these_A_CHAREYRON_HA_lA_ne_201...
October 31, 2017 | Author: Anonymous | Category: N/A
Short Description
l'enfance dans l'oeuvre de Sylvie Germain Sacrificing Haifa ......
Description
Echos d’enfance : les territoires de l’enfance dans l’oeuvre de Sylvie Germain H´el`ene Chareyron
To cite this version: H´el`ene Chareyron. Echos d’enfance : les territoires de l’enfance dans l’oeuvre de Sylvie Germain. Litt´eratures. Universit´e de Bourgogne, 2013. Fran¸cais. .
HAL Id: tel-00871058 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00871058 Submitted on 8 Oct 2013
HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of scientific research documents, whether they are published or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.
L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destin´ee au d´epˆot et `a la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publi´es ou non, ´emanant des ´etablissements d’enseignement et de recherche fran¸cais ou ´etrangers, des laboratoires publics ou priv´es.
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
UNIVERSIT DE BOURGOGNE UFR Lettres et Philosophie
THéSE Pour obtenir le grade de Docteur de lÕUniversit de Bourgogne Discipline : Littrature franaise Par Hlne CHAREYRON Soutenue le 5 fvrier 2013
CHOS DÕENFANCE Les territoires de lÕenfance dans lÕÏuvre de Sylvie Germain
Directeur de thse Monsieur le Professeur Jacques POIRIER
Jury
Madame BOBLET Marie-Hlne, Professeur, Universit de Caen Basse-Normandie Monsieur GOULET Alain, Professeur mrite de LÕUniversit de Caen BasseNormandie, Expert Monsieur Jol LOEHR, Matre de Confrences, H.D.R., Universit de Bourgogne Monsieur MORZEWSKI Christian, Professeur, Universit dÕArtois Monsieur POIRIER Jacques, Professeur, Universit de Bourgogne
1
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ë mon pre, disparu avant dÕavoir pu voir lÕaboutissement de ce travail. Le timbre de sa voix, la bont de son regard se glissent souvent en filigrane dans les interlignes de ce texte.
Ë ma mre, lÕamour si fort et fcondant, qui dcida de rester parmi nous. Son insatiable curiosit porte la diversit des spectacles du monde se faufile dans ces marges. Ë mes frres qui ont accept mes clipses Ë mes amis qui tolrent les ellipses Ë Anne, infiniment Ë Jules, indfectiblement
2
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
REMERCIEMENTS
Je souhaite exprimer ma trs profonde gratitude Monsieur le Professeur Jacques Poirier qui nÕa eu de cesse de me tmoigner sa confiance malgr mes conditions de travail des plus alatoires. Les pages qui suivent puisent son indulgente et patiente comprhension.
Je suis particulirement reconnaissante madame et messieurs les membres du jury qui ont accept de lire ce travail pour me faire bnficier de leurs remarques et remises en question afin de mÕaider progresser dans lÕexploration de ce nouveau paysage qui se prsente moi.
Je remercie Malou, Marc et Catherine qui ont eu la bont dÕamnager leur rare et prcieux temps pour une relecture attentive.
Ce travail doit, plus que je ne puis lÕcrire, au soutien dÕAnne avec qui jÕai pu partager mes rflexions et mes lubies. Nonobstant mes doutes rcurrents, elle mÕa toujours encourage et fait part de ses commentaires qui mÕont vit bien des bvues.
3
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
TABLE DES ABRVIATIONS
Les rfrences aux Ïuvres de Sylvie Germain sont indiques soit sous leur seul titre dans le fil du texte et des notes, soit par un des sigles suivants aprs une citation, suivi de la pagination :
AL : Ateliers de lumire : Piero della Francesca, Johannes Vermeer, Georges de La Tour, Paris, Descle de Brouwer, 2004. AV : LÕAveu, La Bartavelle, n¡3, octobre 1995. Notons que nous nous sommes rfr la consultation de la nouvelle sur les sites internet http://pppculture.free.fr/germain1.html. Aussi, la pagination correspondelle la correspondance des pages photocopies en format A4.
BR : Bohuslav Reynek Petrkov : un nomade en sa demeure, Saint Cyr-surLoire, Christian Pirot, coll. Maison dÕcrivain, 1998. C:
Cphalophores, Paris, Gallimard, coll. LÕun et lÕautre, 1997.
Ch : Le Chineur de merveilles, Nouvelle, Paris, Gallimard Jeunesse, 1996 CI : Couleurs de lÕInvisible, Neuilly-sur-Seine, Al Manar, coll. Mditerranes, 2002. CM : Chanson des mal-aimants, Paris, Gallimard, 2002, (coll. Folio n¡4004, 2004). CP : Clbration de la paternit. Regards sur saint Joseph, en collaboration avec liane Gondinet-Wallstein, Paris, Albin Michel, coll. Clbrations, 2001. CV : Cracovie vol dÕoiseaux, Monaco, ditions du rocher, coll. La fantaisie du voyageur, 2000. EH : Etty Hillesum, Paris, Pygmalion, coll. Chemin dÕternit, 1999. EM : LÕEnfant Mduse, Paris, Gallimard, 1991, (coll. Folio n¡2510, 1993). EP : LÕEncre du poulpe, Paris, Gallimard, coll. Page blanche, 1998. Ec : Les chos du silence, Paris, Descle de Brouwer, coll. Littrature ouverte, 1996. ES : clats de sel, Paris, Gallimard, 1996, (coll. Folio n¡3016, 1997). GT : Grande Nuit de Toussaint, Cognac, Le Temps quÕil Fait, 2000. HC : Hors champ, Paris, Albin Michel, 2009. Htr : LÕHtel des Trois Roses, nouvelle, Paris, Autrement, coll. Mutations, 1994. Im : Immensits, Paris, Gallimard, 1993, (coll. Folio n¡2766, 1995). In :
LÕInaperu, Paris, Albin Michel, 2008.
JC : Jours de colre, Paris, Gallimard, 1989, (coll. Folio n¡2316, 1991).
4
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ka : Ç Kalidoscope ou notules en marge du pre È, Voies de pres, voix de filles, Adine Sagalyn (d.), Paris, Maren Sell & Cie, 1988. LN : Le Livre des Nuits, Paris, Gallimard, 1985, (coll. Folio n¡1806, 1987). M:
Magnus, Paris, Albin Michel, 2005.
MV : Le monde sans vous, Paris, Albin Michel, 2011. MP : Mourir un peu, Paris, Descle de Brouwer, coll. Littrature ouverte, 2000. NA : Nuit-dÕAmbre, Paris, Gallimard, 1987, (coll. Folio n¡2073, 1989). OM : Opra muet, Paris, Maren Sell, 1989, (Gallimard, coll. Folio n¡2248, 1991). P:
Les Personnages, Paris, Gallimard, coll. LÕun et lÕautre, 2004.
PP : La Pleurante des rues de Prague, Paris, Gallimard, coll. LÕun et lÕautre, 1992, (coll. Folio n¡2590, 1994). PV : Perspectives sur le visage. Trans-gression, d-cration, trans-figuration, thse dactylographie, 1981. PS : Patience et songe de lumire, Charenton, Flohic, coll. Muses secrets, 1993. QA : Quatre actes de prsence, Paris, Descle de Brouwer, 2011. RV : Rendez-vous nomades, Paris, Albin Michel, 2012. ST : Songes du temps Paris, Descle de Brouwer, coll. Littrature ouverte, 2003. TM : Tobie des marais, Paris, Gallimard, 1998, (coll. Folio n¡3336, 2000). VC : Le Vent ne peut tre mis en cage, Bruxelles, Alice ditions, 2002.
Les reproductions sont extraites des Ïuvres suivantes : Couverture : Le Sacrifice dÕAbraham, dtail, huile sur toile par Andrea del Sarto, (1030x1383), 1527-1528. Michel-Ange, La Cration dÕAdam, dtail, fresque, Michel-Ange, (280cm x 570 cm), 1508-1512.
5
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
SOMMAIRE
L o tout commence
I II III
7
La rencontre dÕune Ïuvre et ses effets
8
Ce qui se dit dÕune vie et dÕune Ïuvre Problmatique Mthodologie
11 20 26
Les berges maternelles
38
I II III
41 76 131
LÕarchaque maternel Les affres de la maternit Les vestiges dÕun territoire disparu
Les terres paternelles I II III
De bruits et de fureurs Les pres en leur clipse La parole des pres, du fracas au fin silence
192 233 285
Des frres et des sÏurs I II III
Avoir un frre, avoir une sÏur Le double et lÕautre en ce miroir Les devenirs de la relation fraternelle
333 383 423
Chemins de mmoires I II III
Surimpressions Les accidents de la mmoire Le lieu privilgi de la fiction
467 521 564
Conclusion Ë LÕhorizon, La Rencontre
612
pilogue Un voyage qui se termine
632
Table
634
Bibliographie Venir la suite
643
Index
744
6
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Introduction LË Oô TOUT COMMENCE
Les limbes sont notre orient. Ce lieu de silence, dÕabsence et dÕoubli dont nous venons est notre champ magntique. J.-B. Pontalis, LÕEnfant des limbes, 1998
7
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
La rencontre dÕune Ïuvre et ses effets
Rdiger lÕintroduction de cette tude revient amnager et civiliser dans lÕaprs-coup, ce qui fut la dcouverte surprenante dÕhistoires pleines de silences et de fureurs, dÕombres et de lumires ;
reprendre les balises dÕun
cheminement quÕil fallut bien dgager pour se lancer la dcouverte dÕun paysage qui sÕouvrait sur un monde qui Ç est fable autant quÕHistoire, pome autant que cris, merveille autant que dsastre È1. Car, nous devons lÕavouer, cÕest par les chemins de traverse que sÕest opre notre rencontre avec lÕÏuvre de Sylvie Germain, une approche peu orthodoxe pour une lecture qui ne laissait pas souponner ce vers quoi nous nous engagions alors. Ç Les Ïuvres dÕart sont dÕune infinie solitude ; rien nÕest pire que la critique pour les aborder. Seul lÕamour peut les saisir È, cette affirmation de Rilke, dans une de ses Lettres un jeune pote, est cite en exergue de lÕarticle que Sylvie Germain consacre la rtrospective Georges de La Tour au Grand Palais de Paris. Elle y engage le visiteur Ç porter un regard contemplatif soumis la lenteur du songe en clairobscur qui sÕy trame en silence È2. CÕest dans cet amour insolite que notre recherche prit racine. Un amour parfois vagabond, quelquefois volage, mais toujours fidle cette tincelle de la premire rencontre. Un amour qui, se creusant, sÕapprofondissant, ne se satisfait plus des mmes plaisirs, mais sait en reconnatre la saveur. Certes, le travail universitaire ne peut se suffire de lÕamour, ni de lÕattente avec Ç humilit et patience lÕheure de la naissance dÕune nouvelle clart È3. Ainsi, la lecture buissonnire a peu peu rgl son pas sur le rythme et les exigences des grandes randonnes pour mener bien une 1
Sylvie GERMAIN, entretien avec Denise Le Dantec, Ç Entretien avec Sylvie Germain È, LÕcole des Lettres II, LXXXVI, 1, 15 septembre 1994, p.60. 2 Sylvie GERMAIN, Ç Solitudes de Madeleine È, LÕÎil, n¡489, 1997, p.80-91. 3 Ibid.
8
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
recherche
dont
nous
savions
que
nous
ne
ressortirions
pas
indemne.
Assurment, la frquentation attentive dÕune Ïuvre et lÕcoute dÕune voix trangre mettent Ç lÕme humaine en vibration È1. Le risque de la lecture est rapprocher du rapport de lÕaltrit qui nous met en prsence de la promesse dÕune parole inventer, nous rendant lÕtranget de nous-mmes. Lire Sylvie Germain, cÕest souvent faire une trange exprience, prouver le sentiment, alors quÕon la dcouvre, de relire quelque chose de dj connu, comme si ses phrases taient nimbes de rminiscences. Il est possible que ce phnomne soit les consquences dÕune fivre contracte lors de la frquentation assidue des personnages qui sont Ç des virus, des virus haute teneur en folie et en sagacit que lÕon chope selon la sensibilit que lÕon a. È (HC, 188). Alors que pour lÕauteur, le lecteur est contraint de se saisir du Ç Qui va l ? È [É] question initiale qui abruptement se pose, - sÕimpose, tout lecteur ouvrant un livre et sÕapprtant sÕaventurer dans les mandres dÕun texte È (C, 13), nous pouvons imaginer que le texte lui-mme serait en capacit de lancer cette mme question qui sÕavance jusquÕ lui. La lectrice que nous sommes, Ç complice ambigu[] de lÕcrivain, capable dÕentrer autant en rsonance et connivence avec lÕimaginaire dÕun auteur quÕen discordance et allergie [É] È (P, 29), qui se prpare entrer dans une relation attentive lÕÏuvre, se sent oblige de rpondre cette injonction rhtorique. Lorsque Sylvie Germain voque les raisons qui lÕon amene crire un essai sur Bohuslav Reynek, elle prcise : Ç Si notre choix sÕest port sur cet auteur [É] cÕest parce que la force, la grce, qui manent tant de son Ïuvre que de sa personne invitent sÕarrter sur son seuil. Il y a des dons quÕil serait dsolant de ngliger, des halos de lumire quÕil serait une carence de ne pas regarder, lorsquÕils se prsentent, ft-ce de loin, sur
notre
chemin.
