

È1 qui

nommerions

relveraient

aujourdÕhui

la

dÕune

difficultŽ

bisexualitŽ

ˆ

reconna”tre,

psychique.

ce

que

Nuit-dÕAmbre

nous

parvient

cependant ˆ ne pas mettre sa sÏur ˆ lՎpreuve de ses fantasmes incestueux et exorcise, par voie dÕencre, un dŽsir qui nÕarrive que trop prŽcisŽment ˆ sa conscience. LՎcriture de Ç la douleur infinie de son impossible dŽsir dÕelle aussi bien que la magique jouissance de ce dŽsir È (NA, 199) nÕest pas tant une tentative de sublimation, quÕune longue traque, quÕune Ïuvre chirurgicale pour dŽposer les Ç mots arrachŽs ˆ son corps, - son corps de frre intempŽrant, son corps dÕamant imaginaire. Avec des mots extirpŽs ˆ son corps, comme des bouts de peau, des concrŽtions de chair, des prŽcipitŽs de salive et de sang È (NA, 219), comme autant de maux ˆ extraire sans anesthŽsiant. Ce temps de la correspondance, qui dŽbute avec la sŽparation du lieu de lÕinscription familiale, Žchoue. Nuit-dÕAmbre ne peut transformer ce monologue en Ç aire du secret partagŽ, [É] aire de lÕintime, de ce qui peut tre vŽcu sur le plan du flou È2. LÕinceste fraternel, Ç pur objet de littŽrature È pour Bertrand dÕAstorg3, fait affleurer son versant sombre au fil de ces missives qui permettent de parsemer allusions et dŽclarations. Nuit-dÕAmbre pourrait sÕinscrire dans cette filiation littŽraire si ses lettres nՎtaient pas surchargŽes dՎrotique et dÕagressivitŽ incestueuses ; or, il nÕa pas accs aux mots couverts, ni ˆ lÕallusion ou ˆ la sublimation de lÕinavouable. Ses lettres se situent dans la transgression du langage, de la pensŽe et de la familiaritŽ, elles ne sÕinscrivent nullement dans le registre de la correspondance qui constitue un ensemble de pratiques sociales qui intgre la notion de refoulement du dŽsir incestueux Ç au nom de la socialitŽ. È4. Ce qui sՎcrit habituellement dans lՎcriture solitaire se dŽverse ici dans la lettre ˆ la sÏur. Les lettres sont le rŽcit dÕune qute pour abolir un monde et en former un autre, une qute du premier amour dont les sens gardent le souvenir en vouant ˆ lՎchec les rencontres ˆ venir. Le souvenir tourne en rond, dans un univers fermŽ, cl™turŽ, producteur dÕimages et de sensations simplement dupliquŽes. Ces lettres de lÕexil sont une qute pour abolir le temps de la maturation de la sÏur. Ce faux semblant des retrouvailles offre la possibilitŽ de se dŽlecter de lÕillusion que rien ne change, que rien de nouveau nÕadvient mme en son absence de Terre-Noire et que le couple frre/sÏur est toujours efficient. Or, vient le temps quÕAlain Vircondelet qualifie

1

Ibid. Jean-Jacques HAMM, op. cit., p.144. 3 Bertrand DÕASTORG, Variations sur lÕinterdit majeur. LittŽrature et inceste en Occident. Paris, Gallimard, p.14. 4 Jean-Jacques HAMM, op. cit., p.153. 2

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de Ç fatal, incontournable o la petite fille accde ˆ sa sexualitŽ de femme È1. Pourtant, le fait de ne pas envoyer ces lettres ˆ leur destinatrice, rapproche la pratique de Nuit-dÕAmbre de celle du journal intime. La correspondance reste, littŽralement, lettre morte, missives inabouties et empilŽes. Lorsque, aprs le meurtre de Roselyn, il ouvre la valise dans laquelle il enfouissait ses lettres ˆ Baladine, Ç Tous les mots, lettre par lettre, par milliers, sՎtaient brusquement envolŽs en une formidable trombe de signes, pareils ˆ de minuscules insectes dÕencre È (NA, 280), pareils aux insectes qui, des dŽcennies auparavant, sՎtaient ŽchappŽs du ventre de Juliette pour ravager les rŽcoltes. De lÕinceste aux insectes, Ç Pas un seul mot nՎtait restŽ Žcrit, toutes les feuilles et les enveloppes avaient perdu leurs textes et ne portaient plus que des traces rouss‰tres de bržlures È (NA, 280). Celui qui Ç depuis lÕenfance sՎtait voulu le complice des mots È se trouve brutalement Ç privŽ de toute parole È (NA, 282). DorŽnavant castrŽ, le dŽsir aura ˆ sÕexprimer autrement. La figure sororale demeure chimŽrique et expose ˆ la dŽception celui qui pense lui faire subir sans dommage la confrontation avec le rŽel. Par nature, la relation idŽale est condamnŽe ˆ buter sur lÕimpossibilitŽ pour la personne aimŽe dÕadhŽrer pleinement au modle qui lui est assignŽ. En rabaissant ses amantes, cÕest autant de miroirs que Nuit-dÕAmbre sՎvertue ˆ briser, Ç il tordit le cou au nom dÕUlyssea, tout comme il avait balancŽ aux orties le nom de Nelly, [É] Seule demeura sa lancinante nostalgie de Baladine. È (NA, 235). En voulant regarder sa sÏur, crŽer sa sÏur, pour sÕy mirer, il ne peut quՎchouer dans cette demande dÕamour qui manque son objet. Insatisfait, il expŽrimente le terrible constat de Jacques Lacan, Ç Jamais tu ne me regardes o je te vois È2. En injuriant la femme, il vise la sÏur tout en la prŽservant dans les brumes de la nostalgie. Fruit dÕune contradiction insurmontable, son attachement incestueux pour la figure sororale quÕil adule le retient prisonnier et le perd. Cette aliŽnation Žtouffante est un fardeau dont il tente de se dŽfaire en exerant, ˆ son dŽtriment, la rancÏur dont il est dŽvorŽ. La haine surpasse-t-elle de beaucoup lÕamour quÕil avait ŽprouvŽ ? Ne voyons pas en cela une contradiction avec ce que nous avons Žcrit dans la premire partie de ce travail au sujet du meurtre de la mre qui se perpŽtue ˆ travers le viol de Nelly. En effet, nous assimilons ces actes ˆ des Žtapes successives dans le cheminement de Nuit-dÕAmbre pour que la reprŽsentation

1

Alain VIRCONDELET, Ç Blaise et Jacqueline Pascal. Jeux de passion, jeux de vertiges È, ƒros Philadelphe, frre et sÏur, passion secrte, op. cit. 2 Jacques LACAN, Le SŽminaire XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p.94-95.

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incestueuse soit suffisamment apprivoisŽe et que lÕacte amoureux sÕaccomplisse sous une forme symbolisŽe. Nous nous rŽfŽrons ˆ ce propos, ˆ une remarque de Freud dans Psychologie de la vie amoureuse : Ç pour tre, dans la vie amoureuse, rŽellement libre et, par lˆ, heureux, il faut avoir surmontŽ le respect pour la femme et sՐtre familiarisŽ avec la reprŽsentation de lÕinceste avec la mre ou la sÏur È1. LÕamour de lÕobjet est un amour perdu, toute une vie nÕest pas de trop pour tenter de la retrouver, pour repŽrer dans la silhouette de lÕobjet actuel, aussi ŽloignŽ puisse-t-il para”tre, les traits de lÕamour premier. La mre et la sÏur sont ainsi assimilŽes dans le dŽpassement nŽcessaire des fixations incestueuses qui entravent lՎpanouissement amoureux de Nuit-dÕAmbre. Cette formule situe lÕenjeu considŽrable du lien incestueux, fondateur de la vie amoureuse, pour lequel la sÏur Ç est une figure de relais fantasmatique qui doit tre encore dŽplacŽe pour permettre la rencontre avec un autre objet dÕamour È2. Nuit-dÕAmbre est confrontŽ ˆ la nŽcessitŽ de se libŽrer de lÕobjet dÕamour incestueux mre/sÏur, qui se trouve tout ˆ la fois dŽsirŽ et interdit, pour pouvoir aimer et dŽsirer ailleurs une autre femme. Pour cela, il doit reconna”tre en lui cet obstacle ŽlevŽ sous une forme figurable afin de ne pas la laisser agir en lui ˆ son insu. Plut™t que dÕen prendre conscience il sÕagit, pour Paul-Laurent Assoun, dÕen affronter Ç la puissance de faon ˆ ne plus en avoir peur È3 et ne pas la voir sÕinsinuer dans les mŽandres de la vie amoureuse tel le fant™me dÕune jouissance mal oubliŽe et regrettŽe. Le frre ne peut plus poursuivre sa route sur le chemin de lÕillusion de lÕamour adelphique qui ne survit pas ˆ lՎpreuve de la rŽalitŽ car, en fŽminisant les propos dÕAlain Vircondelet, Ç celle qui lÕattend en retour nÕest plus sa sÏur mais une possible amante È4. Cette Ç Žlection, fervente et exclusive È, reste sans issue, le frre et la sÏur Žtant emportŽs par une puissance autodestructrice. Sylvie Germain parle dÕune Ç malŽdiction È de ce couple consumŽ par un amour qui laisse les amants aux yeux Ç bržlŽs de fatigue, de dŽsir fou, dÕamour malheureux È (NA, 306). Car, Ç la race des amants fraternels, [É] unis par les plus proches et vifs liens du sang [É] sont ds lÕorigine interdits de toute autre forme dÕunion, condamnŽs ˆ la sŽparation. È (P, 55). Comme lՎcrit en Žcho Marguerite Duras : Ç CÕest une douleur communeÉ ils sÕaiment, ils sont ensemble devant cet interdit et ils ne se rejoindront jamais. Ils sÕaimeront toute leur vie. Rien, rien nÕarrivera dÕautreÉ

1

Sigmund FREUD, Ç La Psychologie de la vie amoureuse È (1912), La Vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p.54. 2 HŽlne PARAT, Ç La Relation fraternelle entre vÏux Ïdipiens et plaintes prŽ-Ïdipiennes È, Revue Franaise de Psychanalyse, Ç Frres et sÏurs È, op. cit., p.425. 3 Paul-Laurent ASSOUN, Ç La Relation frre/sÏur : figures de la sŽduction È, Leons psychanalytiques sur Frres et SÏurs, t.1, op. cit., p.62. 4 Alain VIRCONDELET, op. cit., p. 90.

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que cet amour lˆ. È1. Une sourde plainte sՎchappe de dessous Ç leurs lvres rougies de sang [É] je veux tre ton amant, je veux tre ton amante. È (NA, 308). Une mme blessure atteint lÕorigine du souffle, des mots et des baisers. Nuit-dÕAmbre Ç se rve enserrant Baladine, la caressant, lÕembrassant. Mais le corps de la petite se fait de plus en plus glacŽ entre ses bras, sous ses lvres. GlacŽ au point que ses mains et ses lvres se mettent ˆ saigner. È (NA, 170). Alors que Baladine offre un corps abandonnŽ ˆ la mort dans un refus de cette relation mortifre, lÕamour enfiŽvrŽ de Trakl pour sa sÏur Ç SՎlana dans sa vie, sÕenlaa ˆ ses rves, sÕenroula ˆ sa gorge, sÕempara de son cÏur. Bržla dans son regard, et saigna dans sa bouche È2. Le motif du sang qui revient au cÏur de ces couples incestueux Žvoque celui qui, ŽchangŽ, scelle le pacte secret dÕun engagement commun, mais il parle Žgalement de la blessure, signe clinique qui permet de poser le diagnostic de lՎtat morbide dont la trahison peut tre un des versants, ainsi les lvres de Judas Ç ne cessaient de saigner sous la douleur dÕun baiser fourbe ? È (Im, 194).

I-3 LÕunivers clos de la fratrie I-3.A LÕobstinŽ refus de lÕaltŽritŽ Le repli sur lÕunivers fraternel contient ainsi les risques de la perte et de lÕaliŽnation. En multipliant les formes de lÕenfermement Sylvie Germain prŽsente, avec les triplŽs PŽniel, lÕorganisation dÕun clan vivant en autarcie qui porte en luimme les germes de sa propre destruction. Dans le paysage des naissances multiples o le couple gŽmellaire constitue la norme, parfois porteuse de promesse et dՎpanouissement, surgit la brisure du viol qui donne naissance aux triplŽs. Cette filiation exponentielle se greffe sur lÕarbre gŽnŽalogique des PŽniel par lÕacte de reconnaissance de Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup. Le surgissement de la sauvagerie dans lÕacte transgressif du viol se retrouve dans la Ç beautŽ Žblouissante, presque inhumaine dans sa perfection, presque animale È (LN, 204) de cette fratrie incongrue. Les frres dŽploient, en une large palette de possibles, lÕunion paradoxale entre lÕunique et la ressemblance, entre lÕextrme singularitŽ, Ç ces enfants ne ressemblaient ˆ personne È, et la fidŽlitŽ ˆ une filiation, Ç chacun portait la mme tache dÕor ˆ lÕÏil gauche È. Leur inhumanitŽ sous-jacente rŽside dans la reproduction dÕun modle qui, bien que porteur de diffŽrences, ne rŽsulte pas du processus de la procrŽation qui implique la crŽation unique dÕun sujet ˆ partir de deux tres distincts. Ils se prŽsentent 1

Marguerite Duras ˆ MontrŽal, 11 avril 1981, MontrŽal, ƒditions Spirale, p.51-52. Sylvie GERMAIN, Ç LÕEnchanteur ˆ la lyre (dans le sillage dÕOrphŽe et de Georg Trakl) È, op. cit., p.59. 2

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comme Ç trois copies dÕun unique enfant, absolument identiques quant ˆ la forme du corps et aux traits du visage, mais radicalement diffŽrents quant au teint de la peau et ˆ la couleur des yeux et des cheveux. È (LN, 204). Perus par leur pre comme les Archanges de lÕApocalypse, la venue de Rapha‘l, Gabriel et Micha‘l rŽvle les fins prochaines de lÕhomme et du monde. En cumulant les ŽlŽments qui, selon Jean Libis1 constituent une mme famille mythogne, ils transgressent les fondations de la tribu PŽniel et dŽvient son fonctionnement pour sՎriger en groupe autonome, autosuffisant, se dŽfinissant par lÕabsence dÕintŽrt en toutes choses, ˆ lÕexception de son unitŽ. Les triplŽs gomment toute trace de lÕexistence dÕun monde autre que le leur et se situent rŽsolument hors du groupe familial. Ces enfants, rŽceptacles de la Ç haine impuissante È (LN, 207) de Mathilde et de la Ç frayeur È et du Ç doute È de leur pre, se crŽent un monde en vase clos sans relation avec leurs autres frres et sÏurs. Si Romulus et Remus furent nourris par la louve terrienne et chthonienne, les triplŽs sՎlvent seuls et sont nourris indiffŽremment au lait des Ç chvres, des truies et des brebis aux mamelles desquelles ils allaient dÕeux-mmes ds quÕils furent en ‰ge de se tra”ner È (LN, 205). MalgrŽ les soins dont seule Elminthe-PrŽsentationdu-Seigneur-Marie su les entourer pendant des annŽes, ˆ la mort de celle-ci, Ç Rapha‘l, Gabriel et Micha‘l, que dŽcidŽment rien ne semblait pouvoir affecter, passrent outre avec une totale dŽsinvolture [É]. Ils sՎloignrent simplement davantage de leurs autres frres et sÕenfoncrent plus avant dans les sentiers quÕils se traaient en marge de lÕamour È (LN, 228). La notion de Ç sympathie È quÕAdam Smith expose dans sa ThŽorie des sentiments moraux2, ou ce qui, selon Jean-Jacques Rousseau3, tŽmoigne de la pitiŽ, semblent ne pouvoir prendre racine au sein de cette fratrie hors norme. Leur isolement ne les conduit ni ˆ imiter les Žmotions dÕautrui, ni ˆ relier Ç leur vŽcu affectif aux traces mnŽsiques laissŽes par des expŽriences Žmotionnelles analogues antŽrieures È4, capacitŽs sur lesquelles se fonde lÕempathie. Leur absence dÕidentification et de projection les privent dÕun ŽprouvŽ du sens commun qui les empche de se mettre ˆ la place de quiconque. AssurŽment chacun des triplŽs se trouve gratifiŽ Ç de la mme indiffŽrence quÕils Žprouvaient ˆ lՎgard de tous, ni plus ni moins È (LN, 216). Ils ne se sentent pas tout un chacun au point de partager les Žtats dՉme de lÕautre, de les ressentir comme siens ou de se sentir en affinitŽ morale, voire, dՎprouver une certaine compassion ˆ lՎgard dÕautrui. 1

Jean LIBIS, Le Mythe de lÕandrogyne, Paris, Berg international, 1990, p.210. Adam SMITH (1759), Ç De la sympathie È, ThŽorie des sentiments moraux, trad. Micha‘l Biziou, Claude Gautier, Jean-Franois Pradeau, Paris, PUF, coll. LŽviathan, 1999. 3 Jean-Jacques ROUSSEAU (1755), Discours sur lÕorigine et les fondements de lÕinŽgalitŽ parmi les hommes, Paris, Garnier Flammarion, 1971. 4 Franoise COBLENCE, Jean-Michel PORTE, Ç LÕEmpathie È, Revue Franaise de Psychanalyse, 3, tome LXVIII, juillet 2004, p. 759. 2

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Dans leur monde o rgnent lÕautarcie et lÕautosuffisance, la cryptophasie devient langue nationale : les triplŽs Ç ne se mlrent dÕailleurs jamais aux autres enfants PŽniel, ils vivaient farouchement repliŽs sur eux-mmes et inventrent entre eux un langage incomprŽhensible ˆ tout autre. È (LN, 206). Giorgio Agamben nous invite ˆ comprendre la structure du langage humain en prtant une attention particulire au fait quÕun enfant ne peut acquŽrir le langage que sÕil est exposŽ prŽcocement ˆ des actes de parole. Ç Contrairement ˆ ce quÕaffirme une ancienne tradition, lÕhomme nÕest pas de ce point de vue " animal dotŽ de langage ", mais plut™t lÕanimal qui en est privŽ et qui doit par consŽquent le recevoir de lÕextŽrieur È1 au risque de voir compromise toute possibilitŽ de lÕacquŽrir. Avec Ç ses mots inventŽs, sa charge Žmotionnelle, liŽe ˆ lÕinstant prŽsent È, lÕidiolecte referme la fratrie sur elle-mme et Ç fait obstacle ˆ lÕacquisition du langage ordinaire È2. La communication avec lÕenvironnement humain est affaiblie voire inutile, Ç tous trois comprenaient le langage des btes dont ils semblaient prŽfŽrer la compagnie ˆ celle des humains, et ils savaient se faire comprendre dÕelles. È (LN, 206). Les triplŽs vivent dans le monde comme si aucun humain nÕavait fait dÕeux des nourrissons parlants. La satisfaction de leurs besoins, ou lÕapaisement de leurs tensions, paraissent avoir ŽtŽ le seul but de la relation ˆ Elminthe-PrŽsentation-du-Seigneur-Marie. En revanche, lÕappel du cri a trouvŽ un Žcho et une rŽponse suffisante entre les autres membres de la fratrie qui pourvoyaient ˆ la dimension vitale sans quÕadviennent les signifiants de lÕAutre pour constituer un nouvel tre de langage. Aussi restent-ils comme des tres qui nÕont pas reu des gŽnŽrations prŽcŽdentes, ni bŽnŽficiŽ des tonalitŽs et des accents de la langue maternelle3 qui isolent les phonmes, les accents rythmiques et les variations tonales nŽcessaires ˆ la formation dÕun support relationnel o chacun peut se reconna”tre interlocuteur. Dans son roman Les

MŽtŽores

Michel

Tournier,

fortement

inspirŽ

par

les

recherches

du

psychologue RenŽ Zazzo sur le couple gŽmellaire et en particulier par les tŽmoignages retranscris dans son ouvrage, fait dire ˆ Paul au sujet de la cryptophasie quÕil partage avec son jumeau Jean, quÕil sÕagit dÕun Ç des plus beaux fleurons de notre monstruositŽ È. Ce quÕil nomme lՎolien est Ç ce jargon impŽnŽtrable, qui nous permettait de nous entretenir des heures sans que les tŽmoins pussent percer le sens de nos paroles. [É] Voilˆ ce qui fait dÕune langue gŽmellaire un phŽnomne absolument incomparable ˆ toute autre formation 1

Giorgio AGAMBEN, Enfance et histoire. Destruction de lÕexpŽrience et origine de lÕhistoire, traduit de lÕitalien par Yves Hersant, Paris, Petite Bibliothque Payot, 2000, p.111. 2 RenŽ ZAZZO, Ç LÕentretien inachevŽ avec Laurence et Georges Pernoud È, Le Paradoxe des jumeaux, op. cit., p.38. 3 Jean-Pierre DURIF-VAREMBONT, Ç La fonction croisŽe de la parentalitŽ È, Places du pre violence et paternitŽ, Jo‘l et Marie-Pierre Clerget, (dir.), Presses Universitaires de Lyon, coll. Champs, 1992, p.145.

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linguistique È1. En rŽsistant aux influences extŽrieures et en utilisant un langage des origines ˆ usage personnel, les triplŽs deviennent Ç le Verbe È. Selon la linguiste Catherine Kerbrat-Orecchioni, Ç la propriŽtŽ privŽe dans le domaine du langage nÕexiste pas : tout est socialisŽ [É] ; lÕidiolecte nÕest donc, en fin de compte, quÕune fiction quelque peu perverse. È2. La crŽation dÕune langue, comprise et parlŽe uniquement pas trois locuteurs, bloque lՎchange et consacre lÕisolement extrme de la fratrie qui construit une muraille destinŽe ˆ enfermer les Žnonciateurs dans un monde clos qui Ç ne peu[t] que nourrir lÕexcs destructeur È3. Leur langue invalide la relation ˆ autrui : hors jeu les schŽmas traditionnels de la communication qui jalonnent les ouvrages de linguistique, hors champ les schŽmas de Jakobson qui exposent les conditions idŽales dÕune communication verbale. Les parasites et autres obstacles ˆ la communication ne sont rien par rapport aux Žlaborations des triplŽs qui empchent lÕadvenue de la symbolisation en raison du dŽsinvestissement du contenu de la reprŽsentation et de la qute dÕune satisfaction immŽdiate dans lÕacte dialogique lui-mme.

Dans sa dimension incestueuse, le dŽsir ne se soumet pas plus ˆ lÕaltŽritŽ et redouble la scission avec le monde extŽrieur quÕassurait la cryptophasie en ne se soumettant ni aux rgles, ni ˆ la dimension communicative et informative du langage. Au sein des triplŽs, un couple se forme, Ç une entente particulire entre Micka‘l le blond et Gabriel le brun qui ne se quittaient jamais. Mme la nuit ils dormaient enlacŽs lÕun ˆ lÕautre. È (LN, 206). Pour des personnages qui se dŽlectent du cadre endogamique, la sexualitŽ incestueuse nÕest quÕune forme supplŽmentaire dÕun autisme qui peut se lire, pour Marie-HŽlne Boblet, comme Ç attachement au mme Ð homo -, impossibilitŽ [É] de sÕinventer comme autre et de se tourner vers lÕautre È4. Leur relation revendique le refus de toute altŽritŽ et vise une fusion impossible, une indiffŽrenciation mortelle ou, comme le suggrent Les Confessions, une Ç jouissance de nŽant meilleure que toute plŽnitude È5. Ç Ils ne connaissaient en effet de lÕamour que les chemins de traverse les plus obliques, les plus dŽjetŽs hors de la tendresse et de la patience. Des chemins taillŽs ˆ lÕabrupt du dŽsir, ˆ pic sur le vide, ˆ fleur de h‰te et de folie È (LN, 228). Ë lÕinstar des deux hŽros de Sang rŽservŽ6 de Thomas Mann, Gabriel et Micha‘l sont unis physiquement par leur gŽmellitŽ et Žprouvent un

1

Michel TOURNIER (1975), Les MŽtŽores, Paris, Gallimard, coll. Folio, p.180. Catherine KERBRAT-ORECCHIONI, LՃnonciation, Paris, Armand Colin, Coll. U, 1999, p.16. 3 Gilles MARCOTTE, Ç Rejean Ducharme contre Blasey Blasey È, ƒtudes Franaises, Ç Avez-vous relu Ducharme ? È, MontrŽal, 11/34, octobre 1975, p. 277. 4 Marie-HŽlne BOBLET, Ç Roman historique et vŽritŽ romanesque : Les Bienveillantes. Comment le romanesque redonne une mŽmoire ˆ lÕhistoireÈ, op. cit., p.233. 5 Saint AUGUSTIN, Les Confessions, op. cit. (II, 462). 6 Thomas MANN, Sang rŽservŽ (1905), Paris, Grasset, 1971. 2

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attrait Žrotique lÕun pour lÕautre, un amour paroxystique, un amour poussŽ ˆ lÕextrme dont les voies Žtaient dŽjˆ ouvertes par leurs a•eux. Franoise HŽritier1 a prŽsentŽ lÕinceste par le jeu des catŽgories Ç principielles È de lÕidentique et du diffŽrent qui seraient apparues, prŽcise lÕanthropologue, avec une humanitŽ qui avait ˆ Ç donner sens au monde et notamment ˆ lÕirrŽductible diffŽrence des sexes È. LՎquilibre du monde et son harmonie dŽpendraient Ç toujours et partout de la balance des causes de nature identique ou de nature diffŽrente È2. Aussi, dans ce cadre, lÕinceste entre jumeaux est le comble de lÕendogamie, car toujours de premier type, il est le plus extrme en ce quÕil met en contact le cumul dÕidentiques. La relation symbiotique qui anime Rapha‘l et Gabriel, stŽrilise lÕimaginaire et empche la diffŽrenciation nŽcessaire au dŽveloppement dÕun lien qui conoit et respecte lÕautre. LÕattrait entre les deux frres rŽduit les triplŽs ˆ un couple gŽmellaire Žminemment archa•que : Ç ils communiquaient plus par sons et par gestes que par mots. Jamais ils ne se formulrent lÕamour quÕils se portaient ; cՎtait lˆ un amour trop entier, trop violent, pour trouver place dans les mots. Cet amour-lˆ, aussi, ils lÕexprimrent ˆ la force du corps, [É]. È (LN, 258). Ce sŽjour hors du monde socialisŽ fait fructifier les pulsions de mort, lesquelles tirent vers la dŽsorganisation de lÕaltŽritŽ et vers lÕillusion de lÕunicitŽ propre au moi-narcissique. La vie, prŽcise VŽronique LŽonard-Roques, Ç permet la reprŽsentation de soi-mme dans le miroir, comme dans la pensŽe. La mort qui se mle ˆ la vie, efface toute reprŽsentation en effaant la distance entre le moi et son objet. È3. La sociŽtŽ des frres qui se confine dans le couple homosexuel nÕest pas viable, elle nÕest en rien une relation pacifique qui serait le noyau dÕune sociŽtŽ paisible, mais se prŽsente comme une cellule morte, stŽrile dans la ressemblance et la contemplation mutuelles. Le repliement sur soi, sur le groupe et sur la consanguinitŽ que constitue lÕinceste, peut Žgalement se retrouver dans un Ç corps social menacŽ dÕindiffŽrenciation dont le totalitarisme fournit la figure politique : un seul peuple, un seul leader, une seule pensŽe, mouvement vers lÕUn dont lÕhistoire a, en chaque occasion, confirmŽe la force de destruction [É] È4. Ce rŽgime politique, qui se profile ˆ lÕorŽe des bois de TerreNoire, aimante Micha‘l et Gabriel qui finissent par Ç quitter les leurs quÕils nÕavaient jamais vraiment considŽrŽs comme tels È (LN, 258) pour retourner sur le lieu de leur conception. La fort nÕa pas ici la bontŽ primitive de la Nature que

1

Franoise HƒRITIER, Les Deux SÏurs et leur mre. Anthropologie de lÕinceste, Paris, Odile Jacob, 1994. 2 Franoise HƒRITIER, Ç PrŽsentation È, Boris Cyrulnik, Franoise HŽritier Ado Naouri (dir.), De lÕinceste, Paris, Odile Jacob, coll. Opus, 1994, p.11. 3 VŽronique LEONARD-ROQUES, Ç Mythe de Ca•n et enjeux amoureux È, Fratries. Frres et sÏurs dans la littŽrature et les arts de lÕAntiquitŽ ˆ nos jours, op. cit., p.97. 4 Jacques ANDRƒ (dir.), Mres et filles. La Menace de lÕidentique, Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de Psychanalyse, 2003, p.12.

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rechercheront les jumeaux Septembre et Octobre. Alors que les deux fils benjamins de Mahaut et de Nuit dÕOr se protgent ˆ lÕombre des arbres de la folie maternelle et prolongent leurs rveries dÕintimitŽ heureuse et de rŽgression au sein de la chaleur dÕune serre pour cultiver Ç des fleurs, des fruits et des lŽgumes È, Micha‘l et Gabriel rŽgressent ˆ lՎtat de nature et adoptent les comportements naturels et adaptatifs en se nourrissant de la chair des animaux chassŽs. Si lÕon en croit Jo‘l Dor, Ç lÕisolement social ne constitue en rien une condition favorable au dŽveloppement dÕun Žtat naturel, mais, au contraire une condition de dŽveloppement aberrante È1. En sÕenfonant dans les forts, comme les gŽnies de la brousse en Afrique, ils poursuivent leur transgression des limites Ç de lÕordre normal et ses oppositions entre espace villageois humain et espace "sauvage", non socialisŽ [É] È2.

Rapha‘l, lÕenfant albinos, opte pour une autre forme dÕenfermement. DotŽ du don de voyance qui lui est Žchu comme un destin, il est ˆ mme de Ç percevoir la voix tue des disparus, - ˆ y rŽpondre et mme ˆ lÕinterpeller È (LN, 259). Son chant est une parole transfigurŽe qui, en instants de gr‰ce ŽphŽmre, promet la rŽconciliation en faisant appara”tre la douce prŽsence des disparus comme une lueur dans lÕobscuritŽ. Or, Rapha‘l ne parle pas, il chante. Sa voix a cette caractŽristique, aussi fascinante quÕinquiŽtante, dՐtre une parole sans sujet et sans locuteur. Le chant quÕil lance nÕest que pure rŽverbŽration comme peut lՐtre la voix dՃcho, il ne porte aucun sens et nÕapporte rien qui puisse tre offert ˆ une rencontre vivante. Il sՎlve, en une dŽlicieuse et illusoire apesanteur, pour mieux se dŽtourner de la relation et se cl™turer sur soi-mme. Il allait seul et se parlait ˆ lui-mme dÕune voix si claire et chantante quÕelle se suffisait ˆ elle seule. [É] Parfois Rapha‘l venait auprs de ses frres et, balanant tout doucement la tte et les Žpaules, il se mettait ˆ chanter. Sa voix trs blanche avait des accents et des sons inou•s qui incitaient aussit™t Gabriel et Micha‘l ˆ se mettre ˆ danser. Ce chant et ces danses pouvaient durer si longtemps que les trois enfants finissaient par entrer dans un profond Žtat de transe. (LN, 206)

Dans le gouffre de la parole attendue, qui nÕa jamais cessŽ de manquer ds leur naissance, la voix de Rapha‘l prend valeur de Ç fŽtiche È, elle est le signe dÕune Ç supplŽance rŽparatrice È3 ainsi que le support dÕincarnation de ce qui fut une parole absente. Le mŽcanisme hallucinatoire permet ˆ la fratrie de se refermer sur les effets de lÕirruption auditive dÕun chant qui tŽmoigne de la puissance

1

Jo‘l DOR, Le Pre et sa fonction en psychanalyse, Ramonville Saint-Agne, ƒditions Ers, coll. Point Hors Ligne, 1998, p.29. 2 RenŽ ZAZZO, Ç Jumeaux È, Encyclopedia Universalis, version Žlectronique. 3 Paul-Laurent ASSOUN, Le Regard et la voix. Leons de psychanalyse, Paris, Anthropos, 2001p.158.

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attractive de la voix quÕUlysse et ses compagnons ont dž affronter. Rapha‘l rejoint ses sÏurs mythologiques qui sont, selon Paul-Laurent Assoun : ˆ la jouissance par la voix ce que MŽduse est ˆ la jouissance par le regard. De mme que la MŽduse fascine et tue par le regard (hyptonique), les Sirnes mŽdusent par la voix. Ce que lÕune rŽalise par la terreur, les autres lÕobtiennent pas le Ç charme È.1

Rapha‘l cependant, selon lՎconomie interne des triplŽs, destine la jouissance vocale ˆ ses frres ou, selon une logique extrme de lÕenfermement, la retourne en une visŽe onaniste. Tel Pygmalion, sŽduit par lÕobjet de sa propre crŽation, il Ç devint amoureux de son Ïuvre È. Sa passion dŽclarŽe pour sa propre voix le capte tout entier dans un mirage dont il ne peut plus ds lors sÕabstraire. LÕoreille tendue vers la sonoritŽ Žclatante de cette partie de lui-mme quÕil nÕa de cesse de vouloir perfectionner, il nÕaime plus que lՎcho idŽalisŽ de son souffle : Il ne sÕunit jamais quՈ sa seule voix qui lui Žtait plus que sa vie et son unique amour, et cette voix-amante fit de lui lÕun des plus extraordinaires hautes-contre qui se fžt jamais trouvŽ. (LN, 258)

Il nÕest pas anodin de noter que son registre de contre-tŽnor lÕinscrit dans la lignŽe dei castrati, qui furent mutilŽs afin de conserver un organe ˆ la tessiture aux frontires du soprano et de lÕalto et aux limites de la diffŽrence sexuelle, qui permettrait dÕatteindre, ™ prŽtention perverse, Ç la jouissance hors-sexe È2. Le corps de Rapha‘l Žvoque tout autant la rupture avec lÕhŽritage du pre qui transporte, bondissant dans son ombre, le sourire de sa grand-mre ; que la mŽmoire de son arrire grand-pre, disparu dans la transparence. Dans son corps Ç si transparent quÕil ne projetait jamais dÕombre È (LN, 206) lՎpaisseur symbolique ne peut advenir, car celle-ci ne peut exister que si elle se double de ce qui nÕest pas reprŽsentable. LÕutilisation de sa voix, au service de sa propre mise en valeur, engendre un monde o la coexistence de deux champs visuels ne sÕapprŽhende plus. La scission est si grande entre les triplŽs et la tribu Mauperthuis quÕelle ne permet aucune Žvocation dans la mŽmoire familiale, la rŽvocation de leur existence plombe le souvenir du poids du dŽni : On ne parla plus jamais dÕeux, leurs noms furent arrachŽs ˆ la mŽmoire familiale, leur souvenir jetŽ aux cendres. Ils furent pour toujours exilŽs dans le nŽant assignŽ aux rŽprouvŽs. Quant ˆ leur frre Rapha‘l, on perdit Žgalement trace de lui. (LN, 326)

1 2

Ibid., p.78. Ibid., p.159.

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I-3.B La chair de la sÏur Parfois le couple fraternel se prŽsente comme un systme dont un des ŽlŽments ne peut vivre quÕau dŽtriment de lÕautre considŽrŽ comme Žtant ˆ possŽder. Les frres organisent alors avec leur sÏur un rapport trs particulier qui se fige dans un attachement dont les liens se nouent, puis se resserrent, autour de la premire fille familire avec laquelle ils peuvent, dans le champ de lÕintimitŽ, expŽrimenter les formes et lÕexpression du dŽsir ainsi que de la relation duelle. LÕhistorien Alain Corbin1 voit dans le sentiment fraternel une forme majeure de lՎchange affectif, premire forme du rapport ˆ lÕautre sexe et il repre quÕau XIXe sicle, dans les familles bourgeoises, la sÏur reprŽsente Ç la cire molle et ductile qui autorise le pygmalionisme du frre, le faonnage tranquille du double È2. En cette relation, poursuit lÕhistorien, le garon Ç se fait les dents, lÕoccasion lui est t™t donnŽe de dessiner une jeune fille de ses rves et de se prŽparer ainsi ˆ une conjugalitŽ future. È3. Cette perspective, peu reluisante, est au cÏur de la relation que Charlam entretient avec sa sÏur ƒdith : il Ç avait de bonne heure outrepassŽ son statut de grand-frre en exerant ˆ son Žgard une autoritŽ paternelle, et cela plus rigoureusement que ne lÕavait fait leur pre È (In, 111). Souffrant dÕune incapacitŽ ˆ regarder sa sÏur, Charlam ne se soucie aucunement de lÕexpression dÕune quelconque volontŽ de cette dernire qui nÕest pas objet dÕattention pour elle-mme, en tant quÕellemme sujet dŽsirant. La dimension orale est prŽcocement ˆ lÕÏuvre pour grignoter la sÏur dont la croissance se voit ainsi freinŽe : sur Ç des photos de groupe, on voit souvent ƒdith, la tante poussŽe comme un surgeon tardif ˆ lÕombre de son frre È (In, 126). Cette aviditŽ se dŽporte plus tard auprs de lՎpouse pour sÕy dŽployer et ainsi, au fil des ans, AndrŽe perdra son Žnergie vitale passant de Ç petite fille enjouŽe, jeune fille radieuse È ˆ un tre qui Ç sÕest lentement affadie, racornie ; ˆ croire que lÕun a grignotŽ lÕautre avec un zle de termite. È (In, 126). Tel lÕorganisme parasite sÕaccroche ˆ son h™te pour puiser en lui des ressources manquantes afin de vivre ˆ ses dŽpens, le frre trouve en la sÏur ce qui constitue un moi auxiliaire. Cette stratŽgie permet ˆ Charlam, enfant et adolescent sans Ç aucun relief È qui Ç paraissait banal, voire insipide È, de se forger, au fil des annŽes, Ç une prestance È (In, 126), en profitant Ç du

1

Alain CORBIN, Ç La relation intime ou les plaisirs de lՎchange È, Histoire de la vie privŽe, Philippe ARIéS et Georges DUBY (dir.), (1987) Paris, Seuil, coll. Point histoire, t. IV, 1999. 2 Alain CORBIN, Ç La Relation intime ou les plaisirs de lՎchange È, Histoire de la vie privŽe, op. cit., p.475. 3 Ibid.

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moi dÕautrui È et en vivant Ç sur lÕorganisme È1 de sa femme. Celle-ci dispara”tra, diaphane, sans reprendre consistance, alors que sa sÏur retournera cette possession cannibalique en une pulsion castratrice ˆ lՎgard des cordes vocales de ses chiens. Sylvie Germain nous offre une lecture particulire de cette pulsion dÕemprise ˆ lÕÏuvre ds lÕenfance chez Jean-Baptiste et compulsivement agie par son frre Charles-Victor. Jean-Baptiste, dit Petit-Tambour, vit au sein de la lignŽe des PŽniel une situation incongrue, il nÕa pas de jumeau. Fils unique, il grandit dans la nostalgie de la sÏur manquante et reste fascinŽ par le mystre de Ç lÕamour profond qui liait Tsipele et Chlomo È (LN, 312). Ce couple Ç frre et sÏur, unis absolument, dans un amour fou auquel lui nÕavait nulle part, et pas mme accs È (LN, 311), semble offrir une possibilitŽ de dŽsirs quÕil ne peut accomplir seul. Pour celui sur qui repose lÕespŽrance de la paix mondiale retrouvŽe,

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Ç une charges

2

dÕinvestissement È parentales. La recherche absolue de cet autre, Jean-Baptiste va lÕattendre, voire lÕexiger : ce Ç quÕil voulait, cՎtait une petite sÏur. Cette petite sÏur il se lÕimaginait sous les traits de sa mre, miniaturisŽs autant que magnifiŽs. È (LN, 312). La rŽsolution de la solitude passerait par la sÏur avec laquelle Petit-Tambour recrŽerait la dyade initiale ˆ jamais disparue. Le travail de deuil sՎlaborerait ainsi par un nouvel investissement qui ne se dŽploierait pas sur lÕextŽrieur mais se tournerait sur un objet familial le plus proche de la mre, la sÏur, qui serait la plus ˆ mme de procurer une complŽtude jamais interrompue puisque cette petite sÏur Ç serait ˆ lui, rien quՈ lui, toute ˆ lui. È (LN, 325). Dans lÕurgence de son fantasme, Petit-Tambour Žvince le pre comme partenaire potentiel de sa mre et exprime, sans censure, un puissant dŽsir dÕavoir un enfant dÕelle : il Ç nÕeut bient™t de cesse de harceler sa mre de son dŽsir, "maman, suppliait-il avec une sorte de violence Žtrangement douce et lancinante qui Žtonnait la mre, je veux une petite sÏur" È (LN, 312). La croyance en la toute-puissance de la pensŽe qui confre lÕillusion quÕil est pour quelque chose dans la grossesse de sa mre, Ç elle portait pour ses noces lÕenfant que son fils avait tant dŽsirŽ È (LN, 312), et qui le persuade que lÕenfant ˆ na”tre est Ç dŽjˆ sien, et sÏur È (LN, 312), est de courte durŽe. Le principe de rŽalitŽ, qui se prŽsente sous la forme dÕun frre, ˆ t™t fait de rattraper lÕÎdipe en herbe. NŽanmoins, son projet se rŽalisera par lÕentremise de ce frre qui deviendra lÕagent de son exŽcution avec une force dŽcuplŽe.

1

ClŽop‰tre ATHANASSIOU-POPESCO, ReprŽsentation et miroir : essai psychanalytique sur la naissance de la reprŽsentation et son rapport avec lÕimage observŽe dans le miroir, Paris, Ed. Popesco, 2006, p.81. 2 RenŽ KAèS, Le Complexe fraternel, op. cit., p.145.

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Ë la mort de Petit-Tambour, Charles-Victor reprend le fantasme dÕemprise de ce dernier et rŽussit lˆ o son a”nŽ avait ŽchouŽ. La sÏur tant dŽsirŽe advient, permettant la mise en acte de sa possession par procuration. Alors que les parents sont engloutis par le deuil de Petit-Tambour, Charles-Victor est livrŽ ˆ une toute-puissance non canalisŽe par une prŽsence adulte. Ë lÕinstar de La Sylphide crŽŽe par Chateaubriand qui est, selon la description de Jean-Jacques Berchet, Ç un objet narcissique exemplaire, image mouvante, polymorphe È1, Baladine devient le bien de son frre, Ç crŽateur solitaire qui anime le produit de ses rves ; comme Pygmalion, il est Žpris de sa propre crŽation. Il cherche bien ˆ rŽaliser ce dŽsir du mme, qui Žgale Dieu [É] È2. Ce que Charles-Victor ignore cÕest que lÕemprise, nŽcessairement Ç dŽsorganisatrice, dŽsordonnŽe, voire destructrice et dangereuse È3, est une tentative dŽsespŽrŽe pour le soutenir dans la remise en chantier de son identitŽ dŽvastŽe quÕil externalise sur la personne de la sÏur, perue comme une part non sŽparŽe de lui-mme. CՎtait Ç comme si lui mme venait dՐtre remis au monde. Il voulait lÕenfant pour lui, pour lui tout seul. [É] Et ce fut lui qui lui choisit son prŽnom [É] È (NA, 90). Ce faisant, lÕenfant poursuit le trouble gŽnŽrationnel familial en brouillant jusquÕau systme des noms. La prohibition de lÕinceste que nous avons ŽvoquŽe dans la partie prŽcŽdente vise ˆ donner une place dans les gŽnŽrations et un nom dans la filiation. Or, en prŽnommant sa sÏur, Charles-Victor se substitue ˆ ses parents. Il ordonne selon son propre systme, qui est celui de son unique dŽsir, les noms ˆ lÕintŽrieur de sa famille et assigne une place ˆ sa sÏur en se proposant comme unique rŽfŽrence symbolique et seul repre temporel. En se propulsant sur le devant de la scne familiale comme unique acteur, le frre fait na”tre sa sÏur de ses Ïuvres, Ç en imposant ainsi ˆ sa petite sÏur le prŽnom de son choix il la liait ˆ lui dÕun lien sacrŽ, secret, et tout puissant. È (NA, 90). Le prŽnom de Baladine concentre en lui la multiplicitŽ des sens qui lÕattache, non ˆ lÕhumanitŽ, mais ˆ son frre qui la fait exister dans et par son langage. En sÕappropriant et en structurant son monde et son tre selon sa volontŽ, NuitdÕAmbre fait de sa sÏur sa crŽation. Lorsque les enfants se retrouvent orphelins, Charles-Victor : devint simplement fou de sa petite sÏur. [É] Baladine Žtait tout pour lui. Il fit en sorte de devenir tout pour elle. [É] Et il sut lÕoccuper cette place laissŽe vacante, sÕy fonder un empire. De cet empire il sÕacharna dÕailleurs ˆ Žloigner tout autre, car son amour Žtait jaloux. (NA, 91)

1 Jean-Jacques BERCHET, Ç Le Frre dÕAmŽlie ou la part du diable È, ƒros Philadelphe, frre et sÏur, passion secrte, op. cit., p.128. 2 Ibid. p.128. 3 Alain FERRANT, Pulsion et liens dÕemprise, Paris, Dunod, 2001, p.145.

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Allant ˆ lÕencontre du DŽcalogue qui fait commandement Ç dÕhonorer ses parents È1, il lÕexhorte ˆ oublier Ç en premier le nom du pre et celui de la mre car ces deux-lˆ ils sont des moins que rien [É] È (NA, 118). Nuit-dÕAmbre se centre sur lÕobjet quÕil veut saisir et se dresse entre le monde et sa sÏur avec jubilation. LÕagressivitŽ fratricide originaire sÕinfiltre sous les plis de la panoplie du frre protecteur et des sentiments tendres qui cachent une sauvage jalousie. Sous couvert dÕattention se dissimule la virulence du mobile incestueux qui les maintient tous deux hors du monde, attachŽs lÕun ˆ lÕautre, dans une origine exclue de Terre-Noire. Il se dŽsigne le ma”tre de toute chose, le Ç langage, les mots, les sons, ce serait lui, et lui seul, qui les lui enseignerait,- ˆ sa faon. È (NA, 92). Par le biais de rŽcits dÕenfance reconstruit pour Baladine avec les dŽbris de lÕhistoire familiale, ce nÕest plus le conte, parŽ de toutes les sŽductions du merveilleux et de lÕinsolite, qui se glisse dans le quotidien de lÕenfant. Les histoires inquiŽtantes racontŽes par Charles-Victor ne sont pas soumises aux rgles qui permettent au chambardement de la fiction de rester suffisamment rassurant pour pouvoir rver en paix les ombres venues. Le pourvoyeur de contes glisse dans ses rŽcits trop dՎlŽments puisŽs dans la tragŽdie familiale pour que sa fantaisie soit apprŽciŽe. Baladine qui, comme tout enfant a besoin de vivre dans un univers ordonnŽ qui la sŽcurise, ne peut faire face ˆ lÕirruption des fant™mes qui se glissent, sans filtre, dans le rŽcit du frre, particulirement sensible ˆ lՎchec du processus secondaire de la sublimation. Il lui raconte : sans jamais se lasser lÕhistoire du Putois bleu de frre a”nŽ, il prŽtendait quÕil Žtait devenu un gŽant aux yeux de fer, un ogre ˆ la bouche violette et au ventre gigantesque, horriblement affamŽ. [É] CÕest pourquoi tu dois rester avec moi, toujours rien quÕavec moi, sinon il te mangera toi aussi. [É] Tous, ils veulent te prendre et te manger. (NA, 98)

La crainte nÕest-elle pas que les contes pour enfants deviennent vrais ? Autant les loups peuvent tre domptŽs, autant les rŽcits de Vitalie, nourris de temptes avaleuses dÕanctres, auxquels sÕajoutent ceux de Charles-Victor infestŽs du spectre du frre, alimentent lÕeffroi enfantin. Ce ple-mle narratif, qui ne respecte pas plus la forme du rŽcit que ses diffŽrentes Žtapes, efface la frontire entre les mondes de lÕimaginaire et de la rŽalitŽ rendant lÕeffraction dÕautant plus inquiŽtante. La peur fendille peu ˆ peu tous les aspects de la rŽalitŽ et le frre le plus inquiŽtant nÕest pas toujours celui que lÕon croit : Elle avait peur de tout, - du vent, des arbres, du grand Putois de frre mort aux dents dÕogre, mais plus encore de son frre Nuit-dÕAmbre qui la serrait dans ses bras si fort contre lui, et lÕembrassait dans les cheveux, la nuque. (NA, 99)

1

Livre de lÕExode, 20, 14 ; Livre du DeutŽronome 5, 11.

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Le frre nÕest plus celui qui console et rŽconforte la sÏur, comme ses a•eux ont pu le faire, il est celui qui fiche la terreur dans son esprit, rendant les disparus particulirement envahissants et lÕenvironnement pourvoyeurs dÕabandons et dÕanŽantissements futurs. La dŽcouverte de lÕespace passe par le frre qui guide, contr™le, Žloigne, prŽvient, rŽduisant ˆ nŽant lÕexpŽrimentation de la petite fille qui, trŽbuchante et incertaine, se fraie un chemin ˆ petits pas Ç ˆ travers ces cases du savoir dessinŽes par son frre È (NA, 119). De cet univers dÕo ne sourd aucune voix Žtrangre, lÕappropriation du langage est bouleversŽe par le chant qui sÕoffre dans le renouvellement de la diction et dÕune articulation qui se module avec les notes. La musique ouvre les frontires dÕun territoire inconnu encore inexplorŽ par le frre, la modulation du chant ne se soumet plus ˆ sa dŽtermination mais ˆ lÕarticulation du langage musical qui lui Žchappe. Baladine donne ainsi son propre relief expressif au texte musical, o lÕintime de sa sensibilitŽ peut se nicher dans lÕesthŽtique de la voix. Charles-Victor consent ˆ tre Ç mis en arrt et en alerte par lÕimprŽvu, pourvu que cet imprŽvu soit grandeur et beautŽ. [É] È (NA, 119). Dans ce monde dÕune extrme violence, le personnage de la sÏur est ˆ sauvegarder comme le lieu de puretŽ, aussi la musique, qui Žloigne pourtant la sÏur de son frre, est-elle acceptŽe car elle se livre en partenaire abstrait, Ç pas de visage, nul corps È (NA, 119), asexuŽ.

La primautŽ de la zone buccale comme zone Žrogne ou source corporelle pulsionnelle est ˆ lÕÏuvre dans le dŽsir amoureux qui sollicite cette phase dÕorganisation libidinale qui ouvre chez Maxence Ç une faim cannibale [É] È (HC, 71). Quant au grand-pre dÕAurŽlien, une Ç force de la nature È, il dŽploie la puissance de son appŽtit dans lÕimage apprivoisŽe dÕun ogre amoureux, Ç douŽ dÕun formidable appŽtit pour tout, pour la vie, et sa femme [É]È (HC, 14). En revanche, avec LÕEnfant MŽduse la dŽvoration se manifeste par la rŽalisation de lÕinceste. Ce cannibalisme latent, qui oublie que la chair de la sÏur nÕest pas comestible, sÕinscrit dans un double fantasme primitif : dŽvorer et tre dŽvorŽ. Sous sa pression mortifre, lÕimaginaire et les fantasmes enfantins se retournent tel un gant, et de la gourmandise, toute imprŽgnŽe de dŽsir enfantin pour la saveur de la vie, surgit lÕombre qui engloutit. Ainsi Anne-Lise, surnommŽe lՃcureuil Ç car elle avait tout de cet animal, - la rousseur, la gr‰ce et la vivacitŽ. Et elle Žtait douŽe dÕune formidable gourmandise È (EM, 60), sera dŽvorŽe par lÕOgre. Jo‘l Clerget indique ˆ ce propos : on ne mange pas un enfant pour le plaisir de sa chair : quÕon le dŽvore des yeux, lÕavale dans sa bouche ou lÕengouffre dans les abysses du sexe. Un bŽbŽ

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nÕest pas comestible. [É] lÕinceste, cÕest quand la chair, toute crue, se prend pour la parole. Abusivement.1

Or parfois, dans les familles, il sÕagit de savoir qui sera mangŽ et par qui. Comme nous lÕapprend la charmante chanson pour enfants Ç Le petit navire È2 le jeu de hasard de la courte paille tombe bien souvent sur le plus jeune. Philippe Bessoles rappelle que la chanson Ç ne dit pas si cÕest bien de vivres alimentaires dont il sÕagit, toujours est-il que le corps du moussaillon repa”t lՎquipage. È3. Personnage des contes ou des mythes, lÕogre rappelle les GŽants et les Titans, il Ç symbolise la force aveugle et dŽvoratrice [qui] a besoin de sa ration quotidienne de chair humaine fra”che È4. LorsquÕil reste couchŽ sur les pages des livres pour enfants, il avale en prŽservant lÕobjet Ç dans sa totalitŽ et son intŽgritŽ, transportŽ de la rŽalitŽ extŽrieure ˆ lÕintŽrieur du ventre, il change simplement de lieu È5. Car, dans les histoires enfantines, prŽcise Franoise Couchard, Ç lÕogre et lÕogresse avalent sans dŽtŽriorer, sans faire mal ni blesser et cette oralitŽ de bon aloi permet toujours la rŽgurgitation par une toux ou une dŽjection anale È6. En revanche, lorsque lՐtre Ç parŽ dÕune lŽgende qui en impose beaucoup ˆ la petite si Žprise de fables È (EM, 41) ne se tient pas dans le rŽcit et sort pour investir le champ du rŽel alors, lÕangoisse originelle dՐtre mordu et mis en morceaux envahit lÕespace mental et tue tout imaginaire : Ç son hŽros nՎtait quÕun voleur de rves [É] Le grand frre nՎtait quÕun ogre qui se rassasiait de la tendre chair des petites filles. È (EM, 99). Les contes fournissent ˆ lÕenfant un univers aisŽment dŽchiffrable parce que fondŽ sur des oppositions trs marquŽes entre petits et grands, riches et pauvres, bons et mŽchants, et sur des valeurs positives qui se trouvent par dŽfinition du c™tŽ du hŽros. Avec Ferdinand, le schŽma narratif habituel des contes qui doit fournir ˆ lÕenfant, ce quՃric Berne appelle un Ç scŽnario de gagneur È7, ne fonctionne pas. Lucie nÕaffronte pas lՎpreuve de lÕogre pour la dŽpasser, elle subit lՎpreuve de la dŽvoration et de lÕanŽantissement par un frre qui nÕest plus ni roi, ni ange, mais est un monstre tel que Goya reprŽsente le gŽant Chronos. Dans son essai sur Etty Hillesum, Sylvie Germain cite Simone Veil (EH, 23) pour laquelle : 1

Jo‘l CLERGET, op. cit., p. 92. Ç Au bout de cinq ˆ six semaines / Les vivres vin Ð vin Ð vinrent ˆ manquer / On tira zՈ la courte paille (bis)/ Pour savoir, qui, qui, qui serait mangŽ / [É] Et commÕ cՎtait le capitaine, / Le mousseÐ se-se mit ˆ pleurer, / Puis il dit : ԍa me fendrait lՉme, (bis) / JÕaime mieux mieux mieux le remplacer È, Chansons populaires. Album chansons, ƒpinal, Imagerie Pellerin, coll. SŽrie bleue, 1978, ouvrage non paginŽ. 3 Philippe BESSOLES, Le Meurtre du fŽminin. Clinique du viol, Lecques, ThŽŽtte Žditions, 1997,2me Ždition 2000, p.60. 4 Jean CHEVALIER, Alain GHEERBRANT Alain (1969), Ç Ogre È, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 693. 5 Franoise COUCHARD (1991), Emprise et violence maternelles, Paris, Dunod, coll. Psychismes, 2003, p.39. 6 Ibid. 7 ƒric BERNE, Des jeux et des hommes, Paris, Stock, 1975. 2

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La grande douleur de la vie humaine, cÕest que regarder et manger soient deux opŽrations diffŽrentes. [É] Peut-tre les vices, les dŽpravations et les crimes sontils presque toujours ou mme toujours dans leur essence des tentatives pour manger la beautŽ, manger ce quÕil faut seulement regarder.1

Ainsi en est-il de Ferdinand qui, incapable de contr™ler ses pulsions orales et tiraillŽ par une exigeante fringale Ç dÕun frle corps dÕenfant È (EM, 86), en frre paresseux mais organisŽ, restreint son champ dÕinvestigation au domicile familial. Pour assouvir une faim, dÕaucun ouvrirait la porte du rŽfrigŽrateur, Ferdinand change simplement de pice et se sert dÕune sÏur sur canapŽ. SacrifiŽe pour nourrir lÕOgre, sorte de dŽitŽ dŽvoratrice qui nÕen finit pas de rŽclamer son dž, Lucie est conue comme un vŽritable garde-manger ˆ disposition du frre qui Ç consomme È (EM, 86) Ç la dŽlicieuse douceur de lÕenfance selon ses envies. Ce corps, lui Žtait soumis, il Žtait sien, et dŽlectable È (EM, 176). Valeur ˆ unique usage sexuel, Ferdinand prend le corps et lÕesprit de sa sÏur ˆ dŽfaut dÕavoir pu vivre et jouir de son propre corps dÕenfant. LÕogre se double du loup, face sombre de Lou-FŽ, Ferdinand en adopte la dŽmarche, Ç ses pas de loup sont trŽbuchants È (EM, 104) et manie la rhŽtorique du conte du Petit Chaperon Rouge Ç Grand-mre, comme vous avez de grands yeuxÉ / CÕest pour mieux te voir, mon enfant ! [É] / Grand-mre, comme vous avez de grandes dentsÉ / CÕest pour mieux te manger, mon enfant ! È2. Cet animal, qui reprŽsente la nuit dans les mythologies orientales, engloutit le Chaperon rouge3, comme lՎclipse de lÕincipit laissait prŽsager la dimension rŽvolutionnaire de ce qui se prŽparait au sein de lÕunivers de Lucie : Ç Le loup cŽleste dŽvore la lumire. Et les petits enfants aussi prennent peur, certains mme se mettent ˆ pleurer. È (EM, 16). Ce phŽnomne astronomique, qui plonge totalement ou partiellement le corps ŽclipsŽ dans lÕombre projetŽe par un autre corps, appara”t comme signe de la disparition de la lumire du monde de lÕenfance qui entre dans les tŽnbres. La lune qui Ç monte ˆ lÕassaut du soleil È (EM, 15) devient mŽtaphore de lÕattaque incestueuse du frre au corps envahi de dŽsir Ç plein dÕexcs, ivre dÕoubli et dÕobscures jouissances È (EM, 76). Telle une menace, lÕinscription temporelle se suspend Ç Ce nÕest pas le jour, ce nÕest pas la nuit. CÕest un temps tout autre È (EM, 16).

1

Simone VEIL, Attente de Dieu (1942), Paris, Žd. La Colombe, 1950, p.169. Charles PERRAULT (1697), Ç Le Petit Chaperon Rouge È, Contes, Paris, Garnier Flammarion, 1991. 3 Robert LAFFONT, Valentino BOMPIANI, (1960), Ç Chaperon rouge È, Dictionnaire des personnages, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2003, p.213. 2

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I-3-C La dŽvastation incestueuse en son criant silence Par rŽfŽrence ˆ la notion du chiasme dŽveloppŽ par Ferenczi1, le passage ˆ lÕacte incestueux fait effraction dans lՉme enfantine, mais cÕest lÕinfantile qui opre dans les coulisses de la conduite perverse de Ferdinand. Passant les annŽes comme la luminositŽ des Žtoiles, la beautŽ et lՎclat de lÕamour perdu de la mre Ç rayonnent ˆ travers Ferdinand È (EM, 41). Le corps du Ç petit Roi Soleil È (EM, 77) sÕabat sur Lucie et Žteint lՎclat de ses rayons, avant quÕune nouvelle rŽvolution cŽleste obscurcisse pour toujours le faible Žclat dÕun astre usurpŽ. Ce qui fait effraction dans lÕunivers de la petite Lucie est inassimilable : Elle nÕavait rien compris. LÕhomme qui venait dÕappara”tre en pleine nuit dans sa chambre portait bien le visage de son frre, mais ce corps lui Žtait inconnu. Un corps ˆ la fois trs beau, et monstrueux. A quel animal avait-il donc volŽ ce membre Žtrange qui lui saillait en bas du ventre ? (EM, 106)

LÕimmaturitŽ psycho-affective due ˆ son jeune ‰ge place Lucie dans lÕincapacitŽ de comprendre la mŽtamorphose de son frre. Aussi, puise-t-elle dans son univers familier pour reprŽsenter cette irruption qui impose une inquiŽtante diffŽrence avec sa perception habituelle du rŽel. Le frre devient monstre par un jeu de type combinatoire qui associe des ŽlŽments disparates en une greffe sauvage et obscure qui Žveille des peurs trs primitives. Christian Morzewski emprunte ˆ la langue du Moyen-‰ge le mot de bestournement de lÕenfance pour commenter le roman LÕEnfant MŽduse, Ç [É] de ce verbe bestorner, bestourner, qui dŽsignait lÕaction de corrompre, dÕaltŽrer, dÕestropier, de contrefaire, de dŽtruire mais surtout de " mettre ˆ lÕenvers " [É] È2. Celle qui apparaissait les yeux levŽs au ciel pour en dŽnicher les beautŽs contenues, le Ç regard droit, et brillant de gaietŽ È (EM, 26), se retrouve le Ç regard [É] clouŽ au sol, enfoui dans la boue. Son imagination rampait dorŽnavant ˆ ras de terre. È (EM, 123). Ce qui Žtait remarquable chez lÕenfant choit, renversŽ en bris Žpars. Ferdinand fait passer pour la vŽritŽ du dŽsir une chose interdite, il introduit la dŽfiance ˆ la loi et la mŽfiance dans les choses du dŽsir. Ç LÕogre Žtait un sorcier qui retournait toute chose en son contraire et transformait le familier en angoissante ŽtrangetŽ. [É] parfois [Éil] tente [É] de la sŽduire et de lÕapprivoiser. Il feint alors la douceur et la complicitŽ È (EM, 101) ou utilise la Ç menace, et cÕest par cela quÕil la tient. È (EM, 103). Ce passage indique le principe mme de la perversion qui sÕexprime, malgrŽ les prophŽties du Grand Prophte Isa•e

1

Sandor FERENCZI, Ç Confusion de langue entre les adultes et lÕenfant È (1933), Psychanalyse 4, Îuvres compltes 1927-1933, Paris, Payot, 1982 2 Christian MORZEWSKI, Ç LÕEnfant MŽduse ou lÕenfance bestournŽe È, Cahiers Robinson, n¡20, 2006, p. 144.

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Ç Malheur ˆ ceux qui appellent le mal, / bien, et le bien, mal, qui changent les / tŽnbres en lumires, et la lumire en / tŽnbres, qui changent lÕamer en doux et le / doux en amer È1. LÕordonnancement passŽ o Ç chacun Žtait ˆ sa place et tenait le langage qui Žtait le sien È (EM, 118) nÕa plus cours. Dans un monde o la parole est dŽnuŽe de valeur signifiante, o lÕordre symbolique est bafouŽ, la discordance rgne, le discours des proches est tour ˆ tour qualifiŽ par Lucie de Ç bourdonnement È,

Ç mutisme È

Ç caquetage È,

Ç charabia È

É

tous

a-

signifiants. Pour Lucie qui Ç possŽdait son propre monde et son propre langage È (EM, 118), dorŽnavant Žcrit Christian Morzewski, ce Ç ne sont plus des paroles de miel et de rose qui couleront de la bouche de lÕenfant souillŽe, mais lÕordure et la fange des mots adultes, le sabir dÕune possŽdŽe, qui nÕest autre que lÕexpression dŽfensive dÕune psychŽ blessŽe. È2. LÕabus finit jusquՈ corrompre le regard portŽ sur les adultes qui Žvoluent dŽsormais dans un univers hyper sexualisŽ, Ç elle nՎprouvait plus soudain que mŽfiance et malaise ˆ lՎgard des adultes. CÕest quÕelle connaissait dŽsormais leurs vrais corps, elle savait ce quÕils faisaient la nuit dans leurs chambres closes. Elle comprenait les sousentendus È de ceux qui mettent en place des protections illusoires pour Ç ne pas parler de a È (EM, 119). Avec lÕinceste Žcrit Denis Vasse, Ç la loi du langage devient dŽrisoire. CÕest un loup. Une bouche dŽvorante È3. Les actes de Ferdinand sÕinscrivent dans le non-dit et le mutisme, tant Ç lÕinceste, le silence et la mort ont partie liŽe È4. Paradoxalement alors que lÕinceste nÕaime pas les discours, Sylvie Germain se saisit du langage pour dŽcrire le mutisme sŽculaire agissant autour de la transgression dÕun tabou qui est prŽsentŽ comme un des mythes fondateurs dÕune sociŽtŽ en des temps o des acteurs dÕorigine divine et incestueuse sÕoctroyaient des droits de pouvoir et de jouissance. La romancire dŽploie

un

des

fondamentaux

de

la

situation

incestueuse

qui

est

la

problŽmatique du silence qui se dŽcompose en diverses tonalitŽs que rappelle Yves-Hiram L. Haesevoets : silence de lÕenfant traumatisŽ et contraint ; silence de lÕagresseur en marge de la parole structurante ; silence du tiers horrifiŽ ou complice ; silence sur ce que personne ne veut entendre.5

Le secret, quÕil faut garder en limitant les Žchanges et les recours, enferme Lucie en une bien triste ritournelle : Ç Son secret, - une obscure alchimie qui

1

Livre du prophte Isa•e, v, 30. Christian MORZEWSKI, Ç LÕEnfant MŽduse ou lÕenfance bestournŽe È, Cahier Robinson, n¡20, 2006, p. 148. 3 Denis VASSE, Inceste et jalousie, op. cit., p.81. 4 Yves-Hiram L. HAESEVOETS, LÕEnfant victime dÕinceste, Bruxelles, ƒditions De Boeck UniversitŽ, 2003, p.5. 5 Ibid. 2

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soudain a transformŽ lÕenfant enjouŽe quÕelle Žtait È (EM, 91), Ç Ce secret lui ronge la chair du dedans È (EM, 92), Ç Son secret, - une Ïuvre au noir accomplie dans sa chair È (EM, 98), Ç son secret, - un sceau invisible le maintient enfoui, b‰illonnŽ. È (EM, 102). Alors que Lucie est suspendue ˆ un silence qui tue le langage et le geste de vie, le secret est lÕunique et malheureuse possession qui b‰illonne et favorise la pŽrennisation de la situation. Solide comme les murs dÕune prison, il enferme le corps bafouŽ dans sa fonction dՎchange, bloque les mots, Žtouffe les plaintes et anŽantit le refus. LÕogre, en lui volant sa voix, prolonge quotidiennement la jouissance ressentie lors de lՎtranglement de la petite Anne-Lise alors que sa Ç gorge sÕemplissait de silence. È (EM, 179). MuselŽe, Lucie est lÕotage de sa propre famille car le monstre dont il faut se mŽfier Ç est dŽjˆ lˆ, et il ne sort dÕaucun film. Il est de la famille È (EM, 102) et la mre qui devrait apporter la protection Ç est en mme temps celle du loup et celle de la chvre È (EM, 98). Lucie, par le silence imposŽ, dŽtient un pouvoir contradictoire et coupable, duquel dŽpend sa propre survie ou la destruction de sa famille. Le silence imposŽ est un faux choix, une injonction paradoxale, qui place Lucie devant le dilemme de perdre ses seuls objets dÕattachements et dՐtre ainsi exposŽe ˆ lÕextŽrieur, Ç Lucie est rŽduite au silence, et mme ˆ se faire la complice de son persŽcuteur È (EM, 103). LÕattente dÕune parole, lÕirruption dÕun tŽmoin, dÕun regard extŽrieur non complice, sont autant de points dÕappui qui permettraient de se dŽgager de lÕemprise. Or, les lancinants appels ˆ lÕaide, Ç ˆ la pitiŽ, quÕelle avait lancŽs en silence, et en vain. Nul nÕavait su apercevoir ses signaux de dŽtresse, nul nՎtait parvenu ˆ deviner son secret. È (EM, 126).

LÕexpŽrience dŽsorganisante trouve ˆ sÕexprimer sur le corps de Lucie qui, dŽvorŽ par la contamination, se mŽtamorphose. De son enfance Žvanouie, il ne reste quÕun regard qui sÕagrandit alors que le corps fond, laissant poindre les os et dŽfiant la fŽminitŽ de sÕy loger et le dŽsir de sÕy accrocher. La souffrance se donne ˆ voir ˆ celui qui chausse les bonnes lunettes. Telle la belle princesse sÕaffuble dÕune peau dՉne1 pour Žchapper ˆ lÕamour incestueux de son pre, Lucie se couvre de taches Ç de la tte aux pieds È (EM, 102) et souhaite Ç revtir la peau gluante et boursouflŽe de verrues des crapauds des marais pour pouvoir horrifier le frre È (EM, 100). Car si les princes embrassent les grenouilles, ˆ coup sžr les Ç ogres ne croquent pas les crapauds È (EM, 100). Faute dՎlaboration mentale, le vŽcu de souillure sÕinscrit sur le corps de faon permanente et fait ressentir un sentiment de pourriture, tenace et indŽcrottable 1

Charles PERRAULT, Ç Peau dÕåne È, Contes, Paris, Garnier Flammarion, 1991.

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Ç elle a pris sa propre chair en horreur È (EM, 99). LÕexacerbation de la propretŽ vise ˆ arracher la noirceur de lÕacte, Ç si elle lÕavait pu, Lucie se serait lavŽe ˆ lÕeau de Javel, se serait dŽcapŽe ˆ la paille de fer, frottŽe au soufre et ˆ lՎther, afin de dŽgožter ce frre au nez dÕogre È (EM, 100).

Les mots se dissolvent

dans le corps ˆ corps qui laisse dans son sillage lÕeffroi ˆ Ç lÕodeur nausŽeuse È (EM, 90) dont lÕempreinte indŽlŽbile envahit lÕespace. Elle accroche le souvenir au sens archa•que de lÕodorat qui ne peut faire sens. Il reste une trace insaisissable, fugace mais dÕune grande violence, Lucie garde son frre dans le nez, localisation qui rend vaine toute tentative dՎlaboration : Ç tout ce qui lui rappelle lÕodeur du corps de son persŽcuteur, tout ce qui Žvoque ce corps et les sŽcrŽtions de ce corps, lui fait un effet immŽdiat de violente rŽpulsion È (EM, 93). LÕabsence de la dŽpouille du pre transforme le fils en mausolŽe vivant qui bascule de tout son poids, Ç un corps pesant et Žtouffant comme une pierre tombale È (EM, 90), sur celui de la fillette, Comment survivre ˆ la chute dÕun tel ŽlŽment qui Žcrase jusquՈ sÕinscrire, profondŽment, durablement dans le corps, jusquՈ devenir pierre angulaire de la vie de Lucie ? La figure de lÕhermaphrodite est ici proposŽe dans la version mortifre dÕune gŽographie corporelle aux repres gommŽs, comme si lÕodeur et le corps de lÕun imprŽgnaient lÕodeur et le corps de lÕautre, au point quÕil ne soit plus possible de distinguer les contours de son tre, de diffŽrencier le vivant du mort, le frre de la sÏur. Arielle Caisne le formule ainsi dans son livre de tŽmoignage : Ç Je ne sais plus, malgrŽ les annŽes, o finit sa peau, o commence la mienne. Je suis deux. È1. Au Ç Je nÕai pas faim, je ne parviens pas ce soir ˆ digŽrer ma vie È, de lÕAntigone de Marguerite Yourcenar2, pourrait rŽpondre un Ç je nÕai plus faim È de Lucie qui Ç a perdu lÕappŽtit, elle a pris la nourriture en dŽgožt. È (EM, 93). Le vŽcu cannibalique se retourne et se revit au quotidien dans des conduites alimentaires perverties. LÕaprs-coup dÕavoir ŽtŽ dŽvorŽe se met ˆ lÕÏuvre dans le dŽsordre de lÕalimentation. Lucie ™te ˆ la nourriture tout ce qui est susceptible de la relier ˆ du vivant en ne se nourrissant que Ç de lŽgumes et de fruits, et de pain È. Philippe Bessoles lit dans ces troubles alimentaires qui font suite ˆ un viol Ç plus quÕune identification ˆ lÕagresseur, une identification ˆ lÕagression elle-mme È3. LÕunique perspective dŽployŽe par Lucie est de Ç devenir maigre jusquՈ se rendre insaisissable, invisible, afin de dŽcourager le dŽsir du loup, de couper le dŽsir insatiable de lÕOgre È (EM, 94) et ne plus tre gožtŽe telle une denrŽe toujours disponible et ainsi Žchapper ˆ toute tentation comestible par lÕexposition

1

Arielle CAISNE, LÕOrtie, Paris, Fayard, 1991. Marguerite YOURCENAR, postface ˆ un texte de 1935 publiŽ dans Feux, Paris, Gallimard, 1974, p.169. 3 Philippe BESSOLES, Le Meurtre du fŽminin. Clinique du viol, op. cit., p.59. 2

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dÕune maigreur, de creux et dÕangles, apte ˆ produire des bleus ˆ qui oserait sÕy frotter : Ç Un bleu dÕopprobre, lˆ, en plein front, comme la tache de cendres ˆ la messe des Cendres, afin que tous puissent le voir, et comprendre enfin È (EM, 94).

Le raz de marŽe de lÕinceste fraternel met la dimension corporelle ainsi que la spatialitŽ familire sans dessus-dessous, les repres habituels sont pervertis et les vagues du passage ˆ lÕacte laissent derrire elles un dŽsordre cataclysmique dŽsolant. LÕombre de lÕogre sՎtire sur les lieux de lÕenfance et rend leur exploration solitaire impossible, Ç Depuis le crime les enfants du bourg nÕont plus le droit de sÕen aller tout seuls se promener dans la campagne. È (EM, 61). Les stratŽgies de protection et les consignes des parents pour que lÕenfant ne soit jamais seul dehors ne peuvent quՎchouer, lÕOgre se niche dans les alc™ves de la maison. Alors quÕelle travaille sur les maisons dÕenfance dans lÕÏuvre dÕHenri Bosco, Leocadia Molina Leal prŽsente la chambre dÕenfant comme Ç lÕultime rŽduit de la rverie particulire ˆ lÕenfant. Elle se prŽsente dÕabord comme un berceau [É] È1. Dans Hors champ, AurŽlien se rŽfugie dans sa chambre dÕenfant, lorsque son monde sÕeffondre elle reste lÕultime lieu o dŽposer son dŽsarroi : Ç Il dŽsencombre le lit des sacs, piles de revues et de vtements entassŽs dessus, et sÕallonge. Il est transi de froid, il sÕenveloppe dans le couvre-lit. Il sÕendort. È (HC, 141). Lieu des rves, des songes et des fantaisies, la chambre ouvre ˆ la connaissance et au passage du monde diurne aux profondeurs nocturnes. Dans LÕEnfant MŽduse, le dŽmŽnagement de la Ç trs petite chambre enclavŽe entre celle de son pre et celle de sa mre È (EM, 30) pour une nouvelle chambre correspond ˆ lՎmancipation de la tutelle parentale qui demande ˆ traverser le couloir pour accŽder ˆ lÕautre rive. Or ce passage symbolique du Ç recoin de son enfance È (EM, 30) ˆ la vastitude du nouvel espace ˆ dŽcouvrir, contient un risque accru. LՎpreuve de lՎmancipation devient Ç dŽfiguration de lÕenfance È (EM, 121). La fentre, qui ouvre du c™tŽ du levant sur le potager, nÕest pas lÕouverture sur le monde bucolique des sages plantations familiales, ni lÕaccs ˆ la connaissance, mais elle favorise lÕirruption de lÕogre dans le monde enfantin, ˆ lÕinsu des parents. LÕespŽrance de la Ç grande aventure È (EM, 30) se nŽgativise en isolement. Le rŽgime nocturne nÕest plus propice aux rves, mais favorise la concrŽtisation des cauchemars en des personnages issus du monde inconscient par lÕarrivŽe du monstre. La chambre dÕenfant ne remplit pas sa fonction protectrice, lÕintrusion transforme

1

Leocadia MOLINA LEAL, Ç Maisons dÕenfance chez Henri Bosco È, Cahiers Robinson, Ç Henri Bosco : Rver lÕenfanceÉ È, Christian Morzewski (dir.), Arras, UniversitŽ dÕArtois, n¡4, 1998, p.91.

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lÕespace en une Ç trappe o on lÕavait jetŽe en p‰ture au loup, elle en avait fermŽ lÕaccs ˆ tout le monde. È (EM, 121). La chambre, pays de lÕenfance, espace intime, personnel et protŽgŽ, devient un tombeau o lÕisolement nÕest pas celui du refuge mental mais Ç cabinet de magie noire, o tout se retournait en son contraire È (EM, 121). Les Žnigmes de la sexualitŽ classiquement contenues dans la chambre des parents se dŽversent cržment dans la chambre de Lucie, Ç il avait transformŽ le divan en couche de dŽtresse È (EM, 121) sur laquelle se dŽversent les associations les plus mortifres. LÕinceste a effacŽ dÕun coup toute lÕhistoire, il nÕy a plus dÕavant, plus dÕaprs, la vie de lÕenfant commence et sÕarrte avec le passage ˆ lÕacte de son frre. LÕatteinte de lÕenfance par incorporation condamne la sÏur ˆ la mort psychique, douleur inguŽrissable dÕune maladie ˆ la mort comme lՎcrit Sšren Kierkegaard1, qui peut conduire lÕenfant au suicide, pour tuer cet autre en soi qui ne peut plus tre aimŽ comme un prochain, comme un frre. La petite Irne Vassalle se pend prouvant Ç sans profŽrer un seul mot que lÕoutrage portŽ ˆ un corps dÕenfant Žtait dÕemblŽe une mise ˆ mort È (EM, 143). Le lien entre Lucie et son frre continue dans une sphre qui nÕest pas celle du rŽel ni du symbolique mais celle de lÕimaginaire. Mme en son absence le frre sort grandi de ses actes comme une ombre quand on sÕen Žloigne, reprenant en cela la mŽtaphore de la lumire et de lÕombre. Le bourreau est transformŽ en Ogre et vient encombrer plus encore lÕenfant dans son advenir. La relation incestueuse, cependant, ne peut se rŽsumer ˆ une relation duelle dÕabsorption de Lucie comme objet du dŽsir du frre. Le frre et la sÏur sont indissociables de lÕenvironnement familial dont ils restent directement dŽpendants, lequel se crŽe et sÕalimente de la relation incestueuse : A ce meurtrier elle Žtait liŽe par le sang ; ils Žtaient nŽs tous les deux de la mme mre. Tous deux avaient grossi, comme des ttards, dans les mmes eaux troubles, dans les mmes entrailles. Et elle lui Žtait liŽe aussi par un autre sang, - celle du vice. Le lien du sang qui la ligotait ˆ son frre Žtait en vŽritŽ multiple, plus volubile quÕun liseron et plus Žpineux quÕun chardon, bržlant comme une brassŽe dÕorties, et noir. (EM, 136).

IntergŽnŽrationnelles, les relations incestueuses correspondent ˆ des modes particuliers dÕinteractions entre membres dÕune mme constellation familiale. La famille devient le vŽhicule de mythes transgŽnŽrationnels sur lesquels se greffent tant les pathologies individuelles que les troubles du lien. Ferdinand initialement objet de transactions abusives, est amenŽ ˆ jouer des r™les antinomiques

impliquant

une

distorsion

des

paramtres

temporels

1

Voir Aude-Marie LHOTE, La Notion de pardon chez Kierkegaard, ou Kierkegaard lecteur de lՎpitre aux Romains, Paris, Vrin, 1983.

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gŽnŽrationnels ˆ la fois suspendus et accŽlŽrŽs. NÕayant pu se dŽgager des obstacles de lÕincestualitŽ maternelle, les conditions de lÕinceste fraternel sont crŽŽes ˆ lÕintŽrieur mme de la famille pour que le fils affirme son appartenance ˆ la catŽgorie des vivants. En raison dÕune dŽficience de lÕenveloppe familiale, lÕinceste fraternel serait, selon Rosa Jaittin, Ç lÕexpression de la transformation de lÕaffect en son contraire, de lÕamour en haine, dŽplacŽ du lien maternel au lien fraternel. CÕest une forme de destruction du lien qui peut tre Žquivalente ˆ la lutte fratricide des rŽcits bibliques et mythiques. È1

1

Rosa JAITTIN, Clinique de lÕinceste fraternel, op. cit., p.91.

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II - LE DOUBLE ET LÕAUTRE EN CE MIROIR JÕai peur de toi, miroir, jÕai peur de ton eau morte O dort un lourd PassŽ sous un trouble avenir ; JÕai peur de lÕau-delˆ que ton reflet mÕapporte ; JÕai peur de ma prŽsence et de ton souvenir. Franoise Renaud, Le Miroir

II-1 Le miroir rŽflŽchissant II-1.A Une inquiŽtante ŽtrangetŽ Le frre ou la sÏur peuvent tre considŽrŽs comme le non-Moi ou lՎtranger qui fait intrusion. Toutefois, ce frre ou cette sÏur peut Žgalement, et contradictoirement, tre ce familier qui est le plus fidle reprŽsentant du Moi. Ç Le frre, alter ego, est en effet un reprŽsentant parfait du double È1, un mŽdiateur, un intermŽdiaire entre lÕimaginaire et le rŽel qui sert de passeur entre la relation narcissique et la relation dÕobjet. De ce fait, cette relation est souvent pŽrilleuse et hŽsitante devant ce qui se rŽvle dans une relation spŽculaire basique. La confusion et la perplexitŽ saisissent le sentiment dÕidentitŽ qui risque de vaciller dans ce vertige de lÕalter. Dans son texte sur le phŽnomne de LÕInquiŽtante ŽtrangetŽ, Freud retrace brivement le parcours du Double ˆ travers les ‰ges. Ë lÕorigine, le double assurerait la fonction de garantie contre la destruction du moi et de Ç dŽmenti Žnergique de la puissance de la mort È2. Une telle reprŽsentation, qui a poussŽ sur Ç le terrain de lÕamour illimitŽ de soi È du narcissisme primaire de lÕenfant, Žvolue, pour tre dŽpassŽ, et aussit™t modifiŽ : Ç dÕassurance de survie quÕil Žtait, il devient lÕinquiŽtant avant-coureur de la

1

Genevive BOURDELLON, Isabelle KAMIENIAK, Ç Argument È, Revue Franaise de Psychanalyse, Ç Frres et sÏurs È, op. cit., p.326. 2 Sigmund FREUD, Ç LÕInquiŽtante ŽtrangetŽ È (1919), LÕInquiŽtante ŽtrangetŽ et autres essais, traduit de lÕallemand par Bertrand FƒRON, Paris, Gallimard, Folio, 1985, p.237.

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mort È1. Quand le double sՎcarte lŽgrement de son modle, un mouvement de bascule fait glisser le trs semblable au pas totalement reconnaissable, pour se parer de la figure angoissante de lÕUnheimlich. Le phŽnomne de lÕinquiŽtante ŽtrangetŽ est ainsi une autre composante du double fraternel, dont le surgissement questionne les notions dÕidentitŽ et du mme, susceptible de se transformer en autre en une troublante mŽtamorphose. La relation et le lien avec une sÏur ou un frre contiennent cette possible confrontation existentielle ˆ la figure du narcissisme originaire, dont un des risques est de perdre momentanŽment les limites de son tre ou de redouter lÕintrusion de cet tre qui implique de se Ç confronter ˆ ce double que je suis pour moi-mme È2. Face ˆ la crainte de se sentir rŽgresser Ç ˆ des Žpoques o le moi ne serait pas encore nettement dŽlimitŽ par rapport au monde extŽrieur et ˆ autrui È3, le vertige peut envahir lÕespace intŽrieur avant de se tourner vers lÕautre pour le dŽtruire. Ë maintes reprises dans son Ïuvre, Sylvie Germain se sert du motif du double, joue sur le procŽdŽ du dŽdoublement et sur les effets de miroir. Dans Cracovie ˆ vol dÕoiseaux lՎcrivaine se remŽmore une scne du film de Krzysztof Kieslowski, La Double Vie de VŽronique4 qui se dŽroule sur le Rynek Glowny de Cracovie. Le personnage de Weronika, interprŽtŽ par Irne Jacob, aperoit dans un car de touristes Žtrangers : une jeune femme qui nÕest autre quÕelle-mme. Est-ce un sosie, un double, une projection dÕelle-mme hors de son corps, son ombre qui se serait dŽtachŽe ˆ son insu et aurait pris chair, une vie indŽpendante. Est-ce un signe, un appel, un bon ou mauvais augure ? (CV, 53)

LÕimage du double, introduit le doute et reste une expŽrience infiniment troublante. J.-B. Pontalis Žvoque, au cours dÕun entretien avec Albert Jacquard, cette situation vŽcue par chacun de nous dans sa forme la plus tŽnue, lorsque Ç nous apercevons sans le vouloir, en marchant dans une rue, notre reflet dans la vitre dÕun magasin : " CÕest moi a ? " Un moi qui est un autre. Je ne peux nier que ce soit moi et, pourtant, je ne me reconnais pas dans cette image È5. Il relate Žgalement dans Fentres6 une scne dans laquelle il se trouve sŽduit par une voix radiophonique Ç qui lui parle È et dont il sÕaperoit avec consternation quÕil sÕagit de la sienne, enregistrŽe quelques annŽes plus t™t. Sylvie Germain exploite lÕaspect ˆ la fois inquiŽtant et fascinant du miroir dans lequel le 1

Ibid.. Paul-Laurent ASSOUN, Leons psychanalytiques sur Frres et SÏurs, t.1, op. cit., p.22. 3 Sigmund FREUD, Ç LÕInquiŽtante ŽtrangetŽ È (1919), op. cit. 4 Krzysztof KIESLOWSKI, La Double Vie de VŽronique, scŽnario Krzysztof Kieslowski et Krzysztof Piesiewicz, SidŽral Productions, Tor Productions, 98 mn, 1991. 5 J.-B. PONTALIS, Ç Une tte qui ne revient pas. Entretien avec Albert Jacquard È, Perdre de vue, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, n¡351, 1988, p.57-78. Texte initialement publiŽ, Le Genre humain, n¡11, 1985, p.60. 6 J.-B. PONTALIS, Fentres, Paris, Gallimard, 2000. 2

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personnage peut se perdre dans un Žtat proche de lÕhallucination spŽculaire. Valentine, dont la raison se fracasse contre lÕhorrible vision de la tte dŽcapitŽe de sa belle sÏur brandie rageusement par son mari, ne trouve plus son reflet dans le miroir. Sa rencontre avec le miroir devient, selon le terme de Franoise Dolto, Ç dŽ-symboligne È, dans le sens o elle ne reconna”t pas lÕimage de son corps propre comme Žtant le sien. Elle se voit elle-mme, devant elle, dans la glace, et avec un b‰ton de rouge : elle se mit ˆ barbouiller, non sa bouche, mais le reflet de celle-ci dans les miroirs. Son visage lÕavait quittŽe, il sՎtait dŽtachŽ dÕelle et flottait dans les glaces, sur les vitres. Chaque fois quÕelle apercevait son visage, elle lÕinterpellait en profŽrant ses onomatopŽes et en agitant dr™lement les mains dans le vide, et elle riait dÕun petit rire cassŽ, lamentablement triste. (TM, 90)

Le personnage du Horla de Maupassant1 conna”t pareil sentiment dՎpouvante face ˆ la glace vide. Valentine ne sait plus si elle est au-dedans ou au dehors dÕelle-mme, comme si ce qui devait se trouver au-dedans dÕelle ne sÕy trouvait plus, mais avait glissŽ entirement au-dehors dÕelle. Aussi sՎvertue-t-elle ˆ solliciter celle qui nÕest plus son double mais qui est elle-mme. Car ne plus avoir un objet Ç qui soit un double de soi-mme, attendre la prŽsence dÕun objet qui vous porte et non plus simplement qui entre en rŽsonance avec vous, cela fait courir le risque de ne trouver plus rien ˆ la place de ce qui a ŽtŽ perdu. La glace est vide. È2 . Si ne pas avoir de double signifie le fait de ne plus tre, Magnus dŽniche celui-ci parmi les personnages du roman Pedro Paramo de Juan Rulfo 3 afin de ne pas courir ce risque. Juan Preciado devient Ç son double dans les dŽcombres de la mŽmoire, dans le labyrinthe de lÕoubli È (M, 85). Le personnage de roman trouve dans le miroir dÕun autre roman ce qui pourrait contribuer ˆ former son identitŽ sur son versant papier. Les miroirs, vitres et autres surfaces rŽflŽchissantes Ç apparemment dispersŽs au hasard dans les romans, forment en fait des dispositifs complexes qui permettent au personnage qui sÕy reflte de se conna”tre, de se reconna”tre, de trouver une trace de lÕunitŽ perdue de son ‰me È4 Žcrit ƒvelyne Thoizet. Lorsque Laure, personnage de la nouvelle LÕEncre du poulpe, entre dans un aquarium lors de sa dŽambulation dŽsespŽrŽe, elle vise lÕeffacement de son tre et, ˆ lÕinverse des autres personnages, elle ne se sent plus concernŽe par Ç son image en miroir È (EP, 24) qui la sollicite pour une ultime confrontation avec elle-mme. Alors quÕelle se dŽtourne de ce quÕelle pense tre son reflet, elle dŽcouvre, derrire la vitre, les yeux proŽminents dÕun 1

Guy de MAUPASSANT (1887), Le Horla, Paris, Gallimard, 1986. ClŽop‰tre ATHANASSIOU-POPESCO, ReprŽsentation et miroir, op. cit., p.146. 3 Juan RULFO, Pedro Paramo (1955), traduit de lÕespagnol (Mexique) par Gabriel Iaculli, Paris, Gallimard, coll. Folio n¡ 4872, 2005. 4 ƒvelyne THOIZET, Ç Des Žclats de miroir au miroir du livre È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.210. 2

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poulpe Ç qui semblaient la regarder, ˆ la fois de tout prs, et dÕinfiniment loin. È (EP, 24). Laure est saisie par le sentiment de voir passer un fant™me qui prŽtend exister vŽritablement au-dehors dÕelle, et Ç eut en effet soudain la sensation que cՎtait elle-mme qui sÕobservait par lÕintermŽdiaire de lÕanimal È (EP, 25). Ce double monstrueux qui la dŽnonce ˆ sa conscience, convoque lÕorigine et conduit ˆ une rŽunification de lՐtre qui se reconstitue. La surface du reflet devient le portrait Ç de son cÏur, de son ‰me È, il atteint lÕintŽrioritŽ pour favoriser la dŽcouverte Ç du dedans È (EP, 27) comme lÕaurait fait lÕÏil maternel, instrument normal de la construction du monde intŽrieur. Le double perceptif devient le Ç rŽvŽlateur du double mental, son Žpiphanie È1. La mŽtamorphose en cadavre de Laure ne sÕoprera pas, lÕanamorphose de lՐtre, attendue dans la destruction de la dŽcomposition, sÕinverse en une dŽcouverte favorisŽe par le dŽdoublement du moi en animal informe qui sÕoppose ainsi ˆ sa mort. II-1.B Un autre moi-mme Cette expŽrience du double qui, pour un temps, fixe lÕinstabilitŽ du mme et lui confre une identitŽ provisoire, est dŽmultipliŽe dans le roman ƒclats de sel pour le personnage de Ludv’k qui est, ˆ moult occasions, confrontŽ au double qui menace de lÕengloutir. De Ç PrŽface È en Ç Face ˆ faces È ˆ Ç Volte-face È, les multiples jeux de miroirs, de reflets et de dŽdoublement, accompagnent ce parcours initiatique. Le personnage, qui se demande initialement si la plus grave douleur Žtait de Ç voir se dŽgrader lÕimage de ceux que lÕon aime et admire, ou bien voir sa propre image souillŽe aux yeux des autres ? [É] Le pire [É] cÕest peut-tre la flŽtrissure de lÕimage de soi-mme ˆ ses propres yeux [É]È (ES, 22), sÕengage, avec une relative passivitŽ, sur un trajet difficultueux. Il sÕagit de revenir au Ç degrŽ zŽro de la mise en miroir È (ES, 23) afin de rassembler les fragments Žpars dÕune ‰me en souffrance et tre en mesure de porter sur les autres un regard Ç de misŽricorde È (ES, 23). Le miroir permet, ainsi que lՎtudie ƒvelyne Thoizet, Ç dÕeffectuer le trajet de Retour vers lÕunitŽ originelle. Pour que lՉme puisse commencer son Retour, il faut quÕelle sache distinguer lÕimage vraie du simulacre È2. Le premier temps de cette aventure spŽculaire se dŽroule dans un train. La contemplation de la fentre laisse appara”tre, de biais, le reflet dÕun passager quÕil ne reconna”t pas : Ç il lui semblait dŽceler un je-nesais-quoi de familier dans le profil de lÕinconnu, sans pouvoir cependant se rappeler la personne quÕil lui Žvoquait È (ES, 31). Le premier effet du reflet est 1

RenŽ ZAZZO, Les Jumeaux, le couple et la personne, Paris, PUF, 1960, vol. I-II (rŽŽdition rŽvisŽe et augmentŽe, 1986). 2 ƒvelyne THOIZET, Ç Des Žclats de miroir au miroir du livre È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.203.

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celui du doute et de lÕintrigue qui mnent ˆ la diffraction de son tre, en de multiples fragments identitaires, et fait conna”tre la perte de soi. Cette scne nÕest pas sans Žvoquer une note de lÕInquiŽtante ŽtrangetŽ qui traite du double et du retour des morts. Freud y relate lՎpisode du chemin de fer et la trs mauvaise surprise qui fut la sienne lorsquÕil aperut, dans le compartiment, un vieux bonhomme venant ˆ sa rencontre par-delˆ le miroir. LÕapparition soudaine de son image, reflet du fantasme, lui avait Ç profondŽment dŽplu È, comme lÕežt fait

une

reprŽsentation

inacceptable

de

lui.

Mariska

Koopman-Thurlings

rapproche lՎchange des impermŽables entre Ludv’k et lՎtonnant passager dÕun passage de lÕApocalypse, Ç Heureux qui veille et garde ses vtements pour ne pas sÕen aller nu et quÕon voie sa honte È1. Alain Goulet, pour sa part, repre que la rencontre avec Ç lÕespce de sosie qui lui tendait un miroir de son indiffŽrence et de sa nŽgligence ˆ lՎgard de son ma”tre, et par ses grains de sel, lui indiquait une manire de retrouver la voie de lÕalliance avec Brum et les mystres de lÕexistence È2. Quant ˆ nous, nous y dŽcelons le dŽbut de la mue du personnage qui, par une sorte de dŽpeage, engage un processus de transformation. Le vtement est atteint lui aussi par les vertiges de la spŽcularitŽ : Ç Cet impermŽable jumeau Žtait tout froissŽ, [É] la doublure ŽmaillŽe de trous È3 (ES, 33) et entame la fragilisation de ce qui fait protection contre le monde extŽrieur le rendant, chaque fois, un peu plus permŽable aux effets des rencontres. Lorsque Ludv’k se rend plus tard ˆ lÕexposition de Jiri Kol‡!, il reconna”t cette fois son propre reflet ˆ travers un portrait de Baudelaire : Ç tout aussi lamellŽ que celui

du

modle.

Baudelaire

dŽcoupŽ

sur

fond

rŽflŽchissant,

et

jetant

abruptement ˆ la face du passant son image en Žclats entretissŽe ˆ son propre visage, comme un Žcho visuel ˆ son dŽfi lancŽ ˆ chaque lecteur [É] È (ES, 42). Dans la logique des relations fraternelles, vouloir comprendre son frre ou sa sÏur, cÕest tenter de se comprendre soi-mme et de se dŽfinir en nŽgatif sans craindre dՐtre ou de devenir lui ou elle. Le frre ou la sÏur est lÕinstance du double, dans la mesure ou sa ressemblance donne forme ˆ une altŽritŽ en miroir, que Paul-Laurent Assoun prŽsente plaisamment sous la forme du Ç si ce nÕest moi, cÕest donc mon frre È4. Tous deux sont prioritairement invitŽs aux auditions afin dÕincarner la figure du double au c™tŽ de la vie du sujet. Le frre est prompt ˆ tre sollicitŽ par lÕinterpellation baudelairienne Ç Hypocrite lecteur -

1

Mariska KOOPMAN-THURLINGS, Sylvie Germain, La Hantise du mal, Paris, LÕHarmattan, coll. Ç Critiques LittŽraires È, 2007, p.180. 2 Alain GOULET, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fant™mes, Paris, LÕHarmattan, 2006, p.154. 3 CÕest nous qui soulignons. 4 Paul-Laurent ASSOUN, Ç Le Fantasme originaire : de lÕexpulsion ˆ la punition È, Leons psychanalytiques sur Frres et SÏurs, t.1, op. cit., p.36.

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mon semblable, mon frre ! È1, ou ˆ tre reconnu, dans sa triste et noire vture, par le pote qui constate quÕil lui Ç ressemblait comme un frre È2. Ludv’k ne peut cependant rien dŽchiffrer de ces correspondances. Absent, il reste ˆ la marge Ç [d]es mŽandres et [d]es tourments baudelairien È (ES, 43), tout en Žtant projetŽ sur le front de son identitŽ instable et brouillŽe. Il griffonne alors quelques lignes au sujet de lÕart du peintre Kol‡!, dont il Žvoque les Ç trouŽes dÕinsolite È qui redonnent Ç ˆ voir de faon singulire ce quÕon croyait conna”tre, de donner ˆ revoir ce qui sommeillait au fond de nos pupilles È (ES, 48), sans mesurer quÕil symbolise le processus majeur du dŽveloppement de lՐtre ˆ la conqute de son identitŽ qui sÕengage ˆ son insu. Le comportement de Ludv’k devant les miroirs Ç reflte È celui quÕil adopte devant son propre miroir intŽrieur, porteur de lÕensemble des reprŽsentations quÕil se fait du monde. Le dernier voyage en train nÕest pas tant un retour quÕune transformation. HŽlne Dottin constate trs justement, que la dernire rencontre du roman, qui est en fait Ç la premire, est la rŽconciliation avec soi-mme, reconnaissance de soi et du prochain. È3. Lors de cette nouvelle halte dans une gare, les ŽlŽments de son image altŽrŽe, ou dŽformŽe, se rassemblent. La rŽpŽtition des jeux de miroirs qui se sont ŽgrenŽs dans le temps, par secousses et surprises, prŽcde ˆ lÕidentification sous les auspices dÕun regard qui le fait tŽmoin de la forme du semblable. Les miroirs ont ouvert la voie au sujet et ˆ la mise en prŽsence de lÕAutre : Il ne savait plus ˆ qui appartenait ce visage en miroir qui lui ressemblait trait pour trait mais paraissait vivre dÕune vie autre, sourdre dÕailleurs que de sa propre personne. (ES, 179)

Il ne fut pas simple pour Ludv’k de soutenir le regard, car cela passe par la capacitŽ de regarder un objet au fond de soi, de sÕen faire une reprŽsentation et de sÕidentifier ˆ lՐtre qui regarde. DŽsormais Ludv’k est en mesure de regarder sans se dŽtourner. La bouche qui sÕentrouvre pour nommer et implorer Ludv’k Žmet une lente et douce plainte fraternelle qui peut enfin tre entendue : je te recherche et je tÕadjure comme un frre en qute de son frre prodigue et oublieuxÉ Ludv’k, il fait si froid dans ton oubli, il fait si sombre dans ton ennui [É]. (ES, 179)

1

Charles BAUDELAIRE, Ç Au lecteur È, Les Fleurs du mal (1840-1857), Paris, Gallimard, coll. Folio classique, 1999. 2 Alfred de MUSSET, Ç Nuit de dŽcembre È, Premires poŽsies, PoŽsies nouvelles, Paris, Gallimard, coll. PoŽsie, 1976. 3 HŽlne DOTTIN, Ç Des ƒcritures ˆ lՎcriture : lÕun des "Žtranges chemins" menant ˆ la connaissance È, Roman 20-50, n¡39, juin 2005, p.103.

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Lorsque Sylvie Germain Žvoque le titre Look at me dÕun ouvrage de la romancire britannique Anita Brookner, elle associe le dŽsir dՐtre regardŽ au besoin dՐtre aimŽ, ˆ Ç un dŽsir vital que chacun Žprouve ds la petite enfance, et qui dÕailleurs perdure avec de touchants accents dÕenfance tout au long de la vie È1. Ludv’k connait et manifeste, comme un jeune enfant, sa jubilation devant sa propre image que lui renvoie un autre semblable, en qui il se reconna”t et sÕidentifie, Ç il Žprouvait un bonheur neuf, enfantin, car ce flottement nՎtait plus un errements mais une ŽchappŽe belle au large de son tre. È (ES, 181). Cette joie vient du sentiment de complŽtude que lui offre une image, sienne et autre, qui devient un visage, suffisamment proche pour tre effleurŽ du bout des doigts et des lvres. Une complŽtude ˆ laquelle sa dŽtresse et sa prŽmaturitŽ affective ne lui permettaient pas dÕaccŽder. LÕenfant, au hasard de ses rencontres, sÕest lui aussi confrontŽ au miroir et lorsque la maturitŽ neuronale le lui permet, il comprend que son double spŽculaire est le reflet dÕune permanence qui rŽsiste ˆ lÕabsence et lui ouvre les portes de lÕimaginaire et du symbole corollaire de la saisie de la rŽalitŽ, perue comme objet. Le temps nŽcessaire ˆ la myŽlinisation des rŽseaux neuronaux est plus rapide que ce temps qui ouvre au dŽvoilement ou la dŽcouverte du sujet. Les personnages adoptent les mmes rŽactions que celles dŽcrites par Henri Wallon2 dans son Žtude approfondie de lÕenfant devant le miroir. Pour sÕapproprier lÕimage de soi, lÕenfant passe par les phases Ç dÕextŽriorisation È puis de Ç rŽduction È. CÕest-ˆ-dire quÕil traite dÕabord son image comme extŽrieure et indŽpendante de lui, avant dÕeffectuer un collage entre lÕimage externe renvoyŽe par le miroir et la perception quÕil a de lui-mme. Ces Žtapes successives de reprŽsentation de soi et de lÕautre, aprs une phase dՎgarement, permettent au personnage de se retrouver. Peu ˆ peu, il intŽriorise un savoir, un passŽ et les caractŽristiques de lÕautre, jusquՈ ce quÕon ne puisse plus distinguer le propre de lՎtranger jusquՈ ce que ne faire plus quÕun : Ç Me voici. Te voici. Toi et moi ne sommes quÕune È pour Ç assigner ˆ la rŽflexion È (P, 26) et ˆ la mŽmoire. Comme le ferait un trs jeune enfant, les personnages remanient les premires impressions que leur renvoie le miroir et doivent leur dire adieu ˆ jamais, comme on dit adieu aux revenants, en se saisissant des reliquats des expŽriences passŽes pour les transformer. Le fameux Ç Qui va lˆ ? È, interrogation Ç entre surprise et trouble È qui se lve selon Sylvie Germain face Ç ˆ toute Ïuvre, quÕelle soit littŽraire, plastique ou musicale, tout

1

Sylvie GERMAIN, Ç Anniversaire de la mort de Diana È, La Vie, 31 aožt 1998, p.3. Henri WALLON, Les Origines du caractre (1931), Paris, PUF, 1976, chapitre 3 et 4 ; et (1954), Ç KinesthŽsie et image visuelle du corps propre chez lÕenfant È, Enfance, n¡3, 1959, p.252-263.

2

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comme ˆ lÕintŽrieur de toute Ïuvre en train de se crŽer È (C, 14) semble venir ˆ la suite de cette expŽrience. Les diffŽrents parcours de dŽdoublement de soi font Žclater cette mise en miroir du monde pour accŽder ˆ la Ç levŽe par la diffŽrence dŽcouverte et qui rompt le charme et la fascination [É] È1. Le double, qui Ç propose lՎtrange mŽtaphore de se substituer au sujet lui-mme È2, constitue le fond inconscient du mme. Selon les propos de Julia Kristeva, il creuse Ç le mme en ab”me, il ouvre en lui un fond insouponnŽ et insondable È3 qui ne cesse de renvoyer ˆ qui le regarde. Le double se situe dans un espace temporel, spatial et psychique, dominŽ par la symŽtrie et le bidimensionnel. Les ŽlŽments se reproduisent de manire identique Ç plut™t quÕils ne sont le produit dÕune transformation È4. Cette rŽciprocitŽ initiale contient lÕapparente rŽversibilitŽ des situations pour, celui ou celle, qui Ç se reconna”t, non point dÕune manire partielle, fragmentaire, mais dans un ensemble donnant une impression de complŽtude È5. Ce que Jacques Lacan nomme Ç le drame È et Franoise Dolto Ç lՎpreuve du miroir È, offre une forme allŽgorique qui, au-delˆ de la constitution de lÕidentitŽ, condense et produit une transformation radicale, structurante et fondatrice de lÕorganisation de Ludv’k. II-1.C La rassurante prŽsence des doubles imaginaires Le compagnon imaginaire est une autre figure du double fraternel qui sՎloigne de la figure du jumeau imaginaire ŽtudiŽe par W.R. Bion6 en 1950 dans son premier texte de psychanalyse individuelle, lequel avait pour fonction Ç de dŽnier une rŽalitŽ diffŽrente de soi-mme et la rŽalitŽ psychique interne È pour Ç maintenir un contr™le absolu du Moi sur lÕobjet È7 en empchant lՎmergence du sujet. ZoŽ est la compagne imaginaire de Marie, fille de Georges et Sabine BŽrynx. Son existence, secrte et invisible, lui permet de sÕextraire de la prŽsence agitŽe de ses frres pour sՎchapper dans ses douces rveries. Elle est une : amie imaginaire, douŽe en consŽquence de toutes les qualitŽs, dont celles dՎcoute complaisante et de comprŽhension subtile. Comme lÕinitiale de son prŽnom, M, se situe vers la moitiŽ de lÕalphabet, elle avait choisi les deux lettres extrmes, A et Z, pour les noms de ses compagnes, celle en matire plastique et celle en aucune matire. Ç A nous trois, se disait-elle, nous formons un bataillon, mais le chef, cÕest moi, au centre. (In, 26) 1 Guy ROSOLATO, Ç ƒtude des perversions sexuelles ˆ partir du fŽtichisme È, Le DŽsir et la perversion, Paris, ƒditions du Seuil, coll. Points, 1967, p.27. 2 Ibid. 3 Julia KRISTEVA, Soleil noir. DŽpression et mŽlancolie, (1987), Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1989, p.253. 4 ClŽop‰tre ATHANASSIOU-POPESCO, ReprŽsentation et miroir, op. cit., p.34. 5 Guy ROSOLATO, op. cit., p.27. 6 Wilfred-Ruprecht BION, Ç Le Jumeau imaginaire È (1958), RŽflexions faites, Paris, PUF, 1983. 7 Didier ANZIEU, Ç La Scne de mŽnage È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Ç LÕAmour de la haine È, Paris, Gallimard, n¡33, 1986, p.322.

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ZoŽ fait partie des phŽnomnes transitionnels, objets Ç du monde È que lÕenfant investit, comme si gr‰ce ˆ eux, il recevait en miroir une image aimable de lui, rassemblŽe, entire et non menacŽe par une destruction toujours possible. Le compagnon imaginaire est, selon lÕavis dÕAndrŽ Missenard : lÕillustration de ce quÕune autre image narcissique a pris la place de lÕego spŽculaire et fonctionne dans la psychŽ du sujet de la mme faon que celle-ci : que cette image ait pris jadis la forme de Ç lÕange gardien È, ou quÕelle soit celle dÕun objet avec lequel lÕenfant joue, ou quÕelle soit la reprŽsentation dÕune activitŽ dans laquelle le sujet se reconna”t [É].1

LÕamputation du pied droit de Marie qui lui Ç assurait lÕassise sur le sol, et la mobilitŽ et lՎlan È confre un dŽsŽquilibre ˆ cette petite fille qui se tient Ç de guingois È depuis ses sept ans. Ç Pour essayer de rŽtablir son aplomb, elle cherche, parfois outre mesure, un appui du c™tŽ de lÕimagination È (In, 59). ConfrontŽe au sŽrieux problme de lier ce qui est objectivement peru et ce qui est subjectivement vŽcu, Marie le rŽsout sainement en pŽnŽtrant dans lÕaire intermŽdiaire du jeu Ç allouŽe ˆ lÕenfant È2 o tout est illusion et vrai, soutenant ainsi la prŽcieuse espŽrance qui ouvre Ç ˆ un rve crŽatif dans la fantaisie de [l]Õimaginaire [É] È3. Franoise Dolto notait que chacun, ds son enfance, apprŽhende par Ç lÕimaginaire le monde qui nous entoure È en le peuplant Ç dՐtres imaginaires È4. Aprs les premiers heurts avec la rŽalitŽ, lÕimaginaire devient une tentative mŽdiatrice nŽcessaire afin de mieux approcher une rŽalitŽ qui se prŽsente dans ses sŽparations et ses bouleversements. LÕenfant joue des illusions sensorielles et, petit prestidigitateur, il utilise le trucage pour sÕarranger de ce qui ne survient jamais comme il lÕaurait souhaitŽ ou imaginŽ. Anne Frank, ŽvoquŽe par Sylvie Germain dans son ouvrage Etty Hillesum, fait de son Ç journal lÕamie elle-mme et cette amie sÕappellera Kitty È5. Celle quÕelle nomme Ç sa sÏur dÕencre È (EH, 54) participe de lÕeffort de comprendre un monde qui la condamne ˆ mort et de continuer ˆ vivre en gardant sa conscience Ç en haute considŽration È. Kitty soutient la rŽflexion et le dialogue avec soimme en permettant le dŽdoublement et lÕextŽriorisation. La pensŽe naissante devient visible ; les questions se structurent au fil des mots couchŽs et peuvent ainsi progresser. Ç Kitty sÕoffre en confidente [É]. Kitty est la plus sžre amie,

1

AndrŽ MISSENARD, Ç Narcissisme et rupture È, Crise, rupture et dŽpassement (1989), RenŽ Ka‘s et al., Paris, Dunod, coll. Inconscient et culture, 1993, p.115. 2 Donald Woods WINNICOTT, Jeu et rŽalitŽ, op. cit., p.77. 3 Madeleine NATANSON, Ç LÕIllusion : aliŽnation ou chemin vers lÕespŽrance ? È, Imaginaire & Inconscient, n¡17, 2006/1, p.135. 4 Franoise DOLTO, GŽrard SEVERIN, LՃvangile au risque de la psychanalyse, tome 1 (1977), Paris, Le Seuil, coll. Points, tome I, 1980, p.75. 5 Anne FRANK, Journal, trad. Nicolette Oomes et Philippe Noble, Paris, Calmann-LŽvy, coll. Livre de Poche, 1992.

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[É] Kitty est le fant™me bienveillant qui lui prodigue quelque consolation dans ce monde grouillant dÕennemis, dans sa propre ville dont des tueurs sillonnent les rues È (EH, 59). Ainsi, lorsque les enfants nÕont pas de jumeaux ils peuvent toujours se crŽer un confident ou un double, ZoŽ pour la petite Marie, un ours en peluche pour Magnus, qui fonctionnent comme des Ç gardiens narcissiques È, des prothses qui maintiennent lÕestime de soi, au fur et ˆ mesure que progresse le dŽveloppement des personnages.

LÕours en peluche Magnus est Žgalement ˆ la jonction de deux aires de rŽalitŽ. Du point de vue de ThŽa il est un objet matŽriel identifiŽ, du point de vue de Franz-Georg, cet ourson fait partie de son monde, au point de prendre dÕailleurs son identitŽ. Le jeu se dŽploie dans cet espace de lÕentre-deux de ces mondes, Ç cÕest ce qui fait la qualitŽ de la transitionnalitŽ, une suspension entre processus secondaires et primaires, une aire de crŽativitŽ È1. Seule rescapŽe de la petite enfance de Franz-Georg, cette peluche duveteuse et protectrice conquiert la fonction Žminente de premier dieu quÕavait lÕours ˆ lÕaube de lÕhumanitŽ. Revenant du bord extrme de la mort, Magnus continue ˆ tromper lÕabsence de lՐtre manquant. Le Ç DŽrisoire bouclier de tissu È (M, 18) suspend le temps et fait Ïuvre de distraction vers un prŽsent moins douloureux, il protge des dŽmons nocturnes sans jamais parvenir Ç ˆ chasser la menace [É] toujours prt[e] ˆ revenir ˆ la charge È2. Il prte son oreille blessŽe et attentive aux Ç bribes dÕhistoires incohŽrentes È (M, 18) qui sՎnoncent en une langue qui se faufile ˆ travers la pŽnombre, lorsque les frontires vacillent, rendant le geste protecteur moins efficace. LÕourson en peluche dŽsigne le secret et tŽmoigne dÕun avant des parents adoptifs. Visible fragment dÕune Žpoque, il matŽrialise le rŽcit cachŽ et indique une obscuritŽ dans le rŽcit des origines comme lՎvoquaient le fossile, lÕos ou lՎclat de mŽtŽorite de lÕouverture du roman. Magnus conserve quelques traces signifiantes, une oreille Ç grignotŽe par une bržlure È (M, 16) et Ç une discrte odeur de roussi È, dont il conviendra de dŽchiffrer le signifiŽ mais qui, pour lÕinstant, constitue un simple signe distinctif qui nՎvoque rien au jeune garon. Ces stigmates persistant sur le corps pelucheux contiennent les signes de la mort de la mre par le feu, tout comme Georges Perec dans W ou le souvenir dÕenfance3 signale que sa mre lui a laissŽ, en guise de traces, des cicatrices de bržlures sur les phalanges sur les deux mains. Autour du cou de lÕourson est nouŽ Ç un carrŽ de coton brodŽ È, 1

Denis MELLIER, LÕInconscient ˆ la crche. Dynamique des Žquipes et accueil des bŽbŽs, Issy-lesMoulineaux, ESF Žditeur, 2000, p.135. 2 Aldo NAOURI, Les Filles et leurs mres (1998), Paris, Odile Jacob, coll. Poches, 2000, 74. 3 Georges PEREC, W ou le souvenir dÕenfance (1975), Paris, Gallimard, coll. LÕImaginaire, n¡ 293, 1997, chap. 8, p.24.

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palimpseste qui fait office dÕune dŽclaration dՎtat civil rimbaldien : Ç M grenat, A rose, G violet, N orange, U bleu nuit et S jaune safran. Mais ces lettres ont perdu de leur Žclat, les fils sont encrassŽs et le coton a jauni. È (M, 16). Aux couleurs monochromes et fondamentales primaires des voyelles rimbaldiennes, Ç A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles, / Je dirai quelque jour vos naissances latentes : [É] È1, rŽpondent les couleurs spectrales issues de la dŽcomposition du blanc par le prisme. Le foulard, ˆ forte valeur programmatique, contient la polysŽmie de la nomination et conserve la couleur des flammes qui ont dŽvorŽ la mre. En tant que reprŽsentant de lÕintrojection dÕune relation avec une mre rŽelle, lÕourson signale ˆ ThŽa lÕexistence ˆ dŽfaut du souvenir, de ce lien originel. Cette dernire Ç nÕaccorde aucune place ˆ Magnus, quÕelle traite dÕailleurs avec mŽpris, voire rŽpugnance È (M, 14). Cette rŽaction est sans doute fondŽe tant lÕobjet transitionnel permet de survivre ˆ la sŽparation et fait encore lien avec la premire figure dÕattachement. La mre, pourrait-on dire, est contenue dans lÕourson qui, tŽmoin et rescapŽ de la catastrophe, tient encore ensemble Magnus et sa mre dans ce qui fut un ailleurs sans ThŽa. Comme lÕours Otto du livre pour enfants de Tomi Ungerer2, Magnus est un passeur, son intercession favorise la formulation de la demande en mariage ˆ Peggy. Le sachet en velours quÕil porte ˆ son cou contient lÕanneau ˆ lÕintŽrieur duquel il a fait graver Ç Toi È (M, 212) et soutient le passage et lÕouverture ˆ lÕaltŽritŽ affirmŽe. Animal protecteur, il joue, selon Alain Goulet, le r™le de totem tout au long de son existence, au point quÕil adoptera lÕidentitŽ de ce tŽmoin de ses origines disparues : ce sera sa manire dÕaccŽder au plus prs de lui-mme et dÕentrer dans lՉge adulte en recouvrant son identitŽ dÕorigine, comme les hŽros ŽtudiŽs par Rank.3

En revanche, lorsque ThŽa remplace les yeux de lÕourson, qui Ç ont la forme et le dorŽ luisant de la corolle de renoncules, ce qui lui donne un regard doux et ŽberluŽ È (M, 16), par deux diamants, Ç yeux de mouche monstrueuse, aveugle et aveuglante È, elle lui ™te toute capacitŽ de Ç rverie È (M, 67). Son charme nÕopre plus tout autant et sa fonction est dorŽnavant inutile.

1

Arthur RIMBAUD, Ç Voyelles È, PoŽsies, Îuvres compltes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque de la PlŽiade, 1972, p.53. 2 TŽmoin de diffŽrentes scnes de guerre en Allemagne, lÕours Otto offert ˆ David pour son anniversaire, a un grand gnon sur lÕÏil gauche, tout violet. Au niveau du cÏur, il porte des cicatrices en astŽro•de. DÕautres points de suture marquent quÕil a ŽtŽ recousu en croix, de haut en bas et de gauche ˆ droite. Tomi UNGERER, Otto, autobiographie dÕun ours en peluche, (1999), Paris, ƒcole des Loisirs, 2001. 3 Alain GOULET, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fant™mes, Paris, LÕHarmattan, 2006, p.218.

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II- 2 Les Žchos de la gŽmellitŽ

II-2.A Une extraordinaire et suggestive destinŽe Le frre est un double direct, inversŽ, symŽtrique, asymŽtrique, quÕil soit rŽel ou imaginaire. Prokop le constate ˆ sa faon aprs avoir terminŽ la lecture du manuscrit que lui a remis son ancien voisin : Ç Celui-ci sentait, un peu tard, plus quÕun frre en imbŽcillitŽ spirituelle, en son ancien voisin ; un jumeau. Un frŽrot de tŽnbres, en quelque sorte. È (Im, 172). Les jumeaux greffent sur la fratrie la notion du dŽdoublement en multipliant et en approfondissant ses Žchos. La gŽmellitŽ participe, de la mme faon que le sosie et le double spŽculaire, ˆ cette expŽrience perceptive qui est un dŽfi pour lÕidentitŽ. Le double visible et matŽrialisŽ ne peut tre comparŽ avec le double mental que chacun porte en soi, car il ne sÕagit pas de se lÕapproprier, mais de le faire diffŽrent, malgrŽ la ressemblance. Il sÕagit pour les jumeaux dÕopŽrer ce que RenŽ Zazzo nomme, Ç la transmutation du double en couple, et du mme coup la construction pour chacun dÕun double mental, dÕune image qui lui soit propre È1. Cet individu, qui se prŽsente en deux exemplaires, questionne la singularitŽ et lÕindividualitŽ de chacun. Simone de Beauvoir Žvoque ce que provoqua la prŽsence dÕun couple de jumelles dans sa classe : Je me demandais comment on peut se rŽsigner ˆ vivre dŽdoublŽe je nÕaurais plus ŽtŽ, me semblait-il, quÕune demi-personne ; et mme, jÕavais lÕimpression quÕen se rŽpŽtant identiquement en un autre, mon expŽrience ežt ŽtŽ cessŽ de mÕappartenir. Une jumelle ežt ™tŽ ˆ mon existence ce qui en faisait le prix : sa glorieuse singularitŽ.2

Se trouve posŽe ˆ nouveau la question de lÕidentitŽ et de sa survivance, en dŽpit de la prŽsence dans sa proximitŽ dÕune personne qui se prŽsente dans sa troublante ressemblance. LÕindiscernabilitŽ des jumeaux nÕexiste que pour les autres, qui peuvent y voir un prodige. Laudes ressent cette confusion devant la ressemblance des insŽparables jumelles Jeanne et HŽlne, et exprime ainsi ce qui fait dŽfi ˆ la croyance en la singularitŽ de tout tre : Ç Comme jՎtais incapable de les distinguer, je les appelais JeannŽlne, en bloc. Elles rŽpondaient sans broncher ˆ ce prŽnom commun, elles-mmes ayant tendance ˆ se confondre lÕune lÕautre. È (CM, 26). La conviction de lÕunicitŽ et de lÕindivision doit pourtant survivre ˆ ce dŽfi et les jumeaux ont ˆ se diffŽrencier lÕun de lÕautre en dŽpassant lÕopposition qui ne fait que renforcer la dŽtermination face ˆ lÕautre. Ils ont ˆ se dŽfinir lÕun par rapport ˆ lÕautre et ˆ tre frre ou sÏur de 1 2

RenŽ ZAZZO, Le Paradoxe des jumeaux, op. cit., p.161. Simone DE BEAUVOIR, MŽmoires dÕune jeune fille rangŽe, Paris, Gallimard, 1958.

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lÕautre. RenŽ Zazzo, qui a effectuŽ pendant un demi-sicle des recherches sur la psychologie des jumeaux dont il a profondŽment renouvelŽ lÕapproche, aide ˆ rŽsoudre un problme fondamental qui consiste ˆ savoir comment un enfant parvient ˆ affirmer son identitŽ et ˆ devenir une personne. Il a ŽtŽ le premier ˆ voir que les jumeaux forment un couple, ils ne sont Ç pas simplement une paire, un Žcho lÕun de lÕautre [É] mais un couple, cÕest-ˆ-dire une unitŽ complexe dÕexistence, o chacun joue son r™le È1 et possde sa propre personnalitŽ. Le couple gŽmellaire peut tre source dÕenchantement mais aussi de rŽvŽlation de traits distinctifs dŽpendant dÕun rŽgime global de distribution des similitudes et des diffŽrences. Les jumeaux ne naissent pas en mme temps et de ce fait, le couple gŽmellaire reprŽsente lÕultime diffŽrence de cette temporalitŽ, paradoxe qui pointe quÕaucune origine nÕest partageable. Or, cette dimension scientifique nÕest pas celle qui intŽresse lÕÏuvre romanesque. LorsquÕune fte est organisŽe pour la naissance de jumeaux, le signe du double est rapidement dŽpourvu de sens pour AurŽlien qui constate amrement Ç Mais les jumeaux sont faux, un garon et une fille È (HC, 84). Car ce quÕattendent les personnages cÕest dՎprouver lՎtonnement provoquŽ par la rencontre des jumeaux, identique ˆ celui qui saisit les hommes depuis des millŽnaires devant lÕexceptionnelle survenue de cette situation humaine, source de nombreuses rveries qui puisent aux questions de lÕorigine et de la destinŽe. Ç Extraordinaire et suggestive È, toute gŽmellitŽ se fraie une place dans la mythologie pour rŽpondre Ç aux questions plus ou moins angoissantes sur lÕorigine et le destin de lÕhomme, sur son unitŽ et sa duplicitŽ, sur la qute de lÕamour et de soi-mme ˆ travers lÕamour [É]È2. Le double narcissique spŽculaire en la figure du jumeau imaginaire, paradigme de la fraternitŽ parfaite, permet ˆ la jeune Lucie de LÕEnfant MŽduse dÕexprimer et de tŽmoigner de lÕamour fraternel quÕelle Žprouve pour FŽlix. En ce que la gŽmellitŽ est pour RenŽ Zazzo Ç une fraternitŽ excessive È3, elle multiplie les signes qui pourraient annuler les Žcarts entre eux, les rŽduire au point le plus extrme afin de crŽer un phŽnomne de spŽcularitŽ. Elle rŽclame Ç des lits jumeaux È (EM, 32) pour sa future chambre et souhaite quÕelle et son ami portent tous deux des Žcharpes rouges comme une Ç bannire de ralliement, un signe Žclatant de son amitiŽ pour celui quÕelle surnomme LouFŽ È (EM, 27). La proximitŽ et la complicitŽ ne suffisent pas pour exprimer le lien qui les unit :

1

RenŽ ZAZZO, Ç LÕEntretien inachevŽ avec Laurence et Georges Pernoud È, Le Paradoxe des jumeaux, op. cit., 1994, p.13. 2 RenŽ ZAZZO, Ç Jumeaux È, Encyclopaedia Universalis, version Žlectronique. 3 RenŽ ZAZZO, Ç LÕEntretien inachevŽ avec Laurence et Georges Pernoud È, Le Paradoxe des jumeaux, op. cit., p.24.

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Celui-ci est bien davantage pour elle, - il est son jumeau. Un jour dans la rue elle a croisŽ une femme qui tenait par la main deux enfants qui paraissaient dŽdoublŽs tant ils se ressemblaient. Cela a tellement frappŽ son imagination, elle a trouvŽ ce phŽnomne si admirable, quÕelle a dŽcrŽtŽ la gŽmellitŽ qualitŽ supŽrieure. Bien supŽrieur au banal fait dՐtre amoureux. [É] De plus elle est du signe des GŽmeaux, - cela doit bien avoir un sens tout de mme. (EM, 27)

Lucie joue des coudes pour se faire une place, au c™tŽ de Castor et Pollux, dans le PanthŽon de lÕamour fraternel. Elle se niche dans la constellation stellaire des GŽmeaux pour porter comme un

Žtendard,

preuve sÕil en

faut,

de la

prŽdestination de cette fabuleuse aventure fraternelle. La sÏur ou le frre Žlu, double narcissique spŽculaire, reprŽsente lÕidŽal admirable et extraordinaire qui semble vivre plus parfaitement que soi-mme, en mme temps et lieu, les mmes ŽvŽnements. Un mme corps, un mme espace psychique pour ce couple particulier qui se glissa avec dŽlectation dans les grandes pages de la littŽrature romantique du XIXe sicle. II-2.B Une prŽdestination familiale Les jumeaux des romans germaniens privilŽgient les destins parallles o lÕun Ç ne pouvait se passer de son frre. È (LN, 102). La romancire dŽcrit la notion de dualitŽ sans partage : deux tres pareils, deux destins parallles. Les jumeaux vivent des relations fondŽes sur la contemporanŽitŽ et la ressemblance absolues, hors du temps. La lignŽe de Victor-Flandrin est marquŽe du sceau de la gŽmellitŽ que Laurent Demanze origine dans la perte du nom paternel qui dessine le parcours dÕune flure qui Ç traverse les membres de la lignŽe et disjoint chaque individu de lui-mme. [É] cÕest ainsi une descendance dŽdoublŽe qui possŽdera ˆ travers un jumeau ou une jumelle, le reflet qui manquait au pre. È1. Ses nombreux enfants se prŽsentent, au premier jour de leur vie, sous le signe du double qui donne lieu ˆ une stupŽfaction ŽmerveillŽe. Ë chaque nouvelle naissance, lÕimage du miroir confre lÕimpression Ç Žtrange dՐtre face ˆ une unique personne dŽdoublŽe comme en un miroir. È (LN, 98). Le corps rŽflŽchissant tŽmoigne cependant dÕun manque : Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup nÕapparait pas dans ce miroir, sa paternitŽ nÕest pas spŽcularisable et reste non accessible ˆ lÕimage, Ç il se heurta ˆ la mme opacitŽ quÕil rencontrait face ˆ tout miroir et se sentit exclu de ce triple corps plongŽ dans un commun sommeil. È (LN, 93). La rencontre, qui se tisse autour du miroir, place le pre comme penseur solitaire qui ne partage pas le mme Žtat de fusion et de vŽcu Žmotionnel. Cette situation lui permet de dŽmler plus facilement, au fil de lÕexpŽrience, Ç les failles imperceptiblement glissŽes dans le jeu des reflets È 1

Laurent DEMANZE, Ç Le Diptyque effeuillŽ È, Roman 20-50, n¡39, juin 2005, p.65.

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(LN, 98) et de discerner la gense de deux enfants individualisŽs. Alors que les jumeaux, comme tout enfant, se trouvent dans lÕincapacitŽ de voir leur propre visage et sont Ç les derniers ˆ voir quÕils se ressemblent È, ne devenant jumeaux identiques que Ç sous le regard dÕautrui È1, les jumeaux germaniens quant ˆ eux, ne connaissent pas le composŽ, ils ne se vivent pas comme deux individualitŽs mais comme Ç deux moitiŽs du mme È2. Il Ç nՎtait pas un geste, pas une expression, que les deux [Augustin et Mathurin] nÕaient en partage. È (LN, 96). Dans une transmission qui se peroit comme Žgalement partagŽe entre le pre et la mre, la distribution est Žquitable et les caractŽristiques physiques sÕinterprtent comme un Ç double legs È (LN, 136). Rose-HŽlo•se et VioletteHonorine attestent ˆ leur tour de cette puissance de lÕhŽritage qui Ç Žtait double, [É] les petites reurent chacune en prime un double prŽnom. È (LN, 136). Cette puissance de rŽpŽtition en miroir, qui comprend ˆ la fois le mme et lÕautre, est imagŽe

par

leurs

parcours

fraternels

ou

sororaux.

Tous

les

signes

diffŽrenciateurs fonctionnent comme autant dÕaimants qui donnent naissance ˆ une complŽtude, expression du dualisme et du complŽmentarisme universel : En lÕune, Mathilde, tout semblait avoir ŽtŽ taillŽ dans une roche dure, alors que lÕautre, Margot, paraissait modelŽe dans quelque glaise douce. Et cÕest sur de telles impondŽrables diffŽrences que se soudaient avec le plus de force lÕintimitŽ et lÕattachement des jumeaux et des jumelles entre eux, chacun recherchant et aimant dans son double ce presque rien qui prŽcisŽment lui manquait. (LN, 98)

La complŽmentaritŽ de ces couples gŽmellaires symŽtriques exprime la dualitŽ de tout tre, alors que les couples absolument semblables expriment lÕunitŽ dÕune dualitŽ ŽquilibrŽe. Leur attrait est alors extrme puisquÕils se prŽsentent en symbole de Ç lÕharmonie intŽrieure obtenue par la rŽduction du multiple au un È3.

BŽnŽdicte Lanot nous propose de lire : le motif du double, ou de la gŽmellitŽ, toujours traitŽe sur le mode de la complŽmentaritŽ È comme lÕexpression dÕune Ç Žthique au sens de LŽvinas È pour lequel, Ç lÕhomme ne se dŽcouvre que dans lÕinter-humain, par la rencontre de lÕAutre, lequel est nŽcessairement deux, ˆ la fois mme et autre. [É] LÕautre comme miroir est opaque : il me permet ˆ la fois de mÕidentifier et de me conna”tre comme inconnaissable.4

1

RenŽ ZAZZO, Les Jumeaux, le couple et la personne, op. cit., 1986. Franoise RULLIER-THEURET, Ç Les PŽniel et la multiplication des noms È, La Langue de Sylvie Germain "En mouvement dՎcriture", CŽcile Narjoux et Jacques DŸrrenmatt (dir.), Dijon, ƒditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.70. 3 Jean CHEVALIER, Alain GHEERBRANT, Dictionnaire des symboles, Ç Jumeaux È, op. cit., p.546. 4 BŽnŽdicte LANOT-LEMOINE, LÕUnivers Romanesque de Sylvie Germain : lÕimaginaire Žthique, op. cit., p.140. 2

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Les jumeaux Ç donnent une expression Žloquente de la nature fondamentale double de lՐtre, de la rŽflexivitŽ essentielle du sujet, du rapport sujet-Moi, du rapport " je-tu " et, ˆ tous les niveaux, du clivage du sujet. È1, Žcrit Bernard Brusset. Aussi, nÕest-il pas Žtonnant que Nuit-dÕAmbre soit un des rares personnages ˆ vouloir sortir du mythe des jumeaux tant ils parlent de nous, de nos conflits, de nos passions avec tous les excs que crŽe leur situation trop souvent mythifiŽe sous le regard dÕautrui. Il avait la gŽmellitŽ en horreur et sÕappliquait ˆ traquer en lui-mme toute ressemblance avec son gibier crevŽ de frre pour lui tordre aussit™t le cou ; il se voulait [É] Un vrai vivant, libre et unique, sans obligation de partage avec un double. Alors, que ses petits oncles sÕamusent donc ensemble, dans le miroir absurde de lÕautre ! (NA, 64-65)

Nous assimilons ce refus ˆ un geste de survie devant le marasme de la perte du jumeau chez le frre survivant. Le peintre Salvador Dali, dans ses mŽmoires, Žvoque une des stratŽgies quÕil Žlabora pour se sentir un vivant lŽgitime : Ç En commettant les plus extravagantes excentricitŽs, jÕai dž me prouver ˆ moimme et aux autres que je nՎtais pas lÕenfant mort, mais lÕenfant vivant. È2. Par ailleurs, la posture de Charles-Victor est Žgalement imprŽgnŽe dÕune jalousie face ˆ tout ce qui pourrait signaler la force du lien fraternel dont il se trouve exclu : Quand ˆ Chlomo, il en crevait de jalousie de le voir objet de tous les soins de la belle Tsipele. QuÕavait-elle donc celle-lˆ, ˆ chanter ˆ son frre des romances et ˆ lui raconter des histoires dans une langue quÕil ne connaissait pas ? (NA, 39)

Ce qui est peru comme un refuge et une solution aux blessures, exerce sur Charles-Victor un formidable attrait auquel il ne veut cŽder. Il ignore sans doute quÕil prend, en cette posture, la fidle relve de son frre Petit-Tambour qui ne cessait, de son vivant, dՐtre hantŽ par leurs maigres silhouettes quÕil Ç voyait jusque dans ses rves, passer sur fond de nuit, inaccessibles. È (LN, 324). Il sÕenferme dans une position dÕexclu de la filiation, et ce faisant de la communautŽ humaine. Comme Richard III dans Henri VI de Shakespeare, il pourrait affirmer : DiffŽrent de mes frres, je ne tiens ˆ aucun Ce mot Ç amour È - divin au dire des barbes grises Ð QuÕil aille au cÏur de ceux qui sont semblables aux autres ! Il nÕa place dans le mien Ð je suis moi, et tout seul 3

1 2 3

Bernard BRUSSET, Ç Le Lien fraternel et la psychanalyse È, op. cit., p.357. CitŽ par RenŽ KAèS, Le Complexe fraternel, op. cit., p.69. William SHAKESPEARE, Henri VI, V, 7, Îuvres compltes, op. cit., p.573.

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Rendu unique, il est un enfant qui affronte son sentiment dÕomnipotence infantile sans possibilitŽ de lՎmousser par des identifications intermŽdiaires ˆ un frre. Devenu orphelin de frre et du mme coup, rŽtif ˆ la fraternitŽ, il incarne jusquÕen ses impasses, sa rŽsistance ˆ toute tentative de fraternisation. Avec la venue de Nuit-dÕAmbre, note trs judicieusement Laurent Demanze, le double ne passe plus dŽsormais par une ressemblance familiale, que lÕenfant rejette vigoureusement lorsquÕelle se prŽsente, mais : ˆ travers le trouble dÕune diffŽrence ou dÕune discordance. Ce qui est sans doute pour Sylvie Germain une manire de dresser le portrait de lÕhomme moderne, qui nÕest plus enracinŽ dans une identitŽ familiale, mais se dŽcouvre dans lՎtrange miroir que nous tend lÕinconnu croisŽ dans la foule, ou lÕange contre lequel nous nous battons.1

Au sein dÕune famille o la gŽmellitŽ est la norme, la naissance simple peut tre interprŽtŽe selon la pensŽe des Dogons2, comme une perte et une incomplŽtude eu Žgard au prototype de lÕunion originale. Charles-Victor sÕengage sur le parcours non balisŽ de la rencontre avec lÕautre ds son arrivŽe ˆ Paris. LÕinconnu du pont saint Michel qui lÕinterpelle par un Ç Vous y Žtiez ? È (NA, 182), en Žvoquant le massacre des AlgŽriens lors de leur manifestation pacifique du 17 octobre 1961, lui ouvre les yeux sur la fatalitŽ du lien social et lÕexistence possible dÕune conscience politique qui sÕoppose ˆ lÕexigence de lÕun. Ces fant™mes nŽanmoins auront t™t fait de le rattraper puisquÕil ne sera pas en mesure de concevoir la nouvelle donne de lÕamitiŽ autrement que sous le signe du double, Ç Jasmin, lÕunique dans la ville ˆ sՐtre pour lui dŽtachŽ de la foule, ˆ avoir pris visage et nom. LÕunique ami, son double, son revers. È (NA, 199) II-2.C LÕallŽgorie du couple originaire Si les couples, au fil du temps et de lÕamour partagŽ, deviennent jumeaux, Ç Le nom de celle qui fut son amour immŽdiat et unique et qui ˆ travers lՎpaisseur des annŽes devient et se fera corps jumeau È3, ceux qui se crŽent en leur fulgurante passion entrent dans cette relation gŽmellaire aux profondes et fascinantes rŽsonances. Didier Anzieu4 relve, dans lՎtat de lÕexaltation amoureuse, lÕinstauration dÕune croyance selon laquelle chaque partenaire du couple nouvellement instaurŽ est celui qui compte le plus pour lÕautre, tout en espŽrant tre pour lÕautre lÕobjet de prŽdilection. Les lointains Žchos de cette 1

Laurent DEMANZE, Ç Le Diptyque effeuillŽ È, Roman 20-50, n¡39, juin 2005, p.67. Ç En effet dans les temps immŽmoriaux, ˆ lÕorigine de notre espce il y eut, selon les Dogons, deux couples de jumeaux È. RenŽ ZAZZO, Le Paradoxe des jumeaux, op. cit., p.84. 3 Sylvie GERMAIN, Ç KalŽidoscope ou notules en marge du pre È, Voies de pres, voix de filles, Adine SAGALYN (Žd.), Paris, Maren Sell & Cie, 1988, p.68. 4 Didier ANZIEU, Ç La Scne de mŽnage È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Ç LÕAmour de la haine È, Paris, Gallimard, n¡33, 1986, p.322.

2

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relation primordiale symŽtrique qui unissait la mre ˆ son tout-petit, ainsi que les ondes sonores des mots chaleureux partagŽs, subsisteraient dans la communication

amoureuse

et

dans

lÕillusion

gŽmellaire.

Ce

dŽlicieux

et

1

nŽcessaire mirage se dŽcline, selon Isodora Berenstein et Jamine Puget , sur le modle de Narcisse fascinŽ par lÕimage de sa sÏur jumelle reflŽtŽe par la surface de lÕeau. Otto Rank, dans Don Juan et le double, nous propose plusieurs variations sur le mythe de Narcisse, dont lÕinterprŽtation la plus tardive, rapportŽe par Pausanias, considre la nymphe ƒcho comme la sÏur jumelle du beau jeune homme. Voilˆ ouvert le passage entre Narcisse et Hermaphrodite. Inconsolable aprs la mort de son double fŽminin, Narcisse trouva un jour dans une source qui lui renvoya son reflet, la consolation de la perte. Bien quÕil sžt quÕil sÕagissait lˆ de sa propre image, il Žprouva un soulagement en se mirant dans ce miroir dÕeau pour retrouver cette sÏur jumelle Ç qui dans ses vtements et dans son aspect extŽrieur lui ressemblait exactement È2 et chercha ˆ sÕunir ˆ cette autre moitiŽ quÕil aimait comme lui-mme. Pour Julia Kristeva les amoureux ne font pas autre chose que de concilier narcissisme et hystŽrie, en imaginant volontiers tre jumeaux. Durant ce moment narcissique, lÕautre, idŽalisable, renvoie sa propre image idŽale qui est ˆ la fois autre. Pour se contempler mutuellement en cette unitŽ duelle qui permet de toucher les sommets de la complŽtude heureuse, il Ç est essentiel pour lÕamoureux de maintenir lÕexistence de cet autre idŽal, et de pouvoir sÕimaginer semblable ˆ lui, fusionnant avec lui, voire indistinct de lui È3. Les mythes de lÕorigine font appara”tre lÕidŽe de la gŽmellitŽ avec sa connotation sexuelle, comme sÕil Žtait impossible dÕimaginer Ç une gense sans un dŽdoublement de ce qui Žtait initialement confondu, indiffŽrenciŽ. DÕo lÕambigu•tŽ du couple qui est ˆ la fois sŽparation et union. È4. Dans le monde o flottent les effluves des vertiges androgyniques, le jeune couple de Tobie et de Sarra reprŽsente la souche humaine revenue en ce temps des mythes gŽmellaires o, selon AndrŽ Green : lÕUn renvoie au Double. [É] Si lÕUn est fait de deux moitiŽs, chacune des deux moitiŽs comprend ˆ la fois un statut de division et dÕincomplŽtude et pourtant chaque moitiŽ est unitŽ constituante de lÕunitŽ formŽe par lÕunion des deux moitiŽs.5

1 Isidora BERENSTEIN, Jamine PUGET, Ç De lÕEngagement amoureux au reproche È, La ThŽrapie psychanalytique du couple, Alberto Eiguer et al. (dir), Paris, Dunod, 1984. 2 Chantal THOMAS, Ç Casanova, LÕIcosameron ou lÕutopie du double È, ƒros Philadelphe, frre et sÏur, passion secrte, op. cit.. p.75. 3 Julia KRISTEVA, Histoires dÕamour, Paris, Deno‘l, 1983, p.47. 4 RenŽ ZAZZO, Le Paradoxe des jumeaux, op. cit., p.142. 5 AndrŽ GREEN, Ç Un, autre, neutre : valeurs narcissiques du mme È (1976), Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, ƒditions de Minuit, coll. Critique, 1983, p.56.

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Ragou‘l ne distingue pas, des deux corps endormis sur le sol et Žtroitement enlacŽs, Ç celui de sa fille. Ils sont nus, leurs cheveux emmlŽs ; double chevelure noire ŽbouriffŽe sur un fond rouge foncŽ. [É] È (TM, 237). La fusion des corps ne se conoit que sur le modle de lÕun et lÕunitŽ du couple rŽduit temporairement la diffŽrence ˆ son point le plus extrme. Cette dernire subsiste nŽanmoins dans sa forme minimale qui est celle de la symŽtrie, chaque moitiŽ constituant lÕunitŽ : Ç Les dormeurs reposent front contre front, leurs profils sont en miroir, la clartŽ de lÕun nimbe la face de lÕautre, le sourire de lÕun se reflte sur les lvres de lÕautre. È (TM, 238). Tobie et Sarra prŽsentent une version du couple primordial qui constitue une unitŽ duelle dans une nouvelle mise au monde : [É] Il est sorti des limbes du passŽ, des lymphes grises de la mŽlancolie. [É] Tous deux sont descendus au plus secret du sommeil, celui des origines o éve sՎploya du flanc dÕAdam, et tout autant Adam dÕentre les bras dÕéve. (JC, 134)

Pour de nombreux exŽgtes Adam et éve, jumeaux originels, auraient ŽtŽ crŽŽs en tant Ç quÕunique crŽature, avec deux faces et deux c™tŽs, lÕun m‰le et lÕautre femelle È1. Dans le modle chrŽtien, le couple primordial nÕexiste vraiment que lÕun par rapport ˆ lÕautre dans une parfaite complŽmentaritŽ, dÕune seule et mme

chair,

ils

sont

crŽŽs

pour

tre

sŽparŽs

et

revenir

ˆ

nouveau

complŽmentaires : É CÕest pourquoi lÕhomme quitte son pre et sa mre et sÕattache ˆ sa femme et ils deviennent une seule chair.

La plus ancienne des traditions rabbiniques prŽsente la version dÕun Adam androgyne : Ç Adam et éve avaient ŽtŽ dÕabord faonnŽs dos ˆ dos, attachŽs par les Žpaules. Mais comme ils avaient grand mal ˆ se mouvoir, ils sÕen plaignirent ˆ Dieu qui se rŽsigna ˆ les sŽparer en deux dÕun coup de hache È. Cette lecture sÕexpliciterait par le cŽlbre passage du Banquet de Platon. Convive de ce banquet philosophique o lÕon dŽbat de lÕamour, le pote Aristophane explique le dŽsir amoureux par le drame primordial des humains bienheureux dÕantan, sphŽriques et parfaits, qui furent coupŽs en deux par les dieux. Une autre tradition, rappelŽe par Sylvie Brodziak, explique quÕAdam Žtait homme du c™tŽ droit et femelle du c™tŽ gauche avant dՐtre fendu par Dieu È2. En une nuit, le jeune couple plonge jusquÕaux origines du monde et, nouveaux Adam et éve, qui

1

Adin STEINSALTZ, Hommes et femmes de la Bible, Paris, Albin Michel, coll. PrŽsence du juda•sme, 1990, p.21. 2 Sylvie BRODZIAK, Ç Le Jardin perdu ou lÕinvention de lÕamour È, Cahiers Robinson, Ç AndrŽe Chedid, lÕenfance multiple È, Christiane Chaulet-Achour (dir.), n¡14, 2003, p.41.

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selon Descartes Ç nÕont pas ŽtŽ crŽŽs enfants È en raison de la toute-puissance de Dieu Ç qui fait toute chose parfaite ds le commencement È1, ils en reviennent mŽtamorphosŽs. La rŽconciliation passe par la rencontre amoureuse qui annule les tensions conflictuelles pour faire na”tre ˆ un Žtat positif dÕunification dans une formule exaucŽe de lÕamour : Ç DÕun tel sommeil on se relve transfigurŽ, autre infiniment, et au premier matin lÕesprit sՎtonne de cette radieuse renaissance, de cette mŽtamorphose de la chair et du cÏur È (TM, 242). Lorsque Camille dŽcouvre la fratrie joyeuse des frres Mauperthuis elle vit Žgalement ce Ç trs simple miracle tout humain, magnifiquement humain : le regard de Camille sur les autres et sur sa propre vie avait ŽtŽ remis au monde dÕun coup aussi brusque que superbe. È (JC, 134).

Un glissement est cependant ˆ lÕÏuvre avec la rencontre de Simon et de Camille dans Jour de colre. La fraternitŽ, selon les termes de RenŽ Zazzo, Ç devient ressemblance, la ressemblance devient gŽmellitŽ, la gŽmellitŽ devient amour fou È2. La dŽcouverte amoureuse, associŽe au dŽtachement de la figure grandpaternelle, na”t de la rencontre avec la fratrie des Mauperthuis qui ouvre ˆ la possibilitŽ dÕune vie qui se rŽclame urgemment, Ç La seule compagnie [É] Žtait celle des neuf frres. Elle bržlait de les revoir, de se lier ˆ eux. Elle se savait semblable ˆ eux. Elle se voulait leur amie, leur sÏur. È (JC, 134). CÕest dÕabord la possibilitŽ dÕun frre que Camille dŽcouvre en Simon ainsi que la perspective dÕune vie animŽe par des chants et des imprŽvus au sein dÕun groupe familial unifiŽ. BŽnŽdicte Lanot relve que Ç Simon et Camille sont les mmes. Ils ont ŽtŽ engendrŽs par les mmes. [É] ils sont cousins [É] ils sont porteurs du mme hŽritage : celui dÕEdmŽe comme celui dÕAmbroise ne laisse pas de place ˆ lÕenfant pour une existence de sujet. È3. Cette force de lÕhŽritage, qui facilite la similitude et le repliement narcissique, puise au mythe de lÕandrogyne dans sa dimension cosmologique et Žtiologique. Elle Ç conduit aux sources de lÕhumanitŽ [É] expŽrience anhistorique et mŽmoire de lÕorigine È4 en rŽunissant les principes du masculin et du fŽminin. Le jeune couple soutient le pari utopique de faire perdurer le paradis perdu qui se prŽsente dans le fantasme hermaphrodite

1

RenŽ DESCARTES, Les Principes de la philosophie (1644), III, art 45 (III, 248). RenŽ ZAZZO, Le Paradoxe des jumeaux, op. cit., p.198. 3 BŽnŽdicte LANOT-LEMOINE, LÕUnivers Romanesque de Sylvie Germain : lÕimaginaire Žthique, op. cit., p.252. 4 Laetitia LOGIƒ, Ç Le Corps mŽlancolique : prŽsence de lÕandrogyne dans lÕÏuvre de Sylvie Germain È, Sylvie Germain et son Ïuvre, textes rŽunis et prŽsentŽs par Jacqueline Michel et Isabelle Dotan, Bucarest, EST Samuel Tastet ƒditeur, 2006, p.130. 2

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Ç o sÕexprime le rve de devenir ˆ la fois homme et femme, nostalgie de la plŽnitude antŽrieure ˆ la section mutilante opŽrŽe par la sexualisation È1 : Ils nÕavaient en cet instant ni ma”trise ni possession dÕeux-mmes, chacun ne savait plus lequel des deux Žtait son propre corps. Tout ce que chacun savait, cՎtait que seul le corps de lÕautre Žtait dŽsormais son vrai corps. (JC, 211)

Le manque se trouve ainsi exclu dans ce ressenti dÕintŽgritŽ narcissique qui peut rappeler un vieux rve ainsi quÕune une rŽalitŽ jamais connue, lÕhallucination dÕune fusion de lÕenfant avec Ç une mre nourricire-et-un-pre-idŽal È que Julia Kristeva nomme Ç un conglomŽrat [É] qui dŽjˆ condense deux en un. È2. Ce sentiment amoureux traversent Camille et Simon en un rve dՎternitŽ o Ç Chacun devenait la doublure du corps de lÕautre, la sensibilitŽ du corps de lÕautre. La voluptŽ du corps de lÕautre. È (JC, 236). Cet Žtat nÕest cependant gratifiant que provisoirement car il enracine Narcisse en lui-mme : Ç Elle confondait son corps ˆ celui de Simon. Elle confondait les mots, les images, la chair È (JC, 215), Žprouvant ce que Jean-Yves Debreuille dŽcrit comme Ç une composante de la joie amoureuse [qui] est une exaltation de sՎprouver pour autrui, ou le croire È3. BŽnŽdicte Lanot interprte cette Ç butŽe contre la gŽnitalitŽ È ˆ la lumire de la problŽmatique maternelle. Comment en effet, interroge-t-elle, celle Ç qui nÕa jamais eu de vŽritable accs ˆ lÕautre, pourraitelle tre une initiatrice ? Son appel est dÕune morte, ou de la mort. Le message est donc ambivalent. Il dit lÕalternative qui sÕoffre aux amants : ou le grandirensemble, le passage ˆ lՉge adulte, ou le mourir È4. En revanche, nous ne pensons pas que Camille Ç renonce ˆ son altŽritŽ È5, pour la simple raison quÕelle ne fut jamais ŽduquŽe pour se constituer et se penser en tant que sujet. Sans doute est-ce la raison pour laquelle elle accde si facilement ˆ la plŽnitude du lien gŽmellaire qui ne la livre pas dÕemblŽe seule, en tant quÕelle-mme, sur le chemin du dŽsir. Quant ˆ Simon le bien-aimŽ, dont la beautŽ Ç faisait la fiertŽ de son pre et lՎmerveillement de sa mre [Éil] avait trouvŽ en elle son double au fŽminin, la rŽponse ˆ son dŽsir, le vrai lieu de sa joie. È (JC, 255). Ainsi, nouveaux Paul et Virginie, Simon et Camille faonnent un couple fondŽ sur le faux semblant, tre frre et sÏur sans lՐtre vraiment. ExilŽs du monde, fuyant les terres grand-paternelles, ils ne peroivent plus aucune sŽparation, ni en eux, ni dans les choses, ils fusionnent et tendent ˆ ne plus former quÕun seul tre. Le 1 Jean-Jacques BERCHET, Ç Le frre dÕAmŽlie ou la part du diable È, ƒros Philadelphe, frre et sÏur, passion secrte, op. cit., p.127. 2 Julia KRISTEVA, Histoires dÕamour, op. cit., p.281. 3 Jean-Yves DEBREUILLE, Ç PoŽsie amoureuse et altŽritŽ, ou les ruses de Narcisse È, Le Croquant, n¡30/31, ŽtŽ 2001, p.39. 4 BŽnŽdicte LANOT-LEMOINE, LÕUnivers Romanesque de Sylvie Germain : lÕimaginaire Žthique, op. cit., p.233. 5 Ibid., p.251.

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dŽsir de cette complŽtude se lit dans les dŽtails physiques et se reflte dans la tenue vestimentaire. Recueillis par Huguet Cordebugle qui offre son hospitalitŽ, Simon et Camille lavŽs et vtus Ç de la mme faon, accoutrŽs moitiŽ en femme, moitiŽ en homme È prŽsentent une Ç ressemblance [É] troublante È (JC, 299), si proche que la figure de lÕautre dispara”t. Ce couple Žtrange, qui fascine Huguet Cordebugle qui Ç nÕen finissait pas dՐtre Žbloui par les mŽtamorphoses de ce corps double et un È (JC, 301), incite ˆ rver aux possibilitŽs du double et ˆ jouer avec la notion de lÕindividuation, ˆ lÕinstar des figures des jumeaux de Plaute ˆ Shakespeare. Les personnages Ulrich et Agathe de LÕHomme sans qualitŽs de Robert Musil explorent Žgalement cette gŽmellitŽ imaginaire. SŽparŽs depuis leur prime enfance ils dŽcident, alors quÕils se retrouvent aprs de longues annŽes de sŽparation, de vivre leur amour en faisant une seule et mme chair. Ce quÕUlrich nomme Ç utopie gŽmellaire È est un fantasme qui prend pour origine la ressemblance de leur habillement : Ç Nous descendons les rues des hommes avec le mme ‰ge, la mme taille, les mmes cheveux, les vtements aux mmes rayures [É] È1. Camille et Simon apparaissent comme un tre double spŽculaire qui se confronte ˆ ses propres limites, renvoyant aux dŽfaillances de sa propre organisation psychique. Ils tendent vers lÕunitŽ plus quÕils Žprouvent leur union et leur idŽal de communion les bloque dans le rŽgime du mme o toute diffŽrence sÕabolit. Les subterfuges pour fuir les effets de la rage de leur grand-pre rŽalisent ŽphŽmrement le mythe de lÕandrogyne : ainsi habillŽe, elle semblait tre un frle jumeau de Simon, et cela lui plaisait. Cela mme la rassurait, car de la sorte elle effaait la terrible ressemblance que le vieux sՎtait obstinŽ ˆ plaquer sur elle ; cette ressemblance avec une femme morte que le vieux avait tant invoquŽe ˆ travers le bois de la porte. (JC, 323)

Ces deux tres, Žgalement beaux, dont la ressemblance troublante questionne leur complŽmentaritŽ, laissent deviner le surgissement de la catastrophe prochaine. Comment un tel couple pourrait-il rŽsister ˆ lÕexpŽrience de la vie ? La tradition romanesque nous prŽvient que les histoires qui contiennent en germe le rve dÕun

attachement capable de vaincre

la

mort,

sont bien

souvent

annonciatrices dÕune passion fatale ou impossible. Ce destin se dessine comme une ombre mortifre ds la premire Žtreinte passionnŽe du jeune couple. En ce dernier jour de lessive, au cours duquel Camille aide Fine ˆ nettoyer Ç tout le linge de la maison È, (nous savons bien ce que peut vouloir signifier le fait de laver son linge sale en famille !), Camille et Simon se rejoignent en une intense union sexuelle. La description de cette scne qui prŽsente les amants :

1 Robert MUSIL, LÕHomme sans qualitŽ, [Der Mann ohne Eigenschaften] (1931-1933), Paris, Le Seuil, 1956.

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enlacŽs lÕun ˆ lÕautre ils avaient roulŽ dans lÕherbe trempŽe de rosŽe [É]. Ils avaient rampŽ contre la terre [É] Les draps tout autour dÕeux Žtalaient leur blancheur crayeuse dans la nuit comme une calme et pure nuditŽ. (JC, 210)

dŽvoile dÕinquiŽtantes similitudes avec la scne de lutte entre Catherine et Vincent Corvol : Ç Ils avaient dŽvalŽ le talus, avaient roulŽ dans la broussaille Žtincelante de rosŽe. Ils sՎtaient relevŽs et sՎtaient ˆ nouveau battus ; mais sans cris. È (JC, 44). Le projet de fuite de Catherine est ainsi brutalement interrompu au bord de la rivire, Ç Le couple sՎtait disloquŽ. È (JC, 46). Une gŽnŽration plus tard, lÕunique tŽmoin de cet assassinat devient le meurtrier de toute vellŽitŽ de libertŽ de ce Ç corps jumeau È quÕil Ç disloqu[e] È (JC, 302) au bord dÕun torrent. Huguet Cordebugle qui reconnait dans Ç le couple en train de sÕenlacer dans lÕherbe. Camille et Simon, deux Mauperthuis des fermes ennemies È (JC, 211), sait Žgalement repŽrer lÕamour transgressif qui prŽvaut dans la conscience courante, ainsi que dans les textes littŽraires. LÕimagination de ce vieil homme revche, capable de parer son lit de draps taillŽs dans le linge de femmes et de rapporter, par brassŽes, des fleurs pour couvrir le corps jumeau, sait dŽceler dans cet amour, tout entier de fra”cheur et de jeunesse, les Žchos des anciennes amours vŽnitiennes. Car il y a du Capulet et du Montaigu dans ce couple aux amours contrariŽes par les folies et les emportements familiaux. Il y a du RomŽo et Juliette dans lÕexaltation amoureuse qui dŽcrte lՎvidence et lÕimpŽtuositŽ de leur passion au-delˆ de lÕhostilitŽ du grand-pre. Leur couple clandestin, impossible et solitaire, est vouŽ ˆ la mort, ce qui pourrait faire Žcrire ˆ Julia Kristeva ˆ leur sujet quÕils Ç mettent moins de temps ˆ sÕaimer quՈ se prŽparer ˆ mourir. È1. Aprs un bref passage dans le paradis des fougueuses Žtreintes et le passage dans la chambre blanche, Mauperthuis les poursuivra de son hostilitŽ. Le vieux tue par deux fois en prŽcipitant tour ˆ tour Camille et Simon dans le torrent. Au jeu des apparences les corps se confondent, les voix se mlent : Ç Ce cri nՎtait pas dÕhomme, mais de femme. Ambroise Mauperthuis se redressa, hagard. Il ne comprenait plus. È. Le corps frappŽ nÕest pas celui qui git au fond du lit du torrent, il se dŽdouble : Ç Il regardait, hallucinŽ cet autre corps, ce dr™le de double de lui-mme ; son reflet dans lÕeau, tout dŽsarticulŽ contre les cailloux. È (JC, 330). Dans sa folie meurtrire, ses jets de pierre atteignent par ricochets un corps et son double, Ç Ils Žtaient deux, lˆ, en bas ; Simon le voleur et Simon lÕincendiaire. Ils Žtaient deux, le jumeau fort et le jumeau plus frle. È (JC, 330). Ainsi, aprs avoir chassŽ et poursuivit Simon, le vieux Mauperthuis sŽpare rageusement la crŽature qui semble le narguer en rŽsistant ainsi ˆ ses coups rŽpŽtŽs. Tel le Zeus de la cosmogonie de la Grce

1

Julia KRISTEVA, Histoires dÕamour (1983), Paris, Gallimard, coll. Folio essais, n¡24, 1985, p.265.

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antique, il disloque le couple androgyne qui Žveille sa jalousie et Ç riait dՐtre le ma”tre, le ma”tre des lieux et des destins. Il riait dÕavoir tranchŽ en deux ce double corps [É] È (JC, 256). Simon et Camille, se dŽdoublant sur la surface rŽflŽchissante du miroir aquatique, sÕy noient ensemble, rŽunis ˆ nouveau dans leur chute. La mort du corps jumeau cependant nÕouvre sur aucune rŽconciliation et nÕa pas de valeur rŽdemptrice, elle laisse le monde un peu plus vide mais ne le transforme pas. Ainsi lÕamour de RomŽo et Juliette qui ne fut quÕune Ç brve illumination avant une ŽternitŽ de tŽnbres È1. Mauperthuis se terre un peu plus dans sa folie dŽcrŽpie, quant aux jeunes gens du village ils ne partent plus au bois pour chantonner quelque complainte et vaquer aux dŽlices amoureuses, mais sÕen vont ˆ la guerre pour ne pas en revenir. II-3 LÕexcessive prŽsence dÕune extrme absence II-3.A Le frre et la sÏur en leur disparition Lorsque vient ˆ dispara”tre la sÏur ou le frre, la douleur aigu‘ sÕincruste durablement dans le regard, elle vrille le corps et lance parfois ses longues plaintes dans le chant dÕune flžte qui Žgrne les notes dÕune complainte qui ne peut se dire. La vie de Pauline bascule avec la mort dÕAnne-Lise qui la fait mourir ˆ son statut de sÏur, Ç ˆ prŽsent elle nÕest plus rien È (EM, 59). Le deuil affecte en profondeur tous les liens et identifications tissŽs au sein de la famille, les places initialement signifiantes et vivifiantes au sein de la sororie nÕont plus cours. Pauline rŽgresse ainsi ˆ lՎtat dÕenfant unique, seule, face ˆ lÕamour parental, intact, mais dŽvastŽ par la souffrance. Les mots se font curieusement dŽrisoires et souvent incongrus, pour exprimer la douleur et appeler la disparue. LÕinstrument ˆ vent offre ˆ la petite fille de quoi canaliser un souffle, il lui reste sa flžte. [É] Comme le magicien qui avait ensorcelŽ les rats puis les enfants de Hammelin pour les perdre sans retour, elle joue, elle joue sans fin. Mais elle joue ˆ rebours du magicien de Hammelin ; elle voudrait dŽsensorceler sa petite sÏur, rompre le charme noir de la mort [É]. (EM, 61)

Le deuil devient une musique qui se lve chaque soir par la force dÕune enfant qui, souffle Ç tremblant È et doigts Ç maladroits È (EM, 57), appelle sa sÏur. LÕinconsolable OrphŽe, fils dÕÎagre et de Calliope, lui aussi crie sa souffrance et pleure sa bien aimŽe Eurydice. Par son art, OrphŽe nÕa-t-il pas su, avant elle, anŽantir les sortilges et envožter la nature qui lui fait cortge !? Lors de sa descente courageuse au Tartare dans lÕespoir de ramener son Eurydice, nÕa-t-il pas su, par le jeu de sa lyre, toucher les dŽmons, charmer PersŽphone et adoucir

1

William SHAKESPEARE, Ç RomŽo et Juliette È, Îuvres compltes, op. cit., p.509-525.

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le cruel Hads !? La patience Ç immense È, de la petite Limbourg vaut bien la virtuositŽ du joueur de lyre et de cithare. Pauline Ç ne peut plus arrter de jouer È et laisse pleurer sa sÏur Ç ˆ travers elle È (EM, 61). Elle partage la douleur du pote, chanteur et musicien, veuf inconsolable, qui put cependant, lors de la catabase de la descente aux enfers, sonder les secrets de la mort et ramener son aimŽe jusquÕaux portes des vivants. Dans Tobie des marais, Rosa Rozmaryn

dŽrive

dans

une

mŽlancolie

croissante

lorsquÕelle

constate

Ç lÕanŽantissement de tout le Yiddishland È et quÕil ne subsiste de sa sÏur Wioletta, assassinŽe dÕune balle dans la nuque et jetŽe dans une fosse commune, quÕune dent de lait qui rejoindra la mŽdaille du pre dans le modeste mausolŽe/pot de fleur : Ç Elle sÕen voulait [É] de nÕavoir pas accompagnŽ sa sÏur, de nÕavoir pas partagŽ sa mort, [É]. È (TM, 79). La sÏur ou le frre dŽcŽdŽ apparait comme le double mortel et mortifre de lÕenfant survivant dont il peut entra”ner la perte, comme si, ŽcrasŽ par le poids de la souffrance, ce dernier nÕavait plus la force nŽcessaire pour engager le Ç travail du deuil È qui vise ˆ sauvegarder le moi. La sŽparation avec la sÏur bien aimŽe fige Trakl dans un miroir lŽtal qui ne laisse place ˆ aucune nouvelle identification, Ç pŽtrifiŽ, [Éil] sombra dans le vide, lorsque dans le miroir brisŽ apparut la sÏur [É] È1.

La gŽmellitŽ accentue la difficultŽ de survivre ˆ sa part manquante alors que la perte fait retour sur soi dans un vŽcu dÕamputation de son autre soi-mme. Figure de la spŽcularitŽ narcissique, le jumeau, Ç lÕautre semblable absolu chez les jumeaux vrais tŽmoigne radicalement de la difficultŽ dՐtre deux dans la sŽparation È2. Dans le dŽsastre de la mort, lÕemprise du double peut tre complte. Dans OsnabrŸck, la romancire HŽlne Cixous affirme aprs le dŽcs de son frre, Ç Nous sommes encore un seul enfant È3 et souligne leur corporalitŽ fusionnelle par le terme Ç encore / en corps È. Elle convoque Žgalement dans son ouvrage Tours promises lՎtat de la gŽmellitŽ perdue par la voix de la narratrice : il Ç est ˆ moitiŽ moi, en le peignant je me peins, en me plaignant je le plains È4. JŽr™me Garcin, dans son ouvrage Olivier5, se demande Žgalement si le survivant du couple gŽmellaire est un jumeau qui a perdu son double, ou sÕil devient avec le temps un tre singulier. La perte du jumeau ou de la jumelle poursuit la traversŽe du mystre de la gŽmellitŽ qui, de lÕosmose amniotique peut sÕachever dans le risque dÕembrasser son propre reflet sur le

1

Sylvie GERMAIN, Ç LÕEnchanteur ˆ la lyre (dans le sillage dÕOrphŽe et de Georg Trakl) È, op. cit., p.63. 2 RenŽ KAèS, Le Complexe fraternel, op. cit., p.63. 3 HŽlne CIXOUS, OsnabrŸck, Paris, Des femmes, 1999, p.166-167. 4 HŽlne CIXOUS, Tours promises, Paris, GalilŽe, 2004, p.87. 5 JŽr™me GARCIN, Olivier, Paris, Gallimard, 2011.

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masque de la mort. Lorsque Margot, la MaumariŽe du Livre des Nuits, dŽcde en tombant dans une ravine aprs treize annŽes de folie amoureuse, Mathilde, dans le dŽsert de sa solitude, crie son prŽnom en lieu et place de lÕabsente. elle ne pouvait plus distinguer entre elle-mme qui nՎtait plus rien et cette autre qui lui avait toujours ŽtŽ plus quÕelle-mme. Ç Mathilde ! Mathilde ! È disait-elle, sÕappelant ˆ travers le silence de cette mort qui venait de la frapper si bizarrement en visant ce corps second dÕelle-mme. (LN, 236)

La cŽlbre formule rimbaldienne selon laquelle Ç Je est un autre È prend ici tout son sens, mais ne permet aucunement la trajectoire dÕun retour sur soi. Le corps de la jumelle ramne au questionnement que lÕenfant conna”t devant son reflet dans le miroir qui montre, avec une brutalitŽ rarement ŽgalŽe, que ce corps a ŽtŽ sŽparŽ. Dans son Žtude consacrŽe au rapport entre le double et le jumeau, Otto Rank prŽcise que le dŽdoublement de lÕimage de soi renvoie ˆ une partition du moi. Ainsi, seule, penchŽe au dessus du corps de sa sÏur quÕelle surplombe, Mathilde ne peut saisir de celle-ci quÕun reflet glacŽ qui lui jette ˆ la figure lÕhorreur de ce corps arrachŽ au sien. La folie de la douleur fait perdre pied et multiplie le pouvoir spectral qui clame que Mathilde nÕest que le reflet dÕune autre. Sans doute est-ce pour cela que les rituels de deuil invitent ˆ couvrir de voiles les miroirs afin que cesse cette multiplication de lՐtre et que le retour ˆ la terrible solitude de soi-mme puisse sÕeffectuer. Dans la mort, le visage de la sÏur appelle Mathilde ˆ se reconna”tre en ce double perceptif. Son visage, quÕon ne connait jamais directement, se donne dans sa ressemblance, expŽrience indiscernable, que RenŽ Zazzo associe ˆ

une Ç secousse rŽvŽlatrice de

lÕambigu•tŽ fondamentale de la gŽmellitŽ et de tout dŽdoublement È1. Plusieurs couples de jumeaux germaniens ne savent plus, dans la mort de leur frre ou de leur sÏur, distinguer lÕaltŽritŽ au cÏur du familier, ils restent confondus et conjurent la crainte de sՐtre soi-mme perdu. Mathilde, ainsi que Deux-Frres, ne savent plus que le visage de leur jumeau ressemble au leur, sans tre le leur. Le visage quitte alors le sujet et souligne la fragilitŽ de la reprŽsentation de soi qui, dans lÕenfance, nÕa pas permis la distinction progressive entre soi et son jumeau. Ils restent en gŽmellitŽ avec leur frre ou leur sÏur, dans le sens o ils ne sont plus en mesure - ou quÕils refusent - dՎtablir une frontire entre lÕun et lÕautre. Le mme processus est ˆ lÕÏuvre chez le couple parental de lÕauteure qui passe par diffŽrentes Žtapes de la sŽparation, Ç devenus dans la vieillesse comme un unique corps [É] double corps alitŽ [É]. Corps jumeau naufragŽ au bord dÕun temps Žtale [É]. Et au bout de lÕattente, la dislocation du corps

1

RenŽ ZAZZO, Ç Dialogue avec Michel Tournier È, Le Paradoxe des jumeaux, op. cit., p.59.

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jumeau, puis la disparition totale. È1. O se niche le moi de celle ou de celui qui se vit comme double de lÕautre ? Lorsque le parcours de vie se construit pour Žviter la sŽparation, la mort ne peut laisser Rose-HŽlo•se que dans un dŽsarroi absolu : Ç Je ne suis entrŽe au couvent que pour accompagner Violette, je nÕy suis restŽe que pour ne pas mÕen sŽparer. Maintenant quÕelle est morte je ne veux plus rester. È (LN, 326). La situation de Deux-Frres tŽmoigne du refus de la sŽparation et de lÕimpossibilitŽ du clivage. Le jumeau ne peut tre mortel, il est amenŽ ˆ survivre, en devenant le survivant qui ne se soumet ni ˆ la limitation du temps, ni ˆ celle de lÕespace. Le meilleur moyen de supporter la douleur pour Mathilde, qui conna”t Ç ce que signifiait pour un enfant PŽniel dՐtre soudain privŽ de son jumeau, de son double È, est de ne pas se soumettre ˆ lÕirruption de la rŽalitŽ pour Žviter tant que possible Ç le dŽsespoir |É] ce chagrin fou, inconsolable, dՐtre livrŽe ˆ lÕabandon, ˆ la solitude. È (LN, 326).

Dans le mythe o les destins gŽmellaires sont si souvent associŽs aux Ç rŽcits de fondation È, la disparition dÕun des jumeaux dŽvoile le motif Ç de la rŽpŽtition funeste dÕun drame originaire È qui se dŽvoile par le Ç retour ˆ lÕindiffŽrenciŽ du dŽclin et de la mort È2. Les parcours fraternels achoppent sur la loi inexorable de la guerre qui sÕexprime comme malŽdiction ancestrale relayŽe par lÕHistoire qui fait peser sur les fratries les menaces de lՎclatement et de la dissŽmination. Le couple gŽmellaire dÕAugustin et Mathurin, marquŽ par une telle ressemblance que Ç seuls leurs parents parvenaient ˆ les distinguer È (LN, 96), porte en lui le tragique de ce destin. Leur dŽpart au front pour se rendre sur Ç Le Chemin des Dames È scelle leur indiffŽrenciation. Les compagnons dÕarmes, Ç les autres È : ne tardrent pas ˆ se moquer de ce couple insŽparable quÕils surnommrent Ç les Siamois È [É] Mais il ne pouvait tre question de mourir chacun de son c™tŽ, du moins pas tout de suite, pas ˆ vingt ans, car ils sentaient bien que porter lÕabsence de lÕautre tout le reste de leur vie ežt ŽtŽ une charge beaucoup trop lourde et douloureuse. (LN, 154)

Cette image des frres siamois condense remarquablement lÕinsŽparabilitŽ et la dangerositŽ contenue dans la fusion comme dans la sŽparation des frres. Le risque est toujours grand en effet, de vouloir opŽrer un dŽtachement des frres reliŽs par une peau commune, dÕautant plus quand un seul organe sert ˆ maintenir la vie chez les deux frres. Cette coupure qui conduit ˆ la distinction peut Žgalement donner la mort. Un obus aura rapidement raison de cette union,

1

Sylvie GERMAIN, Ç KalŽidoscope ou notules en marge du pre È, op. cit., p.68. Carole KKSIAZENICER-MATHERON Ç Fratries : romans de la fin dÕun monde È, Fratries. Frres et sÏurs dans la littŽrature et les arts de lÕAntiquitŽ ˆ nos jours, op. cit., p.605. 2

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et le frre, restŽ dans la tranchŽe, voit son jumeau propulsŽ dans les airs. La terre sera une tombe informe pour celui qui nÕest mme plus un corps : Il vit seulement que cՎtait lˆ le bras de son frre et il oublia lequel des deux, il Žtait lui, qui restait sauf, et absurdement seul. Il ramassa le bras, contempla longtemps, hŽbŽtŽ, la main pareille aux siennes, puis lÕenfouit sous sa capote. (LN, 166)

Isis, femme et sÏur dÕOsiris, rŽussit avec lÕaide de Nephtys, du serviteur Anubis, de Toth et dÕHorus, ˆ reconstituer le corps de son Žpoux en retrouvant les quarante morceaux1 de son corps dŽmembrŽ et rŽpandu ˆ travers le monde par son frre rival Seth. La guerre nÕoffre pas cette opportunitŽ de patient rafistolage, seul le fragment gŽmellaire peut-tre maintenu sous le manteau et serrŽ contre le corps du frre survivant, comme sÕil pouvait, tel un greffon, engager une nouvelle vie. Augustin et Mathurin dŽpassent le sens mythique des jumeaux souvent dŽfinis en deux concepts opposŽs par lÕesprit binaire, ils fusionnent pour ne plus former quÕun tre. Le dŽcs de lÕun dÕeux inaugure la pŽriode de lÕenkystement du frre mort chez le frre vivant. La perte de lÕindividualitŽ et de lÕidentitŽ par lÕanŽantissement des prŽnoms crŽe une nouvelle crŽature nommŽe Ç Deux-Frres È. Le sujet se dissout et donne naissance ˆ un monstre, Ç mi-diurne, mi nocturne È, ni vif, ni mort, qui permet de contenir, c™te ˆ c™te, les deux parts de ce qui constituaient le couple initial. Non seulement le frre survivant a perdu son identitŽ, mais encore, dans lՎpreuve de lÕamputation identitaire, son humanitŽ devient problŽmatique. RescapŽ silencieux, il se situe ˆ la frontire indŽcise entre les vivants et les morts. Sa prŽsence sÕimpose ˆ la fois comme la mŽtaphore exemplaire dÕune difficile nomination de lÕhorreur et, paradoxalement, comme son expression mme, en tant que sympt™me dÕune plaie ouverte, celle du traumatisme collectif de la guerre. Les travaux des historiens nous rappellent que les diffŽrentes formes dÕagression sensorielles liŽes aux combats auquel furent livrŽs les soldats nÕest pas ˆ sous estimer dans les traumas consŽcutifs. Dans ƒtrange DŽfaite, Marc Bloch a prŽcisŽment dŽcrit lÕangoisse du dŽmembrement pour lÕhomme qui Ç ne supporte jamais plus mal lÕidŽe de sa fin que sÕil sÕy ajoute la menace dÕun Žcharppement total de son tre physique [É] È2. Le choc visuel que reprŽsente le corps dŽmembrŽ de son jumeau est Ç insŽparable de lÕanticipation de ce qui peut advenir de son propre corps. Dans cet instant lÕautre est soi. È3. Ë cette figure du double incorporŽ est attachŽ le sentiment de perte ŽprouvŽe, non 1

Ë lÕexception de son sexe, qui avait ŽtŽ jetŽ au fond de la mer et avalŽ par un poisson, quÕil fallut remplacer par un appendice en bois. 2 Marc BLOCH, ƒtrange DŽfaite, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1990, p.88. 3 StŽphane AUDOIN-ROUZEAU, Ç Massacres. Le corps et la guerre È, Histoire du corps (2005), tome 3, Paris, Le Seuil, coll. Points/histoire, 2011, p.313.

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seulement pour soi-mme, mais pour les parties de soi que lÕon a perdues. LÕinquiŽtante ŽtrangetŽ associŽe ˆ cette expŽrience peut susciter le fantasme de la substitution de lÕun ˆ lÕautre, la survivance nՎtant possible que par le Ç dŽdoublement intŽrieur È (LN, 172). Le destin des Ç frres pareils È, du roman Les MŽtŽores de Michel Tournier, peut tre rapprochŽ de celui de Ç DeuxFrres È tant la sŽparation du couple est source de dŽvastation pour celui qui entend maintenir intacte la fusion primitive. Aprs un long voyage initiatique quÕengage Paul pour se lancer ˆ la recherche de son jumeau Jean, il revient chez lui amputŽ dÕun bras et dÕune jambe et Ç gr‰ce ˆ lÕillusion du membre fant™me [É] sa qute [É] aboutit ˆ autre chose et ˆ lÕincorporation de son frre È1. Alors que le frre survivant du roman germanien ramne, comme une relique, le bras du frre qui devient surnumŽraire, Ç Deux-Frres avait refusŽ que cet ultime reste de son frre fžt portŽ en terre, - il ne le serait que lorsque la mort aurait consommŽ cette autre moitiŽ du disparu qui continuait ˆ perdurer en lui, le survivant. È (LN, 174). En refusant de se nommer devant son pre, le fils laisse planer le doute sur lÕidentitŽ du survivant : Ç Mon filsÉ È rŽpŽta-t-il comme en rve en effleurant le visage tremblant et glacŽ de ce fils quÕil ne pouvait mme pas nommer. LÕautre redressa subitement la tte dÕun air farouche et ŽtonnŽ. Ç Non pas ton fils, sՎcria-t-il. Tes fils ! (LN, 170)

Deux-Frres na”t de la mort dÕun jumeau quÕaucune parole ne vient rŽvŽler tant lՎvocation de la perte est inenvisageable afin de ne pas entŽriner sa mort. Le temps qui lui reste sera dorŽnavant consacrŽ ˆ la tentative de redonner vie ˆ cette figure du revenant, obtenue par incorporation du frre disparu. Il se veut frre-mort et vivant tout ˆ la fois, auto-engendrŽ par la force du dŽni. Une cŽlbre boutade de Mark Twain rappelŽe par Bernard Brusset2 montre la difficultŽ de la logique du dŽdoublement narcissique et de lÕindiffŽrenciation qui laissent toujours poindre le doute : Ç JÕavais un frre jumeau. Nous nous ressemblions tellement que, lÕun de nous Žtant mort ˆ la naissance, je nÕai jamais pu savoir si cՎtait lui ou moiÉ È. La prŽoccupation de dŽtecter, par de menus indices et de minutieuses dŽductions, qui serait le frre survivant ne nous intŽresse gure, tant Deux-Frres creuse la complexitŽ des relations gŽmellaires en prŽsentant rŽsolument le choix de personnifier les diffŽrentes parties dissociŽes, non seulement de son frre, mais des siennes propres, basculant ainsi du dŽdoublement narcissique, figurŽ par les jumeaux, ˆ lÕindiffŽrenciation partielle des frres siamois. Double incarnŽ, il ne fait quÕun seul. Ni miroir, ni reflet, Deux-Frres porte ˆ son comble le danger dÕaliŽnation que comporte tout 1 2

RenŽ ZAZZO, Ç Dialogue avec Michel Tournier È, Le Paradoxe des jumeaux, op. cit., p.68. Bernard BRUSSET, Ç Le Lien fraternel et la psychanalyse È, op. cit., p.359.

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rapport intime ˆ autrui. Lorsque la question de lÕidentification se pose : Ç Lequel des deux es-tu ? È, la rŽponse est lÕexpression du plus sŽvre dŽni : Ç " Je ne sais pas, je ne veux pas savoir " [É]. Il ne survivait quÕau prix de ce dŽdoublement intŽrieur. È (LN, 172). La mort prŽcoce du double fait lien entre les deux hommes, lÕun fonctionnant pour lÕautre comme substitut de lÕobjet perdu. Il fait corps/‰me avec son frre disparu et cesse dՐtre lui, pour tre tour ˆ tour ce que sa femme/belle-sÏur attend quÕil soit. Car cette volontŽ de taire le nom du frre mort trouve le mme Žcho chez les femmes des jumeaux dont aucune ne peut ainsi se dire et se vivre veuve. Le survivant trouve donc ˆ exister pour lui et pour son frre, dans cette illusion partagŽe ˆ trois, que cÕest lÕautre qui est mort. Deux-Frres prolonge ainsi la liste des diffŽrentes formes de passages ˆ lÕacte incestueux au sein de la famille PŽniel en organisant celui que Franoise HŽritier1 nomme lÕinceste de deuxime type indirect, qui met en contact des consanguins par lÕintermŽdiaire dÕun partenaire commun. Du vivant des jumeaux le trouble du dŽsir pour la femme de lÕautre sÕimmisait dŽjˆ lors de la rŽdaction et de la lecture du courrier au front : Le corps dÕHortense mis ˆ nu par les mots et les images de son frre se dŽvoila ˆ lui avec une fantastique impudeur et ˆ son tour il se mit ˆ rver dÕelle quand bien mme il pensait tout le jour ˆ Juliette. (LN, 150)

En devenant Deux-Frres, il rŽpond ˆ lÕattente de ses femmes et se livre avec constance ˆ lÕamour dÕHortense autant quՈ celui de Juliette : Ç LÕune lÕappelait Mathurin, lÕautre Augustin. [É]. Dans les bras de Juliette, il redevenait Augustin [É] Contre le corps dÕHortense il devenait Mathurin [É] È. (LN, 173). Alors que dans tous Ç les cas, lÕinceste Ð ou lÕexclusion du tiers Ð fabrique du binaire ˆ partir du ternaire È2, avec lÕinceste du deuxime type ce nÕest pas une personne qui est exclue, cÕest une place. Ainsi en fusionnant deux places de ce qui devrait tre du ternaire, le frre mu par un dŽsir de poursuivre une relation de sŽduction narcissique, entre en contact intime avec son frre en sÕunissant ˆ sa belle-sÏur. Le tabou de lÕinceste est ici transgressŽ autant par le partage dÕhumeurs corporelles identiques que par le refus de lÕobligation de la diversification. De cette union na”t Beno”t-Quentin avec sa bosse sur le dos, qui formule parfaitement le dŽdoublement. Il est le seul ˆ tŽmoigner par son corps de la problŽmatique paternelle et de la contrainte sŽmantique irrŽconciliables, lÕUnique contient le Double. La gŽmellitŽ ne vient pas marquer la descendance de Ç DeuxFrres È, mieux que cela, la fusion des tres prend corps dans le corps mme de

1

Franoise HƒRITIER, Les Deux SÏurs et leur Mre. Anthropologie de lÕinceste, Paris, Odile Jacob, 1994, p.11. 2 Caroline ELIACHEFF, Nathalie HEINICH, op. cit., p.245.

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lÕenfant par un phŽnomne dÕincrustation. Au delˆ de la gŽmellitŽ et de la mŽtaphore des frres siamois, lÕenfant devient porteur du fantasme paternel : Deux-Frres lui disait en effet que sa bosse enfermait un trs grand et trs merveilleux secret, - quÕau dedans dormait un autre petit garon. Un tout petit frre douŽ dÕune remarquable beautŽ et de grands talents, et ce petit frre, si Beno”t-Quentin savait lÕaimer et le porter sa vie entire avec confiance, eh bien il veillerait sur lui et le protŽgerait contre tous les malheurs. (LN, 204)

La bosse de Beno”t-Quentin signale lÕenkystement du double non enterrŽ au-delˆ de la gŽnŽration par la prŽsence dÕun frre rŽsiduel, une fratrie imaginaire et solidaire qui, au sens plein, fait corps. Une autre figure du double fraternel est ainsi obtenue par lÕincorporation du frre comme un autre en soi, ou par dŽtachement ou clivage dÕune partie de soi. La mort traumatique du pre/oncle demeurŽe hors deuil se fixe dans la gŽnŽration suivante dans la revenance du mort. Le doux Beno”t-Quentin arrive cependant ˆ ne pas vivre ce surplus de prŽsence en fant™me encombrant. Le Ç petit frre mystŽrieux enfermŽ dans sa bosse È devient une prŽsence lŽgre qui contient, selon Sang-Bleu, la promesse dÕun chant futur : Un jour viendra, lui disait-elle, o ton petit frre lui aussi se mettra ˆ chanter. Alors tu seras le plus heureux des petits garons ! Les gens viendront de partout pour Žcouter ton chant et ils pleureront en entendant, tant ce chant sera doux et beau, et tous regretteront de ne pas avoir une bosse comme la tienne. (LN, 220)

II-3.B Le poids du frre mort

LՎvŽnement dramatique de la perte du frre lÕest dÕautant plus quÕen sa survenue Ç se conjuguent le lien adelphique, dans sa rupture, et le complexe fraternel qui exerce ses effets dans le travail du deuil È1. Ainsi, les propos de Salvador Dali, Ç JÕai vŽcu toute mon enfance en portant agrippŽ ˆ mon corps et ˆ mon ‰me mon frre mort È2, qui pouvaient convenir ˆ la situation morphologique de Beno”t-Quentin, prend tout son sens dans le vŽcu de Charles-Victor pour qui le disparu prend place dans lÕomniprŽsence et lÕinfinie persistance de son absence. Charles-Victor engage un combat bien singulier qui sÕapparente ˆ la mise ˆ mort de son frre dŽcŽdŽ afin de se dŽfaire de son poids qui pse sur lÕexistence du survivant. Jean-Baptiste, qui aurait pu tre le Ç gardien de son frre È, sÕavre tre un fant™me bien encombrant, parce que, clame Alo•se dans LÕEnfant MŽduse : Ç les revenants, a existe ! Et a ne porte ni voiles ni suaires,

1 2

RenŽ KAèS, Le Complexe fraternel, cit. op., p.157. Salvador DALI, citŽ par RenŽ Ka‘s, Le Complexe fraternel, Paris, Deno‘l, 2008, p.63.

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ni cha”nes ni grelots, - a porte sa malŽdiction avec soi, cÕest bien pire. È (EM, 166). Quel hŽritage partager en effet avec ce frre disparu et comment concevoir lÕidentification Žventuelle avec lui sans tre soi mme englouti dans le caveau ˆ c™tŽ, ou ˆ la place du mort ? En tant que premier-nŽ, Jean-Baptiste est ˆ lÕorigine du groupe familial et de la crŽation du couple parental, dÕo lÕimportance Ç de son investissement imaginaire et symbolique, tant pour les parents que pour les frres et sÏurs ˆ venir [É]È1. Par ailleurs, cet enfant qui porte lÕespŽrance du retour du pre, est fantasmatiquement installŽ par sa mre comme un Ç messager de lÕespoir È (LN, 298) de la fin de la guerre. Son surnom de Petit-Tambour contient le souvenir du bruit de la pluie ruisselant le jour de sa conception autant que lÕespŽrance du roulement des caisses claires qui rŽsonne au cÏur des dŽfilŽs victorieux. Cette identification lÕinscrit fortement dans le dŽsir maternel et dans les reprŽsentations imaginaires du roman de la famille PŽniel. Jean-Baptiste est porteur dÕune destinŽe qui le relie trs Žtroitement ˆ la guerre, cependant si les armes se sont tues depuis sa naissance, elles font entendre ˆ nouveau le claquement de leurs dŽtonations le jour de sa mort. Ce sont en effet des hommes en armes, Ç en tenue de chasse, aux bottes souillŽes de boue, aux bras couverts de sang È (NA, 24), qui ont eu lÕenfance pour seul gibier : Ç Il Žtait le premier mort de lÕaprs-guerre, comme son petit frre Charles-Victor avait ŽtŽ le premier-nŽ de lÕaprs-guerre. Il apportait son enfance en offrande ˆ tous les morts ˆ venir È (NA, 30). Du fait de sa disparition, le frre a”nŽ ne servira pas de modle ˆ suivre ou a rejeter, il ne jouera pas plus son r™le dՎtayage, porteur de toutes les ambivalences et rivalitŽs possibles. JeanBaptiste restera donc, ˆ jamais, inaccessible, figŽ par lÕidŽalisation parentale, horizon toujours dŽfaillant de leur bŽante blessure. Le frre mort nÕappara”t que dans ses virtualitŽs, il est une figure en nŽgatif qui aspire celle de lÕenfant vivant : Ce grand frre qui ne lui avait jamais pardonnŽ, ˆ lui, Charles-Victor, de ne pas tre nŽ petite fille. [É] - Žtait-ce elle quÕil Žtait allŽ chercher dessous la terre ? - Ç Eh bien quÕil aille, quÕil aille donc, se rŽpŽtait Charles-Victor [É] QuÕil aille au diable, et la mre avec ! È (NA, 36)

Le travail de deuil du frre chez Charles-Victor ne peut se concevoir sans prendre en considŽration lՎlaboration du deuil que Pauline et Baptiste font de leur enfant. Or, accablŽs par la douleur, les parents sont muets, ils nÕenseignent rien et, comme il fut dÕusage ˆ lՎpoque, ils taisent la mort et leur peine. LÕexistence mme du disparu nՎtant plus ŽvoquŽe, il ne peut accŽder ˆ une place de dŽfunt et fait retour de faon massive et Žruptive dans la vie de 1

RenŽ KAèS, Le Complexe fraternel, op. cit., p.147.

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Charles-Victor, apparaissant comme un trou noir prt ˆ lÕabsorber, ou comme un double qui surgit sous forme hallucinatoire. En lÕabsence de parole, le corps du mort prend consistance dans sa puanteur et sa dŽformation, Ç enfant bleui, au ventre Žnorme È (NA, 89) il occupe lÕespace et capte le vivant qui tente vaillamment de survivre ˆ la dŽrŽliction. Car Charles-Victor rejoint son frre dans la disparition, ses parents ne le voient plus, il sÕabsente de leurs psychŽs trouŽes par le deuil, il sՎvanouit dans une absence de moindre poids que celle du mort, mais tellement plus ravageuse. Si Dieu joue un r™le paternel devant Adam et éve qui nÕinterviennent pas dans le drame qui oppose leurs fils, personne ne vient intercŽder pour Charles-Victor qui ne peut compter que sur son Žnergie vitale et les moyens qui sÕoffrent ˆ son imagination dÕenfant : Ç il se leva, sÕapprocha du lit vide de son frre, grimpa dessus, arracha les couvertures et pissa sur les draps. Pas dÕautres larmes ˆ verser sur le frre. È (NA, 27). Alors quÕil nÕa pas pu intŽgrer tous les messages de vie, Charles-Victor ne veut pas seulement dŽtruire le frre, mais Žgalement ceux qui le figent dans la douleur et le ressentiment de lÕattention et de lÕamour perdus. Sa haine sÕexprime en nŽgatif et se dŽcha”ne ˆ la fois contre la mre Ç fŽlonne È, le pre Ç couard È, et le frre dont il fait son ennemi mortel. Le corps de Petit-Tambour devient le corps du dŽlit de lÕabandon maternel, dŽtestŽ pour les dommages causŽs ˆ la fonction maternelle, il convient de le tuer encore et encore, pour lՎliminer une fois pour toutes. Les pulsions destructrice deviennent la colonne vertŽbrale de Nuit-dÕAmbre, elles le tiennent debout et droit contrairement ˆ la posture de ses parents, courbŽs dans leur dŽploration. Entre Ç la mort et la folie, entre les larmes, le cri et le silence È (NA, 36) se nichent lÕindistinction et lÕambivalence de lÕamour et de la haine ˆ lՎgard du frre. Mais comment lutter face au mort, comment le combattre, quelles armes fourbir ? LÕauto-proclamation du titre de Prince-Trs-Sale-et-Trs-MŽchant est un bien triste coup dՎtat pour asseoir Ç son rgne dÕenfant trahi, sauvŽ de lÕabandon par la rŽvolte et la colre È (NA, 40). Rien nÕest plus rŽsistant en effet quÕun adversaire dŽjˆ mort, car il convient de rivaliser avec lÕenfant imaginaire. En se livrant ainsi pleinement au duel avec son frre, Charles-Victor ne fait que renforcer la nature du lien qui les unit, Ç le frre nÕen finissait pas de le hanter, de lieu en lieu, et partout il devait lui relivrer combat. È (NA, 42). La relation fraternelle se fortifie en cette pulsion destructrice si intime, elle se solidifie en un ciment qui garde les pieds de Charles-Victor captifs de cette prise, Ç il ha•ssait tant son Putois bleu de frre quÕil Žtait jaloux de sa haine comme un amant de son amour È (NA, 52). Ce nÕest pas ce qui est le plus inconnu ou le plus Žtranger chez le frre qui fige Charles-Victor dans la haine, au contraire, si lÕon en croit lÕanalyse de J.-B. Pontalis :

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cÕest le semblable qui la rend plus durable et plus tenace que lÕamour [É] Si la haine peut tre aveugle, cÕest quÕelle sÕaveugle sur son mouvement premier, elle est projective en son principe, elle exige que je nÕaie rien de commun avec celui que jÕexcre et pourtant je lÕexcre par ce quÕil mÕest presque pareil. Presque, pas tout ˆ fait.1

Charles-Victor immobilisŽ par sa haine ne peut ni la dŽtacher de son frre, ni la retirer de lui-mme, car pour que la haine sÕexerce il faut que son objet perdure cožte que cožte, au prix de multiples convocations sous forme de cadavre, masse informe qui sÕoffre aux reprŽsentations rŽpulsives.

La rivalitŽ fraternelle envers le Ç premier-nŽ. Celui que la mre appelait avec tant de tendresse È se rŽveille pour sÕexprimer en une rhŽtorique anale o le dŽchet et les dŽjections corporelles prennent une place de choix : Ç PetitTambour de merde, oui [É] Prier ? Mon cul, oui ! Je lui pisserai dessus È (NA, 36). La reprŽsentation du frre en putois puant et visqueux, objet partiel fŽcalisable, rappelle un rve freudien ŽvoquŽ par Bernard Brusset dans lequel le frre pu”nŽ est symbolisŽ Ç par la vermine qui grouille, par le petit animal rŽpugnant, dŽchet du corps de la mre [É]. La vermine, on la tue, on sÕen dŽbarrasse, comme des excrŽments È2. Ces reprŽsentations, qui peuvent para”tre choquantes pour un adulte, ne le sont pas pour un enfant pour lequel il est presque normal de souhaiter la disparition de celui qui encombre de sa prŽsence. Le frre nÕest pas un ange montŽ au ciel dans sa splendeur, sa dŽpouille reste avec les vivants dans une reprŽsentation sans fard de la mort humaine qui retourne lÕidŽalisation de Petit-Tambour en dŽvoilant lÕextrme condition organique de la mortalitŽ. En une comprŽhension trs diffŽrente de ce que peroivent habituellement les enfants, la mise ˆ nu des processus anatomiques de la dŽcomposition, qui communique un malaise et une angoisse certaine, rappelle la description que Julia Kristeva3 fait du tableau Le Christ mort de Holbein. La description du corps de Petit-Tambour, dans ce quÕelle contient de destruction

et

de

pourrissement,

rend

impossible

toute

suggestion

de

transcendance. Le corps du frre est marquŽ et porte les traces de la douleur. Ce mŽcanisme de dŽfense nÕest cependant pas sans risque, puisque la perte du frre conduit ˆ perdre avec lui des parties de soi-mme :Ç [l]Õimago du frre mort [É] appara”t comme le double mortel et mortifre de lÕenfant survivant, 1

J.-B. PONTALIS, Ç La haine illŽgitime È, Perdre de vue, op. cit., p.47-56. Texte initialement publiŽ, Nouvelle Revue de Psychanalyse, n¡35, 1987, p.50. 2 Bernard BRUSSET, Ç Le Lien fraternel et la psychanalyse È, op. cit., p.360. Sur ce point RenŽ Ka‘s Žtudie, entre autres, les reprŽsentations animales des relations fraternelles dans les contes, RenŽ KAèS et al., Contes et divans, Paris, Dunod, 1984, plus rŽcemment, Colette RIGAUD, Ç Figures animales et pulsions fratricides È, Psychanalyse ˆ lÕUniversitŽ, 17, 66 1992, p.135-148. 3 Julia KRISTEVA, Soleil noir. DŽpression et mŽlancolie, (1987), Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1989, p.122.

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comme une image de son narcissisme destructeur. È1. Nuit-dÕAmbre et PetitTambour nÕont eu ni la possibilitŽ, ni le temps dՎlaborer leur identitŽ fraternelle car la mort survient au moment o le souhait de la disparition du frre est ŽvoquŽe, confondant ainsi le fantasme ˆ rŽalitŽ. Le temps de lÕomnipotence passŽe, Charles-Victor aura ˆ reconna”tre, au-delˆ de voir se rŽaliser ses vÏux, quÕil a eu ˆ vivre une perte qui lui a ŽtŽ dŽniŽe en raison mme du traumatisme de lÕabandon parental. Ce deuil du frre, qui nÕa pu tre symbolisŽ, reste une cicatrice qui facilite, non la rŽparation, mais le passage ˆ lÕacte meurtrier ˆ lÕencontre de Roselyn qui assumera les fonctions du double et du disparu. Et lÕon sait que lÕune des particularitŽs du complexe fraternel est de pouvoir sÕexprimer en dehors de toute existence de liens fraternels rŽels et quÕil nÕen conserve pas moins toute sa force et sa consistance. II-3.C Se dŽfaire de ce double encombrant Il faut du temps pour se conna”tre et pour savoir qui est le Ç Je È, il en faut tout autant pour conna”tre son frre ou reconna”tre celui qui pourrait lՐtre. Pour lors, Nuit-dÕAmbre lutte vaillamment pour rester ˆ lՎcart du sentiment fraternel : Ç [É] il avait suffisamment ˆ faire avec son Putois bleu de frre, son grand chien de pre et le cri de sa mre, contre lesquels il lui fallait lutter sans cesse, pour avoir le temps et lÕenvie de fraterniser avec ses oncles cadets. È (NA, 64). Aprs la mort de son frre et lÕabandon consŽcutif de ses parents, sa posture existentielle est un combat pour survivre sans ne rien devoir ˆ personne. Nuit-dÕAmbre pousse jusquÕau bout la logique de lÕorphelin, il revendique cette place et refuse tout ce qui pourrait sÕapparenter ˆ une adoption parentale ou ˆ lՎtablissement dÕun nouveau lien fraternel : Ç Charles-Victor refusa de partager la chambre de Chlomo ; il voulait tre seul, radicalement seul. Il devait aller jusquÕau bout de cette solitude dans laquelle les siens venaient de le jeter, de lÕoublier. JusquÕau bout, et au-delˆ encore, si cela pouvait se faire. È (NA, 35). Devenir frre, cÕest aussi tre en mesure de constituer les parents comme tels, or, les siens ont trop failli pour quÕil leur accorde, dans sa dŽsespŽrance, des circonstances attŽnuantes et leur concde cette place. De plus, ce lien a ŽtŽ suffisamment mis ˆ mal pour ses a•eux qui ont tous connu avec la guerre, lՎpreuve Ç de lÕoubli, de lÕalliance, et de la perte de lÕabsolu de la fraternitŽ È (NA, 144), pour quÕil nÕapparaisse pas comme une Žvidence ˆ leur neveu, petit fils et fils, Charles-Victor. BŽnŽdicte Lanot montre comment Nuit-dÕAmbre devra, pour survivre, Ç apprendre ˆ dŽmler lÕabsence du frre en lui, ou de la mre en lui, [et] reconstruire la figure du pre È en traversant une Ç Žtrange expŽrience 1

RenŽ KAèS, Le Complexe fraternel, op. cit., p.172.

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initiatique È qui passe par le meurtre de Ç son double en inexistence ou en impuissance, son frre humain, Roselyn Petiou, lÕapprenti boulanger È1. Quand sur son chemin survient un frre, rien nÕest plus comme avant, car, avec lui, se rŽveille le souvenir de son enfance et de ce qui lÕa marquŽe. En offrant les viennoiseries sorties du four pour satisfaire la demande des noctambules, tenaillŽs par une Ç gourmandise telle quÕils nÕen avaient plus connue depuis lÕenfance È (NA, 258), le mitron se prŽsente dans une fonction pacifique et nourricire qui sÕoppose ˆ la tendance haineuse de Nuit-dÕAmbre. Cette tension entre les deux personnages emprunte au miroir de la relation familiale et fraternelle,

renoue

avec

les

expŽriences

prŽcoces

de

lÕabandon

et

des

dŽfaillances, jusquՈ en rŽactiver les angoisses persŽcutives : Ç Roselyn lui taraudait la mŽmoire, menaant toutes les dŽfenses quÕil avait ŽrigŽes en son cÏur et sa conscience depuis des annŽes [É]. È (NA, 269). Lorsque les frontires du moi sont trop permŽables, Žcrit Jean-Franois Rabain, Ç le sujet risque de se trouver envahi, effractŽ par lÕimage dÕun double menaant qui menace son intŽgritŽ. È2. La rencontre avec Roselyn est traumatique pour NuitdÕAmbre, car elle ne lui permet plus de contenir le noyau impensable de lÕenfance, ˆ Ç nouveau on lui reflanquait tout son passŽ en plein cÏur comme un coup de vieux torchon souillŽ. È (NA, 271). Pourtant pourvu de noms surnumŽraires et affiliŽ au puissant et effrayant Cronos, Nuit-dÕAmbre reste marquŽ par le dŽsastre mŽlancolique de son pre dont le sexe sÕinvagina alors que lui-mme accŽdait ˆ lÕadolescence. Aussi, avec son corps Ç malingre, tout en creux È (NA, 259), qui sÕoffre dans sa vulnŽrabilitŽ et dans lÕindŽtermination dÕune pubertŽ restŽe en suspens, Roselyn est un condensŽ de ce qui Ç alarme et panique È

la

fragile

virilitŽ

de

Nuit-dÕAmbre-Vent-de-Feu

dont

il

sÕest

Ç emparŽ[e] sur les dŽcombres mmes de celles de son pre È (NA, 266). Par ailleurs, Roselyn dŽverse en un long rŽcit son histoire qui place Victor-Flandrin dans la rŽceptivitŽ de lՎcoute, Ç Il le laissait parler, parler sans fin [É] È (NA, 269). LՎvocation des figures parentales dŽtourne son auditeur de sa filiation mythique patiemment composŽe, pour mettre ˆ nu lՎvidence dÕune semblable origine traversŽe par la folie, les cris de leur mre et les pleurs de leur pre, Ç ces mmes chiens-Žpoux, ces mmes Žpoux-veufs. Ces larmes qui sՎtaient ŽcoulŽes de leurs corps en dŽtresse, comme une perte de semence par laquelle se tarit leur virilitŽ È (NA, 287). Si nous parlons de frre de lait, pour nommer les enfants qui ont tŽtŽ le lait aux mmes seins nourriciers, ne pourrait-on pas

1

BŽnŽdicte LANOT-LEMOINE, LÕUnivers Romanesque de Sylvie Germain : lÕimaginaire Žthique, op. cit., p.66. 2 Jean-Franois RABAIN, Ç Liens fraternels, rivalitŽ et narcissisme des petites diffŽrences È, Adolescence, 39, printemps 2002, tome 20, numŽro 1, p.136.

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dire de Roselyn et de Nuit-dÕAmbre quÕils sont frres de larmes ? Ces racines communes viennent fouiller les entrailles de Nuit-dÕAmbre et Žveiller sa part fŽminine, pourtant vigoureusement combattue, jusquՈ ressentir physiquement, Ç monter au creux de ses aines [ne convientÐil pas dÕentendre ses haines ?] se tendre entre ses hanches, sՎlancer entre ses reins, une Žtrange et violente douleur semblable ˆ celle des femmes en menstrues. È (NA, 267). Nuit-dÕAmbre est habitŽ par une douleur quÕil ne peut conna”tre et quÕil semble curieusement identifier, comme si son corps laissait traverser la douleur de la mre qui fait le passage. Il est temporairement un corps fŽminin qui recueille, contient ou expulse dans un au-delˆ de la bisexualitŽ psychique ou de la dimension anale tant revendiquŽe par lÕenfant Charles-Victor. Le rŽcit de Roselyn ouvre ˆ de nouvelles perspectives et fait germer en son interlocuteur une possibilitŽ dÕaccueil. Nuit-dÕAmbre est animŽ conjointement par la curiositŽ et le rejet vis-ˆvis de cet indŽfinissable mitron, autre semblable, qui dans son monde interne sÕapprte ˆ occuper une place de frre. Cette rencontre ne se joue pas, pour lÕun et lÕautre, sur la mme portŽe de la fraternitŽ. Si Roselyn peut se reposer sur le sentiment dÕavoir trouvŽ en Nuit-dÕAmbre son alter ego, un frre dÕadoption Žlu sans rŽserve comme ami et confident, ce dernier, au contraire, reste sur le bas c™tŽ de la rencontre car il nÕa pas encore, selon les propos de Paul-Laurent Assoun, Ç acquittŽ les frais de succession È1, de lÕhostilitŽ primitive que conna”trait le frre rŽel. Le sentiment initial dÕinquiŽtante ŽtrangetŽ, qui ne fait que lŽgrement dŽconcerter Nuit-dÕAmbre devant celui qui prŽsente comme Ç un double inversŽ de lui-mme, un curieux nŽgatif È (NA, 269), se transforme peu ˆ peu sous la pression de trop fortes similitudes. Roselyn, en se rapprochant, devient le double inquiŽtant et dangereux qui dŽtruit le sentiment de cohŽrence interne en rŽactivant les turbulences de lÕambivalence ˆ lՎgard de Petit-Tambour. Le courtcircuit du passage ˆ lÕacte meurtrier contre la figure du frre semble rŽsulter de la masse dÕexcitation qui ne peut tre absorbŽe par le fantasme et les excs passionnels de la haine irrŽmissible. Il est rare, note Ernest Jones Ç que lÕhostilitŽ soit le seul mobile dÕun meurtre. Souvent, le meurtrier choisit sa victime en fonction du conflit intŽrieur quÕelle a engendrŽ, et non de la haine quÕil ressent È2. Roselyn, martyr innocent, est la victime idŽale tant il concentre ce que Charles-Victor redoute : lÕirruption dÕun Žtranger qui lui prŽsente, tel un miroir, les reflets du double inversŽ dont lÕombre envahit son espace intŽrieur. Comme Ca•n est obsŽdŽ par Abel, Nuit dÕAmbre lÕest tout autant par Roselyn. Le 1

Paul-Laurent ASSOUN, Ç Sublimation et fraternitŽ È, Leons psychanalytiques sur Frres et SÏurs, t.1, op. cit., p.94. 2 Ernest JONES, Hamlet et Îdipe (1949), Paris, Gallimard, coll. Tel, 1969, p.92.

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projet de meurtre que nourrit Nuit-dÕAmbre semble tre, dans son manque dÕimagination, la seule faon de rŽtablir ses assises identitaires et de les protŽger de lÕangoisse de la dŽsintŽgration. Plus que le meurtre dÕun frre, Nuit-dÕAmbre tue dans la personne de Roselyn son propre double narcissique. Dans sa violence, il dŽtruit jusquՈ lÕimage de lui-mme, idŽalisŽe et ha•e, qui sՎtait formŽe dans le miroir tendu par ce frre. Ce nÕest pas une rivalitŽ dŽterminŽe par le dŽsir de possŽder qui anime alors Nuit-dÕAmbre, mais une problŽmatique liŽe ˆ un processus dÕidentification, que Jacques Lacan thŽorise dans la constitution subjective dans le stade du miroir, comme le complexe dÕintrusion1. Victor-Flandrin, dans son procs dÕidentification au double spŽculaire, ne peut accŽder ˆ lÕassomption jubilatoire liŽe ˆ la rencontre de soi dans le miroir et sÕenferme dans une rage narcissique qui le fixe au temps de la prŽhistoire de soi. Le fratricide est ici lÕexpression de la conqute de soi sur son double, en une victoire sur lÕinexistence et le non-tre qui ne favorise aucunement les bases de la crŽation de soi. Comme les rves enfantins expriment une pulsion cruelle qui ne vise pas tant ˆ infliger la souffrance ni ˆ en jouir, la posture de Nuit-dÕAmbre rappelle, sÕil le fallait, son ignorance de lÕaltŽritŽ sensible de lÕautre qui nÕest perue que comme une proie. Sophie de Mijolla-Mellor distingue le sadisme de la cruautŽ qui a Ç une dimension archa•que qui se confond avec la pulsion ellemme È. Celle de Nuit-dÕAmbre se rŽvle Ç lorsque la motion pulsionnelle dans sa nature autarcique est prise ˆ revers par la rŽvŽlation Ç a posteriori È que lui renvoie son objet È2, alors, la haine de soi rejaillit sur lÕobjet. Nuit-dÕAmbre hait Roselyn dՐtre lÕobjet-cause dÕun dŽsir morbide, aussi, lÕattire-t-il dans un guetapens pour le livrer, telle une proie, ˆ ses comparses qui ont dŽcidŽ de se Ç jouer de lui comme des chats avec un souriceau È (NA, 283). Le nihilisme ˆ lÕÏuvre chez les compagnons de Nuit-dÕAmbre est celui des PossŽdŽs3 que Julia Kristeva prŽsente comme des Ç adeptes esthtes dÕune messe noire, dÕun nietzschŽisme psychologique È qui, constatant ou clamant la mort de Dieu, jouissent Ç du crime de lÕautre È4 et Žrigent le mal et la violence ˆ lՎtat de sacrŽ. Les tenues vestimentaires et la longue table recouverte dÕune nappe constituent le dŽcor dÕune tragŽdie qui prŽsente la transgression de deux interdits fondamentaux, lÕanthropophagie et le meurtre.

1

Jacques LACAN, Ç Le Complexe dÕintrusion È (1938), Les Complexes familiaux dans la formation de lÕindividu. Essais dÕ dÕune fonction en psychologie, Paris, Navarin Žd., 1984. 2 Sophie DE MIJOLLA-MELLOR, Ç La CruautŽ imaginaire È, Canal Psy, Ç Advenir au fŽminin È, n¡77, fŽvrier-mars 1977, p.4. 3 FŽdor Mikhailovitch DOSTOìEVSKI (1870), Les PossŽdŽs, Paris, Gallimard, 1974. 4 Julia KRISTEVA, Ç SacrŽe mre, sacrŽ enfant È, LibŽration, 20 novembre 1987.

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Yann QueffŽlec, dans son roman Les Noces Barbares1, dŽcrivait une scne de viol collectif qui se perpŽtrait, plus prosa•quement, sur une table dÕarrire-cuisine. Le meurtre de Roselyn participe pourtant du mme scŽnario qui conduit, entre agapes et libations forcŽes, ˆ consommer du mitron comme de lÕenfance : Tourne, tourne, petit jumeau de mon enfance abandonnŽe, trahie, petit jumeau de ma douleur et de ma solitude ! tourne jusquՈ lՎpuisementÉ jusquՈ user mon ancienne souffrance, jusquՈ laver et purifier mon antique blessure. (NA, 288)

La gŽmellitŽ convoque lÕintensitŽ de la rivalitŽ et la dŽmesure du fratricide qui succde ˆ Ç la haine inexpiable dÕAtrŽe pour son jumeau È2 qui marque les tragŽdies de la dynastie des Atrides. La table se mue en autel de torture o lÕenfance de Roselyn g”t comme autant de morceaux choisis dont on se sert. LÕorgie romaine3 sÕinvite ˆ cette mise en scne o le corps de Roselyn est fermement emmaillotŽ comme une momie pour subir le supplice oral dՐtre ŽtouffŽ par des bonbons engouffrŽs dans sa bouche jusquՈ lÕobstruer et bloquer sa respiration. DŽpourvus de tout trait humain susceptible dՎprouver une sympathie, les bourreaux ne peuvent sՎmouvoir des plaintes de Roselyn quÕils ne peroivent que de faon dŽgradŽe en Ç geignements È. Ils restent indiffŽrents ˆ lÕapparition du visage Ç dŽclarŽ Žtranger absolu, et mme Žtranger ˆ lÕhumanitŽ È4. Leur victime se transforme en un objet fŽcalisŽ, ils se moquent de ses Ç petites crottes È et dŽtruisent Roselyn en une longue et douloureuse mise ˆ mort. Celui qui offre des bonbons est annulŽ dans son don et devient une friandise pour cannibales. Il nÕest quÕune bouche, trou inerte qui est gavŽ pour quÕaucune voix ne sÕen Žchappe, jusquՈ lՎtouffement pour lui dŽnier toute parole. Victor-Flandrin sÕoctroie le droit de remettre en ordre ce qui sÕest trouvŽ dŽrangŽ par la venue de Roselyn. En prŽtendant ainsi rŽparer une blessure dÕenfance, il ne fait que se venger au lieu de sÕaventurer dans le pardon qui seul, selon Denis Vasse, Ç rŽtablit, dans lÕhistoire, lÕunion originelle dŽchirŽe È5. Le jeu dangereux de miroitement, de diffraction, dÕidentification et de contamination conduit ˆ lÕivresse du crime gratuit qui nie Ç le principe de justice selon lequel tout vivant a droit ˆ la vie du seul fait quÕelle lui a ŽtŽ donnŽe È6. Nuit dÕAmbre, subjuguŽ par le mal, livre sa victime, se tient ˆ lՎcart, assiste ˆ sa torture et ne

1

Yann QUEFFƒLEC, Les Noces barbares, Paris, NRF, Gallimard, 1985. RenŽ ZAZZO, Le Paradoxe des jumeaux, op. cit., p.152. 3 Ronald NOSSINTCHOUK, LÕExtase et la blessure. Crimes et violences sexuelles de lÕAntiquitŽ ˆ nos jours, Paris, Plon, 1993. Dans son Žtude ˆ la fois historique et clinique lÕauteur rappelle lÕexcs et la dŽcadence de NŽron qui selon SuŽtone Ç se gave de p‰tisserie, sÕenivre de vins dŽlicats, toujours impatient de la suite du menu composŽ de fantaisies Žrotiques. È, associant le cannibalique ˆ ses dŽviances. 4 AndrŽ GREEN, Ç Pourquoi le mal ? È, op. cit., p.435. 5 Ibid., p.117. 6 Denis VASSE, Inceste et jalousie, op. cit., p.274. 2

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la suspendra ˆ aucun instant. Dans sa thse, Sylvie Germain Žcrit, Ç Pour conna”tre un homme, cÕest le visage quÕon regarde, et pour savoir ce quÕil Žprouve cÕest ˆ son visage quÕon demande la rŽponse. È (PV, 79). Or, NuitdÕAmbre sÕadosse ˆ ce double sans tre en mesure de le rencontrer dans sa propre image reconstruite au miroir : Il voulait voir les yeux de Roselyn pour y surprendre le bref regard de la mort. [É] Les yeux de Roselyn, cՎtait la premire fois quÕil les voyait. [É] Des yeux immenses, dÕun gris de cendre, trs p‰le et lumineux. Des yeux emplis de larmes quÕirisait la lumire. (NA, 291)

Narcisse accrochŽ ˆ son image, il cherche et quŽmande une rŽponse sur la vie en guettant lÕombre de son envers et Žvite ainsi la rencontre avec le regard de lÕautre. Il voit les yeux qui restent pour lui un objet partiel, plein de mystre. Nuit-dÕAmbre est figŽ dans une Žvolution affective, demeurŽe indŽcise, entre un auto-Žrotisme qui nÕa pas ŽtŽ compltement dŽpassŽ, et un stade objectal ˆ peine hallucinŽ qui ne sÕest pas encore trouvŽ.

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III-LES DEVENIRS DE LA RELATION FRATERNELLE

Je ne suis ni dieu ni dŽmon, Et tu mÕas nommŽ par mon nom Quand tu mÕas appelŽ ton frre ; O tu vas, jÕy serai toujours, Jusques au dernier de tes jours, O jÕirai mÕasseoir sur ta pierre. Alfred de Musset, La Nuit de dŽcembre

III-1 Le meurtre du frre III-1.A Les tourments dÕun acte mythique Aborder la question de la fraternitŽ revient ˆ envisager les deux paraboles du duo et du duel. Ç Ah ! comme la formule : " Je lÕaime comme un frre " me paraissait mensongre ! et quelle dŽnŽgation dans lÕappel ˆ la fraternitŽ universelle ! Qui donc avait, plus justement, parlŽ de " frŽrocitŽ " ? È1 sÕexclame J.-B. Pontalis en Žvoquant sa propre relation fraternelle o lÕenvie et la haine semblent prŽcŽder lÕamour. La brutalitŽ possible des rapports entre frres au sein de la famille en fait une rŽplique de la famille mythique, meurtrie par le fratricide originel ou habitŽe par la tentation du fratricide. En cet instant de la fraternitŽ naissante, comme aux premiers temps de lÕhumanitŽ, il semble que la violence lÕemporte sur la nŽgociation, la mort sur la vie, le silence sur la parole. Pour Hannah Arendt, Ç les commencements lŽgendaires des AntiquitŽs tant bibliques que classiques semblent le prouver : Ca•n supprime Abel, et Romulus tue Remus ; la violence est le commencement, aucun commencement ne

1

J.-B. PONTALIS, Frre du prŽcŽdent, op. cit., p. 27.

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pourrait se passer de violence ni de violation È1. LÕhistoire du monde commencerait par un acte de barbarie qui frappe dÕautant plus lÕimagination quÕil intervient comme un acte originaire : lÕhomme descend dÕun meurtrier et reoit cette violence en hŽritage. Ce premier fratricide prend la dimension dÕun mythe fondateur, archŽtype de tous les meurtres, et montre ˆ quel point les notions dÕaltŽritŽ, de semblable et de diffŽrent, sont une construction qui, avant dÕatteindre une pensŽe sur la fraternitŽ, repose sur le dŽsir du meurtre fraternel. Comme un rve, le texte de Gense 4, qui relate le crime de Ca•n ˆ lÕencontre dÕAbel,

porte

la

trace

des

origines

et

offre

de

multiples

possibilitŽs

dÕinterprŽtations. Comme la fable, ce texte Žvoque, sous le voile dÕune fiction, la complexitŽ de la construction de lÕindividu en lien avec ses semblables et dessine la dimension archa•que des relations ainsi exposŽes. Pour Pierre Legendre, il Ç nÕest pas le rŽcit dÕune affaire de famille È mais une Ç mise en scne des invariants qui donnent ˆ tout meurtre son caractre de crime, et cette mise en scne expose pourquoi tout meurtre est nŽcessairement reliŽ ˆ la filiation [É] È2.

Sylvie Germain convoque trs frŽquemment ce rŽcit matriciel qui fait Žcho ˆ de nombreuses

situations

humaines

et

se

donne

comme

interrogation

incontournable, tant la gŽnŽalogie du meurtre, qui peut se dŽceler dans la Ç couleur de cet Žnigmatique fruit dŽfendu quÕéve et Adam avaient savourŽ dans le jardin dՃden È, ne rŽsout aucunement lՎnigme : Ç pas plus quÕeux, leurs innombrables descendants, et en premier lieu les assassins, nՎtaient parvenus ˆ percer le mystre de ce mal qui les taraudait, les envožtait. È (CM, 211). La notion de la rivalitŽ fraternelle qui travaille les romans permet de penser aussi bien les jalousies familiales que les guerres, dans lesquelles la question de la puissance et du pouvoir sont Žgalement ˆ lÕÏuvre. Le fratricide, qui nÕest quÕun aspect de la question du mal, reste un tourment et un mystre pour Sylvie Germain, car la question qui se pose est bien de savoir ce que lÕindividu fait dans le monde et fait du monde qui lui est donnŽ. La ville de Cracovie garde un coutelas, sous la vožte de la Halle aux draps, exposŽ comme un sombre avertissement, Ç lÕarme du Ca•n de Cracovie, lÕun des deux constructeurs des tours de lՎglise Sainte-Marie, qui Žgorgea son frre [É] È (CV, 70). Comme Remus et Romulus qui revendiquent chacun, pour lui seul, la gloire dÕavoir fondŽ la ville, les frres b‰tisseurs veulent se surpasser lÕun lÕautre dans la dŽmesure de la hauteur de la flche3. Alors que le cadet construit patiemment la tour

1

Hannah ARENDT, Essai sur la rŽvolution (1963), Paris, Gallimard, coll. Tel, n¡93, 1985. Pierre LEGENDRE, Ç LÕimpardonnable È, Le Pardon. Briser la dette et lÕoubli, ABEL Olivier s. dir., Paris, ƒditions Autrement, avril 1991, Le Seuil, coll. Points/morales, p.20. 3 Ne nous hasardons pas ˆ des associations indŽlicatesÉ

2

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mŽridionale qui sÕapprte ˆ supplanter la septentrionale, lÕa”nŽ stoppe toute ses prŽtentions dÕun coup de poignard, laissant la tour inachevŽe. Ç Quant au fratricide il se jeta dÕune des fentres de sa tour, sÕexpulsant lui-mme du ciel quÕil rvait de conquŽrir È (CV, 70). Citoyens dÕune humanitŽ dŽchue, les deux frres ˆ la fois fondateurs et meurtriers violent, ainsi que Remus et Romulus, les lois de la citŽ et les lois du sang. Le fratricide romain ŽtudiŽ par Agathe Salhade-Longevialle, ne peut que rŽvŽler Ç [s]elon saint Augustin et lÕapologŽtique chrŽtienne, [É] le destin malheureux des citŽs terrestres dont le pouvoir politique nÕest pas fondŽ sur un ordre transcendant È1. Par ailleurs, lÕarme suspendue comme lՎpŽe de Damocls au-dessus de nos ttes rappelle ˆ notre humaine vanitŽ ce vers quoi nous pouvons tre inŽluctablement conduits, si nous ne cessons de mettre notre identitŽ au centre de toutes choses et de tout enjeu. Les personnages de Sylvie Germain relaient parfois cette prŽoccupation de faon grotesque, tel Auguste Marrou qui, imprŽgnŽ de cet Žpisode biblique, en offre une lecture joyeusement pa•enne et transgressive dans la Chanson des malaimants : Ç Il vous refaisait la Gense ˆ coups de massue, Auguste Marrou, rŽinterprŽtait le drame de Ca•n et dÕAbel, la lutte de Jacob, en plaant lÕours tant™t dans le r™le du fratricide tant™t dans celui de la victime [É] È (CM, 50). Cette version drolatique reprend la logique des bestiaires mŽdiŽvaux qui situent cet animal ˆ mi-chemin entre lÕanimalitŽ et lÕhumanitŽ. Michel Pastoureau, dans son essai consacrŽ ˆ lÕhistoire de lÕours2, prŽsente cet animal comme lÕautre de lÕhomme, son frre en sauvagerie pourrait-on dire. Il suffit ˆ Auguste Marrou dÕendosser la peau de lÕours pour faire lÕours, redoutŽ pour sa force qui fut vŽnŽrŽe dans les sociŽtŽs anciennes comme une puissance tutŽlaire. Quant aux rves-voyages du personnage Prokop dans ImmensitŽs, ils visent ˆ traiter le Ç tourment le plus aigu, le plus tragique de lÕHistoire È qui sŽjourne en lui : La blessure du pŽchŽ originel rŽpercutait en son esprit stupŽfiŽ la multitude de ses Žchos. Mais plus encore que le pŽchŽ dÕAdam, cՎtaient ceux de Ca•n, de Ponce Pilate et de Judas, et par-delˆ eux tous les crimes commis de peuple contre peuple, dÕhomme ˆ homme, de frre ˆ frre, qui rŽpandaient en son tre une affliction terrible. (Im, 190)

Le meurtre du frre envahit sa conscience et conduit au bord extrme du plus terrible des mystres : Plus Prokop sÕefforait de vaincre la distance qui le sŽparait de cet tre dŽchu, - le plus bas dÕentre les Trs-Bas, plus sa lutte sÕavŽrait vaine, et plus il sentait cro”tre

1

Agathe SALHA DE LONGEVIALLE, Ç Le Mythe de Remus et Romulus dans la tradition littŽraire È, Fratries. Frres et sÏurs dans la littŽrature et les arts de lÕAntiquitŽ ˆ nos jours, op. cit., p.57. 2 Michel PASTOUREAU, LÕOurs. Histoire dÕun roi dŽchu, Paris, Le Seuil, 2007.

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en lui le seul mot qui convenait pour qualifier cet intouchable : - mon frre. (Im, 195)

Ca•n sort ainsi du rŽcit mythologique pour devenir membre dÕune immense fratrie sanglante et ensanglantŽe inscrite dans lÕhistoire du XXe, nous pouvons lui donner un visage, ou nous identifier ˆ lui, ˆ partir du moment o nous prenons ˆ notre compte quelques pensŽes honteusement meurtrires. Comment ne pas se sentir impliquŽ alors que lÕinterrogation de lÕintertexte de Baudelaire nous sollicite fermement et en appelle ˆ notre sagacitŽ pour consentir ˆ voir ce frre en sa triste humanitŽ ? Ç Tu le connais, lecteur, ce monstre dŽlicat, [É] È1. Lorsque le rŽcit biblique sÕhistoricise dans lÕexpŽrience tragique des deux guerres mondiales et de la Shoah, lՎpisode de la Gense donne une incarnation contemporaine aux deux frres, non pour comprendre, mais pour penser lÕincomprŽhensible du mal qui sÕabat rŽgulirement sur les hommes. Nous sommes au temps des gŽnocides. [É] La terre est peuplŽe dÕAbel de tous ‰ges, de toutes races, qui gisent dans la boue, dans lÕoubli. Le ciel est empestŽ de fumŽes ‰cres qui furent les corps, les regards, les sourires dÕAbel de tous ‰ges et de toutes les nations. (Ec, 17)

Pour CŽcile Hussherr, il est difficile de concevoir Abel sans Ca•n et parfois tentant de ne pas avoir ˆ les opposer en voyant en eux un couple structurant qui fonde un Ç homme, abŽlique et ca•nique ˆ la fois È2. Lorsque la rivalitŽ et le fratricide sortent des concepts psychanalytiques et ne se resserrent plus dans la dimension symbolique, mais se propagent dans les diffŽrentes formes de nŽgation de lÕhumanitŽ, alors sans doute est-il important de ne pas banaliser le mal en mlant les victimes aux bourreaux qui eux Ç se contentaient de le commettre, le mal, de fourvoyer ˆ son service toute leur intelligence et leur fougue. È (CM, 211). Et mme si Ç les plus pŽnŽtrants des analystes et des scripteurs de ce lancinant mystre [nÕont] pu lՎlucider È (CM, 211), il convient de nommer Ç le mal pour le dŽnoncer et de rŽflŽchir ˆ la notion de fraternitŽ humaine. È3

Si lÕaventure dÕAbel et de Ca•n suscite de nombreux commentaires sur lÕorigine et le destin du fratricide, Sylvie Germain en intensifie les variations au point mme quÕelles Žchappent ˆ lÕexistence lexicale, tŽmoins de lÕimpensable de tels actes qui Žchappent ˆ la nomenclature. Elle ajoute le meurtre de la sÏur par le frre qui se rŽalise par lÕeffraction incestueuse en y adjoignant le meurtre du frre par 1

Charles BAUDELAIRE, Ç Au lecteur È, Les Fleurs du mal, op. cit. CŽcile HUSSHERR, LÕAnge et la bte. Ca•n et Abel dans la littŽrature, Paris, Les Žditions du Cerf, coll. Cerf littŽrature, 2005, p.13. 3 Ibid., p.206. 2

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la sÏur, en une terrible rŽplique criminelle. Dans LÕEnfant MŽduse, le crime sÕexprime dans le titre Ç premire sanguine È, il se trace ˆ lÕhŽmatite rouge pour dessiner le sang de la blessure infligŽe ˆ lÕenfance, et se rŽvle dans le paysage dŽchirŽ par Ç un accroc dans lÕimmensitŽ lisse È (EM, 75). Ë la mŽmoire dÕun crime dŽjˆ perpŽtuŽ se superpose celui ˆ venir, nourri dÕune vengeance sans reddition. La description de Ferdinand Žtendu au fond du potager, Ç un homme est couchŽ. Il g”t sur le dos [É] Sa nuque repose contre la terre amollie et lustrŽe de rosŽe [É] È (EM, 76), fonctionne en Žcho du Dormeur du Val dÕArthur Rimbaud Ç [É] Un soldat jeune, bouche ouverte, tte nue, / Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu, / Dort Žtendu ; il est Žtendu dans lÕherbe [É] È1. Alors que La Ç boue incandescente È qui sÕest nichŽe dans les reins et le cÏur de Ferdinand se rŽveille pour rŽclamer sa part Ç dÕun frle corps dÕenfant [É] lÕivresse lÕa fait culbuter au bas du mur sur lequel il sՎtait hissŽ È (EM, 86). Ferdinand Ç a chu, il est tombŽ dÕune masse sur la terre grasse È (EM, 86) qui lui offre sa surface mouvante aprs avoir englouti le grand-pre et le pre, tous deux pulvŽrisŽs par le dŽluge de fer et de feu. Le corps Žtendu est celui du monstre terrassŽ qui git dorŽnavant sur le sol, inoffensif, Ç dՐtre ainsi Žtendu, si insolite ˆ cette heure, en ce lieu, il para”t gigantesque. È (EM, 76). Ogre, titan ou roi, il livre son corps terrassŽ, tel Goliath avec ses Ç six coudŽes et un empan È2, ˆ lÕingŽnuitŽ ou aux pouvoirs dÕun enfant. Dans cet univers o tout bascule, le r™le dÕagresseur et dÕagressŽ se dŽplace et se renverse pour livrer lÕogre dŽsarmŽ ˆ sa sÏur. Contrairement au Petit Poucet, ce nÕest pas ses bottes que Lucie va dŽrober et chausser pendant son long sommeil Ç pour retourner au pays de lÕenfance [É] Non, jamais elle nÕenfilerait les souliers de son frre [É] mais ses pas ! Voilˆ ce quÕelle va lui voler. È (EM, 109). Ferdinand se retrouve sur le dos, impuissant, livrŽ dans son immobilitŽ pour tre ma”trisŽ, possŽdŽ et dŽtruit ˆ son tour : Ç soudain illuminŽe par sa haine pour le frre, Lucie se prŽpare pour accomplir son Ïuvre de vengeance ; son Ïuvre de justice È (EM, 110). Aprs avoir relevŽ le dŽfi et triomphŽ du gŽant qui terrorisait les guerriers israŽlites, cÕest dÕun bond que le jeune David se trouve sur son corps abattu pour lui trancher la tte. Les fantasmes de dŽcollation ne sont pas inconnus de Lucie, qui, descendante de Judith, Ç rve de voir exposŽe au beau milieu de lՎtal de monsieur Taillefer la tte de son frre È (EM, 194). Aussi chevauche-t-elle Žgalement le corps de lÕOgre pour distiller son dŽsir de mort en une exŽcution qui nÕen finit pas de se conclure afin de maintenir sa haine intacte.

1

Arthur RIMBAUD, Ç Le Dormeur du Val È, Îuvres compltes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque de La PlŽiade, 1972, p. 32. 2 Soit plus de 2m90.

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III-1.B Le terrassement de lÕogre Patiemment, usant de lÕintime liaison entre la pulsion orale et la pulsion scopique, Lucie retourne la bouche dÕombre en un regard qui absorbe et dŽvore lÕogre en une incorporation cannibalique et supplante ainsi lÕaviditŽ orale par lÕaviditŽ du regard. Par la vertu, ou les malŽfices, dÕun petit miroir aux multiples reflets et aux profondeurs troublantes, elle capte son frre et lÕimmobilise. Mieux encore, elle le contraint ˆ vouloir cette immobilitŽ, celle dÕune proie captive, dŽpossŽdŽe de ses pouvoirs inquiŽtants qui signe sa dŽchŽance. Aprs avoir ŽtŽ vidŽe de substance par les assauts de son frre, Lucie donne soudainement consistance ˆ sa propre existence dŽsincarnŽe, elle adopte la panoplie et la rhŽtorique fraternelles : Ç elle sÕapproche ˆ pas de loup [É] elle vient le mettre ˆ lՎpreuve [É] Elle vient mimer sa haine, et clamer, sans un mot, sa vengeance (EM, 181). Les termes des reprŽsailles sont semblables ˆ ceux de la petite fille des Jeux de la comtesse Dolingen de Gratz1 qui, aprs avoir ŽtŽ abusŽe par son frre, prononce in petto un serment : Ç elle le regarde, muette et mŽprisante. Cet ŽvŽnement fait du frre et de la sÏur des ennemis mortels. Elle va songer ˆ la manire de le faire mourir ˆ petit feu È. La sÏur formule la peine ˆ laquelle le frre doit se soumettre, elle le condamne ˆ la rŽception de la haine sororale et ˆ la confrontation rŽpŽtŽe aux consŽquences des actes commis sur ses victimes. Nous pouvons utiliser la notion dÕidentification ˆ lÕagresseur, mŽcanisme de dŽfense isolŽ par Anna Freud2, pour saisir la stratŽgie que met en place Lucie qui reprend ˆ son compte la peur et la soumission totale ˆ la volontŽ de lÕagresseur dont elle a ŽtŽ victime, en la dirigeant sur lÕextŽrieur, Ç soit en imitant physiquement ou moralement la personne de lÕagresseur, soit en adoptant certains symboles de puissance qui le dŽsignent [É] È3. Lucie ne se contente pas dÕinverser les r™les, elle introjecte vŽritablement lÕobjet dangereux ˆ qui elle a prtŽ une toute-puissance magique. Pour affronter le combat, elle puise ses ressources dans les forces occultes et malŽfiques dÕune magie noire quÕelle Žvoquait antŽrieurement au sujet de son frre. La petite Lucie se mŽtamorphose pour imposer au frre les visions terrifiantes issues des refoulements les plus archa•ques. Elle devient ˆ son tour monstrueuse et se livre en des visions quasi hallucinatoires :

1

Les Jeux de la comtesse Dolingen de Gratz, de Catherine Binet. Avec : Micka‘l Lonsdale, Carol Kane, Katia Wastchenko, Marina Vlady. Argos Films, 113mn, 1981. 2 Anna FREUD, Le Moi et les mŽcanismes de dŽfense (1936), Paris, Presses Universitaires de France, 2001. 3 Jean LAPLANCHE et J.-B. PONTALIS, Ç Identification ˆ lÕagresseur È, Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., p.190-191.

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b‰tard hideux [É] chuintante et grimaante [É] sang de griffon, de chat sauvage, dÕoiseau de nuit, de poulpe et de serpent [É] Son regard est un dard, et crache du poison. Ses sifflements sont feulements, stridences aigu‘s et douloureuses. Ses dents sont noires, ses babines gonflŽes de salive mauvaise. Ses gestes sont pareils aux mouvements des lŽzards. (EM, 180)

Cette facultŽ ˆ transformer le rŽel rŽsulte dÕun long apprentissage et dÕune longue observation des forces obscures alors quÕelle traversait le dŽsert de lÕabandon. La protection de ses proches se faisant dŽfaillante ou inadaptŽe, Lucie a trouvŽ auprs des crapauds, papillons et autres hiboux, de quoi aiguiser son regard aux puissances chtoniennes. FascinŽe par les yeux Ç Volumineux globes dÕor et dÕairain È (EM, 133) lÕenfant elle-mme devient, non pas un regard, mais des yeux, ˆ lÕinstar des Ç hiboux, les effraies, les chevches [qui É] ne sont quÕimmenses yeux aussi fixes que lumineux È (EM, 134). Lucie descend aux origines des premires reprŽsentations humaines antŽrieures de plusieurs sicles ˆ celles de la Gorgone, pour sÕapprocher des effigies de cultes primitifs. Jean Clair rappelle en effet que, Ç quand la culture Žtait encore liŽe ˆ une vision religieuse du monde, antŽrieure ˆ la fondation du Logo grec È, Ç certaines idoles de culte mycŽniennes [É], apparaissent toutes marquŽes dÕune Žtonnante exophtalmie. [É] yeux violemment exorbitŽs, [É] regard terrifiant, [É] È1. CÕest par lÕobservation attentive des insectes, des btes grouillantes, rampantes et volantes que Lucie a Ç acquis la fixitŽ glacŽe, Žtincelante et surtout inquiŽtante, de tous ces ocelles et pupilles de dŽmesure È (EM, 135). Alors que les humains sÕabsentent de lÕenfance de Lucie, son regard sÕest dŽgagŽ de la fange et sÕest redressŽ Ç avec une force inespŽrŽe [É], elle lÕa reconquis auprs des btes et des bestioles les plus dŽconsidŽrŽes, sinon rŽprouvŽes. È (EM, 135). Les oiseaux sont choisis pour leurs fortes charges symboliques, le hibou dans son exil nocturne symbolise la Ç tristesse È et la Ç retraite solitaire et mŽlancolique È, il est intŽressant de noter par ailleurs que dans la Chine antique, le hibou jouait un r™le important Ç qui Žtait censŽ dŽvorer sa mre. È2. Quant aux deux espces de chouettes, les effraies et les chevches, elles sont lÕemblme de la laideur et leur Žtroite relation avec la lune Ç symbolise la rŽflexion qui domine les tŽnbres È3. Lucie partage avec chacun une part de son destin, qui devient ainsi un peu moins lourd ˆ porter. En ses productions graphiques, Lucie se reprŽsente comme un Ç petit guerrier en armure È ; en son miroir, elle attise sa vengeance et arme son regard Ç au feu des morts È (EM, 135). Elle marche sur un fil et fr™le les frontires qui dŽlimitent le monde des morts et des vivants. Morte-vivante, elle rend visite ˆ sa compagne dÕinfortune au cimetire, observe et aiguise son 1 2 3

Jean CLAIR, Ç La Vision de la MŽduse È, Le Mal, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1988, p.146. Jean CHEVALIER, Alain GHEERBRANT, Ç Hibou È, Dictionnaire des symboles, op. cit., p.504-505. Jean CHEVALIER, Alain GHEERBRANT, Ç ChouetteÈ, Dictionnaire des symboles, op. cit., p.246.

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regard au contact des insectes, Žpingle les papillons et conserve dans du formol ce quÕelle nomme les Ç cadavres de ttards et de grenouilles È (EM, 132). Dans cet univers chaotique, les distinctions entre les univers et les tres sÕeffacent.

Par un phŽnomne dÕidentification, Lucie se sent dŽsormais moins sÏur de Ferdinand que sÏur dÕAnne-Lise et dÕIrne dont le suicide Ç avait prouvŽ, sans profŽrer un seul mot, que lÕoutrage portŽ ˆ un corps dÕenfant Žtait dÕemblŽe une mise ˆ mort È (EM, 143). Sa Ç posture de gargouille aux yeux de lave ardente, ˆ la crinire hirsute [É] et ˆ la bouche grimaante È (EM, 115) semble incarner la crŽature, assise sur le torse de la dormeuse du cŽlbre tableau Cauchemar1 de Johann Heinrich Fuseli, qui pŽntre jusquÕaux replis les plus profonds de lՉme avec son cortge de folie et de chaos. Gardienne, elle oscille entre les mondes du visible et de lÕinvisible et veille ainsi ˆ la mŽmoire des mortes. Comme MŽduse, elle campe aux portes de lÕHads et livre un Ç combat serrŽ et sans merci È ˆ lÕogre. Elle Ç sÕempare plus que jamais de toutes les images aptes ˆ donner vigueur ˆ son regard È (EM, 193) pour imposer au frre paralysŽ lÕeffroi de ses visions. La guerre est dŽclarŽe contre celui qui, quelques annŽes plus t™t aurait, pour Žchapper ˆ sa mre, Ç rŽpondu sans panique ˆ lÕappel si on lÕavait dŽsignŽ pour partir en AlgŽrie. È (EM, 179). Lucie retarde le temps de la conscription et dŽplace les combats sur un champ de bataille bien peu familier des contingents dÕappelŽs. Son regard pŽtrifie sur place, il anŽantit et vide de toute substance vitale celui qui porte les yeux sur lui. CÕest un regard qui siffle, et grince, et saigne, et qui verse sur lui les larmes des enfants quÕil a jetŽs en terre. Et il sent, lÕogre dŽchu, il sent avec effroi quÕil nÕen reviendra pas de ces Žnormes yeux dÕenfant sorcire qui conjuguent la souffrance et la haine, la hideur et la beautŽ. Un regard de MŽduse. (EM, 145)

AthŽna, dans sa colre, altre les traits du visage de MŽduse qui deviennent grimaants, elle transforme ses cheveux en serpents et lui impose Ç cet effroyable pouvoir dÕimmobiliser, de pŽtrifier, sur place quiconque rencontrerait le regard de ses yeux exorbitŽs, Žtincelants È2. Le regard de Lucie retourne ˆ son tour le monde : Ç LÕhomme a les yeux ouverts. Il ne cille pas. È (EM, 76). La paupire, cl™ture initiale, ne peut plus filtrer ni sÕopposer pour protŽger le monde interne de Ferdinand. Cette paralysie est dÕautant plus significative lorsque lÕon sait que lÕÏil est le successeur de la bouche en tant quÕil Ç sŽpare le soi de

1

Cauchemar, 1783. 73,5 x 63 cm. MusŽe Goethe, Francfort. Johann Heinrich F†SSLI (1741-1825), rebaptisŽ FUSELI aprs son installation en Angleterre en 1776. 2 ƒlisabeth ABOUT, Rencontres avec MŽduse, Paris, Bayard, coll. Pa•dos, 1994, p.17.

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lÕobjet et devance la distance de la sŽparation verbale. È1. Aprs avoir dŽvorŽ, Ferdinand est contraint de voir et est dŽvorŽ ˆ son tour par les Ç ocelles È de sa sÏur qui Ç sont des bouches autant que des yeux. Ils sont des gueules dŽvorantes. È (EM, 114). Il suffirait pourtant de dŽtourner le regard, ou de faire retomber la paupire sur la bŽance oculaire, or, Ferdinand ne peut nier les signes qui sÕimposent ˆ lui. La paupire ouverte empche toute capacitŽ de retrait ou de repli sur un sentiment intŽrieur apaisant, elle laisse entrer, passivement, toute la dimension persŽcutive des visions monstrueuses. Le regard de MŽduse de la sÏur opre une torsion et amne le frre ˆ se figer dans sa carapace corporelle pour mentaliser quelque chose qui nÕa ŽtŽ quÕagi. En fixant son frre, Lucie plante son regard, comme les Žpingles dans les photos lors ses cŽrŽmonies de magie noire. Elle arrte la pensŽe, la pŽtrifie sur ce que Ferdinand

redoute

de

dŽcouvrir

sÕil

venait

ˆ

regarder

en

arrire.

Ce

retournement nÕest pas celui dÕOrphŽe, il stupŽfie et paralyse, et Žvoque davantage celui de la femme de Lot qui, devant lÕimminence du flŽau lors de sa fuite de Sodome, enfreint la consigne donnŽe aux fugitifs par les anges et se transforme en colonne de sel. Cette action, mentionne Jean Clair, entra”ne une sanction : par le fait mme que lÕon est inattentif ˆ ce qui pourrait se prŽsenter devant soi [É]. Celui qui regarde en arrire nÕy dŽcouvre pas ce quÕil dŽsire ou ce quÕil cherche : il sÕy laisse surprendre par ce qui lÕattendait depuis toujours, et cette surprise est de lÕordre de lՎpouvante. CÕest la tte de Gorg™.2

Ferdinand a bravŽ un interdit ˆ moult reprises, il sÕexpose dorŽnavant, dans un face-ˆ-face rŽpŽtŽ, au regard mortel de la MŽduse qui le transforme en gisant catatonique. Jean-Pierre Vernant dans son essai La Mort dans les yeux prŽcise que croiser le regard de la Gorgone conduit ˆ Ç cesser dՐtre soi-mme, dՐtre vivant pour devenir, comme elle, Puissance de mort. DŽvisager Gorg™ cÕest, dans son Ïil, perdre la vue, se transformer en pierre, aveugle et opaque È3. Plus la sÏur le regarde, plus la fascination sÕexerce. LÕemprise saisit le frre dans une minŽralisation inorganique qui empche toute initiative motrice, source des passages ˆ lÕacte dŽvastateurs. Le voyeur qui Ç ne peut plus dŽtacher son regard, est arrachŽ ˆ lui-mme, dŽpossŽdŽ de son propre regard, investi et comme envahi par celui de la figure qui lui fait face. È4. Lucie maintient ainsi son frre, vivant et statufiŽ, dans un processus dÕincorporation rŽciproque ; lÕÏil pŽntre tout autant quÕil est pŽnŽtrŽ de son objet, rŽactualisant le principe du 1

Annie ANZIEU, La Femme sans qualitŽ. Esquisse psychanalytique de la fŽminitŽ, Paris, Dunod, coll. Psychismes, 1989, 34. 2 Jean CLAIR, Ç La Vision de la MŽduse È, Le Mal, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1988, p.154. 3 Jean-Pierre VERNANT, La Mort dans les yeux, Paris, Hachette, 1985. 4 Ibid.

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viol. Lucie, dŽvoreuse de son frre, porte avec elle un miroir, sorte de Ç pige ˆ ‰mes È et instrument de la rŽgression autistique qui contient un double fond. Nous envisageons en effet que la paralysie de Ferdinand est Žgalement reliŽe ˆ la scne traumatique de lÕirruption de sa mre, dŽvastŽe par lÕannonce du dŽcs de son Žpoux. Cette angoisse archa•que, ŽprouvŽe face au visage maternel terrifiant car mŽconnaissable, ˆ la bouche menaante, dŽformŽe par le chagrin, telle celle de MŽduse profŽrant des hurlements effrayants, pŽtrifia lÕenfant. La Ç face bariolŽe dÕocelles ardents È de Lucie Ç qui est penchŽe au-dessus de lui È se superpose ˆ la rencontre terrifiante du regard mortifre maternel qui perdure : Ç Il est avalŽ par cette image qui le domine È (EM, 114). Ferdinand est ˆ nouveau englouti dans lÕab”me qui sÕouvrit sous ses pieds, lorsque le miroir maternel, premier conteneur, vola en Žclats, imprimant dans lÕÏil le souvenir de ce regard diffractŽ. Francis Pasche suggre que le bouclier de PersŽe est aussi celui que la mre tend ˆ son enfant, afin que tous deux se vivent sŽparŽs, et quÕil soit empchŽ de Ç rentrer tout entier dans la structure, dans le systme maternel. È1. Dans la situation ŽvoquŽe, la dŽfaillance de ce bouclier-miroir nÕa pu Ïuvrer comme systme protecteur, laissant surgir lÕeffroi provenant dÕun regard trop direct, de face, sur le visage dÕune mre-Gorgone.

III-1.C La puissance attractive des gouffres chtoniens Lucie, regard tournŽ vers lÕinvisible, dŽterre le souvenir des petites disparues, sacrifiŽes sur lÕautel de la pulsion dŽvorante de Ferdinand. Celles qui ne devaient plus croiser le regard des vivants transitent du royaume des morts jusquÕau lit du frre pour imprimer lՎpouvante dans sa pupille. Leur mort est dorŽnavant dans ses yeux et nul ne pourrait en supporter la vue : Elle pose ses yeux en miroir devant lui, pour quÕil sÕy voie tel quÕelle le voit, tel que lÕont vu les deux petites filles quÕil a tuŽes. Et elle dŽpose sur son visage des bestioles gluantes, - comme les caresses et les baisers quÕil lui a tant infligŽs. (EM, 192)

En cela tente-t-elle de faire Ïuvre de responsabilisation, en oubliant sans doute que la vue se perd lorsque la fascination mŽduse. Le frre, enlisŽ dans le regard, ne peut rŽintroduire un espace o se mouvoir, il ne peut prendre le recul, nՎtant tout simplement pas libre de son regard. Il sŽjourne dans une identification adhŽsive de lÕimpensable et de lÕinnommable :

1 Franois PASCHE, Ç Le Bouclier de PersŽe ou psychose et rŽalitŽ È, Revue Franaise de Psychanalyse, Tome XXXV, n¡5-6, 1971.

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Il voit ˆ en perdre la raison. Car ce quÕil voit est si Žtrange, et surtout si vibrant de violence, que les formes des choses alentour semblent sՐtre dissoutes sous la poussŽe dÕune force terrible. Toute chose para”t sur le point dÕexploser. (EM, 112)

Le passage au figurable ne se fait pas, comme sÕil Žtait obstruŽ. Ferdinand est dans lÕimpossibilitŽ dÕaffronter Ç le rŽel de MŽduse de biais È, ni de crŽer, comme PersŽe, une ouverture dans le champ de la reprŽsentation, du dŽplacement et de la mŽtonymie. PersŽe, en se servant de son bouclier comme dÕun miroir, a pu accŽder ˆ la reprŽsentation avant dÕaccomplir son acte et a ainsi, selon les propos de ClŽop‰tre Athanassiou-Popesco, fait Ç basculer lÕhumanitŽ dans le symbolique È1. Ferdinand, en revanche, ne ma”trise rien, il a portŽ ses yeux sur lÕobjet de sa convoitise et nÕest nullement apte ˆ la mentalisation. Il perd simplement les pouvoirs qui le dirigeaient vers les forces du mal : Ç Le corps du glorieux Roi-Soleil nÕest plus quÕune longue cosse vide. Le splendide mausolŽe nÕest plus quÕun tombeau muet, ˆ lÕabandon È (EM, 182). Ainsi en est-il du portrait de Dorian Gray2, peint par Basil Hallward, qui demeure intact dans son Žblouissante beautŽ tant que le jeune dandy sŽducteur ne prend pas conscience de la noirceur de son ‰me et de ses actes. Ë la place de la culpabilitŽ, quelque chose de plus archa•que vient du trŽfonds de lÕinconscient, la peur sans nom, sans origine : Ç lÕeffroi rgne en tyran qui a tout exilŽ, qui a prŽcipitŽ la vie aux oubliettes le monde entier, le temps, sont vaincus par lÕeffroi. È (EM, 182). Ferdinand subit lÕassaut de ses pulsions et Ç attend comme attendent les btes, sans pensŽes ni questions. Depuis longtemps, depuis toujours, il vit soumis ˆ son corps, ˆ son corps plein dÕexcs, ivre dÕoubli et dÕobscures jouissances È (EM, 76). Sans comprendre ce qui lui arrive, il reste dans une extŽrioritŽ face ˆ ses actes sans origine, anhistoriques et dŽpourvus de sens : Ç Comment cela sÕest-il passŽ ? Ferdinand nÕen sait rien. È (EM, 176). Subsiste en lui un fouillis dÕimages de Ç petites filles en blouses dՎcolires, petite sÏur au corps menu, gosses souillŽes, crevŽes, jetŽes en terre, et sÏur ˆ gueule de Gorgone. Toutes les images sՎtaient mlŽes, entre-dŽchirŽes, superposŽes ; sՎtaient heurtŽes jusquՈ saigner È (EM, 178). Les souvenirs se bousculent et font basculer lՎquilibre de son monde interne. Est-il possible de rapprocher son expŽrience de celle de Dorian Gray qui, lorsquÕil se regarde enfin, ne rŽsiste pas ˆ Ç lÕimpact Žmotionnel provoquŽ par la rŽvŽlation de sa propre image. Le miroir, tout comme lÕÏil, la conscience, lÕimage de soi, et lÕobjet interne, se brisent dans une telle Žpreuve È3 ? Lucie pourrait espŽrer une prise de conscience de ce quÕil est,

1

ClŽop‰tre ATHANASSIOU-POPESCO, ReprŽsentation et miroir, op. cit., p.110. Oscar WILDE, Le Portrait de Dorian Gray (1890), trad. Jean GattŽgno, Paris, Le Livre de Poche, coll. Classiques, 2001. 3 ClŽop‰tre ATHANASSIOU-POPESCO, ReprŽsentation et miroir, op. cit., p.75. 2

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de ce quÕil a fait. Or, comment se constituer une intŽrioritŽ et se lier ˆ quiconque alors que sa fonction Žtait de remplacer un mort ? Cette substitution forcŽe a barrŽ lÕaccs ˆ lÕidentification aux victimes ainsi quՈ la prise en compte de leur vulnŽrabilitŽ : Les petits enfants, - mais il les aimait. Ferdinand nՎtait pas mŽchant. Jamais il nÕavait voulu de mal ˆ ces fillettes dont il sՎtait ˆ lÕoccasion emparŽ. Il nÕavait cherchŽ, ˆ chaque fois quÕun peu dÕapaisement aux tourments de lÕamour qui bržlait en lui. (EM, 178)

Il Žvoque ses passages ˆ lÕacte avec un dŽtachement effrayant et une absence totale dÕempathie : Ç la petite rousse, pourquoi avait-elle donc tant sanglotŽ [É] LÕautre, la blonde aux nattes, elle nÕavait ni criŽ ni pleurŽ. È (EM, 179). Le dŽni des consŽquences de lÕabus pointe la perversion et lÕabsence de culpabilitŽ, Ç de quoi se serait-elle plainte ? Des caresses quÕil lui donnait ? È (EM, 180). Ferdinand, sorte de mort-vivant sacrifiŽ ˆ lÕinjonction de la sÏur, peut-il, en ce dŽdoublement spŽculaire imposŽ, apercevoir sur le visage de lÕautre lÕaspect dÕune souffrance qui lÕeffraie ? Il est bien peu probable quÕavant sa mort, il sut dŽceler Ç lÕavertissement È dans Ç son reflet distordu dans cette face aux traits figŽs, hallucinŽs de mort È (C, 84). Nous constatons que les tentatives variŽes que Lucie met en Ïuvre pour rassembler les Žclats dÕun visage diffractŽ par lÕabus comportent des risques. Les grimaces,

que

Lucie

sÕimpose

devant

les

miroirs

pour

faciliter

son

dessaisissement, lÕentra”nent sur dÕautres contrŽes, tout aussi dangereuses que celles franchies par sa mre dans ses sŽances de Ç rver-vrai È. En tentant de se regarder Ç avec les yeux de son frre nocturne È (EM, 199), elle introjecte des signifiants liŽs au dŽsir de son frre afin dÕavoir accs ˆ ce qui lui Žchappe en saisissant des bribes de comprŽhension de ce qui ne peut lՐtre. Dans un excs hallucinatoire positif, elle souhaite transformer, en des scŽnarii secrets, ce regard quÕelle sent toujours sur elle, sÕy accroche pour mieux le ma”triser et ne pas tomber dans le vide. Leonard Shengold1 souligne lÕimportance que peuvent avoir les stations devant le miroir pour les enfants qui ont subi des abus ou des chocs traumatiques afin de dŽpasser, ou dՎlaborer, ses premires expŽriences. ClŽop‰tre Athanassiou-Popesco quant ˆ elle, mesure les enjeux Ç de telles rŽpŽtitions o le regard autrefois, saisi par le trauma et fixŽ comme sur une photographie, doit se transformer pour devenir un regard nouveau. È2. Or, Lucie achoppe sur cette tentative de transformation et dՎlaboration, Ç sans oser le 1 SHENGOLD Leonard, Ç The metaphor of the mirror È, Journal of American Psychoanalytic Association, 22, 1974, 97-115. 2 ClŽop‰tre ATHANASSIOU-POPESCO, ReprŽsentation et miroir, op. cit., p.77.

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reconna”tre, elle Žprouvait un plaisir trouble, une joie honteuse ˆ se voir ainsi dŽmultipliŽe, travestie en personnages fabuleux hŽro•ques, ˆ se contempler en petite reine dÕune secrte nuit de crimes et de dŽbauche È. (EM, 199). Ainsi que le souligne ƒvelyne Thoizet, la fonction initiale des miroirs qui, selon SŽnque, Ç ont ŽtŽ inventŽs pour que lÕhomme se connžt lui-mme È1, subit un retournement. Le miroir devient Ç lÕinstrument de la perte de soi-mme et de lÕavilissement moral È, o Lucie, Ç finit par se perdre dans le jeu des reflets comme si la vision indirecte se retournait contre celle qui en Žtait le sujet. È2. Son miroir, o se c™toient et se confondent diverses catŽgories de doubles, reflets et fant™mes en tout genre, se prŽsente comme une fragile zone dÕinterfŽrence entre la vie et la mort. Dans cette fantasmagorie morbide, la contemplation dÕune photographie dÕIrne sÕouvre ˆ elle comme un tombeau, apte ˆ lÕabsorber dans une identification o lՎquilibre entre les forces dÕattraction et de rŽpulsion ne maintient gure la cohŽsion structurante nŽcessaire pour Žviter lՎclatement. Ë scruter ce regard disparu jusquՈ la fascination, elle sÕempare de la violence muette qui monte de sa face, elle devient ces puissances de haine et de vengeance. Familire dÕIrne, elle se taille une place dans son monde et porte, Ç posŽ ˆ fleur de mort, un masque grand ouvert sur la mort. Un masque, dont elle pare en rve son propre visage È (EM, 145). PosŽe sur le lit de son frre, la petite tient solidement sa posture de chimre sculptŽe en porte ˆ faux : Ç Une face encastrŽe entre deux genoux osseux. La petite est accroupie sur le sommet du mur. È (EM, 114). Devenir statue de pierre, Ç cÕest revenir au-delˆ de toutes sensations, dans lÕabolition des fonctions vitales, en premier chef le souffle È3, Lucie se pŽtrifie dans le silence des murs de sa prison. Quittant son corps elle en bloque les mouvements et le souffle, figŽe dans un regard mutique et une posture de gargouille, mŽdusŽe.

1

SƒNéQUE, Questions naturelles, p.48. ƒvelyne THOIZET, Ç Des ƒclats de miroir au miroir du livre È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.199. 3 Jo‘l CLERGET, La Main de lÕautre, Ramonville Saint-Agne, Ers, 1997, p.88.

2

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III-2 Destins du fratricide III-2.A LՎchec du ch‰timent Lucie sÕest lancŽe dans lÕaventure du meurtre du frre comme une catharsis, elle : joue ˆ la folie avec le plus parfait sŽrieux. Lucie y joue la vie et lՉme de son frre. Sans se douter que la frontire entre son frre et elle sÕest effacŽe, et que le mal est prŽsent dans son camp plus encore que dans celui du frre dŽjˆ vaincu. DŽjˆ ch‰tiŽ. (EM, 201)

Le jeu est grave en effet, car les enfants Ç jouent avec toute anticaille qui leur tombe sous la main È1 et pour Lucie, il sÕagit de jouer sa vie, sa mort, ˆ la vie, ˆ la mort. Avec le travail du jeu, qui constitue avec le travail de rve, un espace de mise en scne, il convient de se demander avec Pierre FŽdida Ç si lÕenfant qui joue est bien le sujet de son agir ou sÕil ne serait pas plut™t agi par le fantasme de dŽsir ou la motion pulsionnelle. È2. La chute du frre rŽalise lÕintrusion du fantastique et de la toute puissance de lÕimaginaire dans la rŽalitŽ : Ç Il nÕy a dŽsormais plus la moindre frontire entre la rŽalitŽ et lÕimaginaire È (EM, 202). LÕaire intermŽdiaire dÕexpŽrience, dŽcrite par Winnicott, est alors annihilŽe. Le tissage duquel na”t le jeu sÕeffiloche. Ferdinand tout autant que Lucie sÕy perdent dans une reprise de lÕinterrogation quÕexprime lÕenfant dans Ç Bleu È : Ç o est le rve, o la rŽalitŽ ? O, la vie ? Et, ˆ cache-cache, quel est lÕenjeu ? / Et, au fait, qui cherche qui ? È (CI, 21). Ë lÕinterrogation jubilante de la sÏur Ç Et si lÕogre Žtait mort ? Mort le frre ! Mort le loup ! Mort le voleur dÕenfance ! Mort, enfin mort, le bel ogre blond ! È (EM, 108) rŽpond la perplexitŽ du frre : Ç La petite sÏur a disparu. Lucie serait-elle morte ? È (EM, 182). Rien ne sort indemne de cet attentat, la crŽativitŽ Ç qui consiste ˆ maintenir, ˆ la fois sŽparŽes et reliŽes lÕune ˆ lÕautre, rŽalitŽ intŽrieure et rŽalitŽ extŽrieure È3 ne permet plus de Ç dŽcouvrir le soi È4. Le glissement de lÕindiffŽrenciation saisit la mise en scne mortifre qui fait se demander ˆ lÕenfant Ç sÕil rve, sÕil vit toujours ou bien est en train de mourirÉ ou sÕil est en train de na”treÉ È (CI, 19). Cette confusion fut ˆ lÕorigine mme du drame, car de toute cette boue surgit lÕinterrogation

de Ferdinand :

Ç ƒtait-ce celle o

son

pre sՎtait

dŽcomposŽ, ou bien celle de sa propre enfance soudain noyŽe, souillŽe et engluŽe de larmes ? È (EM, 85). Nous ne tenterons pas de trouver une

1

Giorgio AGAMBEN, Enfance et histoire. op. cit., p.130. Pierre FƒDIDA, chapitre VIII Ç LÕobjeu È. Objet, jeu et enfance. LÕespace psychothŽrapeutique È (1978), LÕAbsence, Paris, Gallimard, coll. Folio essais n¡ 458, 2005 p.262. 3 Donald Woods WINNICOTT (1971), Jeu et rŽalitŽ. LÕespace potentiel, op. cit., p.9. 4 Ibid., p.76. 2

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

explication rationnelle ˆ la mort du frre comme certains commentateurs1, pour notre part, la dimension lŽgendaire et mythologique, associŽe ˆ la dimension de la toute puissance de lÕenfant, sont fantasmatiquement ˆ lÕorigine du dŽcs, ardemment souhaitŽ, terriblement redoutŽ, joyeusement accueilli, amrement regrettŽ. Peu importe la rationalitŽ dÕune telle posture. Ce qui importe dorŽnavant pour lÕenfant, puis la jeune fille et la femme en devenir, cÕest de devoir faire avec la certitude dÕavoir ŽtŽ la meurtrire de son frre : Ç LÕenfant se veut, et se sait, lÕassassin de son frre. Elle seule sait cela. CÕest son plus beau secret. Secret miraculeux qui a lavŽ de ses souillures le secret initial, si boueux, si sanieux, que son frre avait pendant trois ans fait peser sur elle. È (EM, 250). LÕabsence dÕaffects lorsquÕelle apprend la mort de son frre se prolonge par un long Žvidement intŽrieur, Ç depuis la mort de Ferdinand, Lucie nÕa pas retrouvŽ ces Žlans de rage jubilante È (EM, 250). En lÕabsence de lÕobjet de sa haine, contre lequel elle avait ŽrigŽ une stratŽgie de survie, tout sÕeffondre, tout autre Žmotion ou ressenti ont ŽtŽ balayŽs par la revanche et la haine. Tout comme la tte de Goliath brandie par David Ç ne surabonde nullement de force, ne diffuse aucune Žnergie Ð elle bŽe de vide. CoupŽe du corps qui la supportait [É] elle nÕest plus quÕune outre dÕos et de chair dŽgouttant de sang noir et visqueux, sonnant le creux, grimaant de colre et de stupeur. È (C, 84).