È
(BR,
16).
Nous
concernant,
lÕlection
de
lÕÏuvre
germanienne comme objet dÕtude tient sans doute au fait que nous avons trouv, dans la cration dÕune pense qui sÕexprime au travers des formes diverses, de quoi creuser lÕapproche comprhensive dÕune humanit par la formulation de multiples interrogations que nous avions parfois bien du mal dfinir. Car, au fil de ses ouvrages, Sylvie Germain procde des reprises, comme si le questionnement et les lucidations de sens, jamais dfinitivement abouties, demandaient sans cesse de nouvelles perspectives dÕapproches pour se rvler plus intensment quÕ la premire lecture.
1
Vassily KANDINSKY, Du spirituel dans lÕart, Paris, Gallimard, Folio essai, 1993, p.112.
9
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Par ailleurs, nous pouvons ajouter quÕune Ïuvre aussi originale que celle de Sylvie Germain, dans ce quÕelle recle Ç dÕinexpliqu, de mystrieux, de fantastique et de merveilleux, tout en parlant bien de notre monde et de notre 1
poque È , nous a conforte dans notre pratique professionnelle. En effet, amene rencontrer des personnes rduites au silence par un traumatisme bloqu au fond de la gorge, ou par une violence qui ne permettait pas la 2
pense de prendre le temps de se formuler autrement que par le geste , nous avons frquemment eu recours la fiction pour avancer leur ct. Bien souvent, cÕest par le dtour de lÕcriture ou de lÕhistoire conte quÕil fut possible de trouver, ou retrouver, une voix dans le langage dÕun autre, un cho de ses propres penses dans les mots dÕun autre. AujourdÕhui encore, cÕest par le 3
dtour de la fiction que des professionnels qui prennent soin des enfants, ont pu dceler, dans des situations parfois complexes et dramatiques, ce quÕils ne pouvaient plus entendre ni voir, pour se hisser jusquÕ eux.
Ainsi est-il plus
facile de sÕapprocher de ce quÕils ont donner, ressentir et prouver, avant dÕavoir comprendre et raconter leur tour. Notre travail au quotidien dans le champ de la petite enfance nous questionne sur ce quÕil en est de cet accueil de celui qui ne parle pas, mais qui fait dire et rver tant de choses aux adultes qui lÕaccompagnent. Aussi, peut-tre fut-il question, en choisissant notre sujet, de donner la parole l'infans, ou de se souvenir de cet enfant que nous avons t. Poser lÕenfance comme interrogation ne fut pas simplement une dmarche nostalgique qui consisterait courir aprs celle qui ne cesse de sÕloigner, au fil des ans, dans sa panoplie lgendaire. En rflchissant aux problmes thoriques soulevs
par
notre
exprience
clinique,
et
en
constatant
que
nos
questionnements trouvaient illustrations ou rsonances dans lÕÏuvre de Sylvie Germain, nous avons pens quÕil serait bon de poursuivre au cÏur de ses mondes sensibles et irrationnels car : toute criture est rponse inacheve des questions poses par dÕautres, de mme que toute lecture est seconde criture poursuivie blanc sur blanc dans la marge des livres. Comme le jour, la nuit, qui sÕenroulent lÕun lÕautre, se droulent et sÕenfantent sans fin. (C, 27)
Loin
des images bordes des sucreries dÕun
innocence, LÕunivers de Sylvie Germain
4
temps dÕune hypothtique
sÕoffre aux variations et aux tonalits
1
Alain GOULET, Ç Prsentation du colloque LÕInexpliqu dans lÕÏuvre de Sylvie Germain : mystre, fantastique, merveilleux È, organis par lÕIMEC en partenariat avec lÕUniversit de Caen BasseNormandie, Abbaye dÕArdenne, 18 et 19 octobre 2012. 2 Suivi individuel de personnes en situation de grande prcarit, animation dÕateliers dÕcriture thrapeutique auprs de dtenus la Maison dÕArrt de LyonÉ 3 Aide Sociale lÕEnfance, Foyer de lÕEnfance, pouponnires É 4 En rfrence au colloque de Cerisy qui fut consacr lÕauteur en 2007.
10
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
qui, affirmait Zola au sujet des chefs-dÕÏuvre, Ç en disent beaucoup plus long sur lÕhomme et sur la nature, que de graves ouvrages de philosophie, dÕhistoire et de critique. È1 NÕomettons pas cependant que la relation dÕun lecteur avec une Ïuvre, lÕinstar de celle quÕun auteur peut avoir avec son personnage, fonctionne comme processus alchimique la condition de Ç SÕoublier au cÏur mme de la vigilante attention porte au texte que lÕon est en train dÕcrire. Se perdre de vue pour se voir autrement, pour se dcouvrir autre. È (P, 80). Le plaisir renouvel de la lecture puise cette rverie et ces libres associations.
I - Ce qui se dit dÕune vie et dÕune Ïuvre
I-1 Des lieux pour natre, grandir, vivre et penser
De la vie de Sylvie Germain nous parvient un aspect fragmentaire glan au gr des entretiens, des missions radiophoniques au cours desquelles elle livre quelques donnes autobiographiques et une poigne de dates. Sans refuser dÕvoquer des lments de sa vie, lÕauteur a voqu la mmoire de son pre dans Ç Kalidoscope ou notules en marge du pre È ainsi que son agonie dans la septime apparition de La Pleurante des rues de Prague, elle a cependant attendu son ouvrage Le monde sans vous pour utiliser le je2. Aussi, plus quÕun expos dÕune vie qui ne peut se saisir, nous posons quelques repres chronologiques, comme autant de vignettes disposes en marelle. Au gr de sauts cloche pieds, nous pointerons des clats biographiques minimalistes, mais suffisants pour qui souhaite pntrer une Ïuvre et non une vie. Ainsi, Sylvie Germain voit le jour le 8 janvier 1954 Chteauroux dans lÕIndre et devient alors la cadette dÕune sororie de trois sÏurs. Son enfance nÕest pas celle de lÕenracinement, mais de lÕitinrance. En effet, les dplacements familiaux suivent les mutations du pre, dont la profession de sous-prfet lÕamne exercer dans plusieurs dpartements franais. Aprs Chteauroux, cÕest la ville de Mende en Lozre, avant celle de Neufchteau dans les Vosges, qui accueille le couple de Romain et Henriette Germain et leurs enfants. Les paysages, ressentis ou parcourus, laisseront leurs empreintes dans les romans venir et se dessineront comme des Ç imageries dÕenfance È qui sollicitent forts du Morvan
1
mile ZOLA, Ç Le naturalisme au thtre È, Le Roman exprimental (1880), Îuvres compltes, tome X, Paris, Cercle du livre prcieux, 1968, p.1240. 2 Sylvie Germain voque cet aspect de son criture dans lÕmission radiophonique Le Rendez-vous de Laurent GOUMARRE, Radio France, France Culture, le 29 avril 2011. Invite pour son livre Le monde sans vous, Sylvie GERMAIN rappelle quÕelle introduit rarement des lments personnels dans ses crits. En revanche, le recours au Ç je È, dit-elle, sÕest impos pas seulement comme une vidence, mais comme une urgence alors que le deuil lÕhabitait en continu.
11
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
et
marais
du
Berry
pour
chatouiller
ou
hanter
lÕimagination.
Les
dmnagements, prcoces et frquents, qui peuvent suggrer que lÕon Ç nÕest en 1
vrit dÕaucun lieu È , laissent quelques souvenirs vivaces dans la mmoire de 2
lÕauteure qui voque lÕimpressionnante sculpture du loup du Gvaudan avec la mme motion qui marqua lÕenfant dÕun an et demi. Adulte, les lieux de vie suivent les prgrinations dÕune autre transhumance, celle qui sÕadapte aux diffrents emplois, aux amours, aux ncessits ou au hasard. Aprs avoir 3
travaill la direction de lÕAudiovisuel au Ministre de la Culture
Paris, un
nouveau pays, ou plus exactement une ville, Prague la bien-aime, lÕaccueille pendant sept annes
4
pour enseigner la philosophie et le franais lÕcole
Franaise. LorsquÕelle arpente ses rues, les pavs rsonnent encore des drames de lÕHistoire auxquels sÕagrgeront les dsarrois personnels que la Pleurante prendra en charge dans les replis de sa mmoire. Le retour Paris impose de se Ç rhabituer cette ville aprs tant dÕannes È, alors que lÕon sait que lÕvolution des paysages urbains et la dmolition des traces du pass, dont Opra muet a dj pris acte, peut placer un tre au bord du gouffre. LÕattrait de la Capitale nÕest cependant pas suffisant pour retenir celle qui nÕest pas Ç assign[e] rsidence perptuelle È
5
et qui ne fige pas les lieux en sanctuaire. Aussi, en
dehors du tumulte des villes qui se targuent dÕtre grandes, La Rochelle, Pau, et aujourdÕhui Angoulme, sont autant de territoires propices au souffle crateur.
Du parcours de formation de Sylvie Germain, il est connu quÕelle hsite entrer aux Beaux-Arts mais que la philosophie sÕimpose elle par la force et la surprise dÕun Ç coup de foudre È qui se manifeste, non dans lÕenseignement, mais dans lÕnonc dÕun sujet de dissertation qui ouvre lÕespace de lÕtonnement et du questionnement dans sa vertigineuse immensit6. La question : Ç Si Dieu 7
nÕexiste pas, tout est-il permis ? È , se rvle par son Ç ampleur È qui met la
1
Sylvie GERMAIN, Ç Le vrai lieu est ailleurs È, Posie & Art, Groupe de Recherche en Potique et Posie Contemporaine, Hafa, n¡ 8, 2006 ; et Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque de lÕuniversit de Hafa, 20-21 mars 2006, Jacqueline Michel et Isabelle Dotan (d.), Bucarest, EST Samuel Tastet diteur, 2006, p.149. 2 mission Hors-Champs par Laure Adler, Invite Sylvie Germain, Radio France, France Culture, 27 mai 2010. 3 De 1981 1986. 4 De 1986 1993. 5 Sylvie GERMAIN, Ç Le vrai lieu est ailleurs È, op. cit., p.150. 6 mission Ë voix nue : Sylvie GERMAIN. Ç Fcondits. Le corps dans tous ses tats. Le sentiment de la nature. Le silence du sacr. Vertiges de lÕcriture È, srie dÕentretiens proposs par Anice Clment, Radio France, France Culture, 27,28, 29, 30 et 31 janvier 2003. 7 Si Sylvie Germain prte cette formulation Dostoevski dans Les Frres Karamazov, Alain Goulet rappelle que la formulation Ç vient en ralit de Camus qui, dans Le Mythe de Sisyphe, rsume ainsi la position dÕIvan Karamazov. È, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fantmes, Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques Littraires, 2006, note de bas de page, p.13.