En lÕabsence de rŽparation et de consolation, Lucie devient cette MŽduse que Sylvie Germain prŽsente dans CŽphalophores, Ç horrifiŽe par son propre nŽant. È (C, 84). Le Ç dŽsir de vengeance È, voire mme lÕÇ obsession de vengeance È ne dŽbouche sur aucun apaisement, car il est rare en effet, Žcrit lÕauteure, Ç que le malheur purifie, ennoblisse, sanctifie les tres È2. Lucie est libre certes, mais ˆ nouveau Ç toute livrŽe ˆ elle-mme. Nul ne prend souci dÕelle. È (EM, 255). La nature est dŽpeuplŽe, Ç La plupart des Žtangs Žtaient vides È (EM, 251), et ceux qui furent ses compagnons dÕarmes restent muets : Ç Aprs ses alliŽes les btes, ses petites sÏurs dŽfuntes la laissaient seule, amrement avec son secret pourtant si fabuleux. È (EM, 252). En lÕabsence Ç dÕennemi ˆ dŽfier È et Ç dÕadversaire ˆ transpercer et foudroyer È (EM, 253), les miroirs eux-mmes ne rŽflŽchissent plus, sans profondeur, ils cessent Ç dՐtre des lanternes magiques È (EM, 254). LÕabsence de lÕennemi la laisse inerte et rend aveugle tous les objets investis de pouvoirs. La rŽalisation fantasmatique du meurtre du frre ternit leur surface rŽflŽchissante et demande 1

Ç Ferdinand meurt probablement des consŽquences de lÕalcoolisme, mais les choses sont prŽsentŽes de telle manire quÕil semble tre victime des manigances de sa sÏur. È, Mariska KOOPMAN-THURLINGS, Sylvie Germain, La Hantise du mal, Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques LittŽraires, 2007, p.133. 2 Sylvie GERMAIN, Ç LÕEndroit et lÕenvers È, Imaginaire et inconscient, n¡15, 2005/1, p.37.

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une transformation par un engagement dans le travail de deuil. La victoire de la pensŽe magique maintient encore en vie mais ouvre la brche de la culpabilitŽ, nÕa-t-elle pas causŽ, comme disent les enfants Ç pour de vrai È, la mort du frre ? La disparition du frre nÕa pas permis de contenir la relation dans une expŽrience dont lÕenfant pourrait parler. Le frre dŽcŽdŽ cl™t lÕespoir dÕune possible rŽconciliation ou dÕune explication. Sa mort empche que se dise la culpabilitŽ, le regret ou la demande de pardon qui tente dÕexprimer le tort infligŽ, dՎnoncer la faute commise et de revenir sur elle. La psychanalyste Mary Balmary remarque ce processus terrible par lequel lÕincapacitŽ ˆ formuler les offenses se transforme en culpabilitŽ, Ç ayant subi sans pouvoir attribuer lÕoffense ˆ son auteur, nous avons portŽ cette offense qui nous Žtait faite comme si nous en Žtions les auteurs È1. CÕest en cette seconde quÕune pensŽe affolŽe a transpercŽ lÕesprit de Lucie, quÕune question insensŽe sÕest arrachŽe de son cÏur : - savoir si son frre, ˆ lÕinstant de mourir, avait pensŽ ˆ elle, savoir si Ferdinand avait murmurŽ son nom, lÕavait appelŽe, elle, la petite, dans son ultime souffle. Savoir enfin, surtout, sÕil lÕavait aimŽe. Savoir. Et toute rŽponse ˆ jamais interdite. Alors la pensŽe folle a dŽvastŽ lÕesprit de Lucie, la question dŽvorante lui a nouŽ les entrailles et Lucie sÕest abattue contre le sol en sanglotant. (EM, 258)

Ainsi, le frre abuseur tient-il toujours la victime dans les rets de la culpabilitŽ et de la rŽparation. Nous touchons lˆ ˆ la confusion ˆ laquelle a ŽtŽ confrontŽe Lucie dans son jeune ‰ge qui mŽlange la manifestation de lÕamour fraternel ˆ celle de lÕabus. Alors mme quÕelle voulait lui prouver sa dŽtestation, elle prononce encore le mot de caresse qui est dŽfinitivement perverti, Ç elle a toujours eu en horreur ses caresses de brute È (EM, 192). Avec quels mots en effet exprimer le vŽcu dÕeffraction, lՎtrangetŽ et la dŽpersonnalisation ˆ lÕÏuvre aprs lÕabus sexuel ? Comment faire appel au verbe aimer, alors que ce frre tant admirŽ, fut Žgalement si furieusement ha• ? Derrire le Ç mÕaima-t-il ? È sÕentendent aussi les terribles Ç Pourquoi mÕaima-t-il ainsi ? È, Ç QuÕest-ce que jÕai pu faire ? Y suis-je pour quelque chose ? È. Penser que ce qui a provoquŽ un tel acte Žtait de lÕamour, et non une instrumentalisation, est une dernire Žtape pour ne pas sombrer dans un constat terrifiant : il nÕy aura aucune rŽponse au comment et au pourquoi, et aucune justification ne pourra advenir. La mort du frre ne permet plus de savoir si une rŽconciliation, ou une reconnaissance de lÕacte auraient pu avoir lieu, celui qui est censŽ tout savoir ne peut plus rien dire. CÕest maintenant que Lucie chausse les bottes de son frre, en voulant comprendre son abuseur, elle sort de ses souliers de victime pour mettre les bottes de lÕOgre au risque de perdre toute comprŽhension et toute certitude. Ce 1

Mary BALMARY, Le Sacrifice interdit, Paris, Grasset, 1986, p.64.

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que Lucie oublie, cÕest quÕavec lÕinceste, le terme de frre nÕa plus cours pas plus que lÕidŽe dÕun lien fraternel. La question qui se pose alors est de savoir en quoi cette souffrance peut tre transmuŽe pour que le cycle de la souffrance ou de la violence ne se rŽenclenche pas. Dans LÕEndroit et lÕenvers Sylvie Germain prŽcise que la recherche dÕexplication ne peut advenir car cette dernire nÕexiste pas, il convient de Ç reconna”tre quÕon ne peut ni comprendre ni justifier la souffrance. Et en mme temps, une position humble ˆ la Socrate qui avoue juste " savoir quÕil ne sait pas " peut dŽboucher, ˆ force dÕinterrogations, sur une certaine lumire intŽrieure. È1. Pour cela la mise ˆ distance est convoquŽe dans une fin de non recevoir qui consiste ˆ mettre ˆ distance son tre souffrant, Ç de le contempler sur fond de vide bŽant en nous et au Ciel, et de le laisser se consumer dans ce vide È2 pour que lÕhumain reste profondŽment humain. III-2.B Le surgissement du visage La haine sÕenracine sur le terreau de la souffrance et la violence se prŽsente comme une bien triste tentative de dŽlestage puisquÕelle ne peut quÕalimenter

un

cercle

infernal,

Ç La

violence

crŽe

de

la

violence,

du

3

ressentiment, de la haine et lÕesprit de vengeance È . Et lÕon nՎchappe pas aux tŽnbres, Žcrit Sylvie Germain, Ç en rŽpandant la nuit autour de nous, ni ˆ la pesanteur en chargeant les autres de nos maux, au contraire, nous nous y engluons davantage. La violence rŽactive des victimes est le fruit vŽnŽneux dÕune illusion È4. Le destin des jumeaux Franz et Georg de Magnus se rapproche fortement de celui de Micka‘l et de Gabriel du Livre des Nuits. Ces couples portŽs par un idŽal de puretŽ propre au narcissisme primaire, puretŽ de Ç races È pour les uns, puretŽ de la relation pour les autres, ont engendrŽ un lien fraternel empli de destruction et dÕautodestruction, qui conduit ˆ la perte dÕidentitŽ et produit une distance avec les autres qui demeurent radicalement Žtrangers. La vigueur avec laquelle ils sÕengagent dans les combats et la fŽrocitŽ dont ils font preuve tŽmoignent des carences affectives qui les ont ancrŽs dans un lien non-humanisŽ. Nourris par Ç lÕivresse du crime ŽlevŽ au rang de sacerdoce. Franz et Georg Žtaient entrŽs avec une foi de jeunes croisŽs dans la Waffen-SS, et ils avaient tuŽ, incendiŽ, massacrŽ sans compter [É] È (M, 60), alors que Gabriel et Micha‘l

sÕengagent

dans la

Division

Charlemagne,

Ç LÕÏuvre-au-sang ne se pouvait accomplir que de ce c™tŽ-lˆ, - celui de la plus 1

Sylvie GERMAIN, Ç LÕEndroit et lÕenvers È, Imaginaire et inconscient, n¡15, 2005/1, p.38. Ibid. 3 Ç Germain, Sylvie È, Dictionnaire des Žcrivains contemporains de langue franaise par eux-mmes, sous la direction de JŽr™me Garcin, Paris, Mille et une nuits, 2004, p.191-193 (Notice rŽdigŽe en 1988). 4 Sylvie GERMAIN, Ç LÕEndroit et lÕenvers È, op. cit.. 2

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vive haine, de la fraternitŽ hautaine et destructrice. È (LN, 275). Pour ces jumeaux qui se situent hors de tout lien, le monde nÕest pas le leur, ils ne sÕy reconnaissent pas et livrent combat en une passion paroxystique, Ç DŽtruire, et dŽtruire et dŽtruire È (LN, 275) disent-ils. Cette violence ˆ Žpuiser dŽpasse leur propre corps et cherche dÕautres territoires ˆ conquŽrir, un nouvel espace vital pour que la pulsion de mort se rŽpande dans lÕaveuglement de leur fureur. Reprenant la rŽflexion de Maurice Zundel qui prŽsente lÕenfer, non comme une localisation hasardeuse, mais Ç comme une situation È de notre aujourdÕhui de vivants, Sylvie Germain Žcrit : LÕenfer, cÕest quand lÕAutre nÕest plus en nous, quÕil nÕa plus accs ˆ notre conscience, ˆ nos pensŽes, ˆ notre cÏur que sous une forme nŽgative o en se mŽlangent en un poison confus la mŽfiance, le ressentiment, la hargne, la douleur et le dŽgožt ; cÕest quand toute dimension dÕaltŽritŽ est perdue. [É] LÕenfer, cÕest quand il nÕy a plus personne, ni autour de soi, ni au-dessus de soi, ni ˆ lÕintŽrieur de soi. Radicalement personne. (QA, 23)

Cela contredit pleinement les rveries de lՎtat gŽmellaire que propose Michel Tournier dans Les MŽtŽores. Le personnage de Paul nourrit le fantasme dÕune gŽmellation originelle universelle, et soutient que, dŽpourvu de jumeau, lÕhomme ne peut tre que fratricide. En gŽnŽralisant lÕexistence de jumeaux papyracŽs, rŽsultat dÕune anomalie des Žchanges nutritifs qui sÕopre par le placenta, il dŽveloppe la mŽtaphore selon laquelle le survivant aurait dŽvorŽ son frre dans le ventre maternel. Les enfants ordinaires, quÕil nomme les Ç sans-pareils È, sont alors promus au rang dÕogres, Ç Nous seuls, les jumeaux, sommes innocents. È1 dŽclare-t-il. LÕuniversalitŽ du mal est ainsi affirmŽe ˆ chaque gŽnŽration et rŽpŽtŽe pour chaque grossesse, ˆ lÕexception des gestations gŽmellaires, elle fait partie intŽgrante de lÕhistoire humaine et se rŽpte dans toute guerre. Rien de tel pour Ç les deux frres amants, les deux frres de sang È germaniens qui sentent dÕinstinct, Ç que lÕheure Žtait enfin venue pour eux de porter leur passion, leur violence et leur cri en pleine lumire, et de livrer combat, partout ˆ travers le monde È (LN, 275), ramassant leurs satisfactions ou leurs raisons Ç dÕexister dans les dŽbris, dans la boue, dans le sang et les larmes dÕautrui. È2. Dans la passion malheureuse, Ç lÕamour se dŽfigure trs souvent en haine, et parfois la haine passe ˆ lÕacte È3. Pour Sylvie Germain, la haine est Ç la voie la plus dangereuse, la plus trompeuse, elle est sans issue. [É] car la victime, aussi innocente soit-elle, se laisse alors atteindre au plus intime de son tre, de son 1

Michel TOURNIER, Les MŽtŽores, Paris, Gallimard, 1975. Sylvie GERMAIN, Ç La Morsure de lÕenvie : une contrefaon du dŽsir È, [dialogue avec Julia KRISTEVA, Sylvie GERMAIN, Robert MISRAHI et Dagpo RIMPOCHƒ], Marie de SOLEMNE (Žd.), Entre dŽsir et renoncement, ƒditions Devry, coll. A vive voix, 1999 [Paris, Albin Michel, coll. Espaces libres, 2005], p.56. 3 Ibid., p.65.

2

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esprit, par la maladie du mal. È (EH, 145). Les jumeaux font partie de ces enfants que lÕon retrouve dans le Ç Blanc È des Couleurs de lÕinvisible : Ils sont les ma”tres du nŽant et de lÕindiffŽrence. h‰ve est le monde blafard le chagrin poisseux qui sans fin suinte dans leur sang blme est la mort qui clapote ˆ chacun de leurs pas. (CI, 81)

Ces couples gŽmellaires qui ont fait Ïuvre de dŽmolition de lÕhomme, ont dŽfait les apparences qui permettaient la reconnaissance qui restitue le semblable en notre humanitŽ. Selon Pierre FŽdida, lÕapparence : cÕest le visage, lՎchange des visages, lՎchange dans un geste, la faon expressive entre deux personnes. La dŽmolition dÕun homme, cÕest lÕimpossibilitŽ de faire exister lÕhumanitŽ au niveau de lÕessentiel, cÕest-ˆ-dire de lÕapparence.1

La vision du visage du frre jumeau mort fait surgir un autre rapport ˆ lÕhomme qui appara”t ds lors dans Ç son inachvement et sa vulnŽrabilitŽ È (M, 61). Les analyses de lՎpiphanie du visage par Levinas montrent que la relation avec le visage ne peut tre reliŽe ˆ la perception, que ce dernier rŽsiste ˆ la connaissance et ne peut se limiter ˆ une simple description. Celui qui croirait sÕen approcher en accumulant les dŽtails pour attester les caractŽristiques des sous ou des surhommes, tŽmoignerait de sa perspicacitŽ, mais le rŽduisant ˆ un objet, prouverait son ignorance du sens du visage. La dŽvastation du visage ainsi exposŽ sans dŽfense, dans la dŽchirure de la peau la plus fragile et la plus dŽnuŽe, signale lÕimportance des meurtres commis qui se sont inscrits dans une relation o le visage nÕa pas ŽtŽ vu ni signifiŽ. Ç Devant le visage fracassŽ de son frre, il avait dŽcouvert soudain le vrai facis de leur dŽesse guerre : un morceau de viande ŽcharpŽe et sanglante. [É] Mme la vue de ses camarades tuŽs au front ne lÕavait pas bouleversŽ ˆ ce point. È (M, 60). Le personnage de Pierre dans la nouvelle lÕAveu, dŽcouvre Žgalement, dans la mme cruditŽ, le visage du jeune homme quÕil a renversŽ, Ç fait ˆ demi de peau humaine au grain fin et au teint clair, et ˆ demi de viande crue, sanguinolente. È Proche du dŽgožt, Pierre constate mais ne parvient pas ˆ tre en lien avec le visage dans un rapport ˆ lÕunicitŽ, il se trouve devant un Ç Monstre bi-face È qui prŽsente ses deux profils Ç lÕun qui nՎtait que plaie informe, lÕautre qui ˆ lui seul Žtait visage È (AV, 3). En dŽtournant le regard, puis en prenant la fuite, il ne rŽpond pas de sa responsabilitŽ et ouvre la porte ˆ la culpabilitŽ qui ne cessera de 1

Pierre FƒDIDA, Ç LÕOubli, lÕeffacement des traces, lՎradication, subjective, la disparition È (2001), Humain/dŽshumain. Pierre FŽdida, la parole de lÕÏuvre, Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de psychanalyse, 2007, p.31.

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lÕassaillir pour lui rappeler son acte transgressif. Pour les couples gŽmellaires, il semble quÕil faille attendre lÕatteinte portŽe au visage du jumeau pour que sÕintroduise une comprŽhension de lÕhumain : Il nÕavait quÕun frre jumeau, Franz, son double, son corps second, son cÏur en Žcho. Lui seul pouvait lui ouvrir les yeux Ð en se laissant arracher son masque dÕhomme prŽtendu nouveau pour exhiber la chair ˆ cru de son pauvre visage de mortel. (M, 60)

Avant cette rencontre catastrophique, ces frres, enfermŽs dans leur propre miroir, semblent nÕavoir jamais pu se mirer dans le reflet dÕun regard humain ou nÕavoir rencontrŽ quÕun regard dÕune extrme froideur, tel celui de Clemens. Pour ceux qui nÕont pu, dans cette identification barrŽe, accŽder ˆ lՎprouvŽ de leur existence ni se lier avec celle dÕun autre, la mort du frre jumeau renvoie ˆ lÕhumanitŽ et constitue lՎtape manquante ˆ leur Ždification. Tel Narcisse qui Ç nÕest plus tout ˆ fait Narcisse ˆ partir du moment o cette diffusion fascinante fait retour sur lui-mme È1, ces hommes, qui ne connaissent pas lÕautre et sont restŽs impuissants devant le secret de lÕaltŽritŽ, vivent en accŽlŽrŽ un dŽbut de face-ˆ-face qui se dŽplie pour imposer la prŽsence de lÕautre reconnu dans ce quÕil reprŽsente et ce quÕil est. Cette identification, dramatiquement tardive, constitue un Ç revirement radical È en Georg, sa Ç croyance dans le surhomme cŽlŽbrŽ par son parti dÕun coup dissoute, frappŽe dÕinanitŽ, pour faire place ˆ une foi

en

lÕhomme,

en

lÕhomme

tout

simplement,

tel

quÕil

est

dans

son

inachvement et sa vulnŽrabilitŽ. Il avait jetŽ son arme, et refusŽ de reprendre part aux combats. [É] dŽgradŽ de ses titres, [É] condamnŽ ˆ mort et exŽcutŽ sans dŽlai. È (M, 61). Ce nÕest pas le visage du frre qui appara”t au moment de la mort des deux Obergrenadiere PŽniel, mais la voix de celui qui incarne la figure de Ç LÕautre È (LN, 320) qui les accompagne dans la chute fatale de la disparition. SituŽ sur lÕautre versant de la guerre et de la haine, Ç lÕautre, le petit, achevait dÕexhausser ce que toute leur violence, tout le sang quÕils avaient versŽ, nÕavaient pu porter au jour. È (LN, 321). La voix du frre se fait visage, illustrant la conception levinassienne selon laquelle le visage nÕest pas tant ˆ regarder quՈ Žcouter. Elle fait entendre ˆ Micha‘l et Gabriel redevenus des enfants perdus Ç tremblants de songe et de tendresse. [É] se serrant par la main jusquՈ la douleur È (LN, 321), une trs ancienne parole, celle de Dieu qui commande : Ç Tu ne tueras pas È. La voix de Gabriel porte en elle la mŽtamorphose qui permet de Ç consentir et renoncer È (LN, 322).

1

ClŽop‰tre ATHANASSIOU-POPESCO, ReprŽsentation et miroir, op. cit., p.97.

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III-2.C Chuter dans le puits dÕun regard Pour celui dont la survie a dŽterminŽ le rapport au monde, la question de la coexistence de soi et de l'autre se pose avec acuitŽ. Nuit-dÕAmbre se prŽcipite dans lÕab”me de la spŽcularitŽ en plongeant dans le miroir tendu par Roselyn, mais il reste cependant obstinŽment bloquŽ devant ce qui fait obstacle ˆ la rŽvŽlation dÕune parole et de lÕinvisible. Roselyn le regardait. [É] CՎtait le regard dÕun Žternel enfant, dont lÕinnocence et la bontŽ nՎtaient mme pas altŽrŽes par la trahison de celui dont il avait fait son ami venait de commettre. [É] Dans ces yeux devenus miroirs il aperut le reflet de son propre visage. Son portrait miniature tremblait dans les eaux argentŽes des yeux de Roselyn. JusquÕo allait sÕenfoncer son image, - jusquÕau cÏur, jusquՈ lՉme ? [É] Il sentit son visage basculer tout ˆ fait en Roselyn, sombrer jusquÕen son ‰me, - son ‰me dÕhomme en agonie. (NA, 292)

Sans fard, ni masque, Roselyn nÕa rien dÕautre ˆ offrir que son regard dans la nuditŽ de lÕenfance dŽsarmŽe, tout comme le corps de lÕamant dÕAgdŽ, exposŽ ˆ ses bourreaux et jetŽ en Ç p‰ture ˆ des regards enjouŽs de cruautŽ avai[t] la vulnŽrabilitŽ dÕun visage. [É] Un visage dŽsastrŽ Ð un cÏur arrachŽ vif du sein de lÕamour mme. È (CM, 93). Nuit-dÕAmbre ne voit rien, nÕapprend rien, car Žcrit Simone Veil : LÕinnocent qui souffre sait la vŽritŽ sur son bourreau, le bourreau ne la sait pas. Le mal que lÕinnocent sent en lui-mme est dans son bourreau, mais il nÕy est pas sensible. [É] Ce qui dans le criminel nÕest pas sensible, cÕest le crime. Ce qui dans lÕinnocent nÕest pas sensible, cÕest lÕinnocence. CÕest lÕinnocent qui peut sentir lÕenfer.1

Nuit-dÕAmbre Ç aperut ce portrait minuscule de lui-mme glisser et tournoyer dans la pupille comme sÕil tombait au fond dÕun puits. È (NA, 293). Ce vŽcu particulier de la chute peut se rapporter au l‰chage physique que sa mre lui a fait subir, lorsque prise par son deuil, elle dirigea son attention loin de son fils. Il contient aussi celle dÕAdam et dÕéve, ainsi que celle, fatale, de Narcisse. NuitdÕAmbre en se penchant sur lÕeau lacrymale tente-t-il, frŽnŽtiquement, de rejoindre son propre reflet afin dÕatteindre dans cet Žlan spŽculaire, cet autre qui lui ressemble comme un frre ? LorsquÕelle travaille sur la figure de Narcisse dans sa thse, Sylvie Germain fait Žtat de lՎchec du jeune homme qui ne se sensibilise pas ˆ la rŽponse car : il ne sut que mourir DE lui-mme et non pas Ë lui-mme. LÕeau dans laquelle il se mire est trop " pure " pour fŽconder la question. [É] Une eau si pure, non altŽrŽe, non troublŽe, quÕelle ne peut en retour altŽrer Narcisse. Une eau sans profondeur et sans mŽandres, toute close sur elle-mme ; une eau o scintille le 1

Simone VEIL (1948), La Pesanteur et la Gr‰ce, Paris, Presses-Pocket, Plon, 1988.

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manque. Ce que dŽcouvre Narcisse en son miroir cÕest donc lÕabsolu du manque, lÕabsence totale du visage ˆ soi-mme, par soi-mme, - et par lˆ il accde au vif du sujet, ˆ lÕextrme amont du visage. (PV, 184)

Nuit-dÕAmbre

est incapable de penser ou

de vivre

lÕexpŽrience

Žthique

levinassienne1 fondŽe sur le mouvement vers lÕautre dans une relation fondamentalement dŽsintŽressŽe. Il reste au seuil de la rencontre et ne peroit pas lÕinviolabilitŽ du visage, la Ç partie la plus nue du corps humain È qui se prŽsente dans sa plus extrme fragilitŽ. SÕengouffrant dans la tentation du meurtre il ne peut voir, et de ce fait ne peut entendre, le Ç Tu ne tueras point È, qui constitue Ç la vision mme du visage È2. CÕest en raison de la fossilisation Ç en pur principe dŽsincarnŽ du visage de la victime È que lÕassassin peut Ç perpŽtrer son acte |É] lÕassassin est celui qui doit se faire aveugle et sourd, insensitif, pour ne pas entendre lÕInterdit. È (PV, 131). Devant le visage de son frre, Nuit-dÕAmbre Ç refuse de dŽfaillir et dŽsarmer devant lÕinnocence du juste È (PV, 145). Comme Ca•n, il tue sans un mot. Le regard seul domine dans cette violence qui est une mise en acte de lÕhomicide et non un acte de parole. Il nÕy a pas dÕouverture de sens, aucune confrontation, explication ou nŽgociation dans ce fratricide qui empche le meurtrier de sÕaccomplir comme humain. Le triomphe infantile de Nuit-dÕAmbre est de courte durŽe. Lˆ o Nuit-dÕAmbre croit vaincre en se dŽbarrassant de son double inversŽ, il Žchoue au contraire en rŽgressant ˆ la nŽcessitŽ dÕagir avec son corps, au lieu de mettre en action sa pensŽe. Il continue ˆ se penser comme lÕunique rŽfŽrence, le sans frre, qui ne peut tre sujet en raison de son absence de confrontation ˆ la prŽsence dÕun autre. Sans Abel, Žcrit Franois Marty, Ç Ca•n nÕest rien. LÕhistoire de lÕun est solidaire de celle de lÕautre. [É] Si lÕautre dispara”t, le sujet perd lՎtayage qui le fait sujet, il se replie ˆ lÕinquiŽtante animalitŽ dÕo la crŽature Ð celle qui a ŽtŽ conue de son crŽateur Ð cherche pourtant ˆ sՎloigner È3. Le meurtre de Roselyn au cours de ce banquet de la mort attache Nuit-dÕAmbre ˆ lÕobjet de sa faute, tout comme le viol lÕattache ˆ sa victime. Il ne pourra si facilement sÕarranger du meurtre. Le frre indŽsirable, si dangereux dans sa ressemblance, revient pourtant et prive de lÕillusion que les actes posŽs nÕont aucune consŽquence. Ç Suis-je le gardien de mon frre ? È, cette rŽponse pleine de morgue que fait Ca•n ˆ lÕinterpellation divine Ç O est ton frre Abel ? È, contient toute la portŽe Žthique qui interroge la nature et la limite de la responsabilitŽ. Nuit-dÕAmbre reste dans la mme ignorance que Ca•n et ne peut rŽpondre. Tous

1

Emmanuel LEVINAS, TotalitŽ et infini, essai sur lÕextŽrioritŽ, La Haye, ƒditions Martinus Nijhoff, 1961. 2 Ibid., p.173. 3 Franois MARTY, Ç Le Meurtre du double. Fonction mythique du fratricide È, Dialogue, Ç La Dynamique fraternelle È, n¡149, septembre 2000, p.15.

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deux pensent que chacun est pour soi, que chacun est sŽparŽ de lÕautre et que la fraternitŽ nÕa aucun sens. Sylvie Germain dans Mourir un peu

analyse cette

riposte : En un sens, cÕest vrai que Ca•n ignore o est son frre : il lÕa repoussŽ si loin de son cÏur, et en outre il ne sait rien de la mort o il vient de le prŽcipiter. Ca•n veut voracement le royaume de la terre des vivants, sans partage ni rivalitŽ. (MP, 67)

Il nÕa Ç pas simplement fautŽ par lÕacte du meurtre mais il a aussi fautŽ par ses paroles o il se met hors jeu, hors monde, hors responsabilitŽ. È1

Aprs son crime, Dorian Gray se dŽtourne du peintre quÕil vient dÕassassiner, parce quÕil partageait son secret et quÕil le jugeait responsable de sa dŽgradation. Le dandy rŽsume son acte en une formule lapidaire avant de sÕen dŽtourner, Ç LÕami qui avait peint le portrait fatal auquel il devait tous ses malheurs Žtait sorti de sa vie. CՎtait tout È2. Nuit-dÕAmbre, lui, sÕen retourne sur ses terres natales. Il Žchappe ˆ la justice des hommes, car lÕenjeu de ce meurtre nÕest pas du ressort de lÕenqute policire. LÕacte reste entier, et son traitement sŽjourne dans une temporalitŽ qui fait contrepoids ˆ lÕinconscient sauvage et destructeur, qui laisse le temps de la maturation et de la transformation. La possibilitŽ du retour ne peut advenir que si Nuit-dÕAmbre sÕengage sur lÕapprentissage de la responsabilitŽ, processus dÕhumanisation qui ne se caractŽrise pas par sa linŽaritŽ. Dieu ne condamne pas Ca•n de son crime, en revanche, il le marque dÕun signe du remords, fruit de la culpabilitŽ. SouillŽe par le crime, la nature du sol de Terre-Noire se modifie et rŽsiste ˆ la prŽtention cultivatrice de Nuit-dÕAmbre. La main qui a versŽ le sang du frre ne peut travailler la terre, ni lÕensemencer, elle la rend stŽrile : Ç Si tu cultives le sol, il ne te donnera plus son produit : tu seras un errant parcourant la terre. È3. NuitdÕAmbre nÕest pas appelŽ ˆ vagabonder, son immobilitŽ le place face ˆ la figure souffrante de la culpabilitŽ incarnŽe par Crve-CÏur. DŽvastŽ par les actes de torture commis en AlgŽrie sur lÕenfant Bela•d, il confronte Nuit-dÕAmbre ˆ un nouveau reflet, il Ç lui renvoyait son propre crime comme un miroir dŽformant, un miroir grossissant qui lÕeffrayait. Crve-CÏur expiait son crime de la mme faon dont il lÕavait commis, - hors raison. È (NA, 322). Ç La conscience de Ca•n Žtait sourde, il fallait quÕune autre voix que celle de la victime se fasse espace de rŽsonance et lui renvoie le cri de lÕinnocent assassinŽ, lui ouvre la conscience È (MP, 67) Žcrit Sylvie Germain. ThŽrse, au doux nom prŽdestinŽ, qui fut pour 1

Franois MARTY, Ç Le Meurtre du double. Fonction mythique du fratricide È, op. cit. p.12. Oscar WILDE (1891), Le Portrait de Dorian Gray, trad. J. Gattegneau, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1992. 3 Emmanuel LEVINAS, TotalitŽ et infini, op. cit.

2

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Roselyn Ç une sÏur, une sÏur a”nŽe, aimŽe sans jalousie È (NA, 269), est la femme par laquelle Nuit-dÕAmbre apprend Ç lÕabsolu de lÕabandon et de lÕoubli de soi en lÕautre, jusquՈ la perte. È (NA, 314). Passeuse, elle part avec le secret du crime de Nuit-dÕAmbre Ç quÕelle avait percŽ dÕemblŽe en lui È, emportant ainsi Ç la part la plus obscure de lui-mme, et Žgalement en ravissant la mŽmoire la plus vive de Roselyn. È (NA, 316). Elle est celle qui, un instant, sŽjourne dans le cheminement laborieux de Nuit-dÕAmbre et le conduit vers son humanisation par la prŽsence du fils quÕelle lui confie ˆ sa mort. LÕassassinat de Roselyn est proche du sacrifice christique dont la mort nÕest pas, selon Julia Kristeva, Ç dŽjection, mais une discontinuitŽ vivifiante, plus proche de la nutrition que de la simple destruction dÕune valeur ou de lÕabandon dÕun objet dŽchu. È1. Roselyn reste la part dÕombre nŽcessaire pour faire advenir Nuit-dÕAmbre ˆ lՎtat dՐtre un frre, prŽsentŽ par Emmanuel Levinas, dans sa seconde prŽface de TotalitŽ et Infini2, comme le modle mme du rapport Žthique ˆ lÕautre, dÕun amour Ç dՎtranger ˆ Žtranger, meilleur que la fraternitŽ au sein de la fraternitŽ mme È3. Cette fraternitŽ, qui ne se rŽduit ˆ la relation

horizontale frres/sÏurs dans

lÕexclusivitŽ de la relation familiale, est celle qui, sÕexprimant avec un Žtranger, transcende tout lien dÕexclusion. CÕest lorsque les yeux de Roselyn prendront vie dans le regard de son fils Cendres, que Charles-Victor, qui se voulait sans attache ni responsabilitŽ, aura ˆ se saisir de lÕinjonction ˆ la responsabilitŽ de lÕautre. DŽlivrŽ de la guerre ou de la passion dÕemprise, il peut entrer dans une relation dÕaccueil rŽciproque qui Žprouve la Ç gratuitŽ de la transcendance ˆ lÕautre È. Nuit dÕAmbre rŽussit enfin ˆ se lier ˆ son fils, ˆ lÕexemple des Patriarches qui rŽpondent immŽdiatement ˆ lÕappel de Dieu par un Ç me voici È qui transforme la rŽalitŽ. Son humanisation nÕest pas un procs linŽaire, mais se fonde sur la possibilitŽ dÕaccŽder au conflit avec son fils, qui vient empcher la jouissance et dŽloger son pre de la toute-puissance sans partage. La reconnaissance de ce qui a amenŽ la haine ouvre la possibilitŽ dÕune construction qui ne fonctionne pas ˆ coup dՎvidence. Celui qui voit dans sa main levŽe le bras armŽ dÕun meurtre quÕil a commis peut ˆ nouveau se situer comme sujet. Nuit-dÕAmbre ne devient ni fondateur dÕune citŽ, ni pre dÕune nombreuse descendance, mais il peut na”tre ˆ la fraternitŽ et ˆ la paternitŽ. Le conflit sÕintŽriorisant, lÕacte devient ainsi acte de parole : Lˆ o lÕacte se mue en pensŽe, lÕhumain conquiert un nouvel espace pour devenir. Lˆ o lÕhomme renonce ˆ la satisfaction dÕun plaisir narcissique pour laisser place ˆ

1

Julia KRISTEVA, Soleil noir. DŽpression et mŽlancolie, (1987), Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1989, p.142. 2 Emmanuel LƒVINAS, TotalitŽ et infini, op. cit. 3 Ibid.

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lÕautre, lˆ o son narcissisme sÕaltre au contact de lÕautre et lui fait place, alors cÕest lÕhumanitŽ tout entire qui avance dans le lien social, dans la solidaritŽ.1

Roselyn, le frre, a introduit lÕidŽe dÕune altŽritŽ qui convoque la responsabilitŽ dÕune fraternitŽ qui Ç commande È et Ç met en dette du prochain È. Avec elle, Žcrit ƒtienne Gruillot, Ç Je me dŽcouvre un-pour-lÕautre, appelŽ, happŽ par la dŽtresse de lՎtranger. È2. Nuit-dÕAmbre, dont le moi nÕa pu se constituer que lorsquÕil fut en mesure de se livrer ˆ la rencontre de lÕautre, peut dorŽnavant sՎlever au rang de la crŽature qui dans la perspective germanienne est faite ˆ lÕimage du CrŽateur, Ç autrui qui ne se redresse pleinement Autrui que par la mŽdiation du Tout-Autre qui sous-tend et creuse toute rencontre interhumaine È (PV, 106). III-3 LÕhorizon de lÕapaisement III-3.A Du rempart contre lÕadversitŽ ˆ lÕouverture sur la fraternitŽ Bernard Brusset Žvoque les fratries qui, dans de nombreux contes, aprs avoir quittŽ le domicile de leurs parents Ç se retrouvent pour vivre ensemble heureux et paisibles, au terme dÕaventures pleines de risques, de dangers, de meurtres ou dՎpreuves initiatiques dans la fort. È3. LÕimposition du deuil dŽfinitif du lien originaire permet de dŽboucher sur une alliance solide. Le couple peut

se

nourrir

de

ce

modle

relationnel

frre/soeur

dans

lequel

la

complŽmentaritŽ se prŽsente comme lÕapaisement dÕun couple asexuŽ qui peut vivre hors du conflit Ïdipien, Ç en marge du couple parental et des conflits extŽrieurs ˆ la sphre familiale font alliance de manire Žgale et solidaire È4. Magnus devine dans le couple formŽ par Terence et May Ç une Žtroite complicitŽ, mais plus fraternelle quÕamoureuse, ce qui donne ˆ leur prŽsence autant de simplicitŽ que de gŽnŽrositŽ, et il se pla”t en leur compagnie. È (M, 83). Ce mode fraternel permet ˆ May de puiser dans la tendresse et le silence Ç de ce corps dÕhomme demeurŽ inaccessible ˆ son dŽsir, son frre Žpoux, son ‰me frre, peuvent lÕaider ˆ rendre les armes, ˆ passer sans effroi ni colre dans lÕinconnu de la mort. È (M, 136). La relation entre frre et sÏur reprŽsente parfois le dernier rempart pour compenser la dŽsagrŽgation familiale en se regroupant selon des mŽcanismes primitifs, Ç Tsipele et Chlomo, parlaient, ou plus exactement chuchotaient, une langue incomprŽhensible et ne se l‰chaient jamais la main, comme sÕils avaient peur de se perdre È (LN, 310). Ombres frileuses et tremblantes, ce frre et cette sÏur arrachŽs ˆ leur enfance, ont survŽcu au 1 2 3 4

Franois MARTY, Ç Le Meurtre du double. Fonction mythique du fratricide È, op. cit., p.14. Etienne GRUILLOT, Petites chroniques de la vie comme elle va, op. cit., p.123. Bernard BRUSSET, Ç Le Lien fraternel et la psychanalyse È, op. cit., p.350. Ibid..

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massacre, cachŽs au fond dÕune cave, soutenus par une forte identitŽ fraternelle qui compense le risque de perte de lÕidentitŽ individuelle, Ç ils Žtaient frre et sÏur, unis absolument, dans un amour fou auquel [Petit-Tambour] nÕavait nulle part, et pas mme accs È (LN, 311). Les observations des enfants du camp de Terezin, effectuŽes par Anna Freud et Dorothy Burlingham

1

aprs la seconde

Guerre mondiale, soulignaient les relations privilŽgiŽes entre les enfants qui avaient perdu leurs parents. Une relation horizontale fraternelle de solidaritŽ et dÕaide Ç avait supplŽŽ, tant bien que mal, lÕabsence de la dimension verticale de la relation aux parents È2 afin de ne pas sombrer dans lÕanŽantissement. Le lien frre/sÏur serait-il la protection contre la barbarie et la catastrophe collective, pour des enfants livrŽs sans mode dÕemploi ˆ une survie Ç hors repres culturels et hors contenants psychiques È3, alors que leurs parents sont abandonnŽs sans protection ˆ une mise ˆ mort en masse ? Certes, lÕamour portŽ au frre ou ˆ la sÏur, dans le dŽfaut de lÕattention parentale, se donne en substitution et en soutien mutuel, non sans une certaine difficultŽ compte tenu de la jeunesse des protagonistes. La complexitŽ de la sollicitude peine ˆ Žclore lorsque le frre est promu trop t™t rŽfŽrent de la sÏur pour surseoir ˆ la dŽfaillance ou ˆ lÕabsence parentale. Ainsi Pierre ZŽbreuze, dŽbutant tout juste sa vie dÕadulte, reste le seul tre qui puisse Ç prendre en charge È (In, 272) sa jeune sÏur de quatorze ans et demi, alors quÕil ne fut jamais sollicitŽ auparavant pour lui porter attention. Mal Ç ˆ lÕaise dans son r™le de tuteur È (In, 272), il reste cependant lÕunique figure dÕattachement ˆ qui sa sÏur accorde sa confiance. Pierre ne peut prendre cette place qui mobilise le souci de lÕautre et porte le poids de la trahison fraternelle aprs avoir, par Ç patience et ruse È (In, 273), organisŽ lÕhospitalisation de ZŽlie. Il est pourtant celui qui devient, aprs le suicide de sa sÏur, la figure du frre. Celui qui sÕinquite du sensible et se maintient ˆ la marge dans la dŽlicatesse de sa prŽsence, permet aux autres dÕadvenir selon leur besoin et dÕendosser les diffŽrentes panoplies que les membres de la famille Charlam lui attribuent. Henri le peroit comme Ç le frre a”nŽ quÕil nÕa pas eu et dont il rvait È, un Ç frre devancier, un Žclaireur È qui initie Ç aux jeux È et Ç ˆ la vie È (In, 229). Pour Sabine en revanche, cet homme providentiel, Ç de grande loyautŽ [É] bon, tout simplement È (In, 94). Il reprŽsente cette notion du fraternel qui caractŽrise un lien homme/femme dŽsexualisŽ, Ç Pierre est de ces hommes qui font na”tre davantage une affection fraternelle que du dŽsir È (In, 96), que lÕon peut 1

Anna FREUD et Dorothy BURLINGHAM (1943), Enfants sans famille, trad. Anne Berman, Paris, PUF, 1949. 2 Bernard BRUSSET Ç Le Lien fraternel et la psychanalyse È, op. cit., p.348. 3 Janine ALTOUNIAN, La Survivance. Traduire le trauma collectif, Paris, Dunod, 2000, p.14.

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Žgalement retrouver dans le lien conjugal apaisŽ. Dans Tobie des marais en effet, Valentine porte sur son mari dŽcŽdŽ un regard dŽsormais rŽconciliŽ, Ç sent-il battre son cÏur dՎpouse qui lui voue dŽsormais une tendresse de sÏur ? È (TM, 235). Le personnage de Pierre ZŽbreuze, qui se caractŽrise par lÕabsence, le manque ou le dŽnuement : Ç sans Žpouse ni compagne, sans enfant, sans fratrie, sans parents, morts prŽmaturŽment, sans propriŽtŽ, sans lieu dÕattache particulier, sans formation spŽciale, sans, sans, sansÉ È (In, 53), est lՐtre qui ouvre ˆ lÕaltŽritŽ et sert de rŽvŽlateur aux autres, comme une encre sympathique, qui contient des messages ˆ dŽchiffrer et insuffle une mŽmoire au papier. Tout pourtant, dans ses apparitions, laissent surgir le grotesque, le dŽrisoire, la maladresse : Ç Pre No‘l en train de pisser derrire un marronnier È (In, 12), Ç bouffon au nez rougi [É] au bonnet de guingois È (In, 14) [É] Ç clown de No‘l È (In, 15), Ç guignol È (In, 22). Ç Il rŽajuste discrtement son couvre-chef et son postiche, et renoue sa ceinture qui pendouillait sur sa hanche. È (In, 14) Ç Il avait lÕair [É] dŽsemparŽ [É] nŽgligŽ dans sa mise È (In, 22), Ç vtu dÕune combinaison de ski blanche qui le boudine avec beaucoup dÕinŽlŽgance (É] et coiffŽ dÕun chapeau melon noir beaucoup trop petit (É) È (In, 75). Ses dŽguisements et ses r™les semblent se succŽder pour confŽrer une identitŽ ˆ celui dont on ne sait sÕil en a une. Et cÕest pourtant cet homme inaperu, mal connu, qui ouvre une fentre sur lÕinexplorŽ du monde Ç o le visible et lÕinvisible, la lumire et la nuit se fr™lent [É] È (In, 229). CÕest du creux ou du manque de son tre, que se dessinent les devenirs des enfants de la famille BŽrynx. Ë sa disparition inexpliquŽe, chaque personnage sÕintroduit dans son appartement pour opŽrer quelque Ç menu larcin È (In, 165). Marie prend une chemise en carton qui

contient, pense-t-elle, les histoires que Pierre

Ç inventait pour elle autrefois È (In, 165), Sabine la photographie Ç o ses quatre enfants avaient posŽ autour de Pierre dŽguisŽ en Pre No‘l È (IN, 165), Pierre qui pense Ç dŽnicher des preuves de son hypocrisie, de sa malhonntetŽ È (In, 189) reste Žmu devant la reproduction du tableau de Mark Rothko peint lÕannŽe de sa naissance Ç Image de lÕinstant de ma conception, celle de ma gestation, ou celle de lՎblouissement subi ˆ ma sortie des limbes ? È, sÕest-il demandŽ en dŽcouvrant cette co•ncidence. È (In, 193). Ce faisant, Pierre accomplit sans le savoir le souhait du peintre selon lequel : Les tableaux doivent tre miraculeux : ˆ lÕinstant o lÕun est achevŽ, lÕintimitŽ entre la crŽation et le crŽateur est finie. Ce dernier est un Žtranger. Le tableau doit tre

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pour lui, comme pour quiconque en fait lÕexpŽrience plus tard, une rŽvŽlation, la rŽsolution inattendue et sans prŽcŽdent dÕun besoin Žternellement familier.1

Pierre sert de rŽvŽlateur aux autres, ˆ travers les objets, les affiches ou les tableaux quÕils choisissent. Toutes les questions quÕil suscite au sujet de son identitŽ laissent lÕautre advenir. Marie Ç sait ce quÕelle lui doit, quÕelle sÕest beaucoup inspirŽe des histoires quÕil lui racontait autrefois et des Žcrits de cette ZŽlie trouvŽs dans sa table de nuit pour Žcrire ses propres livres È (In, 227), Ç CÕest un peu ˆ cause de lui que Henri est devenu un tŽmoin itinŽrant, soucieux dÕarracher ˆ lÕinaperu, et donc ˆ lÕoubli immŽdiat, des destins qui passent et aussit™t sÕeffacent, [É] ˆ cause de cet homme qui sera mort sans que lÕon sache ni comment ni pourquoi, car justement sans tŽmoin, et sans laisser dÕautre trace quÕun grand poster jaune dont lՎclat se fane avec le temps. È (In, 229). Dans les situations de fracture ou de deuil irrŽalisable le lien fraternel tient lieu de clan. EnfermŽs dans une dŽtresse causŽe par lՎnigmatique abandon maternel et le douloureux mensonge paternel, Claude et LŽger Corvol se perdent dans une forme dÕinsularitŽ psychique, Ç On ne les entendait jamais rire, ils nÕadressaient la parole ˆ personne È (JC, 79). ConfrontŽe ˆ lÕa-symbolisable du rŽel qui ne peut donner une rŽponse ˆ leur dŽtresse, la fratrie se transforme en lieu de lÕenfermement mortifre, dont lÕenjeu est proche de la dialectique fusion/scission des Trois sÏurs tchekhoviennes, qui les livre au sort de rester, Ç debout, serrŽes lÕune contre lÕautre È ˆ la fin de la pice, ne pouvant que constater, Ç Ils nous quittent, et lÕun dÕeux nous a quittŽes tout ˆ fait, tout ˆ fait, pour toujours, nous resterons seules pour recommencer notre vieÉ È2. LŽger reporte son amour dÕenfant blessŽ sur sa sÏur et greffe son cÏur au sien alors quÕelle sÕapplique ˆ le tenir ˆ distance et ˆ le garder Ç auprs dÕelle comme un oiseau en cage È (JC, 195). Dans cette exclusion de la

communautŽ extŽrieure, lÕintŽrieur se

reconstruit autour dÕun lien artificiel qui ne permet pas dÕenvisager la sortie pour se porter au dehors. CÕest pourtant dans la crŽation dÕun nouveau lien fraternel que sÕouvre pour LŽger lÕespace dÕune rverie partagŽe avec Camille, qui le considre Ç davantage comme un trs jeune frre que comme un oncle È (JC, 196). Lors de rares et doux moments dŽrobŽs ˆ la vigilance de ceux qui les encerclent, la notion de clan cde le pas ˆ celle de communautŽ fraternelle. Lorsque la romancire affirme que Pauline Ç nÕest pas jalouse, elle nÕa jamais ŽtŽ jalouse de sa petite sÏur È (EM, 60), il ne sÕagit pas dÕune dŽnŽgation, mais bien

1

Mark ROTHKO, Ç The romantics were prompted È, Possibilities, New York, n¡1, hiver 1947-1948, repris dans Mark ROTHKO, ƒcrits sur lÕart, 1934-1969, prŽsentation, Ždition et notes de Miguel Lopez-Remiro, traduit de lÕamŽricain par Claude Bondy, Paris, Flammarion, 2005, p.104-105. 2 Anton TCHEKHOV, Les Trois sÏurs (1901), trad. Jean-Claude Huens, Karl Krauss et Ludmila OkuniŽva, Paris, Le Livre de poche, 2001, p.150-151.

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de la description dÕun lien dÕune tout autre rŽalitŽ que la rivalitŽ. Ce nouvel amour fraternel, parfois inconditionnel, peut offrir une consolation ˆ lÕabandon parental. La fratrie est alors considŽrŽe comme un refuge qui maintient ŽloignŽe lÕadversitŽ et contient les inquiŽtudes en apportant la consolation ˆ celui ou celle qui, plus fragile, se sent dŽmuni. Herminie-Victoire, en qui sige lÕinquiŽtude rŽsiduelle des lŽgendes peuplŽes dÕogres et de gŽants racontŽe par Vitalie, est rassurŽe par son frre HonorŽ-Firmin qui Ç toujours savait la distraire de ses chagrins et de ses peurs È (LN, 33). La qualitŽ si prŽcieuse de gentillesse, dont le philosophe Emmanuel Jaffelin fait Žloge dans ses ouvrages1, est une valeur morale qui sÕexprime sans na•vetŽ, ni mivrerie, au sein de la fratrie. Sa vertu caressante est ˆ hauteur de la force de Beno”t-Quentin qui va ˆ la rencontre dÕAlma pour lui prendre la main : Ç Tu ne dois pas avoir peur, lui dit-il. [É] Et moi je serai avec toi, pour toujours, pour te dŽfendre. Et puis je te ferai un bel ŽlŽphant en bois comme celui du mange. È (LN, 246). La comprŽhension de la peur et de la souffrance, chez des tres potentiellement ou Žgalement vulnŽrables, permet dÕaller au secours dans une disposition de service ou dÕaide : elle Ç avait trouvŽ en Beno”t-Quentin un frre si aimant, si dŽvouŽ quÕelle aussi avait fait sienne cette terre ˆ travers lui. È (LN, 256). Septembre sait sÕeffacer ˆ lui-mme pour servir la relation gŽmellaire dans la mesure du besoin dÕOctobre, lÕenfant malade de la mŽmoire maternelle. La compassion qui se donne pour protŽger de la folie maternelle au sein du monde vŽgŽtal de la serre, se formule dans un acte de prŽsence absolue : Ç Ne crains rien, je suis lˆ. Ds que tu seras guŽri on retournera jouer ˆ lÕombre des grands arbres. Tous les deux on parle la mme langue. Je te raconterai des histoires qui te feront oublier les cris poussŽs par les dieux de notre mre. È (NA, 71). Dans sa prŽface au recueil de pomes de Colette Nys-Mazure, Sylvie Germain prŽsente ˆ travers les figures de Marthe et de Marie le modle de Ç deux sÏurs moins opposŽes que complŽmentaires, deux versants dÕun unique corps de labeur et de gr‰ce, de douleur et de gloire ; deux sÏurs en rŽsonnance, sՎclairant, sÕirriguant, se vivifiant mutuellement È2. Vieux de plus de cinq mille ans, plus ancien que La Bible et Le Mahabharata, le rŽcit poŽtique de la MŽsopotamie antique, lՃpopŽe de Gilgamesh, roi sumŽrien de la citŽ dÕUruk, qui est au cÏur dÕOpŽra muet, suggre le cheminement nŽcessaire pour parvenir ˆ la fraternitŽ. Gabriel dŽcouvre ce rŽcit par la bouche dÕune femme inconnue quÕil rencontre ˆ la poste. La dŽesse mre, Aruru, faonne dans lÕargile un homme du nom dÕEnkidu, pour dŽfier Gilgamesh, 1

Emmanuel JAFFELIN, ƒloge de la gentillesse, Paris, Franois Bourin, 2010 et Petit Žloge de la gentillesse, Paris, Franois Bourin, 2011. 2 Sylvie GERMAIN, Ç PrŽface È, Feux dans la nuit : poŽsie 1952-2002, de Colette NYS-MAZURE, Tournai, La Renaissance du livre, 2003, p.9.

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prestigieux roi dÕUruk, Ç toujours prt ˆ combattre et ˆ se lancer dans des aventures, sans y tre poussŽ par des considŽrations de caractre moral È1. Conu comme lÕalter ego sauvage du roi, cÕest par lui quÕelle entend que ce dernier ma”trise ses colres et endigue ses ardeurs ˆ lՎgard des femmes et des jeunes hommes quÕil envoie ˆ la guerre pour mourir. Ç Lorsque Gilgamesh apprit quÕil existait un homme qui Žtait son double, mais inversŽ, et qui seul Žtait digne dՐtre son rival, il voulut aussit™t le rencontrer (OM, 102). Mais au lieu dÕune rivalitŽ, cÕest une amitiŽ fidle qui se forgea entre eux, Ç Gilgamesh lui-mme fut sŽduit par lui ; la passion de Gilgamesh pour son rival, son double, son frre, ressemble ˆ de lÕamour. Les animaux eux-mmes aimaient Enkidu. È (OM, 105). La conteuse rŽsume les hauts faits de lՎpopŽe Ç accomplis par Gilgamesh et Enkidu, ces deux hŽros insŽparables, ces demi-dieux rivaux et frres È (OM, 103), tant il existe de versions pour relater cette rencontre qui suit un rituel dÕinitiation et dÕintŽgration de lՎtranger. Il est intŽressant de pointer que les hŽros passent par les diffŽrentes Žtapes de la dŽcouverte, de lÕinitiation, ˆ une forme de lutte normŽe entre les adversaires, pour dŽcouvrir la tendresse des sentiments, chacun trouvant en lÕautre la source pour sÕapaiser mutuellement et progresser dans leur existence. Certes, la lecture germanienne attŽnue le rŽcit de lÕamitiŽ virile et passionnŽe qui seule pouvait avoir court dans les sociŽtŽs mŽditerranŽennes orientales. Ce que rŽvle cependant lÕinterprŽtation de la curieuse conteuse, cÕest que la fraternitŽ na”t de la complŽmentaritŽ et non de la similitude. La perte dÕEnkidu rend Gilgamesh inconsolable et, sa trs belle dŽploration sur la disparition de lÕami cher, dŽbouche sur un questionnement mŽtaphysique du roi qui se dŽcouvre mortel. Ainsi, lՐtre humain, dont nous prenons visage sÕarticule au fraternel, dŽpassant la question du double et du reflet en ouvrant sur la question de lÕaltŽritŽ et de la dŽcouverte de lÕautre. Cet horizon dÕune violence rŽprimŽe et sublimŽe laisse sceptique J.-B. Pontalis qui, lorsquÕil se rend ˆ lՎvidence que la RŽvolution franaise ne fut Ç entre les prŽtendus frres [É] que rivalitŽ, que lutte ˆ mort È, exprime sa forte dŽsillusion dans un : Ç Foutaise, lÕidŽal de la fraternitŽ ! È2. Le psychanalyste voit mme dans le transfert de la souverainetŽ au peuple, lÕinŽvitabilitŽ de la guerre en raison de la prŽsence dÕune Ç multiplicitŽ dÕhommes qui ne tarderont pas ˆ se reconna”tre comme autant dÕindividus sŽparŽs, alors la lutte ne peut manquer de sÕengager entre eux. È3 Son analyse rejoint le cruel et cynique constat de Freud qui explique la fŽrocitŽ destructive ˆ lÕÏuvre dans la rage de la revanche par le

1

Robert LAFFONT, Valentino BOMPIANI (1960), Ç Gilgamesh È, Le Dictionnaire des personnages, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2003, p. 421-422. 2 J.-B. PONTALIS, Frre du prŽcŽdent, op. cit., p.174. 3 Ibid., p.182.

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fait que Ç des centaines de milliers dÕindividus indiffŽrents expieront le fait que le petit homme fŽroce ait ŽpargnŽ son premier ennemi È. Pour Freud, la haine, qui fait partie du dŽveloppement du jeune enfant qui Ç nÕaime pas nŽcessairement ses frres et ses sÏurs, et gŽnŽralement il ne les aime pas du tout È1, est une des causes des malheurs du monde, en revanche, la notion de Ç lÕidŽal du frre aura nourri lÕidŽal historique [É] È2. Ainsi, pour Jacques Lacan, la jalousie est fondatrice du rapport ˆ lÕautre et dans son texte de 1938 intitulŽ Les Complexes familiaux, il montre ˆ quel point elle joue un r™le dŽterminant dans la gense de la sociabilitŽ et la structuration du lien social. La dŽcouverte et lÕexpŽrience que lÕon nÕest pas titulaire dÕune place ouvre la perspective dÕune solution car, au lieu de lÕimmobilitŽ et de la fixation ˆ une place dont aucun ne veut partir, lÕexistence dÕune place vide

3

qui peut tre occupŽe momentanŽment selon le hasard de

lÕhistoire et des besoins, ouvre lÕhorizon dÕun lien fraternel. La notion de frre et de sÏur, qui se construit dans lÕenfance la plus prŽcoce, constitue le fondement du lien social en ce quÕil dŽpasse lÕexpŽrience du double qui, tout en restant teintŽe dÕun sentiment dÕinquiŽtante ŽtrangetŽ, scelle un lien entre lÕautre et soi, constituant la trame inconsciente du lien fraternel, puis du lien social. Lorsque J.B. Pontalis prŽcise quÕil ne croit pas en la fraternitŽ tardive et exprime son doute quant ˆ lÕexistence dÕune communautŽ fraternelle, il ajoute cependant Ç Mais je crois en la fraternisation. Ë quelle condition devient-elle possible ? Ce soldat voyait juste quand il Žcrivait, parlant de ses frres ennemis : " Ils sont dans la mme mouise que nous. " Autrement dit, des humains. È4 Il retrouve sur ce point Sylvie Germain, ou plus exactement Prokop, dont nous avons dŽjˆ citŽ les propos aprs la lecture du manuscrit de son voisin. Cet tre ambigu capable, dans sa diffŽrence, de se comporter de faon surprenante, peut tre aussi celui dans lequel il est possible de se reconna”tre. DŽmarche facilitŽe sans doute par son souhait de nomination qui laisse la place ˆ lՎmergence de lÕhumaine condition : Ç jÕaurais bien aimŽ mÕappeler Homme, - monsieur Homme, tout simplement È

(Im,

162).

Ce

processus

de

reconnaissance

et

de

rŽconciliation met sur la piste dÕun Ç destin majeur du lien fraternel qui nÕest autre que le lien social Ð passage de lÕadelphos au frater. È5. CÕest parce que la nature du lien au sein dÕune fratrie est susceptible de vivre de profondes transformations que la perspective de la fraternitŽ opre.

1

Sigmund FREUD, Introduction ˆ la psychanalyse (1915-1917), Paris, Payot, 1965. NÕoublions pas que ces propos Žcrits en 1917, ont pour toile de fond, le terrible constat des massacres de la guerre. 2 Paul-Laurent ASSOUN, Ç Fonctions du frre : lÕimago phallique È, Leons psychanalytiques sur Frres et SÏurs, t.1 op. cit., p.77. 3 Ce qui est la dŽfinition du petit a lacanien. 4 J.-B. PONTALIS, Frre du prŽcŽdent, op. cit., p.190. 5 Paul-Laurent ASSOUN, Ç FraternitŽ et gŽnŽalogie du lien social È, Leons psychanalytiques sur Frres et SÏurs, t.1 op. cit., p.81.

453

CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

III-3.B La ronde des frres La communautŽ fraternelle peut Žgalement se dŽfinir par la pluralitŽ et la non-mixitŽ : NoŽmie Orflamme, la femme de ThŽodore-Faustin, est Ç lÕa”nŽe des onze filles des bateliers du Saint-AndrŽ È (LN, 27). Si le nombre de sÏurs ou de frres

ne

correspond

plus

au

terme

administratif

actuel

de

Ç famille

nombreuse È, il peut toutefois para”tre bien faible en comparaison des fratries bibliques et troyennes. Florence Godeau et Wladimir Troubetskoy rappellent que Ç sous les remparts de Troie, ce sont cinquante enfants quÕEuripide attribue au roi Priam et ˆ HŽcube, sa seconde Žpouse, quand dÕautres leur en concdent dixneuf, voire quatorze " seulement " chez Apollodore. È1 Les caractŽristiques de la fratrie de Jour de Colre sont suffisamment dŽterminantes pour la situer dans le champ du merveilleux. Cette Ç tribu È des Mauperthuis se rapproche des fratries de Charles Perrault2 tant par le nombre et le genre monosexuŽ, qui suspend la question de la diffŽrence sexuelle en son sein. Si certaines fratries, comme nous lÕavons prŽcŽdemment soulevŽ, se distinguent par lÕhostilitŽ, la jalousie et le meurtre qui y rgnent au dŽtriment de la fraternitŽ, celle des Mauperthuis se caractŽrise par les traits moraux axiomatiques que sont la solidaritŽ entre les frres, lÕamour portŽ ˆ leurs parents et la fidle piŽtŽ envers la figure mariale. Ce que Vladimir Propp dans sa Morphologie du conte3 appelle la situation initiale des contes merveilleux, met ˆ jour un jeu subtil dÕidentitŽs et de diffŽrences. Les neuf garons qui composent la fratrie Mauperthuis naissent tous, pendant neuf annŽes consŽcutives, le jour de lÕAssomption, aurŽolant leur venue au monde dÕune indŽniable prŽsence mariale. Rien ne semble distinguer les frres qui se lovent, les uns aprs les autres, dans les sillons de la folie grand-maternelle dont les prires et les bŽnŽdictions semblent avoir eu raison des alŽas des accouchements qui auraient pu opŽrer une distinction entre les frres. La fratrie devient ainsi ˆ elle seule une constante reprŽsentation de la glorification : Ils cŽlŽbraient dans une joyeuse confusion tout ˆ la fois la vierge dans lÕadoration de laquelle leur grand-mre les avait ŽlevŽs, leur propre mre Reine qui Žtait lÕincarnation fabuleuse de la gr‰ce mariale, et leurs neuf anniversaires qui se doublaient de leurs neuf ftes, le nom de Marie renforant le prŽnom de chacun comme un magique garde-fou contre le mal, le pŽchŽ et la mort. (JC, 110)

1

Florence GODEAU et Wladimir TROUBETSKOY (dir.), Fratries. Frres et sÏurs dans la littŽrature et les arts de lÕAntiquitŽ ˆ nos jours, op. cit., p.10. 2 Natalie PRINCE remarque Ç que chez Perrault, les fratries sont assez frŽquemment rŽduites ˆ deux ou trois enfants, soit filles, soit garons, alors que les Grimm, eux, imaginent des familles beaucoup plus nombreuses composŽes de sept, huit ou encore treize enfants. È op. cit. 3 Vladimir PROPP, Morphologie du conte (1928), Paris, Seuil, coll. Point Essais, 1970.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

Les individualitŽs cependant ne se dissolvent pas dans une sorte dÕensemble indistinct o les frres se dŽtermineraient ˆ travers une conflictualisation de leurs relations fraternelles. La similitude initiale est rapidement ŽquilibrŽe par une nette opposition entre les caractres fortement marquŽs qui diffŽrencient les frres les uns des autres. SurnommŽs, ils cumulent les dŽnominatifs. Ë leur prŽnom de baptme se greffe, en sa divine protection, celui de la Vierge auquel sÕajoute une particularitŽ physique ou de caractre. Ils sont ancrŽs dans ce qui les dŽfinit une fois pour toutes, figŽs dans leur prŽnom, ou plut™t leur surnom, qui fait office dÕidentitŽ. Ils ne deviennent pas dans la surprise dÕun lendemain, ils sont un type dŽterminŽ destinŽ ˆ remplir une fonction, ˆ tŽmoigner dÕune rŽaction et ˆ assurer, dÕune manire ou dÕune autre, la pŽrennitŽ du groupe. Les frres sՎlvent ˆ la hauteur des lŽgendes, des mythes ou des contes et portent en hŽritage les influences cŽlestes des astres qui les ont vus na”tre, dont ils absorbent lÕessence. Les fils du Matin gardent du soleil la puissance et lՎclat de ses rayonnements, ceux du Soir conservent la lumire tŽnŽbreuse de la lune dans des variations solitaires et silencieuses. Porteurs de quelques traits dÕune extrme originalitŽ qui faonnent chaque caractre, la rŽputation des Ç fils Žclatants de force et de santŽ È (JC, 80) nÕest plus ˆ faire. La description hyperbolique, les notions de dŽmesure et dÕexcs, rappellent tout autant le chant des ŽpopŽes que le style conventionnel du dŽbut de la Princesse de Clves : Ferdinand-Marie Ç surpassait ses frres du Matin par la puissance et par la taille ; devenu homme sa force sՎtait hissŽe ˆ la hauteur des lŽgendes [É] rire prodigieux, Žnorme, tonitruant, quÕun rien suffisait ˆ provoquer È (JC, 89). Au sein de la fratrie, les places ne sont pas similaires, elles ne sont pas non plus interchangeables. Chaque enfant est posŽ dans une histoire repŽrŽe qui lui permet de se sentir compter parmi les siens. LÕunicitŽ est telle quÕelle ne peut tre abdiquŽe mais elle nÕempche en rien lÕaffiliation au corps fraternel de cette famille, caractŽrisŽe par un mode de relation o nÕexistent ni la diffŽrence des sexes, ni la diffŽrence de cultures. Rien en eux ne rŽsiste au frre. La fratrie est le plus souvent le lieu du rappel des hiŽrarchies plut™t que le site des ŽgalitŽs et des ressemblances. Dans la majoritŽ des sociŽtŽs en effet, il nÕy a aucune ŽgalitŽ entre une sÏur et un frre et lÕordre des frres est fondŽ sur lÕa”nesse au risque de crŽer une entaille dans la mise en Žquivalence totale de tous les enfants dÕune mme gŽnŽration. Cet Žtat de fait, soutenu par Ambroise Mauperthuis, nÕentra”ne aucune fiertŽ chez son fils Ephra•m qui refuse de porter une panoplie qui ne signifie rien pour lui et opte pour une tout autre Žducation pour ses propres fils. Ceux-ci ne grandissent pas dans lÕillusion que tous sont aimŽs de la mme faon, chacun est aimŽ pour sa diffŽrence ce qui permet dÕamener ˆ une

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

sublimation de toute tension fraternelle : Ç MalgrŽ toutes ces diffŽrences qui opposaient les frres du Matin, celui de Midi et ceux du Soir, lÕentente qui rŽgnait entre eux Žtait profonde, bien plus profonde quÕen toute autre famille du hameau ou des villages alentour. È (JC, 106).

Si le groupe fraternel est considŽrŽ comme une sorte dÕarchŽologie du social dont lÕacte originaire collectif du meurtre du pre fait na”tre le clan des frres dans une fraternisation au service du crime, la fratrie des Mauperthuis fait rempart pour protŽger le pre et tourne son animositŽ contre le grand-pre. La solidaritŽ des frres peut ainsi se rassembler autour du pre aimŽ dans lÕincorporation symbolique de sa force et de sa bontŽ. Ce pacte Žtablit la confraternitŽ comme loi, mme si la fratrie peut reprŽsenter, pour son voisinage, le fantasme dÕune horde inquiŽtante qui se situe ˆ la marge du hameau. Le risque de confusion entre lՎgalitŽ et la ressemblance pourrait tre pŽrilleuse car, chacun a sa langue et chacun son dŽsir, cependant, les Mauperthuis tissent du semblable et du dissemblable, de la coupure et du lien, tŽmoignant, quÕau sein mme de la filiation, peut opŽrer une fraternisation qui ne se pense pas selon une logique dÕordre hiŽrarchique ou dՎgalisation des sujets. Il y a bien lÕordre des cadets et celui des a”nŽs, lÕordre des parents et celui des enfants, mais les valeurs de fraternitŽ qui sÕaffirment ne se limitent pas ˆ un rve de relations strictement horizontales. Leur solidaritŽ fraternelle leur permet de faire corps dans un mode de relation portŽe par le partage dÕune origine commune associŽs ˆ la construction du lien au semblable. Selon lÕidŽologie des colonisateurs occidentaux, qui recherchaient ˆ travers les enqutes ethnographiques1 le stade primitif de la pensŽe religieuse et de lÕorigine de lÕidŽe de Dieu, nous pourrions dire que la foi des frres puise ˆ lÕanimisme. Ils Žtaient hommes des forts. Et les forts les avaient faits ˆ leur image. Ë leur puissance, leur solitude, leur duretŽ. [É] ils sՎtaient nourris depuis lÕenfance des fruits, des vŽgŽtaux et des baies sauvages [É] Un mme chant les habitait, hommes et arbres. (JC, 87)

Ils partagent la croyance des peuples dits primitifs qui considŽraient la nature et le monde par analogie avec eux-mmes notamment par identification ˆ des espces animales ou vŽgŽtales. Or, si nous nous reportons ˆ La PensŽe sauvage2 de Claude LŽvi-Strauss, cette pensŽe ne se dŽfinit pas comme la pensŽe de sauvages - comme le supposent sans doute les suspicieux habitants du hameau

1

Edward BURNETT TYLOR (1832-1917) fut lÕun des fondateurs de lÕanthropologie religieuse. Il Žcrivit notamment en 1871 son premier ouvrage au titre significatif Primitive Culture : Researches in the Development of Myhthologie, Philosophy, Religion, Art, Language and Custum. 2 Claude LƒVI-STRAUSS, La PensŽe sauvage, Paris, Plon, 1962.

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du Leu-aux-Chnes qui sÕattendent Ç ˆ tout dÕune tribu de sauvages aussi solidaires, aussi liguŽs, qui alliaient la force ˆ la bizarrerie voire la dingoterie. È (JC, 107) - mais comme une pensŽe non domestiquŽe qui se manifeste de faon Žclatante dans un art et un savoir populaire. Dans une inventivitŽ dŽbordante, ils mlent hardiment ˆ leur amour des arbres leur solide foi mariale, qui se manifeste dans le dŽpassement des conflits des gŽnŽrations antŽrieures et transforme la folie mariale en une pure joie. Nourrie aux bienfaits, aux ressources et aux mystres de la nature, la fratrie fait corps, les frres sont unis. Ë lՎglise Ç ils se tenaient groupŽs dans le narthex avec leur pre [É] et au moment de lՎlŽvation ils sÕagenouillaient tous en bloc, baissant le front jusquՈ toucher le sol, puis en file indienne ils sÕacheminaient avec solennitŽ vers lÕautel pour recevoir la communion. Et ils chantaient avec puissance, avec Žclat. È (JC, 107). La fte de lÕAssomption, en tant que cŽrŽmonial religieux censŽ rŽaffirmer, selon VŽronique Poirier, Ç la stabilitŽ de lÕordre social et la lŽgitimitŽ des pouvoirs, en ritualisant ˆ la fois les divisions hiŽrarchiques institutionnelles ou mythiques et la transition qui pourrait les remettre en cause È1, offre ˆ la tribu Mauperthuis lÕoccasion de sÕimposer Ç de faon remarquable, mme inquiŽtante au gožt de certains. Car alors ils sÕimprovisaient orchestre. È (JC, 108). En dehors de toute cŽlŽbration liturgique traditionnelle, ils donnent lieu ˆ de grandes scnes de rŽjouissances qui puisent aux rites favorisant toutes les formes dÕexpressions, chants, danses, instruments, dŽclamationsÉ susceptibles de dŽclencher un Žtat de transe afin dՎtablir la communication avec le divin et exprimer la vŽnŽration pour la Vierge et leur mre.

Le sentiment familial se renforce des liens qui unissent lÕindividu au groupe et en ravivent lÕidentitŽ collective. LÕhŽritage et la mŽmoire des parents sont pleinement assumŽs dans la rŽconciliation, Ç leur tendresse pour EdmŽe, leur amour pour leur mre, leur fiertŽ pour leur pre qui avait tout sacrifiŽ sans un instant dÕhŽsitation pour aller jusquÕau bout de son dŽsir ; leur passion des forts. È (JC, 137). LÕaccord tend vers ce que Sylvie Germain nomme dans ses Quatre actes de prŽsence : Ç La connaissance de Dieu, la sagesse de lÕamour, lÕintelligence de la fraternitŽ : tout est liŽ, tout sÕirrigue, se fŽconde. È (QA, 56). La vie enfantine devient une Ïuvre commune partagŽe, Ïuvre crŽatrice au service de leur foi : Ç Dans le tronc de chacun de ces arbres ils sculptrent un ange. Dans le htre dressŽ juste en face de la Madone ils donnrent forme ˆ un ange aux bras chargŽs de fruits ˆ la gloire de leur mre, et ˆ sa gauche ˆ un 1

VŽronique POIRIER, Ç La Sacralisation du temps et de lÕespace humains È, EncyclopŽdie des religions, FrŽdŽric Lenoir et YsŽ Tardan-Masquelier, (dir.), tomes II Ç Thmes È, Paris, Bayard ƒditions, 1997, p. 1973.

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ange aux mains ouvertesÉ È (JC, 138). Chacun des frres sculpte un arbre, offert en une ronde dÕanges dont les noms leur confrent de nouvelles gr‰ces, hors des iconographies et des chants surannŽs. Leur langage se faonne selon le souffle du vent Ç qui filait ˆ travers la clairire glissait dans la bouche des anges, sifflait ras de leurs lvres, entre leurs doigts, entre leurs ailes, dans les plis de leurs robes. R‰les et stridences, mugissements et chuintements. (JC, 139). Anne-Ga‘lle Weber parle ˆ ce sujet dÕun langage Ç qui se situe en deˆ des mots È et qui pourrait satisfaire lÕutopie de la parole angŽlique, le Ç langage " transparent " des anges vaut notamment par ce quÕelle rŽvle des limites du langage des hommes ; ceux-lˆ seuls offrent le modle dÕune parole qui puisse co•ncider absolument avec la pensŽe, dÕun " vouloir-dire " qui soit un " dire ". Entre eux, les anges nÕont nul besoin de mots. È1. Les frres Mauperthuis dŽtournent les biens/possessions de leur grand-pre, Ç Ces arbres ils sont ˆ personne. Pas plus ˆ toi, quՈ nous. Ils sont ˆ la Madone. È (JC, 140). Dans une alliance mutuelle, ils recomposent une filiation arboricole en taillant dans lՎcorce et le cÏur des arbres, hŽritage offert par la mre nature. Les arbres, que le grand-pre abattait, se voient ŽlevŽs vers le ciel par leur chant ascensionnel qui facilite le passage du visible ˆ lÕinvisible. Les frres rŽinventent la donnŽe gŽnŽalogique, sans abandonner le modle de lÕarbre qui sÕest imposŽ en Occident depuis si longtemps, ils en modifient le mouvement et partent de la gense pour suivre et revivre le mouvement de croissance de la plante. La mŽmoire se glisse dans ces arbres de vie qui retrouvent en eux le souffle qui passe des ascendants aux descendants, de la terre aux cieux, et revivent dans leur matire sculptŽe la dynamique de la transmission. Pour les frres, la gŽnŽalogie se fraie une voie en dehors dÕune hiŽrarchie fondŽe sur un prŽsupposŽ naturaliste et entŽrinŽ par le symbole, elle relve du libre jeu de lÕimaginaire.

La

notion

de

Ç surimpression È

que

le

philosophe

Franois

Noudelmann prŽfre ˆ celle Ç dÕengendrement È dans son essai consacrŽ ˆ la gŽnŽalogie, peut valoir pour un schma qui Ç dŽbarrasse le geste gŽnŽalogique de ses figures enracinantes ; [Éet] permet de penser lÕentrelacs du sens autrement que par lÕenchevtrement des racines. È2. Les frres Ïuvrent ˆ la notion de Ç respect È qui, pour Sylvie Germain, implique le mouvement de regarder en arrire de soi-mme et de : sÕenfoncer dans sa propre Žpaisseur de vivant pour y trouver appui, un appui ˆ hauteur de lÕautre qui se dresse sur le mme socle dÕespace et de temps, dans une Žgale vulnŽrabilitŽ de mortel, une Žgale puissance de dŽsir, une Žgale dynamique

1 2

Anne-Ga‘lle WEBER, Ç La Voix des anges È, Cahiers Robinson, n¡20, 2006, p.105. Franois NOUDELMANN, Pour en finir avec la gŽnŽalogie, Paris, LŽo Scheer, 2004, p.191.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

de pensŽe, et un Žgal mystre. Le respect est foncirement liŽ ˆ la fraternitŽ, ˆ une sagesse dÕamitiŽ et de reconnaissance.1

III-3.C Vers un lien spirituel

La notion de frre et de sÏur renvoie ainsi ˆ la communautŽ humaine soudŽe entre elle, dans son devenir et dans son destin. Sylvie Germain, dans un article de La Croix, commente la devise rŽpublicaine franaise et sÕarrte sur la notion de fraternitŽ :

Tout en se situant en marge du pouvoir politique, la fraternitŽ assume un r™le actif dans la sociŽtŽ, mais sa dynamique sera dÕautant plus vive que ce pouvoir saura mettre en place des conditions propices ˆ son exercice. Le mot fraternitŽ, qui fait souvent figure de pauvre dans la triade rŽpublicaine (on peut exiger lÕapplication dÕun droit, faire des recours en cas de violation, un idŽal de revanche ne dispose pas des mmes garanties), renvoie par son origine ˆ une rŽalitŽ religieuse.2

DŽpourvu de rivalitŽ ou de conflit, le rapport collectif des frres Mauperthuis entre eux na”t sans doute dans le maintien de ce lien qui pourrait leur faire chanter cette douce prire des Vpres du mercredi Ç Ecce quam bonum, et quam/jucundum, habitare fratres in unum. È, Ç Comme il est bon, comme il est agrŽable/pour des frres dÕhabiter ensemble. È3. LÕinstauration de la concorde atteste une solidaritŽ rŽgulatrice des tensions au quotidien reliŽe par lÕamour de leur mre. Aprs avoir ŽtŽ un corps intermŽdiaire entre le Ciel et sa mre, Reine est adulŽe par ses fils et se trouve ˆ lÕorigine dÕun imaginaire de la communion fraternelle et dÕune unitŽ qui se fonde dans ce rapport au corps maternel, espace corporel et charnel o tous ont sŽjournŽ successivement. Ë sa mort4, Reine est transmuŽe, par un deuil partagŽ, en une commŽmoration qui entend traverser les gŽnŽrations : Ç Ils le feraient durer, le nom de leur mre, eux, les fils. Ils le feraient durer dans leur mŽmoire, ils lui feraient traverser leurs vies, ils le dŽposeraient dans le cÏur de leurs enfants. È (JC, 268). La mŽmoire de celle qui fut pour ses fils silence, don et bontŽ, se transmet dans les liens de filiation emplis de gratitude dont ne ressort pas la relation singulire et exclusive quÕelle a pu entretenir avec chacun de ses fils. Lˆ encore la fratrie se singularise. Les frres Mauperthuis Žtirent la mŽtaphore fraternelle jusquՈ superposer en son sein le lien spirituel et consanguin en devenant des frres spirituels. Ë la mort

1

Sylvie GERMAIN, Ç Les Mots de lÕannŽe. Respect È, La Croix, n¡ 37332, 30 dŽcembre 2005, p.13. Sylvie GERMAIN, Ç Un hŽritage ˆ recueillir È, La Croix, n¡ 37715, 3 avril 2007, p.20. 3 Frres, photographies de Stanislas KALIMEROV, Paris, Les ƒditions du Huitime Jour, 2006. 4 CausŽe ne lÕoublions pas, par le dŽpart de Simon qui Žbranle le groupe familial et crŽe une irrŽmŽdiable flure chez Reine.

2

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

dÕEdmŽe, Louison-la Cloche et BlaiseÐle-laid rejoindront leur pre dans un monastre Ç Ils se feraient frres ˆ la suite de leur pre. È (JC, 340). Les relations au sein de la fratrie comprennent aussi lÕamour, se donnant dans une puretŽ simple, comme puissance portŽe au frre et ˆ la sÏur dans le dŽpassement de la tentation et de la rŽalisation du fratricide. Cet amour nÕest pas lՃros platonicien, marquŽ par le manque et la passion amoureuse. Son enjeu ne se situe pas seulement dans le fait dÕavoir une sÏur ou un frre, mais dՐtre une sÏur et un frre dÕun autre en humanitŽ, dont la prŽsence dŽpend de la suite des gŽnŽrations et de la relation parentale. Cet amour de la sÏur et du frre Ç qui met en jeu les notions dÕaltŽritŽ, de semblable, de diffŽrence, nÕest pas un donnŽ, un Žtat de nature, mais une construction, une Žlaboration de lÕhumain advenu

ˆ

lui-mme, dans sa propre connaissance et dans la

reconnaissance de lÕautre dans sa diffŽrence. È1. Sylvie Germain Žvoque au sujet dÕEtty Hillesum lՎvolution de sa passion pour Julius Spier en lÕamitiŽ : au sens le plus ŽlevŽ, celui dont parle Aristote dans lՃthique ˆ Nicomaque : celle qui se rŽjouit de faon dŽsintŽressŽe de lÕexistence de lÕautre, parce que cet autre est tel quÕil est, et qui ne dŽsire que son bonheur et son libre Žpanouissement, sans considŽration Žgo•ste pour soi-mme. (EH, 43)

Ce sentiment laisse se profiler un troisime versant de lÕamour Ç nimbŽ dÕune lumire qui irradie vers les deux autres : lÕ Ç agapŽ È, ou charitŽ au sens ŽvangŽlique. È (EH, 43). Chacun devenant, dans lÕoptique chrŽtienne, la figure du prochain. La paix Žcrit Sylvie Germain Ç transpara”t, parfois, dans le sourire dÕun frre, dÕune sÏur, dans un soupir, un geste, un simple mot. È2. Ainsi, la relation fraternelle qui peut comporter le summum de la dŽliaison et de la discorde, peut aussi se prŽsenter comme lÕemblme de la Concorde, Philia, et sÕavŽrer tre la mŽtaphore qui conduit ˆ lÕAgap paulinienne. Certains tres luttent mme pour prŽserver des valeurs quÕils estiment tre non nŽgociables, et que Sylvie Germain Žnumre en trois points, Ç le sens de la libertŽ, de la fraternitŽ, de la dignitŽ humaine È (RV, 107). Les Justes font partie de ces tres Ç fraternels È et Ç secourables È, bien souvent minoritaires, qui Ç entendent Ç la voix du sang de leurs frres crier du sol È de la commune terre, et qui y rŽpondent en se faisant Ç gardiens de leurs frres È, et ainsi Ç sauve-gardiens È de la fraternitŽ et de lÕhumanitŽ. È (RV, 107).

1

Claude COHEN BOULAKIAS, Ç Philadelphes des sangs. Le premier fratricide : Ca•n et Abel È, ƒros Philadelphe, frre et sÏur, passion secrte, op. cit.,p.19. 2 Frres, photographies de Stanislas KALIMEROV, Paris, Les ƒditions du Huitime Jour, 2006.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

Ç Ce nÕest pas sans

raison

profonde que

lÕon

Žvoque lÕanalogie de la

communautŽ chrŽtienne avec une famille et que les croyants se nomment frres dans le Christ [É] cÕest-ˆ-dire frre par lÕamour que le Christ a pour eux È1. Nous pouvons facilement penser au texte que Sylvie Germain entremle aux photographies

de

portraits

de

moines

bŽnŽdictins

prises

par

Stanislas

Kalimerov : [É] Et cÕest ainsi quÕils vont ensemble, dans le mystre et lÕinfini de lÕesseulement. Ensemble : lÕhomme persŽvŽrant ˆ faire acte de prŽsence Face ˆ Dieu qui fait acte dÕabsence Ð et la relation PrŽsence/absence peut ˆ tout instant sÕinverser. 2

La fraternitŽ spirituelle des Frres et des SÏurs en Christ devient une fraternitŽ dŽsexualisŽe, dŽgagŽe de sa gaine sensuelle, notamment dans lÕinflexion paulinienne de la christologie dont le modle est lÕamour divin. Ç La petite ThŽrse È, qui influence profondŽment les personnages fŽminins Rose et Violette-Honorine marquŽes par les rŽcits de la gr‰ce, se consume dÕamour et ressent cruellement Ç lÕinsoutenable amertume de lÕabsence È. Elle prend le contre-pied de lÕesprit doloriste dominant le catholicisme de lՎpoque et pense Ç que la saintetŽ ne sÕobtient pas par des sacrifices, des mortifications ou des pŽnitences È3 mais en se livrant en un total abandon aimant ˆ Dieu. Pour elle, Žcrit FrŽdŽric Lenoir Ç Dieu nÕest pas un Dieu courroucŽ et vengeur [É] mais un Dieu dÕamour et de tendresse. La saintetŽ ne provient pas de nos efforts hŽro•ques, mais de la confiance que nous mettons en Dieu, tel un petit enfant, et de notre vigilance de chaque instant ˆ aimer ceux qui nous entourent. È4. Sans doute est-ce dans cette expŽrience de lÕamour quÕelle accde ˆ la demande dÕun jeune sŽminariste qui sollicite quÕune religieuse puisse se dŽvouer au salut de son ‰me reoit un bonheur inespŽrŽ. Sylvie Germain dans la prŽface Ç Histoire de deux ‰mes È, quÕelle accorde au recueil de correspondance entre ThŽrse de Lisieux et un jeune prtre, rappelle quÕelle Ç nÕa pas eu de frres, les deux garons nŽs dans sa famille, bien avant elle, sont morts en bas ‰ge, Ç envolŽs au Ciel È pour devenir Ç des petits anges È, selon ses expressions et elle porte depuis

toujours

la

nostalgie

de

ces

frres

disparus. È5.

En

entrant

en

correspondance spirituelle pour soutenir deux jeunes hommes dans leur 1

Sigmund FREUD, Psychologie collective et du moi, chapitre X, G.W. XIII, 139. Sylvie GERMAIN, Frres, op. cit., 2006. 3 FrŽdŽric LENOIR, Ç ThŽrse de Lisieux È, EncyclopŽdie des religions, FrŽdŽric Lenoir et YsŽ TardanMasquelier (dir.), tomes I Ç Histoire È, Paris, Bayard ƒditions, 1997, p.670. 4 Ibid., p.670. 5 Sylvie GERMAIN, Maurice et ThŽrse, lÕhistoire dÕun amour, Correspondance entre ThŽrse de Lisieux et un jeune prtre passionnŽ, Žd. Plon, 1990 (rŽŽd. Maurice et ThŽrse, lÕhistoire dÕun amour, introduction et prŽsentation de Mgr Patrick AHERN, PrŽface de Sylvie GERMAIN, Paris, Plon/DesclŽe de Brouwer, 1999), p.9. 2

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Žprouvante vocation, elle fait entrer dans sa vie Ç deux frres dՉme È

1

comme

un don de Dieu. Les Ç cordes musicales È, restŽes longtemps inutilisŽes en ThŽrse, et quÕenfin elle va pouvoir faire vibrer, pleinement rŽsonner, sont bien davantage que celles dÕun cÏur aspirant ˆ conna”tre lÕamour fraternel, aussi lumineux et profond soit un tel amour ; il sÕagit surtout des cordes de son Ç ‰me apostolique È [É] È2. La relation fraternelle est une expŽrience de lÕamour qui ne rŽitre pas les affirmations dogmatiques, mais parle de lÕintime dÕune expŽrience spirituelle. Comme les mystiques partagent lÕidŽe que Dieu est un tre en manque, qui a besoin de la mystique et de lÕamour quÕelles lui apportent, ce rapport ne peut se comprendre que comme la relation de deux sujets o chacun est un manque et que seul lÕautre peut apporter ce qui lui fait dŽfaut. Faon de se rendre disponible ˆ la demande dÕamour que son Dieu adresserait ˆ chacun, dÕune union sans intermŽdiaire. Sylvie Germain approfondit la notion de fraternitŽ en la reliant ˆ lÕacte du Christ qui se met au service des disciples en leur lavant les pieds et en les conviant ˆ faire de mme : Ç Tous ma”tres et serviteurs les uns les autres ; il ne sÕagit pas de plate ŽgalitŽ, mais de fraternitŽ Ð charnelle, spirituelle, vivace. Et joyeuse, lumineuse, car cette fraternitŽ a la saveur de lÕamitiŽ : " Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ne sait pas ce que fait son ma”tre ; mais je vous appelle amis. " (Jn 15,15). È (RV, 90).

1 2

Ibid., p.9. Ibid., p.10.

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Quatrime partie CHEMINS DE MƒMOIRES

Singulier et magique LÕÏil de ton enfance Qui dŽtient ˆ sa source LÕunivers des regards AndrŽe ChŽdid, Pomes pour un texte

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INTRODUCTION JÕai pu trouver ce que je cherchais, parce que je suis montŽ sur les Žpaules de la gŽnŽration qui mÕavait prŽcŽdŽ. Isaac Newton

Le destin sÕentend habituellement comme la reconnaissance que quelque chose serait dŽjˆ lˆ, prŽsent ds lÕorigine, comme un lot dont chacun serait pourvu, alors quÕil sŽjournait encore dans les eaux amniotiques du ventre de sa mre. Cette force du destin, que Victor Bourgy qualifie dÕimpersonnelle, Ç dŽterminerait les ŽvŽnements de la vie de faon inŽluctable. En ce sens, le "destin" se distingue du concept de Fortune, selon lequel tout, au contraire, lÕheureux comme le malheureux, ne serait quÕaccidentel, le produit dÕun hasard erratique, pour ne pas dire anarchique È1. Ces reprŽsentations mŽtaphysiques, antŽrieures ˆ lՏre chrŽtienne, se sont modifiŽes au fil des sicles sans cesser de conserver leur puissance lorsquÕil sÕagit dՎvoquer le tragique. La notion de destin se joue aujourdÕhui sur une autre scne avec lÕapparition de personnages qui, dans leur absence, psent de tout leur poids mort sur le dŽroulement de lÕhistoire. Colette Audry, dans la prŽface quÕelle proposait en 1964 ˆ lÕessai de Maud Mannoni, LÕEnfant arriŽrŽ et sa mre, le formulait de la faon suivante : Ç le drame dÕun enfant sÕest jouŽ parfois vingt ans, quarante ans avant sa naissance. Les protagonistes en ont ŽtŽ les parents, voire les grands-parents. Telle est lÕincarnation moderne du destin È2. Lors dÕune journŽe dՎtudes qui lui Žtait consacrŽe, Sylvie Germain rŽpondait ˆ une question dÕAlain Goulet sur lÕapparente ressemblance entre son travail dՎcriture et la lecture proposŽe par la psychanalyse transgŽnŽrationnelle. Tout en prŽcisant modestement ne pas avoir

lu

dÕouvrages

spŽcifiquement

consacrŽs

ˆ

cette

thŽmatique,

elle

reconnaissait que, si chaque histoire est Ç inventŽe È, il existe cependant un

1

Victor BOURGY, Ç RomŽo et Juliette È, Îuvres compltes, TragŽdies I, William SHAKESPEARE, PrŽsentŽ et traduit par Victor Bourgy, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1995, p.519. 2 Colette AUDRY, Ç PrŽface È, Maud MANNONI (1964), LÕEnfant arriŽrŽ et sa mre, Paris, Seuil, coll. Points n¡132, p.11.

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hŽritage culturel, familial, qui joue dans lՎlaboration dÕune fiction. Nul ne saurait mieux que la romancire rŽsumer le propos quÕAnne Ancelin SchŸtzenberger dŽveloppait dans son essai consacrŽ ˆ Ç lÕimpensŽ dŽvastateur de la mŽmoire de lÕinconscient, qui travaille ˆ lÕinsu des gŽnŽrations [É] È1. En plus de la dimension familiale, avec son lot de Ç cadavres mis au placard qui ont la peau dure È2, notre origine procde Ç depuis un lieudit culturel. Immense lieudit/parlŽ/Žcrit/gravŽ qui nous entoure, nous enserre nous imprgne de sa rumeur constante. LÕespace mental de chacun est dÕentrŽe de jeu orientŽ, agencŽ et balisŽ. È (RV, 11). Aprs Le monde sans vous, dans lequel Sylvie Germain Žvoquait la mŽmoire et lÕempreinte de ses parents disparus, les Rendez-vous nomades lui font Žcho sur la route des doutes et des errances spirituelles. LÕauteure cite alors Maurice Zundel ds le premier chapitre de son essai : Les milliards dÕAnnŽes qui nous sŽparent de nos origines, nous les portons tous ! Toutes ces origines du monde, nous les portons tous et chacun sur nos Žpaules, dans nos viscres et dans nos glandes, nous les portons dans nos humeurs. [É] Oui, il y a en nous des dŽterminismes biologiques innombrables ! Oui, nous sommes le rŽsultat de lÕHistoire, de notre histoire infantile et de lÕhistoire de toute lÕhumanitŽ.3

Cette Žtroite parentŽ peut provoquer les mmes bafouillages dans le champ du privŽ que dans celui de lÕHistoire, ne distinguant pas forcŽment les destinŽes collectives des destinŽes individuelles : Ç Il nÕy a pas que lÕHistoire en majuscule qui se rŽpte, cela arrive aussi dans lÕhistoire des familles. Dans les deux cas, la rŽpŽtition se pimente de nuances, de menues modifications, ainsi tempre-t-elle lÕeffet de rab‰chage. È (M, 135).

Les antiques figures du destin ne cessent de traverser la gŽographie de la pensŽe contemporaine sous des aspects qui peuvent para”tre immuables. LÕÏuvre de Sylvie Germain se joue des classifications et permet ainsi aux anciennes croyances de la prŽdestination, dont la pensŽe scientifique ne sÕest jamais compltement dŽpouillŽe, de se frayer un chemin pour interroger les mŽandres de la mŽmoire et du souvenir des personnages. La survivance de cette mŽmoire familiale se dessine sur la peau ou sÕaffirme dans un nom qui prŽsentent une soumission ˆ une origine. La peau palimpseste enregistre et formule ce qui a prŽcŽdŽ, comme si le destin Žtait Ç fixe et inscrit de toute

1

Anne ANCELIN SCH†TZENBERGER, A•e, mes A•eux !, Paris, DesclŽe de Brouwer, 1993. Ibid. 3 Maurice ZUNDEL, Le Problme que nous sommes, (textes inŽdits choisis par le pre P. Debains), Paris, Le Sarment, ƒditions du JubilŽ, 2000, p.234 et 236-237. 2

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ŽternitŽ dans les astres È1, et se double de la notion de Fortune qui est essentiellement instable et imprŽvisible. La mŽmoire des personnages, parfois marquŽe par le traumatisme ou la catastrophe, ouvre ˆ la complexitŽ de ses formes. Elle dŽploie lÕoubli jusquՈ lՎvanouissement total de lՐtre, ou se manifeste dans son excs jusquՈ sÕaccrocher aux pas des personnages comme un boulet dans une soumission forcŽe ˆ un destin, dont la formule, Ç Chaque balle ˆ son billet È rŽpŽtŽe par Jacques Le Fataliste2, laisse entendre Ç que chaque ŽvŽnement sÕaccomplit selon le mot qui le prescrit È3. Lˆ o Pierre Legendre nous met en garde sur le risque de la rŽpŽtition : Ç [É] nous nÕavons pas ˆ recevoir de leons du passŽ. La leon de lÕhistoire ne saurait faire de nous des perroquets ; simplement elle consiste ˆ nous mettre face ˆ notre solitude, ˆ t‰cher dÕaccepter lÕinterrogation que cela comporte [É] quant au problme de la limite È4, Sylvie Germain propose dÕassumer Ç un constant travail de mŽmoire, de rŽflexion, de vigilance È (ST, 26) au risque que le pire ressurgisse dans Ç nos demains È. LÕenfant, au cÏur des gŽnŽrations, se doit de traiter cette dŽlicate question, ainsi que le personnage qui se tourne vers son enfance, ou qui est sollicitŽ par elle, pour rŽpondre de sa vie et de ses actes. Ç Comment Žchapper au cercle vicieux de la rŽpŽtition ? È (ST, 27). Le sujet, parlŽ plut™t quÕil ne parlerait, passe de cet Žtat dÕinfans ˆ celui de romancier pour quՎmerge son propre rŽcit, au-delˆ des questionnements sur son tre identitaire. Cette crŽation, qui nÕest pas nŽcessairement reliŽe causalement ˆ un Žtat antŽrieur, implique que lÕenfant devienne, par sa voix narrative, le sujet dÕune histoire. DŽmarche particulirement facilitŽe pour lÕenfant germanien qui entretient avec le langage une relation savoureuse et ludique pour puiser dans la pulpe des mots afin de raconter le texte, qui ne devient lisible que dans lÕaprs coup, pour rŽtablir une libertŽ crŽatrice et, par lˆ, humaine.

1

Victor BOURGY, Ç RomŽo et Juliette È, Îuvres compltes, TragŽdies I, William SHAKESPEARE, op. cit., p.519. 2 Denis DIDEROT (1796), Jacques le Fataliste et son ma”tre, Paris, Garnier Flammarion, 1997. 3 Jean STAROBINSKI, Ç Destin et rŽpŽtition dans Jacques le Fataliste È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, numŽro 30, Automne 1984, p.29. 4 Pierre LEGENDRE Ç LÕImpardonnable È, Le Pardon. Briser la dette et lÕoubli, Olivier Abel dir., Paris, ƒditions Autrement, Le Seuil, coll. Points/morales, 1991, p.26.

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IÐ SURIMPRESSIONS Tout est dit, en silence, ds le commencement et ds avant cela, mme, dans la profonde nuit qui prŽcde notre journŽe.1

I-1 Fait de la chair des autres I-1.A Le corps en sa mŽmoire LÕhomme Ç concret È, tel que lՎvoquait Lucien Febvre, est Ç lÕhomme vivant, lÕhomme en chair et en os È2. Dans la prŽface ˆ leur Histoire du corps, les historiens Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello Žvoquent le : fourmillement dÕexistence [qui] Žmerge de cet univers sensible : un cumul dÕimpressions, de gestes, de productions imposant lÕaliment, le froid, lÕodeur, les mobilitŽs ou le mal, en autant de cadres Ç physiques È premiers. CÕest ce monde immŽdiat, celui des sens et des milieux, [É] ; un monde variant [É] imposant des modes diffŽrents dՎprouver le sensible et de lÕutiliser [É]. 3

Ce corps individuel manifeste, ˆ travers ses gestes et sa posture, la faon dont le corps social fabrique des normes et des valeurs collectives qui livrent un usage du corps. Le corps des personnages germaniens sÕexposent dans la survivance dÕune histoire qui se dŽpose sur le parchemin de la peau pour livrer une lecture de la trace. Le corps, dans sa complexitŽ, tŽmoigne de ce que Michelet appelle Ç la rŽsurrection intŽgrale du passŽ È4, et participe de lÕaventure fictive et narrative

dont

le

sens

peut

tre

interprŽtŽ.

Ses

cartographies,

parfois

accidentŽes, souvent chaotiques, font passer des prŽsences ŽloignŽes et entendre des Žchos dÕun corps qui parle, parfois ˆ son ‰me dŽfendante, sous forme de mŽtaphores qui relient les traces fragmentŽes dÕun parcours. TraversŽ dÕinfluences secrtes et mystŽrieuses, le corps, sensible aux empreintes de la 1

Pierre BERGOUGNOUX, Le Premier Mot, Paris, Gallimard, 2001. Lucien FEBVRE, Pour une histoire ˆ part entire, Paris, SEVPEN, 1962, p.544-545. 3 Alain CORBIN, Jean-Jacques COURTINE, Georges VIGARELLO, (2005), Ç PrŽface È, Histoire du corps, vol.1, Paris, Le Seuil, coll. Points/histoire, 2011, p.7. 4 Jules MICHELET, Histoire de la RŽvolution franaise (1847-1853), citŽ par Jacques LE GOFF et Nicolas TRUONG, Une histoire du corps au Moyen åge, Paris, Liana Levi, 2003, p.15. 2

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puissance mŽmorielle, prŽsente une surface reprŽsentative et subjective qui dŽborde la seule limite de sa peau. Pour qui sait lÕobserver, ou pour le simple curieux, il devient miroir de lՐtre, comme on dit parfois des yeux quÕils ouvrent les portes de lՉme. La tradition physiognomonique, aujourdÕhui considŽrŽe comme lÕarcha•que de la physiologie, prŽsente un savoir qui consiste ˆ dŽchiffrer les langages du corps et ˆ dŽnouer le lien qui existerait entre : ce qui, du sujet, est peru comme superficiel et profond, montrŽ et cachŽ, visible et invisible, manifeste et latent. Bref, entre le royaume de lՉme Ð caractres, passions, penchants, sentiments, Žmotions, une nature psychologiqueÉ - et le domaine du corps Ð signes, traces, marques, indices, des traits physiquesÉ 1

Si lÕÏuvre de Lavater2 au XVIIIe sicle essaie, en une dernire tentative, de conjurer la sŽparation inŽluctable entre Ç lՎtude objective de lÕhomme organique et lՎcoute subjective de lÕhomme sensible È3, la fracture des savoirs et des discours portŽs sur le corps en Occident est aujourdÕhui profonde. Le personnage de Laudes-Marie sÕinterroge sur les multiples faons de faire parler le corps : Toutes les manipulations et explorations excessives des corps, les usages les plus extrmes qui en Žtaient faits, soulevaient en moi des questions ; cela allait des simples tatouages, des scarifications et incrustations jusquՈ la pratique de la torture, aux mutilations, au dŽpeage, au prŽlvement des scalps et au rapt des cr‰nes considŽrŽs comme des trophŽes, et, point culminant, au cannibalisme. (CM, 150)

Ce corps animal, le premier sur lequel les inscriptions peuvent se porter le transformant ainsi en corps humanisŽ, est pris en compte par Sylvie Germain qui constate que dans les sociŽtŽs primitives, il est Ç peint, tatouŽ, scarifiŽ, excisŽ, affiche publiquement son appartenance ˆ sa communautŽ dont il a littŽralement incorporŽ les rgles, les interdits, les paniques et les rves. È (P, 57). Il est aussi celui qui, marquŽ, porte les cicatrices, tŽmoins des blessures passŽes. Sur ce thމtre des apparences et de la reprŽsentation de la mutilation ou de la tache, il nÕest pas plus question dÕatteindre ˆ une vŽritŽ historique quՈ une vŽritŽ somatique. En effet, si Ç les traits du visage dessinent un palimpseste, nulle patience, mme infinie, en saurait venir ˆ bout de son dŽchiffrement, car lÕhomme est toujours au-delˆ È4. Nous sommes loin des empreintes gŽnŽtiques qui faciliteraient la lecture des marqueurs dÕune hŽrŽditŽ qui ferait le bonheur des eugŽnistes ou des manipulateurs politiques. Les corps des personnages germaniens, qui souvent se font visages, proposent au regard un message 1

Jean-Jacques COURTINE, (2005), Ç Le miroir de lՉme È, Histoire du corps, vol.1, Paris, Le Seuil, coll. Points/histoire, 2011, p.321. 2 Johann Kaspar LAVATER, Physiognomische Fragmente, Leipzig, 1775-1778. 3 Jean-Jacques COURTINE, Ibid., p.325. 4 David LE BRETON, Ç Note anthropologique sur la physiognomonie È, Autrement, sŽrie Mutations, n¡148, 1994, p.174-175.

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Žvocateur, auquel chacun peut rŽagir diffŽremment. En lÕabsence de mots, le message passe par le regard de ce qui est exposŽ et laisse aller, au devant de cette existence matŽrielle, lÕimprŽvisible du sentiment. La physiognomonie Žtant Ç aux personnages ce que la topographie est aux paysages È, elle favorise Ç le grand rve dՎcriture dÕune virtuelle identification de lÕapparence externe et de la vŽritŽ interne, cÕest-ˆ-dire le fantasme " cratylien " dÕune motivation des signes, selon laquelle le caractre motive le corps et vice versa. [É] È1. Chez Sylvie Germain, plus que le corps, cÕest la peau qui sÕoffre en Žcritoire privilŽgiŽe, tout aussi bien pour une narration individuelle ou familiale que pour tout ce qui dŽpasse la destinŽe humaine dans une perspective du grand livre mŽmoriel : Ç Tout est Žcritoire : la terre, le ciel, le corps, le temps È (RV, 152). La peau devient lieu dÕinscription, porteuse de gŽnŽalogie ou de destin tragique. Dans Les Personnages, lÕauteur associe la peau du nouveau-nŽ ˆ un palimpseste fait de signes, de traces et de rŽminiscences, Ç prts ˆ se dŽployer en surface, ˆ multiplier ses ramifications, ˆ les transformer au grŽ de toutes les nouvelles marques qui se formeront sur cette peau durant la vie de la personne È (P, 64). Ç [E]space secret, [É] labyrinthe de chair È (JC, 23), le corps humain se dŽchiffre, se sent, se devine avant enfin que dՐtre aimŽ et dŽsirŽ.

Nous rejoignons BŽatrice Lehalle lorsquÕelle note que le regard dans Le Livre des Nuits est : chargŽ de son histoire mais aussi riche de son futur. [É] tous les Žclats de soleil qui apparaissent dans lÕÏil de Nuit-dÕOr sont porteurs de ses enfants mais aussi de ses deuils. La fonction du regard intgre ainsi une nouvelle perspective, diffŽrente, plus vaste, inscrite dans lÕhistoire personnelle du personnage et de ses descendants.2

Si lÕon soutient habituellement que les deux parents nÕoffrent pas le mme degrŽ de certitude concernant leur parentŽ3, infusant le doute et le soupon dans la filiation, Le Livre des Nuits au contraire, prŽsente un principe de paternitŽ qui ne fait aucun doute. Victor-Flandrin inaugure la prŽsence des taches dÕor dans lÕÏil gauche de ses enfants qui hŽritent de cette filiation patrilinŽaire conue en termes gŽnŽtiques. LÕaffirmation de lÕhŽritage est inŽvitable et permet ˆ VictorFlandrin de soutenir son inscription sur un territoire et de dŽclarer sa paternitŽ ˆ la face de tous, alors que la mre, telle celle des triplŽs, peut sՎvanouir dans lÕoubli. Les dix-sept taches dans le regard du pre, qui correspondent au nombre 1

Philippe DUBOIS, Ç Les rhŽtoriques du corps È, Le Grand Atlas des littŽratures, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1990, p.63. 2 BŽatrice LEHALLE, (table ronde animŽe par Alain Goulet) ; Ç Ouverture et rŽsonances psychanalytiques actuelles de lÕÏuvre de Sylvie Germain È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aožt 2007), sous la direction dÕAlain Goulet avec la participation de Sylvie Germain, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.302-303. 3 Mater certissima, pater semper incertus. Adage dŽjˆ ŽvoquŽ dans la premire partie.

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de maisons ˆ son arrivŽe ˆ Terre-Noire, sont le signe de reconnaissance de lÕenfant et la preuve de son existence terrestre. Elles conservent Žgalement le souvenir de lÕagonie dÕHerminie-Victoire qui, dans son vŽcu dÕabandon face ˆ lՎpreuve de lÕaccouchement, porte un dernier regard vers les Žtoiles scintillantes pour trouver appui sur lÕune dÕelles. Ce sont les Žchos de ce Ç sang de la nuit mme constellŽ de poussire dՎtoiles È (LN, 52) qui vibrent encore dans les Žtoiles qui Žtablissent le lien entre le ciel et la terre dont elles Žclairent lÕobscuritŽ. La particularitŽ du temps de la conception ou de la naissance de lÕenfant laisse sur son corps une trace de son origine ou de son destin. Les mouvements planŽtaires et les divers phŽnomnes cŽlestes contribuent au faonnement de ses gožts et de sa destinŽe. Nous sommes ici au plus proche des croyances astrologiques qui considrent un ŽvŽnement cŽleste comme un signe. La correspondance entre le cosmos et le monde terrestre se situe ˆ lÕenvers

de

la

conception

linŽaire

historique

pour

laquelle,

la

survenue

dՎvŽnements uniques, pas forcŽment repŽrables, sÕinscrit dans un processus. Le lien causal, qui unit la naissance de Louis-FŽlix aux astres,

rŽvle un

tempŽrament et un destin plus quÕil ne le prŽvoit : Il est nŽ ˆ lÕheure o culminait VŽga, sous lՎclat de la Lyre. Et la lyre, semble-t-il, Žmit cette nuit-lˆ un son trs clair qui vibra jusque sous les paupires de lÕenfant nouveau-nŽ, et qui, depuis ce temps nÕen finit plus de monter ˆ lÕaigu dans le cÏur envožtŽ du garon. (EM, 19)

LÕengouement pour le ciel saisit Lou-FŽ ds sa petite enfance, Ç dÕemblŽe les Žtoiles, les astres, les plantes lointaines ont sŽduit son regard È (EM, 19), il partage cette passion des astres et des mystres du lointain visible avec le personnage de ThadŽe dans Nuit dÕAmbre. Ainsi existe-t-il une analogie entre les origines de lÕunivers et la crŽation dÕun tre, qui ne se prŽsente plus si dŽnudŽ dans cette synchronicitŽ entre les ŽvŽnements terrestres et cŽlestes. Ç CÕest sans doute pour la premire fois dans le grand livre des cieux que lÕÏil a repŽrŽ des signes È Žcrit Mircea Eliade1. Le ciel sÕouvre avec des caractŽristiques variŽes aux yeux de lÕenfant fascinŽ : Ç vaste [É] fŽcond [É] profond [É] lŽger le ciel, et doux, avec ses laits dՎtoiles [É]. CÕest un livre, le ciel, un grand livre dÕimages qui sont forces et vitesses [É] un texte toujours en train de se rŽcrire, de se poursuivre, et de se rŽ-enluminer. È (EM, 20). Les enfants ne peuvent pas cependant interprŽter les signes du prŽsent, ni prŽdire les ŽvŽnements ˆ venir. Ils ne sont pas en mesure de prŽvoir les catastrophes, et par consŽquent, dՎviter leurs consŽquences nŽfastes par des rituels. La convergence quÕopre

1

Mircea ELIADE, Histoire des croyances et des idŽes religieuses, vol. 1, Paris, Payot, 1978, p.213215.

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Carl Gustav Jung entre la psychanalyse et lÕastrologie, en soutenant que le symbolisme est le soubassement de la nature humaine, ouvre une perspective nouvelle. Les astres ne sont pas la cause de la destinŽe humaine, mais ils sont les signes Ç des actions humaines. Ce ne sont pas les ŽvŽnements de la destinŽe [É] qui sont inscrits dans la carte du ciel, mais les forces psychiques profondes qui les conditionnent et les gŽnrent È1. Dans un conte du XVIIe sicle, intitulŽ La Princesse Belle-Etoile et le prince ChŽri, Madame dÕAulnoy met en scne des enfants pourvus dÕune incroyable beautŽ. Deux garons et leur sÏur arborent, ds leur venue au monde, une brillante Žtoile sur le front et une riche cha”ne dÕor autour de leur cou, qui les distingue du commun des mortels. La gŽnŽalogie des PŽniel est marquŽe par la transmission de la particularitŽ de Victor-Flandrin, qui consiste en une Ç remarquable tache dÕor qui irisait la moitiŽ de son Ïil gauche. Cette tache Žtait si Žtincelante quÕelle brillait mme dans la nuit et permettait ˆ lÕenfant de voir aussi bien en plein jour que dans la pŽnombre la plus dense. È (LN, 54). Chaque enfant, engendrŽ de ses diffŽrentes unions, conserve la trace de sa nuit dÕor qui Žtoile son Ïil gauche, comme autant de grains dÕor parsemŽs dans sa filiation gŽmellaire. La tache, dont il nÕest pas anodin quÕelle se localise sur lÕorgane mme de la contemplation ˆ lÕorigine du surgissement incestueux, peut jouer un r™le dÕinducteur de symboles infiniment polyvalents. Pensons, ˆ ce propos, aux taches qui constituent le test projectif du psychologue suisse Rorschach, dont la signification provient de lÕinterprŽtation quÕen donnent les sujets, prenant ainsi une valeur symbolique extrmement diffŽrente selon les individus. Dans la diversitŽ des lectures qui lui sont donnŽes, la tache est reliŽe ˆ lÕidŽe Ç dÕune dŽgradation, dÕune anomalie, dÕun dŽsordre ; elle est, en son genre, quelque chose de contre-nature et de monstrueux. [É] la tache signe la contingence de lՐtre, dont la perfection, si elle est atteinte, nÕest que de courte durŽe È2. Cette transmission de lÕhŽritage paternel peut se modifier sous la pression dՎvŽnements extŽrieurs qui conjuguent leurs effets ˆ la puissance gŽnŽtique. Ainsi les yeux de Baladine se parent, en plus de la tache dÕor, dÕun Ç bleu viol‰tre È (NA, 97), couleur au fort symbolisme mortuaire qui signe lÕinvolution de la vie ˆ la mort. LÕÏil de la sÏur porte, dans ce que Rimbaud nommerait Ç O lÕOmŽga, rayon violet de Ses Yeux È3, la couleur du deuil tenace du frre mort : Ç ce nՎtait pas ˆ des poussires dÕastres que la semence de son pre sՎtait mlŽe pour lÕengendrer, - cՎtait ˆ des larmes. È (NA, 343). Quelque chose Žchappe toujours ˆ la fixation par la coexistence de deux versants qui 1

FrŽdŽric LENOIR, Ç LÕastrologie. Croyances, symboles, pratiques des origines ˆ nos jours È, EncyclopŽdie des religions, Tome 2, Lenoir FrŽdŽric et Tardan-Masquelier YsŽ, (dir.), Paris, Bayard, 1997, p. 1596. 2 Jean CHEVALIER, Alain GHEERBRANT, Ç Tache È, Dictionnaire des symboles, op.cit., p.919. 3 Arthur RIMBAUD, Ç Voyelles È, Îuvres compltes, op. cit., p.53.

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conjuguent lÕhistoire et le mythe familial dans un mouvement de balancier continuel entre ces deux p™les. Le temps des origines constitue un dŽp™t stable qui est cependant subordonnŽ ˆ une temporalitŽ en train de sÕaccomplir. LÕirruption de la contemporanŽitŽ dans lÕexistence nÕÏuvre pas pour autant en tant quÕaltŽritŽ et ne constitue pas plus une libŽration. Ainsi rŽvŽlŽ, lՎvŽnement ne peut tre oubliŽ et le corps, toujours, se fera le rŽceptacle privilŽgiŽ de ce nouveau rŽcit ˆ formuler qui pourra mme modifier la nomination. Au sortir dÕun rve troublant, Nuit-dÕAmbre voit que Ç la tache qui marquait son Ïil gauche sՎtait comme dŽtachŽe et courait en tous sens ˆ travers son iris telle une gupe ivre, flamboyante. Ce vol fou de la tache dÕor dans son Ïil ne devait plus cesser. DŽsormais tout le monde lÕappellerait Nuit-dÕAmbre-Vent-de-Feu. È (NA, 172). En revanche, Cendres porte un ensemble de signes oculaires qui rŽvle, ˆ son insu, la mŽmoire du meurtre de Roselyn par Nuit-dÕAmbre : Ç Les yeux de cet enfant il les connaissait, il les connaissait jusquՈ la dŽtresse, la honte. Il les connaissait jusquՈ la folie [É]. Les yeux de Roselyn. Mais ˆ lÕÏil gauche lÕenfant portait la tache dÕor des PŽniel. È (NA, 386-387). Ainsi, sans quÕaucun lien de filiation existe entre Cendres et Roselyn, lÕenfant conserve lÕempreinte du meurtre de ce dernier. En sa prŽsence impromptue, Cendres fait irruption dans la rŽalitŽ et dans lÕimpensŽ de son pre et dŽvoile Ç le contenu nŽgatif de la bo”te de Pandore È, participant ainsi, sans le savoir, Ç ˆ une co-production traumatique È1. Nuit-dÕAmbre semble tre menacŽ par cet enfant dont le chagrin empche tout lien et rend difficile lՎtablissement dÕun contrat narcissique, puisque Cendres ne se situe pas comme hŽritier du pacte dŽnŽgatif de son pre, mais en rŽvle au contraire le contenu destructeur. Il vient ainsi rompre le silence qui entourait le meurtre de Roselyn et fait appara”tre, par son seul regard, ce qui a ŽtŽ un rŽel irreprŽsentable et inacceptable : un dernier regard dŽsespŽrŽ qui nÕa pas ŽtŽ sauvŽ. Seul le processus de la lente adoption respective du pre et du fils fera surgir dans les yeux de lÕenfant son appartenance ˆ la lignŽe PŽniel : Ç [É] leur gris prenait une teinte dÕargent. Et cet Žclat dÕargent, Cendres ne devait plus le perdre. È (NA, 409). La lignŽe des taches dÕor se termine avec celui qui reoit, Ç comme les autres PŽniel È un surnom, Nuit-dÕArgent. La filiation se dŽtourne de lÕarrire-grand-pre et inaugure un nouvel hŽritage ; ˆ lÕor, mŽtal solaire et prŽcieux, marquŽ du sceau de lÕinceste, succde lÕargent, mŽtal lunaire et froid, marquŽ du sceau du meurtre.

1

Evelyn GRANJON, Ç SÕapproprier son histoire È, La Part des anctres, Paris, Dunod, coll. Inconscient et culture, 2006, p.52.

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Alors que la petite Alma, sans pre, demeure par fatalitŽ Ç sans signe ; ses yeux trop grands, couleur dÕardoise, ne renvoyaient quՈ sa mre, - et peut-tre, audelˆ, ˆ la mre de sa mre È (LN, 256), la filiation se prŽsente parfois Žquitablement partagŽe entre les souches maternelle et paternelle. LՎquilibre se lit dans des signes distinctifs qui se rŽpartissent au sein de la fratrie. MŽlanie donne Ç naissance ˆ deux petites filles Žgalement jumelles et marquŽes du signe dÕor ˆ lÕÏil gauche. Ë lÕinverse de leurs frres elles prirent de leur mre lՎpaisse chevelure noire et de leur pre les traits plus anguleux du visage. È (LN, 98). Cette logique de la filiation est portŽe ˆ son comble dans Chanson des malaimants par le sculpteur Anthis qui : Žtait double en tout, jusquՈ ses yeux vairons, [É]. LÕÏil bleu, il le tenait de sa mre, une Estonienne, et le noir de son pre [É] Anthim Žtait un raccourci de ses deux prŽnoms fracturŽs et rassemblŽs ; sa mre lÕavait nommŽ Anton [É] son pre lÕavait nommŽ Ibrahim. Le fils nÕavait optŽ ni pour le luthŽrianisme maternel ni pour lÕislamisme paternel, et pour aucune de ses terres dÕorigine. (CM, 237)

Le corps incarne un pŽrilleux Žquilibre gŽnŽalogique dans lequel le sujet peut advenir, si lÕenjeu de son existence ne tend pas au maintien constant de cette ressemblance, qui prŽcisŽment rappelle que lÕon est ni lÕun, ni lÕautre, mais bien issu de ses gŽniteurs. Il est important que lÕenfant puisse sŽparer, selon les propos de Jo‘l Clerget, Ç la face imitable [É] de la ressemblance ˆ ses parents et une face inimitable. È1. Si la face imitable est contenue dans les traits prŽcŽdemment ŽvoquŽs, la Ç face inimitable, de lÕenfant le fait sujet, singulier, ˆ nul autre pareil, fils de la parole invisible et agissante È2. Le pre et la mre ne ressemblent pas au fils ou ˆ la fille, car celui-ci ou celle-ci sont crŽŽs, Ç ˆ lÕimage de qui ne ressemble ˆ rien È3. Parfois en revanche, la filiation porte les stigmates de lÕenvie ou du pŽchŽ de ceux qui ont prŽcŽdŽ. Jean-Paul Valabrega rappelle la pensŽe de Jacques Lacan selon laquelle, Ç la marque, la trace ou lÕempreinte comme signifiant du dŽsir et reprŽsentant dÕun sujet pour un autre signifiant Ð [É] est lÕobjet dÕune transmission È4. La faute maternelle rejaillit sous la forme dÕune tache couleur lie-de-vin sur le corps de Blanche, qui conserve ce qui fut un passŽ et donne ˆ lire la promiscuitŽ dangereuse dans laquelle la mre sÕest complu. Blanche condense le cynisme de lÕoxymore car la tache ne cesse de dŽmentir la notion de virginitŽ contenue dans son prŽnom. Le corps de la descendance se substitue au corps social qui dŽnonce, juge et stigmatise. Il expose la faute maternelle, comme le ferait un Žcriteau, pour signaler, sÕil le 1

Jo‘l CLERGET, La Main de lÕautre, Ramonville Saint-Agne, Ers, 1997, p. 141. Ibid. 3 Ibid. 4 Jean-Paul VALABREGA, Ç Le Problme anthropologique du phantasme È, Le DŽsir et la perversion, Paris, ƒditions du Seuil, coll. Points, 1967, p.186. 2

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fallait, la persistance de la faute dÕéve. Son oncle, le pre dÕAvranches, peut ˆ tout propos se dŽlecter de voir ainsi exposŽ Ç lÕirrŽmŽdiable pŽchŽ È. Ç Cette tache, avait-il coutume de lui dŽclarer en pointant du doigt son envie dÕun air o se mlaient le dŽgožt et lÕopprobre, est la preuve mme du pŽchŽ de ta mre. Vois donc ce quÕengendrent le vice, la luxure et la concupiscence ! Tu as ŽtŽ conue dans la saletŽ et te voilˆ souillŽe ˆ jamais ! È (LN, 131). La croyance aux Ç envies È exacerbe la surveillance des femmes dont le moindre Žcart, ou dŽsir non satisfait, Ç inscrit immŽdiatement sa marque sur le corps de lÕenfant [É] marque indŽlŽbile, au vu et au su de tous È1. La prŽsence de la tache sur le corps de lÕenfant nous ramne ˆ une croyance, que nous avions ŽvoquŽe dans le premier chapitre, selon laquelle la mre enceinte est susceptible de faonner le fÏtus par le pouvoir tout-puissant de ses fantasmes, dŽsirs et peurs. Ç Dans cette logique, les corps de la mre et de lÕenfant se prŽsentent comme une seule surface dÕinscription, le dŽsir de lÕune trouvant dans le corps de lÕautre sa surface idŽale de projection

et de rŽvŽlation È2. LÕenfant est le vecteur de la

dŽnonciation, dans le sens o il montre ce quÕil en a ŽtŽ de la puissance du dŽsir de sa mre. Muriel Djeribi voit du monstrueux dans ce qui est Ç le signe reconnaissable dÕun dŽsir qui nÕest pas limitŽ par lÕinterdit qui lÕhumanise et qui le maintient proprement dŽsir. Il est le pur produit dÕun imaginaire sans limites, [É] È3. Le pouvoir de contamination dŽpasse la relation mre-enfant puisque, la marque, enkystŽe sur la peau de la jeune femme, fait craindre ˆ Margot qui la dŽcouvre : Ç que cette tache de sang [soit] contagieuse, [É] aussi porta-t-elle vivement ses mains ˆ son visage comme pour en vŽrifier lÕintŽgritŽ. È (LN, 132). La tache nÕest pas ici le signe distinctif gr‰ce auquel la mre pourrait reconna”tre son enfant aprs une pŽriode de sŽparation. Blanche ne sÕinscrit pas dans la lignŽe des enfants de noble extraction abandonnŽs qui seront, un jour, reconnus Ç comme roi ou prince, par lÕentremise de la petite tache. È4. La tache, objet dÕune singularisation, permet cependant ˆ Blanche dÕaccŽder ˆ une dignitŽ distinctive qui la fait entrer dans le rŽseau de la mystique. La reprŽsentation de la souillure se transforme, chez elle et sa fille, en lieu dÕexpression de la pitiŽ et de la compassion sans limites ˆ lՎgard des victimes des guerres.

1

Muriel DJERIBI, Ç Îil dÕamour, Ïil dÕenvie È, Le Mal, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1988, p.171. 2 Ibid., p.172. 3 Ibid., p.174. 4 Jean-Paul VALABREGA, ibid., p.187.

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I-1.B La charnire du visible et de la transparence Si le destin, comme lÕaffirme Didier Anzieu, est Žcrit sur la peau, celle-ci est Ç selon les circonstances, le lieu ou lÕinstrument du destin, le prŽsage ou le constat de son action, son porte-parole ou son porte registre, dans la plupart des cas sa marque. È1. La peau dŽfinit, limite et dŽtermine. Ë la fois dedans et dehors du corps, lÕanalyse Žtymologique dՃtienne Gruillot prŽcise que la peau recouvre tout autant quÕelle dŽcouvre. Dans la peau, Ç le monde sÕimprime et le sentiment sÕexprime. [É] La peau est une plage dՎcriture o le sens filtre [É] ou bien la plage dՎcriture o le sens sÕinfiltre [É] La peau est comme une voix dÕoutre-chair. Ë travers la peau, la chair se confesse. È2. Les personnages qui ne laissent pas prise aux marques du temps nÕont souvent jamais connu le temps de lÕenfance ; ce dŽfaut existentiel se fait absence dÕinscription corporelle. DaphnŽe : dŽpassait maintenant la quarantaine sans que lՉge paržt lÕavoir atteinte. [É] sa peau restait lisse et mate. Cela nՎtait en rien une perdurance de jeunesse car, jeune, elle nÕavait jamais su lՐtre. Elle faisait partie de ces gens qui naissent presque dÕemblŽe adultes et le demeurent inŽbranlablement de bout en bout de leur vie tirŽe dÕun seul trait, sans ponctuation ni rature [É]. (Htr, 216)

Alors que Ç dÕautres au contraire ne quittent jamais lÕenfance È (Htr, 216), tout en prŽsentant sans crainte leur peau vouŽe aux rides et Ç ˆ la poussire enfin, car peau formŽe ˆ lÕorigine par une nuŽe de poussire soulevŽe du sol par le vent de lÕEsprit. È (C, 135). Chez les personnes ‰gŽes, Ç il arrive que ce soit le corps le plus ancien qui rŽaffleure le plus sensiblement ; allŽgŽes du souci de leur bel air È, ce qui est de lÕenfance et de la spŽcificitŽ de Ç ce grain dÕenfance premire [É] se remet ˆ luire È (Im, 112), et les annŽes, acceptŽes, marquent Ç discrtement [le] grand corps dÕenfant atemporel È (HC, 128) de la mre dÕAurŽlien. Il arrive que, dÕun point ˆ lÕautre de la vie, la peau exprime sa fragilitŽ, en devenant lieu de la pliure et du dŽchirement, de lÕeffacement et de lÕamnŽsie. Ë la naissance du nouveau-nŽ, le surgissement du cri peut rendre le monde Ç infiniment lŽger comme si toute chose, et lui-mme Žtait fait de papier È (LN, 92). Ë la mort, le passage vers lÕau-delˆ gangrne lՐtre dÕune transparence qui lÕefface progressivement du champ de la visibilitŽ. Lorsque Blanche dispara”t, il Ç ne resta dÕelle quÕun grand pan de peau tannŽe jusquՈ la trame È (LN, 138), effaant dans la mort la trace du pŽchŽ maternel et laissant para”tre sur son derme dessŽchŽ, le mme langage que lÕon prte aux saints : Ç comme si la peau parcheminŽe de leur cadavre Žtait un palimpseste recelant 1

Didier ANZIEU, Ç La peau de lÕautre, marque du destin È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Ç Le destin È, Paris, Gallimard, numŽro 30, automne 1984, p.58. 2 ƒtienne GRUILLOT, Petites chroniques de la vie comme elle va, Paris, Seuil, 2002, p.23.

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un texte Žcrit par le souffle de lÕEsprit [É] È (CM, 157). La folie amoureuse qui submerge

Margot

gomme,

dans

son

aveuglement,

toute

trace

de

son

individualitŽ. Depuis le jour o Guillaume Ç lÕavait blanchie ˆ la craie, son corps nՎtait plus quÕune page Žclatante de vide toute tendue dans lÕattente de cette Žcriture nouvelle qui ferait dÕelle et de sa vie un livre en mouvement, en fte et en folie. È (LN, 182). Le dŽsir dÕemprise, qui se manifeste dans le geste dÕeffacer toute trace du passŽ, ne peut conduire quՈ la Ç perte absolue dÕelle-mme È. LÕhistoire qui prŽcde la rencontre amoureuse nÕest plus ˆ lire ou ˆ reprendre, les gestes ancestraux sont grattŽs pour accŽder ˆ cette fausse virginitŽ arrachŽe ˆ lÕhistoire. LՎcriture ne viendra pas, la dŽsertion du scripteur tant attendu laisse Margot dŽsespŽrŽment dŽmunie. Ë vouloir gratter la peau, on efface la mŽmoire en raison de son rapport si spŽcifique au parchemin originaire. Pour Georges Didi-Huberman,

la

notion

de

peau

recueille,

comme

un

vŽlin,

lÕhistoire

individuelle et collective Ç sur le mode scriptural et tissulaire, par entrelacs de lՎcriture et des signifiants È1. Pour illustrer ses propos il cite et commente les Žcrits de LŽonard de Vinci : Ç " Plus tu parleras avec les peaux vestures du sens, plus tu acquerras sapience ". Les peaux conjoignent ici lՎcriture : scritture et le sens du toucher : il senso del tatto. Parler avec les peaux, cela vise ˆ rendre lisible ce qui sÕinscrit ˆ mme la peau [É] È2. Effacer et blanchir cette peau relve dÕune atteinte organique qui prte ˆ son dysfonctionnement. DorŽnavant sans trace pour faciliter le dŽchiffrement dÕune nouvelle lecture ou lÕinvention dÕune Žcriture, Margot se perd dans le rab‰chage de la dernire scne de lÕabandon qui se rejoue sans cesse. Ë dŽfaut dÕinscription, sa vie stagne dans un Žternel prŽsent. En lÕabsence de mise en mots, la jeune femme ne peut dissiper les ambigŸitŽs du texte prŽcŽdent et se dŽgager ainsi de lÕemprise des mŽcanismes rŽpŽtitifs. LՎchec du processus de perlaboration livre Margot ˆ la chute. En revanche, Laudes-Marie, lÕenfant albinos de la Chanson des mal-aimants, est celle qui sera la plus ˆ mme de lire ou de dŽceler lՎcriture dÕune Žnigme qui tŽmoigne dÕun rŽel, qui lui, ne sՎcrit pas. Isabelle Dotan dŽcle dans lÕanomalie physique de Laudes-Marie Neigedaožt Ç la marque corporelle de son indigence radicale È3, elle souligne Žgalement que : cette enfant sans-couleur est trs particulire si lÕon considre lÕimportance des couleurs dans lÕÏuvre germanienne. On pense spŽcialement ˆ la couleur blanche telle quÕelle est Žcrite dans Les couleurs de lÕInvisible : ces parias Ç sans couleur È 1

Georges DIDI-HUBERMAN, La Peinture incarnŽe, Paris, ƒditions de Minuit, 1985. Ibid. 3 Isabelle DOTAN, Les Clairs-obscurs de la douleur. Regards sur lÕÏuvre de Sylvie Germain, Namur, Les ƒditions Namuroises, 2009, p.99.