12
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lycenne Ç en arrt È1 et tourmente existentiellement la femme qui dclare : Ç trente ans plus tard, je tourne toujours autour dÕune mme question ! È2. Dans cette logique, les travaux de recherche universitaire de lÕtudiante contiennent dj en germe les proccupations de la romancire venir et jettent Ç les fondements dÕun univers trs personnel È3. Ë vingt-deux ans, rappelle Milne Stefkovic, elle tudie Ç les textes de Plotin, la posie de Jean de la Croix et celle de Thrse dÕAvila È4 et consacre son mmoire de matrise de philosophie 5
Ç lÕascse dans la mystique chrtienne È . Puis, le jeu du visible et de lÕinvisible chez Vermeer et Watteau6 sÕinvite en clair obscur dans sa recherche de DEA en esthtique. La Sorbonne donna lieu des rencontres, certaines dsesprantes, avec des tudiants qui ont mal Ç digr leur nietzschisme et avaient un attrait purement intellectuel du mal È7, dÕautres clairantes, comme celle qui permit la dcouverte dÕEmmanuel Levinas dont elle suit les cours. LÕinfluence marquante et dterminante du philosophe inspire le choix de son sujet de thse de doctorat de 3e cycle intitule Perspectives sur le visage : Trans-gression, d-cration, trans-figuration8, et ne cesse, depuis, dÕclairer son Ïuvre. La thse de Sylvie Germain affirme et tablit les fondations dÕune Ïuvre en sommeil, tant par lÕutilisation des images que par la prgnance des thmatiques qui dessinent les personnages venir, que par les titres de chapitres qui seront repris, ou prolongs, dans Le Livre des Nuits. Elle constitue, pour Toby Garfitt, le Ç point de dpart incontournable È et reprsente Ç un vritable travail de cration (et de dcration) [É] en indiquant des repres et des points de dpart È9. Alors que sÕachve lÕcriture universitaire, dbute la cration romanesque. En effet, lÕentre en criture sÕimpose comme une imprieuse ncessit alors que se dploie le vide ou le manque : Le soir mme de ma soutenance de thse, dsempare de ne plus avoir de prtexte, je me suis mise crire des contes pour enfants. Puis jÕai crit des nouvelles, et cÕest ainsi que, de manire totalement inconsciente et indolore, jÕai publi mon premier roman en 1985.10 1
Ç Entretien avec Sylvie Germain È, Roman 20-50, Roman 20-50, Le Livre des Nuits, Nuit-dÕAmbre et clats de sel, de Sylvie Germain, Marie-Hlne Boblet et Alain Schaffner (d.), n¡39, juin 2005, p.112. 2 Ibid. 3 Aliette ARMEL, Ç Germain Sylvie È, Encyclopaedia universalis Supplment vol.1, Paris, 1999, p.457. 4 Milne MORIS-STEFKOVIC, Ç La langue de Sylvie Germain : un style mystique et potique È, La Langue de Sylvie Germain "En mouvement dÕcriture", Ccile Narjoux et Jacques Drrenmatt (dir.), Dijon, ditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.22. 5 En 1976. 6 Aliette ARMEL, op. cit. 7 mission Ë voix nue : Sylvie GERMAIN. op. cit. 8 Sylvie Germain soutient sa thse Nanterre la rentre 1981. 9 Toby GARFITT, Ç Sylvie Germain et Emmanuel Levinas È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aot 2007), Alain Goulet (dir.), avec la participation de Sylvie Germain, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.79. 10 Isabelle GIRARD, Ç Une toile est ne. Sylvie Germain : Si je nÕcris pas, je suffoque È, LÕvnement du jeudi, 12-18 septembre 1985.
13
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ë lÕimage du romancier contemporain qui a fait des tudes suprieures, Sylvie Germain Ç affronte consciemment la somme des livres dj crits et les multiples systmes de signes dj valids. Et ne peut pas ne pas se situer par rapport eux, ne pas instaurer avec eux un dialogue critique. È1 Plus quÕ une conversation, Sylvie Germain convie les Ïuvres et les auteurs entrer en rsonance avec sa pense, et couche sur le papier de longues citations qui se mlent troitement son criture. Ses pages, lÕintertextualit foisonnante, bruissent de nombreuses rfrences culturelles qui participent Ç du processus de cration littraire È2 et dÕune inscription dans un hritage. De ce terreau fcond, la Bible, pourvoyeuse dÕimages3 et de scnes marquantes, reste lÕintertexte fondateur de premier plan qui favorise une lecture chrtienne du monde et un approfondissement de ses propres interrogations. I-2 Le pouls dÕune poque Dans Ateliers de lumire, Sylvie Germain cite les propos de Kandinsky : Chaque artiste, en tant que crateur, doit exprimer ce qui lui est propre [lment de la personnalit], chaque artiste, en tant quÕenfant de son poque, doit exprimer ce qui est propre cette poque [lment du style dans sa valeur intrieure, compos du langage de lÕpoque et du langage de la nation]4. (AL, 39)
Rfrons-nous cette proposition pour poursuivre notre propos. Sylvie Germain nat en un monde et en une poque particulire qui reste encore marque par : lÕÇ extrme indigence morale et spirituelle, laquelle a pour nom tous ceux des champs de bataille, de massacres, qui ont prolifr en ce sicle, et ceux des camps et des goulags qui ont meurtri la terre, profan le ciel travers lÕEurope entire et par del encore. Temps dÕindigence et dÕinfinie dtresse dont le nom culmine en celui dÕAuschwitz. (BR, 25)
Certes, nous pourrions penser que Ç les guerres lÕont pargne È5 et pourtant, lÕanne mme de sa naissance, le camp retranch de Din Bin Ph tombe et les accords de Genve du 20 juillet 1954 mettent fin la guerre dÕIndochine. Quant celle qui nÕosera se dire que sous les noms feutrs dÕÇ vnements È ou de Ç pacification È, elle ne tarde pas se manifester lors du soubresaut du Ç drame de la Toussaint È
6
et surgir dans le paysage national. Alors quÕelle nat au
1
Michle TOURET, Francine DUGAST-PORTES (dir.), Le Temps des lettres, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001, p.451. 2 Sylvie DUCAS, Ç "Mmoire mendiante" et "magie de lÕencre" : lÕcriture au seuil du mythe È, Roman 20-50, n¡39, juin 2005, p.94. 3 Sylvie GERMAIN, Ç Bibliocosmos È, Le Magazine Littraire, n¡448, dcembre 2005, p.42. 4 Vassily KANDINSKY, Du spirituel dans lÕart, et dans la peinture en particulier, op. cit. 5 Anne Marie KOENIG, Ç Le Frisson du temps È, Magazine Littraire, n¡353, 1997. 3 Pascale TISON, Ç Sylvie Germain : lÕobsession du mal È, Magazine Littraire, n¡286, mars 1991. 6 Insurrection algrienne du 1er novembre 1954.
14
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ç moment o lÕempire symbolique des lettres franaises vit sa premire remise en cause [É] o un dbut de dsorganisation interne secoue la littrature sous la 1
pousse de Jean-Paul Sartre, de Maurice Blanchot et des formalistes [É] È , Sylvie Germain constate que parvenir : lÕge critique et interrogatif par excellence quÕest lÕadolescence, dans un pays europen, un demi-sicle aprs la fin de la Premire Guerre mondiale, un quart de sicle aprs la fin de la Seconde, cÕest se trouver en priode de dtresse, malgr la paix rinstalle, la scurit donne et la prosprit relance È (RD, 20)
Contrairement aux crivains de lÕaprs-guerre qui Ç vivaient et crivaient dans un rapport de contigut avec lÕexprience de la guerre, des annes noires et de Vichy È produisant des textes qui taient, pour la plupart, Ç des reprsentations de la guerre, des prises de position par rapport ses enjeux et ses squelles È2, les crivains de la gnration de Sylvie Germain ne se situent pas dans un lien direct et personnel avec ces expriences. Ils prsentent un rapport au pass qui nÕest pas li Ç logiquement, chronologiquement, historiquement au prsent, mais plutt le hante È3. Leurs textes littraires, et les thmatiques quÕils traitent, tmoignent du poids du traumatisme qui choie la deuxime gnration. Sylvie Germain lutte contre lÕeffacement et lÕoubli et ne se satisfait pas de lÕineffable qui nÕest, pour Jorge Semprun : quÕun alibi, ou signe de paresse. On peut toujours tout dire, le langage contient tout. On peut dire lÕamour le plus fou, la plus terrible cruaut. On peut nommer le mal, [É] On peut dire Dieu, et ce nÕest pas peu dire [É]. Mais peut-on tout entendre, tout imaginer ? 4
Les questions se posent autrement avec un temps qui nÕest jamais dfinitif, la survenue de nouveaux vnements, de nouveaux conflits et massacres, mais aussi, les travaux de recherche qui dcouvrent des documents indits, changent lÕapproche du pass. Les questions se posent encore car, affirme lÕhistorienne Annette Wieviorka, Ç Il y a encore chercher, trouver, penser, dire, crireÉ [É]. Oui, encore, toujoursÉ Non, tout nÕa pas t crit et tout ne le sera jamais. È5. Lorsque, deux ans aprs la parution de son premier roman Le Livre des Nuits, Sylvie Germain publie la deuxime partie de son diptyque sous le titre
1
Daniel LANON, Ç LÕIngnuit dÕAndre Chedid È, Cahiers Robinson, Ç Andre Chedid, lÕenfance multiple È, Christiane Chaulet-Achour (dir.), n¡14, 2003, p.17. 2 Richard J. GOLSAN, Ç Vers une dfinition du Ç roman occup È depuis 1990 : Dora Bruder de Patrick Modiano, La Compagnie des spectres de Lydie Salvayre, et La Cliente de Pierre Assouline È, Le Roman au tournant du XXIe sicle, Bruno Blanckeman, Aline Mura-Brunel et Marc Dambre (dir.), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p.129. 3 Ibid. 4 Jorge SEMPRUN, LÕcriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994. 5 Annette WIEVIORKA, Auschwitz, 60 ans aprs, Paris, Robert Laffont, 2005, p.11.
15
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
1
de Nuit-dÕAmbre, sÕouvre , devant la Cour dÕAssises du Rhne Lyon, le procs du nazi Klaus Barbie accus de crimes contre lÕHumanit. Cette actualit ne nous semble pas anodine pour une romancire qui entretient un rapport si particulier la mmoire dÕun sicle qui vit lÕhumanit sÕemballer pour sa propre destruction et qui laisse dans son sinistre sillage des questions lancinantes qui traversent toute une Ïuvre et ne trouvent pas de repos, telles les mes sans spultures. Sylvie Germain veille et porte en sa mmoire les cicatrices et les agonies des torturs et des victimes des holocaustes qui font crire Vassili Grossman : 2
Ç Combien seront-ils de cette poque inoubliable tre oublis ? È . Comme un membre amput, qui, devenu fantme, hante encore les sensations, une partie de soi pulse en cette absence tellement prsente. LÕauteure Ç fouille jusque sous les pieds de Dieu È3 le sens des atrocits et du mystre de lÕexistence humaine, elle interroge et guette Ç parmi les cendres et les dcombres des innombrables jours qui auront compos ce sicle meurtri la mesure de sa frocit È (Ec, 15), comme la scansion dÕune mditation sur la plainte que lance lÕhomme aprs Job. Sylvie Germain le rpte lors des entretiens ou des confrences, lÕnonce et lÕcrit, le Mal constitue une de ses interrogations existentielles. Cette question, qui se trouve au cÏur des rflexions philosophiques, morales et religieuses qui traversent les sicles, est, crit Isabelle Dotan, Ç fatalement lie une Littrature de la douleur qui sÕarticulerait en vhiculant la perception et la vision du monde de lÕauteur soit en la dnonant, soit en la commmorant ou au contraire en lÕoccultant. È4 Sylvie Germain le reconnat : Ç On nÕa pas beaucoup dÕides neuves au cours de sa vie, on tourne autour de quelques thmes, on gravite autour dÕun champ de forces, de questions, qui sÕest constitu trs tt, dans lÕenfance, puis sdiment. È5 Mais, que lÕon ne sÕy trompe pas, rpter nÕest pas ressasser constate J.-B. Pontalis : Peut-tre dis-je toujours la mme chose, et parfois presque dans les mmes mots, mais cÕest par des chemins diffrents qui tournent autour dÕun unique centre, un centre introuvable sÕil est vrai quÕil nÕexiste que par son absence. Preuve que je me dbats, comme tout un chacun, avecÉ avec je ne sais quoi, toujours mme et autre jamais.6
Les questions qui prennent forme dans Perspectives sur le visage rejoignent celle qui se pose dÕemble comme une seule et unique question Ç infiniment plurielle
1
11 mai 1987 pour 37 jours dÕaudience. Vassili GROSSMAN, (1980 pour lÕOccident), Vie et Destin, Paris, trad. Julliard, LÕåge dÕhomme, 1983. 3 Anne-Marie KOENIG, Ç Le Frisson du temps È, Le Magazine Littraire, n¡353, 1997, p.104. 4 Isabelle DOTAN, Les Clairs-obscurs de la douleur. Regards sur lÕÏuvre de Sylvie Germain, Namur, Les ditions namuroises, 2009, p.9. 5 Ç En guise de conclusion : questions Sylvie Germain È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p. 319. 6 J.-B. PONTALIS, Fentres, Paris, Gallimard, 2000, p.120.
2
16
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
en son unicit È, appele tre Ç vou[e] lÕinfini de lÕcho È, celle de la rencontre du visage de lÕAutre, Ç sujet et objet de question, de rencontre, de doute, dÕtonnement et de dsir ; il est lÕternel questionnement de la Question infinie È (PV, 6).
I-3 Une place insolite dans le paysage littraire franais
Le traumatisme de la Seconde Guerre Mondiale a bouscul les certitudes qui paraissaient solidement ancres et dni toute croyance en un avenir qui annoncerait des lendemains radieux. Les modles culturels, idologiques, religieux ou politiques nÕont pu endiguer les massacres, qui laissent les pays exsangues et les consciences dsempares. Lorsque Sylvie Germain entre en littrature, lÕcriture contemporaine a connu lÕexigence critique de Ç lÕére du soupon È1 qui a traduit radicalement2, dans le champ de la signification, les effets dÕune crise dnonant les impostures du sujet. Pour Sylvie Germain en revanche, la modernit ne signifie aucunement la mort de la littrature, elle sÕinsurge dÕailleurs contre ce qui ressemble un prophtique lieu commun : Voil des dcennies que lÕon nous parle de Ç la mort du roman È (et de la Ç mort È de lÕart en gnral Ð on a aussi clam Ç la mort de Dieu È, et celle de lÕhommeÉ) Eh bien ! prenons ce deuil avec vivacit (cÕest--dire moins comme une mort que comme une usure au terme de laquelle de nouvelles transformations peuvent surgir) en mlant la lucidit (la crise du roman dit Ç traditionnel È est prendre au srieux, mais pas le dsir, ni lÕimaginaire.) Bref, Ç le Roi est mort, Vive le Roi ! È, la littrature trouvera toujours de nouveaux hritiers au Ç trne È [É]3
En refusant, un tel constat, qui enferme dans un deuil permanent ou donne lieu, selon Antoine Compagnon, un Ç extraordinaire culte de la littrature È4, Sylvie Germain extirpe de la notion de crise, le dynamisme et les ressources dÕun nouvel quilibre. En prenant le contre-pied de Marcel Gauchet pour qui e Ç dsenchantement du monde È est le symptme dÕune poque, Alain Schaffner souligne que : les romans de Sylvie Germain, sans jamais nier la ralit trop souvent atroce du sicle qui vient de sÕachever, proclament au contraire la ncessit de renchanter le monde [É] en prtant lÕoreille au silence de Dieu, habit par une absence qui se nomme le sacr.5
1
Nathalie SARRAUTE, LÕére du soupon, Paris, Gallimard, 1956. Julia KRISTEVA, Soleil noir. Dpression et mlancolie, (1987), Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1989, p.230. 3 Arnaud BORDES, Stephan CARBONNAUX, Serge TAKVORIAN, Ç Sylvie Germain È, Enqute sur le roman, 50 crivains dÕaujourdÕhui rpondent, Paris, Le Grand Souffle ditions, 2007, p.141. 4 Antoine COMPAGNON, La Littrature, pourquoi faire ? , Leon inaugurale prononce le jeudi 30 novembre 2006, Leon inaugurale N¡188, Paris, Collge de France/Fayard, 2007, p.31. 5 Alain SCHAFFNER, Ç Le Renchantement du monde : Tobie des Marais de Sylvie Germain È, Le Roman au tournant du XXIe sicle, op. cit., p.546. 2
17
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
La romancire se dcale donc dÕune production littraire contemporaine pour traverser le champ de la dsillusion et de la dliaison qui invite la r-invention pour rvler, lorsquÕelle est dpasse, une fcondit prodigieuse et une force de crativit inventive. Pour Jan Baetens, la crise est : lÕtat le plus aigu, le plus vivant de la cration romanesque, ce moment o lÕcriture se retourne sur elle-mme, met en question ses propres pratiques, interroge la pertinence de ses formes et la lgitimit de ses objets.1
Dans cette perspective de crativit renouvele, le sujet, pas plus que le rcit ou la fiction, ne sÕen reviennent, car lÕide dÕun retour conduit Ç penser de faon tendancieuse la modernit dconstructionniste comme une phase dÕcart sinon dÕaberration, laquelle succderait aujourdÕhui une phase de normalisation. È2 Ils se conoivent autrement et investissent les formes de narration dites classiques pour exposer Ç sous la forme de questions insistantes, de problmes irrsolus, de ncessits imprieuses È3, les vertiges contemporains dÕun monde qui
rtrcit
et
sÕacclre.
La
rhabilitation
de
la
tradition,
crit
Bruno
Blanckeman, Ç ne se conoit pas comme un retour lÕacadmisme. Elle ne rejette aucun des effets exprimentaux hrits dÕun sicle de manipulations romanesques : elle les dcante. È4 Aussi, les premiers romans de Sylvie Germain nÕinvitent pas tant Ç revisiter lÕHistoire È5, ou Ç comprendre ce qui sÕest pass È6, quÕ proposer, dans le droulement de gnalogies familiales qui ont les deuils en hritage, les consquences du traumatisme sur lÕexistence de ses membres, traverss par des attentes interminables, par des regrets profonds et des souvenirs empchs. Plus que la volont de retranscrire lÕhistoire du XXe sicle, Sylvie Germain tend, par la dimension de la fable et de la lgende, dchiffrer le monde et prendre en charge la question de la mmoire. En multipliant les instances narratives ouvertes aux rves, aux mythes et aux contesÉ elle conoit une Ïuvre polyphonique apte se saisir dÕune ralit historique qui se reprsente avec la matire de la posie pique et participe dÕun courant romanesque inspir du ralisme magique dvelopp partir des annes 1970 en lÕAmrique latine. La
1
Jan BAETENS, Dominique VIART, Ç tats du roman contemporain È, Dominique Viart, Jan Baetens (textes runis par), critures contemporaines. 2. tat du roman contemporain. Actes du colloque de Calaceite, Fondation Noesis (6-13 juillet 1996), Ç La Revue des lettres modernes È, Paris-Caen, Minard, 1999, p.4. 2 Michle TOURET, Francine DUGAST-PORTES (dir.), Le Temps des lettres, op. cit., p.443. 3 Dominique VIART, Bruno VERCIER (2005), La Littrature franaise au prsent. Hritage, modernit, mutations, (en collaboration avec Franck Evrard), 2me dition augmente, Paris, Bordas, 2008, p. 19-20. 4 Bruno BLANCKEMAN, Ç Aspects du rcit littraire actuel È, Dix-neuf/Vingt, n¡2, octobre 1996, p.246. 5 Dominique VIART, Bruno VERCIER (2005), op. cit., p. 129. 6 Ibid., p. 130.
18
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
rcriture de lÕhistoire passe par une recherche formelle qui puise dans une intense dynamique de lÕexcs et de la luxuriance et porte la narration Ç au dbordement, lÕextravagance, la dmesure du roman romanesque [É]. È 1 Quant au personnage romanesque, dnonc par Alain Robbe-Grillet comme une notion quÕil juge Ç prime È2, il est rhabilit et sÕinvite mme en groupe dans lÕÏuvre germanienne, pour sÕimposer au pluriel dans le titre dÕun essai Les Personnages, et sÕaffirmer comme acteur du processus cratif auquel la romancire ne fait quÕobir. Au fil des annes, les romans tmoignent de lÕvolution dÕune Ïuvre riche de plusieurs dcennies et de la maturit dÕun crivain pour qui le monde nÕoffre pas les mmes perspectives et appellent de nouvelles explorations : il y a des choses [É] ou des centres qui, tout en gardant le mme intrt, avec le temps se dplacentÉ mise en perspective, plus de mise distance, ou obliquement. Et en chemin on dcouvre dÕautres voies dÕaccs, dÕautres lments qui ont leur importance et qui mritent une attention. (VC, 74)
Le traitement des thmatiques volue, la ligne narrative sÕpure, la phrase se rduit, lÕexubrance mme de lÕonomastique des premiers romans se tempre, le texte se fragmente et affirme le vertige de la dissolution des tres. La fiction se dleste de la dmesure mythologique et des dploiements baroques pour davantage sÕhistoriciser autour de personnages malmens dans leur devenir par une crise existentielle qui atteint lÕtre autant que la socit. Cet allgement nÕest pas confondre avec la diffraction ou le dsengagement spirituel, Ç nul miettement des formes esthtiques, nulle dsaxation des structures de la langue, nulle extinction des feux de la conscience [É] È3, prcise Bruno Blanckeman. Marie-Hlne Boblet souligne cependant, quÕen se saisissant Ç des pisodes de lÕhistoire contemporaine È pour nourrir ou dfinir le cadre dÕune intrigue, les fictions de Sylvie Germain ne Ç proposent pas de clefs, ni de solutions la hauteur de ce " monde " È4. Aussi, si les Ç Fables et visions peuvent tre ncessaires, [É] comme excursions, dtour |É] È5, dfaut dÕimaginer ce quÕil peut advenir dÕun sujet qui doit concevoir sa Ç condition thique et civique È et penser sa place dans un monde o vivre signifie vivre
1
Marie-Hlne BOBLET, Ç Sylvie Germain È, Roman 20-50, n¡39, juin 2005. Alain ROBBE-GRILLET, Pour un nouveau roman (1956-1963), Paris, Gallimard, 1963. 3 Bruno BLANCKEMAN, Ç A ct de/aux cts de : Sylvie Germain, une singularit situe È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit ;, p.25. 4 Marie-Hlne BOBLET, Ç Implication thique et politique, dÕImmensits Magnus È, LÕunivers de Sylvie Germain, op. cit., p.58. 5 Marie-Hlne BOBLET, Ç LÕimmensit en notre finitude : histoire et humanit È, Sylvie Germain. Regards croiss sur Immensits, Mariska Koopman-Thurlings (dir.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques Littraires, 2008, p.44. 2
19
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
avec et parmi les autres, le roman germanien risque Ç dÕillustrer sa faon la sortie de la politique È1. II Ð Problmatique II-1 Des figures de lÕenfantÉ
LÕimportance de lÕÏuvre germanienne, traduite aujourdÕhui dans une vingtaine de langues, se rvle travers le nombre croissant de parutions de travaux littraires et dÕorganisations de colloques nationaux et internationaux2 consacrs Sylvie Germain. Cet intrt manifeste, pour une Ïuvre dense et riche, se nourrit dÕune pense critique qui continue dÕirriguer les projets de thses. Ces diverses recherches et communications ont contribu ouvrir des portes en sollicitant la rflexion des chercheurs et en proposant des lectures passionnantes qui pointent les spcificits dÕune Ïuvre savamment tudie. Pour autant, les sujets des thses, soutenues ou en prparation, ainsi que les essais publis, qui pour lÕensemble regroupent des communications de diffrents chercheurs sur des thmes ncessairement diversifis, nous permettent de nous consacrer notre sujet sans craindre la redondance. Nous sommes en effet persuade que le corpus scientifique nÕest pas constitu une fois pour toute comme un systme clos du savoir, mais demande tre relu, rinterrog et rinterprt. Alors que nous commencions cette recherche, nous avions fait le choix de travailler sur les figures de lÕenfant dans lÕÏuvre de Sylvie Germain. Nous avions en effet constat, et le colloque organis par lÕUniversit dÕArtois3 est venu par la suite confirmer notre propos, que la figure de lÕenfant, que Bruno Blanckeman qualifie Ç dÕabsolue È4, se voyait accorder une place prpondrante, allgorique et existentielle dans lÕÏuvre germanienne, bnficiant dÕun Ç surinvestissement
1
Ibid., p.67. Organisation en Angleterre du premier colloque sur Sylvie Germain par Toby Garfitt en collaboration avec lÕAssociation Europenne Franois Mauriac en 2001 ; Journe dÕtudes sur Sylvie Germain la Sorbonne Nouvelle en 2004, Colloque de lÕUniversit dÕArtois en 2005, Ç Sylvie Germain et son Ïuvre È organis par le GRPC lÕUniversit dÕHafa en mars 2006 ; Colloque de Cerisy-la-Salle en 2007, parution dÕun numro spcial de la revue turque Litera Ç Sylvie Germain È qui sÕest vu dcerner le grand prix de littrature Notre-Dame de Sion en Turquie le 14 mai 2010 ; les cahiers de recherche des instituts nerlandais de langue et de littrature franaise ont fait paratre en 2011, sous lÕimpulsion de Mariska Koopman-Thurlings, un numro consacr aux essais de Sylvie Germain ; les 7es Rencontres de Chaminadour en septembre 2012 consacres Sylvie Germain, Colloque LÕInexpliqu dans lÕÏuvre de Sylvie Germain : mystre, fantastique, merveilleux lÕAbbaye dÕArdenne en octobre 2012 É 3 Ç LÕenfant dans lÕÏuvre romanesque de Sylvie Germain È, Universit dÕArtois, 26-27 mai 2005. 4 Bruno BLANCKEMAN, Ç LÕEnfance absolue È, Cahier Robinson, Ç Sylvie Germain, clats dÕenfance È, n¡20, 2006, p.7. 2
20
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
littraire et thique. È1. LÕenfance, Ç lÕcho toujours resurgissant È2, laisse au fond de soi les traces les plus vives, interroge notre mmoire individuelle et collective. Nimbe de reconstruction, dÕinterprtation, de dplacement et de projection, elle est, crit Franois Mauriac, Ç le tout dÕune vie, puisquÕelle nous en livre le secret È3.