2

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dont la seule identitŽ est la puanteur secrŽtŽe par leurs corps qui, comme LaudesMarie sont des Ç trs vieux petits enfants abandonnŽs, des orphelins de lÕentire humanitŽ, des b‰tards inconsolŽs È (CI, 78). La couleur [É] de Laudes-Marie reprŽsente une insipiditŽ et un vide identitaire qui lÕaccompagne au cours de sa vie.1

Nous ajouterons ˆ cette proposition, que cette absence dÕinscription sÕoffre comme une surface sur laquelle reste ˆ Žcrire ce qui est ˆ inventer dÕune mŽmoire, dÕune filiation et dÕune vie. LÕenfant albinos ne sera pas, comme ses prŽdŽcesseurs, prŽsentŽe ˆ lÕacadŽmie des sciences. Si, selon la tradition hŽritŽe de Platon et transmise par certains potes du Moyen åge et du XVIe sicle, la beautŽ du visage est le reflet de la beautŽ de lՉme, la blancheur de la peau de Laudes-Marie peut reflŽter la page blanche de lÕorigine. Elle est de la blancheur de lÕabsence, Ç charnire du visible et de lÕinvisible È2, sa peau nÕest pas un palimpseste sur lequel les traces dÕun message resteraient ˆ dŽcouvrir et ˆ dŽchiffrer. Si, Žcrit Sylvie Germain Ç Tout nouveau-nŽ est un recueil de dits, de cris, de soupirs, de faits et gestes ancestraux, mais encore illisible È (P, 64), le silence des ascendants sÕimpose en guise de commencement pour la vie de Laudes-Marie. Sa peau, prte ˆ recevoir lՎcriture, est dÕabord une surface de projections diversifiŽes et support dÕhistoires pŽtries de superstitions livrŽes par les autres. Les religieuses lisent cette peau comme un signe, couleur des revenants ou de la rŽvŽlation et de la gr‰ce : Ç Certaines ont suspectŽ dans ma blancheur outrŽe une bizarrerie de mauvais augure, dÕautres au contraire y ont vu un signe de puretŽ [É]È (CM, 16), Ç quel funeste animal avait donc Žlu domicile en moi, imprŽgnant mon corps dÕune blancheur suspecte ? Nul nՎtait disposŽ ˆ me recueillir, je portais certainement la poisse. È (CM, 58). La blancheur de la peau se fait la messagre privilŽgiŽe de lՉme et porte-parole des sans voix, des petits et des oubliŽs. Elle pose son inscription dans la vie par une intense capacitŽ ˆ sÕexposer ˆ lÕaltŽritŽ : JÕai vu la lessive mise ˆ sŽcher sur les fils arachnŽens et qui claquait dans le vent stellaire. Il y avait des suaires o tremblaient lÕombre des visages incendiŽs un instant plus t™t, et de grands pans de peau humaine. [É] Les peaux provenaient de corps divers Ð femmes, hommes, jeunes et vieux, petits enfants [É] Les lavandires avaient beau les laver, les frotter, les essorer, on y distinguait toujours, en plus de ces multiples traces, des rŽsidus de sang, de larmes, de sueur, ici ou lˆ. CՎtaient les peaux de tous les tres humains depuis les origines. Des milliards et des milliards de peaux Žgouttaient leurs vies dans lՎternitŽÉ (CM, 260)

La peau montre cržment, ˆ lÕinstar de celle de saint BarthŽlemy, reprŽsentŽe dans la fresque du Jugement Dernier de Michel Ange, de quelle Žtrange Žtoffe

1 2

Ibid., p.62. Jean CHEVALIER, Alain GHEERBRANT, Ç Blanc È, Dictionnaire des symboles, op. cit., p.125-127.

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est fait le corps humain. Elle Ç sÕoffre comme une formidable mŽtaphore du territoire quÕil revient au romancier dÕexplorer, dÕinterroger : celui de tous les possibles. È (P, 72). Alors que la peau du saint ŽcorchŽ ne fut pas conservŽe, celle de Marsyas, dŽpecŽ par Apollon, fut clouŽe au pin. Les peaux ainsi conservŽes et suspendues dans leur intŽgritŽ figurent encore, selon Didier Anzieu,

Ç lÕenveloppe

protectrice,

le

pare

excitation,

quÕil

faut

fantasmatiquement prendre ˆ lÕautre pour lÕavoir ˆ soi ou pour redoubler et renforcer le sien propre [É] È1. La vision de Laudes-Marie retourne cette proposition, les peaux sont ainsi exposŽes dans leur vulnŽrabilitŽ pour que lÕattention et les soins leur soient apportŽs et quÕun discours leur soit rendu. Ainsi en est-il du travail du romancier qui consiste, pour Sylvie Germain, Ç en ce dr™le de travail dÕauscultation, de dŽpeage et de raccommodage en constante alternance, de grattage, de tatouage, broderie sur la peau humaine ourlŽe de pŽnombres, tramŽe dÕinvisible. On Žcrit toujours sur la peau humaine, il nÕy a pas dÕautre sujet [É]. ƒcrire sur la peau, cÕest faire rŽsonner les cris, les paroles et les silences [É]È (P, 73). De mme, la page encore vierge de la chair de Laudes-Marie peut tre le lieu de naissance de la littŽrature en sÕoffrant ˆ lՎcrit et ˆ la parole comme un territoire fantasmatique perdu o il est possible de faire comme si Ç le langage redevenait formule magique È2. La chair du mot prend vie dans ses multiples rencontres qui inscrivent lՎcho de leurs voix et de leurs souvenirs par le biais des confidences ou de la pertinence de lÕobservation. Laudes-Marie voit la peau des autres avec lÕacuitŽ de celle qui semble en tre privŽe, elle engrange, fait calligraphie des autres, tissant et Žcrivant en elle pour rŽpondre aux appels de lÕhumain. Elle rŽalise le devenir-livre de lÕhomme, virage du devoir tre ˆ lՐtre, de lÕautrement quՐtre ˆ lՐtre, que propose de prendre le philosophe Jean-Michel Salanskis3 pour atteindre le plus humain de lÕhomme. Il nÕest pas anodin que celle qui trouve dans lÕencre des livres une sve pour irriguer les racines de sa nouvelle famille, Ç Aprs les arbres, je me dŽcouvrais une nouvelle famille : les livres È (CM, 188), souhaite baptiser son enfant, non advenu, du nom de Pergame. Ce prŽnom contient en effet le souvenir de lÕinvention lŽgendaire du parchemin attribuŽe ˆ Eumne II, roi de Pergame en Asie Mineure4. Laudes-Marie dote son enfant, disparu dans les limbes, du nom du centre de fabrication dÕune matire rare, nommŽe pergamineum, qui rŽsulte dÕune prŽparation des peaux de bte destinŽe ˆ les rendre plus aptes ˆ recevoir

1

Didier ANZIEU, op. cit., p. 149. Anne-Marie PICARD, Lire, DŽlire. Une psychanalyse de la lecture, Ramonville Saint-Agne, Ers, coll. Psychanalyse et Žcriture, 2010 3 Jean-Michel SALANSKIS, Levinas vivant, tome 2, LÕHumanitŽ de lÕhomme, Paris, Klincksieck, coll. Continents philosophiques, n¡5, 2011. 4 Voir Albert LABARRE, Histoire du livre, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 1970. 2

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lՎcriture.

Laudes-Marie

compense

lÕabsence

dÕinscription

filiale

par

une

gŽnŽalogie livresque qui se prŽsente comme un moyen de diffusion et de conservation de Ç la rumeur du monde È, des idŽes et des connaissances. Le livre, en consignant sa place dans lÕhistoire du groupe et Ç dans le dŽfilŽ des gŽnŽrations È1, participe en effet ˆ lÕhistoire de la civilisation et de la culture tout autant quՈ lÕinscription temporelle du personnage qui trouve pleinement son aboutissement au sein dÕun livre, qui ne peut tre Ç complet que [É] lu È2. I-1.C Des maux exposŽs en leur impossible rŽcit

Le corps parle ˆ sa faon, et ce dÕautant plus que les mots sÕabsentent, ou que la pensŽe bute sur le sens. Il se livre alors comme un indice ou un sympt™me de quelque chose qui est autre que lui-mme. Il sÕagit de ce que Philippe Dubois nomme le Ç corps figurŽ È, qui peut, tel un instrument de langage, faire entendre les diffŽrentes harmoniques symboliques qui rŽsonnent en sens second ds lors Ç que celui-ci est entendu comme [É] un outil rhŽtorique. È3. LÕimage du palimpseste utilisŽe par Sylvie Germain, que nous avons ŽvoquŽe prŽcŽdemment, se rapproche fortement de la notion quÕavait utilisŽe Didier Anzieu au sujet du Moi-peau quÕil dŽcrit comme Ç le parchemin originaire, qui conserve, ˆ la manire dÕun palimpseste, les brouillons raturŽs, grattŽs, surchargŽs, dÕune Žcriture " originaire " prŽverbale faite de traces cutanŽes. È4. Si la fonction de la peau est dÕinscrire la prŽsence, ou lÕabsence, des traces sensorielles et tactiles de lÕenvironnement maternant, elle est le vecteur privilŽgiŽ pour fixer les Ç inscriptions infamantes et indŽlŽbiles provenant du surmoi, comme les rougeurs, lÕeczŽma [É] È5. Le personnage de DaphnŽ Desormeaux de la nouvelle LÕH™tel des Trois Roses transpose parfaitement la notion dÕenveloppe psychique, analysŽe par Didier Anzieu6, qui se double dÕune surface dÕinscription. Lorsque le systme pare-excitation nÕest plus en mesure de sÕinterposer en Žcran protecteur entre le monde extŽrieur et la rŽalitŽ psychique, le filtre se dŽsintgre et dŽploie son ratage dans le champ visuel. Le visage de DaphnŽ Desormeaux porte une beautŽ qui se donne ˆ voir avec calcul. Son visage, non habitŽ, est prŽsentŽ comme une Ïuvre dÕart dont elle veille ˆ toujours montrer aux visiteurs Ç la perfection de son profil È. DaphnŽe centre 1

GŽrard HADDAD, Manger le livre : rites alimentaires et fonction paternelle, Paris, Grasset, coll. Figures, 1984, p.150. 2 Albert LABARRE, op. cit., p.4. 3 Philippe DUBOIS, Ç Les rhŽtoriques du corps È, Le Grand Atlas des littŽratures, op. cit., p.62. 4 Didier ANZIEU, Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1985, p.104. 5 Albert CICCONE, Marc LHOPITAL, Naissance ˆ la vie psychique, Paris, Dunod, coll. Psychismes, 1991, p.122. 6 Didier ANZIEU, Ç Cadre psychanalytique et enveloppes psychiques È, Journal de la psychanalyse de lÕenfant, n¡2, Paris, Le Centurion, 1986, p.12-24.

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lÕessentiel de sa stratŽgie dŽfensive dans la production de preuves de son existence par des manifestations factuelles et corporelles, destinŽes dÕabord ˆ elle-mme. La faille se niche cependant dans lՎtrangetŽ du regard, son Ç Ïil gauche Žtait marron foncŽ, le droit dÕun bleu lumineux. Cette bizarrerie dont elle avait eu honte dans sa jeunesse car cela crŽait une discordance dans son visage si empreint dՎquilibre et de rŽgularitŽ, elle avait su faire un atout. È (Htr, 216). DaphnŽ se double de MŽduse qui remarque Ç que cette ŽtrangetŽ produisait une impression de trouble, voire une certaine fascination chez les gens quÕelle rencontrait È (Htr, 216). LÕenvahissement de son visage par des plaques dÕeczŽma qui rongent sa peau suffit ˆ faire dŽraper Ç sa vie si solidement canalisŽe È (Htr, 217). Ce qui nÕavait jusquÕalors pas fait marque, ni trace, retourne son visage en une Ç face crayeuse È (Htr, 217) qui trahit son type de relation ˆ elle mme et au monde. LÕeczŽma, qui se manifeste violemment sur la surface corporelle, zone archa•que des premires sensations, vient, selon la proposition de Vincent Mazeran et Silvana Olindo-Weber1, en lieu et place dÕune inscription psychique impossible, comme si le corps de DaphnŽ ne pouvait plus tolŽrer lÕexistence de tendances contradictoires dÕun fonctionnement narcissique qui Žconomise la mentalisation. Ç Son propre corps lÕavait trahie, il Žtait en proie ˆ une mŽtamorphose sauvage, ou plus exactement ˆ une anamorphose. Loin de se transfigurer en glorieux laurier, elle se dŽfigurait en Žbauche de pl‰tre.È (Htr, 218). Le dŽficit de la fonction imaginaire, ŽtudiŽ par Sami Ali2, sÕattaque ˆ la fonction du rve, au point que la vie de DaphnŽ est rŽduite ˆ une sorte dÕhyperfonctionnalitŽ, qui ne permet plus le passage au moindre rejeton onirique. Dans cette optique dÕinaccessibilitŽ, le corps rŽel se prŽcipite dans la somatisation, ˆ dŽfaut de la mise en jeu du corps imaginaire, avant quÕil ne se jette dans le vide de la pendaison aprs la tentative, et lՎchec, de sa courte escapade dans un monde un peu plus inspirŽ. LorsquÕelles Žtudient la problŽmatique anorexique, Caroline Eliacheff et Ginette Raimbault demandent ˆ reconna”tre la somatisation Ç comme son mode dÕexister, son besoin de dŽsirer È3. Celui de Gabriel dans OpŽra muet se manifeste ˆ travers son souffle qui tŽmoigne du discours suffocant qui lÕhabite. Cet tre qui, enfant, doutait du sens des mots et de la mŽmoire portŽe par les autres, voit des traces mŽmorielles archa•ques sÕinscrire dans son souffle qui se fait rare. Personnage entravŽ, il traverse de fortes poussŽes dÕangoisses lorsquÕil 1 Vincent MAZERAN, Silvana OLINDO-WEBER, Ç Somatiser : les paroles singulires du corps È, Journal des psychologues, n¡70, fŽvrier 1990, p.18. 2 Mahmoud SAMI-ALI, Corps rŽel, corps imaginaire. Une ŽpistŽmologie du somatique (1977), 3e Ždition, Paris, Dunod, 2010. 3 Ginette RAIMBAULT, Caroline ELIACHEFF, Les Indomptables. Figures de lÕanorexie, Paris, Odile Jacob, 1989, p.139.

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se trouve dans des situations de lÕordre du fusionnel susceptibles dÕengendrer une

dŽsintŽgration

de

sa

personnalitŽ,

par

perte

du

sentiment

dÕidentitŽ. Ç LÕasthme est une sorte de mort installŽe dans le personnage, au creux de son tre, une faon de rendre lՉme, littŽralement È1. Gabriel semble se dŽbattre avec son identitŽ premire qui dŽtermine ˆ la fois la place du mme et la place de lÕautre. Sur cette opŽration discriminante de base, il est constamment en Žquilibre entre un manque de confiance et les dŽfenses quÕil installe sur ce terrain. Dans son Žtude sur Proust, Michel Schneider Žtablit un subtil jeu de correspondance entre lÕamour, lÕasthme et la parole : Ç ætre aimŽ et tre malade, ensuite, [le personnage] ne fera plus la diffŽrence. Ne sÕagit-il pas dans les deux cas dÕune affection. È2. Cette maladie de la sŽparation, familire ˆ Gabriel, empche le sujet de se sŽparer de lÕair quÕil inspire, Ç il ne peut expirer, littŽralement, et pourtant cÕest cela qui le met en danger dՎtouffer, et lui fait Žprouver la sensation de mourir. Inspirer, cÕest la premire chose que fait le nouveau-nŽ, se sŽparant ainsi de sa mre. È3. Or, ce vŽcu de prŽmaturitŽ ne peut tre traversŽ que si le nourrisson parvient ˆ sÕaccrocher pour survivre ˆ une enveloppe protectrice qui lui procure un autre peru corporel. Julia Kristeva souligne Ç la redoutable ambivalence pulsionnelle È de la pulsion de vie accrochŽe ˆ la respiration qui Ç est radicalement celle, qui, en mme temps, [l]e rejette, [l]Õisole [É] È4. Cette amorce de lÕaltŽritŽ ne peut sÕeffectuer avec le filtre du langage : Ç je ne puis inscrire ma violence dans le " non ", pas plus que dans aucun signe. Je ne peux que lÕexpulser par gestes, par spasmes, par cris. Je la propulse, je la projette È5. Dans cette situation, la crise dÕasthme serait ˆ la fois un appel et un cri inhibŽs qui sÕexprimeraient dans un essai dÕindividuation vouŽ ˆ lՎchec. Il est ˆ ce sujet intŽressant de noter que Gabriel est un des rares personnages dont la mre et le pre ne soient pas ŽvoquŽs. La seule action parentale relatŽe consiste en lՎloignement du fils du foyer en raison dÕun asthme rŽcalcitrant, qui guŽrit auprs de sa grand-mre, et dont la rŽcidive a Ç lieu peu de temps aprs la mort de sa grand-mre, alors quÕil Žtait en plongŽe. È (OM, 45). Les mŽcanismes de passage demeurent amplement mystŽrieux pour un personnage qui : sՎtait cru depuis ce temps dŽlivrŽ de son mal. [É] Mais celle-ci nÕavait fait que dormir [É] et au premier signe elle avait bondi. [É] il avait portŽ trop de dŽrisoire affection au portrait du Docteur Pierre. Il sՎtait une fois de plus attachŽ ˆ un lieu, ˆ un visage. (OM, 46) 1

Michel SCHNEIDER, Maman (1999), Paris, Gallimard, coll. Folio n¡4203, 2005, p.213. Ibid., p.42. 3 Ibid., p.214. 4 Julia KRISTEVA, Soleil noir. DŽpression et mŽlancolie, (1987), Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1989, p.25. 5 Ibid. 2

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Dans les moments o se rŽactualise la dŽrŽliction infantile, qui met en jeu la survie psychique de Gabriel, lÕintervention du corps sur le terrain de la somatisation est un moindre mal pour Žlaborer un axe dŽfensif face au danger qui le dŽborde. LÕasthme, liŽ ˆ lÕambivalence de lÕattachement et ˆ la sŽparation, ressurgit jusque dans lÕimmeuble, corps second du narrateur : Pendant la nuit, le vent qui sÕengouffrait dans le local vide rendit au lieu parole et souffle. Parole affolŽe de silence et de perte, parole ˆ cru, privŽe de mots, dÕimages et de syntaxes. Parole brute qui ne profŽrait plus que la violence et la douleur dÕun verbe nu ; parole rŽduite ˆ la stridence du souffle, et souffle devenu cri, plainte, sanglot. (OM, 45)

Ç La dŽtresse dՐtre et de mourir prend alors la forme de la dŽtresse respiratoire È1 et dŽpasse largement le manque dÕair pour souligner le manque de mots et de paroles.

Le bref rŽcit allŽgorique LÕastrologue, qui constitue la troisime partie de Rendez-vous nomades, prŽsente le personnage de la clocharde Ombeline ˆ la peau dÕune Ç blancheur crayeuse, parsemŽe de taches brun‰tres ou lie-de-vin de diverses grosseurs. Un hŽritage du c™tŽ maternel, le seul quÕelle ait reu, avec la couleur colchique de ses yeux, et la pauvretŽ È (RV, 169). Il est parfois possible de lire aux sillons de ces traces laissŽes sur le visage, la mŽtoposcopie Žtant au visage ce que la chiromancie est ˆ la main. Chacun Ç porterait sur son front lՎcriture de son destin : une marque, qui peut tre ˆ la fois signe de bonne ou mauvaise fortune, trait dÕun caractre, sympt™me dÕune maladie et stigmate social È2. Le corps, dans sa dŽchŽance, devient la mŽtaphore obsŽdante pour parler, dans sa matŽrialitŽ physique et sa puissance olfactive, du corps social. Dans Hors champ, la rencontre dÕun clochard dans le mŽtro se manifeste par son odeur qui sÕimpose ˆ AurŽlien comme une Ç violente baffe olfactive È (HC, 113) qui le laisse Ç assommŽ par ce coup de pestilence [É] puanteur È (HC, 114), ainsi que par la vision de la peau des chevilles Ç violacŽe, couverte de plaies noir‰tres [É] È (HC, 114). Le corps exprime le combat menŽ entre le vivant et la dŽcomposition, il signale, par lÕexcs, la prŽsence du vide. La peau, tel un sac crevŽ, nÕa pas reu ou pas retenu, ˆ lÕintŽrieur le bon et le plein de lÕallaitement, des soins et du bain de paroles. Ç Combien de regards mortifiants se sont-ils succŽdŽs, ou liguŽs contre cet homme pour le rŽduire ˆ cet Žtat dՎpave ? Il se peut quÕun seul ait suffi. È (HC, 116). Le questionnement du personnage poursuit la rŽflexion de Sylvie Germain sur le corps palimpseste : Ç Tout 1

Michel SCHNEIDER, op. cit.., p.186. Jean-Jacques COURTINE, (2005), Ç Le miroir de lՉme È, Histoire du corps, vol.1, Paris, Le Seuil, coll. Points/ histoire, 2011, p.322. 2

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nouveau-nŽ est un [É] petit fablier de chair trs souple et modelable o ce qui est dŽposŽ peut constamment tre modifiŽ, raturŽ, gauchi, exaltŽ, ou effacŽ. È (P, 64). DŽpourvu de systme sŽmiotique, le bŽbŽ ne peut en effet signifier les attaques ou les carences de lÕenvironnement primitif ˆ son Žgard, aussi en exprime-t-il les effets sur son corps sensoriel, postural et moteur. CÕest par le biais de ses traces que le corps parle de ses failles, il les donne ˆ voir, ˆ entendre, ˆ toucher et ˆ sentirÉ La peau, premier ŽlŽment sŽmiologique que lÕon voit dans la rencontre, est, au mme titre que la bouche, Ç un lieu et un moyen primaire dՎchange avec autrui È1. Elle suscite le dŽgožt et lՎvitement dÕune prŽsence qui ne cesse dՎvoquer la fragilitŽ de lÕhumanitŽ : lÕhomme Ç a muŽ en un animal improbable, en un loup-Žpouvantail en rupture de meute, de g”te, de faim, de temps. Sa puanteur tient les autres ˆ distance, ses yeux en Žclats de silex assignent le monde ˆ indiffŽrence, ˆ glaciation perpŽtuelle ; lÕassignent ˆ haine, ˆ rien. È (HC, 115). Le vŽcu, douloureux et souffrant, de lÕexclu est coupŽ de la conscience. Sa situation, son Žtat et son destin rŽduisent dorŽnavant au minimum son niveau de pensŽe. Ses plaies comme des stigmates, montrent et mettent en acte ce qui ne peut tre dit dans ce qui a ŽtŽ encaissŽ de lÕimpensable. Celui qui nÕa plus de parole fait surgir, de sa trace olfactive, un rŽcit portŽ par AurŽlien qui, dans sa perte corporelle trouve en cet excs de corporŽitŽ, une commune destinŽe : Ç tous les deux, si proches, malgrŽ tout, dans lÕimmensitŽ de leur diffŽrence. È (HC, 117). Dans cette proximitŽ et cette identification, quelque chose est affectŽ et se transforme dans le mŽmoriel dÕAurŽlien. Devant celui qui risque dՐtre confondu ˆ un dŽtritus ou une charogne, lˆ o Baudelaire fit un pome, AurŽlien propose une histoire, fžt-elle hypothŽtique, pour offrir une reprŽsentation et une temporalitŽ humaine : Lˆ, devant ce tas de barbaque empaquetŽe de hardes mŽphitiques qui fut un enfant, un fils, un frre au sein dÕune famille, un camarade au sein dÕun groupe, un ami, un amant, un mari peut-tre, un pre. Qui fut un homme, et qui le reste, infiniment, envers et contre tout ˆ bout de souffle, dŽlabrŽ jusquÕaux nerfs, aux os, dŽtrempŽ jusquՈ lՉme. (HC, 115)

Ce corps, souffrant ou lumineux, nous ramne au centre du message chrŽtien dans lequel le Verbe se fait chair. Ë la diffŽrence des deux autres grandes religions monothŽistes, le christianisme est la seule o Ç Dieu se soit inscrit dans lÕhistoire en prenant forme humaine È2. Le corps de lÕenfant JŽsus, incarnation de la divinitŽ, livrŽ ˆ la persŽcution, laisse encore perler ses fines gouttes de sang vermeil qui sՎpanchent de la tempe de la petite Violette-Honorine ou de la 1

Marc PEYRON, Ç Le trou È, Le Psychanalyste ˆ lՎcoute du toxicomane, Jean Bergeret et Michel Fain et al., Paris, Dunod, coll. Inconscient et culture, 1981, p.94. 2 Jacques GELIS, (2005), Ç Le corps, lՃglise et le sacrŽ È, Histoire du corps, vol.1, op. cit., p.20.

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paume dÕAgdŽ, dramatisant la scne de la Passion, Ç Rose-sang, rouge-sang, Žclatant qui sit™t ŽcoulŽ, brunit puis noircit È (LN, 194). I-2 Les Žchos de lÕorigine I-2.A Le cri en hŽritage Ç CÕest que les choses vont et viennent, que les vivants se transforment en dŽfunts, et les morts en fant™mes qui traversent les rves, que la nuit chasse le jour qui sans fin se relve, et que le temps sÕen va. È (BR, 40). LÕhŽritage est ˆ la fois prŽsence et absence, prŽsent du passŽ ; il est, pour ƒtienne Gruillot, ce qui du passŽ Ç ne passe pas et demeure donc dans la prŽsence ; et cÕest en mme temps du passŽ quÕon nous passe, ce qui du passŽ nous est offert, lŽguŽ comme un cadeau, un "prŽsent " [É] È1, dans lՎcoulement temporel qui se lie ˆ la succession des gŽnŽrations, Ç o chaque contemporain est ˆ la fois un successeur et un prŽdŽcesseur de tous les autresÉ È2. Le personnage de VictorFlandrin se confronte ˆ la puissance de lÕhŽritage de Ç ces deux corps qui nous prŽcdent, comme de toute ŽternitŽ, qui nous ont engendrŽ È (PP, 87), dont la mŽmoire se cristallise en larmes couleur de lait qui sՎcoulent des yeux fermŽs du pre mort. Les Ç sept larmes glissrent et roulrent jusquÕau sol [É]. CՎtaient des petites perles dÕun blanc nacrŽ, trs lisses et froides au toucher, qui dŽgageaient une vague odeur de coing et de vanille. È (LN, 61). LÕhŽritage est alors nettement repŽrable en une stabilisation qui contient les semences lacrymales du pre et les gouttes de lait nourricires de la mre. La prŽsence corporelle se matŽrialise afin de demeurer Ç consubstantiel[le] È (PP, 87) au survivant qui peut se prŽsenter dans la vie accompagnŽ du sourire et de lÕombre dorŽe de sa grand-mre, ainsi que des larmes paternelles montŽes en collier. Le motif des larmes qui se transforment est lui-mme le signe dÕune filiation mythique et littŽraire. Dans la mythologie grecque en effet, les larmes des MŽlŽagrides et des HŽliades, qui pleurent amrement la mort de leur frre PhaŽton, se transforment en gouttes dÕambre. La puissance de protection des larmes est Žgalement prŽsente dans le film de Jean Cocteau La Belle et la Bte. Lorsque Belle exprime ˆ son pre le souhait de retourner vivre auprs de la Bte et Žvoque en pleurant la bontŽ du Ç monstre È, ses larmes se transforment en diamants : - CÕest la preuve que les fŽes le protgent, car jÕai pleurŽ en pensant ˆ lui. - Ces diamants sont peut-tre du diable !

1 2

ƒtienne GRUILLOT, Petites chroniques de la vie comme elle va, op. cit., p.156. Ibid.

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- Rassurez-vous mon pre et gardez-les, je vous les donne. Ils vous feront vivre.1

De ces morts qui nous font marcher dans leurs pas et nous font boiter Ç toujours un peu ˆ partir de leur mise ˆ lÕarrt È (PP, 103), il sÕagit dÕen faire hŽritage, alors que le cŽlbre aphorisme de RenŽ Char prŽcise quÕil Ç n'est prŽcŽdŽ d'aucun testament È2. Pour Dominique Viart et Bruno Vercier, la conscience contemporaine exprime : la conscience dÕun hŽritage Ð ˆ certains Žgards lourd ˆ porter Ð et le besoin dÕinterroger le passŽ, non pour lÕimiter (esthŽtique classique), ni pour en jouer (posture post-moderne), mais pour se conna”tre ˆ travers lui, dans une sorte de dialogue qui revitalise des curiositŽs quÕune certaine modernitŽ avait dŽfaites au profit de sa pratique de la "table rase".3

Sylvie Germain confirme cette lecture lorsquÕelle Žvoque la notion dÕhŽritage, quÕelle positionne Ç au cÏur de la conception judŽo-chrŽtienne du monde et de la relation entre Dieu et lÕhumanitŽ È et dŽfinit comme Žtant Ç le cÏur, le souffle, la dynamique. È (QA, 109). Le retrait du CrŽateur invite ˆ lÕouverture du Testament dont il faut Ç donner lecture afin que le lŽgataire prenne connaissance du contenu de lÕhŽritage et des conditions qui lÕentourent, qui lui confrent un sens. È (QA, 109). La faon dont sÕopre cette filiation est questionnŽe par la littŽrature en un prŽsent qui Ç affronte une remise en question des repres, des valeurs, des rŽfŽrences, des discoursÉ Un certain dŽsarroi se fait jour sous lÕeffet croisŽ Ð et amplifiŽ Ð des pensŽes du soupon et de la faillite historique des idŽologies du progrs È4. Les figures parentales dŽfaillantes, ou mal assurŽes, font trembler les transmissions au passŽ obscur. Un pre inconnu ne peut que donner lieu ˆ un supposŽ hŽritage qui se niche chez AurŽlien dans le gožt pour les cornichons ainsi que dans le Ç comportement hŽrŽditaire È de ne sÕasseoir Ç jamais pour prendre son petit dŽjeuner È (HC, 14) ; il se limite chez Ombeline ˆ une gnante hyperacousie : Ç Peut-tre est-ce de ce pre inconnu quÕelle tient lÕextrme finesse de son ou•e ; un don prŽcieux mais qui, laissŽ en friche, sÕest avŽrŽ plus un inconvŽnient quÕune chance car elle souffre du moindre son criard ou discordant [É] È (RV, 169). Sans ancrage, le don offre un hŽritage qui ne peut tre rŽfŽrencŽ ˆ un discours paternel rŽflŽchissant. Le sens ne filtre pas les signaux du monde extŽrieur, et la faillite langagire sÕoppose ˆ un systme de pensŽe qui sÕinscrit dans le manque. Bien avant sa naissance, la fantasmatisation 1

Jean COCTEAU, ScŽnario, dialogues et rŽalisation, La Belle et la bte, avec Josette Day, Jean Marais et Marcel AndrŽ, maquillage Hagop ArakŽlian, 1945, version adaptŽe du conte publiŽ en 1757, durŽe 96mn, distribution Distina (SociŽtŽ Parisienne Distribution CinŽmatographique), sortie en France le 29 octobre 1946. 2 RenŽ CHAR, Feuillets dÕHypnos, 1943-1944, Paris, Gallimard, 1946. 3 Dominique VIART, Bruno VERCIER en collaboration avec Franck EVRARD, La LittŽrature franaise au prŽsent. HŽritage, modernitŽ, mutations (2005), 2me Ždition augmentŽe, Paris, Bordas, 2008, p. 94. 4 Ibid., p. 94.

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de lÕenfant dans lÕinconscient et le conscient familial en fait le Ç lieu de projection du

capital

reprŽsentatif

des

parents È1

dont

il

hŽritera.

Le

personnage

dÕOmbeline indique, ˆ lÕextrme, ce quÕil en est de ne pas porter Ç au plus profond de soi des regards, des sourires, des plaintes, des paroles dŽposŽs par dÕautres en legs obscurs ou lumineux, en offrandes ou en forme de plaies [É] È (P, 26). Les voix qui nÕont pas parlŽ de soi, Ç en amont, en aval È, laissent sans voix et rendent caduc le langage des autres, car transmettre un hŽritage, cÕest tout ˆ la fois confier quelque chose mais cÕest Žgalement transmettre, au sens dÕenseigner. Les deux lignes sŽmantiques, dont lÕune Ç appelle la dŽfinition et le recensement des expŽriences et des savoirs accumulŽs, lÕautre Žvoque les tres humains

qui,

de

gŽnŽration

en

gŽnŽration,

constituent

des

relais

personnalisŽs È2, ne peuvent se dŽrouler dans cette situation impossible en raison de lÕabandon et de lÕabsence de relais humanisŽ.

Dans le ventre de sa mre, lÕembryon joue Ç avec la mŽmoire des mondes È (CI, 9) et vibre aux rythmes de ses pulsations cardiaques, il nÕa dÕautre langage que celui qui Ç parle ˆ lÕunisson des cieux, / des vents stellaires, du magma de la terre [É] È (CI, 9). Lors de sa mise au monde, la rupture de cette premire poche langagire introduit le nouveau-nŽ dans le monde qui se met ˆ rŽsonner de la puissance de son cri, qui tranche et qui fait lien. Son surgissement, qui se clame comme un Ç Me voici È, est le signifiant Ç dÕun sujet qui entre dans le monde, venant au jour ˆ lÕappel de son nom. È3. Avant sa nomination, lÕenfant entre dans le monde par le cri, voix prŽcoce qui se donne ˆ entendre et attend le sens quÕil revtira pour son entourage. Quand lÕenfant na”tra, Son cri pulvŽrisera sa mŽmoire cosmique, son savoir des mondes. LÕoubli fendra sa lvre. (CI, 10)

Le cri nŽcessite dՐtre repris pour sortir lÕenfant du dŽnuement extrme et de sa dŽpendance vitale ˆ son environnement, pour tre remplacŽ par un nouveau discours et une nouvelle histoire afin dÕautoriser le passage du fantasme au mythe. Cette Ç mŽtaphore parentale [É] vient signifier ˆ lÕenfant quÕil nÕest pas le premier signifiant de la cha”ne [É] quÕil est un maillon dans une filiation et quÕil est nŽ dÕune alliance È4. Daniel Sibony conoit le cri comme Ç la premire et 1

Albert CICCONE, Marc LHOPITAL, op. cit., p.245. Roland GOETSCHEL, Ç Les traditions religieuses. Introduction È, EncyclopŽdie des religions, FrŽdŽric Lenoir et YsŽ Tardan-Masquelier, (dir.), Tomes II Ç Thmes È, Paris, Bayard ƒditions, 1997, p.1319. 3 Jo‘l CLERGET, Ç Son nom de fils dans la citŽ des pres È, Spirale, coordonnŽ par Jo‘l Clerget Ç Son nom de bŽbŽÉ Nomination et choix de prŽnom È, Ramonville Saint-Agne, ƒrs, n¡19, 2001, p.29. 4 Paul MARCIANO, Ç PrŽambule È, Spirale, Ç Au-delˆ de lÕamour maternel È, Ramonville Saint-Agne, Ers, n¡21, 2001, p.103. 2

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lÕultime vibration de lÕentre-deux-corps, corps visible et corps-mŽmoire, quand ils sÕaccrochent - lÕun exprimant lÕautre ou lÕatteignant de plein fouet. È1. Cet Žchange de souffle vital se passe diversement, ou ˆ la limite, peut ne pas se produire quand le cri nÕest pas repris ou Ç Žchoue ˆ tre interprŽtŽ, avant mme que le bŽbŽ Ð lÕinfans Ð ait accŽdŽ au langage, [É] È2. Il se peut Žgalement que le cri de lÕenfant se dŽchire et se double de celui de la mre qui pulvŽrise les mots en sa rupture faite ˆ lՐtre. Si pour Daniel Sibony, le cri vise ˆ exercer une poussŽe Ç pour sortir de ce corps Žtranger qui nous est rentrŽ dedans, ou qui a poussŽ en nous, et quÕil faut pousser loin de soi pour Žviter quÕil prenne tout ; quÕil devienne tout È3, pour Pauline, lÕappui qui favorise ce mouvement dÕexpulsion est trop chancelant. Elle devient le cri et pose Ç le problme de la dŽsappropriation : car le cri o se pro-page et se pro-longe lՎcho de lÕorigine nÕappartient pas ˆ celui qui le lance, qui dŽjˆ lui-mme ne sÕappartient plus, Žtant sŽparŽ de lui-mme, arrachŽ ˆ soi, exilŽ, Ç habitŽ È (voire Ç hantŽ È) par un autre. [É] Et cela est souffrance. È (PV, 257). ƒvelyne Thoizet rappelle que dans les fictions de Sylvie Germain : le cri de la naissance renvoie [É] ˆ un cri antŽrieur et en mme temps annonce un cri postŽrieur ; il inscrit le nouveau-nŽ dans la continuitŽ temporelle des gŽnŽrations, [É] le cri inaugural relie le personnage ˆ un hors-temps primordial en mme temps quÕil en constitue la faille [É].4

La saga des PŽniel, marquŽe par lՎvŽnement traumatique, met en valeur lÕexpression dÕun cri qui sÕorigine au-delˆ de lÕhistoire : Ç Car ce cri lui aussi montait de plus loin que la folie de sa mre. Il sÕen venait du fond du temps, Žcho toujours ressurgissant, toujours en route et en Žclat, dÕun cri multiple, inassignable. È (LN, 11). Alors que le sol se dŽrobe et que la douleur disloque lÕintŽgritŽ humaine, le cri de Pauline, terrassŽe par la perte de son fils, Ç met en place son univers, o la notion de " nuit " est capitale. È5. Il est le cri qui traverse les sicles et les gorges pour se dŽployer dans son souffle. Il est celui du Christ abandonnŽ des hommes et de son Pre. Il est celui de Job qui, devant lՎclipse tragique du Visage de Dieu introuvable de tous les points cardinaux, pressent son abandon, Ç Je crie vers Toi, et tu ne me rŽponds pas È6. Il porte,

1

Daniel SIBONY, Violence. TraversŽes, Paris, Le Seuil, 1998, p.66. Denis VASSE, Inceste et jalousie, Paris, Le Seuil, 1995, p.15. 3 Daniel SIBONY, op. cit. 4 ƒvelyne THOIZET, Ç Le Cri de la naissance È, Actes du colloque : Ç LÕEnfant dans lÕÏuvre romanesque de Sylvie Germain È, UniversitŽ dÕArtois, 26-27 mai 2005, Arras, Cahiers Robinson, n¡ 20, 2006, p.84. 5 Anne CLANCIER, Mareike WOLF-FƒDIDA et BŽatrice LEHALLE (table ronde animŽe par Alain Goulet) ; Ç Ouverture et rŽsonances psychanalytiques actuelles de lÕÏuvre de Sylvie Germain È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.293. 6 Job, 30,20. 2

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Ç aux limites de lÕarticulŽ et du son È1, celui de ThŽodore-Faustin qui, encore dans le ventre de sa mre, annonce sa prŽsence en faisant rŽsonner les vibrations de celui de sa grand-mre endeuillŽe. Surgi ˆ la surface de la mer, il se rŽpand jusque sur les terres et rŽsonne toujours de gŽnŽration en gŽnŽration, alors que la rŽponse reste inaudible, absente ou muette. Le cri, Ç ŽlŽment principal du paysage auditif du deuil È2, rompt Ç lÕenveloppe sonore È3 dŽcrite par Didier Anzieu. Le temps ne Ç tarde pas ˆ se lŽzarder sous le souffle corrosif des faits rŽcents et des dits bržlants de lÕHistoire [É] CraquelŽ, bousculŽ, fragilisŽ, le cocon originel sÕeffiloche, il b‰ille ˆ tous les vents [É] È (RV, 20), marquŽ par le traumatisme. Le cri maternel sÕenchevtre, pour un destin mortifre, au corps de son fils benjamin, Charles-Victor dont le propre cri, silencieux nÕest ŽcoutŽ ni interprŽtŽ par personne. Le parent, enclos dans sa douleur, ne peut tre tŽmoin de la portŽe de la souffrance de lÕenfant et rompt toute promesse de rencontre. La rŽalitŽ devient alors une illusion, ou un mensonge, pour celui qui reste sur le bas c™tŽ, abandonnŽ, livrŽ ˆ cet ŽlŽment de

transmission

inarticulŽ

qui

Ç sÕempare

de

lÕenfance È,

Ç lÕarrache

de

lÕenfance È et le Ç dŽtourne de la filiation È (LN, 12).

PlacŽ en tte du Livre des Nuits et de Nuit-dÕAmbre, Ç le cri est double car il se lance aussi bien vers le passŽ que vers le futur, exprimant la douleur des pertes passŽes et annonant la douleur des pertes futures. È4. Alors que Le Livre des Nuits se refermait sur une ouverture ou une promesse possible, Ç Le dernier mot nÕexiste pas. Il nÕy a pas de dernier non, de dernier cri. Le livre se retournait. Il allait sÕeffeuiller ˆ rebours, se dŽsÏuvrer et puis recommencer È (LN, 337), lÕincipit du roman Nuit-dÕAmbre prolonge cette idŽe comme si rien ne pouvait tre achevŽ. LÕacte de crŽation, laissant en suspens le cri lancŽ au dŽbut du diptyque, demande ˆ faire ˆ nouveau surgir les noms tombŽs dans lÕoubli, ˆ en restituer, reconstituer, les images et leur survivance. Il faut du temps pour que ce long travail de mŽmoire fasse son Ïuvre. Il faut deux tomes, comme il faut trois gŽnŽrations, pour que sÕarrache ˆ Ç lÕoubli le silence È (NA, 17) et encore, convient-il dՐtre en mesure de dŽchiffrer les pages. Il faut de la patience pour armer ses yeux, son ‰me, pour apprendre ˆ regarder, Ç ˆ contre-nuit È (LN, 18), la vŽritŽ criante. Peut-il y avoir une lisibilitŽ dans tant dÕoubli, de silence et de Ç noms devenus cris È (LN, 17) ? La thse de doctorat de Sylvie Germain,

1

Franoise DOLTO, GŽrard SƒVERIN (1977), LՃvangile au risque de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, coll. Points, tome I, 1980, p.66. 2 Isabelle DOTAN, Les Clairs-obscurs de la douleur. Regards sur lÕÏuvre de Sylvie Germain, op. cit., p.105. 3 Didier ANZIEU, Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1985. 4 ƒvelyne THOIZET, ibid.

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rappelle Mariska Koopman-Thurlings1, comprenait dŽjˆ en exergue la prŽsence du cri par la citation dÕEdmond Jabs2 que lÕon retrouvera au dŽbut de NuitdÕAmbre et qui invite ˆ une lecture programmatique du diptyque tout autant quՈ une interprŽtation de la dŽmarche de Charles-Victor : Que se passe-t-il derrire cette porte ? Un livre est en train dՐtre effeuillŽ. Quelle est lÕhistoire de ce livre ? La prise de conscience dÕun cri.

Les deux ouvrages fonctionnent en Žcho lÕun ˆ lÕautre, car le cri demande ˆ tre repris, compris et formulŽ. Ainsi que lՎcrit Bruno Blanckeman, Ç La ligne de fiction tracŽe par le premier tome est gommŽe par le second È3 par une mise en intrigue, qui crŽe un effet de suspens ˆ travers la perturbation de lÕordre gŽnŽrŽe par la guerre. Celle-ci a Ç coupŽ la parole des hommes, toute parole È (NA, 17), comme elle a coupŽ les racines et biaisŽ la mŽmoire. CÕest dorŽnavant le cri qui passe les gŽnŽrations et vaut pour inscription gŽnŽalogique : Ç ce cri qui sÕenta dans sa chair pour y plonger racines et y livrer combat, Žtai[t] venu[] dÕinfiniment plus loin dŽjˆ È (LN, 19). Le roman, repre BŽnŽdicte Lanot, opre un travail de reconqute transgŽnŽrationnelle du sens [É]. Pour lever la malŽdiction du cri originel, pour permettre la rŽconciliation, le rŽcit se fait ŽpopŽe de la mŽmoire, qute de la filiation. Le rŽcit ne raconte pas une qute, il est une qute. Il ne raconte pas une aventure, il est un acte : il rŽtablit la filiation brisŽe par le cri, il rend le cri ˆ sa vŽritŽ plurielle, ou pluri-gŽnŽrationnelle.4

LÕatteinte du premier cri oriente une lecture qui doit sÕeffectuer, selon ƒvelyne Thoizet, Ç ˆ rebours, en remontant jusquÕau dŽbut des temps È, dŽmarche ˆ laquelle nous convierait Ç le narrateur invisible du Livre des Nuits et de NuitdÕAmbre [É] celui-ci annonce, avec la paronomase cri/Žcrit/dŽsŽcrit/rŽcrit, la qute ˆ rebours du premier cri [É] È5.

1

Mariska KOOPMAN-THURLINGS, Sylvie Germain, la hantise du mal, Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques LittŽraires, 2007, p.31. 2 Edmond JABéS, Le Livre des questions, Paris, Gallimard, coll. Nfr, 1963. 3 Bruno BLANCKEMAN, Ç Sylvie Germain : Le livre des livres È, Lendemains (revue allemande de littŽrature franaise), Ç Der zeitgenšssische franzšsische Roman È, Dominique Viart (Žd.), n¡107108, 2003, p.89. 4 BŽnŽdicte LANOT-LEMOINE, LÕUnivers romanesque de Sylvie Germain : lÕimaginaire Žthique, thse de doctorat, dir. Alain Goulet, Caen, UniversitŽ de Caen, 14 dŽcembre 2001 [dactyl.], p.70. 5 ƒvelyne THOIZET, Ç Le cri de la naissance È, Cahier Robinson, op. cit., p.81.

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I-2.B Grandir dans lÕeffroi dÕun regard

De nombreux enfants germaniens sortent de lÕenfance brutalement par la venue dÕune catastrophe qui les condamne ˆ lÕexil de la solitude et aux profondeurs du chagrin. De la violence paroxystique de lՎvŽnement sՎlvent lÕombre du vide et lÕobscuritŽ de la nuit. Les petits riens des paradis enfantins, qui font Ç la couche inaltŽrable de la mŽmoire È1, sombrent alors dans la faille ouverte.

La

rupture

fissure

la

figure

parentale

aimŽe,

soudainement

mŽconnaissable, dont la schize se rŽpercute sur lÕenfant qui se voit entaillŽ dans la chair de son enfance. LÕirruption dysphorique du regard ou de la voix parentale ne permet plus que sՎcoule le temps de lÕenfance dans le lit de la lente croissance de la maturation. La violence Ç porte un coup dÕarrt au fil naturel de lՎvolution des hommes [É]. Lieu de la sŽparation radicale dÕavec le monde, dÕavec le temps et dÕavec soi [É] È2. LÕenfant se retrouve seul face ˆ lÕindiffŽrence des adultes, rejointe par celle de la nature qui, dans la lignŽe dÕAlfred de Vigny, ne peut offrir aucune consolation : Ç lÕindiffŽrence de la nature ˆ lՎgard de son chagrin, lÕavait stupŽfiŽ et, dÕun coup, il sՎtait retrouvŽ expulsŽ de lÕenfance. È (TM, 76). La capacitŽ du pre et de la mre ˆ tenir, selon la conceptualisation de Bion, son r™le de conteneur, nÕexiste pas ou nÕest plus adŽquate. La transformation soudaine du parent se manifeste par lՎtrangetŽ de son regard, mŽconnaissable : Ç Tobie fut saisi de panique ; jamais il nÕavait vu son pre ainsi. È (TM, 24). La mŽtamorphose atteint le geste, habituellement caressant, les Ç mains de ThŽodore se refermrent alors ainsi que des serres sur les Žpaules de lÕenfant È (TM, 25), celles dÕHannelore se dotent dÕune force Ç inou•e, terrifiante È pour arracher Ç Ferdinand hors de son lit, hors du sommeil. Hors de lÕenfance, dÕun coup. Des bras de Titan. È (EM, 79). Tobie nÕa pas besoin de comprendre lÕinjonction paternelle Ç dÕaller au diable È pour voir surgir en sa prŽsence la puissance de Ç celui qui divise È (diabolos) et condense les Ç forces dŽsintŽgrantes de la personnalitŽ È3. Aussi est-ce moins le dŽcs de lÕautre parent, que lÕimmŽdiate rŽpercussion de celle-ci sur le visage du parent, qui est conservŽe dans Ç les trŽfonds et les pŽnombres de sa mŽmoire È (EM, 78). La fracture inaugurale est celle de la perte du lien avec le parent, autant que la perte de celui-ci. CÕest dans ce sens-lˆ quÕil faut comprendre la notion de lÕeffondrement, dont Pierre FŽdida rappelle la puissance en prŽcisant quÕelle

1

J.-B. PONTALIS, Ç Les vases non communicants È, Perdre de vue, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, n¡351, 1988, p.171- 194. Texte initialement publiŽ, La Nouvelle Revue franaise, n¡302, mars 1978, p.172. 2 CŽcile NARJOUX, Ç LՃcriture des commencements de Sylvie Germain ou le lyrisme " au bord extrme du rve " È, Roman 20-50, n¡39, juin 2005, p.79. 3 Jean CHEVALIER, Alain GHEERBRANT, Ç Diable È, Dictionnaire des symboles, op. cit., p.352.

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Ç nÕest pas une image, ce nÕest pas une simple mŽtaphore : vŽritablement, dÕun seul coup, se dŽfait une expŽrience de lÕhumanitŽ È1. De cette expŽrience de la Ç dŽshumanitŽ È : [É] rŽsulte une complte dŽsorientation accompagnŽe de souffrances touchant aux identifications les plus ŽlŽmentaires. Quand se dŽfait le tissu psychique, cÕest le corps tout entier qui dispara”t en ne laissant subsister quÕune bien fragile apparence.2

Le vŽcu de Ferdinand convoque des angoisses de chute sans fin : Ç il avait battu lÕair de ses mains, avait t‰tŽ le vide, non pas tant pour trouver appui que pour retrouver son propre corps, sa peau dÕenfant tide et lŽgre [É] È (EM, 80). Son agitation fŽbrile signe la rŽgression dans un corps ˆ corps primitif qui efface son corps autonome et le place dans un Žtat de dŽtresse qui rappelle les ŽlŽments principaux du traumatisme de la naissance, thŽorisŽ par Otto Rank3. Les grandes discontinuitŽs

sensorielles,

parfaitement

rŽsumŽes

par

Genevive

Haag,

correspondent en tout point au vŽcu de Ferdinand : la perte de la peau, particulirement au niveau de la sensation de pression contre la peau du dos, colmatŽe plus ou moins par la continuitŽ de la voix, les enveloppements, le portage, et plus particulirement la tenue du dos et de la nuque ; la lumire trop Žblouissante ; la soumission aux flux gravitaires donnant sensation de chute sans fin si lÕobjet externe nÕest pas suffisamment portant, enveloppant, attractant par lÕodeur, la voix, et, plus ou moins rapidement, par le regard (le Ç brille È des yeux).4

La terreur sans nom dՐtre dŽpecŽ ne peut tre ressentie sans risque vital : Ç Il venait dՐtre arrachŽ [É] ˆ la tendre peau de lÕenfance, [É] DÕun geste de Titan qui dÕun coup Žcorcherait, ˆ vif, un cheval ou un homme, qui leur retournerait la peau comme on retire un gant. È (EM, 79). Les anxiŽtŽs primitives font effraction et la continuitŽ de lՐtre semble pulvŽrisŽe dans ce vŽcu dÕabandon. La catastrophe qui hante alors le psychisme est celle du dŽcramponnement dont la survenue plonge dans une Ç terreur sans nom È. La thŽorisation de Jean Laplanche, sur le traumatisme originaire ˆ partir de la mŽtabole, nous permet de saisir ce quÕil en est du passage des gestes ou des comportements de lÕadulte ˆ ce qui est vŽcu et reu par lÕenfant. Le corps et le psychisme de lÕenfant encaissent, non pas la signification du geste, mais ce qui en rŽsulte pour lui et 1

Pierre FƒDIDA, Ç LÕoubli, lÕeffacement des traces, lՎradication, subjective, la disparition È, Leon du 13 fŽvrier 2001, Humain/dŽshumain. Pierre FŽdida, la parole de lÕÏuvre, Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de psychanalyse, 2007, p.13. 2 Ibid., p.12. 3 Otto RANK, Le traumatisme de la naissance : influence de la vie prŽnatale sur lՎvolution de la vie psychique individuelle et collective : Žtude psychanalytique (1924), (Das Trauma der Geburt und seine Bedeutung fŸr die Psycho), trad. Samuel Jankelevitch, Paris, Payot, Coll. Science de lÕhomme, 1968. 4 Genevive HAAG, Ç Le moi corporel entre dŽpression primaire et dŽpression mŽlancolique È, Revue Franaise de Psychanalyse, octobre 2004, Tome LXVIII, p.1135.

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qui sÕinscrit en une coupure irrŽmŽdiable. CÕest le visage et le regard de la mre qui devient celui de MŽduse : Ç Au dessus de son visage renversŽ, en arrire, blme, [É] Son regard Žtait fixe. Il voyait avec effroi, dÕune hauteur qui lui semblait vertigineuse, un masque grimaant et tout ŽchevelŽ de sa mre dÕordinaire si soignŽe. È (EM, 79). Le regard tragique et figŽ de la mre, causŽ par la mort du fils ou du mari, surdŽtermine profondŽment le rapport au monde ˆ venir. Le regard ŽchangŽ dŽtruit la premire rencontre, anŽantit lÕenfant qui ne possde pas encore la capacitŽ de sÕopposer ˆ lÕarrivŽe massive de lՎvŽnement et fait dispara”tre ˆ jamais sa mre, Žchangeant Ç les affres de la nostalgie contre le cauchemar du dŽsespoir È1. Le parent ne sera plus jamais le mme, lÕenfance bascule alors en mme temps que la raison du parent. Il est possible, comme le fait ClŽop‰tre Athanassiou-Popesco, dÕassocier Ç le trou dans le regard, ce trou noir de la psychŽ, ˆ ce dans quoi sÕengouffre la psychŽ infantile au moment o, au lieu de recevoir de la mre rŽassurance et sŽcuritŽ, elle tombe dans une angoisse maternelle supŽrieure ˆ la sienne È2. LÕenfant sidŽrŽ, sÕimmobilise. Tout comme la Pleurante des rues de Prague, la mre se dŽfait de sa chair et de son sang, elle ne devient que Ç larmes, rien que des larmes. Elle nՎtait pas nŽe dÕune femme, mais de la douleur de tous et de toutes. È (PP, 34). Dans ce cas, Ç On ne peut, on ne doit jamais regarder de face cette femme. Tout comme on ne peut contempler sans Žcran une Žclipse solaire, sinon ce ne serait plus ensuite que tŽnbres pour les yeux. È (PP, 36). Par ailleurs, lՎtat de sidŽration et de prostration, consŽcutif au deuil, montre la difficultŽ dÕassocier aux images traumatiques rŽcurrentes, une image, un souvenir, une pensŽe nouvelle. La mort frappe dÕinterdit la parole sur les ŽvŽnements traumatiques, rend le langage caduc et empche toute tentative de mise en mots du traumatisme par les adultes, pour lÕenfant comme pour euxmmes. Paul Fuchs Žcrit, au sujet de Tobie des marais, que les enfants en grande souffrance, qui ne reoivent Ç Pas de mots [É], mme simples [É] ne se plaignent, ni ne revendiquent, se sentant responsables du malheur qui les frappe, voire coupables, prts "ˆ compara”tre" È3. Ainsi, le vŽcu traumatique reste de lÕordre de lՎprouvŽ et continue de faire appel au sens. Tobie, CharlesVictor ou Ferdinand sont livrŽs ˆ un encha”nement dÕimages sans signification : Ferdinand Ç ne savait pas sÕil dormait encore, sÕil faisait un cauchemar, ou sÕil Žtait bel et bien rŽveillŽ È (EM, 79), ils sont traversŽs dÕaffects dŽliŽs de toute 1

Paul-Laurent ASSOUN, Le Regard et la voix. Leons de psychanalyse, Paris, Anthropos, 2001, p.58. ClŽop‰tre ATHANASSIOU-POPESCO, ReprŽsentation et miroir : essai psychanalytique sur la naissance de la reprŽsentation et son rapport avec lÕimage observŽe dans le miroir, Paris, Ed. Popesco, 2006, p.80. 3 Paul FUKS, Ç Le rve-ŽveillŽ de Tobie È, Imaginaire & Inconscient, n¡11, Paris, LÕEsprit du Temps, 2003, p.98.

2

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reprŽsentation possible, source de la sidŽration ou de Ç lÕeffroi È freudien, qualifiŽ aussi de Ç corps Žtranger interne È ou de Ç rŽalitŽ irrŽelle È. Les liens qui tissent le rŽel, lÕimaginaire et le symbolique, se dŽsintriquent, et le trauma fige le sujet dans une sidŽration psychique : Ç Celui-ci avait beau ne rien savoir, il percevait tout avec une acuitŽ douloureuse ; tout, cÕest-ˆ-dire lÕimpossible, lÕinnommable : lÕintrusion subite du malheur. È (TM, 24). Selon les propos de J.B. Pontalis : Quelque chose a eu lieu qui nÕa pas de lieu. Ce qui dŽtermine tout le fonctionnement de lÕappareil est hors des prises de celui-ci. LÕimpensable fait le pensŽ. Ce qui nÕa pas ŽtŽ vŽcu, ŽprouvŽ, ce qui Žchappe ˆ toute possibilitŽ de mŽmorisation est au creux de lՐtre.1

Pour se dŽfendre du trop-plein dÕexcitation engendrŽ par la scne traumatique, lÕenfant met son Žnergie au service dÕun contre-investissement massif qui passe par une fragmentation de la perception. La prŽgnance du dŽtail signe le travail dŽfensif de lÕenfant par la focalisation sur dÕautres surfaces de contact. La violence, ainsi diffractŽe sÕengramme dans les replis de la peau, car cÕest le corps, soutient Anne Dufourmantelle, Ç qui est le lieu unique de la mŽmoire et du saccage de la mŽmoire È2. Le corps dans lequel se niche ou sÕenkyste ce qui, insaisissable est conservŽ Ç dans une mŽmoire ignorŽe que peut rŽveiller un toucher involontaire É È3. Pour Žchapper ˆ ce qui sՎprouve ˆ lÕintŽrieur, ˆ ce qui bouge dans les profondeurs du corps, Laudes-Marie comme Augustin, organisent des stratŽgies protectrices par des incantations ˆ caractre conjuratoire. La rŽpŽtition de la prire Ç Mane nobiscum, domine, advesperascit/Reste avec nous, Seigneur, le soir tombe È (CM, 30), ou la rŽcitation Ç dÕun ton mŽcanique ˆ toute vitesse, la liste des dŽpartements et de leurs chefs-lieux par ordre alphabŽtique È (LN, 114), encadrent la psychŽ gr‰ce au maillage de la toute puissance

de

la

pensŽe

magique

et

amnent

ˆ

un

vŽritable

Žtat

de

dŽpersonnalisation. LÕenfant, rappelle AndrŽ Green, Ç est sans dŽfense ; ou mieux, il nÕest que dŽfense. Incapable de modifier la rŽalitŽ qui lÕentoure, il nÕa dÕautre ressource que de modifier sa rŽalitŽ psychique en y installant des dŽfenses qui le mutilent gravement. È4. Le face ˆ face avec lÕinexistence, ou le risque dÕinexistence, accompagnŽe dÕune passivitŽ totale et de la rŽduction ˆ lՎtat de chose, conduisent Charles-Victor et Ferdinand ˆ trouver une rŽponse dans la violence. Par leurs actes, ils tentent de reprendre et de ne pas revivre ce

1

J.-B. PONTALIS, Ç PrŽface È, Jeu et rŽalitŽ. LÕespace potentiel, WINNICOTT Donald-Woods (1971), traduit de lÕanglais par Claude Monod et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, coll. Connaissance de lÕInconscient, 1975, p. XII. 2 Anne DUFOURMANTELLE, La Sauvagerie maternelle, Paris, Calmann-LŽvy, 2001, p.211. 3 Ibid., p.213. 4 AndrŽ GREEN, Ç LÕenfant modle È, LÕEnfant, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1979, p.50.

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qui a ŽtŽ subi, sans arriver ˆ se dŽprendre toutefois de la spirale de la violence gŽnŽrationnelle. Contrairement ˆ la souffrance, qui peut ouvrir ˆ soi-mme ou aux autres, la douleur dŽvaste les paysages enfantins Ç de haine et de ressentiment. [ÉElle] marque la perte de lÕinnocence et de lՎmerveillement enfantins, pour faire passer dans la douleur et la colre È1 qui vrillent le corps et dŽchirent le cÏur comme le ferait lÕinoculation dÕun poison. Les blessures de lÕenfance peuvent occuper toute la place dÕune vie. Maryse Vaillant Žcrit ˆ ce sujet que cette douleur Ç rŽduit la pensŽe et vide lÕespace relationnel. Elle emprisonne dans un Žtau sans pitiŽ le corps entier et lՉme avec, imposant sa seule prŽsence, sa seule force, sa seule rŽalitŽ. È2. Ainsi faut-il comprendre la question de lÕemprise qui traverse tout le roman Nuit DÕAmbre et accompagne le dŽveloppement de Charles-Victor qui expriment ses diffŽrentes composantes : crispation sur la sÏur, marquage territorial dans lÕantre de la vieille usine, pulsion dÕinvestigation, intrication de lÕamour et de la haine, endommagement ou anŽantissement de lÕobjetÉ Alors que Ferdinand reproduit lÕirruption maternelle et fait vivre ˆ sa sÏur les mmes vŽcus corporels qui furent les siens des annŽes plus t™t : Ç cette Žtreinte avait une odeur. Une odeur nausŽeuse [É] È (EM, 79), Ç sa mre en sa douleur venait de lui voler tout cela, elle avait tout dŽvorŽ [É] È (EM, 80).

I-2.C Les ramifications racinaires

La multiplicitŽ des sens quՎvoque le substantif arbre, du paradis perdu, de la croix, ˆ la gŽnŽalogieÉ, explique sans doute sa forte prŽsence ˆ lÕouverture des ouvrages comme ƒclats de sel ou Le monde sans vous. Se manifestant couchŽ ou dressŽ, isolŽ ou en fort, sa contemplation suggre le temps habitŽ Ç avec tŽnacitŽ, avec patience, tramant sans fin des songes sous son Žcorce grise, tissant et enlaant les fils ligneux de sa mŽmoire sŽculaire. È (ES, 16). LՎvocation de lÕarbre est Žgalement prŽgnante dans LÕInaperu, par son titre dÕabord, dont Alain Goulet3 rappelait, au cours de son introduction aux Actes du Colloque de Cerisy, quÕil fut initialement Arborescences ; par sa structure ensuite, que Jean-Baptiste Goussard rapproche dÕun Ç arbre gŽnŽalogique dont les ramifications, parfois fines et lointaines, unissent les personnages autour dÕun

1

Laetitia LOGIƒ, Ç Le corps mŽlancolique : prŽsence de lÕandrogyne dans lÕÏuvre de Sylvie Germain È, Sylvie Germain et son Ïuvre, op. cit., p.133. 2 Maryse VAILLANT, Il nÕest jamais trop tard pour pardonner ˆ ses parents, Paris, ƒditions de la Martinire, 2001, p.122. 3 Alain GOULET, Ç Introduction È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.16.

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tronc absent, dÕune branche morte. È1. LÕarbre sÕinvite ˆ chaque Žpigraphe pour ouvrir les chapitres2 afin de dŽployer la diversitŽ de ses sens et nourrir les nombreuses mŽtaphores qui filent au cÏur du roman. Les arbres et les arbustes se substituent ˆ une prŽsence maternante pour apporter ˆ Septembre et Octobre un Ç amour [É] vŽgŽtal È et transmettre jusquÕaux traits de caractres des personnages : Ç ce fut auprs dÕeux que Septembre apprit la si douce patience qui devait lui ouvrir sans fin le cÏur, et Octobre la si grande amertume qui devait lÕaffliger jusquՈ la mŽlancolie. È (NA, 69). Si lÕarbre est la succession des gŽnŽrations, le fruit de lÕarbre est le corps. De lÕhtre ˆ lՐtre qui interroge sa filiation et son enracinement, le passage est facilitŽ par le biais des racines qui souvent sont incertaines, tordues, cachŽes ou tranchŽes. Les personnages ne dŽlaissent pas le modle de lÕarbre pour Žvoquer lÕaltŽration de leur venue sur terre. Comme Jules Renard qui Žcrit dans son Journal, Ç JÕai appris trop de choses. JÕai trop grandi. Je ne peux plus me baisser jusquՈ mes racines È3, les personnages convoquent les racines et les troncs, les branches et les fruits pour donner image ˆ leur absence ou ˆ leur dŽgradation. Magnus est Ç un jeune homme anonyme surchargŽ de mŽmoire ˆ laquelle cependant il manque lÕessentiel Ð la souche È (M, 120), auquel Laudes-Marie serait susceptible de rŽpondre : Ç Mes racines, je me les Žtais inventŽes, inspirŽe pas les arbres. È (CM, 121). CÕest contre son tronc que peut sՎcraser la Simca que conduit le pre de Marie, cÕest contre sa reprŽsentation que lÕenfant butte lorsquÕil faut le remplir selon les consignes dÕun enseignant obtus et dŽpourvu dÕimagination. Lorsque ses contours sont prŽparŽs Ç pour englober quatre gŽnŽrations, pas une de plus È (In, 99), Marie nÕest pas en mesure dÕy nicher ses blessures secrtes. Le professeur, insouciant de la portŽe dÕune telle consigne, en disqualifiant et apposant une note mŽdiocre au dessin insolite, ne saura jamais que lÕon ne touche pas impunŽment ˆ ce qui concerne le sujet dans son histoire et la reprŽsentation quÕil peut en donner. LÕenfant sait que la Ç poignŽe de petites racines Žtait esquissŽe au pied de lÕarbre È ne peut tre suffisante pour maintenir debout un arbre qui Ç chavirerait au moindre coup de vent È et entreprend consciencieusement de pallier sa fragilitŽ en dotant Ç the family tree de racines aussi longues que robustes, capables de sÕenfoncer jusquÕau magma [É] È (In, 99). Charles-Victor agit, ˆ sa faon, le mouvement de rupture que Habiba Sebki dŽcrit pour traduire la Ç perpŽtuelle structuration o lÕindividu

1

Jean-Baptiste GOUSSARD Ç LÕesthŽtique du fragment dans la poŽtique de Magnus È, La Langue de Sylvie Germain " En mouvement dՎcriture ", op. cit., p.138. 2 Un chant ostyak ou Ç LÕinstantanŽ È, un pome de Serge Wellens pour Ç Le diaporama È, de Roger Giroux pour Ç Allons zÕenfantsÉ È, Jean Grosjean pour Ç La Gloriette È. 3 Jules RENARD, Journal, (1887-1910), Paris, Gallimard, coll. Bibliothque de la PlŽiade, 1960, p.254.

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Ç issu de lÕimmigration È1. Il est le personnage qui dŽcrte, incontinent, Ç Je hais les arbres ! È (LN, 33). Plus quÕil ne les dŽracine, il souhaite, dans sa pulsion anti-gŽnŽalogique, trancher leurs racines, en refusant leurs essences prŽdictives de lÕidentitŽ familiale : Ç SÕil avait pu il les aurait tranchŽes, toutes. Trancher toutes les racines des arbres, ˆ coup de hache, de couteau, faire saigner toutes les racines comme des muscles dŽpecŽs ! È (NA, 44). Il se situe dans ce que FŽlix Guattari caractŽrise des minoritŽs modernes, qui Ç ne sont pas la reconstitution

de

territoires

archa•ques,

mais

des

formations

totalement

2

originales de subjectivitŽ mutante et dissidente È . La question gŽnŽalogique se traite diffŽremment pour les deux frres, un if se dŽplace pour planter ses racines dÕarbre millŽnaire dans la terre de la fosse de Petit-Tambour, alors que Nuit-dÕAmbre, traversŽ dÕune volontŽ quasi hallucinatoire de se penser sans ascendants,

refuse

lÕenracinement.

Julia

Kristeva

voit,

dans

ce

dŽsir

dÕindŽpendance, un Ç dŽfi ˆ la prŽgnance parentale È qui procure Žgalement le plaisir de lÕ Ç homicide majeur. È3. La question de lÕorigine et de la filiation, en souffrance pour Nuit-dÕAmbre, se manifeste par lÕattaque des lignes de forces et de faiblesses transgŽnŽrationnelles de son arbre de vie. Il refuse de sÕatteler au gŽnogramme4 et rompt la filiation dans une identitŽ usurpŽe qui se fonde sur la nŽgation de lÕappartenance ˆ une lignŽe. La nature mme de lÕambre, rappelle Laurent Demanze, Ç [É] se recueille dans les encoches et les entailles des arbres autant dire dans une blessure gŽnŽalogique, voire dans une blessure du gŽnŽalogique È5. LÕarbre gŽnŽalogique voit ses branches et ses ramures perturbŽes dans leur agencement, ses fleurs et ses fruits atteints dans leur capacitŽ fŽcondante, en raison de lÕaltŽration de la fonction symbolique et du systme classificatoire causŽ par lÕacte incestueux originel.

Les origines incertaines interrogent la reprŽsentation quÕil est encore possible de se faire de son arbre gŽnŽalogique, lorsque sa figure se profile hors des schmes logiques traditionnels. La nature du sol rend lÕenracinement problŽmatique, et les ramifications fragiles mettent ˆ mal lÕimage de la force qui sՎrige dans lՎvolution de la hauteur, pour porter ˆ leur sommet une fŽconde inflorescence. Les racines ne sont plus ˆ mme de fouiller le sol et de sÕy enfoncer pour y puiser lՎquilibre, la force ascensionnelle et les sucs nourriciers nŽcessaires ˆ la

1

Habiba SEBKI, Ç IdentitŽ rhizomatique È, ParticularitŽs physiques et MarginalitŽs dans la LittŽrature, BouloumiŽ Arlette (dir.), Recherches sur lÕimaginaire, Cahier 31, Presses de lÕUniversitŽ dÕAngers, Angers, 2005, p.137-145. 2 Gilles DELEUZE, FŽlix GUATTARI, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrŽnie 2, Paris, ƒditions de Minuit, 1980, p.20. 3 Julia KRISTEVA, ƒtrangers ˆ nous-mmes, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1988, p.35. 4 Arbre gŽnŽalogique complŽtŽ par la mention de la nature du lien entre les membres de la famille. 5 Laurent DEMANZE, Ç Le diptyque effeuillŽ È, Roman 20-50, n¡39, juin 2005, p.67.

496

CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

fortification de la sve. Lorsque Flora Balzano Žcrit : Ç Mon arbre gŽnŽalogique provient du croisement dÕun tremble et dÕun saule pleureur. LÕimmigrantus errantissimus quÕon appelle, en latin dans le texte. ‚a pousse dans les sables mouvants. On ne peut en descendre quÕune ligne brisŽe È1, Laudes quant ˆ elle constate : Ç Mon arbre gŽnŽalogique est un bonsa• tout ŽbranchŽ, cul-de-jatte c™tŽ racines. È (CM, 14). Le sol nÕest pas seulement friable, il ne se prŽsente plus comme support pour Žtayer le sujet, qui aura ˆ inventer un nouveau rapport aux racines gŽnŽalogiques. Le modle de lÕarbre, pour dessiner ou classer la succession des gŽnŽrations occidentales, nÕest plus opŽrant lorsquÕelle se confronte ˆ lÕabsence dÕorigine. SciŽ ou tronquŽ, lÕarbre ne laisse pas deviner, au cÏur de ses couches gŽnŽratrices concentriques, lÕanatomie de son dŽveloppement. LÕabsence des anneaux de bois qui, se superposent au fil du temps,

ne

peut

livrer

les

circonstances

de

sa

croissance

et

de

ses

transformations successives issues de juxtapositions fertiles. En cela, la figure du rhizome, conceptualisŽe par Gille Deleuze et FŽlix Guattari, permet de penser la gŽnŽalogie qui dŽpasse les caractres de lÕarbre qui se prŽsente comme Ç point dÕorigine, germe ou centre ; il est machine binaire [É] axe de rotation, qui organise les choses en cercle, et les cercles autour dÕun centre ; il est structure [É] il a un avenir et un passŽ, des racines et un fa”te, toute une histoire, une Žvolution, un dŽveloppement [É] È2. Par sa structure extrmement confuse et ses traces dŽmultipliŽes et entremlŽes qui puisent ˆ la diversitŽ des sols, le rhizome prŽsuppose la coupure, le dŽracinement, la dissŽmination, et sied particulirement

au

sujet

qui

est,

selon

le

terme

de

Gilles

Deleuze,

dŽterritorialisŽ : Un rhizome ne commence pas et nÕaboutit pas, il est toujours au milieu, entre les choses, un inter-tre, intermezzo. LÕarbre est filiation, mais le rhizome est alliance, uniquement dÕalliance. LÕarbre impose le verbe Ç tre È, mais le rhizome a pour tissu la conjonction Ç etÉetÉet È3.

Les Žchos favorisant lÕarticulation entre les tres restent parfois inaudibles et le personnage, se vivant sans racine, ne se sent pas charnire entre deux gŽnŽrations. Pour Ornicar, le lien qui prŽexiste ˆ son existence de sujet est celui de la corde, dont le serrement du nÏud coulant, laisse Žchapper quelques gouttes dÕune substance sŽminale provoquŽe par la violence de la strangulation : Ç Au fond, racontait-il parfois, je suis peut-tre une sorte de mandragore. JÕai dž na”tre des spermes dÕun quelconque pendu tombŽs sur le sol dÕune terre

1 2 3

Flora BALZANO, Soigne ta chute, MontrŽal, ƒditions Triptyque, 1988, p.41. Gilles DELEUZE et Claire PARNET, Dialogues, Paris, Flammarion, 1977, p.33. Gilles DELEUZE, FŽlix GUATTARI, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrŽnie 2, op. cit.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

Žtrangre. È (NA, 223). LorsquÕune potence, ˆ la localisation incertaine, se dresse ˆ lÕhorizon comme unique arbre gŽnŽalogique, comment mieux valoir que la corde pour se pendre et ne pas sentir le vertige sous ses pieds qui restent comme suspendus dans le vide, balanant au dessus du niveau de la terre ferme ? Ornicar sÕidentifie ˆ la fragilitŽ dÕune plante qui donna lieu Ç au maximum de superstitions et de pratiques magiques È1, ce faisant, il rŽussit ˆ trouver de faon minime ˆ prendre place dans la lŽgende. Quel bruit de syllabes en effet Ç dans son nom, pour une oreille qui rve ! Les mots, les mots sont des coquilles de clameurs. Dans la miniature dÕun seul mot, il en tient des histoires È2, note Bachelard ˆ son Žvocation. Sa racine ˆ la forme fourchue, souvent comparŽe ˆ une forme humaine, ne cesse de crier son arrachement et semble laisser Žchapper le poison quÕelle contient, pervertissant jusquՈ la nature mme de son tre : Ç Tout en celui-ci Žtait indŽterminŽ, voire ambigu, son ‰ge, son origine, sa pensŽe, sa race mme. È (NA, 220). Le secret sur la naissance et lÕignorance de la filiation entra”ne une absence des images identificatoires et un vide existentiel : Ç Je ne suis rien de prŽcis, rien de dŽfinitif. En vŽritŽ je crois mme que je suis un animal qui nÕexiste pas [É] È (NA, 222). Insaisissable, parce quÕabandonnŽ, Ornicar ne peut se dŽfinir que par le procŽdŽ mnŽmotechnique des conjonctions de coordination visant ˆ tendre un filet par une convocation amplifiŽe de la liaison des ŽlŽments lexicaux ou syntaxiques, qui ne cesse pourtant dՎchouer. Mariska Koopman-Thurlings signale quÕAlain Goulet lÕa informŽe Ç quÕen outre Ornicar est le nom dÕune revue de psychanalyse lacanienne, crŽŽe en 1975 È3 ; ajoutons que le titre de la revue comportait un point dÕinterrogation qui prolongeait le questionnement initiŽ par la tradition scolaire auprs des jeunes enfants. Ce personnage met en question le rapport ˆ sa gŽnŽalogie dont le manque de coordonnŽes ne le renseigne pas sur le moment et le lieu o lÕon peut joindre lÕautre. Sans abscisses ni ordonnŽes, le repŽrage dans lÕespace, pour se situer est vouŽ ˆ lՎchec : moi-mme je ne suis jamais arrivŽ ˆ me mettre la main dessus. Cela fait pourtant un grand nombre dÕannŽes que je me cours aprs, mais rien ˆ faire, je suis insaisissable. [É] il avait beau fouiller dans sa mŽmoire, il lui Žtait impossible de retrouver des traces, des dates, des lieux et des tres pour circonscrire lՎvŽnement de sa naissance, lÕhistoire de son enfance et de sa jeunesse. [É]. (NA, 223)

LÕabandon inexpliquŽ interroge le dŽsir de ses gŽniteurs qui lÕont radicalement l‰chŽ et le secret qui a prŽsidŽ ˆ sa naissance. La qute anxieuse du lieu des origines est vouŽe ˆ lՎchec, le personnage a traquŽ lՎpreuve de sa survie en 1

Jean CHEVALIER, Alain GHEERBRANT, Ç Mandragore È, Dictionnaire des symboles, op. cit., p.609. Gaston BACHELARD (1957), La PoŽtique de lÕespace, Paris, PUF, coll. Quarto, 2008, p.164. 3 Mariska KOOPMAN-THURLINGS, Sylvie Germain, la hantise du mal, op. cit., note de bas de page p.75.

2

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

marchant ˆ la recherche de son tre, il sÕest heurtŽ ˆ ce qui ne lui renvoyait quÕun son creux, sans signification, du statut de lÕobjet Ç laissŽ tombŽ È. Ce qui, de lÕhistoire familiale, nÕa pas ŽtŽ reu et reprŽsentŽ, reste en stase sans tre inscrit. Avec un tel nom, le sujet ne peut soutenir aucun dŽsir et ne peut rŽpondre ˆ aucun appel, si ce nÕest de rester sans nom, comme un tre dŽshŽritŽ qui ne peut se tenir ˆ la proue de ce dernier. Sa naissance problŽmatique et la faille originaire le font se figer dans lÕinexistence de la rencontre et de lÕindŽfini. Ornicar sÕattelle ˆ lÕimpossible t‰che de produire, par ses poses figŽes et ses mŽtamorphoses animalires, sa propre identitŽ, selon ses humeurs, envies et dŽtresses. Faute dÕavoir ŽtŽ reconnu comme petit dÕhomme, il est condamnŽ ˆ Ç produire ce qui seulement se donne ou est donnŽ : sa vie, ce qui seulement se reoit originellement dÕautres ou dÕun Autre, dÕune unitŽ identique ˆ lÕAutre, dÕune rencontre, dÕune union, dÕun acte humain, dÕun symbole. È1. DotŽ dÕun Ç masque mal ajustŽ, dŽjˆ usŽ È plut™t quÕun Ç vrai visage È (NA, 221), mouvant et non ancrŽ, il tŽmoigne de la confusion de son identitŽ de sujet, comme si lÕimpossibilitŽ de sÕidentifier ˆ un tiers et ˆ une figure humaine, le faisait Žvider de tout ancrage corporel et symbolique. Lorsque la naissance survient de corps oublieux dÕeux-mmes, lÕorigine se nourrit de lÕoubli et de la disparition qui, peu ˆ peu gagnent le corps et lÕenvahissent graduellement de leurs zones obscures jusquՈ le dŽborder. La rigiditŽ, rempart contre lÕemportement de la mort, permet de ne plus laisser de prise ˆ lÕangoisse terrorisante, il est le regard de ce bestiaire, de tous ces regards hallucinŽs qui le pŽtrissent, le dŽforment et jamais ne le quittent. LÕidentitŽ dÕOrnicar oscille entre le mimŽtisme vŽgŽtal ou animal qui le fige dans des postures corporelles nŽes de lÕeffroi. La projection dans un corps dÕanimal le plonge dans un hors de luimme. Ornicar sՎvanouit dans lÕentre-deux dÕun monde, o lÕhumain et animal se mlent dans une immobilitŽ minŽrale, jusquՈ sÕanŽantir dans la faille de lÕinexistence et se pŽtrifier dans le nŽant psychique en lՎtat dÕune chouette harfang perchŽe sur lՎpaule de la statue de Balzac. Il nÕest pas anodin que la dŽcompensation survienne ˆ la vue du doigt dÕun enfant pointŽ dans sa direction qui semble convoquer la question de son identitŽ, il le Ç dŽnonait dÕun coup ˆ sa propre mŽmoire È (NA, 226) pour le renvoyer ˆ la connaissance imparfaite de soi.

Sa voix se brise dÕun coup, sa question Ç "ÉmaisÉ o ? ah ! mais o est

doncÉ ? " [É] sa question, sa raison, sՎtaient perdues lˆ, dŽfinitivement, comme prises de court, de vertige, par la rŽponse introuvable. È (NA, 227). LÕimpossibilitŽ

de

rŽpondre

dŽpasse

le

soupon

qui

anime

lÕentreprise

1

Denis VASSE, LÕOmbilic et la voix. Deux enfants en analyse, Paris, Le Seuil, coll. Le champ freudien, 1974, p.131.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

autobiographique. Comme le souligne J.-B. Pontalis la question nÕest plus : Ç qui suis-je ? È, Ç quÕai-je fait ? È, Ç dÕo je viens ? È. Mais : Ç o suis-je ? È, Ç de quoi suis-je fait ? È, Ç ˆ quoi suis-je asservi ? È et surtout peut-tre : Ç quÕest-ce qui me fait parler ? È1. Ornicar ne meurt pas, car pour dispara”tre il ežt fallu quÕil soit, il se minŽralise dans lÕeffroi dÕun questionnement qui ne lui donne ni le droit de mourir, ni celui de vivre. Le dŽfaut de nom ne peut confŽrer ˆ lÕexistence. Aprs son internement, lÕempilement des bocaux dÕexcrŽments, entreposŽs du sol au plafond, retrouvŽs ˆ son domicile nÕest pas ici ˆ rattacher au modle de la production valorisŽe Ç parce que premier produit crŽŽ par lÕhomme È2 proposŽ par Denis Vasse et repris par Isabelle Dotan3. Le sympt™me dÕOrnicar Žnonce ˆ la fois sa vocation de dŽchet et son incapacitŽ ˆ concevoir ce qui peut lui Žchapper comme un objet diffŽrenciŽ destinŽ ˆ la perte. LÕombre inquiŽtante de la psychose se projette sur ses restes rangŽs mŽticuleusement pour les garder par devers soi. Serge Leclaire voit dans cette faon Žloquente de mimer, Ç sur un mode dŽrisoire, une activitŽ subjective inconsciente [É]. CÕest lˆ, dans la marge, qui reste, sans nom, sans lieu, le trs traditionnel comparse du sujet, lÕobjet en son obscuritŽ premire. Ainsi lÕinconscient rŽvle-t-il ˆ lÕanalyse le plus insaisissable de ses ŽlŽments constitutifs, lÕobjet, comme sa part dÕombre, aussi dense et innominŽ que la substance mme de notre corps. È4

Le besoin dÕenracinement est fondamental, il se faonne parfois dans lÕinvention de racines qui offre ancrage en souplesse et libertŽ, il provient Žgalement du disparu dont le souvenir favorise le soutien et Žvite la chute. Moins comme un aimant qui attirerait le vivant dans le royaume des morts, tel que le redoute la petite Marie, mais comme une boussole qui facilite le maintien du cap par un discret Žtayage. LÕarbre nÕest plus le symbole qui permet de se pencher vers ses racines, mais celui qui favorise lՎlŽvation du regard. Ç Arbre qui savoure / La vožte entire des cieux È5 selon Rilke. Ainsi le pre de la romancire, Ç fait de poussires dՎtoiles et il habite cette terre qui porte le poids de son corps, qui garde la trace de ses pas. Et ce poids est tel que sÕil Žtait retranchŽ de la terre ma propre assise au monde en serait transformŽe, blessŽe, radicalement. È6.

1

J.-B. PONTALIS, Ç Derniers, premiers mots È, Perdre de vue, op. cit., p.335-360. ExposŽ prononcŽ aux Ç Rencontres psychanalytiques dÕAix-en-Provence È, juillet 1987, et publiŽ dans lÕouvrage collectif LÕAutobiographie, Paris, Les Belles Lettres, 1988, p.347. 2 Gilbert DURAND, Les Structures anthropologiques de lÕimaginaire, Paris, Presses Universitaires de France, 1960, p.132. 3 Isabelle DOTAN, Les Clairs-obscurs de la douleur. Regards sur lÕÏuvre de Sylvie Germain, op. cit., p.111. 4 Serge LECLAIRE, On tue un enfant. Un essai sur le narcissisme primaire et la pulsion de mort, Paris, ƒditions du Seuil, coll. Points, 1975, p. 85. 5 Rainer Maria RILKE, Pomes franais. 6 Sylvie GERMAIN, Ç KalŽidoscope ou notules en marge du pre È, Voies de pres, voix de filles, Adine Sagalyn (Žd.), Paris, Maren Sell & Cie, 1988, p.57.

500

CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

Laudes-Marie, Ç gamine sans pedigree È se crŽe une gŽnŽalogie avec la nature qui favorise lՎmergence dÕune filiation avec des cerisiers sauvages ˆ la gracieuse Ç blancheur mousseuse È (CM, 62). Languissant de ses parents, Laudes-Marie se sent interpellŽe par les merisiers dansants et vit la mme expŽrience troublante que le Narrateur de La Recherche lorsque, en voiture avec sa grand-mre et Mme de Villeparisis, il reconna”t la prŽsence de son propre destin dans la vision de trois arbres : je les voyais bien, mais mon esprit sentait quÕils recouvraient quelque chose sur quoi il nÕavait pas prise [É]. Fallait-il croire quÕils venaient dÕannŽes dŽjˆ si lointaines de ma vie que le paysage qui les entourait avait ŽtŽ entirement aboli dans ma mŽmoire ? [É] Comme des ombres, ils semblaient me demander de les emmener avec moi, de les rendre ˆ la vie.1

LÕappropriation de figures ancestrales assure le faonnement de racines multiples, suffisamment solides et consolatrices. Laudes-Marie sÕorigine en deux mondes, le minŽral et le vŽgŽtal, qui coexistent sans la menacer. La fluiditŽ de la musique du vent dans les feuillages devient partition du chant maternel et rejoint, en sa verticalitŽ, la soliditŽ grandiose de la montagne, pour porter songes et racines doucement entremlŽs ˆ la surface de sa conscience. La profondeur du sol nÕa plus rien ˆ voir avec ses racines inventŽes qui poussent Ç sur un mince socle de terre caillouteuse saillant au-dessus dÕun ravin ; leurs racines pendent en partie dans le vide, les radicelles sՎchevellent en libertŽ È (CM, 121). Les racines aŽriennes nÕont rien ˆ envier au chne enracinŽ dans un sol profond : Ç Ë dŽfaut de majestŽ, lÕarbuste en suspension jouit de toute part de lÕespace, ses racines aŽriennes jouent autant que ses branches avec la pluie, avec le vent, avec les oiseaux, les insectes et les nuages, et avec les Žtoiles. È (CM, 122).

1

Marcel PROUST, Ë lÕombre des jeunes filles en fleur, Ë la Recherche du temps perdu (1913-1927), Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, tome II, 1987.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

I-3 LÕarbre gŽnŽalogique des noms

I-3.A Un nom ˆ porter ou ˆ inventer

Dans un texte romanesque, le nom propre est un lieu sŽmantique trs riche. Ç Prince des signifiants È1 pour Roland Barthes, il disperse ou regroupe le Ç sens È

du

personnage

selon

Philippe

Hamon2.

Dans

son

Žtude

sur

lÕonomastique dans lÕÏuvre dÕHenri Bosco, Nathalie Bertrand met en Žvidence que le choix des noms propres par un auteur permet lÕidentification des personnages sans se confondre ˆ un simple Žtiquetage. Le nom en effet possde une fonction romanesque et se prŽsente comme un texte, bref et dense : Sur un nom, par lÕattente quÕil crŽe ou par ce qui sÕest passŽ, le rŽcit dŽpose des images qui orientent ce que le lecteur attend du lieu ou du personnage. A la fois index et symbole, les noms propres sont plus ou moins motivŽs puisquÕils connotent le texte et quÕils renforcent ainsi lÕensemble signalŽtique de lÕÏuvre.3

Au questionnaire que CŽcile Narjoux adresse ˆ Sylvie Germain concernant son mode de crŽation, la romancire rŽpond que la plupart des noms propres de ses personnages lui viennent Ç spontanŽment ˆ lÕesprit, certainement "dictŽs" par des rŽminiscences obscures, des jeux de sonoritŽs. Il y en a aussi que je dois inventer sans inspiration prŽalable ; je choisis au "son". È4. LÕauteure souligne un choix qui ne relve pas de lÕarbitraire, mais sÕattache ˆ la fonction poŽtique des noms et ˆ leurs sonoritŽs Žvocatrices et suggestives. Le personnage romanesque se donne ˆ lire par une appellation, par un nom Ç ˆ la fois signalŽtique et signifiant, il sÕinscrit parmi les autres signes textuels selon un fonctionnement particulier qui varie dÕun auteur ˆ lÕautre. È5. Nous repŽrons le choix et lÕusage des prŽnoms comme autant de signifiants qui, ˆ lÕinstar des marques, sÕinscrivent et se lisent sur le corps de lÕenfant, tels Ç des tatouages de lÕinconscient.

Transmissions

magiques,

malŽfiques,

toute-puissance

de

la

pensŽe, reviviscence de lÕarcha•que, peur et dŽsir mlŽs. È6. Le nom des personnages tient son efficacitŽ et sa valeur opŽratoire tant™t de sa signification, tant™t de lÕimportance symbolique qui consiste ˆ nommer un nouvel tre. En son 1

Roland BARTHES, Ç Proust et les noms È, Le DegrŽ zŽro de lՎcriture suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Seuil, coll. Points, 1972, p.121-134. 2 Philippe HAMON, Le Personnel du roman, Genve, Droz, 1983, p.135. 3 Nathalie BERTRAND, Ç Noms et prŽnoms dÕenfants dans lÕÏuvre de Henri Bosco È, Cahiers Robinson, Ç Henri Bosco : Rver lÕenfanceÉ È, Christian Morzewski (dir.), Arras, UniversitŽ dÕArtois, n¡4, 1998, p.148. 4 Sylvie GERMAIN, correspondance courriel avec CŽcile NARJOUX effectuŽe en 2009 en appui sur questionnaire, Ç Promenade en "germanie" È, La langue de Sylvie Germain "En mouvement dՎcriture", op. cit., p. 225. 5 Diane PAVLOVIC, Ç Du Cryptogramme au nom rŽflŽchi. LÕonomastique ducharmienne È, ƒtudes Franaises, 23, 3, 1988, p. 89. 6 Claude REVAULT DÕALLONNES, ætre, faire, avoir un enfant, Paris, Plon, 1991, p.61.

502

CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

entier ou dans certains aspects, le prŽnom sÕinscrit dans lÕhistoire familiale dont il contient

Ç maintes

transformations

scories

traduisent

et

traces.

lÕinconscient

RŽpŽtitions,

transgŽnŽrationnel

changements È1.

Selon

et Jo‘l

Clerget, le nom rassemble et concentre en lui la multiplicitŽ des liens qui arriment un petit dÕhomme dans son appartenance lŽgitime ˆ lÕhumanitŽ. Ç Subjectivement, la personne nÕa pas de nom, elle est son nom È2, Žcrit Pierre Legendre, sous cet angle, sans nom, lՐtre nÕa pas dÕexistence. La dŽnomination des tres fut pour Jacques Bril probablement Ç la premire acquisition du langage humain È, en tant que parole dŽnominatrice elle est potentiellement dangereuse et comporte des interdits trs stricts et des rgles particulires dÕattribution selon les sociŽtŽs. Le nom, Ç ŽlŽment prototypique du langage, recle ainsi une vertu mortifre et lÕexistence sociale quÕil confre au sujet lÕassocie aux contraintes de toute nature par lesquelles les sociŽtŽs se proposent de gŽrer lÕinstinct. È3. Les prŽnoms dÕune famille ne sont pas donnŽs par hasard, ou si rarement, ils appartiennent ˆ une lignŽe dans laquelle chaque enfant qui na”t est un maillon dans la cha”ne des gŽnŽrations et est destinŽ ˆ remplacer ses grands-parents dont il porte souvent le prŽnom. Le prŽnom prŽcde lÕenfant et dŽjˆ lÕinforme. Ainsi Charlam BŽrynx porte-t-il le Ç double prŽnom hŽritŽ de ses deux grands-pres, Charles et AmŽdŽe È (Im, 18) quÕil rŽduit ˆ un vocable de deux syllabes. Il souhaite transmettre ˆ son tour ˆ ses petits-fils cette balise fondamentale pour lui, dans lՎcoulement dÕune histoire o lÕenfant se sentirait autant porteur des vertus de lÕanctre que Ç portŽ par les termes dÕune dŽcision qui lui vaut parfois, sinon toujours, ordre de mission È4. Le foisonnement des prŽnoms du Livre des Nuits et de Nuit-dÕAmbre condense lÕimportance de lÕonomastique germanienne, brillamment ŽtudiŽe tant par ƒdith Perry que Franoise Rullier-Theuret5, que nous nÕapprofondirons pas, nous contentant de soulever quelques points saillants utiles ˆ notre propos. Les prŽnoms des PŽniel, dont le patronyme figure la lutte originelle avec lÕange, marquent une histoire et un destin. Ils dŽtiennent les ŽvŽnements familiaux autant que les fissures historiques, et symbolisent la rupture du sicle autant que le passage du monde fluvial au monde terrestre. Aprs la perte du prŽnom lignagier dans les champs de bataille, la transmission est interrompue et le fil des gŽnŽrations est brisŽ

1

Jean-Pierre DURIF-VAREMBONT, Ç Du pronom au visage, lÕappel du nomÈ, Spirale, coordonnŽ par Jo‘l Clerget Ç Son nom de bŽbŽÉ Nomination et choix de prŽnom È, Ramonville Saint-Agne, ƒrs, n¡19, 2001, p.134. 2 Pierre LEGENDRE, Filiation, tome IV, Fayard, 1990, p.15. 3 JACQUES BRIL, La Mre obscure, Bordeaux-Le-Bouscat, LÕEsprit du Temps, coll. Perspectives psychanalytiques, 1998, p.151. 4 Aldo NAOURI (1998), Les Filles et leurs mres, Paris, Odile Jacob, coll. Poches, 2000, p.221. 5 ƒdith PERRY, Ç LÕenfance des noms È, Cahiers Robinson, n¡20, op. cit., p.121-130 ; Franoise RULLIER-THEURET, Ç Les PŽniel et la multiplication des noms È, La Langue de Sylvie Germain "En mouvement dՎcriture", op. cit., p.65-82.

503

CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

dans une dŽmarche active de renoncement. Le prŽnom de lÕanctre ne sera pas redonnŽ ˆ un autre enfant, car rien nÕest moins sžr quÕil vive assez pour le transmettre ˆ son tour. Les personnages, dont certains Ç Žpisodiques et peu caractŽrisŽs È, semblent avoir comme principale fonction Ç de procrŽer et de nommer È1. Ils sont identifiŽs par des noms qui affichent leur irrŽalisme et ne retiennent lÕattention que par le foisonnement et lÕaccumulation de leurs prŽnoms et de leurs surnoms, comme si la tentative premire de survie transitait par le surnumŽraire nominal afin de conjurer le sort tragique de la disparition. Le sabre du Uhlan qui a tranchŽ les racines du nom paternel et divisŽ le visage de ThŽodore-Faustin, scinde jusquՈ son nom mme : Ç DÕun c™tŽ ThŽodore et de lÕautre Faustin, sans plus de trait dÕunion, et un dialogue incessant confrontait les deux morceaux. È (LN, 48). Aussi, la multiplication des prŽnoms doubles et des traits dÕunion posent linguistiquement et graphiquement Ç la question de lÕidentitŽ et de la cohŽrence au niveau de la personne È2 qui risque, ˆ tout moment,

dՐtre

remise

en

question.

La

filiation

subit

un

nouveau

bouleversement aprs la Shoah. Le nom patronymique de lÕenfant, escortŽ dÕun ou plusieurs prŽnoms, nÕest plus la garantie de son identitŽ jusquՈ la fin de ses jours et mme au-delˆ. Le nom rŽdigŽ sur un acte de naissance ne se voit pas assurŽ de se Ç pŽtrifier sur sa tombe et [de] le reprŽsenter dans la mŽmoire des survivants, chair dÕune image mentale que le temps estompera peu ˆ peu. È3. Ce que Dominique RabatŽ analyse au sujet du rŽcit littŽraire dÕun sicle Ç trouŽ en son centre È, vaut pour la famille PŽniel et lÕÏuvre de nomination : il y manque la pice principale, celle qui pourrait servir de pierre de touche, ou de clŽ de vožte. Cette bŽance [É] fonctionne comme un trauma indŽpassable, attirant par le vide le mouvement prolifŽrant de la parole.4

Quelle mŽmoire en effet, Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup peut-il garder de ce sicle dont il mesure lÕimpact de lÕhorreur, de la violence des crimes et de lÕextermination de masse ? La dimension du deuil, du dŽsenchantement et de lÕabandon, ne permettent plus dÕinvestir lÕenfant dans la promesse quÕil contient : Ç Les derniers fils de Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup. Il ne leur fut mme pas donnŽ de prŽnoms. - " Les noms des saints et des archanges portent malheur ", avait dŽclarŽ Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup. È (NA, 64). Les enfants nÕont plus ˆ rŽpondre ˆ lÕappel de leur nom. Aucun autre ne sÕadresse ˆ eux dans la volontŽ de les engendrer, dans le dŽsir de leur parler comme un acte vital. LÕassociation que 1

ƒdith PERRY, ibid., p.122. Toby GARFITT, Ç Pour dŽchiffrer le monde È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Paris, LÕHarmattan, 2003, p.210. 3 ƒdith PERRY, op. cit., p.121. 4 Dominique RABATƒ, Ç Singulier pluriel È, ƒcritures du ressassement, ModernitŽs, Presses Universitaires de Bordeaux, n¡15, 2001, p.17. 2

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

propose Jo‘l Clerget entre lÕarbre gŽnŽalogique et lÕarbre grammatical des noms nous semble ici tout ˆ fait judicieuse : LÕarbre gŽnŽalogique ordonne les noms dans un systme rŽglŽ de places dŽfinies, quelle que soit la composition de la famille. [É] Ses ramures imposent une classification dans les gŽnŽrations pour les engendrŽs que nous sommes, sujet comptant et comptŽ parmi les vivants et les morts. [É] EngendrŽ par le nom qui nous appelle ˆ la vie. EngendrŽ dans lÕappel de paroles qui interprtent notre corps en lui donnant vie et nous intiment ˆ rŽsider comme sujet dans lÕespace de ce corps.1

Les racines nominales tranchŽes et perdues dans la bouche ensanglantŽe de ThŽodore-Faustin, comme autant de dŽracinement Žtymologique, se rŽpercutent dans la blessure des places confŽrŽes par les noms, qui ne sont plus reus pour tre partagŽs dans lÕhumanitŽ avec les autres hommes. Le destin de la famille semble scellŽ et ne sÕouvre plus sur la dimension du souvenir, or Ç Il est du devoir des vivants dÕexhumer de lÕoubli les noms, les visages de ces morts dont la voix et les pas sonnent toujours, en creux, sous la peau du prŽsent. È (CV, 22). La dimension sacrŽe nÕest plus opŽrante, la temporalitŽ terrestre reprend le dessus. NŽs ˆ la Ç croisŽe de deux mois È, Septembre et Octobre font rŽsider en leurs prŽnoms lÕindŽcision ainsi que la contradiction de la naissance gŽmellaire. LÕacte de nomination nÕest plus associŽ ˆ celui de faire advenir un tre ˆ lÕexistence, dans et par le langage, il se rŽsigne ˆ apposer Ç quelque vocable È et de Ç surnomme[r] en attendant mieux È Ç les deux derniers rejetons de la horde PŽniel È (NA, 64). La notion mme de la transmission familiale est anŽantie, le qualificatif de Ç horde È signale le retour ˆ lÕerrance ou ˆ la sŽdition dÕune famille qui ne peut plus sÕancrer, ou concevoir lÕhistoire dans une inscription qualification

humaine qui ou

en

tŽmoigne de

signification

È2.

lÕexistence dÕun

sujet donnŽ

Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup

et

Ç en

Mahaut

inventent un systme pour se sŽparer ˆ la fois de leur fonction parentale et des enfants ˆ qui ils ont donnŽ le jour. CÕest aux enfants quՎchoit la laborieuse construction dÕune identitŽ dont les parents ont mesurŽ, ˆ leur faon, toute la prŽcaritŽ : Ç Les noms a vous vient avec lՉge, a pousse avec le corps. Ils sÕappelleront comme ils voudront, plus tard, quand la vie leur donnera une histoire. È (NA, 64). Non concomitants du temps de la naissance, les prŽnoms ne signent pas lÕacte de naissance qui reconna”t symboliquement lÕenfant dans la succession des gŽnŽrations selon les lois de la gŽnŽalogie, des traditions, des appartenances socio-culturelles ou des avatars de lÕhistoire familiale. Les parents se retirent dÕune identitŽ ˆ fournir et laissent le soin aux jumeaux de se lancer 1 Jo‘l CLERGET, Ç Son nom de fils dans la citŽ des pres È, Spirale, coordonnŽ par Jo‘l Clerget Ç Son nom de bŽbŽÉ Nomination et choix de prŽnom È, op. cit., p.33. 2 Jo‘l CLERGET, Ç Son nom de bŽbŽÉ Nomination et choix de prŽnom È, Spirale, ibid., p.11.

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dans la conqute de leur prŽnom, dans une mŽtaphore sÕapprochant du trouvŽcrŽŽ de Winnicott. Ce fait Ç met en lumire lÕorigine et la nature hŽtŽrognes du sujet psychique È1 qui nÕa plus sa place parmi les siens. LÕarbre de la gŽnŽration nÕinscrit plus dans la ramification de ses branches tronquŽes une dimension symbolique qui donne ˆ chacun une place irremplaable et insubstituable.

Alors que les noms propres pour Paul RicÏur Ç se bornent ˆ singulariser une entitŽ non repŽrable et non divisible sans la caractŽriser, sans la signifier au plan prŽdicatif, donc sans donner en elle aucune information È2, ils peuvent, pour son dŽtenteur, porter le poids dÕun passŽ indigeste. Comment se faire un nom et rŽussir ˆ le porter sans avoir ˆ le supporter ? Sabine nÕaime pas son prŽnom et constate amrement Ç je nÕaime rien de ce que mes parents mÕont donnŽ. È (In, 147). Elle sait bien que son prŽnom revt une importance fondamentale dans la structure de son sujet dans la mesure o il se fonde sur le dŽsir de ses parents. Le nom quÕelle porte est choisi Ç en fonction de cette place o est encha”nŽe sa subjectivitŽ È, car, en nommant lÕenfant, ce quÕon dŽsigne Ç cÕest ce qui est projetŽ sur lui en tant quÕhŽritier signifiant, cÕest par ce biais que lui est assignŽe sa premire place sur le plan relationnel. È3. Le fait dՐtre nommŽe Ç Sabine È rassemble et concentre, en ce prŽnom, lÕimaginaire parental dont il porte les traces et indique bien la crŽance et la dette symbolique de sa condition de sujet. Sabine ne se leurre pas cependant et sait quÕelle ne peut na”tre dÕelle-mme, elle Ç fait avec È et se contente de porter un regard critique sur ceux qui lÕont engendrŽe. Elle nÕaime pas son prŽnom certes, mais le sens de celui-ci nÕa pas pour vertu de destin, Ç lÕidentification totale ˆ son nom Žtant tout aussi destructrice que lÕabsence de portŽe symbolique dÕune nomination de pure forme. È4. Alors quÕun prŽnom prend pour sa propriŽtaire les relents dÕun Ç prŽnom vieillot, que je nÕai pas aimŽ, surtout le diminutif dont tout le monde mÕaffublait Jojo ! [É] Ð Pas mieux, aussi moche, cÕest Jo‘lle ! È, AurŽlien lui, y dŽcle

une

dimension

poŽtique

associŽe

ˆ

la

savoureuse

dimension

Žtymologique : Ç Mais Jo‘l nÕa rien de moche, la sonoritŽ en est lŽgre, fluide, et son sens ne manque pas dÕallure, cÕest une sacrŽ tautologie [É] È (HC, 89). Il est des personnages cependant qui, comme les Žcrivains, renversent la filiation et sÕattribuent leur nom : Ç Le nom de lÕauteur nÕest jamais le nom du pre. Le

1 Guy ROGER, Ç Les enjeux de lÕimprescriptible tiercŽitŽ È, Topique, Revue Freudienne, Ç La fonction paternelle È, Le Bouscat, LÕEsprit du Temps, n¡72, 2000, p.51. 2 Paul RICÎUR, Soi-mme comme un autre, Paris, Le Seuil, LÕOrdre Philosophique, 1990, p.41. 3 Piera AULAGNIER, Ç Remarques sur la structure psychotique È, La Psychanalyse, n¡8, 1963, p.48. 4 Jean-Pierre DURIF-VAREMBONT, Ç Du pronom au visage, lÕappel du nomÈ, Spirale, coordonnŽ par Jo‘l Clerget Ç Son nom de bŽbŽÉ Nomination et choix de prŽnom È, op. cit., p.134.

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pre, en tous les sens, y est refait. È1. Face ˆ la rŽsonnance creuse, ou au dŽgožt que leur Žvoque leur nom, ils sÕattribuent le plaisir de se renommer, parfois dans lÕespoir de faire Ïuvre de leur vie ainsi renouvelŽe et jouent pleinement le projet existentialiste sartrien, Ç LÕhomme est non seulement tel quÕil se conoit, mais tel quÕil se veut [É], lÕhomme nÕest rien dÕautre que ce quÕil se fait È2. LÕacte dÕauto-nomination signale la sortie dŽfinitive de lÕautoritŽ paternelle dans lÕexistence du fils et facilite lÕillusion dÕune seconde naissance par le rejet de lÕidentitŽ du pre qui a transmis son patronyme. Lorsque CharlesVictor choisit de sÕembarquer dans la vie sous le nom du Prince-Trs-Sale-etTrs MŽchant, il se dŽmarque dÕune destinŽe ˆ accomplir ou ˆ rŽpŽter. En faisant dispara”tre dans le silence et lÕoubli lÕidentitŽ paternelle fragilisŽe, il balaie catŽgoriquement toute tentative dÕassimilation ˆ celui qui est de si peu de poids. Mais,

comme toutes les

initiatives de Charles-Victor,

celle-ci reste trs

ambivalentes puisque, ce faisant, il redouble le refus du nom du pre que ThŽodore Faustin avait, avant lui, inaugurŽ et poursuit la tradition familiale en sÕattribuant une nomination surnumŽraire. Nadine Vasseur, qui Žcrit avoir toujours aimŽ rver sur lÕextravagante polyphonie du Moi de Stendhal et la profusion de ses pseudonymes, se demande si ces nombreux masques Žtaient Ç lÕeffet de la "laideur", quÕon lui supposait et quÕil se supposait lui-mme È3. Elle intensifie le questionnement en se demandant sÕil sÕagit Ç dÕun Moi de surcro”t ou dÕun Moi de rechange ? De nom pour vivre ou pour mourir ? È4. Le choix du pseudonyme se situe hors des chemins de la transmission, pas plus quÕil est transmis, il ne se transmet et se tarit avec son inventeur.

En se renommant, les personnages se choisissent une gense et se construisent une antŽrioritŽ ˆ leur convenance en Žlaborant le mythe de leurs origines. Ils bouleversent Žgalement lÕordre gŽnŽrationnel puisque la nomination appartient aux parents : Ç La place que lÕenfant tient dans la lignŽe selon la convention des structures de la parentŽ, [É], les cadres de lՎtat civil et mme ce qui dŽnotera son sexe È5. Pour lÕhŽro•ne de la nouvelle LÕh™tel des Trois Roses, le nom nÕest pas immuable et peut se modifier selon son dŽsir pour prendre lÕorientation dÕune vie qui se veut nouvelle. Sa personnalitŽ, caractŽrisŽe par lÕorgueil et la fiertŽ, se fige dans la ma”trise absolue : Ç Depuis lÕenfance elle avanait droit devant elle, sans jamais se retourner ni faire de pause, toute tendue par une

1

Michel SCHNEIDER, Maman, op. cit., p.63-64. Jean-Paul SARTRE, LÕExistentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1946. 3 Henry Beyle, Henri Brulard, TimolŽon Dubois, William Crocodile, Cornichon, Lisio Visconti, Louis Alexandre Bombet et enfin Stendhal. 4 Nadine VASSEUR, Le Poids et la voix, Paris, Le temps quÕil fait, 1996, p.124. 5 Jacques LACAN, Les ƒcrits, op. cit., p.653. 2

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tenace ambition de rŽussite et un souci constant de perfection. È (Htr, 215). En voulant sՎchapper des limites imposŽes par la durŽe physique contraignante et de la soumission ˆ lÕordre symbolique, elle choisit son identitŽ civile et crŽe sa propre autarcie. Le contr™le passe par lՎradication ou la distorsion de la nomination : Ç Trs t™t elle avait changŽ de prŽnom, dont elle nÕavait conservŽ que lÕinitiale, de Denise, prŽnom quÕelle jugeait trop ordinaire, elle Žtait devenue DaphnŽ.È

(Htr, 215). LÕordinaire de la filiation et de la parentŽ rŽelle est

remodelŽ par la volontŽ de DaphnŽ qui modifie imaginairement ses liens ˆ ses parents, les rabaissant et les exaltant tout ˆ la fois. Le choix actif et rŽflŽchi de lÕauto-nomination

puise

ˆ

la

mythologie

classique

pour

fortifier

un

Moi

dŽficitaire : Ç Ce nom de vierge chasseresse transformŽe en laurier lui seyait mieux ; elle se sentait en plein accord avec le symbolisme de gloire acquise par la victoire de lÕesprit et du courage qui Žtait attachŽ ˆ lÕarbuste dÕApollon. È (Htr, 215). Elle sÕattribue un pre prestigieux en la personne du puissant fleuve thessalien, PŽnŽe, au dŽtriment cependant de toute rencontre amoureuse puisque sa fille, dÕune grande beautŽ, obtint de son pre de rester toujours vierge. Si la DaphnŽ mythologique ne peut Žchapper ˆ la poursuite amoureuse dÕApollon quÕen implorant son pre de la transformer en laurier ne laissant ˆ Apollon quÕune Žtreinte de feuilles et dՎcorce, DaphnŽe Desormeaux ne se fait pas davantage prendre Ç aux appeaux de lÕamour, [É] elle avait constatŽ combien ce joli chant engendrait en fait de perturbation et dՎmois intŽrieurs È (Htr, 216). Maitresse dÕune vie qui ne dŽpendrait de personne, sinon de sa propre volontŽ, DaphnŽ Ç avait choisi [sa] coiffure, aussi mŽticuleusement que son prŽnom de nymphe arborisŽe È (Htr, 216) quÕelle modle afin que se lisent clairement dans son apparence la force et la beautŽ austre. Femme en faux-self et en constante reprŽsentation orgueilleuse de Ç sa personne È (Htr, 215), le Moi-Je de DaphnŽe se veut auto-engendrŽ, se dŽsignant comme sa propre origine. Or, pas plus que lÕon choisit son sexe, nous ne choisissons notre nom, sous peine de croire que le sujet sÕorigine lui-mme et que sa naissance dŽpend de sa volontŽ propre. Parce quÕelle Ç touche ˆ la constitution mme de lÕidentitŽ et la possibilitŽ du lien social vivable ˆ travers la construction langagire des catŽgories fondamentales de la diffŽrence de la vie et de la mort, des sexes et des gŽnŽrations È1, pour Jean-Pierre Durif-Varembon, la nomination nÕest jamais laissŽe, dans aucune sociŽtŽ, ˆ la libre disposition des individus sous peine de perdre sa valeur de rŽfŽrence universelle au principe du tiers sŽparateur. Denis Vasse Žcrit ainsi que, Ç ayant reu son nom dÕun autre, il peut tre, cÕest-ˆ-dire

1

Jean-Pierre DURIF-VAREMBONT, Ç Du prŽnom au visage, lÕappel du nom È, op. cit., p.133-144.

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tre diffŽrenciŽ des choses et, par lˆ mme, les nommer È1. La force de DaphnŽ rŽside dans sa crŽation constante du Ç Je est un Autre È2, pour transporter sa vie de lÕhistoire ˆ la fiction. Sans doute les connaissances botaniques de DaphnŽ lui font elles dŽfaut, car si le laurier est liŽ ˆ lÕimmortalitŽ, elle ignore que les daphnŽs sont des plantes vŽnŽneuses qui renferment une rŽsine irritante toxique. Le surgissement de lÕeczŽma envahissant, digne dÕune punition divine, retourne la nomination mythique en sobriquets disqualifiants tels que Ç La Galeuse È, Ç la LŽpreuse È de la part de ses subordonnŽs et de son entourage. Celle qui sÕest voulue comme origine et commencement, sÕest confondue avec eux. Le temps circulaire, qui caractŽrise la toute puissance imaginaire et la lutte contre la frustration, a bloquŽ lÕouverture ˆ lÕautre, vers la demande et vers lÕattente. Lorsque Nadine Vasseur soutient que le choix dÕun pseudonyme Ç est un acte qui nous somme dÕagir, un engagement ds le dŽpart ˆ le faire exister par les actions quÕil signera È3, elle Žvoque un projet qui dŽpasse largement celui de DaphnŽ qui sÕest simplement trouvŽe dans lÕimpossibilitŽ dÕintŽgrer son prŽnom dans un temps linŽaire et hiŽrarchisŽ pour se diriger vers lÕavenir. Son prŽsent ne peut advenir et cesse brutalement au bout du balancement dÕune corde.

I-3.B LÕalŽatoire de la nomination

Ç Les ŽvŽnements vŽcus par un personnage justifient le nom quÕil porte, de sorte que le nom annonait sa vie et pouvait se lire comme un condensŽ biographique, soit un ŽnoncŽ proleptique pour ne pas dire prophŽtique : lÕomen nominis de CicŽron È4. Le nom co•ncide avec lՐtre et devient le destin de celui qui le porte. Les quelques phonmes ainsi dŽposŽs, dans lÕinsouciance, lՎbriŽtŽ ou le dŽsintŽrt notoire, esquissent le dessin dÕune vie et exposent, dans sa vŽritŽ, la singularitŽ du sujet ainsi nommŽ. Franoise Rullier-Theuret souligne que le travail onomastique chez Sylvie Germain Ç sÕinscrit dans la recherche dÕun langage authentique capable de dŽsigner lՐtre, non dÕune manire abstraite ou rŽaliste, mais concrte et ontologique : le nom propre est dÕabord un nom appropriŽ, conformŽment ˆ lՎtymologie de nomen proprium, (que rappelle GaryPrieur5), le nom authentique, celui qui nomme vraiment. È6. Ainsi, la simple

1

Denis VASSE, LÕOmbilic et la voix. Deux enfants en analyse , op. cit., p.128. Arthur RIMBAUD, Ç Lettre ˆ son professeur Georges Izambard È, Îuvres compltes, Paris, Gallimard, Bibliothque de La PlŽiade, 1972, p.249. 3 Nadine VASSEUR, Le Poids et la voix, op. cit., p.124. 4 ƒdith PERRY, Ç LÕenfance des noms È, op. cit., p.124. 5 Marie-No‘lle GARY-PRIEUR (dir.), Ç Le nom propre constitue-t-il une catŽgorie linguistique ? È ; Langue franaise, n¡29, 1991, p.4-25. 6 Franoise RULLIER-THEURET, Ç Les PŽniel et la multiplication des nomsÈ, op. cit., p.71. 2

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amputation de la lettre finale du prŽnom de Roselyn, le Ç e È porteur du fŽminin dans la langue franaise lorsquÕil se dit muet, plonge le personnage dans une pubertŽ hypothŽtique qui empche son accession ˆ une maturation virile.

Ce

1

Ç e È nŽgativement portŽ dans le roman lipogramme La Disparition de Georges Perec, nÕen reste pas moins retentissant dans son absence. Le nom des personnages bloquent lÕouverture du signifiant en produisant du signifiŽ Ç qui ramne lÕautre au littŽral È2. Il se dissocie progressivement de la personne dŽsignŽe pour la contenir tout entire dans son nom et la rŽduire ˆ ce nom qui dŽcide de ses caractŽristiques. Le nom influence ou Žclaire le personnage, il sÕinfiltre dans les interstices de la vie et joue un r™le dans la dynamique du roman. Ainsi Lucie, dans LÕEnfant MŽduse, multiplie les rŽfŽrences au regard, et comme la sainte martyre de Syracuse elle se voit dotŽe dÕun Ç double regard, de la facultŽ de voyance mais aussi du regard perforant de MŽduse. È3. LÕattribution de nombreux noms se rapproche de la nomination dÕÎdipe analysŽe par Jean Bollack, dont la valeur ŽpidŽictique se laisse cerner parce quÕelle provient dÕune situation prŽcise, clarifiŽe par le berger corinthien, alors quÕelle elle est primitivement Ç apodŽictique È. La Ç valeur mŽtaphorique È, par laquelle le Ç pied gonflŽ È est propre ˆ caractŽriser en profondeur le destin vŽcu par Îdipe, Ç nÕa pas pris corps dÕemblŽe, elle rŽsulte de lÕaccord qui sÕest Žtabli entre lՎvŽnement primitif de lÕexposition, lÕorigine du nom de lÕenfant trouvŽ, et la nature dÕÎdipe. Ë ce titre le nom exprime la vŽritŽ de ce quÕil nomme È4. Celui qui est, prend sens en relation avec qui lÕa nommŽ, dans un attribut qui abolit le temps en rŽunissant le passŽ au prŽsent. La conception primitive dÕune parfaite adŽquation entre le nom et la personne est ici relevŽe par la Ç justesse È dÕune dŽsignation Ç Žtymologique È (dÕun nom parlant È [É] et la situation initiale qui la prŽfigurait È5 et qui inscrit la circonstance de son origine.

Les constats de Dominique Viart et Bruno Vercier concernant la fragilisation des repres qui Ç invalide la conscience sžre de soi et favorise les Žgarements identitaires È6 valent dans le champ de lÕonomastique. Les prŽnoms deviennent changeants, ils sont des masques qui dissimulent, autant quÕils rŽvlent, une identitŽ mouvante et incertaine affectŽe par lÕhistoire. Les noms sÕeffacent sur le sable et les identitŽs se volent aux morts pour Žchapper ˆ la responsabilitŽ de 1

Georges PEREC, La Disparition, Paris, Deno‘l, 1969. Anne Elaine CLICHE, Le DŽsir du roman (Aquin, Ducharme), MontrŽal, XYZ Žditeur, coll. ThŽorie et littŽrature, 1992. 3 Marinella MARIANI, Ç Un voyage intŽrieur : le r™le de la lumire dans LÕEnfant MŽduse È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (Žd.), op. cit., p.128. 4 Jean BOLLACK, La Naissance dÕÎdipe. Traduction et commentaires dÕÎdipe roi, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1995, p.158. 5 Ibid, p. 159. 6 Dominique VIART, Bruno VERCIER en collaboration avec Franck Evrard, op. cit., p.91. 2

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

ses actes, ils stratifient ou

brouillent la

communication

quÕils devraient

permettre. Le sujet contemporain se sent redevable Ç dÕun hŽritage dont il nÕa pas vŽritablement pris la mesure et quÕil sÕobstine ˆ Žvaluer, ˆ comprendre, voire ˆ rŽcuser È1 aussi, les prŽnoms offrent des voies du possible pour se dŽmarquer de lÕancrage des hagiographies et des pesantes lignŽes familiales. La nomination sÕinvite sur le terrain de la Ç trouvaille È qui ne relie pas ˆ une filiation ou ˆ une rŽfŽrence culturelle ou religieuse. Dans Hors Champ, les invitŽes sÕextasient devant le prŽnom des jumeaux chŽrubins firement prŽsentŽs par leur mre. Les dŽnominations sont de lÕordre dÕun univers publicitaire, Ç Glamour ! CÕest gŽnial, fallait oser ! sÕexclame lÕune. Ð Et Saxo, cÕest ˆ la fois classe et rigolo ! È (HC, 86). Il convient de Ç profiter È comme dÕune bonne affaire de Ç la libertŽ de choisir et mme dÕinventer les prŽnoms È (HC, 89). Porteur de lÕidentitŽ, le nom nÕest pas immuable, et les personnages subissent ˆ travers lui leur dŽfaut dÕinscription. Une simple ŽbriŽtŽ fait trŽbucher le nom initialement prŽvu en une joyeuse crŽativitŽ improvisŽe tout autant quÕimpromptue : Le grand-pre Szczyszczaj avait si copieusement arrosŽ sa joie dՐtre pre que lorsquÕil sՎtait rendu ˆ la mairie pour dŽclarer la naissance, sa mŽmoire embrumŽe lui avait jouŽ un tour Ð impossible de retrouver le prŽnom destinŽ ˆ lÕenfant, il croyait juste se rappeler quÕil commenait par un B et comportait trois syllabes. (HC, 87).

Le surmoi Žtant soluble dans lÕalcool, la petite fille se voit baptisŽe du nom du colŽoptre

tŽmoin

de

cette

hŽsitation

paternelle

et

du

malentendu

du

fonctionnaire du bureau dՎtat civil. LÕinscription de Biedronka sur le registre de lՎtat civil ne sera pas sans consŽquence pour son fils, qui, avant de sÕinterroger sur la possibilitŽ dÕappeler son hypothŽtique enfant Ç Papillon, Bombyx, Phalne, Xanthie, Noctuelle ou Machaon [É] È (HC, 94), terminera sa vie comme un simple insecte, comme si le sujet Žtait appelŽ ˆ la rŽsidence symbolique de son nom. Le prŽnom de lÕenfant, Žcrit Franoise Dolto, Ç est le premier et lÕultime phonme qui soit en rapport avec sa vie pour et avec autrui, et qui la soutienne, car ce fut aussi, ds sa naissance, le signifiant de sa relation ˆ sa mre. È2. Les mres de Hors Champ et de LÕInaperu sont toutes deux en dŽsaccord avec le choix de leur Žpoux et nÕont pu sÕopposer ˆ son inscription sur les registres. En revanche si lÕune Ç avait toujours appelŽ sa fille ainsi quÕelle aurait dž lՐtre : Wanda. È (HC, 88), CŽleste se sent ˆ nouveau bafouŽe lorsquÕelle apprend que son fils est dŽclarŽ Ç ˆ lՎtat civil sous le prŽnom dՃphrem, et non celui de Pierre ainsi quÕelle le souhaitait. [É] Elle refusa dÕappeler son fils par le prŽnom officiel que Pac™me lui avait imposŽ È (In, 245). LÕenfant en son prŽnom 1 2

Ibid. Franoise DOLTO, LÕImage inconsciente du corps, Paris, Le Seuil, 1984, p.46.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

prŽsentifie quotidiennement la tromperie paternelle et la souffrance maternelle. Dans lÕombre de lÕamour de jeunesse, lÕenfant grandit avec un double prŽnom, tant™t caresse, tant™t gifle, quÕil ne relie par un trait dÕunion que dans ses rveries identitaires solitaires : Ç " Je mÕappelle Pierre-ƒphrem, je mÕappelle Pierre-ƒphrem ", se rŽpŽtait-il dans sa cabane entre ciel et terre, tout bas pour lui seul, pour eux trois. [É] È (In, 247). Le dŽdoublement imposŽ inscrit lÕenfant dans un conflit de loyautŽ intenable, comment aimer lÕun sans prendre le risque de trahir lÕautre ? Comment rŽpondre ˆ son prŽnom sans blesser lÕautre ? Comment enfin se rŽjouir dÕune bontŽ maternelle qui ne se faufile que dans lÕexil et

la

proscription

du

pre qui

fait

ressentir

une

Ç joie aussi puissante

quÕambigu‘ È (In, 248). Pierre adulte conserve de ce conflit parental une nomination inconsistante, Ç un mot poreux et friable qui sՎteint aussit™t prononcŽ. È (In, 134) et une identitŽ qui rŽsiste ˆ la connaissance.

La nomination alŽatoire questionne la singularitŽ du personnage qui ne se prŽsente plus en existant singulier. Elle ne permet pas dՐtre appelŽ dans la certitude de son tre et tŽmoigne de la fragilitŽ de lÕidentitŽ et de lÕexistence du sujet.

Pensons ˆ

lÕinterrogation

de Juliette

qui se trouve

confrontŽe ˆ

lÕincontournable origine de RomŽo Montaigu : Ç WhatÕs in a name ? That which we call a rose / By any other word would smell as sweet. È1. La portŽe performative de confŽrer un nom par le baptme sÕeffectue habituellement selon certaines rgles, il est possible de donner son nom, celui de ses anctres ou celui dÕun lieuÉ ˆ celui qui sera dŽsignŽ porteur dÕune nouvelle identitŽ. Les circonstances de la naissance, lÕapparence et les particularitŽs physiques du nouveau-nŽ, les prophŽties dÕun destin hors du commun ainsi que les sentiments de lÕentourage sont autant dՎlŽments qui contribuent ˆ lÕattribution dÕun nom plut™t quÕun autre. LÕaccumulation des attributs accordŽs ˆ Laudes-Marie perdent toute crŽdibilitŽ rŽfŽrentielle et se rŽduisent ˆ une crŽation verbale, issue dÕun raccommodage imparfait de plusieurs fragments rŽsultant des circonstances extŽrieures, et de lÕimagination quelque peu dŽbridŽe dÕune personne peu soucieuse des rŽpercussions sociales dÕun tel Žtat civil : La cloche de lÕoffice des Laudes-Marie a sonnŽ. CÕest pourquoi on mÕa gratifiŽe de ce prŽnom en lui adjoignant celui de Marie Ð mois de lÕAssomption oblige. Il a fallu ensuite mÕinventer un patronyme quand jÕai ŽtŽ dŽclarŽe ˆ lՎtat civil ; jÕignore qui a eu lÕidŽe de mÕaffubler de ce nom, Neigedaožt, mais je lui dois dÕavoir passŽ ma vie, ˆ lՎpeler, car il prte ˆ confusion : Neige dÕaožt, ou Neige doux, ou encore Neige dÕo ? Laudes-Marie Neigedaožt, donc je mÕappelle. (CM, 16-17) 1

Ç QuÕest-ce aprs tout quÕun nom ? Ce quÕon appelle rose, sous un autre vocable, aurait mme parfum È, RomŽo et Juliette, Acte II, scne 1, William SHAKESPEARE, Îuvres compltes, op. cit., p.571.

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É et Laudes-Marie Neigedaožt, jamais ne sera nommŽe. Sans cesse menacŽe par la multiplicitŽ des noms pour un mme rŽfŽrent, lÕidentitŽ de Laudes-Marie est frappŽe de contingence. Pour Isabelle Dotan, Ç le nŽant identitaire fait place ˆ la confusion lorsquÕelle saisit lÕabsurditŽ et le ridicule et de son nom et prŽnom dÕadoption se rŽfŽrant ˆ son apparition au couvent [É]. DŽsormais, son nom sera le reflet de la reprŽsentation fragmentŽe quÕelle se fera dÕelle-mme au fil dÕun rŽcit ironique et sarcastique dans lequel sÕexpriment la douleur et la banalitŽ de son existence È1. La problŽmatique du manque ˆ laquelle rŽpond celle de lÕexcs, se niche dans le manque de continuitŽ et la multiplicitŽ des adultes, aux attentes et aux sollicitations diverses, qui se succdent dans son enfance pour prendre en charge son Žducation. Ë dŽfaut de nomination, sa vie verra se succŽder lÕattribution de surnoms les plus fantaisistes et blessants. Franoise RullierTheuret range directement les surnoms du c™tŽ du descriptif et de la caractŽrisation : Ç ils ne constituent pas le rŽfŽrent en entitŽ indŽpendante des ŽvŽnements. Ils servent ˆ organiser la rŽalitŽ contingente [É], ˆ rassembler des traits qui se rŽvlent progressivement, liŽs ˆ lÕhistoire du personnage, ils oprent ˆ la fois une catŽgorisation et une partition. È2. Les surnoms dŽplacent lÕidentitŽ du champ familial au champ social qui propose, en un nouveau baptme, la saisie du personnage Ç par le regard dÕun autre ou des autres et vŽhiculent des opinions intra diŽgŽtiques È3. Dans le cas de Laudes-Marie, ils ne sont pas le signe de lÕamour dont un des premiers effets entra”ne bien souvent une appellation surnumŽraire que Michel Schneider prŽsente comme le lot de chacun de nous qui Ç a ainsi au moins deux noms, le nom des autres et le nom de soi, le nom dÕexistence et le nom dÕamour. È4. La dŽformation du nom de Laudes-Marie sÕeffectue hors de tout respect ou dÕintimitŽ affectueuse et ne fait que confirmer lÕalŽatoire de la filiation : Ç Un tas de sobriquets ont par la suite fleuri comme du chiendent sur mon passage, ˆ commencer par laideron. Il y a eu aussi Flaquede-lait, Tronche-de-lune, B‰ton-de-craie, le Spectre, Sang-de-navetÉ Ë dŽfaut dՎveiller la tendresse, jÕai copieusement ŽchauffŽ le fief des crŽtins et titillŽ leur minable

imagination. È

(CM,

17).

Laudes-Marie

partage

PrŽsentation-du-Seigneur-Marie, une nomination qui nÕa

avec

Elminthe-

nul souci de sa

congruitŽ et sent le confinement du couvent qui se referme sur elles. Elles ne peuvent habiter leur nom ou avoir une identitŽ propre qui leur confre une place au sein de la

collectivitŽ. Leur singularitŽ est telle quÕelle prte ˆ

la

discrimination, Ç Sainte-Croix, Sang-Bleu, Sans-Poils, LÕanguille ou la Poisson, 1

Isabelle DOTAN, Les Clairs-obscurs de la douleur. Regards sur lÕÏuvre de Sylvie Germain, op. cit., p.66. 2 Franoise RULLIER-THEURET, Ç Les PŽniel et la multiplication des noms È, op. cit., p.72. 3 Ibid., p.74. 4 Michel SCHNEIDER, Maman, op. cit., p.60.

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[É] Pour les gens du dehors elle Žtait simplement "fille de pute", et par voie de consŽquence "graine de pute". È (LN, 216). RŽducteurs, les surnoms ne sÕattachent quՈ une particularitŽ du sujet, Laudes-Marie et Elminthe sont dŽsignŽes par les caractŽristiques de leurs corps et ne renvoient ˆ rien dÕautre quÕaux signes de leur apparence. Sans devenir sujet, elles restent ainsi identifiŽes au rŽel. Denis Vasse souligne que le Ç glissement mŽtonymique dŽstabilise le corps du sujet. Il lÕenserre dans la comparaison et le visible au lieu de le saluer dans la rŽfŽrence ˆ lÕinvisible de lÕesprit. Le jeu de mot devient pervers quand il dŽloge celui ˆ lÕadresse duquel il est profŽrŽ du rapport ˆ la parole qui lÕengendre. È1. Laudes-Marie est, ainsi que le souligne ƒdith Perry au sujet du hŽros de Rue des Boutiques obscures de Patrick Modiano, Ç une identitŽ trouŽe qui exhibe le manque [É] È2. Elle est en attente dÕun Ç vrai prŽnom È qui lui serait rŽvŽlŽ par dÕhypothŽtiques parents dans une merveilleuse scne de reconnaissance. Aussi puise-t-elle ˆ la source des Psaumes et des ƒvangiles les noms de villes pour trouver nomination ˆ son gožt : Ç Sion, BethlŽem, Nazareth, Ninive, JŽrusalemÉ ‚a sonnait bien, a mÕenchantait, jÕavais lÕimpression dÕappartenir, fžt-ce par raccroc, ˆ la famille ŽclatŽe dÕEsther et de Loulou-Elie. È (CM, 31). Rien de plus certain en effet que de trouver un ancrage gŽnŽalogique dans la Bible qui contient, aprs lՎpisode du dŽluge, lՎnumŽration des noms de toutes les crŽatures qui sortent de lÕarche de NoŽ et participent au peuplement de la Terre. Autant de noms inscrits dans les relations de la gŽnŽration et de la filiation

paternelle.

En

qute

de

repres

temporels

et

dÕun

groupe

dÕappartenance, Laudes-Marie trouve en une ville, le lieu et la langue dÕun pays o sÕenraciner, une chronologie et une rŽfŽrence de Ç sujets gŽnŽrŽs È3. Aprs la guerre, ses compagnons dÕinfortune, pour lesquels Ç le passŽ peut remonter bien au-delˆ de [l]a seule naissance puisquÕil[s] reoi[vent] un hŽritage culturel familial et culturel trs ancien qui constitue [leur] identitŽ È4, peuvent rŽintŽgrer leur prŽnom dÕorigine en affirmant ainsi lÕappartenance ˆ une lignŽe et ˆ un peuple. Aprs le gŽnocide, lÕexigence dÕEstelle Ç de recouvrer son vrai prŽnom, Esther, transformŽ tant que lÕOccupation avait durŽ [É]È (CM, 29) lui permet de reprendre, en son nom maltraitŽ, lÕinfamie dÕun destin qui vaut dorŽnavant pour dŽfi ˆ lÕespce humaine et interrogation de ce qui fut nommŽe civilisation. Georges PŽrec tourne en dŽrision Ç une lŽgalitŽ qui, des paternitŽs ordinaires,

1

Denis VASSE, Inceste et jalousie, Paris, Le Seuil, 1995, p.86. ƒdith PERRY, Ç Les prisons de lÕenfance È, Cahiers Robinson Ç Le ClŽzio aux lisires de lÕenfance È, n¡23, 2008, p.134. 3 Jo‘l CLERGET, Ç Son nom de fils dans la citŽ des pres È, Spirale, n¡19, op. cit., p.27. 4 Catherine DOUZOU, Ç Histoires dÕenqute : quand le rŽcit dŽclare forfait (Daeninckx, Del Castillo, Modiano) È, Le Roman franais au tournant du XXIe sicle, Bruno Blanckeman, Aline Mura-Brunel et Marc Dambre (dir.), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p.119. 2

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fait un privilge È1 : Ç Lorsque la plus ŽlŽmentaire prudence exigeait que lÕon sÕappelle [É] Beauchamp au lieu de Bienenfeld, Chevron au lieu de Chavranski, ou Normand au lieu de Nordmann, on a pu me dire que mon pre sÕappelait AndrŽ, ma mre CŽcile, et que nous Žtions bretons. È2. La narratrice bute ˆ nouveau sur une origine inconnue et innommable, sans inscription dans une histoire nominale, sans ancrage dans une filiation repŽrable. DorŽnavant LaudesMarie, b‰tarde dont la blancheur invite ˆ Žcrire comme sur un registre dՎtat civil encore vierge, devient un porte-nom. Son abandon, reconnu et affirmŽ, la prŽdestine ˆ une nomination chancelante et non enracinŽe, comme autant dՎclats dÕun miroir fragmentŽ, elle signale la fluctuation de lÕidentitŽ du personnage. circonstances,

Les les

prŽnoms

dorŽnavant

convenances,

les

prolifrent

caprices

ou

et les

valsent

selon

dŽficiences

de

les ses

interlocuteurs. Provisoires, ces appellations se rŽduisent ˆ une crŽation verbale qui nÕa dÕautre fonction que dÕinterroger la langue et ses jeux de sonoritŽs, elles se substituent ˆ son prŽnom vŽritable considŽrŽ comme insuffisant ou inadŽquat. Ë lÕh™tel des baladins, elle est rebaptisŽe Lola, Ç ‚a sonnait mieux, para”t-il, et cela prŽservait notre anonymat È (CM, 144), Ç le patron de la brasserie, qui sÕobstinait ˆ mÕappeler Claude, Žtait un fan dՃdith Piaf È (CM, 170), Ç La dame avait la vue basse et lÕoreille distraite. Elle [É] a compris que je mÕappelais Maud È (CM, 185), ˆ Belleville enfin, la patronne du bar et logeuse la surnomme Ç Lolo, estimant que Laudes-Marie a fleurait trop la sacristie È (CM, 202). Laudes-Marie souffre moins de son Ç anonymat È que de la multiplicitŽ de dŽnomination qui ne lui en confre aucune, en revanche, elle saura faire de ce morcellement patronymique une identitŽ qui rŽsiste au morcellement. Elle puise dans le jeu de transformation de ses prŽnoms une force narrative qui la conduit ˆ une mise en rŽcit dÕune vie qui facilite le dŽpassement de la qute identitaire. La distinction est donc nette entre le vide de lÕinscription initiale de Laudes-Marie quÕelle parvient ˆ combler et lÕeffacement volontaire de lÕorigine de Magnus qui se confronte successivement ˆ des identitŽs dÕemprunt et le place ˆ chaque fois face ˆ la rŽappropriation dÕune nouvelle histoire qui menace ˆ son tour de sÕeffriter.

1 2

Janine ALTOUNIAN, op. cit., p.66. Georges PEREC, W ou le Souvenir dÕenfance, Paris, Deno‘l, 1975, p.55.

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I-3.C Une identitŽ problŽmatique

LÕeffort que fournit Magnus pour se sŽparer de la multiplicitŽ des mŽmoires qui le relient ˆ la figure paternelle ne cesse de se rŽpercuter sur sa nomination qui se fragmente en fonction de son avancŽe dans la vie qui nÕa rien de linŽaire. Ses prŽnoms sont autant de Ç moi È qui se modifient au grŽ des souvenirs, ils sont autant dՎlŽments de la narration dÕune histoire qui ne cesse de se prŽciser ou de se contredire. Ses prŽnoms se superposent ou sÕannulent au fil de lÕexistence, des rencontres ou des efforts, pour ne plus avoir ˆ rendre compte dÕun passŽ qui ne se prŽsente plus dans une continuitŽ. Le prŽnom qui ne va plus de soi dŽtient un pouvoir sur la faon dont le sujet conoit sa vie. La complexitŽ de la qute de Magnus est ˆ la hauteur de celle qui constitue le maillage de sa nomination. Sa premire identitŽ, ainsi que tous les souvenirs de sa petite enfance et de ses liens inauguraux, disparaissent avec sa mre sous le bombardement de Hambourg. CÕest sur cette nouvelle page blanche que ThŽa assure, dans la frŽnŽsie de lÕurgence et de la rŽparation, lÕadoption de lÕenfant qui se voit dotŽ dÕun double prŽnom composŽ de lÕaccolement de ceux de ses frres dŽfunts. Ainsi parŽ, Franz-Georg est prt pour se laisser Ç avec docilitŽ transmuer en mausolŽe vivant È (M, 14). Que lÕon ne se trompe pas, rappelle Christiane Alberti : Ç il nÕy a de souvenir que racontŽ. Il y a toujours une fiction menteuse de lՎvŽnement, mais cÕest un mentir vrai È1. Dans le cas de Magnus, le mensonge touche ˆ la filiation ainsi quÕau nom, il nÕa rien ˆ voir avec lÕexpŽrience du secret interne chez lÕenfant qui lui donne la possibilitŽ de se sentir une personne distincte et sŽparŽe. Le secret qui enferme Magnus ne correspond pas ˆ lÕintŽriorisation de la capacitŽ ˆ avoir, ˆ lՎgard de lÕautre, le droit au secret, condition nŽcessaire pour pouvoir penser. DŽsormais seul dans cette nouvelle histoire, personne de son passŽ ne peut tŽmoigner Ç en vŽritŽ de ce qui parle en lui ds sa naissance [É] de gŽnŽration en gŽnŽration È2. Le nouveau Franz-Georg nÕest pas en mesure de discerner la vŽritŽ du mensonge et nÕa pas le choix, ou le droit, de dire ses questionnements intimes, ce qui constitue la forme la plus extrme de la dŽpendance. Or, ˆ qui dÕautre quՈ une mre un enfant peut-il demander son nom ? La rŽponse de ThŽa consiste ˆ raconter ˆ son fils une histoire qui nÕest pas son histoire de vie mais quÕil fait cependant sienne. Ë lÕinstar dÕÎdipe qui ignore que Polybos et PŽriboa lÕont adoptŽ, Magnus, dŽlocalisŽ de son origine, ignore que ThŽa et Clemens sont ses

1

Christiane ALBERTI, Ç Souvenirs dÕenfances et embrouilles du corps È, Parler(s) dÕenfance(s). Que dit aujourdÕhui la psychanalyse de lÕenfance ?, Actes du 5 dŽcembre 2007 pour le CCAS de La Rochelle, HervŽ Castanet et GŽrard Laniez (Žd.), Nantes, ƒditions Pleins Feux, 2008, p. 36. 2 Denis VASSE, Inceste et jalousie, op. cit., p.87.

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parents adoptifs. LÕidentitŽ changeante de ce dernier se rŽpercute en Žchos sur lÕidentitŽ du fils : quel nom porter, ou ne pas porter, alors que son pre a plus dÕun nom ? Le patronyme se perd et se troque pour Žchanger Ç celui de Dunkeltal contre Keller È (M, 27), lÕidentitŽ peut tre cyniquement usurpŽe pour revtir celle dÕHelmut Schwalbenkopf avant de Ç finir par crever dans la peau dÕun

certain

Felipe

Gomez

Herrera È

(M,

54).

Dans

quelle

filiation

se

nicher quand cet homme, qui sÕavre ne pas tre son pre, sÕest rendu coupable dÕactes de participation active ˆ un meurtre collectif de millions de victimes ? Quel prŽnom lui a-t-on attribuŽ ˆ sa naissance ? Quel choix parental reprŽsentet-il ? Les noms, que Magnus se donne ou quÕon lui attribue, mettent en jeu la difficultŽ de sÕinscrire symboliquement dans lÕordre gŽnŽalogique qui lui fait dŽfaut. Franz-Georg Dunkeltal, Franz Keller, Adam Schmalker et Magnus sont autant dÕidentitŽs successives qui tŽmoignent dÕune filiation incertaine ainsi que de la volontŽ de se dŽcentrer de la nomination parentale. Les prŽnoms, tout autant que les patronymes, se modifient au grŽ des conseils et des essais dÕaffiliation : Lothar explique ˆ son neveu quÕil serait prŽfŽrable quÕil renonce ˆ son patronyme de Dunkeltal, qui pourrait lui porter prŽjudice. Il lui propose de prendre celui de Schmalker, ainsi sÕancrerait-il plus solidement dans sa famille maternelle o il vient dՐtre accueilli. (M, 53)

Les multiples tentatives mises en Ïuvre pour laver des hideurs de lÕHistoire cet Ç adolescent orphelin des ses deux parents, de son pays, de son nom È et pour le dŽlivrer Ç du double deuil qui le frappe È (M, 54) se rŽvlent vaines devant un passŽ qui ne cesse de faire retour. Ainsi, lÕopposition magique dÕun prŽnom rŽparateur tel que Ç FŽlix, par exemple, un joli mot qui allie lÕidŽe de fŽconditŽ et celle du bonheur È (M, 53), contient toujours en germe les fant™mes des oncles disparus : Ç ce prŽnom nÕa rien de neuf ni de gai, il avait ŽtŽ donnŽ ˆ Georg, en seconde dŽnomination [É] il est donc chargŽ dÕombres È (M, 53). En optant pour le prŽnom Adam, le personnage rejoint le souhait de Monsieur Rossignol qui confie ˆ Prokop : Ç Quant ˆ moi, jÕaurais bien aimŽ mÕappeler Homme, monsieur Homme, tout simplement. È (Im, 162). Ce prŽnom, selon lui Ç passe partout È (M, 54), contient pourtant la dimension de la qute de lÕhumanitŽ toute entire. Ainsi en est-il du personnage Abel Tiffauges, dans Le Roi des Aulnes de Michel Tournier, qui ne se satisfait pas de sa condition mŽdiocre jusquÕau jour o il reoit la rŽvŽlation de sa vocation dÕAdam archa•que. Si YahvŽ modle Adam ˆ partir du Ç limon de la terre È et lui donne vie de son Ç souffle È, la vie de Franz est faonnŽe de cendres et dÕun chant mortifre. Alors que le devoir du premier homme est de Ç cultiver et garder È la propriŽtŽ qui lui Žchoit, la terre dont

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hŽrite Franz-Georg est un champ de ruines, de lambeaux et de mensonges, o le bien et mal poussent en une dangereuse confusion. Pour entrer dans lՉge dÕhomme il optera finalement pour Magnus qui est, pour BŽnŽdicte Lanot, lÕÇ avatar dÕun nom disparu, un substitut adoptŽ par mŽtonymie (il est Žcrit sur lÕours qui est la seule trace de filiation perdue) È1. Son origine hypothŽtique, Ç Est-ce le nom de lÕourson, celui du pre de lÕenfant, ou de lÕenfant luimme ? È (M, 100), lui ouvre les portes des possibles. Magnus, personnage ˆ la gŽnŽalogie usurpŽe, trŽbuche sur le vacillement des identitŽs paternelle et maternelle qui entachent sa nomination. Le titre mme du roman, qui a ŽtŽ modifiŽ ˆ la demande de lՎditeur, est affectŽ de cette mue simplificatrice : Ç le premier titre prŽvu pour le roman, Žtait Alias Magnus puisque Magnus nÕest jamais que le nom que se choisit finalement le personnage aprs en avoir portŽ bien dÕautres È2 prŽcise Sylvie Germain.

LÕhŽtŽronymie altre la constitution du sujet qui, ˆ trop jouer avec les nominations, risque de perdre une identitŽ qui se cherche. Tel lՎcrivain Fernando Pessoa Ç dont le nom signifie "personne" et qui a tant jouŽ les masques, les doubles, les hŽtŽronymes È3 que cite Sylvie Germain alors quÕelle commente les photographies dÕAurore de Sousa : Ç Je sens que je suis rien que lÕombre / DÕune silhouette invisible qui mÕeffraie È. La qute de cet Žcrivain aux noms multiples vise, selon la lecture quÕen propose Michel Schneider, ˆ fuir le dŽsaccord du nom et de lՐtre en se donnant un second nom dont on attend quÕil authentifie le premier. Ces issues ˆ la crise dÕidentitŽ portent cependant en elles leur nŽcessaire Žchec : Ç Vous avez beau multiplier les noms, chacun dÕeux gardera en son creux la mme flure, secrte par o lՐtre fuit. È4. Magnus porte la question de ce qui attache un tre au nom quÕil porte, ou qui le porte au-delˆ des interrogations et des crises identitaires qui traversent chacun dÕentre nous ˆ diffŽrentes Žtapes de nos vies. Du nom de lÕourson ˆ celui de lՐtre nu Adam/Homme, jusquՈ la rŽvŽlation du Nom, la recherche dÕun nom qui siŽrait ˆ lÕhistoire du sujet risque de perdre ce dernier dans la question de lÕorigine. Les noms que Magnus est contraint de porter rappellent un Žpisode dÕune odyssŽe quÕont connu, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les juifs rescapŽs des camps qui ont changŽ de nom pour Ç inaugurer une "seconde vie", par delˆ la mort et le traumatisme qui les a brisŽs, nouveau dŽpart certes illusoire en 1

BŽnŽdicte LANOT, Ç ƒchos du silence È, Sylvie Germain et son Ïuvre, op. cit., p.70. Sylvie GERMAIN, Ç Magnus È, propos recueillis par Pauline Feuill‰tre, topo n¡18 Ç rentrŽe littŽraire 2005 È, p.41. 3 Sylvie GERMAIN, LÕOmbre nue [texte Žcrit en vue de la publication des photographies dÕAurore de Sousa] disponible sur : [www.auroredesousa.com/texte-sylvie-germain.php] 4 Michel SCHNEIDER, Ç Personne È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Ç Le destin È, Paris, Gallimard, n¡ 30, automne 1984, p.241. 2

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mme temps quÕanimŽ du dŽsir profond de vivre et de recommencer [É]È1. Ce nÕest pas tant un nom propre que cherche Magnus, dont frre Jean relativise dÕailleurs lÕoubli, Ç Cela arrive. Et cÕest bon signe È (M, 245), que de questionner le don de lÕorigine. Ce roman est celui Ç de la qute de lÕidentitŽ È qui, selon lÕhypothse de BŽnŽdicte Lanot, doit se renverser : Ç Magnus est celui qui chemine vers lui-mme È2. LÕeffacement, par inadvertance, du patronyme enfin rŽvŽlŽ prŽcise que le nom se refuse et ne cde pas ˆ lÕappel de la nomination. Son surgissement, que Magnus Žtait parvenu ˆ immobiliser par son inscription sur le sol dans un Žtat de semi conscience ou de fulgurante clairvoyance, retourne ˆ son illisibilitŽ. ƒvidŽ de tout nom, Magnus met en jeu sa propre existence dans cette aporie, au risque de sÕeffacer, selon lÕimage foucaldienne, Ç comme ˆ la limite de la mer un visage de sable È3. Or, cette nuit hallucinŽe reste en suspens comme une impossibilitŽ rŽvŽlŽe. Lorsque Nadine Vasseur interroge le rapport sŽculaire des juifs ˆ lÕonomastique, marquŽ par lÕ Ç atavisme de lÕalŽatoire È4 en raison dÕune vie marquŽe par Ç tant de hasards, dÕaccidents, de lÕHistoire, de bifurcationsÉ È, elle y dŽniche une opportunitŽ. La rŽalitŽ historique qui interrompt le suivi patronymique sur plusieurs gŽnŽrations permettrait de se jouer de la transmission des failles de la gŽnŽalogie : des noms de famille quÕon se lgue comme des bijoux, ou au contraire un nom en tocÉ il y a toujours dans cette transmission quelque chose qui renvoie ˆ la prŽcaritŽ du sentiment de soi. Il nÕest pas sžr quÕil soit plus difficile de sÕy retrouver au dŽtour dÕune piste brouillŽe que dՐtre un maillon serrŽ dans la succession des gŽnŽrations.5

Retrouver le nom perdu ne revient pas ˆ sauver le sujet dÕune perte irrŽmŽdiable. Le nom effacŽ nÕest pas une catastrophe, il est aussi un trajet, une antŽpŽnultime Žtape dÕun voyage engagŽ par le personnage au nom incertain, taraudŽ par la crainte de lÕanonymat et lÕangoissante Ç maladie de la perte È (M, 245). LÕappropriation de lÕoubli permet ˆ Magnus de sÕengager sur un chemin qui se dŽplace de lÕillusoire qute identitaire pour prendre place dans une vie et une vŽritŽ dÕune autre exigence. LÕinsouponnŽ est dorŽnavant ˆ entendre dans la Ç lettre : un l È (M, 251) qui subsiste et laisse Žmerger une nouvelle interprŽtation que nous puisons ˆ la lecture de Michel Masson : Ç Que Dieu

1

Nadine VASSEUR, op. cit.., p.112. BŽnŽdicte LANOT, op. cit., p.70. 3 Michel FOUCAULT, Les Mots et les choses. Une archŽologie des sciences humaines, Paris, GalilŽe, 1966, p.398. 4 Nadine VASSEUR, op. cit., p.113. 5 Ibid., p.103.

2

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Žcoute : en hŽbreu, cela se dit yishma Ôel Ð ce qui, bien sžr, signifie aussi Isma‘l. È1.

1

Michel MASSON, ƒlie ou lÕappel du silence, Paris, Cerf, 1992, p.59.

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IIÐ LES ACCIDENTS DE LA MƒMOIRE Ce quÕil a oubliŽ ne lÕoublie pas Louis-RenŽ des Forts, Ostinato

II-1 Se souvenir de son enfance II-1.A Les frŽmissements mŽmoriels Paul RicÏur1 conduit la qute dÕun juste Žquilibre entre trop de mŽmoire et pas assez de mŽmoire, que Sylvie Germain Žnonce ˆ son tour en prŽconisant Ç une certaine dose dÕoubli, sinon la mŽmoire se sature, se plombe. Il faut surtout un Žquilibre entre la mŽmoire et lÕoubli È2. Dans ce pŽrilleux Žquilibre, dÕo sourd une double contrainte, Philippe Dujardin voit la possibilitŽ dÕun Ç conflit de devoirs È3 : Ç Pas dÕavenir sans mŽmoire È, assureraient les uns4, Ç Pas dÕavenir sans oubli È, rŽpondraient les autres5. Distincte de la mŽmoire informatique, la mŽmoire nÕengrange pas en une accumulation successive les donnŽes de la vie, mais elle assure une constante interaction entre ce dont on se souvient et ce que lÕon oublie. Mariska Koopman-Thurlings6 note lÕimportance cardinale de la mŽmoire dans lÕÏuvre de Sylvie Germain et Laurent Demanze relve que lÕauteur substitue ˆ Ç une poŽtique de la mŽmoire une poŽtique de lÕimmŽmorial È7 qui concerne les souvenirs enfouis dans les profondeurs de la mŽmoire pouvant, en leur Žtroits et complexes enchevtrements, hanter le prŽsent ou basculer dans lÕoubli. La phŽnomŽnologie de la mŽmoire de Paul 1

Paul RICÎUR, Soi-mme comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990 ; La MŽmoire, lÕhistoire, lÕoubli, Paris, Le Seuil, 2000. 2 Sylvie GERMAIN, Ç Pour une poŽtique de la mŽmoire. Discussion È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.239-240. 3 Philippe DUJARDIN, Ç Du traitement de lÕobjet Ç commŽmoration È et de quelques-uns de ses effets ou de la transmission ˆ lՉge dŽmocratique È, Les Cahiers de la Villa Gillet, Lyon, CircŽ, n¡10, novembre 1999, p.80. 4 Primo LEVI, Le Devoir de mŽmoire. Entretien avec Anna bravo et Federico Cereja, trad. fr. Jo‘l Gayraud, Paris, Mille et une nuits, 1995. 5 Marc AUGƒ, Les Formes de lÕoubli, Paris, Payot, 1998. 6 Mariska KOOPMAN-THURLINGS, Ç Pour une poŽtique de la mŽmoire È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.223-240. 7 Laurent DEMANZE, Ç Pour une poŽtique de la mŽmoire. Discussion È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.236-237.

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RicÏur, qui se dŽploie ˆ travers le jeu des questions Ç de quoi se souvienton ? È, Ç comment nous souvenons-nous ? È, Ç qui se souvient ? È, se pose de faon bržlante dans les parlers dÕenfances de Sylvie Germain. LÕanalyse que propose CŽcile Narjoux au sujet de la perception de lÕespace et de la temporalitŽ par Ç les enfants heureux È est tout ˆ fait pertinente. Non restreinte, lÕenfance est un Ç espace [É] sur lequel le temps semble ne pas avoir de prise ; cÕest un univers o le temps lui-mme est spatialisŽ. È1 LÕenfant disposerait dÕune mŽmoire en devenir qui ne devrait pas tre sollicitŽe prŽcocement afin de ne pas gauchir son dŽveloppement : La mŽmoire des enfants nÕest pas faite pour se souvenir, pour se retourner sur le passŽ et se figer en cette pose. Leur passŽ est trop mince encore, trop bref et trop bržlant, et leur mŽmoire est une force en marche grande ouverte sur lÕavenir. (NA, 408)

Le temps de lÕenfant serait celui du prŽsent qui sՎcoule dans le plaisir et la curiositŽ dÕun monde qui sÕoffre ˆ ses dŽsirs dÕaventure. Il serait celui de lÕimmŽdiatetŽ qui faonne, dans lÕimprŽvu et le bondissement des jours, le terreau de la mŽmoire ˆ venir, Ç les dates viennent du temps, prŽcisŽment, o lÕon raconte È2. LÕengrangement dÕinformations et de sensations multiples permet leur reprise afin de les panser/penser ˆ lՉge adulte. Lorsque la petite Lucie Žcoute le chant du crapaud Melchior, elle lÕaccueille dans sa propre mŽmoire ˆ venir : Elle ne sait pas non plus que cette voix qui aura retenti si souvent dans ses soirŽes dÕenfance rŽsonnera plus tard, parfois ˆ lÕimproviste au fond de sa mŽmoire, et quÕavec le temps tous les chants de crapauds lui seront nostalgie. Elle ignore que la mŽmoire sÕempare, pour accomplir son Ïuvre clandestine, de tous les matŽriaux quÕelle trouve sur son chemin, fussent-ils les plus modestes, et mme dŽrisoires. È (EM, 71)

LÕenfant germanien ressemble ˆ celui dŽcrit par Jean-Yves TadiŽ, il Ç vit dans un temps sans date [É] qui nie lÕavenir en remontant sans cesse vers lÕorigine. De plus, il nÕest guidŽ par aucune des motivations qui sont des machines ˆ progresser dans la durŽe, ˆ faire avancer lÕintrigue È3. CÕest bien sur les terres du nŽcessaire oubli que le souvenir se fonde et sՎrige, permettant au personnage dՐtre agi, ou saisi, par ses rŽminiscences. Les marques du passŽ se logent dans la rŽserve des souvenirs qui, en leur contraction temporelle, Ç les met ˆ notre portŽe (ils sont dÕhier), mais leur vie est impŽrissable et demeure en

1

CŽcile NARJOUX, Ç LՃcriture des commencements de Sylvie Germain ou le lyrisme "au bord extrme du rve" È, Roman 20-50, n¡39, juin 2005, p.74. 2 Gaston BACHELARD (1961), La PoŽtique de la rverie, Paris, PUF, 1978, p.90. 3 Jean-Yves TADIƒ, Le RŽcit poŽtique, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1994, p.89.

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nous È1. Particulirement sensibles aux sollicitations environnementales, ils sont prts ˆ ressurgir aux moindres vibrations. Marcel Proust Žvoque la survivance de ce passŽ ancien alors que : rien ne subsiste aprs la mort des tres, aprs la destruction des choses, seules, plus frles, mais plus vivaces, plus immatŽrielles, plus persistantes, plus fidles, lÕodeur et la saveur restent encore longtemps, comme des ‰mes, ˆ se rappeler, ˆ attendre, ˆ espŽrer, sur la ruine de tout le reste, ˆ porter sans flŽchir, sur leur gouttelette presque impalpable, lՎdifice du souvenir. 2

Les souvenirs dÕenfance sont Žmotionnels plus quՎvŽnementiels, ils avancent Ç du fond de la mŽmoire È, Ç sÕapprochent ˆ petits pas tremblŽs [É] apportent leur discrte chaleur, - chaleur de cendres et de poussire. Chaleur de larmes, souvent. È (PP, 38-39). En leur agencement reconstituŽ, ils sont un compromis qui permet ˆ la romancire dՎnoncer un Ç Je me souviens, dans ma propre enfance, de certains aprs-midi o je passais des heures assise sur une petite chaise, prs du lit o mon arrire-grand-mre faisait sa sieste [É] È3. LÕadulte redevient lÕÇ enfant dÕautrefois È4, comme si ce dernier nÕavait cessŽ dՐtre en Žveil, prt ˆ surgir ˆ lՎvocation dÕune anecdote. Les surgissements de la mŽmoire involontaire nÕont pas la fade saveur dÕune stricte chronologie, ils mlent le passŽ au prŽsent, hors de toute reprŽsentation intellectuelle. En ses puissantes rŽminiscences, la mŽmoire restitue les saveurs et les sensations des vestiges dÕun temps qui se situe comme hors de lՐtre et de lÕordonnancement calendaire. Le temps de lÕenfance, qui se prŽsente aux portes de la conscience, est celui dÕune saison hivernale, dÕune heure du jour qui dŽcline, dÕun paysage qui se brouille dans les eaux dÕun Žtang. La mŽmoire des ŽvŽnements de lÕenfance est dÕautant plus dŽlicate quÕelle est paradoxale. LÕamnŽsie infantile, qui marque du sceau de lÕoubli des faits importants, se double de la prŽsence de souvenirs-Žcrans qui, selon le mŽcanisme du dŽplacement, retiennent, en leur surface mnŽsique, des souvenirs apparemment insignifiants qui amnent Freud ˆ se demander sÕil y a Ç des souvenirs dont on puisse dire quÕils Žmergent vraiment de notre enfance, ou seulement des souvenirs se rapportant ˆ notre enfance ? È5. La mise en veille de lÕordinateur ranime chez AurŽlien Ç Le grand autrefois È quՎvoque Bachelard lorsquÕil dŽcrit lÕexpŽrience psychologique Ç que nous revivons en rvant ˆ nos souvenirs dÕenfance È, qui est Ç le monde de la

1

Marie-JosŽ CHOMBART DE LAUWE, Un monde autre : lÕenfance. De ses reprŽsentations ˆ son mythe, Paris, Payot, 1971, p.225. 2 Marcel PROUST (1913), Du c™tŽ de chez Swann, Paris, Ë la Recherche du temps perdu, op. cit. 3 Ç En guise de conclusion : questions ˆ Sylvie Germain È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p. 318. 4 Marie-JosŽ CHOMBART DE LAUWE, op. cit., p.226. 5 CitŽ par Jean LAPLANCHE et J.-B. PONTALIS (1967), Ç Souvenir-Žcran È, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1981, p.451.

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premire fois È1. La concentration du personnage fait na”tre en lui une image qui, peu ˆ peu, Ç se transforme, elle sՎtend, lÕhorizon recule, tirant une ligne bleu‰tre entre le ciel blafard et la terre enneigŽe È (HC, 78). CÕest lÕimage qui offre une surface pour que les impressions sensorielles acheminent au seuil de la conscience et se prŽsentent sous forme de reprŽsentations mentales quÕil sera possible de retrouver dans les dŽlices du souvenir consciemment convoquŽ. La reviviscence conjugue la force de lÕinŽdit, Ç CÕest la premire fois quÕil voit la neige È (HC, 78), et la puissance de la sensualitŽ qui se dŽgage de lՎtreinte maternelle : Lˆ o sÕenlacent lÕoubli et la mŽmoire pour produire un souvenir flottant qui hante en sourdine les sens, le cÏur, les rveries ; continuellement, et qui cependant manque toujours, Žchappe ˆ tout rappel, sՎvapore Ð sauf en de rares instants, comme celui-ci, o le souvenir-fant™me surgit, sans crier gare, net et puissant, bouleversant. (HC, 80)

La restitution de la plŽnitude de la sensation dÕun instant isolŽ, comme volŽ ˆ la petite enfance, est dÕautant plus troublante quÕelle sÕimpose, en dŽpit de lՎcoulement du temps et du dŽroulement de lÕhistoire, comme si lՐtre conservait,

sans dŽperdition, dans sa chair Ç lՎpaisseur toute vive des

sensations qui occupait, ˆ lÕorigine, la plŽnitude de lÕinstant. È2. Le mŽcanisme de renaissance, explicitŽ par Proust, se manifeste par un sentiment de fŽlicitŽ intense. Les Žpisodes de la madeleine, de la serviette empesŽe ou des pavŽs inŽgaux de lÕh™tel de Guermantes, sont Žquivalents au Ç bonheur enfantin È qui na”t en DaphnŽ ˆ lՎcoute du petit air mŽcanique sՎchappant dÕune bo”te ˆ musique achetŽe dans un magasin lors de sa fugue. Ce qui Žtonne, ce qui ravit le cÏur quand il abonde en cette pensŽe et sÕy fixe, cÕest que le poids de sensation demeurŽ latent se prŽsente, avec une Žtonnante vivacitŽ, en un aujourdÕhui fortement ŽloignŽ du vŽcu de lÕenfant. Alors quÕAurŽlien sÕapprte ˆ descendre dans la bouche du mŽtro, la sŽdimentation des souvenirs est saisie par Ç lÕodeur des ch‰taignes grillŽes [qui] rŽveille en lui un de ses plus agrŽables souvenirs dÕenfance [É]È (HC, 112), provoquant ce que Claude Louis-Combet associe ˆ un Ç prŽcipitŽ chimique du temps, cristallisŽ en sensations et perceptions multiples, intenses, inŽpuisablement riches, et occupant dans la mŽmoire un p™le de prŽdilectionÈ3. Paul RicÏur a mis en Žvidence le r™le des lieux

dans

lՎvocation

des

souvenirs,

les

Ç choses È

souvenues

sont

intrinsquement associŽes ˆ des endroits dans lesquels les personnages

1

Gaston BACHELARD, La PoŽtique de la rverie, op. cit., p.101. Claude LOUIS-COMBET, Ç Ic™nes de la candeur et de la dŽcadence de lÕenfant È, Imaginaire & Inconscient. ƒtudes psychothŽrapiques, Ç Images dÕenfance È, Le Bouscat, LÕesprit du Temps, n¡3, 2001, p.7. 3 Ibid., p.7. 2

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apprŽcient de fl‰ner, donnant tout son sens au constat du philosophe selon lequel Ç ce nÕest pas par mŽgarde que nous disons de ce qui est advenu quÕil a eu lieu È1. Ainsi AurŽlien Ç aime bien inspecter ce lieu chaque fois quÕil y revient, faire le tour du domaine maternel qui garde trace de tant de souvenirs [É] de sa propre enfance [É] È (HC, 138). Le personnage du jeune mariŽ dans ImmensitŽs emmne, en un fŽŽrique et visionnaire envol, sa fiancŽe au-dessus de la ville de Prague, Ç dans sa mŽmoire, dans son amour dÕenfance È (Im, 69). La ville reste au cÏur de lÕesprit, elle se livre dans lՎcrin dÕun espace onirique et protŽgŽ qui dŽroule ses saisons en une douce progression temporelle. Le don de cette vision, en Žtat dÕinnocence prŽservŽe, se propose comme Ç le haut Lieu dÕenfance ŽmerveillŽe È (PP, 44) et vaut pour prŽsent de mariage. La ville natale qui prŽside, en son temps primordial, ˆ lÕexistence du personnage, ne peut tre prŽsentŽe que comme la Ç citŽ magique de lÕenfance È. Ainsi, Sylvie Germain faonne la ville de Drohobycz, o se promne Bruno Schulz, sous les appas dÕun jardin luxuriant Ç qui se faisait tant™t serre emplie de fleurs exubŽrantes, de fruits dՃden et dÕherbes folles, tant™t dŽsert biblique È (PP, 44). Les saisons de lÕenfance sont exposŽes par Jean-Yves TadiŽ comme Ç toujours bienfaisantes, totales, indestructibles È2, parce quÕelles sont dotŽes du dynamisme de ce que Bachelard nomme lÕÇ entrŽe dans le monde È. Cette enfance idŽale, redessinŽe sans interruption par lÕadulte qui Ç rve, revoit, ou imagine È, se situe pour CŽcile Narjoux dans Ç un espace "au bord" du temps, ni tout ˆ fait dans lÕHistoire, ni tout ˆ fait hors du temps. Ces deux extrmes, constituant pour ce havre une menace dՎgale ampleur È3, peuvent ouvrir et approfondir, dans lÕesprit de Prokop, une faille qui se signale par Ç un cri dÕamour et de vie [É] qui se rend manifeste ˆ ses propres yeux È4. Car le conte favorise, par la sollicitation dÕun temps de lÕenfance, Ç lÕespoir dÕune possibilitŽ de rachat pour sa vie ˆ lÕaide de la mŽmoire, la prise de conscience dÕun dŽsir inassouvi quÕil croyait avoir ma”trisŽ mais qui soudainement revient ˆ la surface avec force È5. La terre, qui est dŽpeinte par lÕauteure sous la forme dÕun Ç Žnorme fablier, illustrŽ dÕimages rŽelles et plus encore dÕimages fictives et virtuelles È (MV, 25), vaut pour celle de lÕenfance, qui met en relation ses images au sein desquelles Ç le rŽel et lÕimaginaire

transhument

sans

cesse

de

lÕun

ˆ

lÕautre,

se

colonisent

mutuellement, tant™t sÕenlacent tant™t se heurtent [É] È (MV, 25).

1

Paul RICÎUR, La MŽmoire, lÕHistoire, lÕOubli, op. cit., p.49. Jean-Yves TADIƒ, Le RŽcit poŽtique, op. cit., p.88. 3 CŽcile NARJOUX, Ç LՃcriture des commencements de Sylvie Germain ou le lyrisme "au bord extrme du rve" È, Roman 20-50, n¡39, juin 2005, p.75. 4 Daniela FABIANI, Ç LՎcrivain et ses doubles dans ImmensitŽs È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, op. cit., p.154-155. 5 Ibid. 2

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II-1.B LÕhŽmorragie nostalgique

LÕextase mŽmorielle est de courte durŽe pour les personnages qui souhaitent prolonger cette expŽrience et trouver une rŽponse ˆ cet appel, celuici perd rapidement de sa vigueur et reste ˆ lՎtat inachevŽ de nostalgie. LorsquÕAurŽlien est pris de lÕenvie de ressusciter, ne serait-ce quÕun instant, un rituel dÕenfant, il se retrouve avec un vendeur de marrons qui Ç ne comprend et ne parle quՈ peine le franais, il se borne ˆ sourire dÕun air ˆ la fois embarrassŽ et mŽfiant È (HC, 113). Il apprend ˆ ses dŽpens quÕil nÕy a de souvenir que sur fond de perte et que son temps est celui du temps du jamais plus. Cette idŽe, que contient le vers de Boileau Ç Le moment o je parle est dŽjˆ loin de moi È1, ne rend pas pour autant caduque lÕentreprise de remŽmoration, pas plus quÕelle oblitre la vŽracitŽ du souvenir, puisque, nous rappelle Christiane Alberti, Ç la condition de possibilitŽ È2 de lÕhistoire et du rŽcit ne peut que survenir du rŽvolu. En revanche, le souhait de revivre ou de ressusciter le souvenir est non seulement impossible, mais il renvoie le personnage ˆ une dŽtresse qui, pour DaphnŽ, sÕavre indŽpassable. LorsquÕelle caresse le tissu dÕune chemise de nuit en satin, elle retrouve Ç un geste quÕelle avait dans lÕenfance lorsquÕelle frottait entre trois doigts le rebord de son drap, ou un mouchoir de fin coton tout lustrŽ pour mieux glisser dans le sommeil. È (Htr, 222). Les pensŽes peuvent Ç refluer vers le passŽ È, mais le temps est impitoyable et interdit toute rŽgression, malgrŽ la volontŽ de Ç repartir ˆ zŽro, au degrŽ de lÕenfance È (Htr, 223). DaphnŽ souhaite redevenir Ç Denise et, par-delˆ, Nisette È, un tre pur, simple, non encore dŽformŽ, propre ˆ offrir une nouvelle chance pour celle qui pense, dans le sillage de la chute, que le Ç temps passŽ È fut le Ç temps g‰chŽ, celui des chances non saisies È (Htr, 222). Selon Claude Louis-Combet, lÕÇ assurance de lÕinnocence qui a pu rŽgner dans les commencements ne se laisse concevoir quՈ travers la nostalgie È3. Dans ce mythe de lÕorigine, lÕenfance sert dÕhabitacle ˆ une essence valorisŽe de lՐtre dans sa premire forme qui semble meilleure. La petite fille favoriserait les retrouvailles et ferait le lien entre un monde disparu, dont elle provient, et le monde de lÕavenir, en offrant un nouveau destin, en ouvrant un autre monde pour compenser ce qui a manquŽ. Au petit matin, DaphnŽ nÕa Ç plus le gožt de la nostalgie et de lÕattendrissement È (Htr, 224), le souhait de rejoindre sa terre natale nÕest plus que Ç dŽrapage È ou Ç faiblesse È, une mascarade vouŽe inŽluctablement ˆ lՎchec et ˆ la perte

1

Nicolas BOILEAU, Ep”tres, ˆ M. Arnaud, Docteur de Sorbonne (1673). Christiane ALBERTI, Ç Souvenirs dÕenfances et embrouilles du corps È, Parler(s) dÕenfance(s). Que dit aujourdÕhui la psychanalyse de lÕenfance ? op. cit., p. 36. 3 Claude LOUIS-COMBET, Ç Ic™nes de la candeur et de la dŽcadence de lÕenfant È, op. cit., p.13. 2

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dŽfinitive de lÕenfance. Inapte ˆ Žprouver de la compassion envers elle-mme, elle rejette la certitude de J.-B. Pontalis, pour qui une Ç chose sans nom nous accompagne È qui ne serait Ç ni notre origine ni notre avenir È mais demeurerait Ç notre horizon permanent È1. DaphnŽ ne peut tenir cette tension dŽlicate en raison de lÕabsence de Ç la moindre place en elle pour les sursauts de regret, dÕapitoiement, de rverie [É] È (Htr, 224).

Parfois, lÕadulte conserve les Ç reliques du temps de son enfance È (In, 31) qui servent de supports pour solliciter la levŽe des souvenirs. La bo”te en fer-blanc, conservŽe par Georges de son vivant, contient des objets hŽtŽroclites glanŽs au fil des annŽes, mais elle ne peut offrir ˆ la jeune veuve Sabine quÕune vision patchwork de celui qui fut. Ce trŽsor personnel, qui nÕa de sens que pour son propriŽtaire, devient, en sa disparition, de lÕordre du dŽrisoire ou de lՎnigme, car rien ne subsiste de ce qui les marqua de la dimension de lՎvŽnement individuel. Les personnages, en Žquilibre sur le fil de leur vie, se souviennent de leur enfance. La mŽmoire se charge alors de la saveur saline des larmes qui sՎcoulent et chancelle sous le poids, Ç lourd et creux È, du chagrin dÕenfant qui Žtreint le ventre en un Ç long pleurement È (HC, 61). LÕadulte est submergŽ par ce chagrin Ç si entier, si nu, comme celui qui parfois saisit les tout petits enfants quand la tendresse se retire dÕeux et quÕils se croient abandonnŽs È (JC, 186) ; il reste souvent ŽtonnŽ de ressentir cette morsure qui surgit de sa mŽmoire car, rappelle Sylvie Germain, Ç cÕest toujours ˆ notre insu que se soulve et sՎploie la mŽmoire, portant dÕun coup le cÏur ˆ la plus vive incandescence de la tendresse, de la douleur, du chagrin È2. Les ŽvŽnements qui entaillent lÕenfance ont une rŽpercussion immŽdiate sur la perception du temps et le faonnement de la mŽmoire. Camille bŽnŽficie du court rŽpit que lui octroie lÕalitement temporaire de son grand-pre pour libŽrer son regard dÕune lecture imposŽe du monde. La mŽmoire de son enfance se dŽsengourdit et revient ˆ Ç fleur de conscience È pour se muer en souvenirs qui Ç la travers[ent] ple-mle, comme un livre dÕimages feuilletŽ en tous sens. È (JC, 227). La violence faite aux enfants germaniens bloque le dŽroulement de la chronologie. LÕarrt de leur croissance Žquivaut ˆ la sidŽration psychique de celui qui sÕinstalle ˆ la lisire de lÕenfance,

dans

un

entre-deux

destinŽ

ˆ

demeurer

toujours.

Ce

projet

dÕenlisement ne ressemble pas aux fables des hŽros sans ‰ge de Peter Pan ou du Petit Prince. La douleur ne leur permet pas dՐtre Ç ce quÕils furent, tout en nՎtant pas encore ce quÕils seront. LÕenfance appara”t comme un inaccessible 1

J.-B. PONTALIS, Ç MŽlancolie du langage È, Perdre de vue, op. cit., p.249-254. Texte initialement publiŽ, dans le second cahier de Varia, Nouvelle revue de psychanalyse, n¡28, 1983, p.250. 2 Sylvie GERMAIN, Ç KalŽidoscope ou notules en marge du pre È, op. cit., p.60.

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chronotope, monde clos dont on est exilŽ, peut-tre ˆ jamais È1. Elle est alors illusoirement considŽrŽe comme un rempart de protection dans lequel lÕenfant se niche, avec ses moyens na•fs et dŽrisoires, face au danger et ˆ la violence du rŽel qui menacent. Ce combat titanesque ˆ prŽvalence somatique contre lÕordre biologique, que mnent Loulou et LŽger afin de ne pas perturber la scne de reconnaissance avec leurs parents, constitue le bastion dŽfensif le plus avancŽ. La plongŽe Ç en apnŽe temporelle È (CM, 27) pour ralentir la croissance est, certes, vouŽe ˆ lՎchec, mais ™ combien rŽsolue. Herminie-Victoire ou CrveCÏur prennent le risque de sÕenfermer dans leur Ç enfance comme en une bogue dՎternitŽ et dÕinvisible È (LN, 35). Ces enfants peureusement repliŽs dans un Ç simulacre dÕenfance È (NA, 121) ne savent plus sÕil vaut mieux grandir pour mourir ; risquer de vivre, de na”tre, de nՐtre pas ou plus, pour ne pas mourir. La fossilisation de lÕenfance fige LŽger dans une insupportable attente qui le fait mourir ˆ lui-mme. Le temps sÕarrte, prt ˆ Ç faire croire que rien ne sՎtait passŽ È (JC, 73). LÕenfance est un territoire dont la traversŽe prend des allures bien diffŽrentes selon ses habitants. Certains sont projetŽs hors de ses frontires sans mŽnagement, ils se retrouvent dŽpouillŽs et dŽsenchantŽs ˆ la tte dÕune vie ˆ mener sans adultes rŽfŽrents ; dÕautres sÕy attardent, reviennent sur leurs pas, ne trouvant ni boussole, ni carte pour se diriger vers la sortie en temps et en heure ; alors que dÕautres encore sont propulsŽs, dŽjˆ vieillards, dans le monde des tŽnbres et de la mort, les rves et la croissance ŽcrabouillŽs par les bottes des assaillants. Un temps est pourtant nŽcessaire pour parcourir toutes les c™tes, dŽcouvrir les rŽcifs, visiter les grottes des terres de lÕenfance et se doter des matŽriaux propices ˆ lՎlaboration des souvenirs et de la mŽmoire.

Les personnages qui hŽsitent entre lÕenfance et lՉge adulte nÕont pas de souvenirs dÕenfance, ils sont souvenir. Ils restent dans un temps figŽ ou basculent, dans leur qute dÕabsolu, dÕun monde dans lÕautre. Sylvie Germain dŽcrit la croissance comme le travail du deuil qui, selon lÕacception quÕen donne MŽlanie Klein2, est lÕexpression dÕun processus mis en Ïuvre ˆ lÕoccasion des multiples pertes qui jalonnent une vie. Pour devenir adulte nous aurons ensuite ˆ nous exiler hors de lÕenfance puis de lÕadolescence, et ainsi dՉge en ‰ge glisser dans un lent flux de menues mŽtamorphoses. On nÕy accde ˆ la vie, on ne sÕy maintient et on nÕy croit quÕen partant constamment, quÕen mourant discrtement, par touches infimes, ˆ soimme. (MP, 13)

1

ƒdith PERRY, Ç Les prisons de lÕenfance È, op. cit., p.129. Alors que pour Freud le deuil sÕachve quand la personne endeuillŽe a retirŽ tous ses investissements de lÕobjet perdu, pour Karl Abraham, le deuil sÕachve quand elle rŽussit ˆ introjecter lÕobjet perdu.

2

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Le personnage de Jason nÕen a pas fini avec son enfance, elle sÕaccroche ˆ chacun de ses pas et se prŽsente comme une maladie chronique dont il ne parvient pas ˆ guŽrir. Alors quÕil veille ˆ sՎloigner dÕune enfance Ç trop douce, intemporelle È (NA, 341), elle embarque en passagre clandestine et ne permet pas ˆ lÕadulte dÕadvenir. Jason regarde simultanŽment vers lÕenfance et lՉge adulte sans parvenir ˆ choisir : Ç MalgrŽ tous ses efforts pour devenir adulte quelque chose en lui rŽsistait, il ne pouvait se dŽcider ˆ rentrer tout ˆ fait dans ce monde des adultes È (NA, 341). Sa rencontre avec Baladine met en contact deux blessŽs de lÕenfance et fait sÕentrechoquer deux attentes contradictoires, lÕune faite dÕun Ç beau songe tout de dŽsir È, lÕautre Ç tout de nostalgie È (NA, 340). Une lŽgende dorŽe nait de lÕaffabulation du couple qui se nourrit de lÕillusion que Ç le retour aux origines est le seul chemin de la vŽritŽ È1 et de la libertŽ recouvrŽe. Jason et Baladine rejoignent Peter Pan et le capitaine Crochet au Ç jardin du jamais-jamais È 2 de lÕenfance. Leur gožt du conte converge en un projet commun qui faonne un enfant de rve : ils lÕimaginaient toujours sous les traits dÕune petite fille que chacun modelait selon la figure de lÕautre, et ils la surnommaient dÕun nom dŽrisoire et charmant de LillyLove-Lake. (NA, 340)

ReprŽsentante de lՉge magique, elle condense lՐtre enfant, le redevenir enfant et le dŽsir dÕenfant des deux personnages en mal de leur condition dÕadulte ; elle ignore la diffŽrenciation et se contente dՐtre le porte-nom de lÕexil paternel. Ë lÕinstar du jeune Werther3 qui sՎvertue ˆ tre un homme suite aux invectives de sa mre et de son ami, Jason veut se dŽfaire de son enfance pour la maintenir ˆ la fois ŽloignŽe de lui et Žternellement silencieuse, comme si le passage ˆ lՎtat dÕadulte ne pouvait se faire que par la Ç dormition de son enfance È (NA, 341) sur le manteau des neiges Žternelles. Le projet dÕautonomie se confond avec une feuille de route : Ç Aprs quoi, il redescendrait vers les hommes, se mlerait ˆ leur foule, il rentrerait dans son pays et se mettrait ˆ travailler È (NA, 342). Lorsque lÕon sait que le travail de deuil est aussi un travail de crŽation pour rŽinstaller en soi une enfance et reconstruire, en son monde interne dŽsagrŽgŽ, une assise sŽcurisante, ce qui se conoit selon une simple formalitŽ ˆ accomplir ne peut quՎchouer. Werther se tue parce quÕil ne peut tre lÕenfant quÕil voudrait devenir, Jason tombe au fond dÕune crevasse montagneuse ˆ vouloir se dŽfaire de ce qui ne peut se dŽtacher. De mythologique mŽmoire, alors quÕil est de retour ˆ Iolcos, lieu de sa naissance, Jason se prŽsente devant le roi en ne 1

Marthe ROBERT, Roman des origines et origines du roman, Paris, Bernard Grasset, 1972 (Paris, Gallimard, coll. Tel, 2002), p. 105-106. 2 Kathleen KELLEY LAINƒ, Peter Pan ou lÕenfant triste, Paris, Calmann LŽvy, 1992. 3 Johann Wolfgang Von GOETHE (1774), Les Souffrances du jeune Werther, Paris, Garnier, 1976.

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portant quÕune seule sandale, parce quÕil avait perdu lÕautre en traversant un torrent. Le Jason germanien ne part pas en Colchide pour ravir la Toison dÕor ; sujet en dŽsŽquilibre, il sombre au fond dÕune crevasse montagneuse. Jason meurt, victime dÕun faux-pas ou dÕun croche-pied dÕune enfance Ç qui nÕen finissait pas de lui coller au cÏur, aux mains, aux yeux È, ou dÕune montagne maternelle qui, dans une ambivalence toute primitive, souhaite le repousser de ses flancs tout autant que lÕenfouir Ç ˆ jamais en elle, au fond dÕune crevasse È (NA, 392). Lorsque lÕenfance capte lÕadulte dans ses rets, ce dernier nÕen ressort jamais indemne. Ainsi, la nouvelle LÕAveu qui sÕouvre, comme OpŽra muet, sur une scne de rŽveil, place dÕemblŽe le personnage face ˆ lÕirruption de souvenirs et de plaisirs enfantins quÕil envisage urgemment de rŽactualiser. Alors que Gabriel est arrachŽ brutalement au sommeil par la lumire et les bruits qui lui font violence, Pierre Žprouve une vive sensation de bien-tre face ˆ la vibrante clartŽ du jour qui se prŽsente dans un Ç rose opalin comme un ongle dÕenfant, et cՎtait ˆ des plaisirs dÕenfance que conviait ce beau temps È (AV, 1). Nous retrouvons ici les Žchos des deux vers retrouvŽs dans les poches du pote Antonio Machado ˆ sa mort, Ç Ces jours dÕazur et de soleil de lÕenfance È, qui peuvent laisser prŽsager de lÕissue fatale de la journŽe. LÕenvie de Ç musarder È en voiture se mue en excitation : Ç Le bonheur enfantin quÕil avait ressenti ˆ son rŽveil faisait place ˆ prŽsent ˆ une joie plus impŽtueuse. Il accŽlŽra. È (AV, 2). Pierre imprime, sur le paysage et le cosmos, les effets dÕune mŽgalomanie infantile pervertie par une puissance adulte. Les ŽlŽments semblent chavirer, Ç surgir et basculer È sous lÕeffet de la vitesse qui grise le conducteur dÕun Ç plaisir croissant È et perturbe le mouvement terrestre : La terre tournait ˆ vive allure, le ciel glissait ˆ folle allure, et lÕensemble du visible entrait en mouvement, se jetait dans la course, brisant les formes et les limites, se libŽrant de la pesanteur. (AV, 2)

La nostalgie du retour ˆ lÕinfantile se manifeste dans la toute-puissance et dans la fra”cheur dÕun dŽsir indiffŽrenciŽ qui caractŽrisent cette pŽriode : Ç Il perdait son nom, son ‰ge, sa mŽmoire. Il nՎtait quÕun corps sans pensŽe et sans poids lancŽ sur une trajectoire illimitŽe È (AV, 2). La violence personnifiŽe de lÕHubris, portŽe ˆ lՎtat de dŽmesure et de puissance instinctuelle, dŽpasse toute possibilitŽ de contention humaine consciente et volontaire. LՎlan maniaque qui exulte en sa chair et son esprit en fougue pousse Pierre ˆ vouloir faire la course avec un nuage. Comme PhaŽton qui veut diriger la course du Soleil dans les cieux durant un jour, Pierre se montre incapable de diriger son vŽhicule, il fauche et tue un jeune homme qui se trouve sur sa route. Le refus de mourir ˆ lՎtat dÕenfance, qui nÕest pas, notons-le bien, ce que Sylvie Germain nomme

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Ç lÕesprit dÕenfance È, conduit ˆ une autre mort dont lÕextrme violence ne peut que mettre un terme radical ˆ lÕillusion rŽgressive.

Ces personnages ne se situent pas dans la mme perspective que le narrateur proustien qui arrive ˆ entrevoir, par Ç LÕadoration perpŽtuelle È du Temps retrouvŽ, le sens cachŽ dÕun monde et dÕun temps quÕil est possible de recrŽer et auquel il convient dՎchapper. Ils se souviennent et souffrent dÕavoir ˆ se souvenir, ou ne font quÕun avec lÕenfant quÕils ne peuvent conjuguer au passŽ. Ils sont soumis douloureusement aux adhŽrences encore enfantines de leur ‰me et se trouvent dans lÕimpossibilitŽ de faire rŽcit ou de se lancer dans une exploration qui dŽpasse le sentiment dՐtre flouŽ. Le Ç souvenir ne mobilise pas tant la mŽmoire du passŽ que la reconnaissance actuelle, le rŽcit au prŽsent qui en est sa condition de possibilitŽ È1, cette conception de Christiane Alberti souligne lÕimportance de lÕaprs-coup que relevait dŽjˆ Jacques Lacan ; lÕhistoire ne peut se confondre avec le passŽ, elle Ç est le passŽ pour autant quÕil est historicisŽ dans le prŽsent [É] ce dont il sÕagit, cÕest moins de se souvenir que de rŽŽcrire lÕhistoire È2. Les personnages, qui se tournent vers leur passŽ dans un mouvement nostalgique, ne parviennent pas ˆ rŽaliser ce qui Ç aura ŽtŽ È3. LÕapparition de lÕenfance sur les routes du retour du refoulŽ ne prend sens que si elle est reprise et inscrite dans une dimension symbolique, voilˆ le paradoxe soulevŽ par Christiane Alberti pour laquelle Ç Il ne sÕagit pas de passŽ mais dÕavenir : advenir au-delˆ de ce qui nous a prŽcŽdŽ È4. Le dernier regard que Tobie pose sur les terres de son enfance est une faon de se dessaisir des ŽlŽments enfantins et de rendre possible la mutation Žmancipatrice qui conduit de la lecture des paysages ˆ celle, plus complexe, des visages. Comme lÕa montrŽ CŽcile Narjoux, lÕespace baigne souvent dans une Ç lumire originelle È et

renvoie

au

temps

des

Ç commencements È5.

Il

appelle

la

prŽsence

mystŽrieuse des figures disparues et guette, dans les vacillantes et lŽgres prŽsences, lÕassise des souvenirs ˆ venir. ImmergŽ dans le paysage regorgeant dÕun intense tapage animalier, Tobie parcourt les bosquets, demeure dans le sous-bois et rve ˆ la splendeur des marais comme on sÕenfonce en soi-mme, Ç par-delˆ toute distinction dÕintŽrioritŽ et dÕextŽrioritŽ È6, soumettant son ‰me enfantine au dŽtachement. Tobie sera en mesure de se souvenir et de faire se lever le sourire de DŽborah et la clairire de son enfance Ç dans sa mŽmoire 1

Christiane ALBERTI, Ç Souvenirs dÕenfances et embrouilles du corps È, op. cit., p. 38. Jacques LACAN, Le SŽminaire, livre I, Les ƒcrits techniques de Freud, Paris, Le Seuil, 1975, p.19 et 20. 3 Ibid., p.181. 4 Christiane ALBERTI, op. cit., p. 38. 5 CŽcile NARJOUX, op. cit., p.72-84. 6 Claude LOUIS-COMBET, op. cit., p.10.

2

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comme une lune dÕentre les nuages. È (TM, 152). Sylvie Germain prŽsente une mŽmoire qui se situe ˆ lÕextŽrieur de lՐtre, nichŽe dans de micro particules qui lÕenveloppent dŽlicatement : comme les morts se transfondent ˆ la terre [É] de mme les rves ardents de lÕenfance ne sont-ils pas dŽlaissŽs que pour quÕils se transforment en bruine, en pollen qui flottent dans le vent, scintillent dans le temps par Žclats fugitifs et discrets. (TM, 174)

Elle est encore ˆ rapprocher de la mŽmoire proustienne dont Ç [É] la meilleure part, [É] est en dehors de nous [É] pour mieux dire, mais dŽrobŽe ˆ nos propres regards, dans un oubli plus ou moins prolongŽ. CÕest gr‰ce ˆ cet oubli seul que nous pouvons de temps ˆ autre retrouver lՐtre que nous fžmes È1. Tobie se dŽgage de lՎprouvante rŽvŽlation du musŽe de La Rochelle qui sÕest sŽdimentŽe en un Ç bestiaire hŽtŽroclite È pour sÕassocier aux ŽlŽments qui composent les soubassements de la mŽmoire affective. Une Žtape de sa vie dÕenfant se superpose aux couches dÕimages et dÕimpression sans lÕenfermer dans la nostalgie. La survenue dÕun signe fugace de la statuette, Ç du fond du semi-oubli o elle sommeillait È, fait na”tre un sourire Žmu Ç comme sÕil rencontrait par hasard un ami disparu depuis des annŽes [É] È (TM, 156). Entre le travail de deuil et la qute de lÕidentitŽ, Tobie se fraie un chemin dans ses interrogations. Le dŽpassement de la rŽŽcriture et de lÕinterprŽtation permet au regard, dŽsormais adulte, de constater et dÕaccepter que le sens Žchappe parfois et reste souvent incomprŽhensible. Tel le nom oubliŽ de Mejdele qui, refaisant Ç surface dans lÕesprit de Tobie È alors quÕil Ç ignore toujours de qui il sÕagit È (TM, 152), souligne que les souvenirs que nous faisons n™tres contiennent encore des propriŽtŽs inconnues qui, peut-tre un jour, se dŽvoileront ou conserveront leur teneur mystŽrieuse propice ˆ la rverie.

II-1.C Un barrage contre les souvenirs Les Lieux de mŽmoire peuvent se prŽsenter comme le sympt™me dÕune mutation du paysage urbain qui, par la dŽmolition de ses faades, efface une temporalitŽ et favorise la dŽconstruction de nos mythes dÕorigine. Sylvie Germain prŽcise avoir Žcrit OpŽra muet en 19832 suite ˆ son Ç dŽsespoir de voir comment sont dŽmolies les traces dÕun passŽ. CÕest inspirŽ par la destruction dÕun b‰timent des bains turcs dans un quartier de Paris o jÕavais rŽsidŽ. [É]. La

1

Marcel PROUST, Ë lÕombre des jeunes filles en fleurs, op. cit. La nouvelle sera remaniŽe et publiŽe cinq ans plus tard en 1989 pour la maison dՎdition Maren Sell aprs la publication du roman Le Livre des Nuits chez Gallimard. 2

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faon dont on jette la mŽmoire ˆ la poubelle me blesse. È1. En se saisissant de cet Žpisode, la romancire interroge les effets de cette dŽconstruction sur le personnage de Gabriel qui se voit saisi par le danger du surgissement dÕune mŽmoire contre laquelle il avait ŽrigŽ un barrage pour protŽger son tre de la dŽvastation. Pour Žchapper au tragique destin de Loth ou dÕEurydice, Gabriel trouve une issue dans la fuite afin de se dessaisir de la gamme des souvenirs et laisser sa mŽmoire en jachre sans se dŽtourner de son prŽsent. Il cultive lÕoubli, assidžment et avec une Žgale constance, afin de maintenir ŽloignŽes les douloureuses expŽriences de sŽparations destructurantes. La stratŽgie dŽfensive de Gabriel se situe dans le registre de lÕinhibition et du dŽsinvestissement pour survivre ˆ lÕintolŽrable frustration de la perte : Il avait appris la patience [É] celle qui nÕattend plus rien. La patience dÕattendre que passe le temps, que se fanent les images et se taisent les cris qui hantent la mŽmoire. (OM, 17)

La surface inanimŽe de la faade de lÕimmeuble en vis-ˆ-vis, qui reprŽsente la fresque publicitaire du docteur Pierre, constitue un solide contre-investissement qui sÕoffre dans la duretŽ et le silence pour faonner Ç un immense visage muet dÕune apaisante indiffŽrence È (OM, 19). LÕÇ art de lÕesquive È, patiemment Ç dŽveloppŽ,

travaillŽ,

consolidŽ,

sinon

parfait È

(OM,

18),

procure

une

satisfaction qui donne lÕillusion dÕune auto-suffisance dŽlivrŽe Ç des vicissitudes et de la dŽpendance ˆ un objet Žminemment variable dans ce quÕil donne ou refuse ˆ son grŽ È2. Gabriel conduit sa rŽgression Ç vers le zŽro de lÕillusion du non-investissement È, le zŽro devenant objet mme de lÕinvestissement Ç faisant de cette retraite rŽgressive une aspiration positive È3. Les stratŽgies de rŽsistance pour parer ˆ la douleur de lÕeffondrement interne sont mises en place avec beaucoup dՎnergie et de conviction, Ç Il avait lavŽ sa mŽmoire pour ne plus avoir ˆ se tourner vers elle, ne plus avoir ˆ endurer la lancinante douleur des regrets. È (OM, 33). La faade double la peau, comme si Gabriel devait, pour Žprouver sa propre rŽalitŽ, en visualiser la limite corporelle sur le mur dÕen face et vŽrifier, par lÕobservation quotidienne, que cette enveloppe de briques et de pierres contient suffisamment le chaos des pertes. Le souvenir dÕenfance, ainsi tenu ˆ distance, inhibe le personnage qui rive son existence ˆ une image Ç ayant pris pour lui une valeur de destin È4. Ë lÕinstar du modle du cristal de Freud et celui du modle gŽologique utilisŽ par Proust dans La Recherche, les diverses 1 Sylvie GERMAIN, Entretien avec Pascale Tison, Ç Sylvie Germain : lÕobsession du mal È, Magazine LittŽraire, n¡286, mars 1991, p.66. 2 AndrŽ GREEN, Ç Un, autre, neutre : valeurs narcissiques du mme È (1976), Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, ƒditions de Minuit, coll. Critique, 1983, p.36. 3 Ibid. 4 Christiane ALBERTI, Ç Souvenirs dÕenfances et embrouilles du corps È, op. cit., p. 40.

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strates

temporelles

de

la

mŽmoire,

issues

des

multiples

processus

de

sŽdimentation des souvenirs, prŽsentent des Ç bigarrures de coloration, qui dans certaines roches, dans certains marbres, rŽvlent des diffŽrences dÕorigine, dՉge, de formation È1, propres ˆ chaque individu. Cette constitution unique contient ses propres lignes de failles qui, ˆ la faveur dÕun glissement de terrain ou dÕun accident gŽologique, fracturent le socle de la mŽmoire selon les sillons dessinŽs au fil du temps. Si les souvenirs ne sÕinvitent pas ˆ la table de la quotidiennetŽ, ils sÕavrent parfois indŽlŽbiles et sՎchappent de ces lieux de fragilisation, sous la pression des Ç sursauts de la mŽmoire È provoquŽs par des Ç heurts obscurs È (MV, 66) qui Žchappent ˆ la conscience. Car on ignore ce qui constitue la mŽmoire, Ç quelles failles la crevassent, quels courants souterrains la traversent, quel magma Žruptif y sommeille È (MV, 67). Le travail de lÕoubli, consciencieusement conduit pour Žchapper Ç au danger mortel È (OM, 42) de la nostalgie, cde cependant sous les Ç coups sourds, des sons creux È (OM, 41) des pelleteuses et des excavateurs. Ces nouveaux monstres de forme massive, aux gueules dentŽes et engloutisseuses, menaantes et destructrices, guettent, comme le loup de sa prŽsence Žternelle, pour surgir de lÕenveloppe fracturŽe. Le narrateur de La Recherche Ç sՎveille et le souvenir des chambres o il a dormi le fait remonter jusquՈ son enfance È2; Gabriel, lui, se rŽveille douloureusement ˆ sa mŽmoire. Sans musique, sans roulement de caisse claire ni vibration de cymbales, ce sont les Žchos muets Ç des coups assourdissants scandŽs de cris et de bruits de moteurs È (OM, 60) qui rŽsonnent en Žchos au cÏur du personnage et effritent son moi pour faire de Gabriel un ŽcorchŽ : Ç On creusait. JusquÕo allait-on ainsi creuser ? On creusait jusquÕau-dedans du corps de Gabriel. On arrachait sa chair on jetait de la terre dans sa poitrine. È (OM, 146). Ë lÕinverse dÕAurŽlien dans Hors champ, pour qui la construction dÕun nouvel immeuble face ˆ la fentre de sa chambre stŽrilise ses rveries astrales, Gabriel vit une situation de dŽsŽquilibre causŽe par la destruction du mur et de sa figure tutŽlaire qui nÕa de sens et dÕimpact que par rŽfŽrence ˆ la pulsion et au quantum dÕaffect non mŽtabolisŽ qui sՎveille. Le Ç rempart È (OM, 18) qui maintenait la frontire entre soi et le monde, soi et les autres, fracture littŽralement lՐtre de Gabriel. Cette surface projective ne protge plus de la bŽance ainsi laissŽe ˆ nu. Le changement dÕhorizon fait ressurgir les anciens maux quÕil croyait enterrŽs avec lÕenfance, sa Ç vieille douleur ressurgissait È (OM, 46). Sylvie Germain lՎcrira plus tard dans son essai sur Bohuslav Reynek : 1

Marcel PROUST, Du c™tŽ de chez Swann, Ë la recherche du temps perdu, III, Ždition publiŽe sous la direction de Jean-Yves TADIƒ, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque de la PlŽiade, 4 vol., 1987-1989, p.184. 2 Bernard RAFFALLI, Ç PrŽface È, Ë la recherche du temps perdu, vol. 1, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1987, p.5.

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Il faut une longue familiaritŽ avec une maison et son environnement pour pouvoir sÕadapter aux transfigurations, parfois brusques et rudes qui sÕoprent sur son site, sinon on est pris au dŽpourvu et alors la maison, loin dՐtre un abri, se rŽvle Žtrangre, voire hostile. [É] on ne la reconna”t plus. Ce quÕon avait cru un havre [É] sÕavre un pige, un lieu de peine et de tristesse. (BR, 46)

En une sorte de retour du refoulŽ, la tension, que la faade Žtait censŽe contenir, se libre. Ce qui Žtait support de traces, de fragments poŽtiques, dՎcritures balbutiantes de passants, Ç affiches, gribouillis et dessins È (OM, 21) ou jet dÕurine de quadrupdes, laisse la place ˆ lÕafflux de la mŽmoire et des mots qui devront sÕassumer. Les multiples stratŽgies pour contenir lÕhŽmorragie du souvenir dŽfaillent, mme la douce et chaude rŽgression chocolatire du matin ne colmate plus. Le contenant sՎtant effondrŽ, Gabriel entreprend la rŽfection des peintures de lÕintŽrieur de son appartement et se perd dans lÕobservation nocturne des fentres de ses voisins insomniaques qui offrent autant de reprŽsentations de bouts dÕexistence qui composent lÕhumaine condition1. Baudelaire nous lÕavait soufflŽ, Ç Il nÕest pas dÕobjet plus profond, plus mystŽrieux, plus fŽcond, plus tŽnŽbreux, plus Žblouissant quÕune fentre [É] Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rve la vie, souffre la vie [É]È2. Sans Žcran protecteur faisant office de peau, Gabriel sÕefforce de retrouver un objet satisfaisant par le processus de la rŽactivation hallucinatoire du souvenir de lÕobjet disparu, or Ç aucun ne jouait pour lui le r™le dÕange gardien [É] dŽsormais, il vivait dans un total abandon, ˆ dŽcouvert. È (OM, 68). La contradiction des termes contenus dans le titre oxymorique de la nouvelle se retrouve dans le choix professionnel du personnage, reprŽsentŽ par la seconde Žpigraphe-calligramme en forme de cercle, identique ˆ lÕobjectif dÕun appareil photographique. Ç Faiseur dÕimages-souvenirs È (OM, 70), Gabriel construit sa vie autour de la fuite et du rejet des Ç reliques du passŽ È. SpŽcialiste de la capture des ŽvŽnements qui scandent la vie familiale pour les fixer sur une pellicule, il se surprend ˆ jouer avec les souvenirs ou les rites familiaux des autres. LÕacte photographique de Gabriel se situe du c™tŽ de la captation frŽnŽtique, il appuie Ç coup sur coup sur le bouton de son appareil, comme un automate. Clic. clic. clicÉ [É] il avalait lÕimage mutilŽe. Son appareil lui Žtait Ïil autant que bouche. È (OM, 44). Son activitŽ ogresse et destructrice est ˆ lÕinverse du photographe crŽateur respectueux de ses modles, qui ne prend pas mais donne, et fait surgir des mondes qui nÕexistent pas. Aprs un dŽfaut de 1

Nous retrouvons, dans ces successions de sayntes quotidiennes, ce qui fonde la crŽation Les ƒphŽmres dÕAriane MNOUCHKINE et du Thމtre du Soleil. CrŽŽe le 27 dŽcembre 2006 ˆ la Cartoucherie de Vincennes avant dՐtre prŽsentŽe au festival dÕAvignon de 2007. 2 Charles BAUDELAIRE, Ç Les fentres È, Pomes en prose, Îuvres compltes, Gallimard, coll. Bibliothque de la PlŽiade, 1976.

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cadrage ou dÕexposition, Gabriel nÕhŽsite pas ˆ tronquer et ˆ falsifier en se laissant submerger par une pulsion meurtrire, il Ç escamot[e] le cr‰ne de tous les convives [É] si elle [la cliente] se f‰che, cette emmerdeuse, je les dŽcapite tous ses invitŽs, hop ! È (OM, 40). Notons que le conflit se noue avec une madame Vendebout (encore une histoire de souffle !) pour laquelle il balaie la Ç tradition È qui se transmet Ç de gŽnŽration en gŽnŽration È ainsi que le Ç rite È familial de la photo de groupe. Le scalp prŽfigure celui du docteur Pierre qui, sans Ç toit [É] semblait scalpŽ [É] È (OM, 43). CÕest lors de la phase du dŽveloppement de la sŽrie de portraits du Docteur Pierre, Ç dŽlicate alchimie o se transmuait peu ˆ peu le visible È (OM, 125), quÕappara”t, Ç en un progressif affleurement È ˆ la manire des revenants, le visage dÕun Ç disparu qui fait retour [É] pour sÕassurer que sa trace nÕa pas ŽtŽ oubliŽe sur la terre. È (OM, 126). LÕimage devient signe, Žcriture et parole dÕun souvenir imperceptible. La photographie qui, selon Roland Barthes dans son essai La Chambre claire, est incapable de capter la vŽritŽ singulire de lÕindividu, excelle ˆ faire Ç appara”tre ce quÕon ne peroit jamais dÕun visage rŽel (ou rŽflŽchi dans un miroir) : un trait gŽnŽtique, le morceau de soi-mme ou dÕun parent qui vient dÕun ascendant È. Elle dŽvoile la vŽritŽ du lignage et Ç la persistance de lÕespce È1. LՎtrange familiaritŽ que Gabriel dŽcle furtivement dans le sourire du Docteur Pierre Ç lui rappelait vaguement celui de quelquÕun dÕautre, mais il ne parvenait pas ˆ mettre un visage autour de ce sourire. È (OM, 56). La photographie traiterait de lÕinvisible et ne figurerait Ç jamais que lÕabsence È2. Plus Gabriel scrute et guette, plus lÕimage se dŽrobe et laisse appara”tre le sourire et le regard de la grand-mre, premier miroir rŽconciliateur. Ainsi que lÕindique Alain Goulet, Ç le sourire du Docteur Pierre rŽvle en surimpression comme dans un palimpseste, celui de sa grand-mre È3 et avec lui se ravive la blessure Ç dÕune mŽmoire confuse, ensommeillŽe de nostalgie et de langueur Ð enamourŽe dÕune enfance devenue fabuleuse ˆ force de distance. È (OM, 127). Le mŽcanisme de Ç lÕaprscoup È, dans la gense du traumatisme et du souvenir dÕenfance, tŽlescope le passŽ, le prŽsent et la situation rvŽe de lÕavenir dans la nŽgation dÕune psychogense linŽaire. Le souvenir est une spirale qui mle les ‰ges de lÕenfance convoquŽe, les images vacillent en leur fragile support de reprŽsentation. Le fantasme effectue un travail de Ç condensation È, de dŽguisement et Ç de

1

Roland BARTHES, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahiers du CinŽma/Gallimard/Seuil, 1980, p.160-161. 2 J.-B. PONTALIS, Perdre de vue, op. cit., p.361-392. Texte initialement publiŽ, Nouvelle revue de psychanalyse, n¡35, 1987, p. 388. 3 Alain GOULET, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fant™mes, Paris, LÕHarmattan, coll. critiques littŽraires, 2006, p.94.

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dŽvoilement du souvenir (comme du dŽsir) È1 que Gabriel peroit comme un mystre ˆ percer : Ç Il dŽcida [É] de se lancer au-devant des traces du passŽ. È (OM,

138).

La

tentative

de

dŽchiffrement

du

sourire,

par

trucages

et

agrandissements successifs, ne cesse de Ç dŽrŽaliser È (OM, 139) le visage et de le faire rŽgresser Ç ˆ lՎtat de masque È sur lequel le sourire se distord et sÕimprime en rictus. Pire encore, lÕimage bouge et, acculŽe Ç ˆ lÕaveu dÕune impossible ressemblance È, prŽsente la face cachŽe de lÕamour : Le sourire ne sՎclaira nullement de la douceur tant dŽsirŽe, de cette tendresse qui avait apaisŽ toutes ses peurs dÕenfant. Mais cÕest lÕÏil qui dÕun coup imposa son Ždit. Un Ždit de mŽpris, un dŽcret de rŽpudiation. (OM, 139)

Le tremblement de la surimpression, ˆ force de volontŽ de saisie, se dŽchire comme un suaire qui ouvre ˆ la Ç disparition toujours inachevŽe mais incessamment ˆ lÕÏuvre, et lÕabsolu de lÕabsence. È (OM, 131). Gabriel oublie de puiser aux sources des rveries bachelardiennes qui prŽconisent de maintenir du songe dans la mŽmoire et de dŽpasser la collection de souvenirs prŽcis. CÕest quand rien nÕest fait pour rŽorganiser Ç la maison perdue dans la nuit des temps È que celle-ci Ç sort de lÕombre, lambeau par lambeau. [É] Son tre se restitue ˆ partir de son intimitŽ, dans la douceur et lÕimprŽcision de la vie intŽrieure. Il semble que quelque chose de fluide rŽunit nos souvenirs. È2 Fugacement, lÕÏil sombre du docteur Pierre sÕouvre sur les lieux de lÕenfance, par la voie dÕune grande allŽe ombragŽe de marronniers, lieu intermŽdiaire Ç participant de lÕintimitŽ et de lÕextŽrioritŽ È (BR, 85) qui conduit au perron de la maison de son enfance. Le surgissement de la maison de lÕenfance, dont on connait la puissance mŽmorielle, nÕest en rien anodin. Gaston Bachelard Žcrit quÕelle Ç est notre coin du monde. Elle est Ð on lÕa souvent dit Ð notre premier univers. Elle est vraiment un cosmos È3. Sylvie Germain la situe Ç en un point central du monde. En son sein naissent des vies, se tissent des histoires, se forment des destins. È (BR, 16). La maison garde en mŽmoire lÕhistoire de ses propriŽtaires et permet au lecteur attentif et attentionnŽ de glaner de-ci, de-lˆ des indices, des traces, mais en fragments et dans le dŽsordre. Les meubles, les portraits dÕanctres accrochŽs sur les murs des couloirs et du salon, les photographies exposŽes sur les commodes, les bibelots, tout laisse entrevoir des pistes pour avancer ˆ t‰tons vers le passŽ rŽcent de la famille ma”tresse des lieux. (CM, 74)

1 2 3

Jean BERGERET et al., (1979), Psychologie pathologique, Paris, Masson, 3me Ždition, 1989, p.233. Gaston BACHELARD, La PoŽtique de lÕespace (1957), op. cit., p.65. Ibid., p.24.

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En ses murs, revivent les souvenirs qui conviennent Ç au pays de lÕEnfance Immobile, immobile comme lÕImmŽmorial È1. En ce corps de pierres Ç vouŽ aux lierres, aux craquelures et fissures, ˆ la poussire, aux rides et ˆ la ruine È, sՎlvent les histoires et les temporalitŽs, Ç tour ˆ tour sentant lÕenfance, lÕamour, lÕoubli, la joie, la solitude, lÕespoir, la peine, la vieillesse et la mort. È (BR, 32). Gabriel se veut le nouveau conquŽrant de la maison de Valombreuse et souhaite se lancer dans lÕexploration. Il entend Ç en gravir les marches, se faufiler ˆ lÕintŽrieur, et pŽnŽtrer dans les chambres, le salon, la resserre, le grenier mme. Mais sa mŽmoire lui Žchappa ˆ nouveau et repartit errer du c™tŽ de lՎtang È (OM, 135). Le temps des grandes dŽcouvertes nÕest pas pour celui qui veut se saisir dÕun corps rŽputŽ pour tre Ç toujours en attente. DÕune attente en sourdine, indŽfinie, vacante Ð patience illimitŽe des pierres. È (BR, 33). La maison Ç recule au rythme de [l]a course È (OM, 146) de Gabriel qui, avide de revivre ses souvenirs, est incapable de se livrer ˆ une lecture kalŽidoscopique. Cette image rejoint celle du voyageur romantique en qute dÕune terre dÕaccueil qui sՎvanouit au fur et ˆ mesure de son approche, le condamnant ˆ lÕerrance et ˆ la qute perpŽtuelle dÕun passŽ rŽvolu. La partition est alors plus celle des lieder schubertiens2 que celle dÕune Ïuvre opŽratique, fžt-elle muette. Ce Ç corps de songes È3, selon les termes du philosophe rationaliste, est le g”te de la dŽambulation rveuse qui se refuse ˆ lÕurgence de lՎtreinte mais se donne dans lÕexploration dÕun monde Ç creuset o se mŽlangent puis se sŽparent des corps, o sՎlabore et se revifie le langage, o se rŽenfante le monde selon lÕhumain en sÕy rŽflŽchissant. Miroir de pierre, de terre et de chair mlŽes en un alliage qui est alliance. È (BR, 17). RamenŽe aux marŽcages de la conscience, la mŽmoire se perd dans la contemplation des eaux mortes de lՎtang. Celui-ci sÕimpose dans la primitivitŽ du reflet dÕun miroir brouillŽ

qui

ne

rŽvle

rien,

nÕaccueille

pas,

mais

Žveille

les

hantises

dՎtouffement, Ç la glaise sÕamollit, devint boue, et il sÕenlisait dans de la vase. È (OM, 136). La mŽmoire rŽtive prend sŽjour Ç dans les replis humides et les profondeurs muettes de cette ombre [É] È (OM, 137) qui entrave toute Žvocation du paradis perdu qui se laisserait saisir par lÕimage du limon de la terre et de la vie insufflŽe. Si le jardin est Ç un thme frŽquemment associŽ ˆ lÕenfant, sous forme de lieu o les choses ont leur vŽritable sens, de paradis initial de monde rvŽ, dÕabri rassurant È4, il est, pour Sylvie Germain, lÕutopie Ç vulnŽrable et toujours renaissante, o le "je" peut se recueillir tout en se

1 2 3 4

Ibid., p.25. Franz SCHUBERT, Le Voyage dÕhiver, sur des pomes de Wilhelm M†LLER. Gaston BACHELARD, La PoŽtique de lÕespace, op. cit., p.33. Marie-JosŽ CHOMBART DE LAUWE, op. cit., p.248-249.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

laissant visiter par des sensations et des Žmotions diverses, plus ou moins ŽphŽmres et nŽanmoins prŽgnantes. È (BR, 87). Le lieu, qui devrait prŽmunir des risques de lՎgarement et de la menace, sÕavre source dÕinquiŽtude en nÕassurant pas sa fonction de refuge contre les angoisses et les blessures de la mŽmoire. Gabriel est chassŽ Ç du paradis terrestre et de la plus ancienne enfance È,1 sa tentative sÕachve et Ç la question de son enfance devint regret. È (OM, 138). Hegel2 exprime la force et la douleur de lՉme emplie de la nostalgie sous la figure de la Ç conscience malheureuse È qui sÕoffre comme dŽdoublŽe. En effet,

toute

tendue

vers

lÕaspiration

dÕun

retour

ˆ

soi-mme,

dÕune

Ç rŽconciliation È (Versšhnung) avec soi, la conscience pressent un objet, celuilˆ mme qui lui accordera sa singularitŽ ; mais cet objet, en tant quÕessence de lÕau-delˆ inaccessible, ne cesse de sÕenfuir ˆ lÕapproche du geste qui veut le saisir et sÕabandonne alors ˆ la qute douloureuse quÕaccompagne le sentiment de sa propre scission. Cette Žpoque devient le temps dÕun dŽsir revtu de lÕimagination, des vicissitudes de lÕexistence ainsi que des attraits de la consolation. La tristesse de lՎvocation de la perte de lÕenfance sÕexplique par la perte dŽfinitive de tous les possibles quÕelle contenait encore, aussi, la qute porte ˆ revenir sur les pas de son passŽ dans une aspiration qui relve de lÕillusoire. La visite dans lÕantre du chantier ne fait que confirmer ce douloureux et dŽceptif constat par la dŽcouverte du dŽcor qui Ç nՎtait en vŽritŽ mme pas un envers, car jamais il nÕy avait eu dÕendroit ; [É] Il nÕy avait mme pas eu de texte ; cՎtait un opŽra muet qui sՎtait dŽroulŽ. È (OM, 140). Toby Garfitt 3 dŽcrit un processus qui favorise chez Gabriel Ç la redŽcouverte de certains ŽlŽments de son enfance, qui ˆ leur tour lui permettent de se rŽconcilier avec lui-mme et dÕentrer enfin dans la "lumire pure" (OM, 106) È; quant ˆ Alain Goulet, il prŽsente la Ç lente mutation du personnage jusquՈ ce quÕil parvienne ˆ une sorte de rŽconciliation avec soi, avec son passŽ, avec le temps, et ˆ son Žvanouissement dans une mort heureuse. Celle-ci surviendra dans un processus de rŽappropriation de soi, du passŽ enfoui [É] È4. Les mŽcanismes de dŽfense, ŽchafaudŽs par le personnage au cours de sa vie, perdent de leur rigiditŽ et ouvrent ˆ la sublimation. Parce quÕil peut ˆ nouveau regarder et prendre du recul sans se faire voyeur, le mourant se fait voyant, Ç Je vois tout, je vois tout, et mieux encore quÕavec les jumelles È (OM, 148) et opre ainsi son retrait du monde dans un sourire rŽconciliŽ dans le souvenir dÕAgathe et de sa grand-mre 1

Michel LEIRIS, citŽ par Marie-JosŽ CHOMBART de LAUWE, op. cit., p.222. Georg Wilhelm Friedrich HEGEL (1807), PhŽnomŽnologie de lÕesprit, Paris, coll. Librairie Philosophique, Vrin, 2006. 3 Toby GARFITT, Ç Pour dŽchiffrer le monde È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, op. cit., p.204. 4 Alain GOULET, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fant™mes, op. cit., p.90. 2

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qui ouvrit la parole au registre symbolique. Nous repŽrons cependant dans cette mort lÕinachvement de la rŽappropriation de soi, comme si lÕeffort soutenu pour se dŽgager de la somatisation et sÕengager dans la reprise du souvenir en une organisation et une reconstruction dÕun passŽ, Žpuisait le sujet qui ne peut avancer plus avant. II-2 La force triomphante de la rŽpŽtition II-2.A Les transmissions intergŽnŽrationnelles Il faut reconna”tre avec Christiane Alberti1 que la mŽmoire de lÕenfance sÕinscrit dans celle, plus vaste, de la mŽmoire familiale, qui sÕincarne dans les souvenirs qui dŽpassent les limites dÕune trame individuelle : Ç Le moindre souvenir, mme le plus solitaire ou le plus intime, nÕexiste que partagŽ par dÕautres, reconnu, ou reconstruit par dÕautres. Car il se forge dans la langue de lÕautre. È2. Le souvenir prend place dans une cha”ne de discours symboliques qui se poursuit au fil des gŽnŽrations, charriant dans son sillage les traumatismes, les conflits, les silences et les non-dits qui faonnent les transmissions fantasmatiques. Parfois non ŽlaborŽ, un ŽvŽnement traumatique peut rester en souffrance sans possibilitŽ dÕappropriation psychique3, condamnŽ au secret. Le Livre des Nuits et Nuit-dÕAmbre sont travaillŽs successivement par des refoulements

conservateurs

qui

mettent

au

secret

un

certain

nombre

dՎvŽnements au sein dÕune configuration psychique que Nicolas Abraham et Maria Torok nomment Ç crypte È, Ç dans le secret espoir de le faire revivre un jour pour lui apporter un dŽnouement conforme aux dŽsirs du sujet. È4. LÕunivers romanesque du diptyque est marquŽ par lÕaccumulation de traumatismes. Ë chaque gŽnŽration, les membres de la famille PŽniel traversent les expŽriences du dŽsir incestueux, des ruptures et des carences affectives et subissent les chocs propres ˆ la violence destructrice des guerres. La rŽpŽtition peut faire sens puisque, Žcrit la romancire dans Tobie des marais, lorsque le hasard Ç se rŽpte avec trop de constance, de ressemblance, Žchappe au jeu singulier des co•ncidences et finit par se rŽvŽler loi aussi Žnigmatique quÕimplacable, et, en lÕoccurrence, le hasard [a] tout dÕun destin dŽsastreux. È (TM, 130). La lecture quÕen propose Laurent Demanze voit dans le nom Ç condamnŽ ˆ lÕoubli È, la source de la gŽnŽalogie dŽfaillante des PŽniel, Ç sympt™me qui marque le retrait

1

Christiane ALBERTI, op. cit., p. 35. Ibid. 3 Lorsque lÕintrojection est impossible, Nicolas Abraham et Maria Torok parlent dÕÇ inclusion È. 4 Serge TISSERON, Ç La psychanalyse ˆ lՎpreuve des gŽnŽrations È, Le Psychisme ˆ lՎpreuve des gŽnŽrations. Clinique du fant™me, Serge Tisseron et al., Paris, Dunod, coll. Inconscient et culture, 1995, p.7. 2

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

du divin et les fractures de lÕHistoire È1. Cette rupture dans la transmission bouscule lÕassise identitaire du pre et amne ses descendants ˆ tre ŽlevŽs par un parent porteur dÕun traumatisme non ŽlaborŽ et ˆ composer avec le clivage parental. Les travaux sur les transmissions psychiques ˆ travers les gŽnŽrations2 montrent la complexitŽ des modalitŽs de transmission des traumatismes qui dŽpassent largement le simple

fait de vouloir

cacher ou

conserver

un

ŽvŽnement. Le fonctionnement psychique dÕun enfant au contact dÕun parent porteur de crypte, est affectŽ par ce que Nicolas Abraham et Maria Torok ont dŽsignŽ sous le nom de Ç travail du fant™me au sein de lÕinconscient È3. Le secret inavouable fomente une lacune dans la transmission, non pas tant en fonction dÕun degrŽ de gravitŽ objectivement mesurable, quÕen fonction de lÕimpossibilitŽ

quÕa

le

parent

de

lՎlaborer

en

raison

de

son

caractre

traumatique. La description trs prŽcise que propose Serge Tisseron des modalitŽs

de

transmission

des

ŽvŽnements

traumatiques

relve

leur

transformation au fil des gŽnŽrations. DÕindicibles, ils deviennent innommables, cÕest-ˆ-dire quÕils Ç ne peuvent faire lÕobjet dÕaucune reprŽsentation verbale. Leurs

contenus

sont

ignorŽs

et

leur

existence

seule

est

pressentie

et

4

interrogŽe È . Ë la gŽnŽration suivante, celle du Ç fant™me È en deuxime gŽnŽration, les ŽvŽnements en cause qui remontent ˆ la gŽnŽration des grandsparents, Ç sont devenus non seulement " innommables ", mais vŽritablement " impensables ". LÕexistence mme, dÕun secret portant sur un traumatisme non surmontŽ y est ignorŽe È5. Celui-ci se manifeste parfois sous la forme de sensations,

dՎmotions,

de

comportements

ou

dÕimages

mentales

qui

surprennent par leur ŽtrangetŽ. Enfin, et pour ne pas aller au-delˆ de la troisime

gŽnŽration,

le

traumatisme,

dont

lÕexistence

est

dŽsormais

compltement ignorŽe, subsiste sous la forme Ç de comportements ou de rŽactions affectives incongrus, cÕest-ˆ-dire dŽnuŽs de portŽe adaptative, et mme parfois en totale rupture avec les appartenances sociales de la famille et la tradition dont elle se rŽclame. Ces attitudes nÕont plus que la portŽe dÕun signe dÕappartenance familiale dont les origines ont ŽtŽ perdues. È6

1

Laurent DEMANZE, Ç Le diptyque effeuillŽ È, Roman 20-50, n¡39, juin 2005, p.65. Jean-Claude ROUCHY, Ç Un passŽ sous silence È, ƒtudes freudiennes, 13-14, 1978, p.175-190 ; Marie BALMARY, LÕhomme aux statues. Freud ou la faute cachŽe du pre, Paris, Grasset, 1975 ; Jean GUYOTAT, Mort/naissance et filiation, Paris, Masson, 1980 ; Piera AULAGNIER, La violence de lÕinterprŽtation. Du pictogramme ˆ lՎnoncŽ, Paris, Presses Universitaires de France, 1984 ; H.-B LEVINE, ÒToward a psychoanalytical understanding of children of survivors of the HolocaustÓ, Psychoanalytical Quarterly, LI, 1982, p.70-92 ; etc. 3 Nicolas ABRAHAM et Maria TOROK, LՃcorce et le noyau, Paris, Aubier-Flammarion, 1978. 4 Serge TISSERON, Ç La psychanalyse ˆ lՎpreuve des gŽnŽrations È, op. cit., p.8. 5 Ibid., p.9. 6 Ibid., p.9. 2

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Le temps du Livre des Nuits et de Nuit-dÕAmbre est celui de lÕHistoire qui Ç va son chemin, dÕun pas de fauve È et qui peut Žgalement Ç haleter ˆ force de courir, sÕessouffler dans sa rŽpŽtition aveugle de violences et de crimes, elle nÕen est pas moins continžment animŽe, en de secrtes profondeurs, par une respiration dÕune ampleur immense. È (ST, 41). Il est aussi celui du temps de la mŽmoire individuelle, qui garde les ŽvŽnements en leur diversitŽ ainsi que les Žtats psychiques des a•eux, pour des personnages qui consentent diversement Ç ˆ un peu dÕoubli dans leur mŽmoire È et tournent parfois rŽsolument le dos Ç ˆ une mŽmoire trop pleine, une mŽmoire trop entire È1. La mŽmoire peut laisser Ç rŽaffleurer le souvenir des jours de plus en plus anciens È (LN, 57) pour conduire Vitalie en amont des eaux lentes de lÕEscaut, sur les lieux ancestraux de la plage o sa mre se faisait attente. Cette facilitŽ mnŽsique reste un point dÕancrage aux souvenirs de son petit-fils qui conserve la nostalgie de la douce lenteur de lÕeau des canaux et de la compagnie des chevaux. Devenu Nuit-dÕOrGueule-de-Loup, la simple vue de la silhouette de ses fils dans la lumire de la serre suffit ˆ faire tressaillir lÕombre grand-maternelle en un semblable phŽnomne de Ç rŽaffleurement È de la mŽmoire. Sylvie Germain utilise frŽquemment ce nŽologisme levinasien pour dŽcrire la caresse du souvenir qui se prŽsente au cÏur, aprs sՐtre dŽlicatement dŽgagŽ du profond enfouissement des dŽcombres de la mŽmoire : Ç Au lieu de rester enlacŽ, ligotŽ ˆ une mŽmoire pesante, il sÕagit plut™t de tourner autour, de lÕinterroger, de se laisser surprendre par elle. È2. Cette dernire, encore apaisŽe, ne surgit pas dans la violence du fracas mais sՎlve lŽgrement pour se plier ˆ lՎvocation de Ç la pŽniche de ses anctres È (NA, 352). La mŽmoire de Victor-Flandrin est qualifiŽe de Ç longue et profonde Ð il nՎtait pas un seul de ces milliers de jours qui b‰tissaient sa vie dont il ne gard‰t un souvenir aigu. È (LN, 263). Son poids est celui de lÕexcs qui ne consent ˆ lÕoubli et ne tolre aucun dŽlestage, quitte ˆ imprimer lourdement son empreinte dans le sol ou ˆ lÕinscrire dans les fondations mmes de la ferme qui, ˆ son tour, garde mŽmoire de lui, Ç Une mŽmoire muette, scellŽe dans les murs et les poutres, coffrŽe dans chaque meuble. È (NA, 122). Ce trop de mŽmoire le rŽduit au silence et ˆ lÕisolement afin de ne plus rŽflŽchir au sens des ŽvŽnements qui, dŽcidŽment, lui Žchappent. RescapŽ des deuils et des souffrances, il a quittŽ la Ferme pour sÕinstaller dans la vaste demeure de Ç La Belle Ombreuse È, sise au lieu-dit Ç Les Trois Chiens sorciers È, pour vivre ˆ Ç lÕextrme frange de la nuit, si loin de tous, si prs des morts È (NA, 122) au c™tŽ dÕune femme, dernire hŽritire de la famille Roumier, 1

Laurent DEMANZE, Ç Pour une poŽtique de la mŽmoire. Discussion È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.236-237. 2 Sylvie GERMAIN, Ç Pour une poŽtique de la mŽmoire. Discussion È, ibid., p.239-240.

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malade de sa mŽmoire tyrannique et lancinante. Homme Ç mort ˆ sa mŽmoire, mort de trop de mŽmoire È (NA, 62), il est perdu dans le labyrinthe de sa mŽmoire brisŽe, encombrŽe dÕombres noires. Paradoxalement, cÕest bien le phŽnomne de lÕoubli, emblme de la vulnŽrabilitŽ de la condition historique et humaine, Ç qui se rŽvle non lÕennemi, mais le meilleur alliŽ de la mŽmoire È1, que celle-ci soit historique ou individuelle. II-2.B Les deux faces dÕune lancinante mŽmoire Avant quÕils ne sՎquilibrent,

ces deux versants propices ˆ

la vie

sÕopposent, se cherchent et sÕinventent en la personne du grand-pre et du petit-fils Victor-Flandrin. LÕhomme patriarche, fondateur dÕune terre fŽconde et dÕune prolifique lignŽe, donne naissance ˆ une ramification pour laquelle la mŽmoire nÕest pas une donnŽe Žvidente. Ë la mŽmoire enracinŽe de Nuit-dÕOrGueule-de-Loup fait suite celle, orpheline et dŽracinŽe, de Nuit-dÕAmbre. Tous deux faonnent, dans lÕignorance, les deux faces dÕune mme mŽdaille qui reprŽsente ce que Laurent Demanze nomme Ç la double injonction du souvenir et de lÕoubli. È2. Leur unique face-ˆ-face, lors du dŽpart de Nuit-dÕAmbre pour la capitale, condense parfaitement leur fonctionnement en miroir inversŽ : [ils] se regardrent comme sÕils ne sՎtaient jamais vus. Ils se voyaient comme jamais encore ils ne sՎtaient vus, de si prs. Leurs visages se touchaient presque, lÕun tout tendu vers lÕautre, lÕun tout penchŽ vers lÕautre. [É] Ils se regardaient de si loin. Chacun postŽ ˆ un extrme bout de temps. È (NA, 172)

Cette scne, qui se rapproche de celles que nous avons prŽcŽdemment ŽtudiŽes, laisse les deux protagonistes muets, lÕun avec une demande informulŽe, lÕautre avec une rŽponse encore non advenue, chacun dÕun c™tŽ de la vitre dÕun train, rŽunis par une ressemblance que seule Margot formule : Ç tu lui ressembles plus quÕaucun de ses fils ne lui a ressemblŽ. A croire quÕun mme dŽmon sÕest emparŽ de votre cÏur. È (NA, 325). La transmission familiale est un vecteur puissant de reproduction et de rŽpŽtition dont Nuit-dÕAmbre, au parcours de vie marquŽ par le refus de Ç la geste gŽnŽalogique È3, souhaite justement sÕaffranchir. La fin de non-recevoir ne constitue pas cependant une force suffisante pour Žviter que les drames personnels ne se transforment en destinŽes tragiques. Le petit-fils hŽrite des douleurs de ses ascendants quÕil porte

comme

des

Žnigmes

fantomatiques

qui

le

hantent,

rŽclamant

la

convocation et non lՎvitement. Or, ce qui manque son lieu ou son destinataire, 1 Jean GREISCH, Ç La MŽmoire, lÕhistoire, lÕoubli, Paul RicÏur È, Universalia 2001, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2001, p.360 2 Laurent DEMANZE, Ç Le diptyque effeuillŽ È, Roman 20-50, op. cit., p.71. 3 Ibid., p.67.

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sa formulation ou son entendement, risque de glisser dans le sympt™me de la rŽpŽtition ou du bŽgaiement. GŽrard SŽverin, dans son dialogue avec Franoise Dolto, souligne cette tendance ˆ reproduire Ç les mmes gestes pour Žviter dÕinventer autre chose et dÕapprofondir le sens de notre vie. [É] Par Žcho du gouffre et de son vertige, nous faisons des redites È1. Aussi, en voulant se dŽfaire de la mŽmoire familiale, en expulsant les pensŽes qui le dŽrangent, NuitdÕAmbre ne cesse de marcher dans les pas de son grand-pre sans quÕil nÕen dŽcle les empreintes. Le dŽchiffrement de la gŽnŽalogie de Nuit-dÕAmbre sÕeffectue ˆ travers lui, comme ˆ son corps dŽfendant. Lorsque Sylvie Germain affirme que nous sommes nŽcessairement des hŽritiers, elle interroge la faon dont chacun Žlabore sa manire de se vivre hŽritier : Certains se sclŽrosent autour de cet hŽritage, le pŽtrifiant et par lˆ le trahissant, lÕappauvrissement ; certains le dilapident, ou le rejettent, le laissent tomber " en dŽshŽrence " ; dÕautres lÕinterrogent, lÕanalysent, lÕenrichissent. (MP, 114)

Nuit-dÕAmbre refuse de donner refuge aux multiples existences familiales passŽes qui pourraient bruire en lui, il agit dans une forme dÕinconscience qui donne corps au vŽcu familial et Žchos aux souffrances ˆ rŽŽlaborer. Comme dans la parabole de lÕenfant prodigue2, Nuit-dÕAmbre ravage, gaspille, dŽtruit, nie son passŽ, sa famille, il est ce que Franoise Dolto appelait Ç un paroxysme de nŽgation È3. Dans le refus de lÕinterprŽtation et de lÕappropriation se tissent les analogies et les rŽpŽtitions qui remplacent la remŽmoration, dont le dŽplacement et le changement de perspective sÕeffectueront par Žtapes. La distinction que Michel de MÕUzan propose entre Ç la rŽpŽtition du mme et celle de lÕidentique È 4 est prŽcieuse. Dans le premier cas, la rŽpŽtition nÕest jamais exactement pareille, elle admet des variantes car quelque chose se rejoue dÕune catŽgorie du passŽ qui est suffisamment ŽlaborŽe. Dans la notion dÕidentique en revanche, ce qui se rŽpte para”t immuable. En deˆ du plaisir, le besoin de dŽcharge domine la rŽpŽtition et rend impossible une Ç rŽŽcriture du passŽ È.

Une des modalitŽs de la rŽpŽtition se niche dans les voyages quÕentreprennent, ˆ quelques dŽcennies dÕintervalle, Victor-Flandrin et Charles-Victor qui sondent la verticalitŽ et lÕhorizontalitŽ de la terre pour trouver un lieu o sÕarrimer. Aprs la mort de son pre, Victor-Flandrin sՎloigne des eaux des canaux et sÕexile vers les Ç villes noires È afin de sÕenfoncer plus avant dans les entrailles de la terre

1

Franoise DOLTO, GŽrard SƒVERIN (1978), LՃvangile au risque de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, coll. Points, tome II, 1982, p.9. 2 ƒvangile selon Saint Luc, Chapitre XV, versets 11 ˆ 32. 3 Franoise DOLTO, GŽrard SƒVERIN (1978), op. cit., p.131 4 Michel de MÕUZAN, Ç Le mme et lÕidentique È, De lÕart ˆ la mort, Paris, Gallimard, 1977, 1969.

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pour en extraire le charbon. Les postures exigŽes par le travail sous la terre mettent en prŽsence diffŽrents ŽlŽments qui relvent dÕune Ç Žpreuve initiatique, prŽfiguration dÕune naissance symbolique È1. Les Ç Žtroits boyaux en pente È, dans lesquels lÕenfant de douze ans galope, lÕintroduisent ˆ un temps et ˆ un espace qui favorisent le contact avec les puissances chtoniennes de lÕobscur pour Ç interminablement lutter dans les profondeurs et la nuit de la terre. È (LN, 62). En fuyant la lumire qui aveugle, le mineur se dŽtourne du visible pour mieux voir, faon dÕaccŽder ˆ la nuit originelle et de Ç trouer le mur du fond ! È de la caverne platonicienne, selon la formule de Jean Brun2. LÕenfant Charles-Victor, quant ˆ lui, Žlit pour royaume une ancienne usine en ruines o rgne un Ç gožt de fer rongŽ dÕhumiditŽ, de froid et de graisses rances. Il aimait ces odeurs, surtout celle du fer, pour ses relents de sang. È (NA, 40). Cette rŽplique dÕun monde utŽrin dŽvastŽ lui demande Žgalement de ramper dans des galeries Žtroites et humides, corridors et boyaux glissants, parmi lesquels il convient de sÕintroduire pour atteindre au lieu secret de la procrŽation et de lÕenfouissement des morts. Le tunnel quÕemprunte Charles-Victor est un passage qui met en contact deux mondes, lieu de la germination et lÕensevelissement, Ç antichambre qui donne accs ˆ lÕoutre-tombe È3 o sŽjourne le Ç putois violacŽ È (NA, 44) dans son immonde pourrissement. LorsquÕil constate firement, Ç Moi aussi je descends tout au fond de la terre comme le frre ! È (NA, 43), il ignore quÕil succde ˆ son grand-pre en adoptant les mmes postures, de la mme faon quÕavant lui encore, Mathurin et Augustin ne surent pas quÕils Ç traversrent le pays de leur pre È (LN, 146) pour partir au front. Le grand-pre et le petit-fils sont unis par un voyage qui les amne, ˆ plusieurs annŽes dÕintervalle, ˆ quitter le monde rural et la maison dÕenfance pour se rendre ˆ la capitale. En sՎloignant de Terre-Noire, Nuit-dÕAmbre pense se trouver hors de la foule de ses ascendants dans lÕillusion quÕune histoire familiale peut ainsi sÕinterrompre et se diffŽrencier par une altŽritŽ irrŽductible, Ç QuÕils me laissent donc en paix tous, puisque enfin je les quitte È (NA, 174). Aussi, son dŽpart prend davantage des allures de fuite et dÕarrachement au corps de lÕenfance blessŽe que de qute mŽtaphysique. Il est le moyen de rŽparer, de reconstruire et de trouver, hors de la maison natale, un moyen dÕadvenir. Le choix de la capitale comme lieu du dŽtachement, Ç Paris, la ville lointaine, presque Žtrangre, allait devenir sienne È (NA, 135), garde cependant le souvenir dÕun voyage antŽrieur qui participa ˆ

1

Nathalie PRINCE, Ç Le rejet et lÕattraction chez les jumeaux dans Les MŽtŽores de M. Tournier et Les enfants nŽs en double de Shyn Sang-ung È, Fratries. Frres et sÏurs dans la littŽrature et les arts de lÕantiquitŽ ˆ nos jours, Florence Godeau et Wladimir Troubetskoy (dir.), Paris, ƒditions KimŽ, 2003, p.478. 2 CitŽ par ƒtienne GRUILLOT, op. cit., p.37. 3 Leda SPILLER, Ç LÕespace cosmique È, EncyclopŽdie des religions, op. cit., p.1610.

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lÕaccueil de lÕamour - le plus grand amour de Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup et lÕunique amour du jeune Benoit-Quentin - et ˆ lÕouverture rŽgŽnŽratrice de la tribu PŽniel sur lÕextŽrieur. La grande ville moderne qui se prŽsente, ainsi que lÕa dŽcrite

Victor

Hugo

dans

Les

MisŽrables,

comme

le

lieu

du

possible

recommencement, appelle au dŽchiffrement de la rencontre amoureuse et fraternelle. Si Beno”t-Quentin aima de la ville Ç lÕindiffŽrence gŽnŽrale o tout sÕefface et o rien ne compte È1 Ç car lˆ-bas personne ne semblait faire attention ˆ sa difformitŽ [É]È (LN, 238), Victor-Flandrin, en revanche, expŽrimente lÕautre versant du schŽma historique de la ville du XIXe sicle qui perdure encore au XXe sicle. Dans la continuitŽ du topos du XVIIIe sicle, repris par le discours idŽologique de PŽtain qui dŽclare ˆ lՎtŽ 1940 que Ç La terre, elle, ne ment pas È2, la ville est alors considŽrŽe, le rappellent Georges Duby et Armand Wallon, comme le lieu de perdition qui Ç dŽfait la famille traditionnelle È, Ç tombeau de la race ; elle met en pŽril les ‰mes, les valeurs morales fondamentales et la sociŽtŽ dans son ensemble. È3. La ville, qui sÕoffrait ˆ Beno”t-Quentin dans lÕabondance des plaisirs oraux, digne du Ç pays des joujoux È4 de Pinocchio : Ç [É] gros bocaux emplis de billes, de sucre dÕorge, de lacets de rŽglisse, leurs bouquets de sucettes, leurs tubes de verre remplis de grains dÕanis blanc et rose, leurs baquets de coco et leurs bo”tes de caramels È (LN, 239), voit ses dons de friandises Žtouffer le souffle de Roselyn.

II-2.C Revenir sur ses pas

Le voyage ˆ Paris, qui se dŽroule sous la forme dÕune chute intŽrieure, ne permet pas que la relation ˆ lÕalter ego aboutisse positivement, aussi se poursuit-il par le retour sur les terres grand-paternelles. LÕautrefois de TerreNoire se conoit pour rŽfugier ses terreurs et ses dŽtresses et pour affirmer la force de la filiation, ainsi Rose-HŽlo•se, aprs le dŽcs de sa jumelle VioletteHonorine, dŽcide de retourner ˆ Terre-Noire : Ç Maintenant je le peux, je ressemble ˆ mon pre. È (NA, 122). Le retour sur les lieux passŽs semble reprendre le temps lˆ o il fut laissŽ, pour le dŽrouler dans la juste temporalitŽ du temps dÕune enfance trop t™t reniŽe dont la terre porte encore les traces, Ç La terre se faisait plus que paysage, elle devenait visage. Visage immense traversŽ en sa face par tant de profils perdus, et retrouvŽs. Visage traversŽ par le vent. È 1

Olivier OBEL, Ç PrŽface È, Le Pardon. Briser la dette et lÕoubli, op. cit., p.8. Mes remerciements ˆ Monsieur Poirier pour ce rappel. 3 Georges DUBY, Armand WALLON, (dir.), Ç ApogŽe et crise de la civilisation paysanne de 1789 ˆ 1914 È, Histoire de la France rurale, volume 3, Paris, Seuil, coll. Points/histoire n¡168, 1977. 4 Le Paese dei balocchi. Carlo Lorenzini COLLODI (1878), Les Aventures de Pinocchio/Le avventure di Pinocchio, trad. Isabelle Violante Jean-Claude Zancarini (Žd.), Paris, Flammarion, 2001. 2

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(NA, 123). Baladine, Rose-HŽlo•se ou Nuit-dÕAmbre, qui tous sont partis ˆ la qute dÕun objet innommŽ, reviennent ˆ leur point de dŽpart, laissant penser que leur escapade et leur dŽsir dÕaventure ou dՎmancipation a ŽchouŽ. Mathilde, qui fait partie de ces personnes Ç intransportables È qui Ç ne peuvent cro”tre et perdurer que dans leur terreau dÕorigine, sinon ils se dŽgradent, ils dŽpŽrissent È (CM, 231), voit revenir ˆ elle les enfants ŽgarŽs et repentants. Elle reprŽsente ce lieu ancestral qui voit les errants, nouvellement assoiffŽs de sŽdentaritŽ, rver de leur paradis originel qui contient la sŽcuritŽ de la familiaritŽ : Ç Tu as bien fait de revenir, [É]. Pour nous autres PŽniel, le monde est ˆ la fois trop vaste et trop Žtroit. Ici, cÕest notre terre, cette maison est notre histoire. È (NA, 123). Aussi, dans cette logique, devenir signifierait revenir sur les lieux de son enfance, non pour se libŽrer de cette chair et de cette histoire familiale, mais pour se dŽgager de lÕoppression dՐtre nŽ quelque part : Ç CÕest peu ˆ peu, cÕest pas ˆ pas que nous composons en nous notre lieu dÕorigine, lequel devient alors notre destination. Pour y na”tre une seconde fois, pour mourir ˆ son seuil È (ST, 52). Nuit dÕAmbre, qui a fui la maison familiale, refait le trajet de lÕidentificationprojection qui g”t au fondement de son ascension ˆ lÕautonomie ; il sÕest heurtŽ ˆ lՎpreuve de lÕaltŽritŽ pour mieux revenir ˆ Terre-Noire, inaccompli. Alors que le voyage

de

Victor-Flandrin

jusquՈ

Terre-Noire

comprenait

les

diffŽrentes

caractŽristiques littŽraires du voyage initiatique qui arrache le personnage, encore novice, du monde familier de son enfance pour le conduire ˆ un lieu de destination dont lÕaccessibilitŽ prŽsuppose un itinŽraire intŽrieur semblable au dŽplacement accompli dans lÕespace, celui de Nuit-dÕAmbre Žchoue dans lՎpreuve de la lutte contre la sauvagerie. Ses Žpreuves parisiennes ne modifient pas le personnage dont la qute dÕidentitŽ reste en jachre. Christian Morzewski fait le mme constat concernant la fugue de LÕEnfant et la rivire dÕHenri Bosco : Ç ˆ dŽfaut pour le fugueur de savoir o il Žtait arrivŽ, au moins pouvait-on espŽrer que la fugue lui apprenne dÕo il venait [É] cÕest-ˆ-dire cet objet consistant dÕattachement psychique : maison, pays, etc. È1. Dans les initiations traditionnelles, le retour marque la prise en compte du changement, en effet, Ç au terme de leur sŽjour, les nouveaux initiŽs regagnent leur village, les mres et les filles font mine de ne pas reconna”tre les garons [É]. Et ceux-ci affectent de ne plus rŽpondre ˆ leur ancien nom [É]È2. Ë lÕinverse, Nuit-dÕAmbre nÕest pas devenu autre et renforce, au contraire, sa ressemblance avec son grand-pre. Son sŽjour parisien accompli, Nuit-dÕAmbre nÕest pas plus instruit de sa place 1

Christian MORZEWSKI, Ç Merveilleuses escapades È ou lÕart de la fugue chez Henri Bosco, Cahiers Robinson, Ç Henri Bosco : Rver lÕenfanceÉ È, Christian Morzewski (dir.), Arras, UniversitŽ dÕArtois, n¡4, 1998, p.185. 2 Robert BAUDRY, Ç De lÕenfance ˆ lÕadolescence ou le parcours initiatique de Martial de MŽgremut dans Malicroix È, Cahiers Robinson, ibid., p.133.

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dans le monde que de ses lois, sa rŽapparition ˆ Terre-Noire renforce son isolement et son inadaptation aux rŽalitŽs de lÕagriculture et de lՎlevage. LÕerreur de Nuit-dÕAmbre rŽside, sans doute, dans le fait que la qute de lÕhumain ne se dŽfinit pas par un lieu, le topos, qui signe le culte des racines ou de lÕenracinement, mais par rapport ˆ un appel auquel il doit rŽpondre. Pour Catherine Chalier1, lÕutopie, qui se trouve au cÏur de lÕÏuvre de Levinas, est lÕabsence de lieu au sens Žtymologique de ce terme car, selon la philosophe, lÕhumain nÕa jamais pu rester enracinŽ dans un lieu et rester vŽritablement humain. Le prŽsent soudŽ au passŽ est tout entier hŽritage de ce passŽ ; il ne renouvelle rien, il est toujours le mme prŽsent ou le mme passŽ qui dure. Ici, le temps ne part de nulle part, rien ne sՎloigne ni se sÕestompe2. Dans ce cas prŽcis, le souvenir serait dŽjˆ une libŽration ˆ lՎgard de ce passŽ. Alors que son petit-fils ne mesure pas lÕenjeu du combat ˆ mener, ni les forces qui se trouveront en prŽsence dans son Žpreuve avec sa mŽmoire, Nuit-dÕOr-Gueulede-Loup ceint ses reins dÕune large sangle de cuir avant de se mettre en chemin pour affronter les noms, les souvenirs et la prŽsence des disparus. Il se b‰te, pour mieux supporter la confrontation et haler le poids de lՉge, afin de marcher vers son passŽ et monter Ç vers sa mŽmoire. Pas ˆ pas, au rebours de sa vie. È (NA, 365). Le nouveau combat au sein de la fort est celui qui lÕoppose au nom tranchŽ, inarticulable et ha• : Ç Il dŽfit son ceinturon de cuir et sÕen fouetta le torse pour faire taire le nom du pre. Mais le nom ne cessait de mugir en lui. È (NA, 371). Il convient dÕaffronter et de visualiser afin de parvenir ˆ un accueil dont lÕultime expression propose le pardon comme lÕhorizon eschatologique de la mŽmoire et de lÕoubli. Plus que le devoir de mŽmoire, dont Sylvie Germain apprŽcie peu lÕexpression, la mŽmoire relve Ç plut™t dÕun travail ˆ accomplir, ˆ entretenir. [É] il y a des temps avec lÕhistoire, avec la mŽmoire, privŽe ou collective, o a relve de la lutte avec lÕange È3. Ainsi, pour Nuit-dÕAmbre, les Žpreuves de la solitude et de lÕinitiation ˆ lÕamour filial se poursuivront sur les terres de ses anctres, pour apporter une rŽponse ˆ la question que se pose lÕhomme sur son statut dՐtre humain. La rŽpŽtition lui permet de se rŽinsŽrer dans une gŽnŽalogie coupŽe par lÕHistoire, de revenir sur les pas de son grandpre pour, in fine, sÕen retourner sur la terre de ses anctres et se vivre comme un homme de la famille PŽniel. Le dŽpart ne fut quÕune Žtape et ne saurait en constituer la totalitŽ, quant ˆ son combat, il nÕest que le prŽlude ˆ une initiation dÕun degrŽ supŽrieur. Il le prŽpare ˆ, ce que Mircea Eliade nomme, une 1

Catherine CHALIER, Levinas, lÕUtopie de lÕHumain, Paris, Albin Michel, coll. PrŽsence du Juda•sme, 1993. 2 Emmanuel LEVINAS, Ç LÕobjet et le plan È, Le temps et lÕautre, Paris, Fata Morgana, 1979, p.27. 3 Sylvie GERMAIN, Ç Pour une poŽtique de la mŽmoire. Discussion È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.239-240.

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Ç nouvelle naissance, purement spirituelle, [É] accs ˆ un mode dՐtre soustraits ˆ lÕaction dŽvastatrice du Temps È1 qui lÕinvite ˆ lÕaccueil et ˆ la rŽconciliation. Nuit-dÕAmbre touche ce qui subsistait en lui dÕune Ç zone franche È, Ç aussi Žtroite puisse-t-elle parfois para”tre, et difficile ˆ localiser et ˆ mesurer ; une marge qui permet de prendre du recul, mme restreint, par rapport ˆ ce soi dŽjˆ marque, informŽ agi de lÕintŽrieur, pour le mettre en perspective critique È (RV, 12). Le lyrisme Žpique, avec lequel renoue Sylvie Germain pour Ç Žvoquer ces pŽriodes dÕombre o le prŽsent Žmerge [É] donne ˆ lÕHistoire du sicle lÕampleur des anciens rŽcits de fondation È2, permet Žgalement de dŽcrire, dans la profusion de la langue et le rythme biblique, lՎvŽnement o le prŽsent se dŽchire et renoue : Ç il commence ; il est le commencement mme. Il a un passŽ, mais sous forme de souvenir. Il a une histoire, mais il nÕest pas lÕhistoire. È3. II-3 Fulgurances et dissolutions II-3.A LÕentaille des sursauts traumatiques Ç Tout en Žtant linŽaire, le temps procde aussi par zigzags, ruptures, dessinant des boucles, des arabesques. Il nÕen finit pas de renouer ce quÕil avait dŽliŽ, de rŽunir ce quÕil avait dispersŽ, transformant tout, et ce qui revient est ˆ la fois semblable et inŽdit, ancien et neuf. È (ST, 8). Au cours ce chaotique cheminement, la mŽmoire chargŽe Ç dÕune multitude dՎvŽnements È (ST, 9), se fait parfois bouillonnante pour se manifester en sursauts. De ces hoquets dŽsordonnŽs, qui rŽsonnent dans le prŽsent des personnages, surgissent, en pagaille, les visages des tres aimŽs et disparus, sans souci de chronologie ou de hiŽrarchie. Cette expŽrience ˆ la lisire du trŽpas, que traversent Nuit-dÕOrGueule-de-Loup, Magnus ou Laudes-Marie, prend les traits dÕune hydre portant les visages en leurs dissemblances, articulant les noms des tres aimŽs ou dŽtestŽs, fuis ou recherchŽs. Sylvie Germain dŽcrit Žgalement le roi Vertumne, gisant Ç sur son lit de mŽmoire È, qui Ç voit voler autour de lui les visages de tous

ceux

et

celles

qui

lÕont

prŽcŽdŽ

dans

lÕinquiŽtant

mystre

de

la

disparition. Immense effeuillaison o se mlent les proches et les lointains [É]È (C, 156). La mŽmoire est toujours prte ˆ sÕouvrir avec fracas pour laisser se dŽverser ce qui devait y tre contenu. Lorsque les caveaux sont ouverts pour

1

Mircea ELIADE, Initiations, rites, sociŽtŽs secrtes. Naissances mystiques, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1959. 2 Dominique VIART, Ç ƒcrire avec le soupon. Enjeux du roman contemporain È, Le Roman franais contemporain, Paris, Ministre des affaires Žtrangres, ADPF, Paris, 2002, p.150. 3 Emmanuel LEVINAS, Ç LÕobjet et le plan È, Le Temps et lÕautre, Saint-ClŽment-la-Rivire, Fata Morgana, 1979, p.32.

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fourrager dans les restes et saisir des derniers apparats brillants que les dŽfunts ont emportŽs avec eux dans la tombe, lorsque lÕaviation ennemie sÕabat sur le cimetire pour faire voler ple-mle ce qui reste des corps, cÕest toute la mŽmoire de Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup qui est Ç ŽventrŽe, profanŽe. Toute sa mŽmoire, et ses amours dÕhier. È (LN, 279). La visite dÕArchibald suffit ˆ faire ressurgir le souvenir enfoui chez Elminthe-PrŽsentation-du-Seigneur-Marie : Ç dÕun coup sa mŽmoire se craquait, se distordait dans les remugles de souvenirs enfouis sous plus de dix annŽes dÕoubli, et elle se sentit souillŽe jusque dans son amour, dans ses enfants, et dans ses roses. È (LN, 225). Ë trop se tendre dans le silence et lÕeffroi, la violence de lÕirruption des visions mŽmorielles brise en morceaux lՐtre qui lÕabrite : Ç Sa mŽmoire jouait ˆ lÕarcher et lui bandait les muscles ˆ lÕextrme, les dŽchirant un ˆ un ˆ force de tension. [É] Mais ce dernier tir avait visŽ juste, il lÕatteignit droit au cÏur qui cŽda comme tous les autres muscles de son corps. È (LN, 228). Un rien suffit parfois ˆ ce que le traumatisme de lÕenfance refasse surface, la faille se creuse alors pour une peccadille, un souffle ou un simple crachat. Celui que, dŽdaigneux, Charlam lance ˆ la face de Pierre, produit une dŽflagration intŽrieure que le lecteur ne peut comprendre que dans les derniers temps du roman LÕInaperu. Le crachat dŽpasse largement la scne de lÕhumiliation domestique et parle dÕautre chose encore que de lՎvŽnementiel du violent mŽpris ainsi manifestŽ, il ouvre ˆ la terreur abyssale de lÕhumiliation publique subie par sa mre alors que Pierre Žtait enfant. Le corps alors se fige, la dŽcompensation progressive empche de crier, de pleurer, de bouger et de penser. Le crachat est lՎquivalent de lÕagression verbale pour la psychŽ, contrairement aux coups reus sur le corps, il Ç attaque et disqualifie le moi, il traverse directement le psychisme de lÕagresseur au psychisme de lÕagressŽ, sans filtre ni amorti, bruts, sans surface de rŽception, sans rŽceptacle, susceptible de contenir, de lui donner une inscription visible È1. LÕaspect visqueux Žchappe ˆ la saisie, il Ç tŽtanise, lui fait lÕeffet dÕune mygale, dÕun bubon enflŽ de pus [É], il ne peut pas lÕessuyer, pas y toucher. Ce crachat est un clou, il lÕassigne ˆ la fixitŽ. [É] Un frisson aigu comme une flche de glace jaillit de dessous son cr‰ne [É]È (In, 130). Ainsi que le rappelle Claude Barrois : Les deuils, les pertes dÕobjets [É] les pertes objectales, constituent autant dÕeffractions dans le Moi peau, autant de syncopes ou de silences dans la mŽlodie de lÕexistence du sujet. Le temps trouŽ de lÕenfance est susceptible dÕoffrir un point dÕappel ˆ lÕagent traumatisant de lՉge adulte.2

1

Anne-Marie GEORGES, Ç Le vertige du traumatisme. Attraction et terreur abyssales du sujet victime È, Le Journal des psychologues, n¡281, octobre 2010, p.44-50. 2 Claude BARROIS, Les NŽvroses traumatiques, Paris, Dunod, 1988, p.205.

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Cette remontŽe ˆ la surface du trauma antŽrieur de lÕenfance nÕest pas un simple Žcho, ni une rŽplique tellurique, elle est un dŽvoilement princeps qui sert, par la reprise de sŽismes psychiques restŽs en suspens, lՎlaboration de ce qui jusquelˆ Žtait restŽ indicible. Pierre ne pose pas la question de causalitŽ signifiante mais il Žtablit, dans une complte absence, un lien de dŽtermination entre lՎvŽnement

du

passŽ

et

le

choc

immŽdiat.

Les

ŽprouvŽs

du

prŽsent

sÕagglutinent ˆ ceux du passŽ jusquՈ faire vaciller son monde interne et prŽcipiter la dissolution de lՐtre dans un puits sans fond : Ç la dislocation qui sՎtait

produite

dans

son

esprit

sous

lÕeffet

du

crachat

lÕavait

frappŽ

dÕhŽbŽtude. È (In, 239). Alors que la temporalitŽ noue le corps au langage, le trauma fige le personnage dans une sidŽration psychique provoquant mutisme et rŽtention de toute expression Žmotionnelle. La cha”ne des signifiants est brisŽe et lÕordre du symbolique est court-circuitŽ, alors que lÕimaginaire se trouve comme dŽsarrimŽ : Ç il manque de perdre lՎquilibre È (In, 132). Pierre traverse le mme processus de dŽshumanisation que sa mre : Ç [É] ˆ demi dŽpiautŽ, il se tient de guingois [É] il para”t avoir quatre bras [É] qui pendouillent ˆ lÕoblique [É] Il a des yeux de chouette et un sourire dÕandouille [É] È (In, 131). Le cri quÕil lance, pour supplier de ne pas rire, nÕest pas ma”trisŽ et se transforme en Ç couinement [É] pathŽtique È (In, 132). Ce que Pierre doit intŽgrer ˆ lÕexpŽrience actuelle est liŽ ˆ la rŽpulsion ŽprouvŽe devant le spectacle de sa mre dŽchue Ç nue et salie. Il lÕavait vue titubante comme une ivrogne, et chauve comme un nourrisson ou un vieillard, comme un bagnard È (In, 259), vision qui le rend complice de la foule dans un effroi Žpouvantable et irreprŽsentable. Anne Dufourmantelle parle dÕun lieu Ç "mort" en soi È que le sujet Ç portera toute sa vie, comme un espace dŽsertŽ o sa vie aura ŽtŽ soufflŽe brusquement È1. Le premier objet dÕamour, dŽformŽ par lÕhumiliation et la dŽshumanisation, devient le rŽceptacle des dŽceptions et des atteintes haineuses du fils qui subit la perte simultanŽe de lÕamour, de la confiance et de lÕadmiration : Il se sentait trahi par elle, [É] mais parce quÕelle nÕavait pas su Žchapper ˆ ces marionnettistes fous qui lÕavaient rabougrie ˆ lՎtat de vache, de chienne, parce quÕelle sՎtait laissŽ pourchasser en plein jour dans les rues, aux yeux de tout le monde. [É] corps saturŽ de blancheur terne o luisaient des crachats. (In, 260)

Pour que Pierre survive ˆ cet ŽvŽnement il aura fallu quÕil sÕidentifie ˆ ceux qui ont portŽ les coups, et cÕest justement cela qui ne sÕefface pas et qui bržle encore. Cette honte blanche, qui atteint lÕenfant, le touche dans la totalitŽ de son tre et Ïuvre ˆ sa disparition. Ç Autant la honte rouge peut tre considŽrŽe 1

Anne DUFOURMANTELLE, op. cit., p.119.