Une origine dcrypter nous serait ainsi livre dans la
richesse des potentialits de celui qui sÕveille au monde et qui conserve, ds lÕincipit de sa vie, une empreinte qui pourrait tre la matrice dÕune destine ainsi que lÕorigine dÕun rve dÕune enfance perdue. Les figures de lÕenfance chez Sylvie Germain, plus que lÕenfant quÕelle englobe, se font, et nous empruntons lÕexpression Andre Chdid, multiples. Ses voix polyphoniques se rpondent et voquent un temps rput sans parole qui devient le temps privilgi pour engager une rflexion Ç sur la voix humaine (ou sur son absence) È4. Par son regard et sa prsence cÕest une faon dÕtre au monde qui est prsente, cÕest une faon de lÕapprhender, de lÕexplorer, de le comprendre, de lui donner sens et vie qui est propose. LÕenfant, par son enfance mme, devient porteur dÕune vrit et dÕune mmoire, autant que des crises et fractures dÕune socit. Aussi est-il le lieu privilgi pour interroger le sens du monde ou pour renouer avec lui. En raison de sa vulnrabilit, ou de ce que Jean-Franois Lyotard appelait sa Ç passibilit È5, lÕenfant est la figure gnrique de lÕtre qui, le plus dmuni par la nature, ne peut subvenir sa survie sans le secours dÕautrui. Figure allgorique dlibrment choisie par lÕauteure comme la victime des grandes barbaries6, par le mal qui lui est fait, il illustre le thme de lÕinnocence bafoue et de la vulnrabilit pitine. Foudroy par les guerres au cÏur de sa famille qui ne peut pas toujours lui offrir une protection, son atteinte constitue Ç un crime de lse-humanit È (VC, 33). LÕenfant dsigne ici moins le petit dÕhomme que Ç lÕme enfantine elle-mme, expose lÕeffet traumatique, lÕimpact dÕun [É] dehors [É] qui effracte ses constructions tendres et ludiques. È7 Le meurtre de lÕenfant, ou plus encore de lÕenfance Ç dans ce quÕelle a de plus nu, de plus faible È8, interroge le silence de Dieu et la prsence du divin, en posant le problme du Ç statut ontologique de la puissance du mal È. En effet, comment 1
Ibid. Ccile NARJOUX, Ç LÕcriture des commencements de Sylvie Germain ou le lyrisme "au bord extrme du rve" È, Roman 20-50, op. cit., p.73. 3 Cit par Michel SUFFRAN, Ç LÕenfance inspiratrice chez Henri Bosco et Franois Mauriac È, Cahiers Robinson, Ç Henri Bosco È, n¡4, 1998, p.270. 4 Giorgio AGAMBEN, Enfance et histoire. Destruction de lÕexprience et origine de lÕhistoire, traduit de lÕitalien par Yves Hersant, Paris, Petite Bibliothque Payot, 2000, p.9. 5 Jean-Franois LYOTARD, Ç Emma È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Ç Excitation È, Paris, Gallimard, n¡39, 1989, p.57. 6 Ç les petites filles [É] sont devenues, hlas, emblmatiques dÕun crime parmi les pires qui soient È (VC, 30). 7 Dominique SCARFONE, Ç Sexuel et Actuel. Rflexions lÕadresse de Daniel Widlcher È, Sexualit infantile et attachement, Daniel Widlcher, Jean Laplanche et al. (2000), Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de Psychanalyse, 2007, p.153. 8 Anne DUFOURMANTELLE, La Sauvagerie maternelle, Paris, Calmann-Lvy, 2001, p.134. 2
21
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ç concilier la rvlation dÕun Dieu tout puissant et bienveillant avec lÕexprience dÕun mal qui, de plus, semble souvent lÕemporter sur le bien ? È1 LÕenfant qui, tel le suppliant de Blanchot Ç propos duquel il faut donc poser la question mystrieuse entre toutes, celle de lÕorigine È2, nous assigne, selon
velyne
Thoizet soulever Ç la double interrogation mtaphysique que soulve lÕÏuvre romanesque de Sylvie Germain : celle du silence du Dieu chrtien devant le mal fait aux enfants mais aussi celle du rapport quÕentretiennent lÕinfiniment grand et lÕinfiniment petit, lÕenfant et le cosmos È3. Ç Comment en effet, contempler lÕabsolue nudit des douleurs humaines, sans mourir soi-mme ? È (PP, 36) demande Sylvie Germain, car lÕenfant Ç qui est la fois une invention humaine et la rinvention de lÕhumain dans chaque homme, constitue la reprsentation la plus excellente qui soit du sacr È4 qui fonde et inscrit lÕhumain dans lÕhumain.
II-2 É aux territoires de lÕenfance
Si lÕÏuvre de la romancire est dans son ensemble, ainsi que lÕnonce Laetitia Logi, Ç ptrie dÕenfance È5, nous avons progressivement modifi notre angle dÕapproche initial et circonscrit un travail qui sÕannonait trop vaste. Considrant que lÕenfant peut devenir Ç la pierre de touche du savoir minimal des hommes et des femmes envers leur communaut lmentaire È6, nous avons fait le choix de maintenir ouverte la question de lÕenfance travers les axes prcdemment exposs, non pour en questionner les diffrents visages, mais pour approcher les rivages dÕun monde qui borde lÕenfance en sa proximit, qui lÕaccueille, la faonne, lÕentoure, la fait vivre ou mourir : ceux de la famille. Nous devons reconnatre que nous avons opt pour cette approche suite aux premires rflexions dÕAlain Goulet sur les mres germaniennes qui mritaient dÕtre prolonges sachant qu'il sÕagissait pour lui Ç dÕune clef de lÕÏuvre È7. Ainsi, en dplaant notre problmatique initiale de lÕenfant la scne familiale sur laquelle se jouent et se rejouent les drames individuels et collectifs, se fomentent les meurtres comme les rconciliations, nous prenons en compte les liens dÕalliances et liens filiaux uniques qui pr-existent au sujet et proposent dans
leur
dimension
transgnrationnelle,
des
structures
de
relations
1
Patrick DONDELINGER, Ç Satan dans la Bible È, Encyclopdie des religions, Frdric Lenoir et Ys Tardan-Masquelier, (dir.), tomes II Ç Thmes È, Paris, Bayard ditions, 1997, p.1463. 2 Les Personnages, p.16, citation de Blanchot, LÕEntretien infini. 3 velyne THOIZET, Ç Sylvie Germain, clats dÕenfance È, Cahier Robinson, n¡20, 2006, p.5. 4 Bruno HUISMAN, Ç Le visage de lÕenfant ou le paradoxe du sacr È, Spirale, Ç Le Bb et le sacr È, Ramonville Saint-Agne, n¡ 40, dcembre 2006, p.28. 5 Laetitia LOGI, Ç Le corps mlancolique : prsence de lÕandrogyne dans lÕÏuvre de Sylvie Germain È, Sylvie Germain et son Ïuvre, textes runis et prsents par Jacqueline Michel et Isabelle Dotan, Bucarest, EST Samuel Tastet diteur, 2006, p.132. 6 Julia KRISTEVA, Ç Sacre mre, sacr enfant È, Libration, 20 novembre 1987. 7 Alain GOULET, Ç Des rinyes au sourire maternel dans Le Livre des Nuits È, op. cit., p.39-49.
22
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
fantasmatiques spcifiques. Ç Nous sommes faits de la chair des autres È, crit Sylvie Germain : Il y a ces deux corps qui nous prcdent, comme de toute ternit, qui nous ont engendr, - ceux des parents. Il y a ceux qui grandirent nos cts, ns des mmes parents, porteurs dÕune mme mmoire enfouie, obscure, dans la chair et le sang, - ceux de la fratrie. (PP, 89)
LÕenfant nat et sÕinscrit dans une Ç cellule inliminable du social quÕest la famille È1, structure par des liens complexes dÕaffiliation, de filiation et dÕalliance. Conue comme un ensemble gnalogique organis par chaque socit qui prcise les liens de parent et dsigne la place de chacun de ses membres en son sein, elle est rgie par des rgles de transmission parfois complexes et douloureuses. CÕest sur ce terreau de lÕimaginaire familial que sÕorganise la place, ainsi que la reprsentation de ses membres, que se construit lÕidentit
du
sujet
en
lien
avec
les
autres
et
que
nat
le
sentiment
dÕappartenance. Selon Jean-Philippe Dubois, on ne se Ç remet pas vraiment facilement È, dÕtre Ç n quelque part, et dÕavoir eu un pre ou une mre, sans parler des frres et sÏurs. È 2 CÕest pourtant sur ces vidences que lÕenfant Ç se voit condamn laborer sa perception du monde et de lui-mme sur ces configurations de base. È3 Ainsi se faonne la mmoire de lÕenfance qui, crit velyne Thoizet, Ç se manifeste dans la filiation, la chair et le sang, le nom et le signe, les parents, la fratrie et les aeux [É] È4, car en amont de soi, il y a toujours dÕautres tres, dont la mmoire constitue, traverse et atteint le sujet. Caisse de rsonance particulirement sensible aux vibrations qui la traversent, la famille fait parvenir, en sourdine ou en clats, les remuements gnalogiques. Porteuse dÕune longue et lourde mmoire, tmoin des temps originaires, dont Ç les souffrances passent clandestinement dÕune gnration une autre [É] È5, elle sÕoffre en chambre dÕchos aux dsastres du monde. Sur elle se greffe : la mmoire collective, laquelle porte toujours traces des souvenirs de guerres, de grands vnements [qui] sÕouvre une mmoire plus vaste et ancestrale encore, plus confuse aussi, une mmoire toute ptrie de mythes. [É] au-del encore, la limite de lÕoubli, be une mmoire mystrieuse, immmoriale, celle des origines.6
1
Egle BECCHI, Ç Le XXe sicle È, Histoire de lÕenfance en Occident. 2. Du XVIIIe sicle nos jours (1996), Egle Becchi et Julia Dominique (dir.), Paris, ditions du Seuil, Coll. Points/histoire, 1998, p.430. 2 Jean-Philippe DUBOIS, Ç Incarnation et identificationÈ, Pass prsent. Dialoguer avec J.-B. Pontalis, Pontalis J.-B. et al., Paris, Presses Universitaires de France, coll. Petite Bibliothque de Psychanalyse, 2007, p.106. 3 Ibid. 4 velyne THOIZET, Ç Sylvie Germain, clats dÕenfance È, Cahier Robinson, op. cit., p.6. 5 Ç Entretien avec Sylvie Germain È, Roman 20-50, op. cit., p.111. 6 Sylvie GERMAIN, Ç Entretien avec Sylvie GERMAIN È, ralis par Bruno Carbone, Jean-Pierre Foullonneau, Odile Nublat, Xavier Person, La Plaquette Sylvie Germain, La Rochelle, Office du Livre en Poitou Charente, Bibliothque Municipale de La Rochelle, 1994, p.14.