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comme partielle, sectorisŽe mme si elle est intense, autant la honte blanche est dÕessence catastrophique globale È1, prŽcisent les psychologues Albert Ciccone et Alain Ferrant. La culpabilitŽ peut tre refoulŽe plus facilement que la honte, cette dernire est enfouie et encryptŽe. Pierre, enfant, a creusŽ pour enterrer et empiler profondŽment en lui les Ç couches de souvenirs autour du noyau douloureux,

comme

une

sorte

de

pansement

[É].

Le

noyau

honteux,

lՎvŽnement et lÕaffect quÕil accompagne sont mis ˆ distance, entourŽs par un cordon de sŽcuritŽ, ou une digue. È2. Or, lÕenfouissement ne transforme rien et lՎvŽnement inattendu et violemment dŽsorganisateur du crachat fait Žmerger, sous le poids de lÕaprs-coup, la menace interne liŽe ˆ lÕexpŽrience enfantine qui reste intacte et conserve sa potentialitŽ blessante. Le rappel ˆ la mŽmoire de lÕimage Ç de sa mre souillŽe, grotesque et nausŽeuse È, qui se superpose sans cesse ˆ la vision Ç de sa mre revenue en apparence ˆ la normalitŽ È (In, 260), trouve, dans lÕexpŽrience avec Charlam, Ç lÕoccasion de prendre forme, de se dŽployer, de se reprŽsenter, de prendre sens È3. LÕhospitalisation longue et laborieuse de Pierre permettra de dŽsenfouir la honte et la rŽpulsion pour donner une forme et un sens ˆ lÕexpŽrience afin que celle-ci puisse tre liŽe et intŽgrŽe. Pour CŽcile Narjoux, lÕinscription de lÕHistoire dans sa pŽrennitŽ doit passer par Ç le recours ˆ ces temps dŽtachŽs du moment de lՎnonciation, par quoi lÕHistoire appara”t ˆ la fois comme rŽvolue et ma”trisŽe. È4. Pour elle, les rŽcits germaniens Ç sÕattachent ˆ dŽceler les traces du passŽ dans le vŽcu de ses personnages, et que ce prŽsent dÕune manire ou dÕune autre doit sÕactualiser dans chacun de ces rŽcits È5. Comme lÕexpŽrience de la madeleine, dans Ë la recherche du temps perdu, vient soulever Ç le rideau de fond de scne pour dŽvoiler un arrire-plan invisible jusque-lˆ È6, lÕexpŽrience du trauma dŽtruit le passŽ et participe ˆ la construction de lÕavenir. Pour oublier encore faut-il avoir su, cÕest dÕailleurs ce trait sŽmantique, souligne Isabelle Sera, qui distingue Ç oublier È de son quasi-synonyme Ç ignorer È : Les Ç souvenirs peuvent ˆ tout moment tre perdus Ð " oubliŽs " -, et les oublis peuvent ˆ tout moment devenir Ð ou redevenir Ð des souvenirs ˆ la faveur dÕun Žclairage diffŽrent, dÕune association dÕidŽes, dÕune nouvelle connexion neuronale ou É ˆ la faveur dÕun souvenir involontaire.7

1

Albert CICCONE, Alain FERRANT, Honte, culpabilitŽ et traumatisme, Paris, Dunod, coll. Psychismes, 2009, p.17. 2 Ibid., p.80. 3 Ibid., p.33. 4 CŽcile NARJOUX, Ç Le prŽsent de Sylvie Germain È, La Langue de Sylvie Germain "En mouvement dՎcriture", op. cit., p.146. 5 Ibid. 6 Isabelle SER‚A, Ç Mouvement de la mŽmoire/mouvement de lՎcriture : la figure de lÕinterpolation chez Proust È, Proust, la mŽmoire et la littŽrature. SŽminaire 2006-2007 au Collge de France, Antoine Compagnon (dir.), Textes rŽunis par Jean-Baptiste Amadieu, Paris, Odile Jacob, 2009, p.139. 7 Ibid., p.139.

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Si on ne peut se souvenir de tout, on ne peut cependant oublier ni gommer. Et dans ce cas lˆ, cÕest Ç ˆ lՎtat brut, isolŽs et fragmentŽs que sont transmis aux descendants les traces et les restes indŽlŽbiles, les noyaux traumatiques È1. Magnus hŽrite dÕune histoire inconnue et impensable, inaccessible et interdite, retenue dans la trame du filet narratif de ThŽa. LՎvŽnement traumatique de la perte de sa mre, qui suscite lÕeffroi, sÕimpose ˆ lui de faon persistante et rŽpŽtitive sous formes dÕimages sensorielles que nous avons ŽtudiŽes dans notre premire partie. La nuit, Žcrit Sylvie Germain : est toujours ˆ lÕheure des fant™mes, des souvenirs, des traces, des rves ivres et des images flammes sÕencha”nant et se juxtaposant ˆ allure et intensitŽ variables pour former des fables palimpsestes au fond de nos mŽmoires, des rŽcits apocryphes au creux de nos consciences, et que nous nions, ou du moins nŽgligeons, oublions au matin. Mais la nuit nÕen finit pas de revenir. (P, 27)

Le dŽsastre de Hambourg sonne ˆ lÕheure de Gomorrhe pour le Ç tout petit garon È qui, ˆ dŽfaut dՐtre Abraham, Ç meurt ˆ sa mŽmoire, ˆ sa langue, ˆ son nom. Son esprit se pŽtrifie, son cÏur se condense en un bloc de sel. È (M, 98). LÕexpŽdition punitive et la mise ˆ sac des deux villes de Sodome et Gomorrhe, pour ch‰tier lÕimpiŽtŽ et la dissolution des mÏurs de leurs habitants, sont dŽcrites dans la Gense, Ç lՃternel [É] dŽtruisit ces villes, toute la plaine, tous les habitants de ces villes, et la vŽgŽtation du sol È2. La pluie de Ç soufre et du feu È, associŽe au raid aŽrien des AlliŽs qui l‰chent les bombes incendiaires contre une population civile, invite ˆ comprendre lÕadhŽsion au nazisme comme une impiŽtŽ fondamentale. Un autre Sodome et Gomorrhe, proustien celui-lˆ, se rappelle Žgalement ˆ notre souvenir et plus particulirement le passage au cours duquel le narrateur sÕentretient avec une dame dont il ne parvient pas ˆ retrouver le nom : Ç [É] sÕil y a des transitions entre lÕoubli et le souvenir, alors ces transitions sont inconscientes. È3. Le souvenir et lÕoubli, en tant que constituants de la mŽmoire, sont nŽcessairement liŽs entre eux, mais peuvent Žgalement, sous le souffle de lÕimplosion traumatique, tre rŽsolument dissociŽs.

1

Evelyn GRANJON, Ç SÕapproprier son histoire È, La Part des anctres, op. cit., p.50. Gense, 19,24-25. 3 Sodome et Gomorrhe, Ë la recherche du temps perdu, III, Ždition publiŽe sous la direction de JeanYves TadiŽ, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque de la PlŽiade, 4 vol., 1987-1989, p.51. 2

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II-3.B Les affres de lÕamnŽsie Le roman Magnus reprend ˆ son compte la rŽflexion Žnigmatique et a priori paradoxale du narrateur de la Recherche : Ç QuÕest-ce quÕun souvenir quÕon ne se rappelle pas ? È. Le surgissement de lՎvŽnement traumatique entaille la mŽmoire de lÕenfant, tant ce moment liŽ ˆ la mort se situe dans lÕimpossible mŽmoire et lÕimpensable savoir. ExposŽ au dŽsastre, lÕenfant est dŽsincarnŽ, il nÕest plus que regard, il se confond avec lui, absorbŽ tout entier par la vision de la Ç femme-flambeau qui se rŽduit ˆ un tas informe [É]. Il la regarde, la regarde se consumer, se calciner. Il la regarde, yeux grands ouverts, sÕeffacer de sa vue, sÕeffacer de sa vie. Yeux grands ouverts, grands aveugles, il la regarde, la regardeÉ È (M, 94). La lancinante rŽpŽtition scande le martellement du traumatisme qui bloque, au fond de la gorge et de la psychŽ, Ç tous les mots quÕil connaissait, tous les noms È (M, 98) transformŽs en matire pierreuse. Le traumatisme, comme un choc inattendu, violent et Žcrasant, anŽantit, en une Ç commotion psychique È1 soudaine, le sentiment de soi, la capacitŽ de rŽsister, dÕagir et de penser : En ce trou temporel, un petit garon, sit™t mort, est remis brutalement au monde, jetŽ tout nu dans un cratre du monde. Il ne sait plus rien de lui-mme [É]. Il ne sait plus rien de lÕhumanitŽ, il confond la voix humaine et le fracas des explosions [É] Il ne sait plus rien de sa langue [É] È (M, 99)

LÕenfant, en ce nouvel arrachement, dispara”t et devient Žtranger ˆ lui-mme. Anne Dufourmantelle caractŽrise le trauma comme un silence fracassant qui efface toute inscription, comme si rien jamais nÕavait existŽ. Et pourtant, Ç de ce meurtre dՉme, [É] lÕenfant, ne se relve pas, sans cesse, il revient au mme endroit pour cela mme qui a disparu, qui nÕa jamais existŽ È2. La pulsion de mort se fige dans la rŽpŽtition et Magnus ne cessera de revenir Ç dans ce lieu dŽsertŽ o lÕon a tant souffert [É] de la mme manire quÕau moment du trauma on sÕest absentŽ pour pouvoir y survivre È3. Aucun enfant ne peut faire face ˆ cette expŽrience qui allie la destruction ˆ la sŽparation intense et prŽmaturŽe dÕavec sa mre. Le basculement dans le trou noir de lÕamnŽsie est une faon dÕamortir le choc de la sŽparation corporelle. Pour reprendre lÕobservation de Freud dans Au-delˆ du principe de plaisir : Ç Un ŽvŽnement comme le trauma externe provoquera ˆ coup sžr une perturbation de grande envergure dans le fonctionnement ŽnergŽtique de lÕorganisme et mettra en mouvement tous les

1 Sandor FERENCZI (1933), Ç La Confusion de langue entre les adultes et les enfants È, Psychanalyse 4, Paris, Payot, 1982, p. 125- 135. 2 Anne DUFOURMANTELLE, op. cit., p.119. 3 Ibid.

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moyens de dŽfense È1. LÕenfant organise une rŽponse ˆ lՎvŽnement qui affecte directement sa vie : Ç somnambule, [É] il ne peut rŽpondre ˆ aucune question quÕon lui pose. On le croit sourd ou bien idiot. [É]È (M, 100). Franz-Georg anesthŽsie la zone traumatique afin de permettre la survie de la partie vivante du moi qui continue de se dŽvelopper. Quand, enfin, ˆ force de tension, sa mŽmoire se remet en mouvement, cÕest pour glisser en sens inverse, en aval. Il voit se lever de la masse noir‰tre gisant dans la boue et les cendres une autre femme, une inconnue vtue dÕun tailleur noir, la bouche peinte en rouge, les oreilles diamantŽes. (M, 105)

Il ne subsiste plus aucun tŽmoin, le sujet dÕantan lui mme reste effacŽ, Ç Rien o accrocher le moindre souvenir, le corps sÕest rendu lisse comme lÕeau, sans mŽmoire, sans histoire, sans passŽ. È2. La partie traumatisŽe Ç est alors comme encapsulŽe et en attente dÕune possible liaison, dÕune possible intŽgration È3. Plus que la sortie ou lÕexpulsion de lÕenfance, cÕest lÕenfant qui meurt ˆ sa mŽmoire, ˆ sa filiation et ˆ son nom, Ç jՎtais mort È constate Magnus.

Sans histoire, un autre temps sÕinvite qui contribue ˆ maintenir ˆ distance et ˆ participer ˆ lՎlaboration dÕun nouveau monde par un laborieux apprentissage. Franz-Georg Ç rŽapprend ˆ voir, ˆ parler, ˆ nommer les choses et les gens. Ë vivre. È (M, 13). Son regard se transforme pour scruter et Ç tout graver dans sa mŽmoire. Elle a ŽtŽ aussi poudreuse et volatile que du sable, il sÕefforce ˆ prŽsent de lui donner une soliditŽ minŽrale. È (M, 17). Sa mŽmoire, Ç hors du commun È, quÕil dresse Ç avec vigilance depuis lՉge de six ans, en rŽaction et en dŽfense ˆ la perte de tous les souvenirs de sa prime enfance. [É] travaille sans rŽpit, enregistre le moindre dŽtail, ne l‰che rien. (M, 79). Le dŽsir de lÕenfant ne se situe pas dans une perspective ŽpistŽmophile mais se fonde sur un besoin urgent de combler toute menace de manque et de perte, comme si la dynamique de la mŽmoire se nourrissait de lÕattente et de lÕespoir quÕun jour lÕenfant sera en possession de cet avoir. Dans la deuxime dissertation de sa GŽnŽalogie de la morale, Nietzsche fait un vibrant Žloge de lÕoubli, qui nÕest pas seulement une inertie, mais une facultŽ active dÕeffacement telle que : Ç Nul bonheur, nulle sŽrŽnitŽ, nulle espŽrance, nulle fiertŽ, nulle jouissance de lÕinstant prŽsent ne pourraient exister sans facultŽ dÕoubli. È4. Les tres que Sylvie

1

Sigmund FREUD, Au-delˆ du principe de plaisir (1920), trad. franaise dans Îuvres compltes, Psychanalyse, vol. XV, 1916-1920, Jean Laplanche (dir.), Paris, PUF, 1996, p.300-301. Il faut rappeler que, chez Freud, le trauma rŽside moins dans la gravitŽ de lՎvŽnement subi que dans le caractre inattendu, non prŽparŽ de cet ŽvŽnement. 2 Anne DUFOURMANTELLE, ibid. 3 Albert CICCONE, Alain FERRANT, Honte, culpabilitŽ et traumatisme, op. cit., p.26. 4 Friedrich NIETZSCHE, La GŽnŽalogie de la morale (1887), Paris, Gallimard, coll. IdŽes, p.76.

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Germain Žvoque au sujet de Trakl dans LÕEnchanteur ˆ la lyre, souffrent de cet Žchec de lÕoubli de : ces vies antŽcŽdentes ou adjacentes ŽpuisŽes car b‰tŽes dÕun excs de mŽmoire Ð celles de toutes ces existences passŽes, de tous ces jadis encore arrimŽs au prŽsent. Ils tra”nent leurs ailes maculŽes de boue, de poussire et de sang, ˆ demi disloquŽes [É].1

LÕapparente duretŽ que Magnus confre ˆ sa mŽmoire sÕavre inopŽrante lorsque celle-ci dŽpose sur le sable la trace du nom oubliŽ qui, sit™t inscrit, sÕefface. Par ailleurs, elle ne cesse de revenir en sursaut dÕun ailleurs inlocalisable, dÕun Ç Avant Žperdument avant È (M, 92) qui, ˆ dŽfaut dÕinscription mnŽsique charge le corps de garder traces. Sa gorge est Ç restŽe ŽcorchŽe par les r‰les et les pleurs È (M, 18) et son ventre, sensible aux vrombissements des avions, se tord de nausŽe et de Ç douleurs sourdes È (M, 28). Selon le modle proposŽ par David Rosenfeld2 ou Frances Tustin3, nous pouvons Žcrire que Franz-Georg a crŽŽ des Ç enclaves autistiques È qui conservent le traumatisme tel quel, lÕisolent et le conservent jusquՈ ce quÕune Ç situation propice ˆ une Žlaboration, ˆ une transformation se prŽsente È4. Ce qui, pour Magnus, se produira sous la forme de la vision hallucinŽe du bombardement de Hambourg. Une intense abrŽaction brasse les souvenirs et brise le barrage de lÕamnŽsie, la pice manquante du puzzle, Ç Hambourg, instant zŽro È (M, 99) faisant Žcho au film Allemagne annŽe zŽro5, permet de se saisir de lՎvŽnement traumatique mme sÕil laisse, toujours dans lÕoubli, les mystres de lÕorigine : Ç En amont de la cave de Hambourg, la nuit de Gomorrhe, quÕest-ce qui se tient ? È (M, 160).

Magnus, pensant avoir tout perdu, ne sait vers quelle mŽmoire se tourner, empruntant les divers chemins quelles peut proposer. Il confronte les impasses de la mŽmoire intŽgrale ˆ celles de lÕamnŽsie traumatique Ç qui incite ˆ la mŽmoire et la nie aussit™t È6, il sՎgratigne ˆ la nŽcessitŽ de lÕoubli et ˆ ce que le philosophe Giorgio Agamben nomme Ç lÕexigence de lÕinoubliable È. Sylvie Germain prŽcise dans un de ses articles sur le Ç Souffle de la mŽmoire È :

1 Sylvie GERMAIN, Ç LÕEnchanteur ˆ la lyre (dans le sillage dÕOrphŽe et de Georg Trakl) È, La Nouvelle Revue franaise, n¡ 518, mars 1996, p.55. 2 David ROSENFELD, Ç Identification and its Vicissitudes in Relation to the Nazi Phenomenon È, The International Journal of Psycho-Analysis, vol.67, part 1, 1985, p.53-64. 3 Frances TUSTIN (1986), Le Trou noir de la psychŽ, trad. fr., Paris, Le Seuil, 1989 et Frances TUSTIN (1990), Autisme et protection, trad. fr., Paris, Le Seuil, 1992. 4 Albert CICCONE, Alain FERRANT, op. cit.. 5 ROSSELLINI Roberto, Allemagne annŽe zŽro, ScŽnario : Roberto Rossellini, Carlo Lizzani, Max Colpet et Sergio Amidei (dialogues), Production Tevere Film, UGC (Paris) avec Edmund Meschke, Ingetraud Hinze et Franz-Otto Kruge r, 1947. 6 Jean-Franois HAMEL, Ç La RŽsurrection des morts. LÕart de la "mŽmoire de lÕoubli" chez Pierre Michon È, Le Roman franais au tournant du XXIe sicle, Bruno Blanckeman, Aline Mura-Brunel et Marc Dambre (dir.), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p.146-147.

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Quand la mŽmoire se dilate, rŽcoltant et conservant tout ce qui advient, amoncelant en vrac les souvenirs, elle sÕasphyxie. SaturŽe de Ç donnŽes È, elle ne parvient plus ˆ les examiner, ˆ les Žvaluer et ˆ les trier en consŽquence ; lÕhypermnŽsie ne pense pas, faute de temps et dÕespace mental. [É] CÕest le principe de la jachre qui organise des temps de repos afin de prŽserver la richesse dÕun sol, dÕen relancer la fertilitŽ.1

Le personnage du jeune Franz-Georg qui rve dÕune mŽmoire en excs, sans faille et sans tri, interroge, ˆ lÕinstar du personnage de Hors Champ, ce que Marie Darrieussecq formule de la faon suivante : Ç [É] des deux, oublier ou se souvenir, on ne sait pas quelle est lÕattitude la plus mortifre. È2. Les forces contraires de ces deux versants antagonistes demandent ˆ se rŽpartir en un prŽcieux Žquilibre pour ne pas anŽantir la progression de leur dynamique. Ainsi, Sylvie Germain, au cours dÕune discussion affirme que : Un excs de mŽmoire finit pas former un tas Žnorme de souvenirs qui empche dÕavancer, qui obstrue le temps, ce qui est aussi grave au niveau des peuples que des individus. [É] Par ailleurs, je crois quÕon ne peut pas imposer compltement une mŽmoire, en bloc, cÕest impossible. Il nÕy a pas de Ç mŽmoire pure È, car il y a toujours le jeu des interprŽtations qui se glisse et sme le trouble.3

Souvenons-nous, sÕil le fallait, de lÕhistorien Pierre Nora qui dŽnona la frŽnŽsie des commŽmorations et fut amenŽ ˆ inflŽchir son projet sur Les Lieux de mŽmoire pour signaler le danger dÕun trop de mŽmoire. La mŽmoire absolue du personnage Funes, de la nouvelle Žponyme de Borges4, le rend fou. Le poids des souvenirs, accumulŽs Ç comme un tas dÕordure È, Žcrase celui qui se situe hors du temps de notre humanitŽ. Elle dŽpasse la mŽmoire artificielle des ordinateurs, dont Paul RicÏur dŽnonait lÕengouement, et se rapproche davantage de la mŽmoire nouvellement acquise par internet qui peut se prŽsenter en une vaine collection de donnŽes sans hiŽrarchisation, sans oubli ni organisation, ˆ qui ne sait lui attribuer un sens. En crŽant le personnage dÕAurŽlien dans Hors Champ, Sylvie Germain porte, sur ses terres fictionnelles, les consŽquences dÕune contradiction apportŽe ˆ ses propos : Ç Il nÕy a non plus dÕoubli intŽgral [É] È5, tout autant quՈ la pensŽe de Paul RicÏur qui, analysant la notion de trace, prŽcisait que tous les oublis ne sont pas effacement.

1

Sylvie GERMAIN, Ç Souffle de la mŽmoire, gr‰ce de lÕoubli È, Christus, n¡219, juillet 2008, p.264. Marie DARRIEUSSECQ, Ç Marie Redonnet et lՎcriture de la mŽmoire È, La Revue des lettres modernes, Ç ƒcritures contemporaines.1. MŽmoires du rŽcit È, Paris-Caen, Minard, 1998, p.177. 3 Sylvie GERMAIN, Ç Pour une poŽtique de la mŽmoire. Discussion È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.239-240. 4 Jorge Luis BORGES, Ç Funes ou la mŽmoire È, Fictions, Paris, Gallimard, 1957 pour la traduction franaise. Le titre original Funes el memorioso pourrait se traduire approximativement par Funes le mŽmorieux. Nous remercions Monsieur Jacques Poirier pour cette proposition. 5 Sylvie GERMAIN, Ç Pour une poŽtique de la mŽmoire. Discussion È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.239-240.

2

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II-3.C La nŽantisation de lՐtre Alors que La Pleurante des rues de Prague a la consistance des larmes et des douleurs dÕautrui ainsi que le poids du souvenir des disparus, AurŽlien sÕefface de la pensŽe et de la mŽmoire de tous ceux quÕil c™toie. Ç Les tres de chair auraient-ils une rŽalitŽ plus fragile que les figures fantasmagoriques pleines de nos chagrins et nos illusions ? È se demande Martine LecÏur1 ˆ propos de ce roman qui Žchappe ˆ toute saisie rŽaliste ou factuelle. Hors champ est un roman de la disparition rŽsultant dÕun Žvidement progressif du personnage progressant inŽluctablement du flou ˆ lÕinvisibilitŽ. De multiples interprŽtations sont au cÏur de cette parabole, la critique Fabienne Pascaud ne dŽcle aucune raison qui pourrait expliquer cette Ç cauchemardesque transparence [É] Ë moins que ce bel informaticien habituŽ ˆ Ïuvrer dans le virtuel ait ŽtŽ destinŽ ˆ sÕy perdre, dans une sociŽtŽ de plus en plus volatile. È2. Alors que la Gense poursuit un processus de dissociation, de diffŽrenciation et de sŽparation, Hors Champ, en sa veine fantastique, est le rŽcit de la dŽ-corporŽisation et de la dŽ-matŽrialisation dÕun tre qui conserve une conscience pleine et souffrante, sans quÕil nÕy ait rien ˆ spiritualiser de ce mouvement qui revient au tohu-bohu. AurŽlien vit lÕenfer de lÕengloutissement mnŽsique au fil des sept chapitres dÕun roman qui, comme un hebdomadier, suit la mŽtamorphose du personnage. La mise en page matŽrialise cette chute, du dimanche placŽ en haut de page au samedi situŽ en bas, nous suivons la lente et inŽluctable descente dans le nŽant, le temps dÕune Gense ˆ rebours. SÕil fallut six jours pour que le Dieu crŽe le monde, sept jours suffisent pour quÕun homme, fait ˆ Ç la ressemblance de Dieu È, en disparaisse. Si lÕhistoire de la subjectivitŽ en Occident est la chronique de la disparition annoncŽe du sujet, avec Hors-champ, elle atteint le processus crŽatif puisque lÕimage mentale, ˆ lÕorigine des romans de Sylvie Germain, peine ˆ se reprŽsenter. Ce nÕest plus une image mais une idŽe qui sÕimpose et contient Ç un processus dÕeffacement. Plut™t quÕune Ç idŽe È : une ombre blanche È3 qui nous place dans un au-delˆ de la disparition de lÕauteur ou du personnage dans la littŽrature contemporaine. Selon CŽcile Narjoux, Sylvie Germain joue dÕune tension, Ç plus ontologique que narratologique, de lÕhomme privŽ de passŽ, oublieux sans doute, mais surtout oubliŽ, et ds lors uniquement portŽ par le prŽsent. È4. Contrepoint constant ˆ la perte, lÕintertextualitŽ foisonnante dans les romans de Sylvie Germain, occupe dans cet ouvrage une dimension tout ˆ fait

1

Martine LECÎUR, Ç Du cousu Germain È, TŽlŽrama, n¡3149, 19 mai 2010, p.153. Fabienne PASCAUD, Ç Hors champ È, TŽlŽrama, n¡ 3111, 29 aožt 2009, p.47. 3 Ç Les secrets du roman È, propos recueillis par Marine Landrot, TŽlŽrama, n¡3110, 19 aožt 2009, p.13. 4 CŽcile NARJOUX, Ç Le prŽsent de Sylvie Germain È, op. cit., p.159.

2

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particulire et fait Žcho ˆ Antoine Compagnon qui, dans lÕintroduction de son SŽminaire au Collge de France sur Proust, dŽfinit la mŽmoire en littŽrature : dÕune part, Ç au sens subjectif, il sÕagit de la mŽmoire dont la littŽrature est lÕagent, donc de ce dont elle se souvient ; dÕautre part, au sens objectif, il sÕagit de la mŽmoire dont la littŽrature fait lÕobjet, donc de ce qui se souvient dÕelle. È1 Les citations et diverses Žvocations littŽraires constituent une mŽmoire culturelle qui pourrait tre mise en danger par lÕeffacement. En reliant ouvertement le texte Ç ˆ la jonction de plusieurs textes dont il est ˆ la fois relecture, lÕaccentuation, la condensation, le dŽplacement et la profondeur È2, celui-ci nÕest pas clos sur lui-mme et offre une Ç interaction textuelle qui se produit ˆ lÕintŽrieur dÕun seul texte È3. ƒchanges, rŽsonnance ou Palimpsestes, selon le titre de lÕouvrage de GŽrard Genette, aucune rŽfŽrence nÕest laissŽe au hasard. Du prŽnom mme du personnage, qui Žvoque le roman de Louis Aragon4, aux souvenirs de la pice Le Parc du dramaturge allemand Botho Strauss qui fait appara”tre les fissures dÕune sociŽtŽ contemporaine en dŽcomposition en mettant Ç le doigt sur [s]es blessures les plus profondes È5 ; toutes les rŽfŽrences littŽraires sont autant de tentatives pour lutter contre lÕenfouissement Ç dans la mŽmoire ˆ la limite de lÕoubli È (PP, 18). Mme lՎvocation fugitive dÕun ha•ku lu dans le mŽtro, prŽsente une forme narrative extrme qui tente, par sa tŽnuitŽ qui mime lՎvanouissement et la dilution du langage, de sauver quelque chose de la mort. Dans sa matitŽ et sa platitude, il prŽsente, sans emphase, sans exagŽration ni thމtralitŽ, ce qui sera la fin du personnage. Enfin, et bien sžr, le drame de la mŽtamorphose radicale de Gregor Samsa6 ne cesse de planer au dessus du roman. Celle dÕAurŽlien, en revanche, est plus diffuse et sensorielle. Elle lui permet de poursuivre, un temps, son Žvolution dans le monde social au sein duquel il dŽcouvrira progressivement que toute communication avec ses proches devient impossible et que ses multiples tentatives de renforcement existentiel demeurent infructueuses. ConfrontŽ ˆ une effroyable et douloureuse solitude, AurŽlien nÕapprend rien sur lui-mme et gure plus sur ce qui serait de la vŽritŽ du monde et des autres. Il reste, jusquՈ la fin du roman, dans lÕincapacitŽ dÕinterprŽter ce qui est inintelligible et inconcevable. Il ne suscite pas le dŽgožt, au moins existerait-il encore, mais il expŽrimente de son vivant, et en toute conscience, ce que peuvent tre lÕoubli et lÕinexistence. Alors que Ç la 1

Antoine COMPAGNON, (dir.), Proust, la mŽmoire et la littŽrature. SŽminaire 2006-2007 au Collge de France, Textes rŽunis par Jean-Baptiste Amadieu, Paris, Odile Jacob, 2009, p.9. 2 Philippe SOLLERS, ThŽorie dÕensemble, Paris, Seuil, coll. Tel Quel, 1968. 3 Julia KRISTEVA, Ç Problme de la structuration du texte È, ThŽorie dÕensemble, Paris, Seuil, coll. Tel Quel, 1968. 4 Louis ARAGON, AurŽlien, Paris, Gallimard, 1944. 5 Ç Botho STRAUSS È, Encyclopaedia Universalis, Ç Thesaurus È, p.3470. 6 Franz KAFKA, La MŽtamorphose (1915), Ždition de Claude David, Paris, Gallimard, coll. Folio classique, 2000, p.23.

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mŽtamorphose se superpose ˆ la nature vŽritable, qu'on n'oublie jamais tout ˆ fait È1, lÕeffacement progressif atteint la notion de trace et de souvenir en une Žclipse de lՐtre, au-delˆ de lՐtre. LÕhomme, nouvellement invisible, est bien loin de possŽder des pouvoirs sur le monde qui lÕentoure, il est ŽcrasŽ, bousculŽ : Ç prisonnier de partout, de nulle part, de rien. SŽquestrŽ dans lÕinvisible, dans lÕoubli. È (HC, 178). De bousculade dans les lieux publics, en nŽgligence et oublis successifs, son corps, Ç cernŽ, envahi, ˆ demi ŽcrabouillŽ È (HC, 168), choit dans un chariot de linge sale.

Le personnage poursuit ˆ lÕextrme les destins de ceux qui lÕont Ç prŽcŽdŽs en ce monde, sortis par une porte puis entrŽs par une autre È (CV, 40). Ses a•eux semblent jeter leurs ombres, tŽnŽbreuses et Žvanescentes sur le prŽsent du corps dÕAurŽlien. Au-delˆ de sa conception et de la particularitŽ de lÕexistence ou de lÕessence paternelle que nous avons prŽcŽdemment ŽvoquŽes, le personnage devient vecteur du projet de lÕanŽantissement qui sÕest portŽ sur les gŽnŽrations antŽrieures. De son grand-pre, assassinŽ ˆ Katyn, et de sa grand-mre, prisonnire Ç aux confins orientaux du pays, [qui] avait disparu ˆ son tour sans laisser de traces È (HC, 15), sa mre ne garde quÕune Ç poignŽe de souvenirs passionnŽment celŽs dans sa mŽmoire È (HC, 14). AurŽlien est nŽ de ce Ç pas assez È ou de ce Ç rien du tout È du souvenir qui conduit ˆ sa dissolution. Enfant des dŽchirements de lÕhistoire, Georges Perec a tournŽ autour de la disparition avec

ses

rŽcits

autobiographiques

mlŽs

de

fiction

pour

Ç essayer

mŽticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque choseÉ È2. Pour arracher ˆ lÕoubli des noms et des vies, la mre dÕAurŽlien trouve la force de lÕimagination afin de restituer une histoire et faire de cette bŽance un rŽcit des origines qui se nourrit de la lŽgende : Ç Finalement, je suis nŽe dans une Atlantide. È (HC, 15). Elle remodle lÕhumanitŽ et tŽmoigne de la prŽgnance dÕun souvenir qui traverse les textes3 et reste dans la mŽmoire des hommes, comme le symbole dÕun paradis perdu alors que lÕhumanitŽ croit arriver ˆ son terme. Ë dŽfaut de photographies de familles, ˆ jamais disparues ou jamais prises, la singulire collection des portraits floraux symbolise les disparus et pallie lÕabsence dÕobjet qui, Ç aussi anodin soit-il, nÕa ŽtŽ sauvegardŽ È (HC, 139). La matŽrialitŽ du support et le choix de la fleur selon les caractŽristiques du dŽfunt, constituent une partie visible qui organise la circulation des rŽcits de lÕhistoire familiale et facilite la transmission, entre les gŽnŽrations, du sens dÕune mŽmoire

1

Claude DAVID, Ç PrŽface È ˆ Franz KAFKA, La MŽtamorphose (1915), Ždition de Claude David, Paris, Gallimard, coll. Folio classique, 2000, p.7. 2 Georges PEREC, W ou le Souvenir dÕenfance, Paris, Deno‘l, 1975. 3 PLATON, Critias ou de lÕAtlantide, trad. Albert Rivaud, Paris, Les belles lettres, 1997.

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familiale. Le petit autel sur la cheminŽe lutte contre ce qui devait demeurer sans image et participe du mme projet que celui dÕIlya Ehrenbourg et de Vassili Grossman qui rŽunirent, dans Le Livre noir, les tŽmoignages et les documents rŽunis ds 1942 sur le massacre des juifs dÕURSS par les troupes dÕoccupation nazies, car, Ç une silhouette, une histoire, une faon dՐtreÉ cela permet de dŽsigner È1. La mŽdiation directe avec le passŽ, tout autant que la cohabitation des histoires, sÕinterrompt avec AurŽlien dont lÕaltŽration de la reprŽsentation photographique ne lui permet plus dՐtre maintenu dans la filiation : son Ç visage est rŽduit ˆ une tache ovo•de, brun roux. Y aurait-il contagion, expansion

du

syndrome

Atlantide ?

È

(HC,

140).

LÕimage,

aussi

floue

quÕinconsistante, fait sombrer le sujet dans lÕillusion dÕoptique. Le personnage glisse de lÕexistence humaine ˆ celle du fant™me. Il sort du cadre et dispara”t, dŽsormais hors champ de la prise de vue et de la pensŽe. Le cataclysme finit ainsi ˆ engloutir le fils dans les eaux lŽgendaires. LÕexpŽrience de dissolution dÕAurŽlien rejoint le constat de Fernando Pessoa : Ç Tout se mՎvapore. Ma vie entire, mes souvenirs, mon imagination et ce quÕelle contient, ma personnalitŽ, tout se mՎvapore È2. La romancire interroge ce principe, ˆ comprendre comme consŽquence ou absolue solidaritŽ entre le monde et soi-mme : Ç Est-ce parce que le monde alentour sՎvapore quՈ mon tour je me dilue, me vaporise ? Ou bien le monde sՎvapore-t-il ˆ mesure que je me perds de vue ? È3. Les diffŽrents objets de la vie quotidienne dysfonctionnent et deviennent trs prŽsents dans leur dŽfaillance. Une mythologie de la modernitŽ sÕeffrite et pointe la dŽfection qui entoure lÕenvironnement du personnage, ce qui maintient, Žclaire ou assure lÕintimitŽ, cde. La mŽmoire mme de lÕhumanitŽ peine ˆ se reprŽsenter et la Ç sŽrie de reproductions de peintures prŽhistoriques È p‰tit de la panne de la visionneuse. Le spectre de la dŽmatŽrialisation touche aux livres des locataires de lՎtage supŽrieur dŽbarrassŽs Ç de leur bibliothque, remplacŽe par un objet magique, un e.book [É] unique ŽlŽment poids plume dotŽ dÕune mŽmoire dՎlŽphant et dÕune intelligence arachnŽenne È (HC, 12). La mŽmoire devient numŽrique et rend plus rapide la menace de lÕeffacement ou de la dŽformation du texte, Ç DÕun coup un texte peut voler en Žclats, fracassŽ, par une manipulation maladroite. Il a disparu. È (P, 65). AurŽlien, qui achve la mise au propre sur ordinateur du Journal de son demi-frre afin de lÕextraire de lÕoubli car Ç on ne meurt pas compltement tant quÕil reste au moins un vivant pour se souvenir de vous Ð de qui vous Žtiez, que vous avez existŽ Ð quand vous-mme avez disparu È (HC, 24), voit le disque dur sÕarrter. LÕanalogie faite entre 1 2 3

Nadine VASSEUR, op. cit., p.178. CitŽ par Sylvie GERMAIN, LÕOmbre nue, op. cit. Sylvie GERMAIN, ibid.

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lÕhomme et lÕordinateur est ici effective mme si elle ne peut tenir quÕun temps. Le problme de stockage et de rŽcupŽration dÕinformations nous conduit ˆ la nŽantisation progressive dÕAurŽlien. Tout se passe comme si les techniques extrmement

sophistiquŽes,

censŽes

conserver

le passŽ et prŽserver le

patrimoine, mettaient en crise les enjeux de la transmission et de lÕhŽritage. Le manque dÕencre rend les pages illisibles, Ç la premire prŽsente un gribouillis gris‰tre, la deuxime est encore plus dŽcolorŽe, la troisime dÕun blanc sale È (HC, 28). La dŽgradation de la couleur de lÕimmaculation nÕouvre sur aucune Žpiphanie rŽvŽlatrice de sens, contrairement ˆ la carte postale de Brum dans ƒclats de sel.

En adaptant le roman de Ray Bradbury pour le cinŽma, Franois Truffaut filme le lien Žtroit qui unit les hommes et les livres. Dans une scne finale de Fahrenheit 4511, le rŽalisateur prŽsente un vieil homme, devenu homme livre qui, se sentant sur le point de dispara”tre, enseigne phrase par phrase ˆ un jeune enfant le livre quÕil reprŽsente afin quÕune forme de civilisation ne sՎteigne pas avec lui. Chaque Ç tre Žtant un unique livre fait de peau et de sang, fait de gestes, de paroles, de regards, de pas, de rires et de larmes, tout bruissant de mŽmoire, de songes et de pensŽes [É]È (Ec, 86), toute destruction, Žlimination ou nettoyage des bibliothques mnent Ç des livres bržlŽs aux hommes que lÕon jette au feu È2, suivant le mot tristement cŽlbre dÕHeinrich Heine. Auschwitz est, ˆ ce titre, le Ç lieu du plus vaste autodafŽ qui fut jamais perpŽtrŽ È o furent dŽtruits des Ç Hommes et femmes-livres,

enfants-livres È (Ec, 86) par millions.

LÕinterrogation se dŽcentre, ˆ lÕinvitation de Pierre FŽdida, on passe du Ç c™tŽ de la perte et du deuil, È o Ç on a encore des objets, on a encore la possibilitŽ de concevoir un objet È ˆ celui de la disparition, o on est Ç on est dans lÕinconnu du devenir de soi et de lÕobjet. È3. Hors champ devient alors la grande mŽtaphore de lÕeffacement et de lÕoubli, poussŽs ˆ leur extrŽmitŽ par le projet de destruction qui fut ŽrigŽe au XXe sicle. AurŽlien tŽmoigne de ce qui se passe lorsque le souvenir mme de lՐtre sÕefface de son vivant dans la conscience de ses proches le conduisant ˆ lÕanŽantissement. Les images mentales, qui permettent de se reprŽsenter les objets ou les ŽvŽnements en leur absence, ont une dimension sociale et affective indŽniables. LÕamnŽsie est ici gŽnŽrale,

1

Franois TRUFFAUT, Fahrenheit 451, dÕaprs le roman de Ray BRADBURY, avec Lulie Christie, Oskar Wender et Cyril Cusak, production Vineyard Films Ltd, 1966. 2 Saul FRIEDL€NDER, Les AnnŽes dÕextermination. LÕAllemagne nazie et les juifs 1939-1945, (2007), trad. de lÕanglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Nazy Germany and the Jews, 1939-1945. The Years of Extermination, HarperCollins, Paris, Seuil, 2008, p.15. 3 Pierre FƒDIDA, Ç LÕOubli, lÕeffacement des traces, lՎradication, subjective, la disparition È, Humain/dŽshumain. Pierre FŽdida, la parole de lÕÏuvre, Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de psychanalyse, 2007, p.15.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

antŽrograde et rŽtrograde. La fixation initiale ainsi que le processus de rappel du passŽ sont dŽfectueux. Ainsi en fut-il de lÕextermination nazie qui, au-delˆ de lÕassassinat, visa ˆ ce que ne subsiste aucune trace dÕun corps, dÕun tre. Pour Pierre FŽdida, Ç la Ç solution finale È consiste en ce que les morts ne sont jamais assez disparus. [É] cÕest cette extravagante vocation nazie ˆ dŽfaire lÕhumanitŽ, non seulement en ne laissant aucune trace, mais aussi en faisant dispara”tre tout reste. È1. La disparition dÕAurŽlien condense lÕeffacement et le dŽracinement total en Žcho dÕune offensive, que Saul FriedlŠnder dŽcrit comme lՎlimination de toute trace, tout signe, Ç tout reste de prŽsence juive, rŽelle ou imaginaire, de la politique, de la

sociŽtŽ, de la

culture et de lÕhistoire. È2. LՎcrivain

et

psychanalyste GŽrard Wajcman, rappelle ˆ la suite de Jacques Lanzman, que Ç la Shoah fut et demeure sans image È, quÕelle est Ç sans trace visible et inimaginable È, Ç objet invisible et impensable par excellence È3. Ce quÕil tente de reprŽsenter avec son livre LÕInterdit4, aux pages grevŽes par le lacunaire et lÕeffacement, Sylvie Germain lÕexprime par le vŽcu dÕun personnage qui perd peu ˆ peu tout ce qui fait lՐtre et son appartenance ˆ lÕhumanitŽ : Ç Il nÕest pas tant consommŽ que consumŽ È (HC, 146). Comme le numŽro inscrit sur la peau pouvait tre Ç la seule trace visible, tangible [É] de la prŽsence parmi nous de survivants dÕAuschwitz È5, la disparition dÕAurŽlien du champ visuel de la photographie lՎvince du monde. Ë la disparition du dernier numŽro, Žcrit Annette Wieviorka, Ç le dernier porteur de cette trace, de cette cicatrice dÕAuschwitz, cette histoire ne sera plus physiquement prŽsente dans le monde que nous partageons encore avec les anciens dŽportŽs È6. Conscient que tout sÕeffacera absolument, Maurice Blanchot rŽflŽchit jusquÕau vertige au problme de lՎcriture de la disparition et sÕeffaa lui-mme en optant pour la disparition de la prise photographique.

1 2 3 4 5 6

Ibid., p.21. Saul FRIEDL€NDER, op. cit., p.15. GŽrard WAJCMAN, LÕObjet du sicle, Paris, Verdier Poche, 1998. GŽrard WAJCMAN, LÕInterdit, Paris, Deno‘l, 1986. Annette WIEVIORKA, Auschwitz, 60 ans aprs, Paris, Robert Laffont, 2005, p.176. Ibid.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

IIIÐ LE LIEU PRIVILƒGIƒ DE LA FICTION QuÕun accident survienne et tous les effacements revivent dans les interlignes de la mŽmoire ŽtonnŽe Victor HUGO, Les Travailleurs de la mer

III-1 Faire et se dŽfaire III-1.A Les fantaisies du roman familial LÕin-fans, qui dŽsigne littŽralement celui qui ne parle pas, passerait, selon HŽlne Cazs, Ç silencieusement sur le chemin de lÕhistoire, o, faute de mots, les vagissements et les pleurs restent muets È1. Cet en deˆ du langage se niche jusque dans le nom de celui qui nÕaurait dÕautre discours que celui quÕon lui prte, qui nÕaurait dÕautre voix que celles des autres, aux tessitures et registres nŽcessairement affectŽs par des expŽriences, des savoirs et des rŽfŽrences multiples et changeantes. La question qui subsiste est alors de savoir Ç qui parle È chez cet enfant qui assume dՐtre la Ç construction conceptuelle et collective dÕune notion, dÕun personnage de lÕimaginaire È2, qui porte le discours et le dŽsir dÕun Autre, voire de plusieurs autres. Si Georges Perec dŽclare, ds lÕouverture du premier chapitre autobiographique de W : Ç Je nÕai pas de souvenirs dÕenfance È, il nÕy aurait pas de parole dÕenfance, tant celle-ci est toujours prŽcŽdŽe et Ç surdŽterminŽ[e] sinon toujours aliŽnŽ[e] par le discours des autres È3. LՎnonciation dÕun rŽcit de la premire enfance est alors problŽmatique, car elle nŽcessiterait de se dŽfaire de cette gangue pour extraire une voix qui serait sienne. Pour autant, cÕest bien dans le creux de ce manque que J.-B. Pontalis situe la fragile origine de la parole. Les sens en Žveil, lÕinfans 1

HŽlne CAZES, Ç Miroirs de lÕenfance È, Histoires dÕenfants. ReprŽsentations et discours de lÕenfance sous lÕAncien RŽgime, HŽlne Cazes (Žd.), Laval, Les Presses de lÕUniversitŽ de Laval, 2008, p.XII. 2 Ibid. 3 Jean-Franois PERRIN, Ç Archives des limbes : lÕenfant avant lÕenfance dans la littŽrature du XVIIIe sicle È, Le RŽcit dÕenfance et ses modles, Anne Chevalier, Carole Dornier (dir.), Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, 27 septembre-1er octobre 2001, Presses Universitaires de Caen, 2003, p.144.

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apprŽhende et comprend le monde qui lÕentoure dans un au-delˆ du langage. ImmergŽ dans un bain de paroles, il apprend Ç le sens des mots et des liens entre les mots et les choses, dans un rŽseau inextricable dՎmotions et de perceptions, avant mme dÕapprendre ˆ parler È1. De la mme faon que pour Pascal Quignard Ç Toujours un infans prŽcde le locutor È2, J.-B Pontalis dŽpose comme une signature infans scriptor ˆ la fin de son ouvrage L'Amour des commencements3, tant ce Ç muet dans la langue È nous habite tous et suscite le memento : Ç N'oublie pas l'enfant que tu fus et que tu es encore È4. CÕest de cet accs prŽcieux aux sensations et aux perceptions, parfois confuses, que les personnages parlent. CÕest du lieu de lÕoubli quÕils apprennent ˆ parler et ˆ se penser, assumant le mme exercice paradoxal que la littŽrature qui demande, Žcrit Dominique RabatŽ, Ç une restitution de la part muette du sujet par les mots qui nous en Žloignent pourtant sans retour È5.

La

premire

fiction

personnelle

quՎlabore

lÕenfant

est

dÕabord

dÕordre

fantasmatique et concerne le traitement des figures parentales. Cette fantaisie romanesque, propre au Ç roman familial È de Sigmund Freud6, sÕapparente au rve diurne et vise Ç ˆ accomplir des dŽsirs, ˆ corriger lÕexistence telle quÕelle est È7. Car vient toujours le moment o les parents magnifiŽs, situŽs dans un monde ˆ part par lÕenfant, se heurtent ˆ la concrŽtude de la vie rŽelle. Pour Žchapper ˆ cette impasse et expliquer la situation inŽdite dans laquelle il se trouve,

lÕenfant,

qui

Ç dÕentrŽe

de

jeu,

interprte È8,

Žlabore,

dans

un

renversement de perspective, la trame dÕune fable gŽnŽalogique pour faire place conjointement aux parents rŽels, quÕil ne considre pas comme vrais, et aux parents royaux imaginaires. Les traits de ses propres parents sont ainsi reportŽs sur des parents fictifs, alors que lÕabaissement des parents rŽels sÕinverse en une toute-puissance absolue. Selon Marthe Robert9, ce processus traverse chaque Ïuvre du genre romanesque qui Ç invente une famille fictive ˆ la place de la vraie. È10. Claude Revault dÕAllonnes11 rapproche le fonctionnement du roman familial de celui dÕune soupape de sŽcuritŽ pour lÕenfant qui Ç choisit ce qui est le 1

Chiara MONTINI, Ç Double (et) mŽtamorphose identitaire dans la langue Žtrangre : Eva Hoffman È, ParticularitŽs physiques et MarginalitŽs dans la LittŽrature, op. cit., p.191. 2 Pascal QUIGNARD, (2007), La Nuit sexuelle, Paris, ƒditions JÕai lu, 2009, p.16. 3 J.-B. PONTALIS, LÕAmour des commencements, Paris, Gallimard, 1986. 4 J.-B. PONTALIS, LÕEnfant des limbes, Paris, Gallimard, 1998. 5 Dominique RABATƒ, Ç "Le Chaudron flŽ" : la voix perdue et le roman È, Les Imaginaires de la voix, ƒtudes franaises, MontrŽal, Presses Universitaires de MontrŽal, vol.39, n¡1, 2003, p.32. 6 Sigmund FREUD, Ç Le Roman familial des nŽvrosŽs È (1909), NŽvrose, psychose et perversion, trad. Jean Laplanche, Paris, PUF, 1973, p.157-160. 7 Ibid., p.158. 8 J.-B. PONTALIS, Ç La Chambre des enfants È, LÕEnfant, op. cit., p.16. 9 Marthe ROBERT (1972), Roman des origines et origines du roman, op. cit., p.44-45. 10 Ç Roman familial È, Encyclopaedia Universalis, Ç Thesaurus È, France, 1996, p.3168. 11 Claude REVAULT DÕALLONNES, ætre, faire, avoir un enfant, op. cit., p.198.

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plus propre ˆ lÕaider dans son Žconomie interne È1 afin de pouvoir continuer ˆ vivre avec ses parents de la rŽalitŽ, Ç ˆ la fois disqualifiŽs et en quelque sorte rŽhabilitŽs par cette fantasmatisation È2. Au-delˆ du temps limitŽ de la petite enfance, Auguste Moirou conserve lՎdification de son Ç panthŽon familial È, o brillent les figures de ses anctres, afin de sÕaffirmer lÕillustre descendant dÕune lignŽe qui sut passer Ç dÕune dynastie de crve-misre È ˆ lÕennoblissement Ç en matant le fauve. È (CM, 47). La geste des hŽros familiaux, quasi surnaturels, Ç investis des toutes-puissances narcissiques projetŽes par le sujet qui rend compte de sa propre crŽation [É]È3, lui permet de sÕaffirmer sans rougir, lÕhŽritier dÕun Ç arrire-grand-pre qui avait luttŽ au corps ˆ corps, ˆ lÕarme blanche, avec une ourse Žnorme [É] È (CM, 47). Ainsi appareillŽ, Žcrit Olivier Douville, Ç chacun peut se croire enfin issu dÕune lignŽe, ˆ dŽfaut souvent de pouvoir sÕinventer un destin. È4. Ce processus des premiers temps semble toujours ˆ lÕÏuvre chez ce personnage qui amplifie la scne originaire afin de la reprendre pour son propre compte Ç et sÕy projeter maintenant prŽsent et actif [É] È5, puisquՈ Ç diviniser ses parents on devient soi-mme lÕenfant-dieu. È6. Gr‰ce ˆ cette crŽation, Laudes conserve lÕespoir nŽcessaire ˆ son dŽveloppement et prŽserve ses parents de la couardise. Toujours bienveillants et prŽvenants, protŽgŽs de la menace de la haine, ils restent potentiellement protecteurs et veillent, ˆ distance, sur la destinŽe de lÕenfant, comme la bonne-fŽe-marraine, Ç [É] cachŽe quelque part, [É], toujours prte ˆ faire intervenir sa puissance aux moments les plus critiques. È7. Les propos du personnage de RŽmi dans Sans famille, Ç Je suis un enfant trouvŽ. Mais jÕai cru que, comme tous les autres enfants, jÕavais une mreÉ È8, semblent Žnoncer une Žvidence partagŽe par tous les enfants, alors quÕaucun ne peut prŽtendre assurŽment quÕil est le fils de sa mre. Aprs TŽlŽmaque, qui dans LÕOdyssŽe rŽpond Ç On mÕa dit que mon pre Žtait Ulysse È sans exprimer le doute que sa mre fžt PŽnŽlope, Freud affirme, aussi pŽremptoirement, que la mre est certissima. Laudes, pas plus que les autres, ne doute de lÕexistence de celle qui, un jour, viendra la chercher. LÕenfant abandonnŽe, mise au rebus, se rve accŽder ˆ un sauvetage digne de Mo•se. La lecture de la Bible et la frŽquentation de JeannŽlne lui offrent une possibilitŽ

1

Nicole BERRY, Ç Le Roman original È, LÕEnfant, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1979, p.250. Claude REVAULT DÕALLONNES, op. cit.. 3 Serge VIDERMAN, Ç Comme en un miroir obscurŽmentÉ È, LÕEspace du rve, Pontalis J.-B. (dir.), Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1972, p. 245. 4 Olivier DOUVILLE, Ç La fratrie : approche anthropologique È, Dialogue, Ç La dynamique fraternelle È, n¡149, septembre 2000, p.32. 5 Serge VIDERMAN, op. cit., p. 245. 6 Marthe ROBERT, op. cit. 7 Bruno BETTELHEIM, Ç MŽtamorphoses È, Psychanalyse des contes de fŽes, Paris, Robert Laffont, 1976, p.109. 8 Hector MALOT, Sans Famille (1878), Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, Des Enfants sur la route, 1994.

2

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dÕinterprŽter lÕabandon parental de faon positive. Ce dernier devient un geste dÕamour et de soins pour permettre ˆ lÕenfant dՎchapper ˆ lÕimminence dÕun danger : Ç ma bonne mre avait agi pareil avec moi, ˆ ma naissance, cՎtait pour me sauver dÕun terrible danger quÕelle sՎtait sŽparŽe de moi, [É] car sžrement des assassins nous poursuivaient, elle et moi. È (CM, 21).

Si Laudes imagine ses parents en anges Žclatants de blancheur, leurs puissances tutŽlaires signalent la faille de leur amour et de leur capacitŽ protectrice en ce quÕils veillent Ç au bord du tombeau vide È (CM, 28). Les parents dotŽs dÕune Ç capacitŽ dÕaimer et [dÕ]une perfection infinies qui les placent dans une sphre ˆ part, bien au-dessus du monde humain È1, ne cesse de se cliver en des reprŽsentations idŽalisŽes ambivalentes, tant par leur nombre que par leur inaccessibilitŽ : Ç JÕavais des mres ˆ foison et un Pre admirable, quoique invisible et intouchable. È (CM, 27). Plus tard, lÕimago des parents, rvŽs oiseaux Ç souverains des airs comme des aigles royaux, plus blancs que des circates È (CM,

44),

conserve

la

mme

ambigu•tŽ.

Nourrissant

sans

doute

son

interprŽtation positive de la lecture du Ç Cantique de Mo•se È, dans lequel il est dit que Dieu veille sur Isra‘l Ç Tel un aigle qui veille sur son nid, plane au-dessus de ses petits, il dŽploie ses ailes et le prend, il le soutient sur son pennage È (Dt 32, 10-11), Roger Godard voit dans la Ç couleur de la puretŽ È des parents, qui Ç semblent montrer la voie du ciel È2, une image plus proche des anges que de lÕoiseau de proie. Or, lÕidŽe du sauvetage est dÕautant plus cruelle quÕil est hypothŽtique. LÕattente alŽatoire, sans cesse dŽue et renouvelŽe, place Laudes Ç ˆ la tour de guet È (CM, 27) comme PromŽthŽe fut encha”nŽ ˆ un rocher des monts Caucase o un aigle Žtait appelŽ ˆ lui dŽvorer Žternellement le foie qui, toujours, devait se rŽgŽnŽrer. Par ailleurs, lÕaviditŽ conquŽrante du rapace, dŽcrite par Sylvie Germain dans Songes du temps3, sÕavre dÕautant plus inquiŽtante quÕelle est renforcŽe par le spectre de lÕinfanticide contenue dans la croyance antique, rappelŽe par GŽrard Haddad, selon laquelle lÕaigle soumet sa progŽniture ˆ lÕordalie de regarder le soleil : Ç Tout aiglon ne la supportant pas se rŽvŽlait illŽgitime et mis ˆ mort. È4. Aussi, le danger est susceptible de surgir au cÏur de lÕexistence dÕun tre dŽmuni qui retrouve le gouffre insŽcurisant de la prŽcaritŽ. LÕattente sՎternisant, le clivage ne peut survivre longtemps ˆ 1

Marthe ROBERT, op. cit. Roger GODARD, Ç Sylvie Germain, Chanson des mal-aimants È, ItinŽraires du roman contemporain, Paris, Armand Colin, 2006, p.24. 3 Ç [É] les hommes, dans leur perpŽtuelle folie des grandeurs et leur insatiable soif de puissance, nÕont jamais songŽ ˆ prendre ce banal passereau pour emblme de leurs royaumes et de leurs empires. En revanche, les aigles prolifrent sur les drapeaux des pays conquŽrants : ailes ŽcartŽes, Ïil dur, bec acŽrŽ et serres avides ; ils en imposent ! È (ST, 79). 4 GŽrard HADDAD, Manger le Livre. Rites alimentaires et fonction paternelle, Paris, Grasset & Fasquelle, coll. Figures, 1984, p.38. 2

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lՎpreuve de la rŽalitŽ, Ç LÕurgence Žtait extrme. Ils ne sont pas venus. È (CM, 44). La rancune et lÕhostilitŽ, ŽcartŽes un temps du champ dŽceptif de la conscience, reviennent en force. Le passŽ ne parvient plus ˆ tre compensŽ par la fantaisie avire narcissiquement valorisante et gratifiante. LÕaigle somptueux chute des cieux et devient une Ç garce de gŽnitrice È (CM, 47), entra”nant dans son sillage sa fille dans la boue. Celle qui sÕimaginait descendante dÕaigles blancs est affectŽe aux t‰ches de la basse-cour : Je pataugeais dans la gadoue, la fiente de volatiles gloussants et cancanants, inaptes au vol, au chant ; des castrŽs du ciel. Et moi aussi je me sentais ch‰trŽe Ð amputŽe de mon pre et de ma mre [É]. (CM, 49)

Laudes dŽcouvre que, ds avant sa naissance, aucune place ne lui a ŽtŽ rŽservŽe et quÕelle ne peut sÕinsŽrer Ç dans un ensemble de rŽseaux signifiants qui vont dŽterminer son identitŽ en tant que membre [É] de la famille particulire qui est la sienne È1. Sans sombrer dans la dŽpression dite anaclitique, qui caractŽrise la souffrance de lÕhospitalisme2, elle effectue un patient travail pour apprendre ˆ parler ˆ partir dÕun passage ˆ lÕacte parental trop signifiant, et tre en mesure dՎtablir un texte ˆ explorer : Ç jÕaffžtais mes ailes. Mme les ailes imaginaires ont besoin dՐtre soignŽes, lustrŽes, dŽveloppŽes. Surtout les imaginaires. È (CM, 49). Les Ç petites enluminures È3 que nous crŽons, lorsque nous Žvoquons notre enfance, deviennent la condition essentielle ˆ lՎdification dÕune existence possible. CÕest en prenant conscience de ses origines que Mo•se parvient ˆ sՎlever contre le pharaon et ˆ sortir son peuple de lÕesclavage, cÕest en acceptant lÕidŽe de son abandon que Laudes parviendra, par son intense capacitŽ crŽative, ˆ le dŽpasser et ˆ faire advenir dÕune part, un temps historique et dÕautre part, lÕavnement de ce qui sera son histoire. Ce qui se transmet dans les familles ce sont des rŽcits et des lŽgendes chargŽs de passions qui se substituent aux faits objectifs. Ainsi AurŽlien, qui Ç ignore tout de son pre biologique È, sait cependant que cet homme, Ç rŽduit ˆ un portrait plus que vague È, est Ç magnifiŽ aux dimensions dÕun mythe. È (HC, 15). Constitutive de la lŽgende familiale, son Žvocation est dÕautant plus complexe que les traits qui la composent sont flous, et de ce fait, dÕautant plus aliŽnants. Les fabricants de mythes Ždifient leurs rŽcits en maniant Ç lÕHistoire de manire perverse pour fabriquer un liant classique. [É]. Ils utilisent des morceaux dÕhistoire rŽelle et ont mis de lÕombre sur ce qui pouvait gner È 4 pour que sÕancre lÕidentification ˆ 1

Franoise HURSTEL, La DŽchirure paternelle, Paris, PUF, 1996, p.61. RenŽ-Arpad SPITZ (1965), De la naissance ˆ la parole. La premire annŽe de la vie de lÕenfant, trad. Liliane Flournoy, Paris, PUF, 1968. 3 Ç Quand on pense ˆ notre enfance, on se fait des petites enluminures È, propos de Sylvie Germain dans lՎmission Lettres Ouvertes de R. Vrigny, Radio France, France Culture, le 3 avril 1991. 4 Boris CYRULNIK, op. cit., p.138.

2

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une figure totŽmique. Or, signale Boris Cyrulnik, Ç lÕennemi de la vŽritŽ, ce nÕest pas le mensonge, cÕest le mythe ! È1.

III-1.B LÕempchement du romanesque

Si pour J.-B. Pontalis, lÕinfans nÕest Ç pas encore tyrannisŽ par le langage. È2, Franz-Georg lÕest cependant davantage par celui qui parle ˆ son sujet. Sa mŽmoire, faonnŽe par la grammaire idŽologique du nŽgationnisme, a anŽanti lÕidŽe mme que le personnage puisse avoir un passŽ et sature son histoire de hŽros valeureux morts au combat. La censure familiale, partagŽe un temps par Lothar, renvoie au tri opŽrŽ par chacun des membres pour organiser son rapport ˆ la rŽalitŽ et protŽger lÕimage quÕelle a dÕelle-mme. Ç Ce qui est proposŽ/imposŽ ˆ lÕenfant pour alimenter sa propre construction reprŽsentative et ˆ tous les membres de la famille lors du dŽroulement de lÕhistoire familiale, fait lÕobjet, ds le dŽpart, dÕun filtrage È3 par lequel chacun est tenu de reprendre les termes dÕun discours restŽ en nŽgatif qui le prŽcde et qui signe son appartenance au lien familial. Dans ce contexte, lÕadoption et le vol de lÕorigine ne peuvent se parler et ne cessent de se dire, plaant lÕenfant dans une retenue Žtrange. Porteur dÕun secret centrŽ sur son origine, Franz-Georg ne pose pas de question, comme si Ç le dŽveloppement de son aptitude au romanesque È ne permettait pas, comme cÕest le cas dans la nŽvrose, Ç lՎlaboration dÕun roman familial visant ˆ construire un phantasme de lÕorigine È4. De plus, lÕidŽalisation, dŽjˆ ˆ lÕÏuvre dans le discours maternel, entrave son utilisation normale

dans

lՎlaboration

romanesque

infantile

et

barre

le

dŽsir

dÕinvestigation. Franz-Georg tente de prŽserver le plus longtemps possible le roman maternel Ç ˆ force de dŽtours et de travestissements È5, sans que lÕon sache, prŽcise Marthe Robert, Ç qui lÕemporte en fin de compte de la piŽtŽ ou du reniement È6.

Aussi reste-t-il au bord de son amour, ˆ observer Ç avec

perplexitŽ du fond de sa solitude dÕenfant unique, surtout son pre, qui lÕintimide et auquel il nÕose jamais poser de question È (M, 18). Passif, en qute Žperdue de reconnaissance et dÕattention, Ç Franz-Georg ne trouve ni lÕaudace ni les mots [É] il ravale des larmes dÕimpuissance de ne pouvoir exprimer ce quÕil pense et ressent [É]. È (M, 19). Comme il est difficile de parler et de sÕaffirmer lorsque 1

Ibid., p.156. Ç J.-B. PONTALIS È, propos recueillis par Martine Landrot, TŽlŽrama, n¡311, 26 aožt 2009, p.1113. 3 ANDRƒ-FUSTIER Francine et AUBERTEL Franoise (1994), Ç La Censure familiale : une modalitŽ de prŽservation du lien È, Revue de PsychothŽrapie Psychanalytique de Groupe, 22, p. 47-59. 4 Micheline ENRIQUEZ, Ç Le DŽlire en hŽritage È, Transmission de la vie psychique entre gŽnŽrations, Ka‘s RenŽ, Faimberg HaydŽ (dir.), Paris, Dunod, 1993, p.92. 5 Marthe ROBERT, op. cit., p.46. 6 Ibid. 2

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lÕon est parlŽ, manÏuvrŽ et rŽŽduquŽ ds son plus jeune ‰ge. Ainsi en est-il de la description, aujourdÕhui dŽsute, que Maud Mannoni faisait de lÕenfant appelŽ Ç arriŽrŽ È qui, lorsquÕil est traitŽ en sujet, plonge dans lÕangoisse : Ç il perd tout ˆ coup tout repre dÕidentification. Il ne sait plus qui il est, ni o il va. Et souvent la tentation sera grande pour lui de rester dans une quiŽtude dŽbile plut™t que de sÕaventurer seul dans lÕinconnu. È1. Franz-Georg est livrŽ corps et ‰me ˆ une parole qui remplace la Ç parole vraie È, il est livrŽ aux caprices du pulsionnel dÕun autre dans un jeu pervers qui sÕignore. Comment se lancer dans lÕapprentissage alors que la perversion du savoir et du langage interfre sur le savoir des

origines

et partant,

de

la

situation

historique ?

Magnus

vit

quotidiennement dans le cocon de lÕunivers familier o il Ç est tenu ˆ lՎcart des conversations dont il saisit cependant des bribes È (M, 25) et nÕest pas en mesure de trouver le sens des mots qui plombent son quotidien Ç typhus È, Ç guerre, ennemi, dŽfaite È (M.25). Il est immergŽ dans un rapport au langage que Sylvie Germain a dŽcrit dans Le Livre des Nuits, Ç Il se trouva en effet des hommes qui truqurent ˆ tel point la libertŽ de nommer et le jeu des ressemblances quÕils les faussrent totalement È (LN, 268). Un brouillard de fumŽe entoure les activitŽs du pre : Ç magicien de la santŽ È qui exerce dans un lieu nimbŽ de mystre, il Ç reoit des patients, par milliers, dans son vaste asile de la lande, et tous souffrent certainement de maladies contagieuses puisquÕils nÕont pas le droit de sortir. È (M, 19). LՎtude que proposent Nicholas Rand et Maria Torok de LÕHomme au sable de Hoffman2, ˆ la lumire du sens double et conjuguŽ de heimlich, (ce qui est familier et en mme temps tenu secret), rapproche la situation du hŽros Nathanael ˆ celle de Franz-Georg. Tous deux sont troublŽs par le comportement mystŽrieux de leur pre, dont les agissements restent impŽnŽtrables ˆ leur curiositŽ et ˆ leur investigation dÕenfant : Le secret qui sÕinsinue de la sorte dans le foyer est ˆ lÕorigine du sentiment dÕinquiŽtante ŽtrangetŽ Ð de la terreur pŽnible et angoissante (unheimlich) qui Žtreint Nathanael. Victime de la dissimulation dŽsordonnŽe des adultes, lÕenfant vit dans lÕatmosphre accablante du silence, avec la douleur sourde de ne jamais pouvoir sÕexpliquer ce dont il souffre.3

Franz-Georg est en proie ˆ lÕincertitude : Ç Dans son esprit, ils fuient un ennemi redoutable nommŽ typhus, venu de tous les coins de lÕEurope. Est-ce la mme fivre que celle qui a failli le tuer moins de deux ans auparavant ? Alors ses

1

Maud MANNONI (1964), LÕEnfant arriŽrŽ et sa mre, op. cit., p.175. Ernst Theodor Amadeus HOFFMANN, Ç LÕHomme au sable È, Trois contes, Paris, Aubier, 1947, p.32. 3 RAND Nicholas et TOROK Maria, Ç LÕInquiŽtante ƒtrangetŽ de Freud devant LÕHomme au sable de E.T.A Hoffmann È, Le Psychisme ˆ lՎpreuve des gŽnŽrations. Clinique du fant™me, Tisseron Serge et al. (dir.), Paris, Dunod, coll. Inconscient et culture, 1995, p.46. 2

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oncles seraient morts en vain, et la lŽgende familiale ne serait plus quÕun leurre. È (M, 26). LÕimaginaire de ses scŽnarii lui permet de mettre en scne et en forme son lien ˆ sa petite enfance. Lorsque le rapport ˆ la rŽalitŽ est trop perturbŽ, le rapport ˆ la vitalitŽ est atteint et ne donne aucune envie de sÕidentifier ou Ç dÕentrer dans le rang des adultes È (M, 37), dÕautant plus que ceux-ci ne sont pas des rŽfŽrences stables ; ils Ç dŽconcertent È et sont incomprŽhensibles tant par les Ç propos bizarres È (M, 18) que par leur manque de fiabilitŽ qui les amne ˆ changer Ç de nom comme de chemise È (M, 38). Sylvie Germain, lors dÕun entretien radiophonique, constate que lÕenfant est confrontŽ : ˆ des questions sans avoir les mots pour les formuler, il nÕa pas les moyens ni au niveau du langage, de la connaissance et de la maturitŽ pour comprendre ce qui se passe, les incohŽrences É Le monde adulte est notre rŽfŽrence et notre protection et pourtant, on sent trs t™t que le monde adulte nÕest pas fiable [É]. Le monde adulte est assez tŽnŽbreux [É] Žtrange, complexe et assez menaant et on le comprend Ð cÕest plus tard - quÕil est possible de le rŽflŽchir en un langage un peu plus structurŽ.1

Magnus se comporte, ˆ lÕendroit de ce monde mystŽrieux, incomprŽhensible et mouvant avec un soigneux Žvitement. Contrairement aux autres enfants germaniens, il lutte contre lÕinvestissement de la sphre cognitive : Ç [É] il ne cherche pas ˆ approfondir sa comprŽhension [É] le peu quÕil en dŽchiffre ne lui para”t gure captivant. Il devine quelque chose de mesquin, de misŽrable [É] È (M, 38). Pour sÕapproprier le sens que revt pour eux le monde extŽrieur, les enfants doivent dŽcoder lÕimplicite qui prŽside aux comportements et aux discours de leurs proches. Si lÕenfant ne peut mettre du sens sur ce quÕil ressent, ou si ses Žmotions ne sont pas reconnues et validŽes par les adultes en qui il a confiance, il peut faire en sorte de les oublier : Ç Il y a pire les adultes sont capables de tout casser, tout bržler [É] voilˆ qui dŽpasse lÕentendement du jeune Franz. Il a entendu des histoires invraisemblables ˆ ce sujet, [É] È (M, 38). LÕadulte ne peut rien expliquer, il ne donne pas sens et nÕinterprte pas les signes qui se prŽsentent ˆ lÕenfant, il nie et se dŽtourne de la discussion. Le dŽni atteint la langue et laisse Ç la pensŽe ˆ plat [É] en miettes È (M, 39), ˆ tel point quÕelle ne peut assimiler Ç les rŽvŽlations È inconcevables et insensŽes qui Ç provoquent une dŽflagration mentale È (M, 38). Ç La mre loin de lui expliquer quoi que ce soit, [É] refuse dÕen discuter, elle sÕacharne mme ˆ nier les faits, allant jusquՈ taxer les informations de mensonges, et de trucages [É] Franz ne sait ni comment ni quoi penser, il a du mal ˆ distinguer les frontires du rŽel, ˆ 1

ƒmission Ë voix nue : Sylvie Germain. Ç FŽconditŽs. Le corps dans tous ses Žtats. Le sentiment de la nature. Le silence du sacrŽ. Vertiges de lՎcriture. È. SŽrie dÕentretiens proposŽs par Anice ClŽment, Radio France, France Culture, 27,28, 29, 30 et 31 janvier 2003.

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faire la part entre la vŽritŽ et les mystifications [É]. È (M, 39). Magnus se Ç remplit È alors des explications de ThŽa pour combler le vide laissŽ par celles quÕil ne parvient pas ˆ Žlaborer lui-mme. Les Žclaircissements rationnels nՎpuisent pas le sens quÕil met sur les ŽvŽnements auxquels il est confrontŽ car, Ç LÕenfant prŽfre une explication fausse sur le plan logique que pas dÕexplication du tout È1. Bernard Golse distingue ˆ ce sujet le plan du savoir et du non-savoir rationnel et le plan du savoir et des non-savoirs irrationnels, affectifs et fantasmatiques. Magnus Ç Žcoute les ordres qui lui sont chuchotŽs sur un ton de confidence impŽrieuse, et obŽit sans discuter. [É] il garde pour lui ses Žtonnements, ses doutes et ses questions, et les laisse mžrir gravement dans sa solitude È (M, 27). Il ne dispose plus de cette soif de savoir qui permet aux autres enfants germaniens de trouver des ŽlŽments de comprŽhension et de connaissance favorables ˆ leur engagement dans un monde jusque lˆ dŽvoyŽ. Il ma”trise mal la lecture et ne peut se lancer dans lÕaventure de la saisie du monde par ses propres moyens, Ç il lui est plus difficile de sÕenquŽrir du sens dÕun mot dans un dictionnaire que de lÕemplacement et de lՎtendue dÕun continent dans un atlas È (M, 25). LՎtat dÕignorance et dÕengourdissement le protgent des atrocitŽs, ses Ç questions butent contre un mur de stupeur tant elles sont monstrueuses. È (M, 39).

Franz-Georg reprŽsente la face opaque de lՎpistŽmophilie enfantine, lÕennemi intŽrieur lÕamne ˆ conna”tre la Ç passion de lÕignorance È dŽcrite par Jacques Lacan, Ç [É] il prŽfre se tourner vers lՎclipse de son propre passŽ et scruter cet Žtrange trou noir qui a englouti sa petite enfance È (M, 40). La sublimation intervient quand lÕapprentissage est susceptible dÕapporter le plaisir de la connaissance, Ç lÕinvestissement sublimatoire du savoir suppose un besoin de parfaire la connaissance que lÕon a de soi et du monde. [É] pour tenter dÕaccŽder ˆ un idŽal de savoir [É] È2.

Pour que Magnus cde ˆ lÕenvie de grandir, il

faudrait que la satisfaction et le plaisir de devenir un tre dotŽ de connaissance lÕemportent sur le dŽsir dՐtre protŽgŽ dÕune Ç vŽritŽ quÕil pressent hideuse È (M, 40) et quÕil faudra se colleter des annŽes durant lors dÕun hypothŽtique avenir. SÕil gardait, malgrŽ les mensonges et les non-dits, confiance en ses propres capacitŽs ˆ donner sens ˆ ce qui se passe, se cache et se tait, il devrait reconna”tre que sa mre et son pre lui mentent, le leurrent et se dŽrobent. Plut™t que dÕaffronter la rŽalitŽ du traumatisme, il apprend ˆ rester sourd ˆ ses propres Žmotions jusquՈ lÕinŽvitable dŽvoilement. Devant les photographies des 1

Bernard GOLSE, Ç Savoir ou ne pas savoir È, Contraste, n¡9, 1998, p.5-12. Daniel MARCELLI, Ç La Relation ma”tre-Žlve : une subtile perversion toujours ˆ lÕÏuvreÉ È, Le TŽlŽmaque, Ç LÕAmour des enfants È, Caen, Presses Universitaires de Caen, n¡17, mai 2000, p.57. 2

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camps quÕil dŽcouvre dans les journaux, Magnus conna”t le mme phŽnomne de sidŽration que Sylvie Germain a pu Žprouver lors de la visite dÕun camp en Alsace, alors quÕelle avait neuf ans, : Ç Je me suis trouvŽe dÕun coup propulsŽe dans un monde incomprŽhensible. Ce lÕest dŽjˆ pour lÕesprit humain, ce lÕest totalement pour une enfant qui nÕavait aucune idŽe que cela avait existŽ. Cette horreur mÕest tombŽe dessus. È1. Les images, b‰tŽes de telles Žmotions, restent insensŽes tant quÕon Ç ne peut pas les situer et en faire un rŽcit È2. Or, en lÕabsence de mise en mots par celle qui lui sert de repre, lÕenfant ne peut trouver de cohŽrence aux ŽvŽnements. Que penser, que dire, que ressentir, comment savoir, et que savoir, quand ce qui se dŽvoile est de lÕordre de lÕhorreur et met en dŽfaut la parole maternelle qui a su pourtant tre du c™tŽ du doux rŽconfort ? Pour Georges Bataille3, le plus violent dans cette situation, est que les bourreaux et les assassins furent des proches et des semblables. Le dŽvoilement de la vŽritŽ altre lÕimage parentale comme p™le dÕidentification, autant que lÕimage que lÕenfant a de lui-mme en voyant sÕeffondrer ses assises identitaires. Il doit se penser dorŽnavant lÕenfant Ç dÕun bourreau doublŽ dÕun l‰che, et dÕune criminelle par complicitŽ, sottise et vanitŽ. È (M, 74). La dŽcouverte de Franz-Georg est proche de celle du personnage de la nouvelle de Peter Schneider Vati4, qui sÕinspire de lÕinterview de Rolf Mengele paru dans le magazine allemand Bunte en 1985, dans lequel il raconte son dŽchirement Ç entre son admiration, enfant pour son "oncle" sud-amŽricain, et la nouvelle reue, ˆ onze ans, quÕen rŽalitŽ cet oncle Žtait son pre, ce pre, un Mengele, un assassin de masse È5. Nous sommes ici bien ŽloignŽ de ce qui constitue la fin du Ç culte aveugle qui rŽsumait nagure tous [l]es jugements È du jeune enfant ˆ lՎgard de ses parents È

6

et qui signe une Žtape dans lՎlaboration du roman

familial. Les parents de Franz-Georg ne lui sont pas devenus mŽconnaissables et Žtrangers en raison de la dŽcouverte de leur visage trop humain, cÕest leur monstruositŽ mme qui ne permet plus le rŽcit dÕune quelconque fable biographique

qui

viendrait

arranger

et

expliquer

lÕinexplicable

dÕun

tel

changement. Que faire de lÕabject et de lÕinnommable ? Quelle transformation cela suppose-t-il pour que le sujet puisse vivre lÕassurance de nՐtre pas 1

Sylvie GERMAIN, entretien avec Anne-Marie Pirard, Ç Des larmes et de la gr‰ce È, La CitŽ, 19 mars 1992. 2 Boris CYRULNIK, op. cit., p.32. 3 Ç Ce quÕil y a de troublant, cÕest que ceux qui Žtaient des bourreaux avaient des enfants, avaient leurs femmes des sentiments humains, avaient des relations humainesÉ et Žprouvaient sans doute ce que nous Žprouvons. È citŽ par Pierre FŽdida, Ç LÕOubli, lÕeffacement des traces, lՎradication, subjective, la disparition È, Leon du 27 fŽvrier 2001, Humain/dŽshumain. Pierre FŽdida, la parole de lÕÏuvre, op. cit., p.56. 4 Peter SCHNEIDER, Cet homme-lˆ, trad. Nicole Casanova, Paris, Grasset, 1987. 5 Anne-Lise STERN, Le Savoir-dŽportŽ. Camps, histoire, psychanalyse, Paris, Le Seuil, coll. La librairie du XXIe, 2004, p.288. 6 Marthe ROBERT, op. cit., p. 46.

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contaminŽ ?

Le

profond

remaniement

qui

en

rŽsulte

met

ˆ

jour

son

Ç impuissance ˆ anŽantir cette ascendance nausŽeuse, ou au moins ˆ rŽclamer des comptes ˆ ces parents quÕil a aimŽs avec une innocence quÕil juge ˆ prŽsent coupable, se traduit en violente inimitiŽ ˆ lՎgard de lui-mme. È (M, 74). Ainsi en est-il de la recherche de son origine qui, Žcrit Michel Foucault, Ç ne fonde pas, tout au contraire : elle inquite ce quÕon percevait immobile, elle fragmente ce quÕon pensait uni, elle montre lÕhŽtŽrogŽnŽitŽ de ce quÕon imaginait conforme ˆ soi-mme È1. La psychanalyste Anne-Lise Stern, qui avait vingt-deux ans lorsquÕelle fut dŽportŽe ˆ Auschwitz-Birkenau au printemps de 1944, Žcrit que pour tout un chacun des gŽnŽrations postnazies, Ç la petite et la grande histoire se sont nouŽes dans la poubelle des camps È2. Ce na”tre aprs et ce na”tre de rendent Ç impossible de faire le deuil de ses parents, de les tenir ˆ distance [É]È (M, 80). Franz-Georg doit traiter son rapport aux figures parentales dont les ombres portŽes le poursuivent au-delˆ de leur disparition. La lutte continuelle qui sÕengage entre la coexistence simultanŽe de lÕaffection et de la rŽpulsion ne se satisfait plus du clivage enfantin en fŽe et en sorcire, en ogre et en roi. Il est intŽressant de constater, quÕune fois encore, le parcours individuel de FranzGeorg croise la problŽmatique dÕun peuple qui doit b‰tir une identitŽ collective sur la conscience de la culpabilitŽ. Andreas F. Kelletat Žtudie brillamment le discours identitaire actuellement ˆ lÕÏuvre en Allemagne qui se scinde en deux, avec dÕun c™tŽ : une prise de position de plus en plus tranchŽe mais Žgalement de plus en plus simplificatrice sur la culpabilitŽ de lÕAllemagne et le concept dÕune nation de bourreaux, de lÕautre des voix revenant obstinŽment sur lÕinjustice subie par le peuple allemand lui aussi et revendiquant ouvertement pour lÕAllemagne le statut dÕune nation de victimes. 3

Est-ce un hasard si, trois annŽes avant la parution de Magnus, est ŽditŽ en Allemagne Der Brand4 (LÕIncendie), dans lequel lÕauteur, Jšrg Friedrich, Ç dŽcrit avec verve et force dŽtails la destruction des villes allemandes par les bombardements alliŽs È5 ? Le face-ˆ-face avec lÕinhumain place Franz-Georg devant la nŽcessitŽ de na”tre symboliquement et dÕassumer lÕhŽritage de la Shoah jusquՈ ce quÕelle devienne un horizon rŽfŽrentiel6.

1 Michel FOUCAULT, Ç Nietzsche, la gŽnŽalogie, lÕhistoire È (1971), Dits et Žcrits, Tome I, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2001, (1994), p.1006. 2 Anne-Lise STERN, op. cit., p.7. 3 Andreas F. KELLETAT, Ç LÕIdentitŽ allemande en pleine Žvolution : dÕune nation de bourreaux ˆ une nation de victimes È, ParticularitŽs physiques et MarginalitŽs dans la LittŽrature, op. cit., p.158. 4 Jšrg FRIEDRICH, Der Brand. Deutschland im Bombenkrieg 1940-1945, MŸnchen, PropylŠen, 2002. 5 Andreas F. KELLETAT, op. cit. 6 Voir Philippe MESNARD, Consciences de la Shoah, Paris, KimŽ, 2000, p.36-40.

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III-1.C LÕinvention affiliative et lÕinsurrection langagire

Chez Nuit-dÕAmbre, la manÏuvre imaginaire est de lÕordre de lÕinsurrection tant elle vise ˆ revendiquer plus quՈ Ç sÕinventer dÕune autre filiation È1. Il adopte divers mouvements dÕattaque pour mettre ˆ distance et Žprouver la soliditŽ du cadre, dans un processus qui dŽrive fondamentalement de celui que le petit enfant utilise pour se rendre ma”tre de son corps. De la mme faon quÕil ne cesse de se dŽfaire du cri maternel en le saisissant dans lÕappui dÕune matŽrialitŽ afin de le jeter au loin et de se dŽgager de son tranchant, NuitdÕAmbre tente une appropriation de soi en sÕextrayant de lÕespace familial et de la filiation. Il fait un effort considŽrable pour ne pas avoir ˆ intŽgrer ˆ lÕintŽrieur de lui la palette des identifications et des inŽvitables deuils. CÕest contre lՎvidence de Freud, qui dŽclara ˆ une patiente qui entrait pour la premire fois dans son cabinet Ç Eh bien, je sais dŽjˆ quelque chose sur votre compte ; vous avez eu un pre et une mre ! È2, que sՎlve Nuit-dÕAmbre. En se crŽant une gŽnŽalogie fantastique, il prŽtend effacer tout ce qui peut le relier ˆ des parents qui, reconnus vaincus, lÕentra”nent vers la dŽvalorisation. Rappelons-nous en effet que Jean Guyotat, en prolongeant les travaux de Sigmund Freud au-delˆ du roman familial, souligne que la constitution du lien de filiation est fonction de lÕorganisation narcissique de lÕindividu : Ç CÕest pour garder une rŽfŽrence ˆ des parents idŽaux, constitutifs ˆ cette pŽriode dÕune bonne image narcissique de soi, que lÕenfant invente un roman familial et peut se sentir descendre de parents autres que ses parents rŽels. È3. LÕadmiration que porte Nuit-dÕAmbre pour Ç les grands explorateurs de lÕhistoire È et son affiliation ˆ Ç ces gens-lˆ È (NA, 118) quÕil espre tre de sa famille, lÕinvite ˆ se lancer sur les terres vierges de la crŽation de lÕorigine. Le questionnement sur son origine passe par un mythe de la naissance qui dŽlivre une version du monde dont lÕalphabet toucherait ˆ une vŽritŽ de lÕhomme : De quel obscur accouplement Žtait donc issu lՎtrange rejeton humain ? RŽsultait-il dÕune fornication commise entre les btes et les dieux, ou entre les ŽlŽments et les dieux ? Ou peut-tre encore dÕune mystŽrieuse lutte amoureuse et trs barbare surgie ˆ lÕintŽrieur de la nuit mme ? (NA, 203)

SituŽe hors dÕune temporalitŽ vŽcue, la Ç valeur exceptionnelle accordŽe ˆ la connaissance des origines È fonde Ç la certitude dÕun autre commencement [É] point incandescent suspendu dans un illo tempore qui est ˆ lÕorigine du temps

1

Olivier DOUVILLE, Ç La fratrie : approche anthropologique È, Dialogue, Ç La fraternelle È, n¡149, septembre 2000, p.32. 2 Ernest JONES, La Vie et lÕÏuvre de Sigmund Freud, tome 2, Paris, PUF, 1961, p.429. 3 Jean GUYOTAT, Mort/naissance et filiation, Paris, Masson, 1980, p.52.

dynamique

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historique du sujet È1. Le commencement absolu de la naissance du hŽros est dŽfini par Bela Grunberger2 comme celui qui ne veut devoir sa vie ˆ personne. Nuit-dÕAmbre y puise la confirmation de son existence singulire, puisquÕil rŽsulterait de lÕunion de deux tres surnaturels et sacrŽs, Žchappant ainsi aux contraintes de la procrŽation et de la naissance de lÕhumaine condition. En se dŽbarrassant du poids de la scne primitive, Nuit-dÕAmbre Žchappe ˆ la finitude de la cha”ne des gŽnŽrations et gožte aux ŽventualitŽs sŽduisantes des fantasmes qui, soulignent Janine Chasseguet-Smirgel, Ç appellent vers le grand large. [É] invitent au voyage È3. Ç Nuit-dÕAmbre-Vent-de-Feu se passionna ˆ cette Žpoque pour les grands cycles lŽgendaires qui racontaient la naissance, la vie et les combats des dieux ainsi que les grands rŽcits Žpiques relatant les aventures dÕhommes-hŽros. È (NA, 204). Nuit-dÕAmbre rejoue les fantasmes originaires et les violences primordiales, fondements de la vie psychique et de lÕhumanitŽ mme, en une scŽnographie ˆ hauteur du sujet. Celui qui tente de reconstituer un destin individuel en rŽpudiant ses origines, en reniant sa famille et en se voulant Ç sans attache, ni nostalgie È (NA, 135), reste, nonobstant, fidle ˆ la filiation en faisant appel ˆ une mŽmoire humaine la plus lointaine, Ç celle dÕun oral principiel [É] mode premier de lÕexpression du mythe È4. Il se remŽmore les ŽvŽnements mythiques fondateurs, que Mircea Eliade5 avait analysŽs dans son Žtude des sociŽtŽs anciennes.

Ainsi, lÕenfant crŽateur, que Laurent Demanze appelle Ç lÕenfant-romancier È, Ç va reconfigurer suivant sa capacitŽ ˆ remanier des donnŽes hŽtŽrognes et rŽŽlaborer une matire diverse È6 ce qui lui prŽexiste. Les sŽdiments, denses et Žpais, des mythes culturels et familiaux qui saturent sa mŽmoire, les lectures et les bribes du rŽel, font retour considŽrablement enrichis de liens, dÕassociations, pour tre repris, transformŽs et ravivŽs par la pression Ïdipienne pour devenir, sous lÕeffet dÕun processus secondaire,

une nouvelle matire fictionnelle

bruissante dÕallusions et de rŽfŽrences. Nuit-dÕAmbre tente de sortir de lÕobscuritŽ du dŽsordre, de la bŽance et du non sens de son univers, proche de la situation chaotique prŽcosmique. En se rvant Cronos, il devient le plus jeune des sept Titans, qui, armŽ par sa mre dÕune faucille en silex, surprend son pre Ouranos dans son sommeil pour le ch‰trer. Ç Les dŽmiurges distinguent, 1

Serge VIDERMAN, Ç Comme en un miroir obscurŽmentÉ È, op. cit., p. 247-248. Bela GRUNBERGER, Le Narcissisme, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1975. 3 Janine CHASSEGUET-SMIRGEL (1986), Les Deux Arbres du jardin. Essais psychanalytiques sur le r™le du pre et de la mre dans la psychŽ, Paris, Des femmes, 1988, p.35. 4 AndrŽ SIGANOS, Mythe et Žcriture Ð la nostalgie de lÕarcha•que, Paris, PUF, 1999, p.6. 5 Mircea ELIADE, Mythes, rves et mystres, Paris, Gallimard, 1957. 6 Laurent DEMANZE, GŽnŽalogie et filiation : une archŽologie mŽlancolique de soi. Pierre Bergounioux, GŽrard MacŽ, Pierre Michon, Pascal Quignard, Thse de Doctorat, sous la direction de Dominique Viart, UniversitŽ Lille III, 2004, [dactyl.], p.6.

2

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dŽcoupent, mettent de part et dÕautre È1, aussi, le tranchant de la serpette castratrice doit sŽparer et mettre fin, par la rupture radicale, ˆ la confusion qui fait coexister trop Žtroitement le monde des vivants et celui des morts. Par ailleurs, la revendication dÕun nouvel Žtat : Ç Je suis orphelin et je veux le rester È, passe par lÕexpropriation de la maison familiale de Terre Noire pour adopter un nouveau territoire : Ç jÕai trouvŽ ma maison. CÕest une cabane en bois avec une lucarne, une chiotte jolie ˆ faire crever les rois de jalousie. È (NA, 77). Nuit-dÕAmbre procde par le dŽni total et massif de la dette en refusant lÕunivers relationnel familial dans son ensemble qui devient, peu ou prou, un ennemi qui nÕa pas assez donnŽ. Les latrines, espace rŽduit et malodorant, figurent Ç le groupe famille dans ce quÕil a de plus primaire, et surtout de plus archa•que È2, alors que le terrain dans lequel il Žvolue est un accroc dans le tissu du hameau, un espace de respiration, un lieu vierge Ç sans autre histoire que celle quÕil y inventait. È (NA, 47). Ë lÕinstar du concept de Ç Tiers paysage È inventŽ par Gilles ClŽment3, ces lieux, dŽlaissŽs par lÕhomme ou inaccessibles ˆ la domestication, offrent en marge du groupe et de la soumission au pouvoir, une riche diversitŽ biologique ˆ lÕenfant abandonnŽ. Par sa mallŽabilitŽ, ce terrain, ouvert ˆ la rencontre et ˆ la transformation du monde, lui permet de se rendre ma”tre de lui-mme et de son histoire. Par le marquage et sa matŽrialitŽ souple, il supporte la transfiguration du rŽel et participe au dŽveloppement de lՐtre. Dans Sens unique, Walter Benjamin Žcrit, au sujet des enfants et de leur gožt pour les dŽchets, quÕils Ç reconnaissent dans les rŽsidus le visage que lÕunivers des choses leur prŽsente ˆ eux seuls È4. Georges Lemoine5, qui consacre un article sur les Ç lisires et marges È dans lÕÏuvre de Jean-Marie Le ClŽzio, souligne que : Les mouvements de dŽcouverte, de construction, de destruction dessinent une sorte de trajet en spirale nŽcessaire au processus appropriatif. [É] Il offre un espace de dŽploiement qui permet de grandir et de se trouver passant par la destruction de ce que lÕon a trouvŽ/crŽŽ ou fabriquŽ.6

Cette lecture, qui se nourrit des apports de Freud et de Winnicott, souligne lÕimportance de la facultŽ de transfigurer le rŽel par le jeu qui constitue les premires traces de lÕactivitŽ crŽatrice et poŽtique chez lÕenfant. La nŽcessitŽ de rassembler les dŽbris Žpars de son tre en sՎprouvant, dans et face ˆ lÕespace 1

YsŽ TARDAN-MASQUELIER, Ç Les mythes de crŽation È, EncyclopŽdie des religions, op. cit., p.1543. Albert CICCONE, Alain FERRANT, Honte, culpabilitŽ et traumatisme, op. cit., p.141. 3 Gilles CLƒMENT, Manifeste pour le Tiers paysage, Žditions Sujet/objet, collection LÕAutre Fable, 2005. 4 Walter BENJAMIN, Ç Chantier È, Sens unique, prŽcŽdŽ dÕUne Enfance berlinoise, trad. Jean Lacoste, Paris, 10/18, coll. Domaine Žtranger, n¡ 3214, 2000, p.119. 5 Georges LEMOINE, Ç "dŽlaissŽ", lisires et marges È, Cahiers Robinson Ç Le ClŽzio aux lisires de lÕenfance È, n¡23, 2008, p.9. 6 Ibid. 2

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dans lÕaffrontement direct ˆ sa matŽrialitŽ, prŽsente une similitude avec lՎcriture de son histoire qui appelle lÕassemblage et la mise au travail des mots pour la subjectiver. Dire son histoire, cÕest conjointement Ç la refaire et se refaire È1 pour Ç se dŽmarquer de lÕhistoire familiale, se dŽgager du mythe familial, pour sÕaffirmer et se voir reconnu dans sa singularitŽ et son originalitŽ [É]. È2 RŽgine Detambel, compare lՎlan crŽatif ˆ une tentative : de se mesurer avec son insurmontable finitude, de lutter contre le dŽsespoir qui est en soi ˆ demeure, puisquÕil rŽsulte du fait que nul jamais ne sÕest apportŽ dans la vie, nul jamais nÕest ˆ lÕorigine de sa propre existence ou au fondement de sa propre naissance. Le crŽateur est celui qui aspire ˆ se dresser au lieu de cette Toute-puissance qui par essence lui fait dŽfaut. Le besoin nÕest pas celui, Ïdipien, de tuer le pre mais bien dÕabolir son tre de fils, de fille, dÕannuler sa filialitŽ, cÕest-ˆ-dire de devenir ˆ son tour source dÕhŽritage, principe de transmission.3

Pour le philosophe italien Giorgio Agamben, devenir un Ç sujet dans le langage È nŽcessite de sÕextraire du monde de lÕenfance et de briser Ç le "monde clos" du signe È et transformer Ç la pure langue en discours humain, le sŽmiotique en sŽmantique. È4. ƒlaborer un rŽcit de vie nŽcessite un long apprentissage pour que la trace fasse signe et accompagne le sujet dans sa trajectoire. Pour que la pensŽe sÕinscrive sur la page blanche, il convient que la linŽaritŽ temporelle structure les allers et retours dÕun texte qui se cherche. Dans lՎcriture sÕinscrivent des diffŽrences et des impossibilitŽs, des places et des rapports, qui ne dŽpendent pas de lÕimaginaire mais du symbolique ; lÕenfant se confronte ˆ lÕunivers des rgles de subordination, dÕaccords et de syntaxe. Comme activitŽ faisant fonctionner le symbole, lՎcriture est un systme de reprŽsentations, non pas des choses, mais des sons o les mots prennent place dans un certain ordre. RŽgi par des rgles qui ne dŽpendent ni de celui qui Žcrit, ni de celui qui lit, cet ordre suppose un pacte originaire et un Žchange de paroles fondant la loi commune aussi bien pour lÕapprentissage des signes que pour la lisibilitŽ du c™tŽ de lÕAutre.5

En

cela,

lÕapprentissage

dÕune

langue

Žtrangre

ramne

ˆ

lÕexpŽrience

dÕapprendre ˆ parler, tant l'infans, attentif ˆ la langue6 et fin polyglotte, est prt ˆ les capter toutes et ˆ toutes les parler. LÕinvention dÕune nouvelle langue 1

Nicole BERRY, Ç Le Roman original È, op. cit., p.240. Ibid. 3 RŽgine DETAMBEL, Ç Tuer la fille È, Nomadismes des romancires contemporaines de langue franaise, Audrey Lasserre et Anne Simon (dir.), Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2008, p.118. 4 Giorgio AGAMBEN, Enfance et histoire. Destruction de lÕexpŽrience et origine de lÕhistoire, traduit de lÕitalien par Yves Hersant, Paris, Petite Bibliothque Payot, 2000, p.103. 5 Jean-Pierre DURIF-VAREMBONT, Ç LÕEnfant, la Loi et lՎcriture È, Journal des psychologues, n¡86, avril 1991, p.23. 6 Voir ˆ ce sujet lÕessai du psychanalyste et essayiste Edmundo GOMEZ MANGO, Un muet dans la langue, Paris, Gallimard, Coll. Connaissance de lÕInconscient, 2009. 2

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permet de se dŽtacher de la langue maternelle caractŽrisŽe, dÕaprs Spitz, par Ç la dimension concrte et corporelle des premires expŽriences verbales È1, et de se donner une nouvelle filiation, en refusant de se soumettre ˆ lÕarbitraire du signe. La production, ou la tentation de crŽation dÕune langue hybride, Ç est un agent particulier de ce processus de diffŽrenciation subjective È2 pour crŽer une nouvelle distance avec ses objets parentaux et opŽrer une limite entre ceux-ci et lÕenfant. Ce mŽcanisme de dŽfense fut largement reconnu et commentŽ aprs la parution du livre Le schizo et les langues3 dans lequel le New Yorkais Louis Wolfson, diagnostiquŽ schizophrne4, dŽvoilait comment il construisait une nouvelle langue pour lutter contre le fantasme angoissant dՐtre colonisŽ par lÕobjet maternel dont il convertissait la langue en une production schizo•de et anglophobe. Alors que son grand-pre sÕenfonce Ç davantage dans le silence, dans la perte des mots È (NA, 53), Nuit-dÕAmbre prend les armes langagires pour se sauver Ç de lÕabandon par la rŽvolte et la colre. È (NA, 40). Il sÕoriente vers une nouvelle zone, o les mots ne sont pas ceux du passŽ de la famille, o les phrases ne sont pas alourdies dÕun faisceau de connotations rappelant lÕabandon et la trahison parentale. En sÕattribuant le titre honorifique de Ç Prince-Trs-Sale-et-Trs-MŽchant È, il fait acte de sŽcession. Il crŽe un royaume retranchŽ dont la langue rompt avec lÕordre Žtabli et permet lՎclosion dÕun espace ˆ soi, dans lՎmergence dÕune jouissance langagire dÕune autre nature pour survivre. Le dŽcorticage des mots en sons, en gestes et en matires, est une tentative dՎloigner le signifiant dangereux, comme lÕautiste se protge du monde extŽrieur par un ensemble de stŽrŽotypies afin de mieux le contr™ler pour ne pas le laisser lÕenvahir. La puissance scatophile rŽgressive entartre le verbe qui sÕenlise dans les bas fonds inconscients. ValŽrie Michelet Jacquod dŽcle dans la boue la prŽsence, mme rudimentaire, de la matire premire Ç pourvoyeuse de vie, mme dŽcomposŽe [É] È5, ainsi que le rapport ˆ lÕenracinement Ç ˆ la terre-mre et ˆ celle de ses a•eux, ressenti tant™t comme un ensevelissement, tant™t comme une promesse de germination future È6. En isolant le mot de son contexte, en le chosifiant en boue et matires fŽcales, NuitdÕAmbre crŽe un anti-discours. Certes, dans la gense de lÕindividu, la place assignŽe au langage est souvent dŽfinie comme celle dÕun tiers, nŽcessaire ˆ la

1

RenŽ-Arpad SPITZ, Le Non et le Oui, Paris, PUF, 1957. Marc-Elie HUON, Ç Les adolescents et leur(s) pre(s). Du symbolique, de lÕimaginaireÉ et du rŽel È, QuÕest-ce quÕun pre ?, Ramonville Saint-Agne, Ers, coll. parentel, 2004, p.75. 3 Louis WOLFSON, Le Schizo et les langues, Paris, Gallimard, 1970. Texte dŽcouvert par J.-B. Pontalis et Raymond Queneau, encensŽ ˆ sa sortie par Gilles Deleuze et Michel Foucault et rŽfŽrence obligŽe dans le monde universitaire des annŽes 1970. 4 DorŽnavant absente de la nomenclature mŽdicale. 5 ValŽrie MICHELET JACQUOD, Ç Les mots dans les romans de Sylvie Germain È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.124. 6 Ibid., p.123. 2

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rupture dÕune symbiose naturelle, ˆ la distanciation et ˆ la socialisation. Or, la crŽation dÕune langue, qui sÕextrait du langage courant, ne crŽe-t-elle pas la solitude en constituant une muraille qui enferme lՎnonciateur dans son monde clos ; rassemblant en une seule personne lՎnonciateur et lՎnonciataire, objet et sujet de discours dans un monde dŽshabitŽ ? Laurent Danon-Boileau rappelle quÕest structurŽ comme du langage : ce qui reoit lÕempreinte dialogique et se dŽploie dans un espace qui marque dÕabord entre " je " et " il ", la place de " tu ". Est langage tout systme symbolique qui, dans cet espace, Ç permet ˆ quelquÕun de moduler ce quÕil dit en faisant voir qui il est, ˆ qui il parle et comment il conoit ce dont il parle.1

Alors que la langue humaine est liŽe ˆ la relation dÕobjet, les mots criŽs ou vocifŽrŽs de Nuit-dÕAmbre, protgent ou atteignent, mais ne sont en aucun cas support orientŽ vers lՎchange, pas plus que lÕidiolecte irrŽductible dÕHympty Dumpty qui Žnonce sentencieusement : Ç Quand on emploie un mot [É] il signifie ce que je veux quÕil signifie, ni plus, ni moins. È2. Personne ne peut pousser sa ma”trise jusquՈ prŽtendre sÕaffranchir de la tyrannie des normes et des usages et se prŽtendre le seul dŽpositaire lŽgitime du bon sens. Le reniement, ou lÕexil de la langue dite maternelle, peut Žgalement sÕopŽrer par le choix dÕune langue Žtrangre, qui le restera toujours, malgrŽ sa ma”trise et sa pratique quotidienne. Magnus/Adam, qui se situe dans un rapport ambivalent ˆ ses origines, opte pour la ma”trise parfaite de la langue espagnole dont il fait Ç un enjeu absurde, magique È pour Ç dominer [É] lÕattraction active È (M, 66) quÕexerce en lui le fant™me de son pre et se dŽfaire de la souillure dÕune telle filiation. Les vocables Žtrangers de la Ç langue du corps du suicidŽ È construisent une forteresse pour assigner son pre Ç ˆ rŽclusion Žternelle. En fait, il aimerait pouvoir dissoudre ce pre dans les mots quÕil conquiert avec pugnacitŽ, comme dans un acide. È (M, 66). Ainsi, lÕacquisition de la langue adoptive du pre est conue comme un cheval de Troie afin de la dŽconstruire de lÕintŽrieur avec ses propres rŽfŽrents et de la greffer ˆ son expŽrience propre, restŽe sans nom et sans image. Cette pratique, dŽcrite par Janine Altounian, au sujet de lÕacquisition de la langue allemande pour la troisime gŽnŽration issue des survivants de la Shoah, vise ˆ emprunter ses signifiants : puisque les siens propres ont sombrŽ dans les tŽnbres, ce qui en soi Žtait restŽ muet faute de trouver sa rŽsonance au-dehors. Et puisque Ç je È ne peut se dire que dans la langue qui tŽmoigne de son exclusion mme, la langue Žtrangre, cÕest bien en empruntant son code quÕon doit linguistiquement et culturellement

1 2

Laurent DANON-BOILEAU, Le Sujet de lՎnonciation, Gap, Orphys, 1987, p.17. Lewis CARROLL, De lÕAutre C™tŽ du miroir, Paris, Marabout, 1963, p.245.

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sÕinstitutionnaliser pour y traduire ce qui, dans sa propre langue, reste frappŽ dÕeffacement.1

DÕune faon plus ludique, la jeune gŽnŽration de la famille BŽrynx met en scne la dŽconstruction du mythe familial, en portant atteinte au fondement du discours grand-paternel au pied du Ç Grand Orme du jardin È, Ç pilier de lÕarbre gŽnŽalogique È (In, 78) propice ˆ la reprŽsentation. Un drap blanc tendu vaut pour rideau de scne et Žcran de projection pour un Ç diaporama/son et lumire È, qui prend des allures parodiques de thމtre antique, avec distribution de r™les et spectateurs qui Ç semblent porter des masques [É] et Žvoquent des choreutes [É] È (In, 73). La famille est le lieu o se forme et se reprŽsente sa propre histoire, construite de loufoques considŽrations Žthologico-historiques inspirŽes des personnages des Shadocks2 ou de lÕabsurde de Jean Tardieu, avec support de quelques photographies dÕarbres tordus, pour visualiser le devenir dÕune famille et de son arbre gŽnŽalogique dans lequel Ç on trouve un peu de tout È (In, 98). Le discours du rŽcitant, autoproclamŽ Docteur Zagueboum, se joue des trouvailles symboliques et imaginaires du roman familial pour inventer une fiction de la parentŽ et de la filiation de la famille Berynx. Le discours se dŽgage dÕune parole qui immerge les membres de la famille dans un entrelacs de rŽcits et dÕinjonctions qui les place comme serviteurs et hŽritiers des dŽsirs de grandeur de Charlam. Il facilite la prise de distance par rapport au mythe renforcŽ par les patriarches de tout crin qui forgent Ç un destin pour leur descendance, et constituent leurs enfants comme les lŽgataires de leurs propres dŽsirs È3. La question Ç de savoir quand prend naissance une famille È plonge Ç Marie dans une grande perplexitŽ È (In, 98) et donne lieu ˆ une reprŽsentation de la filiation qui permet que sourde une parole inventive, issue de la farce, qui recrŽe les souvenirs et divertit. Chacun devient actif dans ce nouveau rŽcit familial qui ne puise plus au mythe mais aux railleries incisives et scandaleuses ˆ lՎgard du monarque. La transgression se dŽgage de la langue convenue et met en lumire, Ç dans une ironie trs socratique [É] que cÕest en temps ordinaire que le monde est ˆ lÕenvers, et que donc le mettre cul par-dessus tte, cÕest bien le remettre ˆ lÕendroit. È4.

1

Janine ALTOUNIAN, La Survivance. Traduire le trauma collectif, Paris, Dunod, 2000, p.37. Les Shadoks, sŽrie dÕanimation franaise en 208 Žpisodes de 2 ˆ 3 minutes crŽŽe par Jacques ROUXEL, diffusŽe entre avril 1968 et 1973. 3 Laurent DEMANZE, Ç Pierre Bergounioux le crŽpuscule des origines È, LÕére du rŽcit dÕenfance (en France depuis 1870), Alain Schaffner (dir.), Arras, Artois Presses UniversitŽ, coll. ƒtudes littŽraires, 2005, p.219. 4 Bernard FAIVRE, Ç Le Thމtre de la grand-place È, Le Thމtre en France, tome 1, Jacqueline de Jomaron (dir.), Paris, Armand Colin, 1992, p.59. 2

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III-2 De qute en enqute III-2.A Pallier la douloureuse absence Sylvie Germain fait succŽder le rŽcit de filiation au roman familial, parfois chez le mme personnage, comme si la premire fiction, qui visait ˆ destituer les figures parentales aux profils de figures glorieuses pour mieux sÕen Žmanciper, ne pouvait que conduire ˆ lՎchec en lÕabsence de confrontation avec la matire parentale qui fait dŽfaut. En optant pour une autre forme dՎcriture du passŽ, les personnages tentent de restituer une mŽmoire, qui ne se situe pas dans la perspective du roman gŽnŽalogique qui dŽvide Ç les fils dÕune filiation depuis un anctre jusquՈ sa descendance È1. Ils remontent le cours du temps en empruntant des marches, ˆ la chronologie alŽatoire et dŽfectueuse, qui les conduisent ˆ des indices parfois difficiles ˆ dŽchiffrer. Cette qute, dorŽnavant imprŽgnŽe des apports de la psychanalyse, de lÕanthropologie, de lÕhistoire, des neurosciences et de la linguistique ne peut plus se prter ˆ la qute de vŽritŽ que

souhaitait atteindre

saint

Augustin

dans Les Confessions.

Selon

la

proposition de Jacques Poirier, si : on pose le sujet comme traversŽ dÕune faille, donc opaque ˆ lui-mme, si lÕon estime problŽmatique la permanence du moi, si la mŽmoire nÕest plus considŽrŽe comme le dŽpositaire de quelque ŽvŽnement mais comme une instance fabulante qui recrŽe le passŽ autant et plus quÕelle le conserve, si enfin on pose comme principe lՎcart qui sŽpare les mots des choses, et donc lÕimpossibilitŽ pour le langage de rendre compte de lՐtre, alors lÕexpression Ç Žcrire lÕenfance È retentit comme un dŽfi, et presque un paradoxe.2

Comme le romancier, lÕadolescent ou lÕadulte, qui se penche sur lÕenfant quÕil fut, fait Ïuvre de chineur, il rŽcolte, trie, parfois rŽnove et souvent jette. Le rŽcit de filiation sÕapparente ˆ une recherche archŽologique, qui met ˆ jour les strates successives dՎpoques rŽvolues dont les vestiges, parfois trs endommagŽs, ne permettent pas de reconstituer les fragments. Trop friables, ils sÕeffritent sous les coups de pinceaux, fussent-ils dŽlicats, rendant difficile cette saisie de soi. Si lÕidentitŽ se construit sur le legs des gŽnŽrations antŽrieures, alors ces dernires, marquŽes par les fractures historiques de la Seconde Guerre mondiale, qui ellesmmes Ç rŽactivent les remises en cause provoquŽes par les massacres des champs

de

bataille

de

1914-1918

È3,

mettent

ˆ

jour

un

trou

noir,

1

Laurent DEMANZE, Ç MŽlancolie des origines È, Relations familiales dans les littŽratures franaise et francophone des XXe et XXIe sicles. La figure du pre, Murielle-Lucie Clemens et Sabine Van Wesemael (dir.), Paris, LÕHarmattan, 2008, p.316. 2 Jacques POIRIER, Ç Je me souviens de mon cartable : sur Graveurs dÕenfance de RŽgine Detambel È, LÕére du rŽcit dÕenfance (en France depuis 1870), Alain Schaffner (dir.), Arras, Artois Presses UniversitŽ, coll. ƒtudes littŽraires, 2005, p.230. 3 Catherine DOUZOU, Ç Histoires dÕenqute : quand le rŽcit dŽclare forfait (Daeninckx, Del Castillo, Modiano) È, Le Roman franais au tournant du XXIe sicle, op. cit., p.115.

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irreprŽsentable, Ç qui, comme en astrophysique, absorbe la lumire et ne renvoie rien. [É]. Le sujet, dŽpossŽdŽ de son passŽ, est vide È1. Carine TrŽvisan2 parle ˆ ce sujet de cassure dans les fantasmes littŽraires. Ç Les rŽcits dÕenfance relvent ds lors dÕune littŽrature de lÕexil [É] È3 o les personnages, Ç exilŽs de leur propre historicitŽ È4, ˆ lÕinstar des clochards quÕa c™toyŽs Patrick Declerck, veulent combler le trou de lÕabsence. Ils ont tous en commun de faire histoire de lambeaux Žpars, de tenter de rapiŽcer les trous, de chercher les pices manquantes pour se constituer un berceau, se tricoter un chandail pour se protŽger et rendre cohŽrente une histoire quÕils Žlaborent progressivement. Aussi, nous mesurons combien la restitution dÕun passŽ familial est dÕautant plus malaisŽe quÕil est rendu indŽchiffrable en raison de sa fragmentation et du poids du silence qui imprgne son dŽroulement. Anne Cousseau remarque ˆ quel point les rŽcits contemporains sont marquŽs par des histoires familiales o Ç des mots ont manquŽ, et cÕest autour de ce manque que se dŽploie inlassablement lՎcriture de lÕenfance È5, qualifiŽe Ç ˆ la fois hŽritire et orpheline È6 par Sylvie Ducas. La nouvelle question identitaire, qui hante les personnages de ZŽlie ou de Magnus, rejoint celle ŽnoncŽe par Dominique Viart concernant la littŽrature de la filiation : La question de lÕidentitŽ Ð Ç Qui suis-je ? È - devient quelque chose comme Ç Que ne sais-je pas avoir ŽtŽ ? È Et, alors que Breton, substituait volontiers ˆ cette question celle, plus surrŽaliste ˆ son gožt Ç Qui je hante ? È, il faudrait en revanche, [É] pour nombre dÕauteurs [É] inverser le propos : Ç Qui suis-je ? È devenant Ç Qui me hante ? È7

Formulation qui reprend ˆ son compte le postulat de GŽrard MacŽ Ç Dis-moi qui te hante, je te dirai qui tu es È8. Les personnages mnent lÕenqute ˆ la recherche dÕindices qui les conduisent vers les heures sombres de lÕhistoire. En se mettant rŽsolument en marche, ZŽlie fugue vers lÕAllemagne, Magnus pour le Mexique, ils engagent leurs corps dans lÕespace pour relancer la narration dÕune histoire brusquement interrompue et, selon les propos de Dominique Viart et Bruno Vercier, Ç rŽtablir un continuum familial È et restituer Ç une expŽrience

1

Patrick DECLERCK, Les NaufragŽs. Avec les clochards de Paris, Paris, Plon, coll. Terre humaine, 2001, p.382. 2 Carine TRƒVISAN, Les Fables du deuil. La Grande Guerre : mort et Žcriture, Paris, PUF, coll. Perspectives littŽraires, 2001. 3 Brigitte DIAZ, Ç "LÕEnfance au fŽminin" : le rŽcit dÕenfance et ses modles dans les autobiographies de femmes au XIXe sicle È, Le RŽcit dÕenfance et ses modles, op. cit., p.193. 4 Patrick DECLERCK, op. cit., p.382. 5 Anne COUSSEAU, Ç Enfance et modernitŽ contemporaine : lՎpreuve de lÕoubli et du silence, ou le " parler mutique" È, LÕére du rŽcit dÕenfance (en France depuis 1870), op. cit., p.257. 6 Sylvie DUCAS, Ç Pre ou fils de ses Ïuvres È, Relations familiales dans les littŽratures franaise et francophone des XXe et XXIe sicles, La figure du pre, op. cit., p. 184. 7 Dominique VIART, Ç Filiations littŽraires È, Dominique Viart, Jan Baetens (Žd.), ƒcritures contemporaines. 2. ƒtat du roman contemporain, op. cit., p.123. 8 GŽrard MACƒ, Vies antŽrieures, Paris, Gallimard, 1991, p.127.

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dont [ils sont] le produit È1. Comme sÕil fallait se saisir des parts Ç irrŽsolues du passŽ È2 et se dŽgager du ressassement dans lequel ils se trouvent plongŽs depuis la prise de conscience que quelque chose du passŽ, restŽ en souffrance, est dŽsespŽrŽment agissant dans leur prŽsent hantŽ.

La jeune ZŽlie essaie de conjurer la perte paternelle afin de se constituer une lignŽe dans laquelle sÕinscrire, faute de quoi elle risque de sÕeffondrer. Elle questionne moins le systme de parentŽ3 biologique comme critre de filiation et de paternitŽ, que ce quÕil en est de la vŽritŽ du dŽsir. LÕattention et lÕaffection inconditionnelles de Pac™me ˆ son endroit ne sont pas remises en question, mais, la rŽvŽlation de son adoption, survenue au temps o les Ç non-dits et [l]es mensonges Žtaient rŽvolus È (In, 264), arrive sans doute un peu brutalement et sme la plus complte confusion dans lÕesprit de la petite fille : Ç Deux papas, un naturel et un artificiel, un vrai et un faux ? È (In, 264). La prŽcocitŽ, ou la maladresse, du dire souligne que Ç parler ˆ un enfant nÕest pas une question de niveau de langage, mais de co•ncidence du sens et du temps de le dire È4. La faille dans cette prŽcaution, rappelŽe par Franoise Dolto, ne permet pas ˆ ZŽlie de se saisir de la fiction juridique selon laquelle le pre nÕest pas forcŽment le gŽniteur, puisque la paternitŽ est fondŽe sur la reconnaissance dÕun dŽsir qui se manifeste dans un acte de parole. Aussi, reste-t-elle accrochŽe ˆ la recherche de la vŽritŽ de ce dŽsir dans le biologique. La frontire autour de laquelle elle erre aprs sa fugue, mais quÕelle ne parvient pas ˆ franchir, est bien celle de lÕappropriation de son histoire. Sans preuve matŽrielle : Ç elle dŽtenait une poignŽe de noms : Johann Bšhmland, habitant prs de Cottbus en Saxe. [É] mme pas une photo, rien [É]È (In, 265), sans nomination stable pour appeler son pre : Ç Vater. Mein Vater. Mein richtiger Vater, Herr Johann Bšhmland. Mein Vaterland È (In, 266), elle Žchoue ˆ inventer son pre. Son imagination, Ç frappŽe dÕentrŽe de jeu par lÕaveu dÕune rŽalitŽ trop ample et compliquŽe pour pouvoir tre saisie, assimilŽe, assumŽe. On lui en avait ˆ la fois trop dit et insuffisamment racontŽ [É] È (In, 266). De ce fait, ZŽlie ne peut composer avec la supposition, lÕinvention dÕhistoires ou la fabrication dÕun personnage de fiction. Porteuse dÕune mŽmoire individuelle qui sÕentremle ˆ la mŽmoire familiale et

1

Dominique VIART, Bruno VERCIER (2005) La LittŽrature franaise au prŽsent. HŽritage, modernitŽ, mutations, op. cit., p. 88. 2 Laurent DEMANZE, GŽnŽalogie et filiation : une archŽologie mŽlancolique de soi. Pierre Bergounioux, GŽrard MacŽ, Pierre Michon, Pascal Quignard, op. cit., p.21. 3 Toujours au cÏur des dŽbats sociaux contemporains en 2012. Que lÕon songe aux Žchanges houleux sur la question de lÕhomoparentalitŽ, de la gestation pour autrui ou de lÕanonymat des dons de gamtes qui animent les bancs de lÕAssemblŽe Nationale franaise lors de l'adoption de la loi sur "Le mariage pour tous". 4 Franoise DOLTO, La Cause des enfants, Paris, Robert Laffont, 1985.

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collective, ainsi que le soulignaient les travaux de Maurice Halbwachs1, elle ne sait Ç Comment ouvrir la bouche ? Un grand pome en guerre g”t dŽcimŽ sur ma langue È (In, 173). LÕapproche de RenŽ Ka‘s, selon laquelle toute affiliation se fait sur les failles de la filiation, domine les travaux actuels concernant la transmission

psychique,

qui

Žtudient

ces

processus

sous

lÕangle

de

la

transmission du nŽgatif. Ce qui se transmet de manire transgŽnŽrationnelle, est constituŽ par ce qui a fait dŽfaut, Ç ce qui manque, ce qui nÕa pas ŽtŽ inscrit, ce qui a ŽtŽ niŽ, dŽniŽ, refoulŽ ou projetŽ È2, appelŽs ŽlŽments ou objets creux par Alberto Eiguer3. Une des manifestations de la censure familiale concerne, selon Francine AndrŽ-Fustier et Franoise Aubertel4, le contre-investissement dÕun ŽvŽnement passŽ et de lÕinterdit de sa reprŽsentation. RenvoyŽ au dŽni de lÕexistence, le silence qui sÕensuit correspond au mŽcanisme de dŽfense familial qui maintient chaque membre de la famille dans un interdit de lՎvocation. Les vŽcus psychiques, que les gŽnŽrations prŽcŽdentes nÕont pas pu Žlaborer, organisent alors de faon dynamique la trame de lÕhistoire familiale qui nÕest jamais linŽaire. Les questions que ZŽlie adresse ˆ son grand frre se heurtent ˆ un refus brutal : Ç aucun souvenir, avait-il prŽtendu. Fous-moi la paix avec tes questions idiotes, va donc les poser ˆ ta mre. Si quelquÕun doit savoir quelque chose, cÕest elle, pas moi. È (In, 264). En proie ˆ une Ç capture identificatoire È, ZŽlie devient ce que chacun de ses parents nÕa pas acceptŽ de sa propre histoire et nÕa pu faire lÕobjet dÕun rŽcit mis ˆ sa disposition. La transmission transgŽnŽrationnelle perturbe la diffŽrence des gŽnŽrations : Ç Qui vous dit que je ne suis pas beaucoup plus vieille que la plupart dÕentre vous ˆ commencer par vous mes anctres / b‰tŽe dÕune sagesse millŽnaire qui me fait passer ˆ vos yeux novices pour une insensŽe È (In, 172). Ce qui aurait dž tre traitŽ psychiquement par la gŽnŽration prŽcŽdente est transmis, tel quel, ˆ la gŽnŽration suivante, donnant ˆ celle-ci le sentiment que ce qui lÕaffecte et la concerne directement est aux prises avec quelque chose qui sÕest passŽ avant : Ç Pre double et double erreur : le lumineux relŽguŽ dans lÕombre le sombre exposŽ en plein jour. La faute est retombŽe sur moi È (In, 180). Non seulement lÕanctre prive ses descendants de formations psychiques identificatoires, mais il capte, de surcro”t, ˆ son profit lÕinvestissement psychique qui devrait tre disponible pour les nouvelles gŽnŽrations : Ç Je est partie sans mme prendre le temps de na”tre È (In, 171). Les transmissions nŽgatives caractŽrisŽes par des 1

Maurice HALBWACHS (1950), La MŽmoire collective, Paris, Albin Michel, 1997. Albert CICCONE, Marc LHOPITAL, Naissance ˆ la vie psychique, Paris, Dunod, coll. Psychismes, 1991, p.247. 3 Alberto EIGUER, Un divan pour la famille. Du modle groupal ˆ la thŽrapie familiale psychanalytique, Paris, Le Centurion, 1986. 4 Francine ANDRƒ-FUSTIER et Franoise AUBERTEL, Ç La censure familiale : une modalitŽ de prŽservation du lien È, Revue de PsychothŽrapie Psychanalytique de Groupe, 22, 1994, p.47-59. 2

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trous et des blancs de sens, marquŽes de non-dits, de choses tues et cachŽes, altrent les possibilitŽs de reprŽsentation de ZŽlie dont la t‰che est de traiter une situation traumatique laissŽe en lՎtat. FrappŽ dÕinterdit, le processus de narration ne parvient pas ˆ composer avec ce qui nÕa pas ŽtŽ connu et reste fixŽ ˆ lՎtat brut, dans lÕextrme violence des faits dŽposŽs dans son journal : Ç Je paie ˆ perpŽtuitŽ le prix du sperme È (In, 178). Comme dernier recours, cÕest le corps qui est scrutŽ pour faire advenir le pre lacunaire. Ë partir du visible, ZŽlie se demande ce qui en elle fait trace1 de ce pre-lˆ. Elle demande, de visu, la confirmation dÕun texte paternel dont elle serait dŽpositaire, alors que les propos de sa mre ne suffisent plus ˆ le faire exister : Ç Elle voulait en avoir le cÏur net, de toute cette histoire [É], vŽrifier si cՎtait bien de lui quÕelle tenait ses paupires bombŽes et le bleu pervenche de ses yeux comme le prŽtendait sa mre. È (In, 267). ZŽlie ne peut se satisfaire dÕun fragment pour inventer les contours dÕune pice manquante, elle veut convoquer des tŽmoins et les confronter. Revenant de sa fugue bredouille et encore plus fragilisŽe, elle exhibe, par son cr‰ne tondu, les marques de lÕimpensŽ et de lÕhistoire maternelle. Les mettant ˆ jour, elle quŽmande dŽsespŽrŽment un rŽcit maternel figŽ par le traumatisme : Ç CŽleste, sans opposer comme Pierre-ƒphrem une fin de nonrecevoir aux interrogations de sa fille, se dŽrobait, lՎvocation de cet homme quÕelle avait aimŽ lui faisait mal. È (In, 264). Face au silence, lÕenfant pense que quelque chose de terrible entoure sa naissance, que celle-ci mme est ˆ lÕorigine de lÕindicible. Lorsque le langage vient ˆ manquer pour raconter, mettre en lien et en sens, lÕenfant reste sur le seuil de la comprŽhension et du savoir, perturbŽ par lÕangoisse de ne pas comprendre et ne rien savoir. Sujet de lÕhŽritage, ZŽlie se porte tŽmoin dÕun effondrement antŽrieur qui lÕhabite au prŽsent, elle cherchera ˆ inscrire le trauma familial dans le lieu symbolique de son journal pour sÕen dissocier et parvenir ˆ vivre. Jeanine Altounian le rappelle, Ç [É] il faut tre parlŽ par la parole de lÕautre pour pouvoir y ancrer la sienne [É] le travail libŽrateur du deuil ne peut se faire que sous le couvert de lÕautre langue È2. CÕest lÕexpŽrience que traverse Laudes-Marie lorsquÕelle prŽcise ˆ Adrienne avoir perdu, non une langue, mais les mots nŽcessaires Ç pour raconter ce que jÕavais vu, pour exprimer ce qui se passait en moi È (CM, 60). Les premiers actes de soins

attentifs,

quÕelle

reoit

de

la

part

de

cette

femme

ˆ

la

parole

parcimonieuse, suffisent ˆ restaurer lÕenfant souffrant et ˆ prŽparer la voie pour que sÕinscrivent ultŽrieurement les mots puisŽs ˆ la maternitŽ rieuse des merisiers. Ainsi Adrienne a-t-elle raison, lorsquÕelle commente : Ç Bah, les mots, 1

Jacques DERRIDA, Ç Freud et la Scne de lՃcriture È, LՃcriture et la diffŽrence, Paris, Seuil, 1967, rŽŽdition Coll. Points, 1979, p.293-340. 2 Janine ALTOUNIAN, op. cit., p.38.

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on peut vivre sans È (CM, 60), ˆ condition cependant que lՐtre de langage se sente lestŽ : Ç [É] je me sentais plus forte que je ne lÕavais jamais ŽtŽ. Le rire des arbres bruissait en moi. È (CM, 64). Les enfants qui pallient la dŽficience des adultes, en cherchant, dans les livres ou les recueils de pomes, rŽponse ˆ leurs questions, ne qutent pas autre chose que la nŽcessitŽ de se b‰tir une vision cohŽrente du monde dans lequel ils sont amenŽs ˆ Žvoluer. Nous y reviendrons.

III-2.B Le dŽchiffrement dÕune Žnigme fragmentŽe Aprs avoir perdu un pre rŽel, et Ç on peut sÕaccommoder du deuil È1 Žcrit Maud Mannoni, Magnus quant ˆ lui, perd le signifiant parental quÕil ne peut plus Žvoquer sans honte, au point de se sentir Ç non tant orphelin de fait quÕorphelin en

lui-mme

È2.

Lorsque

les

modles

identificatoires,

qui

conditionnent

grandement lÕidentitŽ et lÕunivers de rŽfŽrence du sujet, dŽvoilent leur degrŽ de monstruositŽ, il convient dՎlaborer une nouvelle Žchelle pour apprŽhender le monde et donner un nouveau sens ˆ son existence. Dans Le monde sans vous, Sylvie Germain Žvoque la situation de Jules Supervielle, orphelin de pre et de mre ˆ quelques jours dÕintervalle alors quÕil avait huit mois : CÕest avec un retard de prs dÕune dŽcennie et qui se creusera en gouffre, quÕil a dŽcouvert que ceux qui lՎlevaient nՎtaient pas ses parents. Quelle confiance ds lors pouvoir accorder aux mots, aux vocables les plus familiers ? Pre et mre ne dŽsignaient pas les personnes rŽelles, disparues ds lÕorigine, laissant un vide irrŽmissible dans sa mŽmoire, et un doute par rapport ˆ lui-mme [É]. (MV, 58)

Lˆ o Supervielle demande secours aux mots et au langage ciselŽ par lÕapproche poŽtique, Magnus se lance dans la qute identitaire, sachant que le risque de ne pas aimer assez son origine rend difficile le fait de Ç pouvoir la quitter, pour pouvoir sÕen Žloigner et y revenirÉ sans y rester. È3. LÕactivitŽ imaginaire, qui est ˆ lÕÏuvre dans la production psychique du roman familial, o sÕassocient et se condensent, comme le rappelle Alain de Mijolla4, les opŽrations mentales que sont le jugement, le travail de la pensŽe, lÕactivitŽ phantasmatique et la pulsion dÕinvestigation, se dŽsinhibent compltement chez Magnus pour poursuivre le nouveau but quÕil sÕest fixŽ. Le parcours de Magnus est de lÕordre de la dŽconstruction du discours de sa mre adoptive qui a fondŽ son identitŽ, faussant ainsi le rapport avec le rŽel et perturbant le rapport ˆ la vitalitŽ, ainsi que du dŽgagement de lÕidentification ˆ la figure paternelle mortifre. Certes,

1

Maud MANNONI, op. cit., p.167. Ibid.. 3 Jean-Franois RABAIN, Ç Liens fraternels, rivalitŽ et narcissisme des petites diffŽrences È, Adolescence, 39, printemps 2002, tome 20, numŽro 1, p.138. 4 Alain de MIJOLLA, Ç RŽflexions psychanalytiques sur lÕintellectualitŽ È, Topique, n¡34, 1985, p.9-31. 2

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une Ç biographie commence toujours par une mŽmoire extŽrieure ˆ soi-mme È1 et rŽsonne des expŽriences et des paroles qui la constituent. Cependant, dans le cadre dÕune fabrication dÕune mŽmoire modelŽe par de faux souvenirs et la survenue dՎvŽnements inventŽs2 pour oblitŽrer le souvenir dÕune histoire honnie, le sujet doit se dŽfaire de cette imagination greffŽe pour modifier sa biographie. Les mots attribuŽs ˆ Baal Chem Tov gravŽs sur un mur ˆ Yad Vashem rappelaient3 aux visiteurs que Ç LÕoubli mne ˆ lÕexil. Dans la mŽmoire [est] le secret de la RŽdemption È, comment pourtant investir un futur quand la mŽmoire semble tre de sable et ne permet pas de saisir le secret de la dŽlivrance ?