23
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Les histoires familiales ont toujours voir avec lÕhistoire collective qui assume sa Ç filiation avec les lignes mythiques et tragiques È1. Parcourir les territoires de lÕenfance nous amne entendre les chos dÕun monde originel qui met en scne des vnements travers des rcits Ç extravagants et magnifiques qui en appellent notre imagination È et nous disent de cette faon Ç quelque chose dÕessentiel du rel È2. Ancr dans une zone obscure de notre inconscient, le mythe rgit une lecture du monde et facilite, selon Jean Bollack, un Ç retour la case dpart, la possibilit de recommencer zro hors intertextualit, hors rflexion. È3
La matire qui sÕoffre ainsi dans une virginit retrouve sÕavre particulirement fconde pour clairer les arcanes dÕune naissance de lÕinconscient. Elle peut aisment prendre en charge et exprimer les situations de violence humaine et universelle sous ses aspects les plus lmentaires et les plus brutaux. La romancire nous invite une progression qui favorise le passage dÕune mythologie prÏdipienne, marque par une violence primitive, dont le meurtre ne constitue quÕune forme particulire de la violence relationnelle sous-jacente, exerce par le pre ou la mre sur le fils ou la fille, le frre sur le frre ou la sÏur É, un imaginaire plus labor. Comme la gense de lÕHumanit, ou celle de lÕindividu, lÕÏuvre germanienne parle dÕun temps o la violence des rapports familiaux nÕest pas encore limite par un cadre et une configuration symbolique qui assurerait, selon Pierre Lvy-Soussan, le passage Ç de lÕindividuel des valeurs universelles, du vivant lÕhomme, de lÕtre humain lÕtre social inscrit dans une filiation È4 pour permettre lÕindividu de Ç dpasser sa condition de nature et de le lgitimer comme un tre appartenant lÕhumanit È5. Nous envisageons ce cheminement comme celui qui nous mnerait de lÕAncien au Nouveau Testament, si nous privilgions la lecture biblique, ou du monde archaque proto-Ïdipien au primat Ïdipien, selon une lecture psychanalytique. Dans un droulement qui peut paratre des plus simples, ce sont ces marches que nous nous proposons de gravir partir de lÕexploration approfondie des diffrentes figures familiales protiformes qui participent de lÕhritage familial que cite Sylvie Germain : Ç [É] pre, mre, fratrie, etc. [qui] vont jouer dans
1
Dominique VIART, Bruno VERCIER (2005) La Littrature franaise au prsent. Hritage, modernit, mutations, (en collaboration avec Franck Evrard), 2me dition augmente, Paris, Bordas, 2008, p. 101. 2 mission Hors-Champs, op. cit. 3 Jean BOLLACK, Ç Mythe et littrature È, Les Cahiers de la Villa Gillet, Lyon, Circ, n¡10, novembre 1999, p.7. 4 Pierre LEVY-SOUSSAN, Ç Travail de filiation et adoption È, Revue Franaise de Psychanalyse, Tome LXVI, janvier-mars 2002, p.45. 5 Pierre LEVY-SOUSSAN, Ibid.
24
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lÕlaboration dÕune fiction È1 que lÕcrivain vit et transcrit Ç avec un peu plus de force ou dÕacuit que les autres membres de la fratrie [É].È2 En ce long voyage au cÏur de lÕunivers familial, nous parcourrons ainsi, dans chaque chapitre et selon une mme logique volutive, les strates successives des fondations qui structurent la naissance du sujet et lÕmergence de la dlicate et prcieuse relation lÕAutre. Les tapes, ou les cercles quÕil sÕagit de franchir, dlimitent un parcours sem dÕembches pour progresser des temps mythiques immmoriaux au cheminement vers la rconciliation et la rencontre dÕautrui, qui constituent, ainsi que le suggre Marie-Hlne Boblet, Ç une forme de lÕesprit et une modalit du travail de la psych. È3 Nous serons confronts lÕamplitude des fantasmes originaires qui sÕexpriment dans lÕemprise, sÕnoncent en tornade ou en inquitant silence. Les dmences de lÕinfanticide, de la dvoration ou de lÕinceste, nÕoffrent aucune prise lÕinterdit mais laissent cependant pointer lÕhorizon le temps de lÕavnement du sujet ou dÕune humanit o la rparation et la rconciliation peuvent sÕaccomplir. Le lieu dÕun discours organis, o la loi et la foi se donnent comme sens et origine de sens, permet la naissance du sujet et du prochain. LÕnonc classique homo homini lupus, se voit, crit J.-B. Pontalis, Ç contrebalancer [par] la confiance galement sans cesse raffirme, dans la tche civilisatrice indfinie visant rprimer, dompter lÕ " hostilit primaire ", matriser lÕanimalit humaine È4. Sylvie Germain dcrit cette exprience au cours de laquelle lÕobscurit originelle, individuelle et collective, se dissout dans la rencontre du visage dÕautrui.
CÕest parfois dans le silence dÕune Ç attente
habite È5 que lÕadulte, par del les deuils et les rptitions mortifres, tisse de nouveaux liens avec sa propre mmoire. Alors, rtabli dans sa libert cratrice, il peut faire rcit de son enfance avant de se faire passeur sur le sentier de la rencontre et de la responsabilit humaine.
1
Ç Entretien avec Sylvie Germain È, Roman 20-50, op. cit., p.111. Ibid. 3 Marie-Hlne BOBLET, Ç Pour une potique de la mmoire. Discussion È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.240. 4 J-B. PONTALIS, Le Mal, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1988, p.8-9. 5 Pascal SEVEZ, Ç Ë lÕAube lazarenne du XXIe sicle È, Recherches de Science Religieuse, tome 90, 2002, p.51. 2
25
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
III Ð Mthodologie
III-1 Le choix dÕun corpus
Comme Pascal Quignard, dont Bruno Blanckeman dit quÕil est polygraphe, Sylvie Germain prsente une Ïuvre littraire marque par lÕampleur et la diversit de ses approches littraire, philosophique, thologique ou esthtique, qui tissent entre elles des chos qui rsonnent de page en page. Dominique Viart caractrise la fiction contemporaine comme la possibilit de Ç penser en liaison des
disciplines
souvent
devenues
trop
spcialises
pour
se
rencontrer
aisment È1 et dÕincarner ainsi des questionnements hors de la conceptualisation philosophique qui souhaite tous les englober. Dense et htroclite, lÕÏuvre de Sylvie Germain fait se ctoyer des romans, des rcits, des recueils de posies, des nouvelles, des biographies et des essais. Ce corpus surprenant se laisse traverser par le travail potique et emprunte les saveurs de mditations spirituelles ou philosophiques. Les formats des ouvrages se transforment au gr des collections, invitant nos mains une saisie sensorielle renouvele, les collaborations avec des photographes ou des calligraphes sollicitent un nouveau regard pour dcouvrir une esthtique qui puise lÕharmonie dÕune rencontre russie. LorsquÕelle propose une biographie dÕEtty Hillesum, lÕauteur parle de Ç bio-rsonance È, cÕest--dire dÕune Ç tentative de faire tinter la voix si singulire, exceptionnelle, de cette jeune femme [É] È (EH, 15) ; lorsquÕelle se penche sur une Ïuvre picturale ou photographique, elle offre au lecteur des Ç promenades fraternelles et rveuses È. Son criture se nourrit dÕautres Ïuvres,
non
pour
en
proposer
un
commentaire,
historiquement
et
artistiquement renseign, mais pour Ç laisser le texte investir la toile, y rver sa prsence È2 et offrir un parcours sensible dans une poque, une couleur, une ville ou un paysage. De nombreux textes contribuent au faonnement dÕune criture qui chappe aux catgories littraires fixes, tant lÕcrivain multiplie les crits de circonstances et rpond de nombreuses sollicitations. De quelques lignes dÕentretien dans un magazine, un article dans un mensuel, en passant par des chroniques hebdomadaires, des prsentations de rtrospectives ou de spectacles, des participations des manifestations culturelles, des colloques ou des clbrationsÉ les dambulations littraires de Sylvie Germain sont multiples et surprenantes, arrivant l o nous ne nous attendons pas toujours les voir surgir, souvent au hasard dÕune lecture ou dÕune navigation, laissant
1 2
Dominique VIART, Bruno VERCIER, op. cit., p. 283. Ibid., p. 288.
26
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lÕacte littraire ouvert. Ses affinits, ses gots et ses croyances amnent des maisons dÕditions solliciter la romancire pour prfacer, ou postfacer, des biographies, des recueils de pomes, de photographies ou de lithographies ou pour collaborer des ouvrages collectifs. Par ailleurs, forte de ses engagements, elle a contribu des ouvrages aux tirages confidentiels pour dfendre une cause telle que le logement humanitaire par exemple1.
Nous avons fait le choix de prendre en compte, ft-ce de faon parcimonieuse si cela sÕavrait ncessaire notre recherche, une grande partie de ces productions qui soulignent la coexistence chez leur auteur de lÕimprieuse ncessit de lÕcriture2 et Ç la terreur È3 de son tarissement. Se limiter lÕÏuvre romanesque nous semblait initialement plus judicieux et plus avantageux, car cela limitait considrablement un matriau dj important. Or, plus nous progressions dans nos lectures, plus nous gravitions autour de notre interrogation, plus nous mesurions les correspondances et les passerelles qui nous invitaient mieux comprendre ce qui peut modeler une faon de concevoir et de vivre le monde. Aussi avons-nous opt pour un travail qui prenait appui sur lÕensemble du corpus germanien, tant les frontires entre les essais et les romans, les articles et les prfaces, sont poreuses et susceptibles dÕtre traverss par la thmatique de lÕenfance, pour laisser quelquefois dÕinfimes traces de son passage. De plus, nous connaissons lÕattention que Sylvie Germain porte lÕapprofondissement dÕune Ç question plurielle en son unicit È qui est appele tre Ç voue lÕinfini de lÕcho È (PV, 6). Ne nous leurrons pas cependant, les foisonnements ne sont pas toujours fconds et tous les ouvrages ne donneront pas lieu une analyse dtaille ou une frquente sollicitation. Les romans seront plus souvent voqus que les essais, parfois mme un pisode sera cern sous diffrents angles au gr de notre dveloppement et de la progression des chapitres. Nous irons souvent lÕlmentaire ce qui, pour le regrett Lucien Jerphagnon, ne signifiait aucunement le nglig ou le relch, mais visait ramener lÕessentiel pour ne pas se perdre dans un foisonnement de donnes htroclites.
Nous serons en revanche attentive lÕutilisation des matriaux contemporains qui livrent sur la toile des dclarations ou des entretiens de ou avec lÕauteur, dont il nÕest pas toujours possible de vrifier la validit. En effet, les rencontres occasionnelles lors dÕune confrence, dÕun anniversaire ou dÕun colloque peuvent
1
Sylvie GERMAIN, Alain REMOND, Habitat et humanisme, le monde est notre maison, Caluire et Cuire, Habitat et Humanisme, 2005. 2 Ç Entretien avec Sylvie GERMAIN È, La Plaquette Sylvie Germain, op. cit. 3 Pascale TISON, op. cit., p.66.
27
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
donner lieu un tlchargement nullement rfrenc au cours duquel lÕauteur sÕexprime sur des thmatiques aussi varies que ses mthodes de travail, le principe cratif, la religion ou des thmes dÕactualit. De mme, suite lÕtude de Rosa Galli Pellegrini, nous oprerons une distinction entre les rapides rponses orales et les rponses crites faites aux questionnaires ou aux courriels qui Ç sont en gnral plus longues et plus articules dans leur contenu È1. Il nÕen demeure pas moins que la prolifration des commentaires ou extraits de correspondance, cre une certaine perplexit quant leur validit. Enfin, nous savons que le brouillon mental joue un rle important dans lÕlaboration dÕune Ïuvre. Sylvie Germain lÕa maintes fois prcis, la force de lÕimage2 et la puissance des rves indiquent que tout ne se passe pas sur papier. Nous ne possdons que les lments que veut bien nous donner la romancire sur la gense de ses textes et ne possdons aucune trace crite pour approfondir cet aspect. Notre recherche ne pourra sÕappuyer sur aucun travail de collecte dÕarchives, de brouillons dnichs, donns ou vols. Aussi, il ne sÕagit pas de mettre jour les variations possibles autour dÕun schme narratif qui attestent du travail du crateur, ni de guetter les retours, les bifurcations, les ratures ou les premiers jets lumineux. Nous nous contenterons du travail achev qui nous est donn lire dans sa forme finale de lÕdition de lÕÏuvre. III-2 O sÕnoncent les prcautions
Travailler sur un auteur de la littrature de lÕextrme contemporain soulve la question du manque de recul que nous pourrions avoir face une Ïuvre qui ne cesse de crotre. Le mouvement et la constante progression travaillent lÕÏuvre germanienne qui sÕtoffe livre aprs livre, anne aprs anne, pour un auteur production ditoriale fconde. Cette dernire chappe la synthse et ne peut sÕapprhender comme une pense dvoile susceptible de ne plus voluer. Le filtrage ou Ç la dcantation du temps È nÕont pas encore su sparer judicieusement les composantes dÕune Ïuvre ni les dgager des champs Ç spars de la critique et de la cration È3. Certes, la proximit de notre objet dÕtude ne facilite pas le dgagement des dbats qui agitent les scnes politique, sociale et culturelle contemporaines, cependant Michle Touret souligne que Ç la 1
Rosa GALLI PELLEGRINI, Ç Pour une histoire littraire du contemporain : les "entretiens dÕauteurs" È, LÕHistoire littraire lÕaube du XXIe sicle : controverses et consensus, Actes du colloque de Strasbourg (12-17 mai 2003) runis par Luc Fraisse, Paris, PUF, 2005, p.673. 2 Elle se rapproche en cela dÕAndre Chdid qui disait Ç Quand je commence un livre, ce nÕest toutefois pas une ide qui mÕentrane, mais plutt une image. È, LÕOrient intrieur, Kalya, Casablanca, fvrier 1986. 3 Dominique VIART, Ç Filiations littraires È, Dominique Viart, Jan Baetens (textes runis par), critures contemporaines. 2. tat du roman contemporain. Actes du colloque de Calaceite, Fondation Noesis (6-13 juillet 1996), Ç La Revue des lettres modernes È, Paris-Caen, Minard, 1999, p.115.
28
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
comprhension des priodes trs rcentes pose les mmes problmes que celles des priodes passes ; ils sont seulement plus visibles È1. Nous rejoignons en cela la conception dÕAntoine Compagnon pour lequel il sÕagit dÕun Ç exercice comme un autre È2. De plus, tudier lÕÏuvre dÕune auteure qui fait partie du paysage littraire franais depuis plus de trente ans, permet, ainsi que le note Ccile Narjoux, Ç de saisir autant certains aspects remarquables de son volution que dÕen dgager les constantes È3. Il est certain cependant que nous devons prendre en compte que notre travail se donne lire alors que la rflexion et la production de Sylvie Germain sÕtoffent et sont susceptibles dÕinflchir notre hypothse de travail, pourtant, nous nous voyons contrainte dÕarrter notre tude aux parutions de 2012. Par ailleurs, alors que nous mettons un point final, ou plus exactement des points de suspension ce travail, lÕorganisation de deux colloques importants4 narguent notre curiosit et irritent notre principe de ralit.
Notre recherche nous amne convoquer frquemment la notion dÕenfance, or, comme le signale Alain Schaffner5, la dlimitation de lÕenfance est complexe, elle ne peut se laisser circonscrire aisment dans un Ç lieu chronologique, ni quelque chose comme un ge ou un tat psychosomatique, quÕune psychologie ou une paloanthropologie pourraient construire comme fait humain indpendant du langage È6. Certes, nous pourrions nous rsigner la scheresse lexicographique du Grand Robert, dont la dfinition toute dsincarne procure au moins un point de dpart provisoire pour notre impatience dfinitionnelle. Ë dfaut, lÕenfant existe au moins nich dans des modles quÕon lui demande dÕoccuper, variable selon les poques, les cultures et les individus. Marie-Jose Chombart de Lauwe, dans son ouvrage de rfrence sur lÕenfance, rappelle que ses reprsentations pourraient constituer un excellent test projectif du systme de valeurs et des aspirations dÕune socit : Ç celle de lÕenfant a lÕavantage de concerner le pass de chacun, son futur dans sa descendance, et lÕavenir de chaque groupe
1
Michle TOURET, Francine DUGAST-PORTES (dir.), Le Temps des lettres, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001, p.10. 2 Antoine COMPAGNON, Ç XXe sicle È, La Littrature franaise : dynamique & histoire II, Jean-Yves Tadi (dir.), Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2007, p.545. 3 Ccile NARJOUX et Jacques DRRENMATT, Ç En mouvement dÕcriture È : lÕÏuvre de Sylvie Germain au tournant du sicle È, La Langue de Sylvie Germain "En mouvement dÕcriture", op. cit, p.10. 4 Les 7es Rencontres de Chaminadour du 27 au 30 septembre 2012 sont consacres Sylvie Germain, de plus, lÕIMEC en partenariat avec lÕUniversit de Caen Basse-Normandie organise un Colloque LÕInexpliqu dans lÕÏuvre de Sylvie Germain : mystre, fantastique, merveilleux le 18 et 19 octobre 2012 lÕAbbaye dÕArdenne. 5 Alain SCHAFFNER, Ç crire lÕenfance È, LÕére du rcit dÕenfance (en France depuis 1870), Alain Schaffner (dir.), Arras, Artois Presses Universit, coll. tudes littraires, 2005. 6 Giorgio AGAMBEN, Enfance et histoire. Destruction de lÕexprience et origine de lÕhistoire, traduit de lÕitalien par Yves Hersant, Paris, Petite Bibliothque Payot, 2000, p.9.
29
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
humain È1. Nous le savons pourtant, lÕenfance nÕa pas dÕge. Pour les biographes ou les romanciers, la rponse ne tient pas plus lÕarrive de la parole, ni aux sept ans de lÕge dit Ç de raison È, ni la pubert. Indpendance pour les uns, entre dans le monde pour dÕautres, la notion dÕenfance ne se satisfait pas de lÕdification de bornes qui signaleraient son commencement et sa fin et dlimiteraient la frontire franchir pour passer Ç du chaos miraculeux de lÕenfance lÕordre froce de la virilit È2. Pour Anne Chevalier, les limites de lÕenfance se dfiniraient individuellement Ç par le constat dÕun changement qui articule le plus souvent un repre extrieur, une borne de sparation, constat qui se fait toujours aprs. È3 En cela, nous retrouvons son achvement caus par lÕirruption dÕun vnement marquant, le plus souvent traumatique chez Sylvie Germain, qui fait coupure et jecte lÕenfant dÕun environnement en bouleversant son approche dÕun monde qui perd de sa familiarit et de sa joyeuse insouciance. La fin de lÕenfance serait la perte de lÕambigut de son statut que Jacques Poirier dcrit comme existant Ç rarement pour elle-mme È et qui est Ç vcue dans lÕignorance de ce qu[i] devait advenir [É]. È4 Ainsi, notre approche prendra appui sur des notions de temporalit, diffrencies par milie Brire, qui renvoient dÕune part, une dure dÕun principe de vie dÕun sujet, scande par des poques ou des priodes dlimites, et, dÕautre part, une inscription temporelle qui dpasse la vie dÕun individu en introduisant lÕide de succession des gnrations au sein dÕune histoire familiale et qui implique quÕÇ un individu reste lÕenfant de ses parents tout ge È5 et quÕil Ç ne peut se percevoir en enfant quÕen regardant ses aeuls. Ds lors quÕil se tourne et pose son regard sur sa descendance, son rle se dplace, dÕenfant il devient son tour aeul È6. Enfin, la figure discursive extrmement signifiante de lÕenfant permet de dpasser la notion mme de temporalit en introduisant ce qui serait la caractristique dÕune posture existentielle pour des personnages qui conservent ce que Sylvie Germain nomme lÕesprit dÕenfance. Ces prcautions tant prises, nous pouvons dornavant faire part de lÕhorizon rfrentiel qui guidera notre lecture.
1
Marie-Jose CHOMBART DE LAUWE, Un monde autre : lÕenfance. De ses reprsentations son mythe, Paris, Payot, 1971. 2 Michel LEIRIS (1939), LÕåge dÕhomme, Paris, Gallimard, coll. Folio, p.42. 3 Anne CHEVALIER, Ç Espaces et enfances : les architectures du songe È, LÕére du rcit dÕenfance, op. cit., p.289. 4 Jacques POIRIER, Ç Je me souviens de mon cartable : sur Graveurs dÕenfance de Rgine Detambel È, È, LÕére du rcit dÕenfance, ibid. p.231. 5 milie BRIéRE, Ç Sans pass, quel avenir ? Les enfants de Poisson dÕor È, Cahiers Robinson Ç Le Clzio aux lisires de lÕenfance È, n¡23, 2008, p.110. 6 Ibid., p.116.
30
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
III-3 Un horizon rfrentiel
Il existe plusieurs faons de lire un texte. Sans aucun doute, plusieurs facettes dÕun mme ouvrage se dvoilent et ouvrent ainsi la voie aux explorations diverses et aux enchevtrements de lectures qui nous constituent. Sylve Germain sait que toute Ïuvre se prte lÕinterprtation et de multiples lectures. Le travail que nous entamons se situe au croisement de plusieurs savoirs : littrature, thologie, mythologie, philosophieÉ tant lÕÏuvre de Sylvie Germain propose des lectures varies et complmentaires. Sans prtendre avoir les comptences et connaissances requises pour les approfondir tous, nous pensons que ces derniers ne sont pas spars par des parois tanches et infranchissables, mais que des correspondances existent entre eux. Si nous ne dlaissons pas ces diverses perspectives que nous ferons dialoguer entre elles pour constituer autant de points dÕappui pour lÕanalyse des Ïuvres, nous ne souhaitons pas cependant proposer un crit patchwork qui deviendrait vite une composition illisible. Notre recherche doit beaucoup aux travaux de Bndicte Lanot qui a consacr la premire thse Sylvie Germain, la croise de la littrature et des sciences humaines, en proposant une lecture des images romanesques qui trouvent Ç leur puissance, et leur mobilit particulire des liens quÕelles entretiennent avec lÕinconscient È1. En prolongeant rgulirement sa rflexion sur la rcurrence des mythmes bibliques2 dans lÕÏuvre de Sylvie Germain, Bndicte Lanot offre une lecture psychanalytique et thique qui est, selon elle, en mesure Ç dÕclairer le fait littraire, dÕclairer le dsir du sujet et/ou le sujet de dsir tel quÕil sÕpanouit dans la cration littraire, potique, et fictionnelle È 3. Notre sujet, avec ses rfrences multiples lÕinfantile, lÕenfant, la parentalit et la mmoireÉ qui fournissent matire aux recherches et dbats thoriques, est mme dÕinterpeller la lecture psychanalytique. Il parat difficile effectivement de solliciter lÕenfance sans prendre en compte la recherche en
sciences
humaines
qui
est
devenue
une
sorte
Ç dÕarrire-plan È 4
incontournable. Ce Ç ple de lecture È que dveloppe Pierre Bayard5, fait entendre la part de subjectivit, mais galement lÕinscription historique dÕune Ïuvre littraire, qui, lÕintrieur dÕun systme culturel, parle des ses Ç modles 1
Bndicte LEMOINE-LANOT, LÕUnivers romanesque de Sylvie Germain : lÕimaginaire thique, Thse de Doctorat de lÕUniversit de Caen, spcialit : Langue et Littrature franaises, directeur de thse Alain Goulet, 2001 2 Bndicte LANOT, Ç Le Complexe dÕIsaac È, LÕEnfant dans lÕÏuvre romanesque de Sylvie Germain, Colloque du 26 et 27 mai 2005, Universit dÕArtois. 3 Bndicte LEMOINE-LANOT, LÕUnivers romanesque de Sylvie Germain : lÕimaginaire thique, Thse de Doctorat de lÕUniversit de Caen, spcialit : Langue et Littrature franaises, directeur de thse Alain Goulet, 2001 4 Francine DUGAST PORTES, Le Rcit dÕenfance et ses modles, Anne Chevalier, Carole Dornier (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2003, p.278. 5 Pierre BAYARD, Peut-on appliquer la littrature la psychanalyse ?, Paris, ditions de Minuit, 2004.