La qute de Magnus reprend la problŽmatique de la crise de la transmission initiŽe par le rŽcit de filiation contemporain qui, Žcrit Dominique Viart : construit des fictions ˆ partir des donnŽes incertaines et incompltes de son expŽrience. [É]. Le sujet, orphelin dŽsormais des valeurs qui prŽsident ˆ son existence, cherche ˆ comprendre son temps, qui lui Žchappe, et ˆ se relier ˆ son passŽ, ˆ interroger ses modles et ses fondations.4

AccŽder ˆ la singularitŽ de sa personne et rŽinvestir le champ du passŽ, demande de se dŽfaire dÕune lŽgende, en se dŽgageant des strates successives des fables, des mensonges et des silences, afin de constituer un rŽcit dÕindividualisation progressive et dÕesquisser lՎcriture dÕun livre cachŽ par devers soi. La parole prend alors corps au moment mme o, Denis Vasse constate que Ç le discernement sÕopre, dans la particularitŽ dÕune histoire, entre la vŽritŽ qui parle et la lŽgende familiale Ð entre midisance et mŽdisance Ð [É]. È5. Possiblement, Žcrit Maud Mannoni, est-ce ˆ travers un mensonge, Ç que la vŽritŽ peut tre retrouvŽe ; encore faut-il la chercher lˆ o elle se trouve Žcrite. È6. Ainsi, Magnus se lance-t-il dans un processus de rŽappropriation dÕune origine usurpŽe, pour pallier le fait dÕen avoir ŽtŽ dŽlogŽ et envisager la restauration du lieu de la cassure, de la dŽsharmonie et de la perte. De la mme faon que les survivants, quՎvoque HŽlne Epstein dans Le traumatisme en hŽritage et DÕo vient-elle ?

7

, ont tout perdu et nÕont conservŽ aucune

photographie, Magnus partage, avec la deuxime gŽnŽration des survivants, de 1

Boris CYRULNIK, op. cit., p.129. Tobie NATHAN, Daniel BOUGNOUX ou Jean LŽon BEAUVOIS ont abordŽ la question des faux souvenirs induits : Tobie NATHAN, LÕinfluence qui guŽrit, Paris, Odile Jacob, 1994 ; Daniel BOUGNOUX, La Suggestion. Hypnose, influence, transe, Chilly-Mazarin, Les Empcheurs de penser en rond, 1991 ; LŽon BEAUVOIS, TraitŽ de la servitude libŽrale, Paris, Dunod, 1994. 3 En 2012, cette inscription nÕexiste plus. 4 Dominique VIART, Ç ƒcrire avec le soupon. Enjeux du roman contemporain È, op. cit., p.146. 5 Denis VASSE, Inceste et jalousie, op. cit., p.61. 6 Maud MANNONI, op. cit., p.104. 7 HŽlne EPSTEIN, Le Traumatisme en hŽritage, trad. CŽcile Nelson, Paris, Gallimard, Folio essais n¡ 565, 2012 et DÕo vient-elle ? , trad. CŽcile Nelson, Paris, La Cause des Livres, 2010 2

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nÕavoir aucune idŽe des visages et des paysages de son origine. OccultŽes par le mensonge, les figures paternelles Žchappent, tour ˆ tour dŽconstruites au grŽ des silences et de rŽvŽlations des secrets de famille. Pour parcourir le labyrinthe des questions posŽes par les lacunes de lÕarbre gŽnŽalogique, Magnus met ses pas dans ceux dÕÎdipe qui fut menacŽ jusquÕau fondement de lÕexistence par une rŽvŽlation avinŽe : Dans un festin, un homme qui avait trop bu, emportŽ par lÕivresse Me donne dans le vin un nom, pour signifier que je nՎtais pas le fils de mon pre. (v.779 suiv.)1

Muni de la panoplie de lÕenfant-enquteur qui, depuis Freud est Ç lÕune des figures familires de lÕinterrogation sur les origines È2, il sÕapprte ˆ couvrir le bruit et la fureur de ces histoires Ç dominŽes par les abandons et les reconnaissances È3, quitte ˆ se frayer un chemin qui force le sens. Mais, en convient Sandra Travers de Faultrier, il est prŽfŽrable : de conna”tre son histoire pour tre ma”tre de son avenir [É] toute politique de la table rase ou de lÕoubli provoquŽ ne peut conduire quÕau retour exigeant dÕun passŽ rŽclamant sa crŽance, [É] tous ceux qui, trop prompts ˆ ignorer le passŽ, sont condamnŽs ˆ buter sur une cŽcitŽ Ïuvrant ˆ la rŽpŽtition Žpuisante.4

Les tentatives dÕoubli, de gommage ou dՎlimination laissent des traces du Ç nŽgatif È qui constituent le dŽp™t dÕune prŽhistoire que Magnus se propose dÕexplorer. Le schŽma narratif et discursif de Magnus rŽpond ˆ lÕexigence de dŽchiffrer une Žnigme et dŽvoiler des fragments, qui sont ˆ cerner dans la polysŽmie que propose Daniel Sangsue5. Tout autant que dŽbris de ce qui a ŽtŽ cassŽ, le fragment prŽsente Žgalement une partie dÕune totalitŽ qui a ŽtŽ dŽsintŽgrŽe ou perdue. Marie-HŽlne Boblet associe la dŽsarticulation du corps de lÕHistoire au dŽmembrement de lÕorganisme du roman : Ç Le roman figure le lŽzardŽ, le scindŽ, le discord pour dire le dŽsir de lÕaccord. Dans Magnus, lÕeffondrement Žthique et spirituel qui succde ˆ la dislocation de lՃtat nazi et aux rŽvŽlations qui lui sont consŽcutives se manifeste par Ç la fragmentation des chapitres et lÕa-chronie du rŽcit [É]. Le manque de liant sur le plan poŽtique figure le manque de lien sur le plan politique. È6. Le mouvement de lՎcriture, que Jean-Baptiste Goussard associe ˆ une Ç pratique de la 1

SOPHOCLE, Îdipe roi, op. cit. Anny DAYAN ROSENMAN Ç Georges Perec. Sauver le pre È, LÕOubli du pre, Jacques AndrŽ et Catherine Chabert, (dir.), Paris, PUF, coll. Petite bibliothque de psychanalyse, 2004, p.153. 3 Pierre BOURDIER, Ç La paternitŽ : essai sur la procrŽation et la filiation È, Îdipe et la psychanalyse aujourdÕhui, Sztulman et al. (dir.), Toulouse, Privat, 1978. 4 Sandra TRAVERS DE FAULTRIER ; Ç ætre aimŽ ˆ vide È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.70. 5 Daniel SANGSUE, Ç Fragment et totalitŽ È, Le Grand Atlas des littŽratures, op. cit., p.33. 6 Marie-HŽlne BOBLET, Ç Implication Žthique et politique, dÕImmensitŽs ˆ Magnus È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.65. 2

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discontinuitŽ È1, laisse opŽrer les mŽcanismes de remŽmoration. Les Žclairs de rŽminiscence de notre mŽmoire faite Ç de fragments, de restes, de lambeaux [É] È2, surgissent du dŽsordre temporel et sensoriel, Ç par reprises et Žchos, afin de remonter vers une vŽritŽ originelle [É] È3.

Cette Žcriture rŽtrospective appelle au laborieux travail de dŽsenfouissement de lÕarchŽologue qui extrait minutieusement du limon mŽmoriel les Žclats et les traces gŽnŽalogiques, pour reconstituer ce qui ressemblerait ˆ un Moi originaire. La rŽfŽrence ˆ la recherche archŽologique est dÕautant plus Žvocatrice lorsque lÕon sait que la dŽcouverte en 1940 des grottes ˆ peintures de Lascaux, par lÕabbŽ Henri Breuil, vint ˆ la connaissance du public lÕannŽe mme o explosa la premire bombe atomique. La polaritŽ binaire de ces ŽvŽnements produit, dans lÕimaginaire du temps, un mythe que dŽcrypte Jean Laude : Ç une re dŽcouvre son origine dans le temps mme o elle semble sÕachever È4. Magnus, engagŽ dans cette aventure dÕune Žcriture de soi, est appelŽ ˆ Ç descendre dans la fosse du souffleur pour apprendre ˆ Žcouter la langue respirer lˆ o elle se tait, entre les mots, autour des mots, parfois au cÏur des mots È (M, 12), et ˆ frayer avec le fossoyeur qui, Žcrit Sylvie Germain dans CŽphalophores, est Ç comme un archŽologue prestidigitateur, qui excave la terre sous les pas des vivants pour en extraire les restes du passŽ, pour mettre ˆ nu la mŽmoire oubliŽe [É] È (C, 18). Si le Ç souffleur È (C, 19) convoque les mots supplŽant aux failles de la mŽmoire, la fosse, creusŽe et entretenue par le fossoyeur, brasse les limons et la glaise de la mŽmoire. En revanche, lˆ o le fossoyeur shakespearien, exhumant les cr‰nes, sait reconna”tre et nommer lÕappartenance des tristes restes humains, Ç This same skull, sir, was YorickÕs skull, the KingÕs jester È5, Magnus est encore dans lÕincapacitŽ dÕinterprŽter lՎcriture souterraine laissŽe par les Ç Žclats de mŽtŽorites È, les Ç fragments dÕos È ou le Ç fossile vŽgŽtal È (M, 11). Ces traces, qui associent ˆ la fois le ciel et la terre, deux lieux o se dŽchiffre lÕavenir qui est, selon Novalis, le Ç monument qui porte tŽmoignage de la nuit des tempsÉ È6. Elles requirent Ç lÕimagination et lÕintuition [É] pour aider ˆ dŽnouer les Žnigmes È (M, 11) et dŽcrypter une grammaire originelle des

1

Jean-Baptiste GOUSSARD, Ç LÕEsthŽtique du fragment dans la poŽtique de Magnus È, La Langue de Sylvie Germain, op. cit., p.128-129. 2 J.-B. PONTALIS, Ç Perdre de vue È, op. cit., p. 384. 3 Jean-Baptiste GOUSSARD, op. cit., p.134. 4 Jean LAUDE, Ç Problmes de la peinture en Europe et aux ƒtats-Unis (1944-1951) È, Art et idŽologies. LÕArt en Occident 1945-1949, Saint-Etienne, UniversitŽ de Saint-Etienne, 1978, p.9-87. 5 Ç Ce cr‰ne que voilˆ, monsieur, eh bien monsieur, ce fut le cr‰ne de Yorick, le bouffon du roi È, Hamlet V, 1, William SHAKESPEARE, Îuvres Compltes, op. cit., p.1029 6 Friedrich NOVALIS (1802, publiŽ ˆ titre posthume), Henri dÕOfterdingen, Trad. Aubier (1942), Paris, Gallimard, 1975.

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archives du passŽ, puisque Žcrit RenŽ Char, Ç seules les traces font rver È1. Sujet incertain, le personnage dŽplie alors une carte pour tracer un itinŽraire dont il connait la premire coordonnŽe du dŽpart mais ignore la destination, Ç Hambourg instant 0 È. LÕomŽga de lÕhistoire Ð Ç fragment 0 È - contient une scne dÕinitiation au mystre de la mort. È2. Sa gense procde ˆ rebours du temps historique pour na”tre ˆ soi : Ç vous savez que Juan Preciado en fait est dŽjˆ mort quand lÕhistoire commence. Eh bien, moi aussi jՎtais mort, ˆ ma manire. È (M, 109). La volontŽ, maintes fois rŽitŽrŽe par Magnus, de repartir de zŽro3, vise ˆ lutter contre une conception cyclique dÕun monde animŽ par un mouvement incessant et illimitŽ, pour se lancer ˆ la recherche dÕun temps perdu ou pour annuler celui qui sÕest ŽcoulŽ. LÕillusion du nouveau dŽpart, quÕil symbolise Žgalement par lÕadoption dÕune nouvelle identitŽ, favorise lÕespŽrance dÕune naissance qui sourit ˆ tous les possibles. Du dŽni et de lÕannulation de la mort et de la temporalitŽ, ne peut cependant procŽder aucun avenir. LÕexposition sur la crŽation picturale de 1945 ˆ 1949 prŽsentŽe au musŽe des Beaux-arts de Lyon en 2008 portait le titre Repartir ˆ zŽro4. La conservatrice en chef et directrice du musŽe, Sylvie Ramond, expliquait alors, que devant lÕampleur des traumatismes subis pendant la guerre, Ç lÕidŽe sÕest imposŽe ˆ beaucoup dÕhommes et de femmes, et singulirement ˆ beaucoup dÕartistes et de critiques, quÕil Žtait nŽcessaire de repartir ˆ zŽro, de pratiquer une tabula rasa plus ou moins littŽrale pour recommencer. È5. Au trauma structurel, vŽcu par Magnus, sÕajoute le trauma historique, que le gŽnŽral Dominick La Capra lie ˆ des Ç ŽvŽnements particuliers qui produisent une perte essentielle, comme la Shoah ou lÕexplosion de la bombe atomique sur des villes du Japon È6. CÕest dans lÕaprs-coup que les dŽclarations thŽoriques dՎcrivains et dÕartistes7 Žvoquent la

1

RenŽ CHAR, La Parole en archipel, Paris, Gallimard, 1962. Marie-HŽlne BOBLET, Ç Implication Žthique et politique, dÕImmensitŽs ˆ Magnus È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.65. 3 Ainsi, aprs la disparition de May : Ç Oui, comme ˆ lÕheure de Gomorrhe, il va lui falloir repartir de zŽro. Mais un zŽro cette fois lestŽ de souvenirs trs denses, et non plus ŽvidŽ par lÕoubli. È (M, 140) ou lorsquÕil quitte Vienne aprs la mort de Peggy : Ç Magnus une fois encore repart de zŽro. Comme ˆ lÕheure de Gomorrhe Ð heure ˆ jamais bŽante au cadran de sa vie. Et ce zŽro nÕest plus seulement lestŽ de souvenirs trs denses plombŽ de deuils, il est bržlŽ de remords et dÕimpuissance. È (M, 231). 4 Exposition 1945-1949. Repartir ˆ zŽro, comme si la peinture nÕavait jamais existŽ, prŽsentŽe au musŽe des Beaux-Arts de Lyon du 24 octobre 2008 au 2 fŽvrier 2009. Sous le commissariat dՃric De Chassey et Sylvie Ramond. 5 Sylvie RAMOND, Ç Se croire aux premiers ‰ges du monde È, 1945-1949 Repartir ˆ zŽro. Comme si la peinture nÕavait jamais existŽ, dir. ƒric De Chassey et Sylvie Ramond, Catalogue de lÕexposition prŽsentŽe au musŽe des Beaux-Arts de Lyon du 24 octobre 2008 au 2 fŽvrier 2009, Paris, ƒditions Hazan, 2008, p.33. 6 Dominique LACAPRA, Ç Trauma, Absence, Loss È [2001], repris dans Neil Levi et Michael Rothberg (dir.), The Holocaust : Theoretical Reading, New Brunswick, Rutgers University Press, 2003, p.201. 7 Les cŽlbres Žcrits de Theodor ADORNO datent de 1949, Ç NeutralisŽe et refaonnŽe, toute la culture traditionnelle est aujourdÕhui sans valeur [É]. Mme la conscience la plus radicale du dŽsastre risque de dŽgŽnŽrer en bavardage. La critique de la culture se voit confrontŽe au dernier degrŽ de la dialectique entre culture et barbarie : Žcrire un pome aprs Auschwitz est barbare, et ce fait affecte mme la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible dՎcrire aujourdÕhui des 2

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nŽcessitŽ de repartir de ce qui nÕavait plus de sens ou dÕintŽrt dans une situation de crise morale. Magnus reprend ˆ sa faon la formule synthŽtique du peintre Barnett Newman : Ç Il y a eu la guerre [É]. Ce que cela a signifiŽ pour moi, cÕest quÕil me fallait repartir ˆ zŽro, comme si la peinture nÕavait jamais existŽ, ce qui est une faon particulire de dire que la peinture Žtait morte È1. Et en effet, le puzzle que tente de reconstituer Magnus Ç ressemble bien davantage ˆ un tableau dÕOtto Dix, de George Grosz ou dÕEdvard Munch quՈ la peinture romantique que lui prŽsentait sa mre. È (M, 65).

III-2.C Le nŽcessaire dŽpassement identitaire

MalgrŽ lÕamer constat que les Ç mots dÕun livre ne forment pas davantage un bloc que les jours dÕune vie humaine [É] È (M, 12), Magnus se tourne cependant compulsivement vers ces Ç archipels de phrases È pour saisir une Ç rumeur montŽe des confins du passŽ pour se mler ˆ celle affluant de toutes parts du prŽsent È (M, 12) et Ç nouer un dialogue avec les multiples tŽmoignages tant des victimes que des bourreaux des grandes barbaries de son sicle, en particulier celle nŽe au pays de son enfance. È (M, 145). Cette dŽmarche de Ç dŽtective amateur È comporte le risque de sՎgarer Ç dans les labyrinthes de la folie ordinaire [É]È (M, 145), au point que la lecture de PŽdro Pˆramo de Juan Rulfo pousse Magnus, dans un mouvement dÕidentification massive au personnage Žponyme, ˆ partir au Mexique ˆ la recherche dÕun lieu ou dÕune identitŽ hypothŽtique. Il refait ainsi le voyage que le hŽros avait engagŽ vers le village de Comala, qui rŽsonne des Žchos des voix des dŽfunts qui Ç semblent avoir ŽtŽ reclus au creux des murs ou sous les pierres È2, pour marcher sur les traces dÕun pre, que Tahar Ben Jelloun prŽsente comme Ç un ogre, un monstre, une figure de lŽgende, un assassin, un cÏur sec, une vengeance sans fin, sans limites È3. Au cÏur dÕun pays, dŽcrit par Le ClŽzio dans Ourania4, comme un pays ˆ la chaleur accablante dont les paysages de fin du monde conduisent aux limites des frontires de lÕirrationnel et de la conscience, Magnus sՎvanouit sous le poids de la chaleur et lÕaccumulation de questions sans rŽponse, reproduisant le principe de la disparition paternelle. Le personnage

pomes È in Theodor ADORNO, Ç critique de la culture et sociŽtŽ È [1949], trad. franaise dans Prismes, Paris, Payot, 1986, p.26. 1 Barnett NEWMAN, Ç Interview with Emile de Antonio È [1970], repris dans Selected Writings and Interviews, John OÕNeil (Žd.), New York, 1990, p.302-303. 2 Juan RULFO (1955), Pedro Paramo, traduit de lÕespagnol (Mexique) par Gabriel Iaculli, Paris, Gallimard, coll. Folio n¡ 4872, 2005, p. 64. 3 Tahar BEN JELLOUN, Ç Dans la gueule de lÕenfer È, Le Monde, 22 juillet 2004. 4 Jean-Marie LE CLƒZIO, Ourania, Paris, Gallimard, 2006. Notons tout lÕintŽrt de lÕarticle de Bruno THIBAULT, Ç Souvenirs dÕen France : lՎcriture du dŽsastre dans Ourania È, Cahiers Robinson Ç Le ClŽzio aux lisires de lÕenfance È, n¡23, 2008, p.161-170.

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rejoint ainsi la Ç nouvelle tendance autobiographique È que Bruno Blanckeman dŽcle chez les Žcrivains contemporains de lՎcriture de soi qui se connaissent par Ç la projection Žtrangre È et Ç approchent leur identitŽ È1, ou prospectent leur gŽnŽalogie, en sÕinscrivant dans une lignŽe littŽraire ou historique parmi laquelle Žvoluer. De mme que lÕorganisation du roman - tout en alternance de niveaux narratifs et de formes textuelles qui Ç intgrent les ŽlŽments extŽrieurs ˆ la narration : donnŽes historiques, citations, extraits littŽrairesÉ È2 - relie Magnus ˆ un passŽ dont il Ç se sait issu È3 et ancre le sujet dans une mŽmoire qui le dŽpasse. Les notules, sŽquences, Žchos, rŽsonances, litanies et autres ŽphŽmŽrides, tissent des liens de parentŽ et favorisent lÕapproche dÕune identitŽ par Ç figures interposŽes È4.

J.-B. Pontalis rappelle que Freud aimait dire : Ç Ce quÕon ne peut atteindre en volant, il faut lÕatteindre en boitant È5, quant ˆ Sylvie Germain, elle constate que, Ç [É] quand on arrive dans une ville Žtrangre on reste un peu " antipodos " : on marche les pieds ˆ lÕenvers, ou du moins pas tout ˆ fait dans le mme axe que ceux des autochtones ; on dŽambule, on sՎgare en chemin [É]. È (CV, 11). Îdipe aux pieds gonflŽs et Magnus le boiteux du Morvan ont empruntŽ les mmes chemins et arrivent, claudicant mais obstinŽs, ˆ la fin dÕun voyage qui annonce celui ˆ venir en appui sur un nouvel Žquilibre : Ç entre deux mondes, celui du visible et celui de lÕinvisible, celui du prŽsent et celui du passŽ È, que conna”t bien La Pleurante qui louvoie dÕun monde ˆ lÕautre, passeuse clandestine de larmes mlŽes, celles des disparus et celles des vivants. È (PP, 39). La prise en charge du trauma par Lothar et la rencontre de frre Jean permettent ˆ Magnus de sÕexpulser du nŽant existentiel en opŽrant une mutation paradigmatique, qui dŽcale lÕincessante qute du quÕai-je vŽcu ? ˆ un quÕes-tu en train de vivre ? Dans ses Žclairants travaux sur les consŽquences des gŽnocides, que nous avons dŽjˆ citŽs, Janine Altounian repre que le passage du je au tu favorise la reprise en son nom des valeurs humaines, car Ç le tu rŽinstaure un je qui sՎtait amalgamŽ ˆ son autre meurtrier, nŽgateur de lÕHistoire, celle qui relie les survivants ˆ la temporalitŽ de leurs descendances et ˆ lÕespace de leur dŽportation puis de leur dispersion È6. Ë partir du Ç dŽp™t È, ŽvoquŽ prŽcŽdemment, Magnus a dŽlaissŽ la vaine qute identitaire en 1

Bruno BLANCKEMAN, Ç Aspects du rŽcit littŽraire actuel È, Dix-neuf/Vingt, n¡2, octobre 1996, p.243. 2 Pauline FEUILLåTRE, Ç Magnus È, topo n¡18 Ç rentrŽe littŽraire 2005 È, p.41. 3 Bruno BLANCKEMAN, op. cit., p.243. 4 Ibid. 5 J.-B. PONTALIS, Ç LÕattrait des oiseaux È, Perdre de vue, op. cit., 1988, p.299-333. Texte initialement publiŽ, prŽface ˆ Sigmund Freud, Un souvenir dÕenfance de LŽonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1987, p.332. 6 Janine ALTOUNIAN, op. cit., p.48.

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sÕaffranchissant du poids du passŽ, car souvent, lÕenjeu nÕest pas tant de transmettre, que dÕinterrompre la transmission. Nous pourrions dire que ce dŽgagement de soi est propre ˆ la sortie dÕune enfance qui demande ˆ transformer,

par

le

dynamisme

de

mŽtaphores

diverses

et

des

mues

successives, le roman de sa vie. Claude Coste prŽfre au Ç Deviens ce que tu es È de Pindare et de Nietzsche, le Ç Meurs et deviens È de Goethe, pour caractŽriser au mieux Ç le dynamisme crŽateur de la vie et de la poŽtique romanesque È1, afin de se faire autre. Ceci explique sans doute lÕutilisation que Freud fit ˆ deux reprises de lÕaphorisme que Goethe met dans la bouche de Faust lorsquÕil instruit son Žlve : Ç Was du erebt von deinem VŠtern hast, / Erwirb es, um es zu besitzen È2. Pour Michel de Certeau, la fonction symbolisatrice vise ˆ ne parler Ç du passŽ que pour lÕenterrer. Elle est un tombeau en ce double sens, que par le mme texte, elle honore et elle Žlimine È3. Dans le cas des descendants des gŽnocides, Janine Altounian la prolonge par la nŽcessitŽ absolue de Ç Mettre en mots, mettre en terre, [pour] se dŽmettre des anctres È4. Magnus se trouve, ˆ la fin du roman, sujet dÕune histoire quÕil aura ˆ habiter en renonant au rŽcit du moi originel : Ç Ici commence lÕhistoire dÕun homme quiÉ Mais cette histoire Žchappe ˆ tout rŽcit [É] Et mme si on trouvait des mots assez drus pour rŽsister, le rŽcit, venu en temps dŽcalŽ, passerait pour une fiction insensŽe. È (M, 276). Comme le dit le psychanalyste, hŽros du roman de Leslie Kaplan : Ç lÕidentitŽ nÕest pas une question de sang ou de sol [É] mais dans et par quel rŽcit on sÕest constituŽ È5.

SÕil peut tre tentant de relier la qute de Magnus ˆ celle de Laudes, qui se tournent tous deux sur

leur

existence passŽe pour proposer,

dans un

monologue, le rŽcit de leur vie marquŽe, ds son origine, par la falsification ou lÕabandon, nous ne pouvons accŽder ˆ cette proposition, mme si leur rŽcit se cl™t sur une forme dÕapaisement et de rŽconciliation dans un similaire retrait au monde. En effet, si Magnus mne une enqute ardue qui pourrait lՎclairer sur son identitŽ, Laudes, en revanche, Žlabore trs rapidement un rŽcit sur son origine quÕelle tricote et enrichit de ses rencontres. Sa qute nÕest pas tant de savoir qui elle est, que de mettre en histoire ce qui, ds lÕorigine, a fait dŽfaut de transmission. Alors que Magnus se dŽbat avec le trop de fictionnel, Laudes Žcrit 1

Claude COSTE, Ç LÕEnfance musicale de Jean-Christophe È, LÕére du rŽcit dÕenfance (en France depuis 1870), op. cit., p.101. 2 Ç Ce que tu as hŽritŽ de ton pre, acquiers-le pour le possŽder È, Johann Wolfgang Von GOETHE (1773-1831), Faust et Le second Faust, traduction GŽrard de Nerval, Paris, Garnier Frres, 1969, p.43. 3 Michel DE CERTEAU, LՃcriture de lÕhistoire, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque des Histoires, 1975, p.119. 4 Janine ALTOUNIAN, op. cit., p.48. 5 Leslie KAPLAN, Le Psychanalyste, Paris, P.O.L., 1999, p.252.

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sur le vide et les pages blanches de son histoire quÕelle arrive ˆ remplir et orner. Elle nÕattend pas de rencontrer des tŽmoins ou de dŽcouvrir des indices sur son passŽ, elle en devient la dŽpositaire. Elle ne souffre pas dÕamnŽsie comme Magnus, dont lÕarrachement ˆ sa mre constitue une rupture impensable, mais plut™t dÕune hypermnŽsie qui lui permettrait de conserver corporellement ce qui fut sa venue au monde. Elle reconstitue, dans une sorte de gestaltisme qui organiserait les perceptions rŽsiduelles en les combinant aux agrŽgats associatifs de sensations, la survivance des empreintes premires et leur donne forme pour favoriser la lisibilitŽ et la comprŽhension des ŽvŽnements. La vie de Laudes peut parfois laisser une impression de trop, face au dŽveloppement hyperbolique dÕaventures successives et de rencontres multiples, exagŽrŽment marquŽes par les dŽfauts de lÕamour et de ses accidents. Comme si la carence affective initiale et sa capacitŽ rŽsiliente, favorisaient lÕaptitude ˆ accueillir sans rŽticence, ce que lÕhumaine nature contient de destins, de douleurs, de drames et de solitudes. Laudes arrive cependant ˆ proposer le rŽcit de sa vie, et des souffrances du monde ; avec la prise de distance que facilitent lÕironie et lÕaffectueuse moquerie gr‰ce auxquelles la narratrice produit un discours Žvaluatif sur ce que fut son passŽ. Chaque rencontre laisse un hŽritage quÕelle prolonge et enrichit, sans jamais devenir lÕesclave de ce legs. Ainsi son prŽsent est-il parsemŽ des fragments lumineux que lui ont laissŽs les tres croisŽs sur sa route et qui, le plus souvent, ne se savent pas donateurs ou passeurs. Ë dŽfaut de filiation clairement repŽrable, elle construit sur le silence, assumant presque comme un devoir, la reconversion de la discontinuitŽ et de la rupture en passage et en transmission. Elle se fait dŽpositaire Ç sans dŽposition È et institue une identitŽ non encore constituŽe par lÕhŽritage dÕexpŽriences, de principes quÕil reste ˆ vivre et ˆ exercer : Ç Je leur dois beaucoup : le gožt du silence et de la contemplation, un faible pour le latin, de sacristie, une profonde affection pour lÕunivers fŽminin, folie incluse. È (CM, 24). Les personnages doivent faire avec les traces qui Ç portent le sceau de la subjectivitŽ È1 et se dŽgager de la prŽtention ˆ lÕenqute minutieuse qui se rŽvle impossible, dÕautant plus que lÕenfance est en grande partie dissimulŽe, Ç obscurcie par lÕoubli et lÕamnŽsie, par lÕabsence de tŽmoignages autres que ceux du souvenir, par tout ce qui fait lÕaltŽritŽ de lÕenfant par rapport ˆ lÕadulte [É] È2. LÕhistorien lui-mme, dans son projet de reconstitution, sait quÕil se heurte ˆ la limite de ne pouvoir saisir un ŽvŽnement Ç quÕindirectement, incompltement et latŽralement, ˆ lÕaide de 1

Giovanni SCIBILIA, Ç LÕEnfance et le cinŽma de Federico Fellini È, Histoire de lÕenfance en Occident, tome 2. Du XVIIIe sicle ˆ nos jours (1996), Becchi Egle et Julia Dominique (dir.), Paris, ƒditions du Seuil, Coll. Points /histoire, 1998, p.511. 2 Egle BECCHI, Ç ƒcritures enfantines, lectures adultes È, Histoire de lÕenfance en Occident. 2, ibid., p.486.

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documents et de tŽmoignages, ˆ travers ce qui en subsiste pour parvenir jusquՈ nous, cÕest-ˆ-dire des tekmeria Ð des traces È1. LÕenfance se prŽsente par son inaccessibilitŽ. LÕautre monde de lÕenfance, si patiemment ŽtudiŽ par Marie-JosŽe Chombart de Lauwe2, ne peut tre rendu ˆ lՎcriture quÕau travers du prisme dŽformant Ç du souvenir, de lÕimaginaire ou du fantasme È3, qui permet ˆ Georges Perec de prŽsenter un rŽcit Ç fait de bribes Žparses, dÕabsences, dÕoublis, de doutes, dÕhypothses, dÕanecdotes maigres È4. Il ne sÕagit donc pas seulement, pour Franoise Asso, de laisser Ç sa place ˆ lÕoubli, mais de laisser sa place ˆ lÕerreur, ˆ la faute, ˆ la confusion, associations et dŽtours Žtant aussi manire de reproduire, dans le texte mme, ce que deviennent dans notre esprit les livres et les histoires qui nous habitent. È5. CÕest en se dŽgageant de la prŽtention ˆ lÕexhaustivitŽ et ˆ la vŽracitŽ, que le personnage pourra trouver ˆ exprimer les nombreuses questions et les innombrables pourquoi qui tissent son existence. CÕest par la saisie dÕun rŽel, dans lequel il aura ˆ trouver la rŽponse singulire qui lui conviendra le mieux, quÕil pourra Ç fabriquer lÕoutillage nŽcessaire pour assumer sa destinŽe dՐtre parlant et sexuŽ. È6. En ce sens, lÕhistoire ne se reconstruit pas mais se construit, et cÕest bien lÕenfant qui, de la sorte, Ç se donne ˆ la vie È7 en crŽant, ou recrŽant, ce qui lÕa fait advenir, en faisant trace de ce qui nÕen a pas laissŽ. Dans la graphie, Ç le je sՎcrit ; des marques du passŽ sur moi, en moi imprimŽes, je fais mes traces prŽsentes. È8.

1

Serge VIDERMAN, Ç Comme en un miroir obscurŽmentÉ È, op. cit., p. 240. Marie-JosŽe CHOMBART DE LAUWE, op. cit., 1971. 3 Anne COUSSEAU, Ç Enfance et modernitŽ contemporaine : lՎpreuve de lÕoubli et du silence, ou le " parler mutique " È, LÕére du rŽcit dÕenfance (en France depuis 1870), op. cit., p.251. 4 Georges PEREC, Quatrime de couverture W ou le souvenir dÕenfance, Paris, Deno‘l, coll. Les Lettres Nouvelles, 1975. 5 Franoise ASSO, Ç DŽtours. GŽrard MacŽ : lecture, rve, mŽmoire È, La Revue des lettres modernes, Ç ƒcritures contemporaines.1. MŽmoires du rŽcit È, Paris-Caen, Minard, 1998, p.75. 6 Jean-Louis GAULT, Ç De la pratique psychanalytique avec les enfants È, Parler(s) dÕenfance(s). Que dit aujourdÕhui la psychanalyse de lÕenfance ? op. cit., p.26. 7 Denis VASSE, LÕOmbilic et la voix. Deux enfants en analyse, op. cit., p.132. 8 J.-B. PONTALIS, Ç Derniers, premiers mots È, Perdre de vue, op. cit., 1988, p.335-360. ExposŽ prononcŽ aux Ç Rencontres psychanalytiques dÕAix-en-Provence È, juillet 1987, et publiŽ dans lÕouvrage collectif LÕAutobiographie, Paris, Les Belles Lettres, 1988, p.339.

2

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III-3 Une Ïuvre de composition III-3.A Un rapport privilŽgiŽ aux mots LÕenfance est le lieu mme de la fiction et de lÕimagination, par le fait mme de donner un rŽcit aux souvenirs. ƒcrire, Žnonce Jean-Claude Pirotte, Ç cÕest, au bout du compte, tenter ˆ tout prix les retrouvailles avec lÕenfance. [É] comme si la vie nՎtait que cela, une carte postale adressŽe au vieil homme par lÕenfant quÕil fut È1. Cette activitŽ, qui consiste ˆ parler ou ˆ Žcrire lÕenfance, mle le fabuleux, le dŽsastre, les rŽcits, les rves et les souvenirs. ComposŽe de la matire inventive, elle impose un renversement de perspective qui peut dŽclencher un torticolis pour qui vit de mŽlancolie. Paul RicÏur postule, dans la trilogie de Temps et rŽcit2, que le sujet accde au passŽ par lÕintermŽdiaire du rŽcit, permettant ainsi au temps de devenir celui de lÕhumain. Le Ç rŽcit ancestral È, qui relate et met en scne les faits dÕun temps que lÕenfant nÕa pu conna”tre, constitue Ç un relais de la mŽmoire en direction du passŽ historique, conu comme temps des morts et temps dÕavant ma naissance È3. Il jette un pont entre les gŽnŽrations, entre les disparus et les vivants, pour que sÕarrime la transmission gŽnŽalogique et sert ainsi Ç de ralliement ˆ une entitŽ collective È4. Le dŽsir quÕexprime le sujet de conna”tre son passŽ consiste, selon lÕapproche sociologique proposŽe par Anne Muxel5, ˆ pouvoir sÕinscrire au cÏur de la Ç mŽmoire familiale È afin de puiser aux souvenirs et aux mythes familiaux pour se positionner dans la succession des gŽnŽrations. LÕorigine recle sa part dՎnigmes, elle se donne ˆ lire avec sa part de mystres qui nous accompagnent et peuvent revenir sous bribes de rŽcits obscurs, dÕhistoires inachevŽes et de rves hallucinŽs. Le rŽcit de lÕenfance nÕest pas le vain dŽchiffrement de ces traces Žparses, mais une saisie alŽatoire de la narration qui navigue, sans crainte, dans les eaux tremblantes o se mlent lÕoubli et la mŽmoire dŽfaillante, les rves et les histoires qui nous ont prŽcŽdŽs. Le rapport privilŽgiŽ, passionnel et sensuel, que de nombreux enfants germaniens entretiennent avec la langue facilite le passage au rŽcit fictionnel. Pour Marie-HŽlne Boblet, lÕenfance est Ç un Žtat poŽtique, un " essai " de convocation par la qute et lÕapproximation [É] È6, Mylne Moris-Stefkovic ajoute que lÕenfant germanien partage avec le pote Ç une communautŽ dÕattitude envers le langage qui fonde lÕexpŽrience

1

Jean-Claude PIROTTE, Plis perdus, Paris, La Table Ronde, 1994, p.110. Paul RICÎUR, Temps et rŽcit III, Paris, Seuil, 1985, p.168. 3 Lorenzo DEVILLA, Ç RŽcits dÕenfance et autofiction È, Cahiers Robinson Ç Le ClŽzio aux lisires de lÕenfance È, op. cit., p.173. 4 Ibid. 5 Anne MUXEL, Individu et mŽmoire familiale, Paris, Nathan, 1996. 6 Marie-HŽlne BOBLET, Ç La convocation de lÕenfance È, Cahiers Robinson, n¡20, 2006, p.19. 2

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poŽtique È1, rŽalisant ainsi, selon les termes de Bachelard, une forme dÕÇ accord poŽtique avec lÕunivers È2. Amoureux de la langue, les enfants en gožtent les vertiges avec jubilation et sÕengagent aisŽment sur les voies dÕun parcours initiatique qui accompagne la qute du savoir. Elle se prte au rŽcit de son origine et de sa vie, tout autant quÕelle retrace une descente vers les origines Ç de la parole poŽtique È, rappelant ainsi Ç le mythe dÕOrphŽe que Sylvie Germain sÕapproprie de manire originale pour interroger le sens de la crŽation romanesque È3. En jouant avec son histoire, pour se saisir, Žcrit Agamben, du Ç caractre purement historique et temporel È4 des objets et des comportements humains, lÕenfant devient alors lՎcrivain de sa vie dans cette capacitŽ de jouer ˆ faire semblant, ˆ se jouer du vrai ou du comme si. La puissance de la crŽativitŽ est ˆ entendre dans lÕacception la plus large dŽfinie par Winnicott pour qui la question ne consiste pas ˆ composer Ç une crŽation rŽussie ou reconnue È, mais bien plut™t ˆ Ç la considŽr[er] comme la coloration de toute une attitude face ˆ la rŽalitŽ extŽrieure È5. LÕeffort pour comprendre le monde passe par la saisie et la capture des mots, qui se dŽploient dans leur matŽrialitŽ et ouvrent au jeu des interfŽrences perpŽtuelles. LÕenfant se heurte ˆ leur consistance, creuse lՎpaisseur de leurs sens qui invitent ˆ la surprise et ˆ la puissance de lÕimaginaire, offrant une expŽrience du monde que Sylvie Germain peut partager dans sa pratique romanesque : Ç Comme une cloche, on tinte et on Žcoute pour entendre les degrŽs de rŽsonance et lÕespace de la profondeur dÕun mot È6. Moins pacifiquement, les mots peuvent tre ŽviscŽrŽs au cours dÕune sŽance dÕautopsie qui appelle lÕexamen scrupuleux pour trouver une spatialisation des pŽrils du double sens. LՎtymologie se saisit ˆ bras le corps ou se conoit oralement dans une absorption vorace et dŽlectable des signifiants, indicateurs de destins qui mnent vers les profondeurs insouponnŽes de lՐtre. Nous retrouvons cette logique de la qute de sens dans lÕacte de lecture qui lie les enfants aux dictionnaires. La succession des mots, reliŽs entre eux par le classement de la logique alphabŽtique, ne fige pas pour autant le raisonnement intellectuel. Pour Bruno Duborgel au contraire, le dictionnaire permet ˆ lÕenfant de dŽgager du recueil dÕunitŽs signifiantes Ç une invitation ˆ suggŽrer, rver, ˆ prendre de la distance, ˆ imaginer, ˆ remettre en cause, ˆ songer, ˆ transposer,

1

Milne MORIS-STEFKOVIC, Ç La figure de lÕenfant pote È, Cahiers Robinson, n¡20, 2006, p.93. Gaston BACHELARD, PoŽtique de la rverie, op. cit., p.106. 3 Milne MORIS-STEFKOVIC, ibid. 4 Giorgio AGAMBEN, Enfance et histoire. Destruction de lÕexpŽrience et origine de lÕhistoire, op. cit., p.133. 5 Donald-Woods WINNICOTT (1971), Jeu et rŽalitŽ. LÕespace potentiel, traduit de lÕanglais par Claude Monod et J.-B. Pontalis, Paris, NRF Gallimard, coll. Connaissance de lÕInconscient, 1975, p.91. 6 ƒmission Ë voix nue : Sylvie Germain. op. cit.

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ˆ connoter, ˆ jouer, ˆ crŽer È1, alors que lÕon Ç nÕen finit pas dÕapprendre ˆ lire : dÕavoir ˆ apprendre ˆ lire. Car tout est livre, le monde entier est une bibliothque vive [É] autant de grands textes bruissants de voix, de rves, dÕodeurs et de couleurs, de sens et de questions. È (ST, 11). La lecture de sa vie implique une dŽambulation similaire dans les lignes et failles de son existence qui demande ˆ tre rŽinterprŽtŽes. De mme que les diffŽrentes expŽriences du corps de lÕenfant, quÕelles soient sensorielles ou psychomotrices, sÕorganisent comme autant de signes prŽcoces du langage, de son temps et de sa culture, son histoire se construit en histoires. Ç Tout se transforme en lŽgendes. [É] ces rŽcits fantasmatiques expriment mieux la rŽalitŽ que des discours rationnels [É] ils sont de plain-pied dans le mystre et le merveilleux du monde È2 Žnonce Sylvie Germain au cours dÕun entretien. Que lÕon ne se mŽprenne pas cependant, lÕauteur rappelle plus tard, dans un entretien avec Aliette Armel, que le Ç tout pouvoir È des mots Ç rŽside prŽcisŽment dans "leur non pouvoir". [É] le "pouvoir" des mots nÕest pas de lÕordre de la puissance, mais de celui du possible. Il nÕy a aucun adŽquat pour qualifier et contenir ce qui vient nous bouleverser de fond en comble [É]È3.

Si lÕinterrogation

sur lÕorigine de lÕunivers est difficilement envisageable,

puisquÕelle nŽcessite de penser un monde avant son existence et de concevoir une antŽrioritŽ prŽcŽdant toute rŽalitŽ, celle qui concerne lÕorigine du sujet est tout aussi dŽlicate. Ç Ce qui nous Žchappe, ce de quoi nous sommes irrŽmŽdiablement absents, et qui manque ˆ notre emprise dans le mouvement mme o nous sommes constituŽs dans et par le dŽsir dÕun autre, de plus dÕun autre qui nous prŽcde. È4 Žcrit RenŽ Ka‘s. Du fait que nous avons ŽtŽ prŽcisŽment absents de notre conception, et que lÕinstant de notre naissance Žchappe ˆ notre conscience, la question de lÕorigine reste, pour Denis Vasse Ç ouverte, sans cesse rŽactualisŽe par la parole aux carrefours des chemins o sÕentrecroisent les reprŽsentations È5. Ainsi, Pascal Quignard dans lÕavantpropos de La Nuit sexuelle Žcrit-il ˆ partir de cette image manquante qui marque notre origine : Ç Je nՎtais pas lˆ la nuit o jÕai ŽtŽ conu. Il est difficile dÕassister au jour qui vous prŽcde È. Ce temps ne peut se rŽvŽler ˆ nos yeux que sous celle dÕune nuit qui se dŽcline en trois nuances distinctes : Ç la nuit utŽrine. Une 1

Bruno DUBORGEL, Ç La psychŽ, dÕalbums embellie È, LÕEnfant lecteur. Tout pour faire aimer les livres, Rolande Causse (dir.), Paris, Autrement, n¡ 97, mars 1988, p.53. 2 Sylvie GERMAIN, Bruno CARBONE et al. (dir.), Poitiers-La Rochelle, Office du Livre en PoitouCharentes, Bibliothque municipale de La Rochelle, 1994. 3 Sylvie GERMAIN, entretien avec Aliette ARMEL, Le Nouvel Observateur, rubrique Ç La vie en livre È, 6 avril 2011. 4 RenŽ KAèS, Ç Introduction : le sujet de lÕhŽritage È, Transmission de la vie psychique entre gŽnŽrations, op. cit., p.3. 5 Denis VASSE, LÕOmbilic et la voix. Deux enfants en analyse , op. cit., p.95.

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fois nŽs, au terme de chaque jour, cÕest la nuit terrestre [É]. Enfin, aprs la mort, lՉme se dŽcompose dans une troisime sorte de nuit. È1. Pour que cette butŽe, contre ce que RenŽ Ka‘s nomme Ç lÕinfinitude omnipotence du Moi È2, soit structurante, nous avons ˆ devenir dans lÕaprs-coup les penseurs de ce temps prŽhistorique qui fait que nous avons ŽtŽ mis au monde par plus dÕun sexe et plus dÕun texte. Cette aporie, particulirement propice ˆ la fiction, permet aux personnages germaniens de tisser des correspondances, que relve ƒvelyne Thoizet : entre la nuit cosmique et la nuit de la naissance, entre lÕentrŽe en scne dÕun personnage et le dŽbut du monde, si toute naissance rŽpte la naissance du monde, une tension irrŽductible sŽpare le temps vŽcu du temps cosmique.3

Suivant le dŽdale rŽgressif de leur histoire, les personnages en reconstituent le tableau, ils se font peintre ou conteur pour former un support sur lequel dŽposer cette scne qui favorise lՎmergence de la reprŽsentation. En faisant histoire du temps de leur conception ou de leur naissance, ils tentent Ç de figurer lÕinfigurable ˆ travers lÕimage dÕun ŽvŽnement dont il est impossible de tŽmoigner ˆ la premire personne et qui, par consŽquent ne saurait tre introduit par un Ç Je me souviens dÕunÉ È4. Ils situent souvent cet instant dans lÕobscuritŽ dÕune nuit qui devient lumineuse. Trs souvent ŽtoilŽe, rŽfŽrencŽe ˆ la NativitŽ, la nuit devient en un sens Žclairante pour le sujet. Laudes na”t Ç une nuit dÕaožt, sous une somptueuse pluie dՎtoiles È (CM, 14), et Monsieur Rossignol Žcrit quÕil Ç y avait des Žtoiles blanches et douces comme des gouttes de lait partout dans le ciel È en cette Ç nuit de plein hiver È (Im, 156). Enfin, lorsque lՎtreinte amoureuse se situe dans la luminositŽ en mi-teinte du Ç chien et loup È, Ç lÕamant fulgurant È qui Ç se tenait tel un soleil de solstice È (HC, 15) vaut ˆ lui seul pour source lumineuse astrale dans lՎvocation dÕAurŽlien.

III-3.B Faire avec lÕassourdissant silence du monde

Dans le cas de lÕenfant abandonnŽ, la dŽfection dÕun tre inconnu, innommŽ ou innommable, laisse une bŽance. LÕabsence irrŽmŽdiable de tŽmoins dÕune Žpoque rŽvolue qui viendraient circonscrire lՎvŽnement de la naissance, le manque du rŽcit des anctres portŽ, partagŽ et remodelŽ successivement par les membres dÕune famille, rend difficile la structuration de la pensŽe sur des cadres 1

Pascal QUIGNARD, (2007), La Nuit sexuelle, Paris, ƒditions JÕai lu, 2009, p.9. RenŽ KAèS, Ç Introduction : le sujet de lÕhŽritage È, op. cit., p.3. 3 ƒvelyne THOIZET, Ç Le cri de la naissance È, Cahiers Robinson, n¡ 20, ibid., p.86. 4 Arthur COOLS, Ç Le Rouge, la nuit. Le retour du fŽminin comme source de lՎcriture È, LÕÎuvre du fŽminin dans lՎcriture de Maurice Blanchot, ƒric Hoppenot (dir.), Grignan, Les ƒditions ComplicitŽs, 2004, p.116. 2

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familiaux et sociaux. Par ailleurs, rien ne vient Žvoquer ce quÕil fžt de ce temps antŽrieur ˆ lՎmergence et ˆ lÕaffirmation dÕun moi, qui ne doit sa survie quՈ lÕexistence de personnes qui ont fait surgir un nous, pour que le nŽbuleux Ç univers de besoins, de dŽsirs, de sensations, o le bŽbŽ ne distingue pas encore, ou de faon fluctuante [É]È1 puisse tre repris. Ce qui explique lÕaffirmation de Laudes-Marie : Ç Ds ma naissance jÕai ŽtŽ confiŽe au hasard. È (CM, 13). Cette absence est perue par Jean-Paul Sartre comme une opportunitŽ crŽatrice qui le libre de contraintes Ç [É] Je nՎtais ma”tre de personne et rien ne mÕappartenaitÉ È2. Sans histoire qui lui prŽexiste et sans possibilitŽ de sÕancrer dans celle qui lui a ŽtŽ lŽguŽe par ses prŽdŽcesseurs, il se retrouve en situation de crŽateur pour donner sens ˆ ce quÕil vit et constituer, avec ses propres ressources, un rŽcit mythique qui viendrait pallier lÕabsence dÕun hŽritage intergŽnŽrationnel organisateur dÕune histoire familiale. La situation des enfants

abandonnŽs

redouble

le

vide de lÕhistoire

individuelle ˆ

jamais

3

inaccessible. LÕinfantia, ainsi que la nomme Jean-Franois Lyotard , devient le pivot ˆ partir duquel se faonne un nouveau rŽcit qui, par la force de lÕimaginaire de ces enfants, fonde le cha”non manquant pour quÕun lien soit possible avec ce passŽ ; accŽder ˆ la dimension du symbolique cÕest, pour eux, sÕaccepter orphelins. Laudes est le personnage pour lequel la transmission du rŽcit Žchappe le plus, en raison de lÕabsence des tŽmoins de sa venue au monde et de la prŽsence dÕadultes qui se caractŽrisent par leur manque de permanence. Elle contredit lÕaffirmation selon laquelle lÕindividu ne peut compltement construire sa propre histoire. ConformŽment au constat que formule la romancire britannique Jeanette Winterson pour laquelle le Ç monde inconnu È dans lequel le bŽbŽ est expulsŽ Ç ne devient comprŽhensible quՈ travers une histoire È4, Laudes Žlabore le rŽcit dÕune vie par-dessus la fracture, le manque et la destruction. Comme si le fait dÕappartenir ˆ une espce, qui serait, selon Pascal Quignard, Ç asservie au rŽcit È et qui quŽmanderait, ds sa mise au monde, Ç un rŽcit È et Ç Une intrigue ! È, imposait de le concevoir par soi-mme, ˆ dŽfaut de le recevoir.

La Chanson des mal-aimants dŽbute sur une scne dՎvocation de lՎtat existentiel du personnage qui dŽbarque au milieu dÕune histoire qui a commencŽ sans elle, Ç Ma solitude est un thމtre ˆ ciel ouvert È (CM, 13), et qui la prive de

1 RenŽ ZAZZO, Ç LÕentretien inachevŽ avec Laurence et Georges Pernoud È, Le Paradoxe des jumeaux. PrŽcŽdŽ dÕun dialogue avec Michel TOURNIER, Paris, Stock, Laurence Pernoud, 1994, p.36. 2 Jean-Paul SARTRE, Les Mots, Paris, Gallimard, 1964. 3 Jean-Franois LYOTARD, Lecture dÕenfance, Paris, GalilŽe, 1991, p.9. 4 Jeanette WINTERSON (2011), Why Be Happy When You Could Be Normal ?, Pourquoi tre heureux quand on peut tre normal ?, traduit de lÕanglais par CŽline Leroy, Paris, ƒditions de lÕOlivier, 2012.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

la trame narrative qui accompagne toute naissance et transmet, dans les rŽcits des premiers jours, la mŽmoire ancestrale. Laudes-Marie appartient, ainsi que Crve-CÏur, ˆ la catŽgorie de Ç ces enfants mal-nŽs qui, sit™t mis au monde, sÕy retrouvent tout seuls, jetŽs au rebut, et par lˆ mme volŽs de leur enfance È (NA, 121). Jeanette Winterson Žvoque sa propre situation dÕabandon et dÕadoption en utilisant la mme mŽtaphore que Laudes-Marie : Ç Imaginez un livre dont il manquerait les premires pages. Imaginez arriver au thމtre aprs le lever de rideau È1. La venue au monde, marquŽe par lÕabandon et le dŽpouillement, place lÕenfant dans lÕabsolue de lÕabsence ˆ laquelle sÕadjoint lÕextrme de Ç lÕindiffŽrence universelle È. Alors que la Gense est saisie par Sylvie Germain dans lՎclat et le foisonnement : Ç lever de rideau sur lÕimmense thމtre de lÕunivers o la matire entre en scne dans un formidable tumulte È (AL, 7), pour Laudes-Marie, la lumire nÕest pas : Ç je suis entrŽe seule en scne, tous feux Žteints dans une indiffŽrence universelle. È (CM, 13). Le monde semble se vider des ŽlŽments de la CrŽation, Ç Pas mme un arbre ni un oiseau pour enjoliver le dŽcor. È (CM, 13). Lorsque lÕon sait que la naissance du psychisme

humain,

dŽpendantes

des

ainsi contacts

que

la

survie

verbaux

et

de du

lÕindividu, regard

sont

dŽposŽ

Žtroitement comme

une

reconnaissance sur le nouveau-nŽ, nous pouvons nous demander pour qui joue lÕacteur, puisque quÕil faut bien quÕil y ait de lÕautre pour entrer dans une logique du regard et tre en mesure de jouer. Laudes trouve lˆ, ce que Paul-Laurent Assoun nomme, Ç lÕincarnation de la perte Ð de visu Ð dans une scne (prŽ)originaire : celle de la sŽparation et de la perte de vue, o le regard reoit son empreinte primitive, de douleur. [É] trauma scopique dÕorigine È2, qui laisse lÕinfans sans voix, mŽdusŽ par la douleur, alors quÕil rŽalise lÕabsence de lÕautre. Laudes ne traverse pas cependant ce vŽcu de carence dans lÕextinction de ses pulsions, qui lÕaurait immanquablement conduite ˆ la mort comme les nouveaunŽs enlevŽs par FrŽdŽric II de Sicile3. La capacitŽ de rŽsilience de Laudes-Marie trouve, dans lÕÇ unique geste de sollicitude È de ses parents Ç fuyards È, le socle de son inscription. Le phŽnomne de lÕempreinte, base de lÕattachement social, se caractŽrise par sa prŽcocitŽ et sa rapiditŽ. Laudes-Marie se comporte, ˆ bien des Žgards, comme les oiseaux nidifuges ŽtudiŽs par lՎthologiste Karl Lorenz4, pour lequel les impressions reues ds aprs la naissance dŽterminent la fixation 1

Ibid., p.14. Paul-Laurent ASSOUN, Le Regard et la voix. Leons de psychanalyse, op. cit., p. 57. 3 Le monarque qui souhaitait savoir quelle Žtait Ç la langue fondamentale de lÕhumanitŽ, avait donnŽ ordre aux nourrices chargŽes de sÕen occuper de ces bŽbŽs-lˆ de prendre le plus grand soin de chacun dÕeux, mais avec la consigne absolue de ne jamais prononcer un seul mot en leur prŽsence. FrŽdŽric II ne pera jamais le secret de la langue fondamentale, car tous les bŽbŽs moururentÉ È, Florence GUIGNARD, Ç LÕInfantile dans la relation analytique È, Au vif de lÕinfantile. RŽflexions sur la situation analytique, Lausanne, Delachaux et NiestlŽ, coll. Champs psychanalytiques, 1996, p.51. 4 Karl LORENZ, Trois essais sur le comportement animal et humain, Paris, Seuil, 1970. 2

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

ˆ un contenant de fortune. Ë peine placŽe dans le cageot, mŽtaphore du matriciel qui portera la mŽmoire et lÕimaginaire de ce qui fut une ombre de maternel, lÕodeur des framboises engendre un phŽnomne dÕimprŽgnation irrŽversible. Il ressurgira, comme support sensoriel, ˆ lÕoccasion des multiples vŽcus de sŽparation et de ruptures qui jalonnent la vie de la narratrice, rŽactualisant la scne de lÕabandon, occasionnant, non pas une perte, Ç que la souffrance nommerait et que le chagrin rendrait vivante È1, mais un vide. La solitude de lÕenfant est ici absolue. LÕattachement et lÕidentification ˆ des objets inanimŽs et immobiles tŽmoignent de lÕabsence totale dÕune prŽsence plus attrayante ou attentive, mais ils rŽvlent Žgalement la force de lÕenfant qui Žtablit une Ç seconde peau È2, thŽorisŽe par Esther Bick, afin de se sentir suffisamment contenue ˆ lÕintŽrieur de sa propre peau et supporter la sŽparation en se protŽgeant de lÕeffet dŽsintŽgrateur quÕelle pourrait produire. La narratrice, qui se penche sur un passŽ de plus de soixante ans, lui donne forme et construit, dans lÕaprs-coup, lÕhistoire dÕune Ç enfance ne peut se dire quÕau passŽ È3. Elle partage en cela lÕapproche quÕen donne AndrŽ Green : Ç le meilleur usage que nous puissions faire de tout ce que nous apprenons sur lÕenfant est de rver ˆ son sujet È4, sans craindre dÕentendre ou de laisser parler, lÕenfant en elle. La nŽcessitŽ de construire cette entrŽe dans le monde est aussi une faon de saisir les mobiles dÕun geste dÕabandon qui plante une attente dans le cÏur de lÕenfant et laisse la narratrice Ç en deuil È de ses parents depuis sa Ç malencontreuse naissance. È (CM, 14). La maladresse de lÕenveloppement qui prŽsente lÕenfant Ç entortillŽe È, la violence mme du dessaisissement, Ç paquet oubliŽ poste restante È, et lÕextrme duretŽ ou dŽnuement des objets de puŽriculture (bitume, cageotÉ), sont autant dՎlŽments qui chosifient lÕenfant et valent dՐtre assimilŽs ˆ la mort du sujet. De plus, les fragiles supports dÕagrippements qui sÕamenuisent au fil du temps, passant de la manche ballante du manchot ˆ la disparition de tout support aprs le suicide dÕAntonin : Ç Il nÕy avait mme plus une

manche

flasque

ˆ

quoi

me

raccrocher È

(CM,

44),

demandent

impŽrativement la reprise, en vue de ne pas sombrer dans le nŽant existentiel.

Dans Le monde sans vous, Sylvie Germain prŽsente la terre comme Ç un thމtre ˆ ciel ouvert o chacun est appelŽ ˆ tenir un r™le. La terre : Globe-Thމtre en

1

Dominique GUYOMARD, LÕEffet-mre. LÕentre mre et fille. Du lien ˆ la relation, Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de Psychanalyse, 2009, p.46. 2 Esther BICK (1964), Ç LÕexpŽrience de la peau dans les relations dÕobjet prŽcoces È, Explorations dans le monde de lÕautisme, Meltzer Donald et al., Paris, Payot, nouv. Žd. 1984, p.240-244 (article original : Ç The experience of the skin in early object relations È, in The International Journal of Psycho-analysis, vol.49, Londres, Routledge Journals, p.484-486. 3 AndrŽ GREEN, Ç LÕEnfant modle È, op. cit., p.61. 4 Ibid.

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CHAREYRON HŽlne, ƒchos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain

rotation perpŽtuelle dans lÕespace sidŽral. " Totus mundus agit histrionem ". Certains ont davantage le sens du jeu et le gožt de lÕimprovisation que dÕautres, tout leur est prŽtexte ˆ invention. È (MV, 53). Elle suggre par cette Žvocation du thމtre, o fut reprŽsentŽe lÕÏuvre shakespearienne, que chacun a un r™le ˆ apprendre pour le jouer au mieux sur la scne terrestre. Aussi, ˆ dŽfaut de texte, Ç jÕignorais tout du texte È (CM, 13), il convient de lÕinventer, sans se tromper de registre pour ne pas reconduire lÕexpŽrience des premiers pleurs interprŽtŽs, non comme une demande de lien et de soins, mais comme des Ç miaulements intempestifs quÕil croyait tre dÕun chat en goguette. È (CM, 15). Et puisque la mŽmoire est Žgalement Ç un thމtre o les souvenirs prennent souvent une grande libertŽ avec le passŽ quÕils sont censŽs re-prŽsenter, et la conscience est une chaire souvent bancale, branlante, dotŽe dÕun abat-voix ˆ lÕacoustique fantasque [É] È (MV, 120), autant devenir son propre crŽateur. De plus, pour certains penseurs, lÕenfant est Ç un comŽdien-nŽ, tout entier investi dans la multiplicitŽ des personnages auxquels il sÕessaie, des r™les quÕil emprunte, des histoires quÕil se joue È1, sa mobilitŽ lui permettant de sÕapprocher des questions mŽtaphysiques. Le thމtre appelle le texte ˆ mŽmoriser avant quÕil ne soit interprŽtŽ, mimŽ ou dŽclamŽ ; il invite Žgalement ˆ lÕimprovisation et demande la capacitŽ de se dŽcoller de soi-mme pour devenir un personnage, dans un au-delˆ de son existence, qui fraie un parcours dans une mŽmoire de lՎphŽmre. Laudes-Marie se trouve donc sur une scne de thމtre, dont la caractŽristique pour Ariane Mnouchkine, est de ne pas laisser de trace matŽrielle, mais Ç juste quelques griffures dans la mŽmoire et dans le cÏur des hommes ŽphŽmres eux aussi È2. Laudes-Marie devient dramaturge, scŽnographe et personnage, elle joue sa vie pour mieux lÕaccueillir dans sa dimension inventive. Ses meurtrissures deviennent, dans la diversitŽ de ses moyens

dÕexpressions,

transmissibles

et

sÕinventent

une

lignŽe

dans

la

dramatisation de la Liturgie et la reprŽsentation des Mystres. La modestie du cageot rejoint celle des trŽteaux du thމtre de rue, et offre une scne bancale pour une vie dont le texte reste ˆ Žcrire et ˆ jouer. Si les enfants sans famille, tel Magnus, Ç sont contraints ˆ lÕarchŽologie È, ils le sont Žgalement ˆ lՎcriture, afin de localiser des traces ou ˆ fabriquer, dans lÕimmortalitŽ du sens, cette part manquante du passŽ pour sÕoffrir une ouverture, digne dÕun opŽra3. Mme si,

1

Martin LEGROS, Ç Comment pensent les enfants ? È, Philosophie magazine, n¡38, avril 2010, p.3839. 2 Ariane MNOUCHKINE, Ç PrŽface È, Le Thމtre en France, volume 1, op. cit., p.7. 3 Le premier chapitre de Magnus qui sÕintitule Ç ouverture È peut se lire comme une partition dÕopŽra. LÕouverture, dŽlimite lÕargument et prŽsente le motif musical qui traversera lÕÏuvre, elle consiste Žgalement ˆ projeter lÕauditeur dans le temps dÕune intrigue qui doit sÕinscrire comme une pensŽe lancinante. Le leitmotiv opre ainsi une mise en relation entre diffŽrentes pŽriodes et sÕimpose dans le souvenir par un jeu de signification comme un texte littŽraire.

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dans la logique du dŽploiement de lÕÏuvre, le rŽcit, comme le rappelle Roger Godard,

Ç est

clos

sur

lui-mme È

puisquՈ

Ç la

premire

phrase

de

lÕincipit rŽpond en Žcho la cl™ture romanesque È1 : Ç Ma solitude se joue ˆ ciel ouvert comme lors de ma naissance È (CM, 243).

III-3.C Les bienfaits de la sublimation

En plus de la capacitŽ narrative, la puissance onirique est Žgalement convoquŽe quand lÕexistence se fait fracassante. Le prŽsent des rves offre Ç une ŽchappŽe belle, [É] un dŽsancrage du sujet perceptif par rapport au monde rŽel et au poids de lÕHistoire, une " dŽprise dÕactualitŽ " par rapport ˆ la datation relative posŽe dans le rŽcit [É] et constitue une parenthse dans le dŽroulement des ŽvŽnements historicisŽs. È2 Les rves et les visions de LaudesMarie suggrent une intelligence du monde, ils ouvrent ˆ lÕimaginaire et ˆ la promesse3, ils soutiennent visuellement et pallient les dŽfaillances dÕune parole toujours prte ˆ vaciller lorsque surgit le deuil. Les ŽvŽnements surviennent alors comme un bombardement dÕinformations auxquelles elle ne peut donner sens au moyen dÕun rŽcit. La bouche, qui revient ˆ son vide originaire, laisse la voix sՎrailler dans un cri de douleur pour finalement sÕabsenter. Comme les patientes de Freud4, qui se plaignent des dŽsordres et des ratŽs de leur voix, le larynx est ici lÕobjet dÕune Ç conversion È, il y a bien quelque chose qui a dž tre Ç ravalŽ È et qui ne peut passer : Ç ‚a hurlait en moi, impersonnellement, [É] ma bouche mangeait du vide. Mais au fond de ma nuit, ma mŽmoire a l‰chŽ ses fant™mes. È (CM, 192). La vie contraint Laudes ˆ faire image et histoire pour ne pas tre rŽduite Ç ˆ une sŽrie de rŽactions de dŽfense pour la survie È5, elle fait alors, dՎlŽments choisis, une reprŽsentation destinŽe ˆ elle-mme, une sorte de Ç thމtre privŽ È6, comme Mademoiselle Anna OÉ aimait ˆ appeler les rveries auxquelles elle se livrait. La dimension originelle de lÕhomme serait, selon Giorgio Agamben, Ç contenue dans la fable et non pas dans le mystre : dans ce quÕon ne peut que raconter, et non pas dans ce quÕil faut taire È7. En libŽrant lÕhomme frappŽ de mutisme, le conte valorise le monde de la bouche ouverte contre celui de la bouche close. Quelques images sŽmantisŽes deviennent alors une partie constituante de son identitŽ narrative, elles mŽtaphorisent sa souffrance sur la 1

Roger GODARD, Ç Sylvie Germain, Chanson des mal-aimants È, ItinŽraires du roman contemporain, Paris, Armand Colin, 2006, p.12. 2 CŽcile NARJOUX, Ç Le prŽsent de Sylvie Germain È, op. cit., p.148. 3 Voir lÕessai dÕAnne DUFOURMANTELLE, LÕIntelligence du rve, Paris, Payot, 2012. 4 Sigmund FREUD, Joseph BREUER, (1895), ƒtudes sur lÕhystŽrie, trad. Anne Berman, Paris, PUF, coll. Bibliothque de psychanalyse, 1978, p. 237-241. 5 Boris CYRULNIK, op. cit., p.126. 6 Sigmund FREUD, Joseph BREUER, (1895), op. cit., p.15. 7 Giorgio AGAMBEN, Enfance et histoire, op. cit.., p.119.

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scne dÕun thމtre intime, qui tŽmoigne des bienfaits dÕune certaine illusion qui masque, afin de mieux dŽbusquer, la vŽritŽ cachŽe. Le nŽologisme Ç rŽvasion È, crŽŽ par HŽlne Cixous, convient ici parfaitement pour souligner ˆ quel point tout rveur est un prisonnier qui parvient ˆ sՎvader par la porte des songes qui transfigure le rŽel en possible. Le rve est un moyen de dŽfinir et dÕatteindre la Ç vraie vie È1 chre ˆ AndrŽ Breton. La fŽconditŽ crŽative de Laudes-Marie peut engendrer, comme lՎcriture poŽtique, une rŽŽvaluation de la rŽalitŽ en transformant Ç deux Žtats, en apparence si contradictoires, que sont le rve et la rŽalitŽ, en une sorte de rŽalitŽ absolue, de surrŽalitŽ È2, Ç jusquՈ ce que le monde devienne fable È3. Tout devient propice ˆ la rverie qui ouvre les voies dÕexploration et de dŽcouverte des profondeurs de lՉme. Les paysages deviennent image mentale sur laquelle se fixe un rve dÕune Žtonnante blancheur qui vaut pour rve dÕorigine. Ë diverses Žtapes de sa vie, les apparitions se prolongent et se rŽpondent entre rŽel et songe. ConformŽment ˆ Gaston Bachelard pour qui Ç cÕest la plume qui rve. CÕest la page blanche qui donne le droit de rver È4, Laudes assemble les impressions fugaces, les divers souvenirs et les rappels de lÕenfance qui se prŽsentent sous forme de sensations, dÕassociations et de rveries diurnes. Elle en fait un langage et les fond en une seule perception, devenue rŽcit dÕune vie qui donne sens ˆ la notion de Ç temps retrouvŽ È qui est ˆ saisir, pour Bernard Raffalli, comme Ç un temps lu, unifiŽ, compris È5. LÕhistoire, Žcrit Jacques Lacan, Ç est une vŽritŽ qui a cette propriŽtŽ que le sujet qui lÕassume en dŽpend dans sa constitution de sujet-mme et cette histoire dŽpend aussi du sujet lui-mme qui la pense et la repense ˆ sa faon È6. DestinŽe ˆ se fondre au rebus, Laudes redresse la pente du pathos et du didactisme, elle assemble diffŽrents ŽlŽments collectŽs pour recomposer et rendre sensibles, par delˆ leur Žvanescence, les songes qui la traversent. Elle invite lՐtre imaginant ˆ se mettre en route sur les chemins buissonniers de lÕanalogie et de lÕinvention, de lÕinconnu et de lÕimprŽvu. Cette collecte qui permet ˆ la littŽrature, selon Bruno Duborgel, de jouer avec la rŽalitŽ, de la reconstruire et de la styliser, est Žgalement ˆ lÕÏuvre dans le difficile exercice de la translation graphique quÕeffectue Marie pour offrir aux mots dŽlaissŽs de ZŽlie, Ç une Žcriture recevable pour lՐtre sensible, imaginant, subjectif,

humain È7, ˆ

travers un rŽcit qui sÕeffectue par procuration.

1 2 3 4 5 6 7

AndrŽ BRETON, Manifestes du surrŽalisme, Paris, Gallimard, 1969, p.54. Ibid., p.23. Milne MORIS-STEFKOVIC, Ç La figure de lÕenfant pote È, Cahiers Robinson, n¡20, 2006, p.98. Gaston BACHELARD, La PoŽtique de la rverie, op. cit., p.7. Bernard RAFFALLI, Ç Introduction È, Ë la recherche du temps perdu, op. cit., p. LXXVII. Jacques LACAN, Petits Žcrits et confŽrences 1945-1951, 2d. Pirate en 1952, p.370. Bruno DUBORGEL, Ç La psychŽ, dÕalbums embellie È, LÕEnfant lecteur, op. cit., p.52.

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Les filles, qui ont un rapport rŽconciliŽ avec les arbres, se tournent plus habilement vers le rŽcit de leur vie, comme si le rapport de familiaritŽ avec les racines et les cimes et la proximitŽ avec les fibres vŽgŽtales dont on fait le papier, facilitaient le passage vers lՎcriture et la narration de son histoire. Il est vrai que lÕarbre abrite toute une faune qui lui est propre. Porteur de vies, il offre le g”te et le couvert ˆ nombreuses espces d'animaux, petits mammifres, insectes et oiseaux aux joyeux pŽpiements dÕune Tour de Babel qui ouvre un espace propre ˆ lÕenfance. La puissance crŽatrice et onirique de Marie et de Laudes-Marie puise ˆ la sve nourricire des arbres qui, avec Ç leurs branches et leurs racines, [É] avancent en largeur, en hauteur et en profondeur, les humains en sont incapables. È (In, 38). Marie, qui caressait le trs sŽrieux projet de devenir un arbre quand elle serait grande, rve de devenir un Ç arbre-livre, dont chaque feuille serait Žcrite par le vent, les insectes, le soleil et la pluie, les oiseaux, les rayons de lune. È (In, 101). Suite ˆ un accident de voiture, la perte de son pied, auquel elle prte une vie autonome, ouvre ˆ de nouvelles pŽrŽgrinations. Son pas solitaire, mais pourtant volontaire, lui permet de Ç sÕaventurer derrire la peau des choses, sous la terre, jusquÕaux sŽjours des morts, et sous lՎcorce des arbres. È (In, 62). LÕenfant passeur fait le lien entre le monde des vivants et celui des morts, dans cet ailleurs, qui brasse lÕhumus et la glaise, au cÏur du magma o se mlent depuis lÕorigine Ç tous les rŽsidus des corps, minŽraux, vŽgŽtaux, animaux, humains [É] È (In, 63). Cette proximitŽ avec les disparus, qui la conduit ˆ reprŽsenter Ç de vagues silhouettes de fant™mes enlacŽes aux racines È (In, 99) sur son arbre gŽnŽalogique, lui confre peut-tre

cette

aptitude

de

traductrice

inspirŽe.

Marie

nÕinterroge

pas

uniquement lÕaccession au langage et la naissance de lՎcriture, elle fait Ïuvre de transposition en recomposant et en illustrant le journal de ZŽlie, restŽ en souffrance aprs sa mort, pour le sublimer en un album ludique destinŽ aux enfants. La facture dŽsordonnŽe de lÕoriginal dŽrobŽ tŽmoigne de lÕurgence dÕune Žcriture qui se dŽpose sur Ç des feuilles disparates, des pages arrachŽes [É] des bouts de papier ramassŽs nÕimporte o, des lambeaux de cartonnage et mme des morceaux de papier-toilette, tous griffonnŽs de phrases et de dessins, parfois seulement de mots dŽcousus [É] È (In, 169). En dŽposant sur le papier une coulŽe de langage en fusion de ce qui, jusquՈ prŽsent, Žtait astreint au silence, ZŽlie par Ç voie dÕencre È, sÕinscrit dans une dŽmarche similaire ˆ celle de la romancire qui Žcrit pour Ç ne pas perdre le fil, si tŽnu et cassant È1. Les mots, qui ont ŽtŽ enterrŽs avec les actes et la souffrance indicible, sont repris

1

Sylvie GERMAIN, entretien avec Denise LE DANTEC, Ç Entretien avec Sylvie Germain È, LՃcole des Lettres II, LX XXVI, 1, 15 septembre 1994, p.60.

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par ZŽlie, comme si raconter lÕexpŽrience dŽsorganisante de sa mre, suffisait ˆ la fille pour habiter son humaine condition. Marie partage par empathie, une Žtrange similitude avec les ŽprouvŽs de ZŽlie : elle pressentit entre elle et celle quÕelle-mme avait ŽtŽ jusquՈ trs rŽcemment une parentŽ si aigu‘ quÕelle pensa par instants avoir Žcrit elle-mme certaines phrases, ˆ croire quÕil y avait eu, ˆ distance spatiale et temporelle, vol de mots, de cris, de questions. (In, 170)

Ainsi, peut-elle se saisir de la parole abandonnŽe de ZŽlie et lui rendre sa juste place, en permettant au message Ç dՐtre compris et acceptŽ malgrŽ sa blessure È1 au cÏur dÕun nouveau rŽcit. Marie sÕengage sur la voie de la rencontre par la pratique crŽatrice qui se conoit, selon HŽlne Cixous, comme Ç un geste dÕamour [É] Cette passivitŽ-lˆ est notre manire Ð en vŽritŽ active Ð de conna”tre les choses en nous laissant conna”tre par elle. È2. Tout en ignorant quÕelle partagea avec cette sÏur de papier une approche similaire du monde et de lÕutilisation des mots, ainsi quÕune douloureuse absence paternelle, Marie offre ˆ la parole emmurŽe dans le silence, une dimension partageable en la passant par le filtre dŽcontaminant de la sublimation. Il lui est possible de crŽer ˆ partir du secret dÕune autre, comme il en va entre les gŽnŽrations, gr‰ce ˆ la crŽation dÕimages qui tŽmoignent Ç de la vie pulsionnelle propre dÕun crŽateur [É]È3. Dans une continuitŽ de pensŽe, Marie articule les histoires racontŽes par Pierre aux notes fragmentaires et hallucinŽes de ZŽlie pour crŽer Ç un livre court [É], imagŽ de dessins simples et vivement bariolŽs, ˆ dominante rouge, intitulŽ " Les btises de ZŽlie " È (In, 196). Par lÕactivitŽ artistique, Marie transforme le don de Pierre et offre, post mortem, un double lieu de figuration et de rŽsonance aux mots de sa sÏur. La reprŽsentation, au cÏur de lÕalbum, offre aux enfants la possibilitŽ de jouer, dÕimaginer et de rver ˆ leur tour cette histoire sublimŽe par des images. Le rŽcit de la jeune fille prend un souffle second, une rŽparation ˆ contrecoup. LÕacte graphique, intentionnel et reprŽsentatif, en appui sur la couleur, remonte ˆ lÕenfance de lÕart. La feuille devient un Žcran de projection sur lequel la Ç couleur agit comme ŽlŽment dŽtonant, une Žmulsion qui sollicite la sensorialitŽ È4, pour faire subir au rŽcit une traduction plastique. Par ce biais, lÕultime passage ˆ la vie adulte pour Marie sÕaccomplit en trouvant une expression esthŽtique pour dŽcrire lÕexpŽrience et le dŽsir, affronter la mort et

1 2 3 4

Boris CYRULNIK, op. cit., p.118. HŽlne CIXOUS, La Venue de lՎcriture, Paris, UGE, 10/18, n¡ 1121, 1977, p.47. Serge TISSERON, Ç Les images psychiques entre les gŽnŽrations È, op. cit., p.123. Claude BELLEGARDE, Ç La couleur rŽvŽlŽe È, LÕEnfant lecteur, op. cit., p.145.

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repousser le spectre du suicide ou de la folie. Ç Wo es war, soll ich werden È1, cette injonction fondamentale faite ˆ tout sujet de sÕassumer dans sa singularitŽ, se pose ˆ nouveau ˆ lÕadolescence, en termes de rŽaffirmation et de passage, de celle qui doit rŽpondre de sa douleur en intŽgrant les pertes et les manques. Ë la fin de son pome Ç Vagabonds È, Arthur Rimbaud Žnonce son urgence, Ç Moi pressŽ de trouver le lieu et la formule È2, Marie elle, trouve dans lÕessence dÕune Žcriture-miroir, une possible partance de sa patrie familiale pour inventer une nouvelle langue, comme lÕadolescent se fixe comme t‰che essentielle Ç de se sŽparer de ce qui fait tache dans le tableau de lÕenfance È3.

La vŽritŽ importe souvent moins que la puissance de la fabulation qui est ˆ lÕorigine dÕun destin et du roman dÕune vie, cÕest ce que Romain Gary raconte dans La Promesse de l'aube, accordant lÕessentiel ˆ la portŽe de l'histoire racontŽe, qui fait dire au pote Ç Peut-tre me direz-vous : " Es-tu sžr que cette lŽgende soit la vraie ? " Qu'importe ce que peut tre la rŽalitŽ placŽe hors de moi, si elle m'a aidŽ ˆ vivre, ˆ sentir que je suis et ce que suis ? È4. LÕacte de crŽation est parfois ce qui reste pour colmater les brches et conserver une part dÕhumanitŽ ou une conscience de vie exacerbŽe. Dans lÕeffroi et lÕhorreur du camp de Terezin, lÕenfant Franta Bass, Ç ˆ jamais en train de mourir. Et de mendier une consolation È (PP, 50) Žcrit encore, Ç avec ses mots tout simples, la beautŽ de la terre et de la floraison ; la beautŽ refusŽe. È (PP, 51). LivrŽ Ç aux cendres, au vent, ˆ la fosse, ˆ lÕoubli. È (PP, 50), la lutte contre la mort contraint ˆ la poŽsie. Ç Sans lÕart È Žcrit Alain Finkelkraut, Ç la comprŽhension intime de ce qui Žtait en jeu ˆ Auschwitz ou ˆ Kolyma nous serait barrŽe pour toujours È5, et ne nous ferait pas entendre, selon les propos de GŽrard Poulouin Ç la voix de lÕinnocence [É] paradoxalement victorieuse contre le cynisme et la vilenie des nazis È6. Ainsi les survivants des camps font de lՎcriture un dernier acte de vie, une ultime preuve dÕune venue sur terre, Ç un acte de rŽsistance, une survie È rappelŽ par Pascal Sevez : Ç Dans ces lieux o il Žtait interdit dՎcrire sous peine de mort, ils ont griffonnŽ des feuillets, consignŽ leurs tŽmoignages, relevŽ des descriptions. [É] en tŽmoignent le journal dÕAna Novc ainsi que les textes

1

Ç o cՎtait, je dois(t) advenir È, Sigmund FREUD, Ç La dŽcomposition de la personnalitŽ psychique È, Nouvelles ConfŽrences dÕintroduction ˆ la psychanalytique (1932), trad. R.-M. Zeitlin, Paris, Gallimard, 1984, p.110. 2 Arthur RIMBAUD, Ç Vagabond È, Illuminations, Îuvres compltes, op. cit., p.136. 3 Philippe LACADƒE, Ç "Le pubre o circule le sang de lÕexil et dÕun pre" (A. Rimbaud) È, Parler(s) dÕenfance(s). Que dit aujourdÕhui la psychanalyse de lÕenfance ? op. cit., p.71. 4 Charles BAUDELAIRE, Ç Les fentres È, Petits pomes en prose, op. cit. 5 Alain FINKELKRAUT, LÕHumanitŽ perdue. Essai sur le XXe sicle, Paris, Seuil, 1997, p.112. 6 GŽrard POULOUIN, Ç Des voix singulires ˆ Prague È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.43.

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anonymes retrouvŽs sous le sixime poteau du mirador gauche ou sous les traverses du butoir ferroviaire du camp [dÕAuschwitz]. È1

1

Pascal SEVEZ, Ç Ë lÕaube lazarŽenne du XXIe sicle È, Recherches de science religieuse, tome 90, 2002, p.45.

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Conclusion SÕEN ALLER AU HASARD

Et le livre qui suit, nՎtant composŽ que des traces de ses pas, sÕen va lui aussi au hasard. (PP, 17)

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Ë LÕHORIZON, LA RENCONTRE Comme cela est petit avec quoi nous luttons. Comme cela est grand ce qui lutte avec nous. Rainer Maria Rilke

I-1 La promesse de lÕenfant

Il y a toujours dans lÕÏuvre de Sylvie Germain les traces dÕune enfance jamais tout ˆ fait achevŽe, jamais tout ˆ fait consolŽe. Comme une blessure mal cicatrisŽe qui persiste, gratte, lance et sՎveille au moindre fr™lement ou accroc. Dans cette qute qui consiste ˆ

retisser les fils de son histoire pour

Žventuellement mieux sÕen dŽtacher et cesser lÕerrance ˆ laquelle seraient condamnŽs les personnages ˆ la mŽmoire dŽfaillante ou souffrante, la figure de lÕenfant se prŽsente. En tant que descendant, porteur dÕune histoire qui se parle au-delˆ des gŽnŽrations et des mots, douŽ dÕune Žnergie tournŽe vers un devenir, lÕenfant se fait passeur, entre lÕorigine et le prŽsent des personnages, pour accompagner leur cheminement et les conduire ˆ la rŽconciliation avec leur propre enfance assumŽe et dŽsintriquŽe de la nostalgie ou de la rancÏur. De cette rencontre impromptue, lÕenfant invite ˆ se hisser ˆ sa hauteur pour adopter un nouveau positionnement par rapport ˆ ses propres figures parentales, ˆ dŽpasser la dimension de la qute identitaire individuelle pour sÕexercer ˆ une Žthique de la responsabilitŽ au cÏur dÕun monde qui est ˆ habiter. LÕimage de lÕenfant, qui attend que lÕadulte vienne le secourir, sÕinverse pour devenir celui qui engage ˆ construire un nouveau lieu dÕenfance, celui des possibles et des promesses renouvelŽs. Marie-HŽlne Boblet souligne ce renversement de Ç la dŽpendance et [de] la requte ; lÕhomme ne supplie plus Dieu de le veiller, mais lÕEnfant-JŽsus supplie les mal-aimants de ne pas lÕoublier. È1

1 Marie-HŽlne BOBLET, Ç La Convocation de lÕenfance dans les romans de Sylvie Germain È, Cahiers Robinson, n¡20, Ç Sylvie Germain, Žclats dÕenfance È, ƒvelyne Thoizet (Žd.), 2006, p.20.

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LÕenfant contient en sa venue lÕespŽrance dÕune chance quÕil est possible de saisir. PŽtri de lÕimaginaire parental, il est le plus souvent attendu comme le merveilleux, au point que cet idŽal de perfection, Ç unitŽ intŽrieure tant dŽsirŽe par les humains È1, se glisse jusque dans son nom. Pour Sylvie Germain, le nouveau-nŽ incarne, dans sa petitesse et sa vulnŽrabilitŽ, la beautŽ Ç de lÕimprŽvu, beautŽ de ce frle miracle È et Ç lÕincarnation, du mystre de la chair È2. Gr‰ce ˆ lui, les jours de la parturition sont Ç comme autant de promesses de joie ˆ chaque soir tenues È (LN, 33). Ë chaque gŽnŽration, lÕenfant, qui pousse dans le corps, se fait une place dans le cÏur des parents : Ç par sa simple venue il saurait rouvrir les temps et leur frayer ˆ tous des chemins de traverse dans lՎpaisseur du malheur pour les en libŽrer et les faire se rejoindre È (NA, 328). FŽcondŽe par lÕespŽrance, son arrivŽe salue le renouveau dÕun sicle, elle se fait messagre de lÕespoir de la paix et gardienne de lÕamour dans un monde qui prend, ˆ son contact, le visage de lÕenfance. Ç CÕest lÕEnfant qui sauve È, Žcrit BŽnŽdicte Lanot pour qui, chaque nouvelle naissance semble renouveler Ç le mystre de la NativitŽ, et figure lÕouverture sur lÕinfinitŽ du monde, sur lÕinfinie altŽritŽ de lÕavenir, et du moi. È3. Dans la nuditŽ de son tre, que Hannah Arendt voit comme le fondement ontologique de la libertŽ,

dans

son

humilitŽ

et

sa

vulnŽrabilitŽ,

le

nouveau-nŽ,

Ç

notre

contemporain, minuscule et porteur de mille possibles [É] est une promesse, une histoire inŽdite qui surgit, dont on ignore encore tout et qui dÕentrŽe de jeu Žveille notre intŽrt [É]. È (MV, 126). Il ouvre les Ç perspectives inou•es È 4 dÕune renaissance et dÕun recommencement du monde et illumine ceux qui se penchent sur son berceau. De lui Žmanent des rayons qui ont Žgalement irradiŽ Mo•se lorsquÕil redescendit de la montagne du Sina• avec les deux tables du tŽmoignage Ç ˆ la suite de son entretien avec YahvŽ È5. La surprise est tout ˆ son aise pour se dŽployer dans lÕespace de la rencontre, o Ç se rŽactualise dans le corps la question de lÕOrigine du sujet È6, et induit une nŽcessaire rŽorganisation du temps et de la relation au monde et aux tres. Ë son arrivŽe, le monde animal sÕaffole, les souvenirs sensoriels Žmergent de la profondeur de la terre pour faire taire Ç lÕerrance et le tourment È (NA, 332). Elle Ç dŽcentre la force dÕattention, la dŽtournant dÕun bloc de moi vers lÕautre qui sÕimpose comme p™le dÕattraction et centre de gravitude. Le miroir sÕest brisŽ et le cadre disjoint ;

1

Julia KRISTEVA, ƒtrangers ˆ nous-mmes, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1988, p.269. Sylvie GERMAIN, Ç JŽsus, lÕenfant adoptif de Joseph È, Le Nouvel Observateur, Hors-sŽrie n¡49, dŽcembre 2002, janvier-fŽvrier 2003, p.90. 3 BŽnŽdicte LANOT, Ç Le Complexe dÕIsaac È, Cahiers Robinson, n¡20, Ç Sylvie Germain, Žclats dÕenfance È, ƒvelyne Thoizet (Žd.), 2006, p.41. 4 Sylvie GERMAIN, Ç VeillŽe de No‘l È, La Vie, n¡3147-3148, 22 dŽcembre 2005, p.30. 5 Exode 34, 29. 6 Denis VASSE, Inceste et jalousie, Paris, Le Seuil, 1995, p.212. 2

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le moi rompu, descellŽ, sÕouvre alors sur celui qui arrive comme une fentre sur la montŽe de la nuit. È (PV, 47). Les regards se tournent vers celui qui, idŽal et idŽalisŽ, centre du monde des premiers temps du narcissisme, fait fondre les spectres de la folie et Žveille toutes les tendresses. Comme dans les contes, lÕenfant est dŽpositaire du secret et tŽmoin du cachŽ. Il a accs au savoir et porte sur un monde, a priori hostile, un regard chargŽ de poŽsie et de fantaisie, halo de puretŽ. Lorsque le jeu de lÕimaginaire de lÕadulte est Ç aplati au degrŽ zŽro du langage et de la pensŽe È (Im, 95), il est alors nŽcessaire de solliciter lՎtat dÕinfans pour pouvoir ˆ nouveau se saisir dÕun monde qui rŽclame expŽrimentation, supposition et dŽcouverte. Alors mme quÕil est encore dans le flottement des eaux amniotiques, sa curiositŽ prend forme dans lÕoriginel de la construction humaine : [É] comme un point dÕinterrogation repliŽ sur lui-mme. - un signe dՎtonnement pur Ð (CI, 7)

LÕunivers des limbes, rvŽ par J.-B. Pontalis1, lui permet dÕimaginer lÕenfant Ç plus voyant que nous [É] È2, dans lÕessence dÕune enfance qui lui confrerait un certain nombre de dons ˆ voir et penser ce qui est au-delˆ du visible. LÕenfant symbolique, ainsi nommŽ par Marie-JosŽe Chombart de Lauwe, a cette capacitŽ de communiquer Ç directement avec les tres et les choses, les comprend par lÕintŽrieur È 3, dans une rŽceptivitŽ et une sensibilitŽ qui leur permet de voir audelˆ de lÕenveloppe corporelle et dans ce qui est habituellement rŽputŽ obscur. Chlomo le rescapŽ, Chlomo le voyant, hissŽ en haut dÕun arbre-observatoire tel ZachŽe, voit, dans le regard absent de Pauline, Ç quÕelle portait un enfant, un nouvel enfant, une petite fille. Mais un enfant si nouvellement conu que la mre mme nÕen avait nulle connaissance. È (NA, 75). Ë la croisŽe des temps et des mondes, son intime connaissance des mystres lui permet de communiquer et de relier les diffŽrentes strates dÕun univers qui reste cachŽ ˆ nos sens. Ainsi, la prŽsence dÕAurŽlien, dorŽnavant invisible aux yeux des humains, est nŽanmoins perue par une petite fille qui, Ç saisie dÕune allŽgresse aussi subite que mŽlodieuse È, pivote sa tte vers sa prŽsence Ç et se met ˆ rire en battant des mains [É]. È (HC, 174). Comme seuls les enfants semblent percevoir la prŽsence de lÕange Damiel dŽcidŽ ˆ devenir mortel, dans les premires scnes du

1

J.-B. PONTALIS, LÕEnfant des limbes, Paris, Gallimard, 1998, p.19. Ibid. 3 Marie-JosŽe CHOMBART DE LAUWE, Un monde autre : lÕenfance. De ses reprŽsentations ˆ son mythe, Paris, Payot, 1971, p.35.

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film Der Himmel Ÿber Berlin de Wilhelm Wenders1. Les enfants Žlus sont dotŽs de cette capacitŽ innŽe de Ç dŽchiffrer lÕalphabet du monde È et de sÕy mouvoir Ç avec gr‰ce, [É] leur prŽsence apaise la mŽmoire de ceux qui les entourent È2 et rŽvlent chez lÕadulte ce qui fut de ses potentialitŽs oubliŽes en les rŽhumanisant. LÕenfant est alors le merveilleux, Ç dotŽ de tous les dons et presque de tous les pouvoirs, mais en usant avec une gr‰ce qui fait lÕadmiration et le bonheur de lÕentourage. [É]È3. La justesse et la dŽlicatesse dont ils font preuve, transfigurent jusquÕaux objets qui prennent ˆ leur tour le poids infiniment subtil Ç du monde et de la gr‰ce È (LN, 20) aux rŽsonances et reflets irisŽs. Les rares tres qui prŽservent Ç la gr‰ce de leur enfance tout au long de leur vie, comme un grain [É] de folie douce È (EM, 264), comme une fidŽlitŽ au bouillonnement du dŽsir enfantin, sont porteurs de cet esprit dÕenfance, moult fois ŽvoquŽ dans lÕÏuvre germanienne. Cet esprit serait Ç une gr‰ce ˆ prŽserver, un don ˆ travailler È4 comme un pan de terre pour que perdurent, vivaces, les grands dŽsirs nŽs dans lÕenfance, la mŽmoire des tres et des lieux bien au-delˆ de leur disparition, quelques Žclats dÕamour, quÕil soit lÕamour fou de la passion, lÕamour trs doux de la tendresse ou celui, retenu, du respect et de lÕadmiration.5

Le Ç rapport poŽtique au monde È (ST, 61), qui travaille au rŽenchantement des jours, est ˆ lÕÏuvre chez les religieux, Ç prtre, moine ou moniale È (ST, 61), pour qui la foi invite Ç ˆ une attitude pareille ˆ celle dÕun enfant [É] mlant la gravitŽ et lÕamusement, lÕattention et la rverie, lÕobservation, la rŽflexion et lÕimagination, lÕimprovisation, lÕhumour. È (ST, 62). Rien de puŽril ou de na•f dans cette approche, qui, pour Sylvie Germain, est signe de la maturitŽ spirituelle qui illumine ThŽrse de Lisieux ou les sept moines de Tibhirine alors quÕils traversent le paradoxe de la nuit du nŽant, aussi ardue et Žprouvante soitelle. En crŽant le personnage de Violette-Honorine ou en Žvoquant les figures de la petite ThŽrse, dÕEtty Hillesum ou de CordŽlia, Sylvie Germain convoque une image du jeune enfant utilisŽe par les mystiques pour la force de lÕamour inconditionnel et de la confiance accordŽes ˆ ses parents, que Monique 1

Wilhelm WENDERS en collaboration avec Peter HANDKE, Les Ailes du dŽsir, avec Bruno Ganz, Solveig Dommartin, Nick Cave, Curt BoisÉ, Road Movies Filmproduktion et WestDeutscher Rundfunk, Metro-Goldwyn-Mayer, 126mn, 1987. 2 ValŽrie MICHELET-JACQUOD, Ç Les mots dans les romans de Sylvie Germain È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aožt 2007), sous la direction dÕAlain Goulet avec la participation de Sylvie Germain, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.125. Brigitte DIAZ, Ç "LÕenfance au fŽminin " : le rŽcit dÕenfance et ses modles dans les autobiographies de femmes au XIXe sicle È, Le RŽcit dÕenfance et ses modles, Anne Chevalier, Carole Dornier (dir.), Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, 27 septembre-1er octobre 2001, Presses Universitaires de Caen, 2003, p.170. 4 Sylvie GERMAIN, Ç La morsure de lÕenvie : une contrefaon du dŽsir È, [dialogue avec Julia Kristeva, Sylvie Germain, Robert Misrahi et Dagpo RimpochŽ], Marie de Solemne (Žd.), Entre dŽsir et renoncement, ƒditions Devry, coll. Ë vive voix, 1999 [Paris, Albin Michel, coll. Espaces libres, 2005], p.75. 5 Sylvie GERMAIN, Ç KalŽidoscope ou notules en marge du pre È, Voies de pres, voix de filles, Adine SAGALYN (Žd.), Paris, Maren Sell & Cie, 1988, p.56.

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Grandjean retrouve dans lÕimage Ç de lÕenfant dont parle Bernanos, enfant vulnŽrable et confiant, qui ne comprend pas tout, mais accepte de ne pas comprendre È1. CordŽlia, aimante et fidle envers son pre, qui traverse la pice avec son amour Ç plus riche que [sa] langue È2, est pour Sylvie Germain Ç Ð une Enfant, vraiment. [É] elle qui ne sait quÕaimer, aimer si intensŽment et simplement quÕelle ne peut exprimer son amour quÕen rŽpandant un dŽlicat silence autour du tr™ne royal. È (Ec, 78). Si toutes peuvent Žcrire en majuscule Ç [É] MA VOCATION, CÕEST LÕAMOUR ! É È3, toutes sÕy abandonnent face ˆ une fatalitŽ imminente. Dans la nuit du nŽant, elles implorent, non pas lÕassistance de Dieu, mais le sentiment de lÕobligation Ç de secourir un Dieu impuissant, menacŽ lui aussi par le dŽferlement de la souffrance et de lÕextermination È4. Par ailleurs, le souhait de devenir Ç petit È ouvrirait ˆ tous les possibles, ainsi que le formule Angelus Silesius : Ç Dieu passe, cÕest inou•, dans la petitesse de lÕenfant. Ah, si je pouvais tre petit en ce Petit ! È (II, 50). Cette qute identificatoire ˆ la petitesse de lÕenfant Ç repliŽ dans la nuit du corps maternel, dÕenfant ˆ na”tre È5 permettrait la perception de la Ç voix de fin silence È, dÕune oreille Ç ˆ la fois enfantine et millŽnaire È (ST, 13), dÕun dieu qui sÕest abaissŽ jusquՈ se faire le plus accessible possible. La rŽgression ˆ lՎtat dÕenfant, dans son humilitŽ supposŽe et son Žtonnement face ˆ toutes choses, faciliterait la rŽvŽlation que connut le prophte ƒlie lors de la thŽophanie sur le mont Horeb.

Les enfants germaniens conservent, de ce lien avec le sacrŽ et lÕinvisible, un attrait pour le ciel vers lequel ils tournent leurs regards et leurs intŽrts. Support de lÕimaginaire enfantin et matrice archŽtypique du symbolisme religieux, les astronomes nŽophytes que sont ThadŽe ou Lou-FŽ, Ç Žperdument amoureux [É] du ciel È (LN, 259), tentent Ç de rŽpondre ˆ la question du sens [É]È6 en leur Ç lyrisme astrol‰tre È (EM, 22). Ç La simple contemplation de la vožte cŽleste suffit ˆ dŽclencher une expŽrience religieuse È Žcrit Mircea Eliade7, sa hauteur

1

Monique GRANDJEAN, Ç Sylvie Germain et Etty Hillesum : des racines et des ailes È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Paris, LÕHarmattan, 2003, p.83. 2 Robert LAFFONT, Valentino BOMPIANI, (1960), Ç CordŽlia È, Dictionnaire des personnages, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2003, p.258. 3 ThŽrse de LISIEUX, Histoire dÕune ‰me Ð manuscrits autobiographiques, Paris, Cerf/DesclŽe de Brouwer, 1989, p.222, citŽ par Sylvie Germain (Ec, 90). 4 GŽrard RƒMY, Ç Etty Hillesum et saint Augustin : lÕinfluence dÕun ma”tre spirituel ? È, Recherches de science religieuse, tome 95, vol. 1, 2007, p. 262. Ces figures ne sont pas sans ambigu•tŽ puisque, comme le relve Tzvetan Todorov dans son chapitre sur la Ç Non-violence et rŽsignation È, Etty Hillesum, refusant toute violence, Ç panse les blessures É dans lÕacceptation joyeuse du monde, et donc aussi du mal È, ce qui ne cesse dÕinterroger la dimension sociale et politique. Tzvetan TODOROV, Face ˆ lÕextrme, Paris, Le Seuil, coll. Points/essais, 1992. 5 Sylvie GERMAIN, Ç Verbaliser la vŽritŽ È, La VŽritŽ, Bernard Van Meenen (Žd.), Bruxelles, Publications des FacultŽs Universitaires Saint-Louis, 2005, p.59. 6 YsŽ TARDAN-MASQUELIER, Ç Les mythes de crŽation È, EncyclopŽdie des religions, FrŽdŽric Lenoir et YsŽ Tardan-Masquelier, (dir.), tomes II Ç Thmes È, Paris, Bayard ƒditions, 1997, p.1523. 7 Mircea ƒLIADE, Le sacrŽ et le profane, Paris, Gallimard, coll. IdŽes, 1965, p.10.

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inaccessible lance le dŽsir des enfants vers la verticalitŽ quitte ˆ Ç se tord[re] le cou pour mieux voir [É] Ils regardent, ils regardent [É] È (EM, 17). CÕest de ce savoir qui sÕignore que Blaise-le-Laid puise une cosmologie na•ve qui Ç intgre harmonieusement tout ce qui compose lÕici-bas et lÕau-delˆ du visible, tendant vers le mythe de lՉge dÕor [É]. È1. En sa vastitude, Olbram cueille des pices du puzzle cŽleste en choisissant un nuage rose, pour en faire don ˆ sa sÏur, et en dŽcrochant la lune, pour lÕoffrir ˆ son pre et ainsi Žclairer les tŽnbres dans lesquelles pourrait le plonger son lointain dŽpart. Les dons dŽmesurŽs, Ç comme seuls savent en faire les petits enfants quand ils aiment et quÕils veulent exprimer leur amour È (Im, 79), grandissent lÕenfant. Ce geste mme de donner sans contre partie est souvent associŽ aux figures parentales, alors quÕil caractŽrise, dans lÕÏuvre de Sylvie Germain, le don de ceux qui Ç ne possdent rien en propre, et [É] vont puiser dans lÕunivers entier des choses et des mystres et ils vous cueillent lÕimpossible pour vous en faire offrande, [É] È (Im, 79). Ces dons enfantins, dont lÕimportance se retrouve dans les titres de chapitres de deux romans2, faonnent une mŽmoire fidle et lumineuse ; ils fŽcondent Ç le cÏur È et Ç les pensŽes È paternels en une filiation inversŽe. Le point de faille du don fait vaciller le donataire en une germination qui offre de nouvelles perspectives ˆ son regard dessillŽ par lՎtonnement. Passeur et intercesseur entre le monde visible et invisible, entre la terre et les astres qui flamboient dans le ciel, lÕenfant peut parfois faire reculer lÕombre de la mort. Ainsi, lorsque Loulou penche sa tte contre la main de son pre agenouillŽ, au corps Ç secouŽ de sanglots muets È, son sourire fait cesser le frŽmissement paternel : Ç Alors lÕhomme sÕest redressŽ en soulevant son fils. È (CM, 32). De mme, la vision de la petite fille sur une balanoire sÕinterpose Ç entre la mort È et Laudes-Marie en arrachant son regard de la terre o il sՎtait plantŽ, pour le conduire Ç au creux dÕun de ces nuages È (CM, 195). LÕenfant Žvoque alors la figure de lÕange dont les fonctions essentielles, dans les trois religions du Livre, rappelŽes par Philippe Faure, Ç sont fondŽes sur lÕidŽe que les anges sont les supports des attributs et qualitŽs divins È3. DŽployant la richesse de son Žtymologie grecque angelos, il est un messager, situŽ entre le monde divin et le monde humain, qui rŽvle et fait conna”tre ce qui pourrait tre une volontŽ divine. Par sa voix ou sa lumineuse prŽsence, il appara”t comme celui qui avertit ou qui assure la protection de lՐtre cŽleste. Ainsi en est-il de lÕenfant qui, par 1

Alain GOULET, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fant™mes, Paris, LÕHarmattan, 2006, p.109. 2 Ç Le don È dans Jour de colre et Ç Le don de la lune È dans ImmensitŽs, par ailleurs, dans Chanson des mal-aimants, le premier Ç donateur È de la chanteuse de rue est Ç un gamin de trois ans environ. È (CM, 227). 3 Philippe FAURE, Ç Anges et esprits mŽdiateurs È, EncyclopŽdie des religions, FrŽdŽric Lenoir et YsŽ Tardan-Masquelier (dir.), tomes II Ç Thmes È, Paris, Bayard ƒditions, 1997, p. 1448.

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ses apparitions impromptues, guide ou ridiculise les comprŽhensions, ou les questionnements, si peu novateurs et crŽatifs des adultes. ætre en devenir, lÕenfant, dans ses apparitions soudaines, est un mŽdiateur privilŽgiŽ pour inviter au passage et faciliter le lien entre les diffŽrents Žtats de lÕexistence pour des personnages arrivŽs ˆ une Žtape de leur vie, qui sÕapparente souvent ˆ une impasse. Il donne sens et favorise un voyage, existentiel ou spirituel, vers une tentative de restauration, ou un apaisement avec soi-mme, en dŽployant lÕouverture ˆ une connaissance nouvelle. I-2 Le vertige du dŽcentrement La rencontre, ainsi que le rappelle Alain Badiou, est un ŽvŽnement contingent et hasardeux qui arrive dans une existence alors que les diffŽrents repres ŽchafaudŽs au fil des annŽes ne laissaient percevoir ni la nŽcessitŽ, ni la supposition mme de sa survenue. Les personnages qui rŽflŽchissent Ç au sens de lÕexistence È ou entreprennent Ç un parcours dÕapprentissage È1, cheminent sur une route jalonnŽe de rencontres et dÕapparitions qui participent ˆ leur aventure spirituelle. LÕimprobabilitŽ caractŽrise la rencontre, ou la succession des rencontres, parmi lesquelles celle avec lÕenfant constitue une Žtape cruciale. Ç Personnage spectaculaire È pour Bruno Blanckeman, Ç lÕenfant devient la figure-clef dÕune recherche, lÕunitŽ retrouvŽe de soi au monde, qui exige au prŽalable la rŽconciliation de soi avec soi-mme, effective dans le cas de Lucie et Tobie, fatale dans celui de Nuit dÕAmbre et Gabriel. È2. Optant pour le r™le de messager ou de prophte, il conduit le parcours initiatique du personnage, pour lequel il sÕagit de savoir sÕil accepte, ou refuse, la remise en question des catŽgories de son jugement en cassant le bloc monolithique de sa pensŽe. Cette avancŽe est complexifiŽe par lÕexistence dÕune frontire, entre le monde des enfants et celui des adultes, marquŽe par lÕincomprŽhension due ˆ une reprŽsentation respective et ˆ une saisie du monde diffŽrente. Leur rapport au savoir, fondamentalement discordant, est, ˆ plusieurs reprises, ŽpinglŽ par Sylvie Germain qui Žvoque ˆ titre personnel un Ç premier souvenir dՎcole [É] traumatisant [É] È qui lui valu de dŽsapprendre Ç ˆ lire au contact dÕune ma”tresse violente et humiliante È3. Ivres de connaissances, les enfants sont souvent confrontŽs ˆ des adultes qui, sžrs de leur savoir, font profession

1

Isabelle DOTAN, Les Clairs-obscurs de la douleur. Regards sur lÕÏuvre de Sylvie Germain, Namur, Les ƒditions Namuroises, 2009, p.73. 2 Bruno BLANCKEMAN, Ç LÕEnfance absolue È, Cahiers Robinson, n¡20, Ç Sylvie Germain, Žclats dÕenfance È, ƒvelyne Thoizet (Žd.), 2006, p.8. 3 ƒmission Ë voix nue : Sylvie GERMAIN. Ç FŽconditŽs. Le corps dans tous ses Žtats. Le sentiment de la nature. Le silence du sacrŽ. Vertiges de lՎcriture È, sŽrie dÕentretiens proposŽs par Anice ClŽment, Radio France, France Culture, 27,28, 29, 30 et 31 janvier 2003.

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dÕenseigner en optant pour une posture Žducative qui ne se conoit que sous la pression et la contrainte. Pour le ma”tre dՎcole, surnommŽ Ç La trique È (LN, 177), comme pour Antonin, le savoir est liŽ ˆ la rŽpŽtition qui ne peut tolŽrer un dŽfaut de forme. Tout oubli ou erreur est peru comme une faute qui demande une sanction qui brise lÕobjectif de lÕapprentissage : Ç ‚a me flanquait le tournis et les chiffres et les mots valsaient ensuite dans mon cr‰ne ainsi quÕune nuŽe de frelons. È (CM, 35). Leur approche du monde, rectiligne, ne peut sÕajuster aux questionnements en mouvement perpŽtuel dont Marie ou Lucie font preuve. Les adultes, souvent incohŽrents ou incompŽtents, prompts ˆ voiler leur faiblesse sous des excs dÕautoritŽ, nÕapprennent Ç rien dÕextraordinaire È aux enfants. Marie

constate,

clairvoyante,

quÕils

ont

Ç lÕaffligeante

manie

de

tout

dŽsenchanter par des explications prŽtendues sensŽes, logiques, et encore, quand ils veulent bien rŽpondre aux questions quÕelle leur pose, le plus souvent ils nŽgligent de lՎcouter, peut-tre mme de lÕentendre. È (In, 64). Dans cette optique, la rencontre avec lÕenfant crŽe un bouleversement ŽpistŽmologique qui appelle Ç ˆ tout dŽcentrer, tout chambouler dans leurs modes de penser È (MP, 29). La rŽvolution copernicienne, que Sylvie Germain Žvoque Ç sur le plan spirituel È, est lՎquivalent de la brillante idŽe de La lettre volŽe1 dÕEdgar Allan Poe : Une idŽe simplissime que cette trouvaille, un vrai jeu dÕenfant. Un coup de gŽnie que ce renversement : le gant retournŽ entre en Žclipse, lÕexcs dՎvidence sÕavre un Žminent cache-cache. (MP, 43)

La surprise de dŽcouvrir, par la bouche ou le regard dÕun autre, que ce que lÕon cherchait se trouvait si prs de soi, est toujours troublante pour le personnage qui nÕen voulait rien savoir. Le laborieux cheminement pour, sinon retrouver une histoire, lui donner un sens, indique que la Ç lettre volŽe È, ainsi que Lacan le signale, parvient toujours ˆ son destinataire.

Le caractre inopinŽ de la rencontre favorise lÕeffraction dans un Žtat existentiel, parfois proche de la nŽantisation, et bouleverse le dŽroulement de la qute. Ç Le miracle de la rencontre, cÕest cette conjonction paradoxale entre lÕextŽrieur pur Ð une personne que je rencontre Ð et lÕextŽrioritŽ pure Ð les consŽquences que je vais devoir en tirer de faon solitaireÉ È2. Dans la

rencontre, lÕenfant,

Ç silencieux ou sentencieux È, donne lieu ˆ un rŽajustement de la temporalitŽ et de lÕespace, en affectant la comprŽhension du passŽ et du prŽsent et en 1

Edgar Allan POE (1845), Ç La Lettre volŽe È, Nouvelles Histoires extraordinaires, trad. Charles Baudelaire, Paris, coll. Librio, 2004. 2 Ç Entretien avec Alain BADIOU È, Propos recueillis par Vincent RŽmy et Fabienne Pascaud, TŽlŽrama, n¡ 3160-3161, 4 aožt 2010, p. 10-12.

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introduisant le jeu nŽcessaire ˆ lÕavnement de lÕautre dans un rapport capital ˆ lՎtonnement. LÕadulte, qui se trouve placŽ devant un sujet de langage qui est autre que lui-mme, constate que sa parole est habitŽe par celle dÕun autre. Il ne sÕagit pas de Ç chercher ˆ les mesurer lÕune ˆ lÕautre È, ni de Ç savoir comment elles se parlent en nous È1, mais de laisser Žmerger ce nouveau possible transformŽ par le dŽtour de lÕautre. Ë lÕinvite de lÕenfant, qui peut se faire insistante, sans politesse ni biensŽance, suspendue dans lÕattente dÕune rŽconciliation, lՐtre se dŽgage du repli sur soi en explorant/explosant vers lÕextŽrieur, pour dŽcouvrir que le savoir Žtait aussi en lui, rŽalisant ainsi ce que Gaston Bachelard appelait le Ç cogito de la sortie È2. Le regard ˆ porter sur les choses est peut-tre celui dont Sylvie Germain pare son pre, lorsquÕelle lՎvoque enfant,

dŽcouvrant la

dŽmesure

de la

beautŽ de VŽzelay.

La

prolifŽration de signes ˆ dŽchiffrer, alors que lÕon ne sait pas encore les lire, demande une Ç remis[e] au monde È de son regard : Les cadres du visible, qui jusquÕalors lui avaient ŽtŽ familiers, dÕun coup se trouvaient renversŽs ; ils Žclataient. Son regard dŽcouvrait le mystre du visible, [É]. Il venait dÕapprendre ˆ voir.3

Ce qui Žtait envisagŽ comme le but ˆ atteindre marque le point de dŽpart pour une nouvelle investigation, la rencontre devient alors ŽvŽnement, dans le sens o elle ouvre le monde et met en marche le dŽsir qui consent ˆ sÕen remettre ˆ lÕautre.

Les figures enfantines sont souvent dŽroutantes, car, ainsi que lÕannonce lՎpigraphe de Ji!’ Kol‡! dans ƒclats de sel, Ç LÕhomme accde ˆ la connaissance par dՎtranges chemins È. Les enfants ont toujours un r™le dynamique qui ne peut que stimuler la rŽflexion ; le dŽtenteur du langage le plus balbutiant nՎtant pas toujours celui que lÕon croit. Plus que rŽcits de formation, les rŽcits sont de rŽvŽlation et de prise de conscience qui se font jour ˆ lÕoccasion dÕune succession de rencontres incongrues qui invite au questionnement, ˆ lÕabstraction et au dŽcentrement. Les enfants viennent chercher les adultes, parfois trop souffrants ou trop auto-centrŽs pour tre en mesure de rencontrer qui que ce soit. Ils se comportent avec eux comme avec un malade quÕil faudrait secouer pour lÕarracher ˆ lui-mme. Ils nÕhŽsitent pas ˆ leur intenter un procs pour nŽgligence ˆ lÕendroit de leur enfance, ou pour posture dÕinsensibilitŽ gŽnŽrale, qui les maintiennent ˆ lՎcart des leurs. Ils ne cachent ni leur mŽfiance, ni leur

1 2 3

Jean ROUDAUT, Un mardi, rue de Rome, Bordeaux, William Blake & co, 2012. Gaston BACHELARD, (1957), La PoŽtique de lÕespace, Paris, PUF, coll. Quarto, 2008, p.132. Sylvie GERMAIN, Ç KalŽidoscope ou notules en marge du pre È, op. cit., p.63.

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agacement, envers ces adultes longs ˆ la comprenette, ˆ qui il faut tout rŽpŽter tant ils ne savent Žcouter, Ç Je parle comme tu te parlais quand tu avais mon ‰ge, mais cela tu lÕas oubliŽ, tu as tout oubliŽ, [É]. È (ES, 103). L'enfant est non seulement investi d'une capacitŽ d'imaginaire, mais il est Žgalement le tŽmoin de ce que les adultes ne parviennent pas ˆ voir. Voyant et clairvoyant, il porte avec acuitŽ son regard sur les turpitudes de lՉge adulte, il a une position lŽgitime pour s'interroger sur les choses essentielles, voire les dŽnoncer, comme lÕenfant du conte folklorique du Moyen åge qui est le seul ˆ voir que le roi est nu. La folie, Ç lÕautre de la raison È Žcrit Michel Foucault, Ç le plus vif de nos dangers, et notre vŽritŽ peut-tre la plus proche È1, conteste et menace le savoir des personnages dont lÕindiffŽrence est le refuge maladroit face aux ruptures ou aux deuils. Pour les hommes de la procrastination, tel Ludv’k qui ne cesse de louvoyer pour Žchapper aux multiples sollicitations des rencontres insolites de Ç bouffon

insolent È,

Ç doux

dingue È,

Ç autres

timbrŽs È

(ES,

79)

et

Ç hurluberlu È (ES, 80), les enfants jouent le r™le du fou de la comŽdie qui tŽmoigne

des

erreurs

ou

des

manquements.

Dans

cette

pensŽe

hors

catŽgorisation, il y a comme une parole sauvage qui dŽrange, Žchappe, tourmente, inquite et fascine. LÕenfant peut se faire raisonneur ˆ lÕimage des puer senex ou puer senilis de la chanson de geste, il combine la sagesse de lՉge adulte et la vigueur de la jeunesse2, Ç sincre, exigeant et absolu ˆ lՎgard de la vŽritŽ ou de ses propres comportements et de ceux dÕautrui, il a une logique implacable. È3. Parfois, il plante son regard et apporte des rŽponses Žtonnantes au point que lÕadulte se sent vite dŽpourvu et cesse ses questionnements dŽrisoires, voire ridicules : Ç Tu as perdu quelque chose ? È lui demanda-t-il. LÕenfant se redressa brusquement et lui jeta un regard sombre de dessous son bonnet, puis il lui lana en guise de rŽponse : " Et toi ? " È (ES, 100). Pris de court, et peu dŽsireux de rŽpondre ˆ cet enfant gnant et inquisiteur, lÕadulte ne peut que constater sa gaucherie. La portŽe de ses propos ou de ses actions est dÕautant plus exceptionnelle que le degrŽ de maturitŽ4 dont fait preuve lÕenfant ne correspond pas ˆ ce qui est associŽ gŽnŽralement au propre de lÕenfance. Sa grande sagesse rappelle les faits et gestes de JŽsus, et plus particulirement lՎpisode du dŽbat au temple qui lÕoppose aux docteurs sidŽrŽs par lÕintelligence 1

Michel FOUCAULT, Histoire de la folie ˆ lՉge classique, Paris, Gallimard, 1972. Phyllis GAFFNEY, Ç Enfance Žpique, enfance romanesque, deux modles de jeune protagoniste dans la poŽsie narrative du XIIe sicle È, Le RŽcit dÕenfance et ses modles, Anne Chevalier, Carole Dornier (dir.), Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, 27 septembre-1er octobre 2001, Presses Universitaires de Caen, 2003, p.150-160. 3 Marie-JosŽ CHOMBART DE LAUWE, op. cit., p.35. 4 Madeleine JEAY, Ç LÕEnfant appelŽ par Dieu dans le rŽcit hagiographique au Moyen Age È, Histoires dÕenfants. ReprŽsentations et discours de lÕenfance sous lÕAncien RŽgime, HŽlne Cazes (Žtudes rŽunies et ŽditŽes par), Laval, Les Presses de lÕUniversitŽ de Laval, 2008, p.3. 2

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de ses rŽponses, ou celui au cours duquel, ‰gŽ de cinq ans, il confond par ses arguments le vieux ma”tre dՎcole ZacchŽe qui ne peut que constater : Ç Malheureux que je suis, moi qui ai pensŽ trouver un disciple, alors que jÕai trouvŽ un ma”tre È1.

Ainsi, la rŽponse abrupte du jeune semeur de sel ˆ

lÕinterrogation inquite de Ludv’k ne lui permet pas de Ç sortir indemne [de la] rencontre È (ES, 127) : Ç Mais qui es-tu ? Tu ne parles pas comme les garons de ton ‰geÉ Comment tÕappelles-tu ? È LÕenfant se tourna brusquement vers lui et lui fit front avec un air de petite brute prte ˆ en dŽcoudre, et il cria plus quÕil ne parla. Ç Que tÕimporte mon nom ? È. (ES, 102)

En cette pŽdagogie inversŽe, ce Ç nÕest plus lÕadulte qui institue lÕenfant mais lÕenfant qui enseigne lÕadulte È2, nous retrouvons le rve du Ç nourrisson savant È3 de Ferenczi qui fait preuve dÕun Ç savoir Žtonnant et effrayant, et dit les vŽritŽs les plus profondes et les plus cachŽes, et donne envie de " le faire taire, au mieux " [É]È4. Selon la croyance qui suppose quÕil nÕy aurait Ç de vŽritŽ que dans lÕorigine et lÕorigine est dans lÕenfant È5, ce dernier Ç nÕest plus tenu, comme jadis, pour un adulte incomplet auquel il manquerait la raison : cÕest inversement lÕadulte qui est reprŽsentŽ comme un enfant grandi. È6 . ƒloignŽ de la perfection de lÕachvement, son Žtat au contraire rŽsulterait dÕune perte et dÕune Ç lente dŽchŽance, par rapport aux potentialitŽs, supposŽes infinies, de lՎtat dÕenfance [É] È7. De ce lieu originaire, les enfants puiseraient leur pouvoir Ç rŽvŽlateur È qui ferait subir une mŽtamorphose voire une anamorphose au rŽel, qui correspond, selon la dŽfinition quÕen propose Laurent Demanze, ˆ lÕinvolution dÕun tre qui se replie et traque au fond de soi une altŽritŽ. Non pas donc une altŽritŽ extŽrieure et prŽexistante, mais une altŽritŽ latente quÕil sÕagit de susciter au fil de lÕanamorphose.8

Nous sommes alors bien ŽloignŽs de la philosophie cartŽsienne pour laquelle Ç voir par lÕenfance cÕest toucher un chaos de confusion. Obscur levier sur lequel le dualisme prend appui et quÕil Žclaire, lÕenfance relve dÕune incapacitŽ fonctionnelle et gnosŽologique dÕaccs ˆ la vŽritŽ. È9.

1

Exemples citŽs par Madeleine JEAY, ibid., p.9. J.-B. PONTALIS, Ç La chambre des enfants È, LÕEnfant, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1979, p.9. 3 Sandor FERENCZI sÕest qualifiŽ lui-mme de wise baby. 4 Franois GANTHERET, Ç Les nourrissons savants È, LÕEnfant, op. cit.., p.207. 5 J.-B. PONTALIS, Ç La chambre des enfants È, LÕEnfant, ibid., p.11. 6 Bruno BLANCKEMAN, Ç LÕenfance absolue È, op. cit., p.7. 7 J.-B. PONTALIS, ibid., p.11. 8 Laurent DEMANZE, Ç Sylvie Germain : les plis du baroque È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.192. 9 Odette BARBERO, Le Thme de lÕenfance dans la philosophie de Descartes, Paris, LÕHarmattan, coll. Ouverture philosophique, 2005, p.12. 2

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La rencontre est toujours incertaine et dŽcale la perception que lÕadulte peut avoir sur le monde, comme sÕil fallait dessiller son regard pour adapter sa vision ˆ une silhouette qui se dŽtache et laisse dans lÕimprŽcision lÕidentitŽ sexuelle de lÕintŽressŽ, dont on ne sait Ç pas trop si lÕenfant Žtait une fille ou un garon [É] È (ES, 100). LÕirruption du groupe dÕenfants, moins incongrue que la rencontre solitaire, est marquŽe par le tumulte et le dŽsordre bruyant qui accentuent le ressenti de lÕencerclement pour arracher ˆ la Ç naufrageuse contemplation È (EP, 10), ou ˆ lÕenveloppement doucereux de la rŽgression, en mettant ˆ mal la tentative de retrait du monde ou de lÕoubli. ImprŽvisible et incontr™lable, lÕenfant invite ou enjoint ˆ se dŽpartir des jugements intempestifs ou des comprŽhensions erronŽes : Celui qui arrive outrepasse toujours mon attente et, en tout sens, se prŽsente comme lÕINATTENDU. Ð LÕINTEMPESTIF. LÕinstant dÕapparition/vision ne co•ncide jamais exactement avec le moment de reconnaissance nommante et identifiante ; le langage, la mŽmoire, sont toujours en retard par rapport ˆ cette fulgurance. (PV, 39)

LÕhistorien Philippe Aris rappelle, au cours dÕun entretien avec J.-B. Pontalis1, que les textes anciens nÕexprimaient gure dÕattendrissement devant lÕenfantdieu et Žvoque la surprise qui frappe les Rois mages alors quÕils dŽcouvrent un enfant dŽmuni, lˆ o ils sÕattendaient ˆ rencontrer un roi. Dans cette circonstance, o la pensŽe nÕest pas prŽparŽe ˆ se montrer rŽceptive, celui qui regarde aussi bien que la personne regardŽe, ne peuvent pressentir quelles transformations ce regard va produire. Le choc de la rencontre de soi dans le miroir offert qui conduit ˆ lÕautre, peut littŽralement mettre la tte ˆ lÕenvers ; au dŽtour dÕun jeu anodin au cours duquel la bulle de savon flotillante soufflŽe par lÕenfant laisse ˆ Prokop Ç juste le temps dÕentrÕapercevoir son propre reflet inversŽ parmi les moires de la sphre È avant de claquer Ç au bout de son nez È (Im, 177). Le contact avec lÕenfant met ˆ lՎpreuve la fonction contenante des adultes bien souvent Ç dŽcontenancŽs È par son ŽtrangetŽ, ses rŽactions impromptues et la variabilitŽ de ses Žmotions. LÕenfant fait irruption ˆ lÕimproviste en raison de la vigueur de sa motricitŽ, de sa vivacitŽ, mais aussi de lÕurgence de la situation. Son apparition dans Tobie des marais, au cÏur dÕun paysage de Ç dŽluge È, constitue une fracture dans le monde, Ç [É] il aperut un dr™le de mŽtŽore qui fonait droit sur lui [É] È (TM, 13). De cet infans vient la prise de conscience de la difficultŽ de parler et de rencontrer cet intrus nouvellement arrivŽ, surgi dont on ne sait o, qui sollicite lÕintimitŽ des personnages. En se jetant du haut de lÕescalier pour tre rŽceptionnŽ par des 1

J.-B. PONTALIS, Ç Entretien avec Philippe Aris È, LÕEnfant, op. cit., p. 19-40.

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bras secourables, le petit Ivo, rejouant lÕabandon maternel, vŽrifie la capacitŽ des adultes ˆ lÕaccueillir inconditionnellement en dŽpit de la surprise et oblige ˆ le considŽrer, au-delˆ de lՎcoute et de la verbalisation, dans lÕimportance du langage corporel. Mis ˆ lՎpreuve de la rencontre, aussi bien par les mots qui lui sont adressŽs que par ce qui est vu, peru ou senti dans la prŽsence de lÕenfant, Ludv’k sÕengageant physiquement pour rattraper le petit sauteur, vit le prŽlude ˆ toute possibilitŽ de penser et dÕinterprŽter. Comme rŽchauffŽ par une vie revenue, il peut se faire conteur, puis veilleur, en entourant de ses bras lÕenfant couchŽ ˆ ses c™tŽs dans son propre lit dans lՎcoute du souffle profond ˆ lՎcho des ŽlŽments : Ç LÕenfant, le vent, un mme souffle sur deux tons, deux vitesses ; le fragile, le puissant, un unique mystre frayant sa voie sur la terre. È (ES, 98). En ce quÕelle contient de fractures, de stupeurs et de tremblements, la rencontre de lÕenfant appelle une nŽcessaire rŽorganisation du temps et de lÕespace : en cet autre lieu, a-topique et u-topique, il faut rŽapprendre ˆ se tenir debout, ˆ retrouver un Ç Žquilibre È [É] la rencontre exige un port de tte ˆ dŽcouvert [É] mÕarrache ˆ la totalitŽ du monde ; - elle dŽ-totalise dÕailleurs irrŽmissiblement le monde, - le fragmente et lÕinfinitise. Le monde nÕest plus Ç mien È, il perd sa familiaritŽ. (PV, 45)

La dŽmarche dÕaller ˆ la rencontre de soi, en portant Ç au devant ce de qui en soi est Žtranger ˆ soi È1, comporte en effet une vertu intrinsque dՎbranlement de tout ce qui fixe et aveugle le moi, pouvant donner le sentiment quÕil est rivŽ ˆ une fatalitŽ interne. La mise en arrt causŽe par la rencontre avec lÕenfant, en un temps o la parole se dŽrobe et o le personnage fait lÕexpŽrience de son incomplŽtude, est semblable au bouleversement que connut Jacob, Ç figure extraordinaire du destin, de la vocation de tout homme È [É] vouŽ ˆ lutter avec lÕange de lÕinconnu devant lÕinŽvidence du monde È 2. Julia Kristeva voit lÕAnge Ç comme le message et, en mme temps, comme cette aile qui fr™le perpŽtuellement et qui ouvre ˆ autre chose que ce qui est lˆ È3. Par le passage quÕil opre, lÕAnge invite Ç ˆ voir autrement les choses et ˆ se voir autrement È4. Le lieu de lÕagression ou du contact avec lÕenfant devient le lieu de lÕavancŽe des personnages.

Ce peau

ˆ

peau

de Jacob

avec

lÕAnge

figure

un

travail

dÕidentification qui nÕest ni empreinte, ni mimŽtisme, mais Ç action subtile du

1

Christian DAVID, Ç Un rien qui bouge et tout est changŽ È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Ç Le destin È, Paris, Gallimard, n¡ 30, automne 1984, p.210. 2 ƒmission Ë voix nue : Sylvie GERMAIN. Ç FŽconditŽs. Le corps dans tous ses Žtats. Le sentiment de la nature. Le silence du sacrŽ. Vertiges de lՎcriture. È, SŽrie dÕentretiens proposŽs par Anice ClŽment, Radio France, France Culture, 27,28, 29, 30 et 31 janvier 2003. 3 Julia KRISTEVA, op. cit., p.126. 4 Julia KRISTEVA, Ç Dosto•evski, une poŽtique du pardon È, Le Pardon. Briser la dette et lÕoubli, Abel Olivier (dir.), Paris, ƒditions Autrement, avril 1991, Le Seuil, coll. Points/ morales, 1998, p.117.

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sujet, crŽation et combat, qui remanie la topique interne de son appareil psychique au point dÕun risque acceptŽ dÕaltŽritŽ interne È.1 La rencontre avec lÕautre fait rupture, dislocation, et exige une rŽ-organisation, un perpŽtuel arrachement et dŽpassement. LՎpreuve solitaire habite dŽsormais lÕexistence du sujet et marque son corps dÕun paraphe : Ç une telle bonne nouvelle ne sÕannonce que dans le corps ˆ corps sans mesure ni pitiŽ, ne se reoit quÕau prix de la plus haute lutte, comme le prouve Jacob luttant jusquՈ la blessure È (PV, 375). Comme le note Marie-HŽlne Boblet, Sylvie Germain remplace le fŽminin, dont Emmanuel Levinas faisait, dans le Temps et lÕAutre, Ç lÕemblme de lÕaltŽritŽ, de lÕunique et de lÕincomparable qui, dans sa diffŽrence, interdirait lÕindiffŽrence È par lÕenfantin, Ç rejoignant la thse de RŽpondre dÕautrui : lÕexposition et la "demande impŽrative" du visage dÕautrui constituent cette modalitŽ que le fŽminin suppose dŽjˆ : la proximitŽ du prochain est lÕaltŽritŽ non formelle È2. Sylvie Germain dŽpasse ainsi ce rapport au masculin ˆ partir duquel se pense lÕuniversel et offre lÕaccs ˆ une singularitŽ universalisable. LÕenfant est ce radicalement Autre, qui nÕest pas, qui nÕest plus chacun/e dÕentre nous, qui surgit dans une rencontre traumatique et Ç fait sÕaffronter lÕidentitŽ que jÕavais par devers moi et duquel je reois ce que jÕai ˆ tre, fžt-ce, comme le dit Levinas, ˆ " autrement quՐtre " È.3 LÕautre, qui surgit imprŽvisiblement dans la proximitŽ, au-delˆ de tout savoir, nous arrache du lieu o nous nous Žtions installŽs et demande lÕaccueil de ce visage qui sÕexprime. Ainsi, ce qui se donne ˆ cet endroit de la rencontre se transmet bien au-delˆ de celle-ci, et ouvre ˆ une position Žthique ˆ conquŽrir, qui passe par une rŽceptivitŽ absolue, pour recevoir cette part Žtrangre ˆ soi-mme qui renvoie aux dŽsirs et aux peurs infantiles de lÕinquiŽtante ŽtrangetŽ. La Ç lettre manquante È ˆ lÕalphabet de Nerval, ou la prise de conscience de lÕinfirmitŽ de la langue par MallarmŽ, nous indiquent que nous aurions besoin de la parole dÕautrui pour sÕapprocher de ce qui Žchappe ˆ notre pensŽe. Ce double Žtranger qui nous habite encore et qui, comme lՎnonce Julia Kristeva Ç est la face cachŽe de notre identitŽ È4,

offre peut tre cette

chance de dŽcouvrir lÕinconnu en soi.

1

Colette COMBE, Ç LÕinvention singulire de la fonction pre : une sublimation de la violence È, Le Pre, figures et rŽalitŽ, Jean Guillaumin et Guy Roger, (dir.), Paris, lÕEsprit du Temps, coll. Perspectives Psychanalytiques, 2003, p.146. 2 Emmanuel LEVINAS, RŽpondre dÕautrui, Neuch‰tel, La Baconnire, 1987, p.10. 3 Alain JURANVILLE, Ç LÕAutre, le sexe, le savoir philosophique È, Adolescence, 39, printemps 2002, tome 20, numŽro 1, p.9. 4 Julia KRISTEVA, ƒtrangers ˆ nous-mmes, op. cit., p.9.

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IÐ3 Toucher ˆ la rŽconciliation Les fant™mes ou les ombres de notre propre enfance, comme autant de passagers clandestins, Ç cachŽs, invisibles, en souffrance È, se placent Ç dans lÕattente de se faire entendre, eux qui furent longtemps inaudibles. È1. Ils se fraient un chemin et, par la prŽsence de lÕenfant, renvoient les personnages ˆ ce quÕils furent ou ˆ ce qui g”t oubliŽ dans un repli de leur mŽmoire. En se prŽsentant face au personnage, la Ç convocation de lÕenfance È2, Ç au-delˆ de son ‰ge È (EM, 281), ne sollicite pas le regret ou le souhait de rena”tre ˆ un temps Ç o tous les possibles sÕouvraientÈ3, elle ne demande pas plus une compensation pour ce qui lui a manquŽ, mais invite ˆ la reconnaissance et ˆ la rŽconciliation. Nous

revient alors

en

mŽmoire

lÕincipit de

lÕouvrage

Les

Personnages : Ç Un jour, ils sont lˆ. Un jour, sans souci de lÕheure. On ne sait pas dÕo ils viennent, ni pourquoi ni comment ils sont entrŽs. Ils entrent toujours ainsi, ˆ lÕimproviste [É] È (P, 9), et lÕon imagine alors lÕenfant cognant ˆ la vitre de notre conscience, fichant son regard dans celui de lÕadulte. Parfois, par le simple medium dÕune photographie dans un catalogue, il suffit ˆ Ç en appel[er] ˆ lÕenfant quÕil fut lui-mme È (OM, 98). LÕenfant que nous fžmes nous regarde en silence du fond des limbes du temps, ˆ fleur de papier, de miroir, et en toute innocence il nous demande : Ç QuÕas-tu fait de moi, quÕas-tu fais de tes rves, as-tu gardŽ lÕesprit dÕenfance ? Entends-tu encore sonner, mon rire, bruire mes larmes ? Sais-tu toujours aimer comme alors tu aimais ? Entends-tu, dis, le sais-tu ?... 4

Cet appel, ˆ lire dans une perspective levinassienne, appelle chacun ˆ sa responsabilitŽ face ˆ lÕenfant qui, selon Marie-HŽlne Boblet, porte Ç le mŽlange de lÕinnocence, de la fragilitŽ, de celui qui adresse ˆ autrui une convocation de reconnaissance et de vigilance È5 et dont le visage expose Ç une humanitŽ ˆ la puissance deux, un redoublement de sa vulnŽrabilitŽ essentielle È6. Dans son ouvrage LÕInspiration du philosophe7, Catherine Chalier dŽfend lÕidŽe que la raison philosophique, qui a posŽ la question ontologique : Ç quÕest-ce que ceci ? È, trouve une inspiration dans les textes prophŽtiques de la Bible en passant par lÕautre question : Ç Qui mÕappelle et pourquoi ? È, qui sollicite une attitude morale vis-ˆ-vis de la faiblesse des crŽatures. Il ne sÕagit pas alors de

1

J.-B. PONTALIS, Ç RŽponse ˆ Jacques AndrŽÈ, PassŽ prŽsent. Dialoguer avec J.-B. Pontalis, Pontalis J.-B. et al., Paris, Presses Universitaires de France, coll. Petite Bibliothque de psychanalyse, 2007, p.26. 2 Marie-HŽlne BOBLET, Ç La Convocation de lÕenfance dans les romans de Sylvie Germain È, op. cit. 3 Marie-JosŽ CHOMBART DE LAUWE, op. cit., p.11. 4 Sylvie GERMAIN, LÕOmbre nue [texte Žcrit en vue de la publication des photographies dÕAurore de Sousa] disponible sur : [www.auroredesousa.com/texte-sylvie-germain.php]. 5 Marie-HŽlne BOBLET, op. cit., p.18. 6 Marie-HŽlne BOBLET, op. cit., p.20. 7 Catherine CHALIER, LÕInspiration du philosophe, Paris, Albin Michel, 1995.

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choisir une lecture contre une autre, mais de penser comment la premire peut tre subordonnŽe ˆ la seconde pour recevoir sa plŽnitude de sens. LÕ Ç ombreenfant È, qui fixe silencieusement Tobie dans les yeux, Ç [É] ne rŽclame rien, ne demande aucun compte [É]. Elle compara”t dans la nuditŽ de son affliction, dans lÕimpuissance de sa rŽvolte, dans la folie de son attente È (TM, 179), elle nŽcessite Ç compassion È et Ç pitiŽ È (HTR, 224). Dans la rencontre avec le silence de ce visage, il y a lÕinjonction du porte-moi secours qui place le sujet adulte sous le rŽgime de la sensibilitŽ ˆ lÕobligation dans lՎveil de la pensŽe. Le visage Ç assigne non pas mon identitŽ, mais ma vocation pour que je puisse sortir de Moi-mme et lui rŽponde ˆ mon tour : " Me voici ! " È.1 Ainsi CrveCÏur, par lՎclaircie de la venue au monde de Nicaise, est dŽlivrŽ de la guerre dans une relation parfaitement dŽsintŽressŽe dÕun accueil rŽciproque. Mme si la puissance invitante dՐtre remis Ç au monde et ˆ la vie È (NA, 328) passe par une douloureuse parturition qui Ç dŽchir[e] le ventre È et Ç lacr[e] les reins È (NA, 330), lÕenfant, Ç lovŽ au creux des bras È (NA, 330) peut le faire na”tre ˆ, ce que Levinas2 nomme la libertŽ de responsabilitŽ. Il lui incombe dŽsormais de ne plus stagner dans la culpabilitŽ, mais de sՎlever ˆ la libertŽ de vivre comme une passion. LÕenfant, dans sa dŽpendance et sa vulnŽrabilitŽ, dŽsarme et rŽinscrit la condition humaine de Crve-CÏur qui peut respirer Ç le monde dans les cheveux du petit È (NA, 331) et ouvrir au souvenir de Bela•d. LÕenfant fait surgir un pardon au cÏur dÕune mŽmoire, qui nÕest plus lÕinterminable rŽcit envahi par lÕhorreur obsŽdante de la torture, mais une mŽmoire promesse, gravide, qui porte

Ç des traces en marche È (NA, 415). Yeuses comme Nuit-

dÕAmbre, Lucie et tant dÕautres personnages ˆ lÕenfance blessŽe, sÕextraient de la scne du drame et trouvent, en la figure mŽdiatrice et apaisante de lÕenfant, un appui extŽrieur ˆ leur histoire. En donnant quitus ˆ ce qui lÕa lŽsŽ, lÕadulte peut ainsi rŽŽcrire une histoire o se situer autrement face ˆ elle, pour se dŽgager de lՎvŽnement traumatique et de la puissance mortifre des souvenirs au lourd silence plombŽ. Ce parcours est prŽcisŽment analysŽ par Alain Goulet lorsquÕil dŽcrypte quÕil sÕagit : pour chacun de ces personnages, de parvenir ˆ identifier sa faute, reconna”tre sa souffrance, et dÕopŽrer sa mue, afin que le trauma se transforme en moteur et en dŽsir dÕaller devant soi. Dans ce processus, les rencontres et la parole qui circule jouent, on lÕa vu, un r™le essentiel, et aident ˆ ce que lÕespŽrance et le dŽsir prennent le pas sur le trauma.3

1

Edvard KOVAK, Ç Le face-ˆ-face È, Autrement, sŽrie Mutations, n¡148, 1994, p.20-21. Emmanuel LEVINAS (1953), LibertŽ et commandement, Saint-ClŽment-la-Rivire, Fata Morgana, 1994. 3 Alain GOULET, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fant™mes, op. cit., p.171. 2

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LÕenfant autorise un nouvel acte de pensŽe qui a fort ˆ voir avec le pardon qui, pour Maryse Vaillant, sÕapparente ˆ : un don de sens, une puissante crŽation personnelle qui reconstruit les relations humaines. Celui qui pardonne est un crŽateur de vie : son pardon fait scansion ; il cl™t et ouvre. Par son pardon, il annule la dette. Il remet la faute. Il sÕoublie pour que le lien circule ˆ nouveau.1

Pour Sylvie Germain, la prise de conscience de sa misre, Ç sans autoapitoiement, sans rancune ni fureur, sans maudire les hommes et Dieu È, permet de Ç sÕacheminer vers de trs hautes terres intŽrieures dont on ne souponnait pas, avant lÕirruption du malheur, la prŽsence en nous et lÕampleur extraordinaire. È2. AndrŽ Green pensait que la Ç guŽrison È ne consistait pas tant Ç ˆ dŽpasser cette enfance mais au contraire ˆ la faire sienne en lÕinternalisant È3. La prise en charge de cette enfance est une nouvelle forme dÕadoption, qui nÕest pas une reconnaissance en miroir de soi par soi-mme, Ç mais la reconnaissance du dŽsir de lÕAutre en soi, [É] CÕest porter ailleurs quÕen soi la fondation de son tre : en lÕAutre È4. Ainsi en est-il du processus de parentalitŽ, qui nÕest pas un en soi qui proviendrait du fait dÕavoir donnŽ naissance, mais sՎlaborerait dans la rencontre avec lÕenfant en se prtant ˆ lÕappel qui lui est fait et de se reconna”tre Žventuellement tel quÕon le nomme. Ainsi, lorsque Cendres Ç appelle "Maman ? É ", Nuit-dÕAmbre-Vent-de-Feu, penchŽ ˆ la croisŽe de ces appels lancŽs entre les morts et les vivants, avait rŽpondu simplement : - " Je suis lˆ. Il Žtait lˆ, absolument prŽsent ˆ son fils, absolument aimant. Il Žtait lˆ, - pre et mre confondus. ". È (NA, 408). Le philosophe Hans Jonas a dŽsignŽ cette responsabilitŽ, dont le premier est Ç Me voici È, ˆ lՎgard du nouveau-nŽ, comme lÕarchŽtype de toute responsabilitŽ, Ç cet tre sans dŽfense suspendu au-dessus du non-tre, dont la simple respiration adresse un Ç " on doit" irrŽfutable ˆ lÕentourage, ˆ savoir : quÕon sÕoccupe de lui È5. LÕenfant, Ç mme voulu, nÕest vraiment ni reprŽsentable ni reprŽsentŽ ; il fait toujours irruption, il est toujours surprenant ; il est littŽralement un Ç nouveau-nŽ È [É] È6 qui demande toujours ˆ tre adoptŽ. Cet engagement de lÕadoption incombe ˆ tout parent pour assumer, au-delˆ de la

1 Maryse VAILLANT, Il nÕest jamais trop tard pour pardonner ˆ ses parents, Paris, ƒditions de la Martinire, 2001, p.21. 2 Sylvie GERMAIN, Ç LÕEndroit et lÕenvers È, Imaginaire et inconscient, n¡15, 2005/1, p.40. 3 AndrŽ GREEN, Ç LÕEnfant modle È, LÕEnfant, op. cit., p.60. 4 Jo‘l CLERGET, Ç Mainmise de lÕinceste È, La Main de lÕautre, Ramonville Saint-Agne, Ers, 1997, p.142. 5 Hans JONAS (1987), Le Principe de responsabilitŽ, Paris, ƒditions du Cerf, 1990. 6 Claude REVAULT DÕALLONNES, ætre, faire, avoir un enfant, Paris, Plon, 1991, p.62.

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dimension biologique, Ç de bout en bout la responsabilitŽ È1. Mais adopter lÕautre, cÕest Žgalement adopter lÕenfant que nous avons ŽtŽ et continuons dՐtre. CÕest renoncer ˆ tre le rival de son enfant et ˆ le voir comme un tre identique ˆ soi pour renoncer ˆ sa propre position dÕenfant. Nuit-dÕAmbre met un terme ˆ ses combats successifs et ˆ leurs risques mortels, non pas tant en faisant le deuil de son enfance quÕen la consolant de nÕavoir pas ŽtŽ celle qui fut accueillie ˆ sa juste mesure. Cendres rŽaffirme un des fondements de la gŽnŽalogie, il permet ˆ son pre de redevenir lÕenfant, Ç soudain hors combat, hors rivalitŽ que la colre nÕavait plus prise sur lui, quÕaucun dŽfi ne pouvait dorŽnavant lÕatteindre È (NA, 405) et ce faisant, lui permet dÕassumer sa filiation dans ses dettes et crŽances, ses dons et ses promesses, pour pouvoir devenir parent ˆ son tour. En Ç accordant clŽmence et indulgence ˆ ceux qui nous ont prŽcŽdŽs È2, il engage la rŽconciliation avec sa propre enfance. La Ç beautŽ de ce risque È (CP, 9), qui entra”ne Ç devant la loi la responsabilitŽ rŽciproque des parents pour lՎducation dÕun enfant È3, s'entend comme une obligation non seulement de jouer un r™le, ni mme de manifester une autoritŽ, mais surtout de rŽpondre de ses actes et de ceux des personnes ˆ l'Žgard desquelles on a Ç droit de garde, de surveillance et d'Žducation È4 et Ç dÕassumer sans mesure ni rŽpit ses responsabilitŽs ˆ lՎgard de lÕenfant [É] sans peser ni demander des comptes, sans exiger quoi que ce soit en compensation. È (CP, 9). C'est une Ç charge qui confre l'initiative de dŽcisions tout en obligeant celui qui en est investi ˆ rendre compte des consŽquences prŽjudiciables ou bŽnŽfiques, immŽdiates ou ultŽrieures, de ses dŽcisions È5. Au delˆ de la dimension juridique, cette notion comprend une dimension Žthique qui souligne l'impact de chaque dŽcision individuelle sur l'ensemble de la sociŽtŽ, comme sur les gŽnŽrations ˆ venir. Telle est, pour Sylvie Germain, la NativitŽ en laquelle elle voit Ç une invitation ˆ prendre en charge lÕEnfant ˆ la gŽnŽalogie mystŽrieuse et stupŽfiante, ˆ assurer sa sauvegarde contre les vents et les marŽes aussi bien du dehors que du dedans È (ST, 23). Nous retrouvons ici la premire idŽe de lÕalliance entre un Dieu et son peuple quÕil adopte comme son enfant pour Ç veille[r] sur lui et lՎduque[r] ˆ lÕinstar dÕune mre et dÕun pre È6 en appui sur un amour gratuit et fidle. CÕest ce que formule lÕaubergiste ˆ Ludv’k lorsquÕelle

1

Sylvie GERMAIN, Ç Blasons de la paternitŽ È, Christus, Ç La paternitŽ. Pour tenir debout È, tome 51, n¡202, avril 2004, p.209. 2 Maryse VAILLANT, op. cit., p.19. 3 Franoise DOLTO, GŽrard SEVERIN (1977), op. cit., p.21. 4 Extrait du texte de la loi franaise sur LÕAutoritŽ Parentale, Article 371-1, consultable sur . 5 FrŽdŽric JƒSU, Ç Les RŽseaux locaux de soutien ˆ la parentalitŽ : actualitŽ du concept et des pratiques È, Cahiers de la puŽriculture, n¡143, septembre 1999, p.14-31. 6 Antoine VERGOTE, Ç Dieu, mre, pre et amant È, EncyclopŽdie des religions, FrŽdŽric Lenoir et YsŽ Tardan-Masquelier (dir.), tomes II Ç Thmes È, Paris, Bayard ƒditions, 1997, p.2285.

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lui prŽcise que lÕadoption dÕIvo a mis un terme ˆ ses questions : Ç Et pourquoi ci, et pourquoi ˆ, cÕest quoi la vie, cÕest quoi mourir, quÕest-ce quÕon fout lˆ sur cette terre, y a-t-il un Dieu, nÕy en a-t-il pas et patati et patata, enfin, toute la batterie de doutes que chacun tra”ne [É]È (ES, 93) ; pour imposer comme une Žvidence quÕÇ Aimer, cÕest peut-tre tout simplement prendre les autres tels quÕils nous viennent, et sÕoccuper dÕeux tant quÕils en ont besoin, sans rechigner ˆ la t‰che, sans rien attendre de prŽcis en retour. È (ES, 94). De la mme faon que le personnage Abel Tiffauges1, dans Le Roi des Aulnes de Michel Tournier, finit par trouver en Ephra•m la rŽvŽlation de sa faute et lÕincarnation de celle-ci, Nuit-dÕAmbre trouve en Cendres la condition de son propre salut.

LÕadoption de lÕenfant se conoit comme une faon de se tenir attentif dans et face au monde, face ˆ soi et ˆ lÕautre. Mais, comme tout acte de crŽation, elle fr™le toujours le risque de la Ç dŽviation de lÕattention en scrutation, en impudeur, par une tentation de ma”trise et de domination. È2. La main de NuitdÕAmbre, brandie comme une menace et levŽe Ç contre un enfant, prte ˆ le frapper È (NA, 398), doit se parer de la fugacitŽ et de la pudeur de la caresse. Le geste en suspens Ç au-dessus de la tte de lÕenfant È, lentement sÕy pose et devient une caresse qui contient, dans sa douceur, Ç celle de sa mre, (NA, 402). Il nÕest plus alors question de possession ou dՎcrasement pour celui qui sÕavance avec crainte vers ce qui est Ç une expŽrience, une rencontre, une tendresse È (ST, 28). LÕhŽsitation marque ˆ quel point Ç la caresse ne sait pas ce quÕelle cherche. [...]. Elle est comme un jeu avec quelque chose qui se dŽrobe, et un jeu absolument sans projet ni plan, non pas avec ce qui peut devenir n™tre et nous, mais avec quelque chose dÕautre, toujours autre, toujours inaccessible, toujours ˆ venir È3. LÕamour, que dŽcouvre Nuit-dÕAmbre est celui du nonvouloir-saisir, analysŽ par Roland Barthes dans un des Fragments dÕun discours amoureux, qui consiste ˆ Ç laisser venir (de lÕautre) ce qui vient, laisser passer (de lÕautre) ce qui sÕen va ; ne rien saisir, ne repousser rien : recevoir, ne pas conserver, produire sans sÕapproprier, etc. È4. Cet autre, jamais possŽdŽ, devient rencontre de lÕautre et de soi-mme, ce qui est, selon Franoise Dolto, Ç ouverture ˆ une communion de cÏur dans la vŽritŽ qui se donne et de parole que lÕesprit vivifie. È5.

BŽnŽdicte Lanot,

rappelle

ce prŽcieux paradoxe :

1

Michel TOURNIER, Le Roi des Aulnes, Paris, Gallimard, 1970. Sylvie GERMAIN, Ç LՃcrivain en Žveil È, entretien avec Franois Thuillie r, TŽmoignage ChrŽtien, n¡3450, 23 juin 2011, p.6. 3 Emmanuel LEVINAS, Ç LՃros È, Le temps et lÕautre, Paris, Fata Morgana, 1979, p.82. 4 Roland BARTHES, Ç Vouloir-saisir È, Fragments dÕun discours amoureux, Paris, Seuil, coll. Tel Quel, 1977, p.275-277. 5 Franoise DOLTO, GŽrard SEVERIN (1978), op. cit., p.56.

2

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Ç lÕEnfant qui vit la Passion, qui sauve, fait advenir le Pre. È1. La figure de saint Christophe2 sÕimpose dans cette traversŽe quÕoprent les personnages pour porter un enfant qui se fait de plus en plus lourd, dans un courant de plus en plus fort. Dans son petit essai consacrŽ ˆ la lecture du tableau Paysage avec saint Christophe portant lÕEnfant JŽsus du peintre Joachim Patinir, Sylvie Germain prŽcise quÕil fallut bien plusieurs appels de la voix enfantine pour que Christophe sorte de sa torpeur et vienne ˆ sa rencontre. Cette rŽpŽtition de lÕappel est nŽcessaire pour que le troisime puisse pleinement dŽployer sa fŽconditŽ : lÕun arrache lÕhomme ˆ son sommeil, le secoue dans sa chair, lÕautre le surprend dans ses pensŽes, il Žbranle sa raison, lÕultime le saisit en entier, il lui tŽmoigne le cÏur et lÕesprit pour les aventurer dans lÕinfini.3

Les tres pesant leur poids de peine, harassŽs par la lassitude, ŽreintŽs dans leur enlisement existentiel, voient dans la rencontre avec lÕenfant une mise ˆ lՎpreuve qui fait vaciller le sujet avant quÕils ne parviennent sur lÕautre berge, souvent accablŽs de questionnements. DŽcentrŽs de leur familiaritŽ, ils reoivent un Ç cÏur et un esprit nouveau È, mais Ç au prix dÕun bouleversement et dÕun Žvidement intŽrieur radicaux È4, Ç sans bruit et sans spectacle È 5 qui fŽconde ce qui Žtait en souffrance.

1

BŽnŽdicte LANOT, Ç Le Complexe dÕIsaac È, op. cit., p.40. Saint Christophe joue Žgalement un r™le essentiel dans le roman de Michel Tournier que nous avons citŽ plus haut. Il est dÕailleurs intŽressant de se rappeler que la couverture de premire Ždition du Roi des Aulnes dans la collection Folio reproduisait un dŽtail du Saint-Christophe de Bellini. 3 Sylvie GERMAIN, Patinir. Paysage avec saint Christophe, Ennetires-en-Weppes, Žditions invenit, coll. Ekphrasis, 2010, p.27. 4 Ibid., p.34. 5 Ibid., p.35.

2

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ƒPILOGUE Il nÕy a pas de Ç nouveaux pays natal È. Le pays natal est le territoire de lÕenfance et de la jeunesse. Qui lÕa perdu reste un tre perdu. 1

Un voyage qui se termine LՎpilogue nÕest pas la fin de lÕhistoire mais, Sylvie Germain nous lÕa enseignŽ, le dŽnouement dÕune trajectoire parfois embrouillŽe. Le point final pourrait sans cesse tre reportŽ comme si, avide dÕaventures, une nouvelle histoire encore pouvait nous arriver. Nous avons ŽtŽ, chemin faisant, amenŽe ˆ faire des incursions dans de nombreux domaines au risque de nous perdre ou dՎgarer le lecteur, nous avons souvent bien mal embrassŽ ˆ vouloir trop Žtreindre un vaste champ dÕinvestigation. Ë lÕissue de ce travail, nous en mesurons lÕaspect parcellaire et ne pouvons que constater que lÕÏuvre nous Žchappe et continue ˆ se jouer de nos vaines prŽtentions. Soucieux de dŽplier le texte germanien, le lecteur constate vite que celui-ci rŽsiste au dŽchiffrement univoque et ˆ lÕinterprŽtation rŽductionniste. Dans son ampleur, il se rŽvle tout autant quÕil nous rappelle que notre recherche ne constitue quÕune observation possible dÕune Ïuvre gŽnŽreuse, qui ne se laisse pas circonscrire aussi facilement, et qui ouvre ˆ de nouvelles lectures polyphoniques pour Žclairer de faon imprŽvue ses sens cachŽs. Ainsi, au fil des jours, des mois et des annŽes, nous avons parcouru des paysages divers qui contenaient la respiration et la palpitation de la vie psychique humaine nichŽes dans lÕenfance. Nous nous sommes penchŽe sur lՎventail des interrogations et des souffrances qui

1 Jean AMƒRY, Par-delˆ le crime et le ch‰timent Ð Essai pour surmonter lÕinsurmontable (1966), trad. Franoise Wuilmart, Arles, Actes Sud, 1995.

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ponctuent Ç le devenir humain dans sa solitude et son unicitŽ. È1. Le temps passa avec dans sa besace ce qui blessa ou Žleva, et nous inclinons ˆ croire que ce travail fut de lÕordre dÕune rencontre qui a mis en lien plus de deux infantiles. Le travail de lecture nous a souvent expulsŽe de nos petites et lŽgres pensŽes ou croyances, le retrait du monde nŽcessaire ˆ la rŽdaction a dŽplacŽ ou renforcŽ ce qui nous animait, et en chemin, Žcrit Sylvie Germain, Ç on dŽcouvre dÕautres voies dÕaccs, dÕautres ŽlŽments qui ont leur importance et qui mŽritent une attention È (VC, 74). Une attention renouvelŽe que nous souhaiterions, ˆ lÕinstar de Florence Guignard, Ç nourrie du vif-argent de lÕinfantile È2.

1

Florence GUIGNARD, Ç LÕInfantile dans la relation analytique È, Au vif de lÕinfantile. RŽflexions sur la situation analytique, Lausanne, Delachaux et NiestlŽ, coll. Champs psychanalytiques, 1996, p.226. 2 Ibid.

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TABLE

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TABLE

Remerciements Table des abrŽviations

3 4

Sommaire

6 INTRODUCTION LË Oô TOUT COMMENCE La rencontre dÕune Ïuvre et ses effets

7 8

II-1 I-2 I-3

Ce qui se dit dÕune vie et dÕune Ïuvre Des lieux pour na”tre, grandir, vivre et penser Le pouls dÕune Žpoque Une place insolite dans le paysage littŽraire franais

11 14 17

IIII-1 II-2

ProblŽmatique Des figures de lÕenfantÉ Éaux territoires de lÕenfance

20 22

IIIIII-1 III-2 III-3

MŽthodologie Le choix dÕun corpus O sՎnoncent les prŽcautions Un horizon rŽfŽrentiel

26 28 31

PREMIéRE PARTIE LES BERGES MATERNELLES INTRODUCTION

39

I Ð LÕARCHAìQUE MATERNEL I-1 I-1.A I-1.B I-1.C

Le corps des mres Les eaux primordiales La concentration des signes La contamination de la matrice

41 45 48

I-2 I-2.A I-2.B I-2.C

La folie procrŽatrice EdmŽe ou lÕaliŽnation mariale Le dŽploiement corporel Tota mulier in utero

56 60 63

I-3 I-3.A

Un ventre de pesante mŽmoire Les vagues brisantes des angoisses non rŽvolues

65

635

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I-3.B I-3.C

LÕempreinte de lÕeffroi Le lieu o se niche lÕabandon

68 73

II Ð LES AFFRES DE LA MATERNITƒ II-1 II-1.A II-1.B II-1.C

Violente Hainamoration Les pulsions infanticides LÕamre et cruelle expŽrience de lÕaversion LÕenfant capturŽ dans son corps et sa langue

II-2 II-2.A II-2.B II-2.C

Quand lÕenfant dispara”t Le tragique dÕune destinŽe fŽminine Les dŽsordres sauvages de la douleur maternelle Le gouffre de la mŽlancolie

II-3 II-3.A II-3.B II-3.C

LÕun pour lÕautre Remplacer lÕirremplaable disparu Le fils, mausolŽe du pre Les Žgarements incestueux du rver-vrai

76 86 97

102 107 112

118 122 127

III Ð LES VESTIGES DÕUN TERRITOIRE DISPARU III-1 III-1.A III-1.B III-1.C

Le pays dont on se souvient Les impressions sensorielles Celle qui toujours revient Le mystre des origines

131 138 145

III-2 La disparition de la mre III-2.A DŽtruire pour se dŽprendre III-2.B Souiller et assassiner le fŽminin III-2.C Le fracas de la mort maternelle

152 158 162

III-3 Une terre dÕaccueil III-3.A LÕaccueil inconditionnel et la dŽprise III-3.B La grand-mre, personnage de lÕintercession III-3.C Un don sans limite

169 175 183

DEUXIéME PARTIE LES TERRES PATERNELLES INTRODUCTION

189

I Ð DE BRUITS ET DE FUREURS I-1 I-1.A I-1.B I-1.C

La fracture incestueuse Le creuset de lÕorigine Le sifflement du sabre au cÏur du chaos Une empreinte laiteuse et nominale

192 197 200

636

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I-2 I-2.A I-2.B I-2.C

Sur lÕautel du sacrifice Les descendants dÕAbraham LÕanŽantissement de la filiation Trancher le lien fraternel

204 208 213

I-3 I-3.A I-3.B I-3.C

La main froide de lÕemprise Les vertiges de lÕappropriation Une folie Žruptive Le festin de la possession incestuelle

217 224 228

II Ð LES PéRES EN LEUR ƒCLIPSE II-1 II-1.A II-1.B II-1.C

La fin de lÕarcha•sme Des Golems aux pieds dÕargile Du pre mythique au Pater familias LÕentrŽe dans lÕhistoire

233 238 242

II-2 II-2.A II-2.B II-2.C

LՐtre de la dissolution Des corps fragmentŽs Les principes de lՎvanouissement Des pres fous dÕamour et ivres de douleurs

246 252 257

II-3 II-3.A II-3.B II-3.C

Faire avec la mŽmoire du pre Les fant™mes qui hantent Les vestales de la mŽmoire paternelle Une prŽsence apaisŽe

265 273 281

III Ð LA PAROLE DES PéRES, DU FRACAS AU FIN SILENCE III-1 Une parole qui se fige III-1.A Le descendant de Zacharie III-1.B Une parole dŽrobŽe III-1.C NÕen rien vouloir savoir, nÕen rien pouvoir dire

285 290 293

III-2 Des pres qui ne se paient pas de mots III-2.A La voix des pres III-2.B La voix conteuse et chanteuse III-2.C Lorsque la parole se fait geste

299 302 309

III-3 Un autre versant de la prŽsence III-3.A Un silence assourdissant et obsŽdant III-3.B Une paternitŽ corporŽisŽe III-3.C Les paternitŽs obliques

312 318 322

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TROISIéME PARTIE DES FRéRES ET DES SÎURS INTRODUCTION

330

I Ð AVOIR UN FRéRE, AVOIR UNE SÎUR I-1 I-1.A I-1.B I-1.C

Le dard de la jalousie LÕirruption de lÕindŽsirable et lՎpreuve du deux Un paradis ˆ tout jamais perdu Le retour destructeur du ressentiment

333 339 343

I-2 I-2.A I-2.B I-2.C

Le choc de la diffŽrence LՎtonnement ŽpistŽmologique Les vertiges incestueux et androgyniques Le tremblement dÕune Žcriture sulfureuse

348 353 358

I-3 I-3.A I-3.B I-3.C

LÕunivers clos de la fratrie LÕobstinŽ refus de lÕaltŽritŽ La chair de la sÏur La dŽvastation incestueuse en son criant silence

362 369 376

II Ð LE DOUBLE ET LÕAUTRE EN CE MIROIR II-1 II-1.A II-1.B II-1.C

Le miroir rŽflŽchissant Une inquiŽtante ŽtrangetŽ Un autre moi-mme La rassurante prŽsence des doubles imaginaires

383 386 390

II-2 II-2.A II-2.B II-2.C

Les Žchos de la gŽmellitŽ Une extraordinaire et suggestive destinŽe Une prŽdestination familiale LÕallŽgorie du couple originaire

394 396 399

II-3 II-3.A II-3.B II-3.C

LÕexcessive prŽsence dÕune extrme absence Le frre et la sÏur en leur disparition Le poids du frre mort Se dŽfaire de ce double encombrant

406 413 417

III Ð LES DEVENIRS DE LA RELATION FRATERNELLE III-1 Le meurtre du frre III-1.A Les tourments dÕun acte mythique III-1.B Le terrassement de lÕogre III-1.C La puissance attractive des gouffres chtoniens

423 428 432

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III-2 Destins du fratricide III-2.A LՎchec du ch‰timent III-2.B Le surgissement du visage III-2.C Chuter dans le puits dÕun regard

436 437 443

III-3 LÕhorizon de lÕapaisement III-3.A Du rempart contre lÕadversitŽ ˆ lÕouverture sur la fraternitŽ 447 III-3.B La ronde des frres 454 III-3.C Vers un lien spirituel 459 QUATRIéME PARTIE CHEMINS DE MƒMOIRES INTRODUCTION

464

I - SURIMPRESSIONS I-1 I-1.A I-1.B I-1.C

Fait de la chair des autres Le corps en sa mŽmoire La charnire du visible et de la transparence Des maux exposŽs en leur impossible rŽcit

467 475 479

I-2 I-2.A I-2.B I-2.C

Les Žchos de lÕorigine Le cri en hŽritage Grandir dans lÕeffroi dÕun regard Les ramifications racinaires

484 490 494

I-3 I-3.A I-3.B I-3.C

LÕarbre gŽnŽalogique des noms Un nom ˆ porter ou ˆ inventer LÕalŽatoire de la nomination Une identitŽ problŽmatique

502 509 516

II - LES ACCIDENTS DE LA MƒMOIRE II-1 II-1.A II-1.B II-1.C

Se souvenir de son enfance Les frŽmissements mŽmoriels LÕhŽmorragie nostalgique Un barrage contre les souvenirs

521 526 532

II-2 II-2.A II-2.B II-2.C

La force triomphante de la rŽpŽtition Les transmissions intergŽnŽrationnelles Les deux faces dÕune lancinante mŽmoire Revenir sur ses pas

540 543 546

II-3 II-3.A II-3.B II-3.C

Fulgurances et dissolutions LÕentaille des sursauts traumatiques Les affres de lÕamnŽsie La nŽantisation de lՐtre

549 554 558

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III - LE LIEU PRIVILƒGIƒ DE LA FICTION III-1 Faire et se dŽfaire III-1.A Les fantaisies du roman familial III-1.B LÕempchement du romanesque III-1.C LÕinvention affiliative et lÕinsurrection langagire

564 569 575

III-2 De qute en enqute III-2.A Pallier la douloureuse absence III-2.B Le dŽchiffrement dÕune Žnigme fragmentŽe III-2.C Le nŽcessaire dŽpassement identitaire

582 587 592

III-3 Une Ïuvre de composition III-3.A Un rapport privilŽgiŽ aux mots III-3.B Faire avec lÕassourdissant silence du monde III-3.C Les bienfaits de la sublimation

597 700 605

CONCLUSION SÕEN ALLER AU HASARD II-1 I-2 I-3

Ë lÕhorizon, la rencontre La promesse de lÕenfant Le vertige du dŽcentrement Toucher ˆ la rŽconciliation

612 618 626

ƒPILOGUE UN VOYAGE QUI SE TERMINE 632 TABLE 634 BIBLIOGRAPHIE 642 VENIR Ë LA SUITE 1 - Îuvres de Sylvie Germain Romans, nouvelles, rŽcits Essais Articles (sŽlection) PrŽfaces/postfaces Entretiens avec Sylvie Germain ƒmissions radiophoniques ƒmissions tŽlŽvisuelles/vidŽos Films, vidŽos Cd

643 644 645 648 649 652 654 655 655

2 - Ouvrages et articles critiques sur lÕÏuvre de Sylvie Germain Livres

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Thses 657 Articles et chapitres dÕouvrages 658 Presse, quelques comptes-rendus journaux et revues 672 Spectacles 680 3 - ƒtudes, essais, articles littŽraires 680 4 - ƒtudes et essais sur le roman contemporain 685 5 - ƒtudes et critiques littŽraires sur lÕenfant, lÕenfance et le rŽcit dÕenfance 688 6 - Histoire littŽraire 691 7 - Mythes, mythologie 691 8 Ð Philosophie 693 9 Ð Anthropologie 695 10 - ThŽologie/ religions 696 11 Ð Histoire 699 12 - Beaux arts 702 13 - RŽfŽrences littŽraires 703 14 - Psychanalyse ouvrages gŽnŽraux 710 15 - ParentalitŽ/Filiation/Transmission intergŽnŽrationnelle 719 16 Ð Mres 723 17 Ð Pres 728 18 - Des frres et sÏurs 732 19 - Le dŽveloppement de lÕenfant et ses avatars 735 20 - ƒtudes sur lÕinceste 740 21 - Dictionnaires, encyclopŽdies 742 INDEX

744

Index des Ïuvres de Sylvie Germain Romans, essais, nouvelles PrŽfaces, postfaces Articles Index des auteurs citŽs

745 748 748 749

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Bibliographie VENIR Ë LA SUITE

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BIBLIOGRAPHIE

1 - ÎUVRES DE SYLVIE GERMAIN Romans, nouvelles, rŽcits 1 - Le Livre des Nuits, Paris, Gallimard, 1985, (coll. Folio n¡ 1806, 1987), Prix du Lions Club International 1984, prix du Livre Insolite 1984, prix de Passion 1984, prix de la Ville du Mans 1984, prix Herms 1984 et prix Grevisse 1984 2 - Nuit-dÕAmbre, Paris, Gallimard, 1987, (coll. Folio n¡ 2073, 1989) 3 - Ç KalŽidoscope ou notules en marge du pre È, Voies de pres, voix de filles, Adine Sagalyn (Žd.), Paris, Maren Sell & Cie, 1988, p.52-71 4 - Jours de colre, Paris, Gallimard, 1989, (coll. Folio n¡ 2316, 1991), Prix FŽmina 1989 5 - OpŽra muet, Paris, Maren Sell, 1989, (coll. Folio n¡ 2248, 1991) 6 - LÕEnfant MŽduse, Paris, Gallimard, 1991, (coll. Folio n¡ 2510, 1993) 7 - La Pleurante des rues de Prague, Paris, Gallimard, coll. LÕun et lÕautre, 1992, (Folio n¡ 2590, 1994) 8 - ImmensitŽs, Paris, Gallimard, 1993, (coll. Folio n¡ 2766, 1995), prix Louis Guilloux et prix de la Ville de Nantes 9 - Ç LÕH™tel des Trois Roses È, Le Visage. Dans la clartŽ, le secret demeure, Catherine Chalier (Žd.), Paris, Autrement, coll. Mutations, n¡ 148, 1994, p.215225 10 - Ç LÕAveu È, La Bartavelle, n¡ 3, octobre 1995 11 - ƒclats de sel, Paris, Gallimard, 1996, (Folio n¡ 3016, 1997) 12 - Ç Le Chineur de merveilles È, Pour sol en si (solidaritŽ enfants sida), Paris, Gallimard Jeunesse, 1996, p.49-60 13 - LÕEncre du poulpe, Paris, Gallimard, coll. Page Blanche, 1998 14 - Tobie des marais, Paris, Gallimard, 1998, (coll. Folio n¡ 336, 2000), Grand Prix Jean Giono 15 - Cracovie ˆ vol dÕoiseaux, Monaco, ƒditions du Rocher, coll. La fantaisie du voyageur, 2000 16 - Grande Nuit de Toussaint, photos de Jean-Michel Fauquet, Cognac, Le Temps quÕil Fait, 2000

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17 - Chanson des mal-aimants, Paris, Gallimard, 2002, (coll. Folio n¡ 4004, 2004), Grand Prix Thyde Monnier 2002 et prix des Auditeurs de la RTBF 2003 18 - Couleurs de lÕInvisible, calligraphies de Rachid Kora•chi, Neuilly-sur-Seine, Al Manar, coll. MŽditerranŽes, 2002 19 - Magnus, Paris, Albin Michel, 2005, Prix Goncourt des lycŽens 2005, prix littŽraire de Notre Dame de Sion, Istanbul, 2010 20 - LÕInaperu, Paris, Albin Michel, 2008, Prix France-Culture 21 - Hors champ, Paris, Albin Michel, 2009 Essais 22 - Perspectives sur le visage - Trans-gression ; DŽ-crŽation ; Trans-figuration, Thse de Doctorat de 3me cycle, sous la direction de Daniel Charles, UniversitŽ de Paris X-Nanterre, 1981 [dactyl.] 23 - Vermeer Ð Patience et songe de lumire, Charenton, Flohic, coll. MusŽes secrets, 1993 (rŽŽdition : Patience et songe de lumire, Charenton, Flohic, 1996) 24 - Les ƒchos du silence, Paris, DesclŽe de Brouwer, coll. LittŽrature ouverte, 1996, Prix de littŽrature religieuse 1997 25 - CŽphalophores, Paris, Gallimard, coll. LÕun et lÕautre, 1997 26 - Bohuslav Reynek ˆ Petrkov : un nomade en sa demeure, photographies de Tadeusz Kluba, St-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot Žditeur, coll. Maison dՎcrivain, 1998 27 - Etty Hillesum, Paris, Pygmalion/GŽrard Watelet, coll. Chemin dՎternitŽ, 1999 28 - Mourir un peu, Paris, DesclŽe de Brouwer, coll. LittŽrature ouverte, 2000 29 - CŽlŽbration de la paternitŽ : regards sur saint Joseph, en collaboration avec ƒliane Gondinet-Wallstein, Paris, Albin Michel, coll. CŽlŽbrations, 2001 30 - Songes du temps, Paris, DesclŽe de Brouwer, coll. LittŽrature ouverte, 2003 31 - Ç Stles des 7 dormants È, Les Sept Dormants, Sept livres en hommage aux 7 moines de Tibhirine de John Berger, Michel Butor, HŽlne Cixous, Sylvie Germain, Nancy Huston, Alberto Manguel et Le•la Sebbar, gravures de Rachid Kora•chi, calligraphiŽ par Abdallah Akar, Arles, Actes Sud, 2004, p.233-295 32 - Les Personnages, Paris, Gallimard, coll. LÕun et lÕautre, 2004 33 - Ateliers de lumire : Piero della Francesca, Johannes Vermeer, Georges de La Tour, Paris, DesclŽe de Brouwer, 2004 34 - Habitat et humanisme, le monde est notre maison, en collaboration avec Alain Remond, Caluire-et-Cuire, Habitat et Humanisme, 2005 35 - Frres, photographies de Stanislas Kalimerov, Paris, Les ƒditions du Huitime Jour, 2006

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36 - Patinir. Paysage avec saint Christophe, Ennetires-en-Weppes, Žditions invenit, coll. Ekphrasis, 2010 37 - Le monde sans vous, Paris, Albin Michel, 2011, Prix Jean Monnet de LittŽrature europŽenne 38 - Quatre actes de prŽsence, Paris, DesclŽe de Brouwer, 2011 39 - Chemin de Croix, Photos de Tadeusz Kubla, Paris, Bayard Centurion, 2011 40 - Octonaire, Photos de Tadeusz Kubla, Bari, Alliance franaise, 2011 41 - Rendez-vous nomades, Paris, Albin Michel, 2012, Grand Prix de LittŽrature de la SociŽtŽ des Gens de Lettres, 2012 Articles (sŽlection) 42 - Ç Prague vue par les Žcrivains È, Prague, Paris, Gallimard, coll. Guides, 1994, p.114-128 43 - Ç LÕEnchanteur ˆ la lyre (dans le sillage dÕOrphŽe et de Georg Trakl) È, La Nouvelle Revue franaise, 518, mars 1996, p.44-64 44 - Ç Les Moines de Tibhirine. Il nous reste ˆ leur dire merci È, La Croix, 23-24 mars 1997, p.7 45 - Ç Toute Žcriture est palimpseste È, Intervoix 1, 1997, p.11-12 46 - Ç LÕaudace de vivre È, Cahiers universitaires catholiques, n¡ 4, Oser la vie, ŽtŽ 1997, p.10-20 47 - Ç Petit spectre de la peur È, Le Fait de lÕ, n¡ 3, Ç Avoir peur È, septembre 1997, p.121-128 48 - Ç Solitudes de Madeleine È, LÕÎil, n¡ 489, octobre 1997, p.80-91 49 - Ç Le miracle et le mirage È, LÕEnvie et le dŽsir : les faux frres, Pascale Hassoun-Lestienne (Žd.), Paris, Autrement, coll. Morales, n¡ 24, 1998, p.126140 50 - Ç Jean, le fils du tonnerre È, Le Nouvel Observateur, hors-sŽrie n¡35 Ç Un Juif nommŽ JŽsus È, 1998, p.59 51 - Ç Le chef-dÕÏuvre de Braun en Bohme : Kuks, un thމtre de pierre È, LÕÎil, n¡ 494, mars 1998, p.76-83 [rŽŽdition : Ç LÕesprit de la pierre. Le chefdÕÏuvre de Braun en Bohme È, Sylvie Germain. Regards croisŽs sur ImmensitŽs, Mariska Koopman-Thurlings (dir.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littŽraires, 2008, p.191-205] 52 - Ç Lecture kalŽidoscopique de la Bible È, Bulletin du Centre protestant dՎtudes, 1er mars 1998 53 - Ç Nocturnes È, La Nouvelle Revue franaise, n¡ 546-547, juillet-aožt 1998, p.11-17 54 - Ç Anniversaire de la mort de Diana : "Regardez-moi" È, La Croix, 31 aožt 1998, p.3

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55 - Ç LittŽrature et spiritualitŽ È, Les Cahiers de Paraboles, n¡ 6, 1999, p.16-22 56 - Ç La morsure de lÕenvie : une contrefaon du dŽsir È, Entre dŽsir et renoncement [dialogue avec Julia Kristeva, Sylvie Germain, Robert Misrahi et Dagpo RimpochŽ], Marie de Solemne (Žd.), Paris, ƒditions Dervy, coll. Ë vive voix, 1999 [rŽŽditŽ chez Albin Michel, coll. Espaces libres, 2005, p.47-75] 57 - Ç Le montreur de monstres È, Travioles, 1999 58 - Ç LՎcole de la mort È, Reliures, n¡ 5, automne-hiver 2000, p.4 59 - Ç La vie pousse comme la mousse È (Mon journal de la semaine), LibŽration, 17-18 juin 2000, p.4 60 - Ç Les voyages intŽrieurs È, La Croix, 29 dŽcembre 2000, p.18 61 - Ç Cette allure de celui qui sÕen va È, ThŽologiques, revue de la FacultŽ de thŽologie de MontrŽal, n¡ 9/2, 2001 62 - Ç Invisible pome È, Panoramiques, 2001 63 - Ç La vŽritable grandeur, cÕest la gŽnŽrositŽ È, La Croix, n¡ 36111, 28 dŽcembre 2001, p.23 64 - Ç La caresse du vide È, Sulivan et lÕintŽrioritŽ, Association des amis de Jean Sulivan, n¡13, septembre 2002, p.146-150 65 - Ç En Žcho et miroir ˆ "Grimspound" de Toby Garfitt È, Intervoix, 9, 2002, p.10 66 - Ç JŽsus, LÕEnfant adoptif de Joseph È, Le Nouvel Observateur, Hors-sŽrie Ç LÕaventure de la paternitŽ È, dŽcembre 2002/Janvier 2003 67 - Ç DŽlivrance È, La Bible, 2000 ans de lecture, Jean-Claude Eslin et Catherine Cornu (dir.), Paris, DesclŽe de Brouwer, 2003 68 - Ç Le silence, la gentillesse et la souffrance È, Peut-on apprendre ˆ tre heureux ?, Alain Houziaux (Žd.), Paris, Albin Michel, coll. Question de, n¡ 128, 2003, p.61-70 69 - Ç Germain, Sylvie È, Dictionnaire des Žcrivains contemporains de langue franaise par eux-mmes, JŽr™me Garcin (dir.), Paris, Mille et une nuits, 2004, p.191-193 (Notice rŽdigŽe en 1988) 70 - Ç Entrer en rŽsonance avec Ich bin Prager È, Le Magazine LittŽraire, n¡ 427, janvier 2004, p.80-81 71 - Ç Extrait de correspondance entre Paul Fuks et Sylvie Germain È, Imaginaires & Inconscient, 2004/1, n¡ 13, p.169-176 72 - Ç Sylvie Germain raconteÉ Maurice Zundel È, Panorama, n¡ 395, 396, 397, janvier, fŽvrier, mars, avril 2004, p.80-81 73 - Ç Blasons de la paternitŽ È, Christus, Ç La PaternitŽ. Pour tenir debout È, tome 51, n¡202, Paris, Assas Žditions, tome 51, n¡ 202, avril 2004, p.205-210

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74 - Ç Voir en peinture È, Penser/rver, Ç La Haine des enfants È, n¡ 6, automne 2004, p.205-210 75 - Ç LÕEndroit et lÕenvers È, Imaginaire et inconscient, n¡ 15, 2005/1, p.37-41 76 - Ç Verbaliser la vŽritŽ È, La VŽritŽ, Bernard Van Meenen (Žd.), Bruxelles, Publications des FacultŽs universitaires Saint-Louis, 2005, p.49-61 77 - Ç Lettre ˆ Henry Bauchau lors de la parution de LÕEnfant bleu È, Les Moments littŽraires, n¡ 14, 2e semestre 2005, p.15-17 78 - Ç Bibliocosmos È, Le Magazine LittŽraire, n¡ 448, dŽcembre 2005, p.40-42 79 - Ç VeillŽe de No‘l. Un grand soir de fte È, La Vie, n¡ 3147-3148, 22 dŽcembre 2005, p.74 80 - Ç Les mots de lÕannŽe. Respect. È, La Croix, n ¡ 37332, 30 dŽcembre 2005, p.13 81 - Ç Le Vrai lieu est ailleurs È, PoŽsie & Art, Groupe de Recherche en PoŽtique et PoŽsie Contemporaine, Ha•fa, n¡ 8, 2006 ; et Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque de lÕuniversitŽ de Ha•fa, 20-21 mars 2006, Jacqueline Michel et Isabelle Dotan (Žd.), Bucarest, Est, Samuel Tastet ƒditeur, 2006, p.149-150 82 - Ç P‰tir, mais savoir agir È, La Croix, n¡ 37421, 14 avril 2006, p.13 83 - Ç Elie au Mont Horeb È, La Vie, n¡ 3166 (Les Cahiers Ç Les essentiels È), 4 mai 2006, p.53-55 84 - Ç Sylvie Germain mŽdite le Notre Pre È, hors-sŽrie, n¡ 49, Panorama, juin 2006 85 - Ç LÕor du silence È, Sud-Ouest-Dimanche, 9 juillet 2006, p.13 86 - Ç Blanquette, lÕinfante qui lutta jusquՈ lÕaube È, Le Monde, 18 aožt 2006, p.16 87 - Ç Bestiaire du marais È, Ç Traces ocŽanes È, (lien mort) 88 - Ç Sylvie Germain È, Enqute sur le roman, 50 Žcrivains dÕaujourdÕhui rŽpondent, Arnaud Bordes, Carbonnaux Stephan, Takvorian Serge, Paris, Le Grand Souffle ƒditions, 2007, p.140-142 89 - Ç Le carme. Foi et croyance. Viens en aide ˆ mon peu de foi ! È, La Vie, n¡ 3210, 8 mars 2007, p.44-51 90 - Ç Luc. SÕinterroger sur soi-mme È, La Vie, n¡ 3210, 8 mars 2007, p.52-53 91 - Ç Le carme. Ma visite privŽe. LÕatelier È, La Vie, n¡ 3210, 8 mars 2007, p.54-55 92 - Ç Le carme. Ma prire. Pour rattacher lÕunivers ˆ lÕesprit È, La Vie, n¡ 3210, 8 mars 2007, p.56-57 93 - Ç Le la donnŽ au sicle È, Sud-Ouest-Dimanche, 18 mars 2007, p.7

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94 - Ç PrŽsence des musulmans. Exercices de lecture È, Christus, n¡ 214, avril 2007, p.136-140 95 - Ç La part du rve. Un hŽritage ˆ recueillir È, La Croix, n¡ 37715, 3 avril 2007, p.20 96 - Ç Noli me tangere È, Sud-Ouest-Dimanche, 15 juillet 2007, p.11 97 - Ç Lettre ˆ Apollinaire È, Correspondances intempestives, Paris, ƒditions Triartis, 2008, p.226-235 98 - Ç Souffle de la mŽmoire, gr‰ce de lÕoubli È, Christus, n¡ 219, juillet 2008, p.264-269 99 - Ç La jouissance nue du temps È, La Croix, n¡ 38117, 30 juillet 2008, p.1718 100 - Ç Bohumil Hrabal, le griot magnifique È, Le Magazine LittŽraire, n¡ 478, septembre 2008, p.84-85 101 - LÕOmbre nue [texte Žcrit en vue de la publication des photographies dÕAurore de Sousa] disponible sur : 102 - Ç Variations autour du verbe tester È, Sylvie Germain. Les essais Ð un espace transgŽnŽrique, Žtudes rŽunies par Mariska Koopman-Thurlings, Amsterdam Ð New York, ƒditions Rodopi, CRIN 56, 2011, p. 167-172 [Ce texte fut prononcŽ par Sylvie Germain lors du colloque HŽritage, filiation, transmission : configurations littŽraires (XVIIIe-XIXe s.), sous la direction de Christian Chelebourg, David Martence et Myriam Watthee-Delmotte, Louvain-laNeuve, UniversitŽ catholique de Louvain, le 5 mai 2009. Les Actes de ce colloque ont ŽtŽ publiŽs en 2011 aux Presses universitaires de Louvain.] PrŽfaces/Postfaces 103 - Ç Un veilleur du monde en temps de dŽtresse È, PrŽface ˆ Serpent sur la neige, Had na snehu, de Bohuslav Reynek, Grenoble, Romarin, coll. Les Amis de Suzanne Renaud et Bohuslav Reynek, 1996 104 - Ç Veiller Žcrire aimer È, postface ˆ Le veilleur de Cibris, de Pierre-Marie Beaude, Paris, DesclŽe de Brouwer, 1997 105 - Ç Histoire de deux ‰mes È, PrŽface ˆ Maurice et ThŽrse. LÕhistoire dÕun amour. Correspondance entre ThŽrse de Lisieux et un jeune prtre passionnŽ, Paris, Plon, 1990 [rŽŽd. : Maurice et ThŽrse, une histoire dÕamour, introduction et prŽsentation de Mgr Patrick Ahern, Paris, Plon/DesclŽe de Brouwer, 1999, p.720] 106 - PrŽface ˆ Croire ou ne pas croire, tome 2, Bertrand RŽvillion (Žd.), Paris, Bayard, 2000 107 - Ç Deux pres dessinent lÕamour È, Postface ˆ JÕai envie de rompre le silence de RenŽ Veyre et GŽrard Vouland, Paris, Les Žditions de lÕAtelier/Les ƒditions Ouvrires, 2001, p.91-94 108 - PrŽface ˆ La Joie des autres, de Pascale Tison, encres de Gabriel Belgeonne, Noville-sur-Mahaigne, Esperlute, 2003

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109 - PrŽface ˆ Feux dans la nuit : poŽsie 1952-2002, de Colette Nys-Mazure, Tournai, La Renaissance du livre, 2003 110 - PrŽface ˆ Gesualdo de Jean-Marc Turine, Paris, Beno”t Jacob, 2003 111 - PrŽface ˆ Maurice Zundel de Bernard de Boissire et France-Marie Chauvelot, MontrŽal, Presses de la Renaissance, 2004, p.7-10 112 - PrŽface ˆ Le Chant des profondeurs, Nathalie Nabert (Žd.), Paris, Salvator, 2007, p.9-18 113 - Postfaces ˆ Vives. Femmes de la Bible, dÕAndrŽ WŽnin et Camille Focant, illustrŽ par Marte Sonnet, Bruxelles, Lessius (Le livre et le rouleau), 2007 Entretiens avec Sylvie Germain 114 - Ç Il Žtait une premire foisÉ È, propos recueillis par Sylvain Rheault, Continuum, Canada, 14 octobre 1985 115 - Ç Sylvie Germain : La nuit de lÕencrier È, propos recueillis par Jean-Paul Beaumier, Nuit blanche, Canada, avril 1986, p.30-31 116 - Ç Sylvie Germain. Le dernier mot nÕexiste pas È, entretien avec Jean Royer, Le Devoir (Canada), 18 octobre 1986, p.19-23 117 - Ç Avec Sylvie Germain, les annŽes 1960 entre lÕapocalypse et le fantastique È, entretien avec Michel Caffier, LÕEst rŽpublicain, 21 mai 1987 118 - Ç Roman : lՎtŽ des femmes È, LՃvŽnement du jeudi, 22 juin 1989 119 - Ç Sylvie Germain de Prague au Prix Femina È, entretien avec Pierre Maury, Le Soir (Bruxelles), 30 novembre 1989 120 - Ç Sylvie Germain : lÕobsession du mal È, propos recueillis par Pascale Tison, Le Magazine littŽraire, n¡ 286, mars 1991, p.64-66 121 - Ç Le GŽnie dÕun lieu È, Le Monde, 23 aožt 1991, p.12 122 - Ç Des larmes et de la gr‰ce È, entretien avec Anne-Marie Pirard, La CitŽ (Belgique), 19 mars 1992 123 - Ç Sylvie Germain È, entretien avec Anne-Marie Pirard, Indications, juin 1992, p.6-11 124 - Ç Larmes de Prague et dÕailleurs È, entretien avec Olivier Brouet, IntermŽdiaire, 2 juin 1992 125 - Ç Sylvie Germain: interview È, Sylvie Germain, The Weeping Woman on the streets of Prague, entretien avec Elisabeth Young, Judith Landry (trad.), Sawtry, Dedalus, 1993, p.7-13 126 - Ç La Lanterne magique de Sylvie Germain È, entretien rŽalisŽ par AnneMarie Pirard, La CitŽ (Belgique), 22 juillet 1993 127 - CARBONE Bruno, FOULLONNEAU Jean-Pierre, NUBLAT Odile, PERSON Xavier, Entretien avec Sylvie Germain, Poitiers-La Rochelle, Office du Livre en Poitou-Charentes, Bibliothque municipale de La Rochelle, 1994,

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128 - Ç ƒcrire, cÕest comme une prire È, entretien avec Antoine Bosshard, Page des Libraires, n¡ 26, janvier-fŽvrier 1994 129 - Ç Sylvie Germain. Prague vue du tr™ne È, entretien avec Antoine Bosshard, Journal de Genve, 19-20 fŽvrier 1994 130 - Ç Sylvie Germain : propos dՎcriture È, entretien avec Pascal Huord, Charente libre, 5 mai 1994 131 - Ç Entretiens avec Sylvie Germain È, entretien avec Denise Le Dantec, ƒcole des lettres (second cycle), 86/1, 1994, 57-60 132 - Ç Sylvie Germain È, propos recueillis par Fabrice Lardreau, ƒcrivain Magazine, fŽvrier-mars 1996 133 - Ç Quelques mots pour une rencontre avec Sylvie GermainÉ È, entretien avec Chantal Portillo, Nouvelle Donne, avril 1996 134 - Ç Sylvie Germain dŽmultiplie les paupires È, entretien avec Alain Favarger, La LibertŽ (Fribourg), 1er juin 1996, Le Courrier, Genve, 4 juin 1996 135 - Ç Sylvie Germain et les anges È, entretien avec Alain Nicolas, LÕHumanitŽ, 18 octobre 1996, 136 - Ç LouŽ sois-tu, Personne È, interview de D. Mobailly, La Vie, n¡2680, 9 janvier 1997, p.48-51 137 - Ç Toute Žcriture est palimpseste È, entretien Toby Garfitt, Intervoix (Bulletin de lÕAssociation EuropŽenne Franois Mauriac), 1, 1997, 10-11 138 - Ç Apprenons ˆ Žcouter le silence de Dieu È, entretien avec Bertrand RŽvillion, Panorama, mai 1997, p.27-30 ; et dans Croire ou ne pas croire, Bertrand RŽvillion (Žd.), Paris, Bayard, 1998, p.97-108 139 - Ç Sylvie Germain : lÕinŽpuisable mŽmoire des images È, entretien avec Gilles Bertin, ƒcrire aujourdÕhui, mai 1998, p.36-38 140 - Ç Tobie dans lÕimaginaire de Sylvie Germain È, entretien avec Michel Paquot, Vers lÕavenir (Belgique), 31 aožt 1998 141 - LÕActualitŽ des religions, entretien avec Djenane Kareth Tager, n¡ 170-15, octobre 1998, p.54-57 142 - Ç Sylvie Germain, dites-nous lՎcritureÉ È, propos recueillis par Luc Crommelinck, Les Cahiers de Paraboles, n¡ 6, juillet 1999, p.19-20 143 - Ç Entretien avec Sylvie Germain È, avec Michle Magill, The French Review, t.73, n¡2, december 1999, p.334-339 144 - Ç Une rebelle en douce È, entretien avec Thierry Gandillot, LÕExpress, 10 octobre 2002, 145 - Ç Le Vent ne peut tre mis en cage È, intŽgrale des entretiens Noms de Dieux dÕEdmond Blattchen, Bruxelles, Alice ƒditions, 2002

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146 - Ç Un Žquilibre prŽcaire. Sylvie Germain È, propos recueillis par Juliette Soulez le 12 dŽcembre 2002 147 - Ç ƒchos du silence È, propos recueillis par Marie-Line Jacquet, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (Žd.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littŽraires, 2003, p.217-221 148 - Ç SpŽcialiste en rien È, entretien RenŽe Mourgues, LՃclair des PyrŽnŽes, 6 janvier 2003 149 - Ç Que peut-on rver de plus beau ? Un sourire. Comme un Žblouissement du cÏur È, propos recueillis par Claude Raison, Vermeil, n¡ 232, fŽvrier 2003, p.11-13 150 - Ç La pensŽe de Levinas mÕa ouvert des horizons immenses È, propos recueillis par Aliette Armel, Le Magazine littŽraire, n¡ 419, Dossier Ç Levinas et les Žcrivains È, avril 2003, p.53-54 151 - Ç Sylvie Germain È, Dit de femmes. Entretiens dՎcrivaines franaises, Michle Magill et Katherine Stephenson (Žd.), Birmingham (Alabama), Summa Publications, Inc., ŽtŽ 2003, p.89-98 152 - Ç Rencontre avec Sylvie Germain. De lÕart dՎcrire È, propos recueillis par Jean-Claude NoyŽ, Prier, n¡ 264, septembre 2004, p.6-9 153 - BRIAUD Anne, Interview avec Sylvie Germain ˆ propos de Chanson des mal-aimants, Portraits dÕauteurs, 7 novembre 2002 154 - Ç Entretien avec Sylvie Germain È, rŽalisŽ par Marie-HŽlne Boblet et Alain Schaffner, Roman 20-50, n¡ 39, Le Livre des Nuits, Nuit-dÕAmbre et ƒclats de sel, de Sylvie Germain, Marie-HŽlne Boblet et Alain Schaffner (Žd.), juin 2005, p.107-115 155 - Ç A lՎcoute dÕune rumeur intŽrieure È, propos recueillis par Michel Abescat et Fabienne Pascaud, TŽlŽrama, 28 septembre 2005, p.50-52 156 - Ç Magnus È, entretien avec Pauline Feuill‰tre, Topo livres, Ç rentrŽe littŽraire 2005 È, n¡ 18, septembre 2005, p. 40-43 157 - Ç Au service des motsÉ È, propos recueillis par Dorothy Glaiman, octobre 2005 158 - Y a-t-il une vie avant la mort ?, La mort, le deuil, la promesse : sens et enjeux du service funbre, Rapha‘l Picon (dir.), Lyon, Olivetan, coll. ƒdifier et former, 2005, p.189-196 159 - Ç Sylvie Germain, la vie comme un palimpseste È, entretien rŽalisŽ par Nathalie Colleville, Livre/ƒchange (CRL Basse-Normandie), n¡ 33, fŽvrier 2006, p.8

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160 - Ç Le nombril blessŽ du monde È, entretien avec Catherine Dupeyron, La Vie, n¡ 3163, 13 avril 2006, p.74 161 - Ç Rencontre. Sylvie Germain et le mystre lancinant du mal È, entretien avec Martine De Sauto, La Croix, 19-20 janvier 2008, p.6-7 162 - Ç Tu feras du shabbat un mŽmorial, un jour sacrŽ È, La Croix, 30 juillet 2008, p.17-18 163 - Ç Questions ˆ Sylvie Germain È, LÕUnivers de Sylvie Germain, dir. Alain Goulet, Actes du colloque Ç Sylvie Germain È, 22-29 aožt 2007, Cerisy, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.309-320 164 - Ç Les secrets du roman È, propos recueillis par Marine Landrot, TŽlŽrama, n¡ 3110, 19 aožt 2009, p.13 165 - GOULET Alain, GERMAIN Sylvie, Ç MŽmoire et identitŽ dans lÕÏuvre romanesque de Sylvie Germain È, Entretien du 3 mars 2006, Maison de la Recherche en Science Humaines, UniversitŽ de Caen, Littera (Ankara), Ç LÕÎuvre de Sylvie Germain È, n¡ 24, juin 2009, p. 131-142 166 - GOULET Alain, GERMAIN Sylvie, Ç Entretien avec Sylvie Germain È, UniversitŽ Galatasaray, "stanbul, 29 Avril 2009, Littera (Ankara), Ç LÕÎuvre de Sylvie Germain È, n¡ 24, juin 2009, p.153-158 167 - GOULET Alain, GERMAIN Sylvie, Ç Rencontre avec Sylvie Germain, animŽe par Daniel Martin È, Le Lieu Unique-UniversitŽ populaire de Nantes, 2 fŽvrier 2005 (extrait), Littera (Ankara), Ç LÕÎuvre de Sylvie Germain È, n¡ 24, juin 2009, p.127-128 168 - Ç Sylvie Germain, ma foi ne relve pas de lՎvidence È, propos recueillis par Christine Florence, Prier, n¡319, mars 2010 169 - Ç LՎcrivain en Žveil È, entretien avec Franois Thuillier, TŽmoignage ChrŽtien, n¡3450, 23 juin 2011, p.5-7 170 - Ç De lÕincessant dialogue entre les vivants et les morts È, entretien avec Aliette Armel, Le Nouvel Observateur, 6 avril 2011, 171 - Ç Promenade en Ç germanie È, entretien rŽalisŽ par CŽcile Narjoux par Žchange de courriels en 2009, La Langue de Sylvie Germain : "en mouvement dՎcriture ", Narjoux CŽcile et DŸrrenmatt Jacques (dir.), Dijon, ƒditions Universitaires de Dijon, 2011, p.223-227 172 - Ç Questions ˆ Sylvie Germain È, Aline Mathire, HermŽneutique et intertextualitŽ bibliques dans lÕÏuvre romanesque de Sylvie Germain, thse de doctorat sous la direction dÕArlette BouloumiŽ, UniversitŽ dÕAngers, 2011 [dactyl.], p.328-330 ƒmissions radiophoniques 173 - ƒmission Un livre, des voix de Claude MourthŽ, entretien de Catherine Lemire avec Sylvie Germain sur LÕEnfant MŽduse, Radio France, France Culture, 12 mars 1991

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174 - ƒmission Lettres ouvertes de Roger Vrigny, entretien avec Sylvie Germain sur LÕEnfant MŽduse, Radio France, France Culture, 3 avril 1991 175 - ƒmission Un livre, des voix de Claude MourthŽ, entretien de Claude Lemire avec Sylvie Germain sur La Pleurante des rues de Prague, Radio France, France Culture, 2 mars 1992 176 - ƒmission Panorama de Michel Bydlowski, sur La Pleurante des rues de Prague, Radio France, France Culture, 27 mai 1992 177 - ARPT ƒmission La Voix Protestante de Robert Hostetter, sur Mourir un peu, www.protestanet.be, 8 janvier 2001 178 - ƒmission Ë voix nue : Sylvie Germain, Ç FŽconditŽs. Le corps dans tous ses Žtats. Le sentiment de la nature. Le silence du sacrŽ. Vertiges de lՎcriture È, sŽrie dÕentretiens proposŽs par Anice ClŽment, Radio France, France Culture, 27,28, 29, 30 et 31 janvier 2003 179 - SŽrie dÕentretiens de Vaclav Richter avec Sylvie Germain, Ç Les retours de Sylvie Germain È, Ç On ne peut rŽduire le roman ˆ lÕart de raconter une histoire È, Ç Mon imaginaire sÕest nourri de Prague et de la Bohme È, Ç LÕhiver ˆ Petrkov È, Radio Prague, 4 mai, 14 mai, 21 mai 2005, 23 dŽcembre 2006, 180 - ƒmission Noctiluque, entretien de Brigitte Kernel avec Sylvie Germain, Radio France, France Culture, 26 septembre 2005 181 - ƒmission For IntŽrieur dÕOlivier Germain-Thomas, avec Sylvie Germain pour la sortie de Magnus, Radio France, Culture France, 3 juillet 2005, rediffusŽe le 6 aožt 2006 182 - Fiction : Blanchot vivant, Žmission proposŽe et prŽsentŽe par Didier Cahen, rŽalisation Franois Caunac, enregistrŽe le 22 septembre 2007 au PetitPalais, Radio France, France Culture, 23 mars 2008. Ë lÕoccasion du centenaire de la naissance de lՎcrivain, neuf auteurs lisent Ç leur È Blanchot. Avec le concours de Marcel Cohen, Michel Deguy, Jacques Dupin, Sylvie Germain, Patrick KŽchichian, Anne Parian, Gilles Quinsat, Esther Tellermann, Alain Veinstein. 183 - Adaptation radiophonique de La Pleurante des rues de Prague, 30 aožt 2008 184 - ƒmission Tout arrive par Arnaud Laporte. InvitŽe Sylvie Germain, Radio France, France Culture, 9 septembre 2008 185 - ƒmission ‚a rime ˆ quoi ? Par Sophie Nauleau ˆ propos de LÕInaperu, Radio France, France Culture, 21 dŽcembre 2008 186 - ƒmission Du jour au lendemain par Alain Veinstein, pour Hors champ, Radio France, France Culture, 14 septembre 2009 187 - Entretien avec Xavier Houssin, critique littŽraire au Monde et ˆ France Culture, 1h38mn, 1er mars 2010,

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188 - ƒmission Hors-Champs par Laure Adler, InvitŽe Sylvie Germain, Radio France, France Culture, 27 mai 2010 189 - Voyage en TranssibŽrien de Sylvie Germain, sŽrie de 5 Žmissions de 53mn, par CŽdric Aussir, Radio France, France Culture, du 9 au 13 aožt 2010 http://www.franceculture.fr/e!ission-voyage-en-transsiberien-sylvie-germainvariations-siberiennes 15-2010-08-09.html 25-2010-08-10.html 35-2010-08-11.html 45-2010-08-12.html 55-2010-08-13.html 190 - ƒmission For IntŽrieur par Olivier Germain-Thomas, InvitŽe Sylvie Germain, Radio France, France Culture, 21 janvier 2011 191 - ƒmission Le Rendez-vous de Laurent Goumarre. InvitŽe Sylvie Germain pour son livre Le monde sans vous, Radio France, France Culture, 29 avril 2011 192 - ƒmission Jeux dՎpreuves de Joseph MacŽ-Scaron. Critique du livre Le monde sans vous, Radio France, France Culture, 14 mai 2011 193 - ƒmission LittŽrature sans Frontire, Ç Sylvie Germain, Le monde sans vous È, prŽsentŽe par Catherine Fruchon-Toussaint, Radio France, RFI, 29 octobre 2011 194 - ƒmission Ë livres ouverts, prŽsentŽe par Corine Labasse, Marie-Madeleine de Montard, Monique Avet, Marie-Bernarde Vandame, Ç PrŽsentation du livre Quatre actes de prŽsence È, RCF 74, 25 mn, 6 dŽcembre 2011 195 - ƒmission Le Journal de la philosophie par Franois Noudelmann. Entretien avec Sylvie Germain pour Rendez-vous nomades, Radio France, France Culture, 16 janvier 2012 196 - ƒmission Du jour au lendemain par Alain Veinstein, pour Rendez-vous nomades, Radio France, France Culture, 14 fŽvrier 2012 197 - ƒmission Les liaisons heureuses, Ç Voyage littŽraire dans le transsibŽrien È, prŽsentŽe par Colombe Schneck, Radio France, France Inter, 4 fŽvrier 2012 198 - ƒmission Visages, prŽsentŽ par Thierry Lyonnet, invitŽe Sylvie Germain, RCF National, 55mn, 16 mars 2012 199 - La Nuit rvŽe de ... Sylvie Germain, par Genevive Huttin, Radio France, France Culture, 6 mai 2012 200 - ƒmission Halte spirituelle, Ç Une foi nue et lucide È, prŽsentŽe par VŽronique Alzieu et BŽatrice Soltner, InvitŽe, Sylvie Germain, sŽrie de cinq Žmissions de 12 mn, RCF National, 55 mn, 28, 29, 30, 31 mai et 1er juin 2012 ƒmissions tŽlŽvisuelles/vidŽos 201 - Un jour, un livre, Žmission n¡1130 Ç ƒclats de sel de Sylvie Germain È, prŽsentation Olivier Barrot, prod. Olivier Barrot, rŽal. Michel Bastian, France 3, 01min45s, 26 mars 1996

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202 - Un jour, un livre, Žmission n¡2706 Ç Chanson des mal-aimants de Sylvie Germain È, prŽsentation Olivier Barrot, interprte Servane Ducorps, prod. Olivier Barrot, rŽal. Michael Midoun, France 3, 01min48s, 18 octobre 2002 203 - Un jour, un livre, Žmission n¡3393, Ç Magnus de Sylvie Germain È, prŽsentation Olivier Barrot, participant Sylvie Germain, rŽal. Charles Dubois, prod. Sandrine Treiner et Olivier Barrot, France 3, 2mn59, 31 octobre 2005 204 - Ç Inspirations sacrilges È, Rencontres Bibliothque publique dÕinformation Centre Pompidou, Sylvie Germain, LittŽrature contemporaine et sacrŽe (5/10), Traces du sacrŽ, Paris, 7 mai-11 aožt 2008, 205 - LÕEsprit des Lettres, prŽsentation Jean-Marie GuŽnois, invitŽs : Sylvie Germain pour Rendez-vous nomades et cardinal AndrŽ Vingt-Trois et FranzOlivier Giesbert, durŽe 90mn, Ktotv, 27 janvier 2012 206 - Ç Interview de Sylvie Germain pour Rendez-vous nomades È par Philippe Chauveau, Web TV Culture, 10mn40s, 15 mars 2012 Films 207 - Sylvie Germain, film rŽalisŽ par Lo•c Jourdain, Paris, MAE, Ministre de la Culture et de la Communication, La Cinquime, MK2 TV, coll. ƒcrivains, Histoires dՎcrivains, 13 mn, 2000 208 - ƒcrire, publier, lire, vidŽo VHS, rŽalisation Philippe Richard avec Sylvie Ducas-Spaes et Yves Stalloni, avec la participation de Sylvie Germain, Annie Ernaux, Charles Juliet, CNED, Institut de Rennes, 28 mn, juin 2002 209 - LÕAbbaye de Cluny, film de Lo•c Jourdain, texte de Sylvie Germain, ƒditions Montparnasse, 2002 210 - Sylvie Germain, entretien avec Edmond Blattchen, Žmission Noms de dieux du 11 janvier 2002, Radio TŽlŽvision belge. Disponible ˆ la MŽdiathque de la CommunautŽ franaise de Belgique, rŽf. TF 5688 CD 211 - Les Personnages, lu par Sylvie Germain, Paris, ƒditions des femmes, 2006 212 - Les ƒchos du silence, extraits lus sur la musique dÕAstor Piazzolla, Compagnie de la Marelle, Chesnaux-sur-Lausanne, Suisse, Gallo Žditeur

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2 Ð OUVRAGES ET ARTICLES CRITIQUES SUR LÕÎUVRE DE SYLVIE GERMAIN Livres 213 - BOBLET Marie-HŽlne et Alain SCHAFFNER (dir.), Ç Le Livre des Nuits, Nuit-dÕAmbre et ƒclats de sel de Sylvie Germain È, Actes de la journŽe dՎtudes Ç Sylvie Germain : Žpique, mythique, romanesque È, UniversitŽ Paris Sorbonne, 31 janvier 2004, Roman 20-50, n¡ 39, juin 2005 214 - BOBLET Marie-HŽlne, Terres promises. ƒmerveillement et rŽcit au XXe sicle (Alain-Fournier, Breton, Dh™tel, Gracq, Germain), Paris, JosŽ Corti, coll. Les Essais, 2011 214' - CROMMELINCK Luc, Traces de visages. Lecture dÕEmmanuel Levinas et de Sylvie Germain, Malonne, Feuilles Familiales, 2005 215 - DOTAN Isabelle, Les Clairs-obscurs de la douleur. Regards sur lÕÏuvre de Sylvie Germain, Namur, Les Žditions namuroises, 2009 216 - DOTAN Isabelle, Jacqueline MICHEL (Žd.), Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque : Ç Sylvie Germain et son Ïuvre È, UniversitŽ de Ha•fa, mars 2006, Bucarest, EST Ð Samuel Tastet ƒditeur, 2006 217 - GALLI PELLEGRINI Rosa (dir.), Trois Žtudes sur le roman de lÕextrme contemporain : Marie Ndiaye, Sylvie Germain, Michel Chaillou, Paris, Presses de lÕUniversitŽ de Paris Sorbonne, 2004 218 - GARFITT Toby, Sylvie Germain, Rose des vents et de lÕailleurs, Paris, LÕHarmattan, 2003 219 - GOULET Alain, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fant™mes, Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques LittŽraires, 2006 (dir.), LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aožt 2007 avec la participation de Sylvie Germain), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008 220 - KOOPMAN-THURLINGS Mariska, Sylvie Germain. La Hantise du mal, Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques LittŽraires, 2007 (dir.), Sylvie Germain. Regards croisŽs sur ImmensitŽs, Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques LittŽraires, 2008 (dir.), Sylvie Germain. Les essais Ð un espace transgŽnŽrique, Amsterdam Ð New York, ƒditions Rodopi, CRIN, t. 56, 2011 221 - NARJOUX CŽcile, D†RRENMATT Jacques (dir.), La Langue de Sylvie Germain, " En mouvement dՎcriture ", Dijon, ƒditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011 222 - ROGER ClŽment, Sylvie Germain, prŽface de Roger Grenier, Conseil GŽnŽral de Seine Saint Denis, coll. ƒcrivains en Seine Saint Denis, 1994

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223 - ROUSSOS Katherine, DŽcoloniser lÕimaginaire. Du rŽalisme magique chez Maryse CondŽ, Sylvie Germain et Marie Ndiaye, Paris, LÕHarmattan, coll. Bibliothque du fŽminisme, 2007 224 - STEFKOVIC Milne, Ç Traces et rŽverbŽrations È, de la pensŽe de Georges Bernanos dans les romans de Sylvie Germain, (Participation au colloque Ç Bernanos aujourdÕhui È ˆ lÕInstitut Catholique de Paris le jeudi 13 novembre 2008), ˆ para”tre dans la revue Roman 20-50 225 - THOIZET ƒvelyne (Žd.), Ç Sylvie Germain, ƒclats dÕenfance È, Actes du colloque : Ç LÕEnfant dans lÕÏuvre romanesque de Sylvie Germain È, UniversitŽ dÕArtois, 26-27 mai 2005, Arras, Cahiers Robinson, n¡ 20, 2006 226 - TRAISNEL Florence, Ç De lÕhŽritier au rŽpondant È, Lacunes et silences de la transmission, Anne Martine Parent et Karin Schwerdtner (dir.) temps 0, N¡ 5, 2012 Thses 227 - ARIAS Jeanine, Ethical (In) difference in self and text in Gracq, Ben Jelloun and Germain, Thse, University of Florida, 1998 228 - BONORD Aude, Le Saint et lՎcrivain. Variations de lÕhagiographie dans la littŽrature non confessionnelle au XXe sicle (Blaise Cendrars, Joseph Delteil, AndrŽ Gide, Christian Bobin, Sylvie Germain, Claude Louis-Combet), dir. Henriette Levillain, UniversitŽ Paris-Sorbonne, 2009 229 - CRUSE Philippine, Pour une Žcriture trans-moderne. Parallle entre littŽrature franaise et arts plastiques, (Sylvie Germain, Pascal Quignard, Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint), dir. Jean-Yves TadiŽ, UniversitŽ ParisSorbonne, 2008 230 - DOTAN Isabelle, Deux Žcritures de la douleur dans le roman Contemporain : Sylvie Germain et Jean-Claude Pirotte, thse de doctorat, UniversitŽ de Ha•fa, Isra‘l, dir. Robert Elbaz et Jacqueline Michel, 2007 231 - GHITEANU Serenela, La Gr‰ce et la chute dans lÕÏuvre romanesque de Sylvie Germain, thse de doctorat, dir. Marie-Anne MacŽ, UniversitŽ de Bretagne-Sud, 2009 232 - LANOT-LEMOINE BŽnŽdicte, LÕUnivers romanesque de Sylvie Germain : lÕimaginaire Žthique, thse de doctorat, dir. Alain Goulet, Caen, UniversitŽ de Caen, 14 dŽcembre 2001 [dactyl.] 233 - LEYS-BOTELA StŽphanie, Les Mythes et lÕobsession du mal dans lÕÏuvre de Sylvie Germain, thse de doctorat de lÕUniversitŽ de Clermont-Ferrand, dir. Robert Pickering, 2004 234 - MATHIéRE Aline, HermŽneutique et intertextualitŽ bibliques dans lÕÏuvre romanesque de Sylvie Germain, thse de doctorat, dir. Arlette BouloumiŽ, UniversitŽ dÕAngers, 2011 [dactyl. 330p.] 235 - MORIS-STEFKOVIC Milne, Vision et poŽsie dans lÕÏuvre romanesque de Sylvie Germain, thse de doctorat, dir. Monique Gosselin-Noat, UniversitŽ Paris X-Nanterre, soutenue le 6 mars 2008 [dactyl. 520 p.] Ë para”tre aux Žditions HonorŽ Champion

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236 - ROUSSOS Katherine, Le RŽalisme magique en qute de libertŽ chez des romancires contemporaines : Maryse CondŽ, Marie Ndiaye, Sylvie Germain, thse de doctorat de lettres modernes, Montpellier, UniversitŽ Paul Valery, 2005 237 - SHAIR Deborah Lucile, Magical Realism and the Power of Creation in the Novels of Sylvie Germain : A Reading, Washington University, 2000 238 - TAUTZ Mirjam, Transfert du roman franais contemporain. Jean Echenoz, Philippe Djian et Sylvie Germain en Allemagne (1996-2004), dir. Yves Chevrel, UniversitŽ Paris-Sorbonne, 2006 239 - VACHE Bogdan, Sylvie Germain : LՃcriture de lÕattente, dir. Sylviane Coyault et Rodica Pop (UniversitŽ de Babes-Bolyai), UniversitŽ Blaise Pascal de Clermont-Ferrand, 2011 240 - VYHNANKOVA Vera, LÕInspiration tchque dans lÕÏuvre de Sylvie Germain, MŽmoire de dipl™me, Jiri Sramech (dir.), Masarykova Univerzita v Brne, Brno, 2006 : is.muni.cz/th/53114/ff_m/L_inspiration_tchque_dans_l_oeuvre_de_Sylvie_Germ ain.doc Articles et chapitres dÕouvrages 241 - AMAR Ruth, Ç Le sel comme mŽtaphore de lՎcriture dans ƒclats de sel È, Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque de lÕuniversitŽ de Ha•fa, 20-21 mars 2006, Jacqueline Michel et Isabelle Dotan (Žd.), Bucarest, EST Samuel Tastet ƒditeur, 2006, p.121-128 242 - ARMEL Aliette, Ç Germain Sylvie È, Encyclopaedia universalis SupplŽment t.1, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1999, p. 457-458 Ç Sylvie Germain, une Ïuvre mystique È, Le Magazine LittŽraire, Ç La Bible, le livre des Žcrivains È, n¡ 448, dŽcembre 2005, p.41 Ç RŽfŽrents bibliques dans lÕÏuvre de Sylvie Germain. Le silence, lÕange et le vent È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aožt 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.89-98 243 - BACHOLLE Michle, ZUPANCIC Metka, Ç LÕEnfant MŽduse de Sylvie Germain ou Eurydice entre deux Žclipses È, Religiologiques, n¡15, OrphŽe et Eurydice : mythes en mutations, printemps 1997, p.139-149, 244 - BADRƒ Sabine, Ç LՃpiphanie ou lÕenvers du masque : la qute du visage dans La Pleurante des rues de Prague et ƒclats de sel È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (Žd.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littŽraires, 2003, p.109-117 245 - BEAUDE Pierre-Marie, Ç Exercice de lecture È, Sylvie Germain. Les essais Ð un espace transgŽnŽrique, Žtudes rŽunies par Mariska Koopman-Thurlings, Amsterdam Ð New York, ƒditions Rodopi, CRIN, t. 56, 2011, p. 75-82 246 - BEGUE Sylvain, Ç Le Livre des Nuits de Sylvie Germain. R™le du double et thme dÕinitiation dans lÕÏuvre. DiffŽrentes tentatives dÕadaptation ˆ la mort È, Recherches sur lÕimaginaire, t. XX, 1990, p.13-25

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247 - BERTHET Jocelyne, Ç ImmensitŽs : Pour une mŽtaphysique du dŽchet chez Sylvie Germain È, Iris, n¡ 19, 2000, Ç LÕImaginaire des dŽchets È, Centre de Recherche sur lÕimaginaire, UniversitŽ de Grenoble III, p.93-102 248 - BISHOP Micha‘l, Ç Modes de consciences : Germain, Ndiaye et Sallenave È, Dominique Viart, Jan Baetens (textes rŽunis par), ƒcritures contemporaines. 2. ƒtat du roman contemporain. Actes du colloque de Calaceite, Fondation Noesis (6-13 juillet 1996), Ç La Revue des lettres modernes È, ParisCaen, Minard, 1999, p.99-114 249 - BLANCKEMAN, Bruno, Ç Sylvie Germain : Le Livre des livres È, Lendemains (revue allemande de littŽrature franaise), Ç Der zeitgenšssische franzšsische Roman È, Dominique Viart (Žd.), n¡ 107-108, 2003, p.86-96 Ç Sylvie Germain, parcours dÕune Ïuvre È, Roman 20-50, n¡ 39, Le Livre des Nuits, Nuit-dÕAmbre et ƒclats de sel, de Sylvie Germain, Marie-HŽlne Boblet et Alain Schaffner (Žd.), juin 2005, p.7-14 Ç LÕEnfance absolue È, Cahiers Robinson, n¡20, Ç Sylvie Germain, ƒclats dÕenfance È, ƒvelyne Thoizet (Žd.), Arras, 2006, p.7-13 Ç Ë c™tŽ de/aux c™tŽs de : Sylvie Germain, une singularitŽ situŽe È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aožt 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.19-28 Ç Sylvie Germain essayiste : quand la pensŽe dŽambule È, Sylvie Germain. Les essais Ð un espace transgŽnŽrique, Žtudes rŽunies par Mariska Koopman-Thurlings, Amsterdam Ð New York, ƒditions Rodopi, CRIN t. 56, 2011, p. 15-24 250 - BOBLET Marie-HŽlne, Ç From Epic Writing to Prophetic Speech. Le Livre des Nuits and NuitdÕAmbre È / Ç De lՎcriture Žpique ˆ la parole prophŽtique : Le Livre des Nuits et Nuit-dÕAmbre È, LÕEsprit crŽateur, Ç ƒcritures fŽminines de la guerre È, MontrŽal, ŽtŽ 2000, t. XL, n¡ 2, p.86-96 Ç Comment dire la chair du monde ? Toucher, voir et savoir dans les Nuits de Sylvie Germain È, Colloque LittŽrature et phŽnomŽnologie, Lille III, mai 2002 Ç Chronique dÕune disparition annoncŽe : LÕOccupation des sols Ð OpŽra muet È, Roman 20-50, n¡ 38, Jean Echenoz, 2004, p.45-56 Ç La convocation de lÕenfance dans les romans de Sylvie Germain È, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, ƒclats dÕenfance È, ƒvelyne Thoizet (Žd.), 2006, p.15-22 Ç Les aventures de la merveille du post-symbolisme au post-modernisme : le rŽalisme magique de Sylvie Germain È, Colloque Le Roman romanesque, UniversitŽ de Lille 3, 8 et 9 juin 2006, Yves Baudelle (dir.) Ç LÕimmensitŽ en notre finitude : histoire et humanitŽ È, Sylvie Germain. Regards croisŽs sur ImmensitŽs, Mariska Koopman-Thurlings (dir.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques LittŽraires, 2008, p.35-45

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Ç Implication Žthique et politique, dÕImmensitŽs ˆ Magnus È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aožt 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.55-68 Ç LÕHolocauste dans les romans de Sylvie Germain : allusions, hallucinations, mŽditations È, LÕEsprit crŽateur, Ç Vichy 2010 È, n¡4, Hiver 2010 Ç ƒloge de la caresse : Lire aux Žclats lÕÏuvre de Sylvie Germain È, Sylvie Germain. Les essais Ð un espace transgŽnŽrique, ƒtudes rŽunies par Mariska Koopman-Thurlings, Amsterdam Ð New York, ƒditions Rodopi, CRIN t. 56, 2011, p. 83-96 251 - BONAZZI Mathilde, Ç La reprŽsentation du style de Sylvie Germain dans la critique littŽraire ou le style inaperu È, La Langue de Sylvie Germain, " En mouvement dՎcriture ", CŽcile Narjoux et Jacques DŸrrenmatt (dir.), Dijon, ƒditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.195-212 252 - BONTE Michel, Ç La nuit, de Mauriac ˆ Sylvie Germain : de La Fin de la nuit, au Livre des Nuits et ˆ Tobie des marais È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (Žd.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littŽraires, 2003, p.41-51 253 - BRICCO ƒlisa, Ç La dynamique des avant-textes dans Le Livre des Nuits et LÕEnfant MŽduse de Sylvie Germain È, Rosa Galli Pellegrini (Žd), StratŽgies narratives 2, le roman contemporain, Žd. Rosa Galli Pellegrini, Bari-Paris, Schena-Presses de lÕuniversitŽ de Paris-Sorbonne, 2003, p.143-165 Ç Les jeux paratextuels È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (Žd.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littŽraires, 2003, p.163-179 Ç Sylvie Germain, romancire des destins perdus et retrouvŽs È, Trois Žtudes sur le roman de lÕextrme contemporain, Marie Ndiaye, Sylvie Germain, Michel Chaillou, Rosa Galli Pellegrini (Žd.), Bari-Paris, Schena (Biblioteca della ricerca Cultura Straniera, 130), Presses de lÕUniversitŽ de Paris-Sorbonne, 2004, p.51-120 Ç Marginales et solitaires dans les romans de Sylvie Germain, Dominique Mainard, Marie Ndiaye et Marie Redonnet È, LÕEmpreinte du social dans le roman depuis 1980, Michel Collomb (Žd.), Montpellier, UniversitŽ Montpellier III, Centre dՎtude du XXe sicle, 2005, p.259-269 Ç LÕart comme dŽclencheur de fiction chez : Sylvie Germain, Pierre Michon, Pascal Quignard È, Art et littŽrature : regards sur les auteurs contemporains, textes rŽunis par Fabiani Daniela et Herly Claude, Paris, LÕHarmattan, 2006, p.155-168 [Actes du colloque international LÕart dans la littŽrature contemporaine, Rome, 31 mars-2 avril 2005] Ç Le dŽbut et la fin : Žvolution dÕune relation textuelle dans le roman contemporain ? È, Actes du Colloque Ç Le dŽbut et la fin. Une relation critique È, organisŽ ˆ Toulouse Le Mirail, avril 2005, dir. Andrea Del Lungo, Ç Sylvie Germain, Pierre Michon, Pascal Quignard : lÕart comme dŽclencheur de la fiction È, Art et littŽrature. Regards sur les auteurs

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contemporains, Daniela Fabiani et Claude Herly (Žd.), Paris, LÕHarmattan, 2006, p.155-168 Ç ƒclats de sel de Sylvie Germain : un roman mosa•que È, Publifarum, dossier Ç Femmes de paroles, paroles de femmes. Hommage ˆ Giorgio de Piaggi È, n¡3, 2006 Ç Patience et songe de lumire de Sylvie Germain : entre essai et poŽsie È, Sylvie Germain. Les essais Ð un espace transgŽnŽrique, Žtudes rŽunies par Mariska Koopman-Thurlings, Amsterdam Ð New York, ƒditions Rodopi, CRIN, t. 56, 2011, p. 123-136 254 - CAHNƒ Pierre, Ç La saisie du temps dans lÕÏuvre de Sylvie Germain. Les formes en Ðant È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 2229 aožt 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.147-152 255 - CƒLƒRIER Patricia-Pia, Ç Nuit dÕAmbre È, French Review, n¡ 63, 1989, p.205-206 256 - CHAREYRON HŽlne, Ç Voyages aux pays des pres È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aožt 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.211-222 257 - CLANCIER Anne, WOLF-FƒDIDA Mareike et LEHALLE BŽatrice, Ç Ouvertures et rŽsonnances psychanalytiques actuelles de lÕÏuvre de Sylvie Germain È (table ronde animŽe par Alain Goulet), LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aožt 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.287-308 258 - CRETON Laurence, Ç " Du mal dÕaimer dans le dŽsert " ou les CŽphalophores, disciples modernes dÕOrphŽe dans lÕÏuvre de Sylvie Germain È, Roman 20-50, n¡ 39, Le Livre des nuits, Nuit-dÕAmbre et ƒclats de sel, de Sylvie Germain, Marie-HŽlne Boblet et Alain Schaffner (Žd.), juin 2005, p.25-37 259 - DE LE COURT Isabelle, Ç Sylvie Germain et la peinture. visuelle, Žvocation et imaginaire È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aožt 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.99-117 260 - DEMANZE Laurent, Ç Le diptyque effeuillŽ È, Roman 20-50, n¡ 39, Le Livre des Nuits, NuitdÕAmbre et ƒclats de sel, de Sylvie Germain, Marie-HŽlne Boblet et Alain Schaffner (Žd.), juin 2005, p.63-72 Ç La chambre enclose dans le miroir : mŽlancolie de lÕenfance È, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, ƒclats dÕenfance È, ƒvelyne Thoizet (Žd.), 2006, p.45-53 Ç Sylvie Germain, biographe de la voix È, Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque de lÕuniversitŽ de Ha•fa, 20-21 mars 2006, Jacqueline Michel et Isabelle Dotan (Žd.), Bucarest, EST Samuel Tastet ƒditeur, 2006, p.79-87 Ç Les trois coffrets È, Sylvie Germain. Regards croisŽs sur ImmensitŽs, Mariska Koopman-Thurlings (dir.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques LittŽraires, 2008, p.47-60

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Ç Sylvie Germain : les plis du baroque È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aožt 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.185-196 Ç Pour une poŽtique de la mŽmoire. Discussion È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aožt 2007), Alain Goulet (dir.), avec la participation de Sylvie Germain, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.236-237 261 - DOTAN Isabelle, Ç Narrer la douleur : La Pleurante des rues de Prague È, Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque de lÕuniversitŽ de Ha•fa, 20-21 mars 2006, Jacqueline Michel et Isabelle Dotan (Žd.), Bucarest, EST Samuel Tastet ƒditeur, 2006, p.141-146 Ç Du vide au Vide. Une rŽvision de la pensŽe existentialiste È, Sylvie Germain. Regards croisŽs sur ImmensitŽs, Mariska Koopman-Thurlings (dir.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques LittŽraires, 2008, p.161-174 Ç Les ƒchappŽes tragiques de la douleur È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aožt 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.263-272 262 - DOTTIN HŽlne, Ç Des ƒcritures ˆ lՎcriture : lÕun des Žtranges chemins menant ˆ la connaissance È, Roman 20-50, n¡ 39, Le Livre des Nuits, NuitdÕAmbre et ƒclats de sel, de Sylvie Germain, Marie-HŽlne Boblet et Alain Schaffner (Žd.), juin 2005, p.97-105 263 - DUCAS Sylvie, Ç "MŽmoire mendiante" et "magie de lÕencre" : lՎcriture au seuil du mythe dans ƒclats de sel È, Roman 20-50, n¡39, Le Livre des Nuits, Nuit-dÕAmbre et ƒclats de sel, de Sylvie Germain, Marie-HŽlne Boblet et Alain Schaffner (Žd.), juin 2005, p.85-96 Ç Enfance, deuil et construction identitaire È, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, ƒclats dÕenfance È, ƒvelyne Thoizet (Žd.), 2006, p.55-66 Ç "Prose pensive" et pensŽe nomade : se dire sans parler de soi È, Sylvie Germain. Les essais Ð un espace transgŽnŽrique, Žtudes rŽunies par Mariska Koopman-Thurlings, Amsterdam Ð New York, ƒditions Rodopi, CRIN, t. 56, 2011, p. 25-44 264 - ERTEM Cengiz, Ç De lÕÎdipe dÕAndrŽ Gide au Magnus de Sylvie Germain È, Littera (Ankara), Ç LÕÎuvre de Sylvie Germain È, n¡ 24, juin 2009, p.69-74 265 - FABIANI Daniela, Ç LՃcrivain et ses doubles dans ImmensitŽs È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (Žd.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littŽraires, 2003, p.149-162 266 - FISHER Claudine GuŽgan, Ç Sylvie Germain, la faiseuse de mythes È, Revue Francophone de Louisiane, VII, partie 2, 1993, p.131-143 267 - FORTIN Jutta, Ç Entre petitesse et immensitŽ : fragmentations et dŽtails poignants È, Sylvie Germain. Regards croisŽs sur ImmensitŽs, Mariska Koopman-Thurlings (dir.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques LittŽraires, 2008, p.61-78

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268 - FUKS Paul, Ç Le rve-ŽveillŽ de Tobie È, Imaginaire & Inconscient, n¡ 11, 2003/3, p.93-105 269 - GARFITT Toby, Ç Pour dŽchiffrer le monde È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (Žd.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littŽraires, 2003, p.203-214 Ç Les Žcholalies de Sylvie Germain È, Sylvie Germain. Regards croisŽs sur ImmensitŽs, Mariska Koopman-Thurlings (dir.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques LittŽraires, 2008, p.97-106 Ç Sylvie Germain et Emmanuel Levinas È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aožt 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.79-88 Ç Les figures de lՎcho dans lÕÏuvre de Sylvie Germain È, La Langue de Sylvie Germain, " En mouvement dՎcriture " È, CŽcile Narjoux et Jacques DŸrrenmatt (dir.), Dijon, ƒditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.101-112 Ç Traire les biques : de lÕessai comme traite È, Sylvie Germain. Les essais Ð un espace transgŽnŽrique, ƒtudes rŽunies par Mariska Koopman-Thurlings, Amsterdam Ð New York, ƒditions Rodopi, CRIN, t. 56, 2011, p. 97-106 270 - GASPARI SŽverine, Ç Le Livre des Nuits, Nuit-dÕAmbre : des Corps enchantŽs aux Corps chantŽs È, Roman 20-50, n¡ 39, Le Livre des Nuits, NuitdÕAmbre et ƒclats de sel, de Sylvie Germain, Marie-HŽlne Boblet et Alain Schaffner (Žd.), juin 2005, p.51-61 271 - GEAT Marina, Ç Memoria trauma e metamorfosi : LÕEnfant MŽduse di Sylvie Germain È, Quaderni del Dipartimento di Scienze della Communicazione, Universitˆ di Salerno, Roma, Carocci, 2000 272 - GHITEANU Serenela, Ç Travail du deuil dans LÕInaperu de Sylvie Germain È, Buletinul, Universitati Petrol Ð Gaze di Ploiesti, Philology Series, 61, 1, 2009 273 - GODARD Roger, Ç Sylvie Germain, Chanson des mal-aimants È, ItinŽraires du roman contemporain, Paris, Armand Colin, 2006, p.11-40 274 - GOULET Alain, Ç Des ƒrinyes au sourire maternel dans Le Livre des Nuits È, Roman 20-50, n¡ 39, Le Livre des Nuits, Nuit-dÕAmbre et ƒclats de sel, de Sylvie Germain, Marie-HŽlne Boblet et Alain Schaffner (Žd.), juin 2005, p.39-49 Ç LÕEnfant MŽduse, plongŽe au pays de lÕenfance È, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, ƒclats dÕenfance È, ƒvelyne Thoizet (Žd.), 2006, p.163-174 Ç Sylvie Germain et son Ïuvre È, Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque de lÕuniversitŽ de Ha•fa, 20-21 mars 2006, Jacqueline Michel et Isabelle Dotan (Žd.), Bucarest, EST Samuel Tastet ƒditeur, 2006, p.13-16 Ç Magnus : conte, roman dÕapprentissage, fable È, Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque de lÕuniversitŽ de Ha•fa, 20-21 mars 2006, Jacqueline Michel et Isabelle Dotan (Žd.), Bucarest, EST Samuel Tastet ƒditeur, 2006, p.89-100

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Ç Introduction È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aožt 2007), Alain Goulet (dir.), avec la participation de Sylvie Germain, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.9-16 Ç Cryptes et fant™mes : ˆ la source des fictions de Sylvie Germain. Discussion È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 2229 aožt 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.241-256 Ç Les Nuits de Sylvie Germain et le pari de Pascal È, Narratives of French Modernity : Themes, Forms and Metamorphoses. Essays in honour of David Gascoigne, Lorna Milne et Mary Orr (Žd.), Bern, Peter Lang Ç LÕÎuvre de Sylvie Germain, une nourriture pour notre temps È, LՃcole des Lettres II, 2008 Ç Sylvie Germain romancire : notre contemporaine capitale ? È, MŽmoires de lÕAcadŽmie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Caen, XLIV, 2008, p. 69- 81 Ç LÕÎuvre de Sylvie Germain È, Littera (Ankara), Ç LÕÎuvre de Sylvie Germain È, n¡ 24, juin 2009, p.19-32 Ç Sylvie Germain : mystres et bŽances de la vie psychiques È, Elseneur n¡25 Ç ReprŽsenter la vie psychique È, Presses Universitaires de Caen, 2010, p.223-238 275 - GOUSSARD Jean-Baptiste, Ç LÕesthŽtique du fragment dans la poŽtique de Magnus È, La Langue de Sylvie Germain, " En mouvement dՎcriture " , CŽcile Narjoux et Jacques DŸrrenmatt (dir.), Dijon, ƒditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.127-144 276 - GRANDJEAN Monique, Ç Des racines et des ailes : Sylvie Germain et Etty Hillesum È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (Žd.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littŽraires, 2003, p.75- 86 277 - GROSBOIS Delphine, Ç Le Mythe de MŽduse dans lÕÏuvre de Sylvie Germain : LÕEnfant MŽduse È, Recherches sur lÕimaginaire, Angers, Presses de lÕUniversitŽ dÕAngers, 2002, n¡ 28, p.187-199 278 - GUGELOT FrŽdŽric, Ç Le bŽgaiement du Pre Delombre. La figure du prtre dans la littŽrature franaise aujourdÕhui È, La Croix et la bannire. LՎcrivain catholique en francophonie (XVIIe-XXIe sicles), Alain Dierkens et al., Bruxelles, ƒditions de lÕUniversitŽ de Bruxelles, coll. Problmes dÕhistoire des religions, tome XVII, 2007, p.183-190 279 - HELM Yolande, Ç GermainÕs ƒclats de sel È, The French Review, t. 71, 1997-1998, p.136-167 280 - HENKY Danile, Ç LÕEncre du poulpe de Sylvie Germain, ou la rŽcriture du reniement de Pierre È, Religiologiques, 26, printemps 2003, p.35-51 281 - HERLY Claude, Ç Vermeer, Sylvie Germain et la lumire È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (Žd.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littŽraires, 2003, p.53-59

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282 - "LDEM Arzu, Ç Le Livre des Nuits : un roman, un texte È, Littera (Ankara), Ç LÕÎuvre de Sylvie Germain È, n¡ 24, juin 2009, p. 47-54 283 - JOLLIN-BERTOCCHI Sophie, Ç La phrase de Sylvie Germain dans Le Livre des Nuits : entre rŽcit et poŽsie È, La Langue de Sylvie Germain, " En mouvement dՎcriture ", CŽcile Narjoux et Jacques Džrrenmatt (dir.), Dijon, ƒditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.85-100 284 - KOOPMAN-THURLINGS Mariska, Ç Le sacrŽ en morceaux : de Nirvana ˆ Sylvie Germain È, Religiogiques, 26, printemps 2003, p.67-78 Ç ImmensitŽs de Sylvie Germain : lՎvolution spirituelle de Prokop Poupa et la pensŽe de Levinas È, in Sjef Houppermans (Žd), Territoires et terres dÕhistoires Perspectives, horizons, jardins secrets dans la littŽrature franaise dÕaujourdÕhui, Amsterdam, Rodopi, 2005, p.103-121 Ç La qute de la mre È, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, ƒclats dÕenfance È, ƒvelyne Thoizet (Žd.), 2006, p.23-32 Ç Dire lÕindicible : Sylvie Germain et la question juive È, Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque de lÕuniversitŽ de Ha•fa, 20-21 mars 2006, Jacqueline Michel et Isabelle Dotan (Žd.), Bucarest, Samuel Tastet Est ƒditeur, 2006, p.101-109 Ç La vertu du bricolage dans Tobie des Marais de Sylvie Germain È, Bricoler la mŽmoire, Ria van den Brandt et Mariska Koopman-Thurlings (Žd), Paris, Žd. du Cerf, 2007, p.197-208 Ç LÕespace magique de Sylvie Germain dans Jours de colre È, PoŽtiques de lÕespace dans les Ïuvres fantastiques et de sciences fiction, Franoise Dupeyron-Lafay et Arnaud Huftier (Žd.), Paris, Michel Houdiard ƒditeur, 2007, p.188-200 Ç Temps et mŽmoire È, Sylvie Germain. Regards croisŽs sur ImmensitŽs, Mariska Koopman-Thurlings (dir.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques LittŽraires, 2008, p.175-189 Ç Du pre, du frre et du Saint-Esprit (ˆ propos de Sylvie Germain) È, Relations familiales dans les littŽratures franaise et francophone des XXe et XXIe sicles. La Figure du pre, Murielle Lucie ClŽment et Sabine van Wesemael (Žd.), Paris, LÕHarmattan, 2008, p.237-244 Ç Pour une poŽtique de la mŽmoire È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aožt 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.223-240 Ç Figures de rŽpŽtitions dans Jours de colre È, La Langue de Sylvie Germain, "En mouvement dՎcriture ", CŽcile Narjoux et Jacques DŸrrenmatt (dir.), Dijon, ƒditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.53-64 Ç Essai-fiction, fiction-essai È, Sylvie Germain. Les essais Ð un espace transgŽnŽrique, Žtudes rŽunies par Mariska Koopman-Thurlings, Amsterdam Ð New York, ƒditions Rodopi, CRIN, t. 56, 2011, p. 59-74

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285 - KWASCHIN Jo‘lle, Ç Noires clartŽs de Sylvie Germain È, La Revue Nouvelle, Bruxelles, XCV, 1, 1992, p.92-97 286 - LAMBERT JŽrŽmy, Ç L'espace labyrinthique dans Magnus : De lÕerrance physique ˆ lÕitinŽraire spirituel È, Littera (Ankara), Ç LÕÎuvre de Sylvie Germain È, n¡ 24, juin 2009, p. 75-88 287 - LANOT BŽnŽdicte, Ç Le dire de Sylvie Germain : de la traversŽe de la mŽmoire ˆ une Žcriture poŽtique romanesque È, Elseneur, n¡ 9, Le Sujet de lՎcriture, Caen, Presses Universitaires de Caen, 1994, p.59-95 Ç Images, mythmes et merveilleux chrŽtien dans lÕÏuvre de Sylvie Germain È, Roman 20-50, n¡ 39, Le Livre des Nuits, Nuit-dÕAmbre et ƒclats de sel, de Sylvie Germain, Marie-HŽlne Boblet et Alain Schaffner (Žd.), juin 2005, p.15-23 Ç Le complexe dÕIsaac È, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, ƒclats dÕenfance È, ƒvelyne Thoizet (Žd.), 2006, p.33-44 Ç ƒchos du silence È, Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque de lÕuniversitŽ de Ha•fa, 20-21 mars 2006, Jacqueline Michel et Isabelle Dotan (Žd.), Bucarest, Samuel Tastet Est ƒditeur, 2006, p.65-75 Ç ƒcriture des ƒcritures. Les motifs bibliques dans lÕÏuvre de Sylvie Germain È, Esprit et Vie, n¡181, novembre 2007, p.1-9 Ç ImmensitŽs. Fable du deuil et morale du renoncement È, Sylvie Germain. Regards croisŽs sur ImmensitŽs, Mariska Koopman-Thurlings (dir.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques LittŽraires, 2008, p.11-33 Ç Reconstruire, dit-elle. Les reprŽsentations du dŽsir et du manque (Žtude comparŽe du Ravissement de Lol V. Stein et de Magnus), LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aožt 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.273-286 288 - LE MARINEL Jacques, Ç Tobie des marais de Sylvie Germain È, ƒcole des lettres, coll. Second cycle, 93/3, 2001, p.43-56 Ç ƒtudier un roman contemporain en premire. Sylvie Germain : Magnus È, ƒcole des lettres, coll. Second cycle, n¡11-12 septembre 2006 289 - LEROUX Yves, Ç Cadrage et technique narrative dans Jours de colre È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (Žd.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littŽraires, 2003, p.181-190 290 - LEUWERS Daniel, Ç Sylvie Germain ou le surcro”t de rŽalitŽ È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (Žd.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littŽraires, 2003, p.181-190 Ç Sylvie Germain ou le surcro”t de rŽalitŽ È, Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque de lÕuniversitŽ de Ha•fa, 20-21 mars 2006, Jacqueline Michel et Isabelle Dotan (Žd.), Bucarest, Samuel Tastet Est ƒditeur, 2006, p.17-20

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291 - LƒVY Mireille, Ç La voix des anges È, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, ƒclats dÕenfance È, ƒvelyne Thoizet (Žd.), 2006, p.67-78 292 - LINKHORN RenŽe, Ç Jours de colre È, The French Review, t. 64, 1990, p.204-206 293 - LOGIƒ Laetitia, Ç Sylvie Germain et son Ïuvre È, Actes du colloque de lÕuniversitŽ de Ha•fa, 20-21 mars 2006, Jacqueline Michel et Isabelle Dotan (Žd.), Bucarest, Samuel Tastet Est ƒditeur, 2006, p.129-140 Ç Le corps mŽlancolique : prŽsence de lÕandrogyne dans lÕÏuvre de Sylvie Germain È, Sylvie Germain et son Ïuvre, textes rŽunis et prŽsentŽs par Jacqueline Michel et Isabelle Dotan, Bucarest, Samuel Tastet Est ƒditeur, 2006 294 - LOGIƒ-MASQUELIER Laetitia, Ç Cris et pŽpiements dans lÕÏuvre de Sylvie Germain È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aožt 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.137146 295 - LUCAS Franoise, Ç Quand voir cÕest faire. LՎnonciation performative et le trou de la serrure È, ƒtudes littŽraires, t. XXVIII, n¡ 3, hiver 1996, p.29-42 296 - MAGILL Michle, Ç Sylvie Germain : la passion de lÕinfime È, Romance Notes, n¡ 41/1, 2000, p.121-127 297 - MARIANI Marinella, Ç Un voyage intŽrieur : le r™le de la lumire dans LÕEnfant MŽduse È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (Žd.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littŽraires, 2003, p.119-132 298 - MICHEL Jacqueline, Ç Sylvie Germain et le rŽcit de la douleur È, Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque de lÕuniversitŽ de Ha•fa, 20-21 mars 2006, Jacqueline Michel et Isabelle Dotan (Žd.), Bucarest, Samuel Tastet Est ƒditeur, 2006, p.35-42 299 - MICHEL Raymond, Ç Sylvie Germain : Tobie des Marais ou le secret du texte È, Le Discours religieux, son sŽrieux, sa parodie en thŽologie et en littŽrature, UniversitŽ de Metz, Centre de recherche Ç PensŽe ChrŽtienne È, les Žditions du Cerf, Paris, 2001, p.331-372 300 - MICHELET-JACQUOT ValŽrie, Ç Les mots dans les romans de Sylvie Germain È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aožt 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.121-136 Ç Fragments de bonheur : PoŽtique de lÕinstant zŽro chez Sylvie Germain È, Littera (Ankara), Ç LÕÎuvre de Sylvie Germain È, n¡ 24, juin 2009, p. 103-118 301 - MONTERO ARAQUE Mercedes, Ç Sarra, Anna, DŽborahÉ Du fŽminin dans le merveilleux de Sylvie Germain È, Cahiers du Cerf, 6, 1999, p.135-150 Ç LÕesthŽtique du " corps-dŽchet " de cette fin de sicle : Virginie Despentes et Sylvie Germain È, Iris, n¡ 19, 2000, LÕImaginaire des

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dŽchets, Centre de Recherche sur lÕimaginaire, UniversitŽ de Grenoble III, p.103-114 Ç Les ƒchos du silence ˆ la fin des temps : Žtude des mythes bibliques chez Sylvie Germain È, Eid™lon, n¡ 58, La Fin des Temps II, mars 2001 302 - MORICHEAU-AIRAUD BŽrengre, Ç La sŽduction du mot comme plongŽe dans lÕintime È, La Langue de Sylvie Germain, " En mouvement dՎcriture ", CŽcile Narjoux et Jacques DŸrrenmatt (dir.), Dijon, ƒditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.113-125 303 - MORZEWSKI Christian, Ç LÕEnfant MŽduse ou lÕenfance bestournŽe È, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, ƒclats dÕenfance È, ƒvelyne Thoizet (Žd.), 2006, p.143-151 304 - MOTARD-NOAR Martine, Ç Assertions narratoriales et choix linguistiques : lÕabsolu de lÕinconnu chez Sylvie Germain È, La Langue de Sylvie Germain, " En mouvement dՎcriture " È, CŽcile Narjoux et Jacques DŸrrenmatt (dir.), Dijon, ƒditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.39-52 305 - MOYLE Matthew, Ç Le mot "Dieu" comme Žcho du silence È, Sylvie Germain. Les essais Ð un espace transgŽnŽrique, ƒtudes rŽunies par Mariska Koopman-Thurlings, Amsterdam Ð New York, ƒditions Rodopi, CRIN, t. 56, 2011, p. 113-122 306 - MULDER Etty, Ç Musique divine et musique terrestre, lÕinterprŽtation acoustique du monde È, Sylvie Germain. Regards croisŽs sur ImmensitŽs, Mariska Koopman-Thurlings (dir.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques LittŽraires, 2008, p.107-119 307 - NARJOUX CŽcile, D†RRENMATT Jacques, Ç En mouvement dՎcriture : lÕÏuvre de Sylvie Germain au tournant du sicle È, La Langue de Sylvie Germain, " En mouvement dՎcriture ", sous la direction de CŽcile Narjoux et Jacques DŸrrenmatt, Dijon, ƒditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.7-18 308 - NARJOUX CŽcile, Ç LՎcriture des commencements È, Roman 20-50, n¡ 39, Le Livre des Nuits, Nuit-dÕAmbre et ƒclats de sel, de Sylvie Germain, Marie-HŽlne Boblet et Alain Schaffner (Žd.), juin 2005, p.73-84 Ç LÕextrmement petit en appelait ˆ lÕinfiniment grand. Lyrisme et ironie dans ImmensitŽs È, Sylvie Germain. Regards croisŽs sur ImmensitŽs, Mariska Koopman-Thurlings (dir.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques LittŽraires, 2008, p.79-96 Ç " Quelle est cette main ? " ou lՎnonciation paradoxale dans Les Personnages de Sylvie Germain È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aožt 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.153-166 Ç Le prŽsent de Sylvie Germain È, La Langue de Sylvie Germain, " En mouvement dՎcriture ", CŽcile Narjoux et Jacques DŸrrenmatt (dir.), Dijon, ƒditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.145-161 Ç La Langue de Sylvie Germain : un style mystique et poŽtique È, La Langue de Sylvie Germain, " En mouvement dՎcriture ", CŽcile Narjoux et

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Jacques DŸrrenmatt (dir.), Dijon, ƒditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.223-227 309 - OLLIVIER Sophie, Ç Le Livre de Job chez Sylvie Germain et Dosto•evski È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (Žd.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littŽraires, 2003, p.23-40 310 - …ZCAN Emin, Ç Le sacrŽ et le profane dans la fiction : deux livres, un film È, Littera (Ankara), Ç LÕÎuvre de Sylvie Germain È, n¡ 24, juin 2009, p. 5562 311 - OZOLINA Olga, Ç Enseigner Sylvie Germain en Lettonie È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (Žd.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littŽraires, 2003, p.95-105 312 - PARRY Margaret, Ç ƒtrangers ˆ nous-mmes : le dŽfi du regard dans Le Livre des Nuits È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (Žd.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littŽraires, 2003, p.13-22 313 - PEETERS LŽopold, Ç Langage et incarnation dans lÕÏuvre de Sylvie Germain È, Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque de lÕuniversitŽ de Ha•fa, 20-21 mars 2006, Jacqueline Michel et Isabelle Dotan (Žd.), Bucarest, Samuel Tastet Est ƒditeur, 2006, p.21-30 314 - PERRY ƒdith, Ç LÕenfance des noms È, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, ƒclats dÕenfance È, ƒvelyne Thoizet (Žd.), 2006, p.120-130 315 - PICOCHE Jean-Louis, Ç Sylvie Germain et la littŽrature hispanique È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (Žd.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littŽraires, 2003, p.87-93 316 - PIGUET Patrick, Ç Le lyrisme et lÕexpŽrience du dŽpouillement È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (Žd.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littŽraires, 2003, p.133-145 317 - POULOIN GŽrard, Ç Des voix singulires ˆ Prague È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aožt 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.41-54 318 - RANNOUX Catherine, Ç PoŽtique du dialogisme, Les Personnages de Sylvie Germain È, La Langue de Sylvie Germain, " En mouvement dՎcriture " È, CŽcile Narjoux et Jacques DŸrrenmatt (dir.), Dijon, ƒditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.213-222 Ç Le bruissement des discours : Les Personnages, Grande Nuit de Toussaint, CŽphalophores de Sylvie Germain È, Sylvie Germain. Les essais Ð un espace transgŽnŽrique, ƒtudes rŽunies par Mariska KoopmanThurlings, Amsterdam Ð New York, ƒditions Rodopi, CRIN, t. 56, 2011, p. 59-74 319 - ROCHE Anne, Ç Le rapport ˆ la bibliothque È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aožt 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.29-40

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320 - ROEDERER Christiane, Ç Pourquoi des potes en un temps dÕindigence ? È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (Žd.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littŽraires, 2003, p.63-73 Ç LÕacquiescement de Prokop È, Sylvie Germain. Regards croisŽs sur ImmensitŽs, Mariska Koopman-Thurlings (dir.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques LittŽraires, 2008, p.121-139 321 - RÎLENS Nathalie, Ç Sylvie Germain, Žblouie par la peinture È, Sylvie Germain. Les essais Ð un espace transgŽnŽrique, Žtudes rŽunies par Mariska Koopman-Thurlings, Amsterdam Ð New York, ƒditions Rodopi, CRIN, t. 56, 2011, p. 137-148 322 - RULLIER-THEURET Franoise, Ç Les PŽniel et la multiplication des noms È, La Langue de Sylvie Germain, " En mouvement dՎcriture ", CŽcile Narjoux et Jacques DŸrrenmatt (dir.), Dijon, ƒditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.65-82 323 - SCHAFFNER Alain, Ç LÕEurope centrale dans les derniers romans de Sylvie Germain È, Le Roman et lÕEurope, Paris, PUF, 1997, p. 341-352 [Actes du colloque dÕAmiens du 21-23 novembre 1996 sous la direction de Jacqueline LŽviValensi et Alain Fenet] Ç Le rŽenchantement du monde : Tobie des marais de Sylvie Germain È, Le Roman franais au tournant du XXIe sicle, Bruno Blanckeman, Aline MuraBrunel et Marc Dambre (Žd.), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p.537-547 Ç Le fant™me du passŽ. ƒcriture et mŽmoire dans La Pleurante des rues de Prague de Sylvie Germain È, Otrante, n¡ 18, KimŽ, automne 2005 324 - SCHEIDHAUER Marie-Louise, Ç Anamorphoses, mŽtamorphoses, dans ƒclats de sel et Tobie des marais È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (Žd.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littŽraires, 2003, p.191-202 325 - SOUCY Pierre-Yves, Ç Dans les plis de lÕÏuvre : sensations et perception du monde È, Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque de lÕuniversitŽ de Ha•fa, 20-21 mars 2006, Jacqueline Michel et Isabelle Dotan (Žd.), Bucarest, Samuel Tastet est ƒditeur, 2006, p.43-52 326 - SPAES-DUCAS Sylvie, Ç MŽmoire mendiante et magie dÕencre : lՎcriture au seuil du mythe (ƒclats de sel) È, Roman 20-50, n¡ 39, Le Livre des Nuits, Nuit-dÕAmbre et ƒclats de sel, de Sylvie Germain, Marie-HŽlne Boblet et Alain Schaffner (dir.), juin 2005, p.85-96 327 - STEFKOVIC (MORIS) Milne, Ç La figure de lÕenfant-pote È, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, ƒclats dÕenfance È, ƒvelyne Thoizet (Žd.), 2006, p.93-104 Ç LՎcriture de lÕeffacement dans les romans de Sylvie Germain È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aožt 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.167-182

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Ç Sylvie Germain et Andre• Tarkovski : passeurs de lÕinvisible È, Littera (Ankara), Ç LÕÎuvre de Sylvie Germain È, n¡ 24, juin 2009, p. 89-102 Ç La langue de Sylvie Germain : un style mystique et poŽtique È, La Langue de Sylvie Germain, " En mouvement dՎcriture ", CŽcile Narjoux et Jacques DŸrrenmatt (dir.), Dijon, ƒditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.21-37 328 - TAUTZ Mirjam, Ç De lÕidentitŽ ˆ lÕexotisme dans une perspective de transfert : lÕexemple de quelques romans franais en Allemagne È, IdentitŽ en mŽtamorphose dans lՎcriture contemporaine, De Rinner Fridrun (dir.), Aix-en-Provence, Publication de lÕUniversitŽ de Provence, coll. Textuelles littŽrature, 2006, p.231-239 Ç Transferts littŽraires contemporains : Jean ƒchenoz et Sylvie Germain en Allemagne È, Roman 20-50, n¡44, dŽcembre 2007, p.151-164 Ç La Langue de Sylvie Germain en traduction allemande È, La Langue de Sylvie Germain, " En mouvement dՎcriture ", CŽcile Narjoux et Jacques DŸrrenmatt (dir.), Dijon, ƒditions Universitaires de Dijon, Coll. Langages, 2011, P.165-193 329 - THOIZET ƒvelyne, Ç Le cri de la naissance È, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, ƒclats dÕenfance È, ƒvelyne Thoizet (Žd.), 2006, p.79-92 Ç Des Žclats de miroir au miroir du livre È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aožt 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.197-210 Ç "La visibilitŽ secrte" des choses dans les essais de Sylvie Germain È, Sylvie Germain. Les essais Ð un espace transgŽnŽrique, Žtudes rŽunies par Mariska Koopman-Thurlings, Amsterdam Ð New York, ƒditions Rodopi, CRIN, t. 56, 2011, p. 149-166 330 - TISON Guillemette, Ç Sylvie Germain Žcrit pour la jeunesse : LÕEncre du poulpe È, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, ƒclats dÕenfance È, ƒvelyne Thoizet (Žd.), 2006, p.131-141 331 - TRAVERS DE FAULTRIER Sandra, Ç ætre aimŽ ˆ vide È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aožt 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.69-78 332 - TRITSMANS Bruno, Ç PoŽtique de la brume et du tissage chez Sylvie Germain È, Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque de lÕuniversitŽ de Ha•fa, 20-21 mars 2006, Jacqueline Michel et Isabelle Dotan (Žd.), Bucarest, Samuel Tastet Est ƒditeur, 2006, p.113-120 333 - TROUVE Alain, Ç Se dŽsaltŽrer au lait noir de lÕaube ? È : intertextes et trajets identitaires dans Magnus de Sylvie Germain È, Lire lÕhŽtŽrogŽnŽitŽ romanesque, Reims, ƒpure, 2009, p.71-81 334 - VAN DEN BRANDT Ria, Ç Sylvie Germain, Etty Hillesum et le mal È, Sylvie Germain. Les essais Ð un espace transgŽnŽrique, Žtudes rŽunies par Mariska Koopman-Thurlings, Amsterdam Ð New York, ƒditions Rodopi, CRIN, t. 56, 2011, p. 106-112

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335 - VAN DEN HOOGEN Toine, Ç Aux toilettes, ThŽo-logie et le contrepoint de la rŽalitŽ quotidienne È, Sylvie Germain. Regards croisŽs sur ImmensitŽs, Mariska Koopman-Thurlings (dir.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques LittŽraires, 2008, p.141-160 336 - VANHOUTTE Diane, Ç LÕenfant de la guerre : Ferdinand en son corps monument È, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, ƒclats dÕenfance È, ƒvelyne Thoizet (Žd.), 2006, p.153-162 337 - WEBER Anne-Ga‘lle, Ç La voix des anges È, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, ƒclats dÕenfance È, ƒvelyne Thoizet (Žd.), 2006, p.105-120 338 - WILSON Emma, Ç Sylvie Germain: an introduction È, Sylvie Germain, The Weeping Woman on the streets of Prague, traduction de Judith Landry, Sawtry, Dedalus, 1993, p.15-24 339 - YILANCIO#LU Seza, Ç Sylvie Germain et une Žcriture rŽflexive È, Littera (Ankara), Ç LÕÎuvre de Sylvie Germain È, n¡ 24, juin 2009, p.63-68 Presse, comptes-rendus journaux et revues (sŽlection) 340 - ABESCAT Michel et Fabienne PASCAUD, Ç Ë lՎcoute dÕune rumeur intŽrieure È, TŽlŽrama, n¡ 2907, 28 septembre 2005, p.50-52 341 - ALHAU Max, Ç Sylvie Germain, Jours de Colre È, La Nouvelle Revue Franaise, n¡ 443, dŽcembre 1989, p.122-123 Ç Sylvie Germain, LÕEnfant MŽduse È, La Nouvelle Revue Franaise, n¡ 461, juin 1991, p.114-115 342 - ALONZO Anne-Marie, Ç Une ŽpopŽe de la dŽmesure È, La Vie en rose, MontrŽal dŽcembre-janvier 1986 343 - AMETTE Jacques-Pierre, Ç Roman catholique È, Le Point, 5 mars 1994 344 - ANEX Georges, Ç Violence et nostalgie È, Le Journal de Genve, 11 novembre 1989 345 - ARMEL Aliette, Ç sans titre È, Magazine littŽraire, n¡ 445, septembre 2005, p.78 346 - BAGLIN Michel , Ç OpŽra muet È, Texture, 5 dŽcembre 2009 347 - BARILLƒ ƒlisabeth, Ç Lectures È, Atmosphres, mars 1997 348 - BEAUMIER Jean-Paul, Ç Sylvie Germain. La nuit de lÕencrier È, Nuit Blanche, avril 1986 349 - BENICHOU Franois, Ç EuropŽenne dÕoutre-mur È, Magazine LittŽraire, n¡ 318, fŽvrier 1994, p.68 350 - BENNET Paul, Ç Nuit dÕAmbre. La magie de Sylvie Germain È, QuŽbec, Le Soleil, 9 mai, 1987

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351 - BERGƒ Genevive, Ç LÕEnfant MŽduse È, Indications, n¡ 3, 48 sŽrie, avril 1991, p.41-44 352 - BERTIN Gilles, Ç Sylvie Germain. LÕinŽpuisable mŽmoire des images È, ƒcrire aujourdÕhui, n¡ 47, mai 1998, p.36-38 353 - BETTENFELD Franoise, Ç ƒclats de sel de Sylvie Germain È, La Nouvelle Revue Franaise, n¡ 517, fŽvrier 1996, p.117-121 354 - BLOCH-DANO ƒvelyne, Ç La maison de Christian Pirot È, Magazine LittŽrature, n¡ 364, janvier 1998, p.14 355 - BOUGNOUX Daniel, Ç Le rver-vrai de Sylvie Germain È, La Quinzaine littŽraire, n¡ 578, 15 mai 1991, p.13 Ç Fileuse de corps mlŽs È, La Quinzaine littŽraire, n¡ 597, 16 mars 1992 356 - BOUTHORS Jean-Franois, Ç Sylvie Germain se risque dans le livre de Tobie È, La Croix, 26-27 avril 1998 357 - BRAUDEAU Michel, Ç Dr™les de drames. LÕEnfant MŽduse de Sylvie Germain È, Le Monde, 15 mars 1991, p.16 358 - BRIAUD Anne, Entretien ˆ propos de Chanson des mal-aimants, Fonds thŽmatiques, Portraits dÕauteurs, 359 - BROYART Beno”t, Ç En terre humaine È, Le Matricule des Anges, n¡24, septembre-octobre 1998, p.36 Ç Grande Nuit de Toussaint de Sylvie Germain /Jean-Michel Fauquet È, Le Temps qu'il fait, Le Matricules des Anges, n¡ 35, juillet-aožt 2001 360 - CAFFIER Michel, Ç Avec Sylvie Germain, les annŽes 60 entre lÕapocalypse et le fantastique È, Nancy, LÕEst RŽpublicain, 21 mai 1987 361 - CAMINADE Emmanuelle, 9 Septembre 2008 362 - CECCATTY RenŽ de, Ç Les Visions et les chansons de Sylvie Germain È, Le Monde, 13 septembre 2002 363 - CLAIR Lucie, Ç Les ƒchos du silence È, Le Matricule des anges, n¡ 76, septembre 2006
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