31
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
thoriques È1 et produit, rsume Bndicte Lanot, Ç une vrit qui la dpasse, la transcende et quÕelle offre aux hommes de son temps pour quÕils vivent de ces modles existentiels [É].È2 Comme le rappelle Anne Chevalier, le modle psychanalytique, inaugur par Freud, aprs avoir Ç pntr lÕensemble des couches un peu lettres de la population dans lÕaprs-guerreÈ 3 a fait son entre en littrature comme la linguistique quelques dcennies plus tard sous lÕinfluence du courant formaliste et lacanien. Les romanciers contemporains, quand ils se penchent sur lÕenfance, restent fortement dpendants des modles littraires antrieurs tout autant que de lÕvolution des connaissances et des modles thoriques. Sylvie Germain au cours dÕun colloque a reconnu quÕelle a Ç une petite ide de lÕÏuvre et de la pense de Jung [É] lu quelques livres de Freud, sans vraiment approfondir. CÕest la lecture superficielle quÕon a tous ds quÕon fait un peu dÕtudes. A partir de l, je tricote en sautant des mailles, beaucoup de mailles. È4 Auteur rves, comme aime se dfinir Hlne Cixous5, la gense de lÕÏuvre de Sylvie Germain puise lÕmergence dÕune image produite par Ç fabrique des rves nocturnes È6 ou sa survenue diurne, parfois banale, souvent obsdante. Les songes, qui poursuivent leur cheminement jusque dans les livres, sÕoffrent comme un Ç mode de connaissance intressant È de lÕordre dÕun Ç choc ou [dÕ]une rvlation È7 qui sollicite les sens et suscite une Ç leve dÕimages en mme temps que la mmoire sÕveille È8. Ë partir de matriaux rcolts, dlaisss, oublis et finalement sdiments, la pense se met alors en mouvement pour satisfaire lÕattente de la mise en mots et de mise en forme dÕune mmoire enfouie afin de dpasser le simple phnomne de la sollicitation sensorielle. Sylvie Germain compare lÕcrivain aux Ç chineurs qui font les poubelles È9, cet acte apparemment dgrad permet de ramasser ce qui paraissait perdu. CÕest avec ces rsidus jets comme autant de Ç morceaux de
1
Pierre BAYARD, Ç Lire Freud avec Proust È, Revue Franaise de Psychanalyse, Ç Marcel Proust visiteurs des Psychanalystes È, Paris, PUF, 2, tome LXIII, avril-juin 1999, p.406. 2 Bndicte LANOT, Ç Reconstruire, dit-elle. Les reprsentations du dsir et du manque (tude compare du Ravissement de Lol V. Stein et de Magnus, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.275. 3 Anne CHEVALIER, Ç La Vogue du rcit dÕenfance dans la seconde moiti du XXe sicle È, Le Rcit dÕenfance et ses modles, op. cit., p. 197. 4 Sylvie GERMAIN, Ç Discussion È, Roman 20-50, op. cit., p.111. 5 Hlne CIXOUS, Radio Libre, mission anime par Ali Badou, Radio France, France Culture, 16 janvier 2010. 6 Voir lÕmission Sylvie Germain de Loc Jourdain, La Cinquime, MK2 TV, 2000 et entendre la srie dÕmissions A voix nue dÕAnice Clment sur Sylvie Germain, France Culture, 2003. 7 Ç Magnus È, entretien avec Pauline FEUILLåTRE, Topo livres, Ç Rentre littraire 2005 È, n¡18, septembre 2005, p.42. 8 Pascale TISON, Ç Sylvie Germain : lÕobsession du mal È, Le Magazine Littraire, mars 1991, p.64. 9 mission Hors-Champs, op. cit.
32
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
ce quÕon nÕa pas russi consommer en totalit È1, Ç que le monde È, pour Jacques
Derrida,
peut
tre
rv
et
reconstruit. È2.
CÕest
par
Ç les
mtamorphoses de la matire È3 que Sylvie Germain transmute la Ç matire brute en matire sublime [sur laquelle] on crit È4. En signalant que Ç Tout cela se
fait
dans
lÕinconscient È,
lÕauteure
Ç donne
une
totale
confiance
5
lÕinconscient. Parce que lÕinconscient est phnomnalement structur È . Le travail de rve ainsi que lÕcriture dÕun livre font appel aux mmes Ç sources multiples, actuelles et passes, cela rpond des intentions pas toujours convergentes, cela suppose la permanence et lÕinsistance dÕun dsir venu de trs loin. È6. Cette progression, sans logique apparente, sans projet prcis et sans plan, qui volue selon une image forte qui habite, taraude, et attend son heure pour prendre corps en suivant le principe de lÕassociation libre, par laquelle Freud invitait ses patients laisser venir ses penses ou ses images, mme les plus inconvenantes ou les plus saugrenues, participe du mme cheminement. LÕimage, Ç comme hallucination de lÕobjet du dsir est la premire forme de lÕexprience de lÕenfant avant la parole È7, elle avance sans rien connatre de sa destination ni des chemins emprunter. Le rapprochement entre ces deux aventures de la parole humaine, que sont la littrature et la psychanalyse, jouent, pour Sylvie Germain, Ç avec les mmes matriaux : lÕinconscient et le langage È8.
Aussi, au-del de tout tableau clinique et loin des traits de
psychanalyse et dÕanthropologie, la romancire explore, avec une remarquable finesse, les fondements dÕun univers pour dire, comme les mythes, des vrits autrement indicibles. Aprs avoir rappel le lien entre lÕimagination cratrice et le rve, Sigmund Freud avait bien ajout que : les crivains sont de prcieux allis et il faut placer bien haut leur tmoignage car ils connaissent dÕordinaire une foule de choses entre le ciel et la terre dont notre sagesse dÕcole nÕa pas encore la moindre ide. Ils nous devancent de beaucoup, nous autres hommes ordinaires, notamment en matire de psychologie, parce quÕils puisent l des sources que nous nÕavons pas encore explores pour la science.9
1
J.-B. PONTALIS, Ç Rponse Jacques Andr È, Pass prsent. Dialoguer avec J.-B. Pontalis, Pontalis J.-B. et al., Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de Psychanalyse, 2007, p.29. 2 Pierre FDIDA (1978), chapitre VIII Ç LÕobjeu È. Objet, jeu et enfance. LÕespace psychothrapeutique È, LÕAbsence, Paris, Gallimard, coll. Folio essais n¡ 458, 2005 p.143. 3 mission Hors-Champs, op. cit. 4 Ibid. 5 Sylvie GERMAIN, mission For Intrieur dÕOlivier Germain-Thomas, avec Sylvie Germain pour la sortie de Magnus, 3 juillet 2005, rediffuse le 6 aot 2006. 6 J.-B. PONTALIS, Ç LÕattrait des oiseaux È, Perdre de vue, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, n¡351, 1988, p.299-333. Texte initialement publi, prface Sigmund Freud, Un souvenir dÕenfance de Lonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1987, p.299. 7 J.-B. PONTALIS, Ç Limbes et passages È, Le Magazine Littraire, n¡389, juillet aot 2000, p.100. 8 Sylvie GERMAIN, Ç Cryptes et fantmes. Discussion È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.261. 9 Sigmund FREUD, Le Dlire et les rves dans la Gravida de W. Jensen (1907), trad. fran. P. Arbex et R.M Zeitlin, Paris, Gallimard, 1986.
33
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Si la confrontation de deux disciplines est toujours stimulante et permet dÕentrevoir
des
perspectives
nouvelles,
elle
ne
doit
pas
conduire
au
rductionnisme, sous prtexte de faire travailler les modles de lÕune pour reformuler la thorie de lÕautre. LÕusage de la psychanalyse, comme outil de lecture, nÕest pas celle dÕune institution sociale quelquefois voque avec une vnration quasi religieuse. Nous souhaitons laisser un champ suffisamment souple notre approche qui se veut non dogmatique. Elle peut comporter quelques travers que nous voquerons afin de mieux les viter. Le premier rsiderait dans la terminologie dont la frquente utilisation produirait une lente rosion. Trop usit, le lexique psychanalytique peut se trouver vid de sens : lÕexpression Ç faire son deuil È est entre dans le langage courant, tout enfant Ç fait son Îdipe È, alors que Ç Le Nom du Pre È est appel en renfort par tous les donneurs de leon face une mre forcment Ç fusionnelle È. Ces concepts et ce vocabulaire qui font partie de notre patrimoine intellectuel, alors quÕils ont parfois Ç cess pour tout ou partie de nous satisfaire È, se glissent comme Ç une couche verbale supplmentaire et parfaitement superflue entre nos explications dfaillantes et notre ignorance. È1 Nous conserverons donc en mmoire la prudence de J-B Pontalis2, co-auteur du Vocabulaire de la Psychanalyse3 qui, tout en reconnaissant la ncessaire conceptualisation, se mfie de la Ç tyrannie du concept È qui risque dÕriger une Ç clture È. De plus, notre travail nÕa pas pour vise de marcher dans les pas de Charles Mauron pour dcouvrir la dimension inconsciente dÕune Ïuvre et le Ç mythe personnel È de lÕcrivain travers les manifestations htroclites de son Ïuvre et les comparaisons entre des instances aussi divergentes quÕun personnage et un crivain. LÕapproche biographique, ou la recherche dÕun ventuel lien entre lÕÏuvre et le roman familial de la romancire, ne retiendra pas notre attention. Nous ne chercherons pas deviner les motivations, ni proposer une analyse sauvage des choix ou ressources personnelles de lÕauteur, pas plus que nous dtecterons des correspondances entre la vie de lÕauteur, sur laquelle elle seule pourrait sÕexprimer, et celle de ses personnages. Notre dontologie professionnelle nous incite dire que nous ne nÕy avons pas t invite, dÕautant plus que la romancire ne conoit pas pour elle-mme de Ç sÕengager trs authentiquement en psychanalyse È :
1
Colette AUDRY, Ç Prface È, Maud MANNONI (1964), LÕEnfant arrir et sa mre, Paris, Seuil, coll. Points n¡132, p.7. 2 Ç Une conversation entre J-B. PONTALIS et Maurice OLENDER È, Magazine Littraire, n¡389, juillet/aot 2000, p.98-103. 3 Jean LAPLANCHE J. et J.-B. PONTALIS, Vocabulaire de la psychanalyse (1967), Paris, PUF, coll. Quadrige, 1981.
34
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
JÕai besoin de garder dans lÕobscurit ce " non-savoir ", quÕexhausse prcisment lÕanalyse, pour le livrer tel quel, lÕtat brut, lÕattention du scribe que je deviens devant la page ou lÕcran, et qui nÕavance que par -coups, surprises, associations dÕimages et dÕides, dans la spontanit.1
Nous ne pouvons certes pas ignorer que le souvenir personnel nourrit lÕimaginaire, mais prendre lÕimaginaire pour du biographique est un versant dangereux vers lequel nous ne nous hasarderons pas. Par ailleurs, mme si Sylvie Germain conoit que lÕon crive : toujours bien sr de son exprience, on puise en partie dans son pass, dans sa propre mmoire, mais la mmoire individuelle nÕest pas une entit close et autonome, elle sÕenracine et sÕembote dans des mmoires plus larges et plus profondes [É]2
Pour Anne Roche, cela indique que lÕcrivain crit galement, et heureusement, sur ce quÕil nÕa pas vcu : il serait dommageable de lÕenfermer dans sa mmoire biographique ; car il y a aussi pour lÕcrivain une mmoire qui est la fois extra-individuelle, qui va aussi vers le collectif, et en mme temps une mmoire extraconsciente, [É] il nÕy a pas simplement ce quÕil matrise consciemment mais aussi ce qui lui chappe.3
Nous
supposons
nanmoins,
ces
prcautions
prises,
que
le
discours
psychanalytique est en mesure Ç dÕclairer le fait littraire, dÕclairer le dsir du sujet et/ou le sujet de dsir tel quÕil sÕpanouit dans la cration littraire, potique et fictionnelle È4. Si nous considrons les personnages de roman comme lÕquivalent dÕune personne unie et autonome, nous pouvons alors, comme nous y invite Grazia Merler dans son tude sur Rejean Ducharme, Ç lÕtudier en toute lgitimit pour sÕintresser son imaginaire, son schma de perception, sa logique prive È5. Nous concevons galement, la suite de Bndicte Lanot, que Ç les textes, les images, les situations quÕils figurent, doivent tre dÕabord considrs comme des histoires vraies6 (ce qui ne veut pas dire relles), des histoires qui mettent en scne dÕauthentiques situations en ce sens que lÕon peut les interroger du point de vue des sujets qui y sont reprsents. È7 Cette approche est dÕautant plus intressante si nous rejoignons lÕanalyse de Bruno Blanckeman qui voit dans les personnages germaniens : des figures archtypales quÕaniment, tous les sens du verbe, des entrelacs dÕimages haute densit fantasmatique. LÕcriture romanesque dcentre le sujet
1
Sylvie GERMAIN, Ç Cryptes et fantmes. Discussion È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.261. Sylvie GERMAIN, ralis par Bruno Carbone, Jean-Pierre Foullonneau, Odile Nublat, Xavier Person, La Plaquette Sylvie Germain, op. cit., p.14. 3 Anne ROCHE, Ç Pour une potique de la mmoire. Discussion È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.235. 4 Bndicte LANOT, LÕUnivers romanesque de Sylvie Germain, op. cit., p.21. 5 Grazia MERLER, Ç Les Variantes/constantes du phnix : clairage adlrien È, Paysages de Rejean Ducharme, Cap-Saint-Ignace, Fids, 1994, p.128. 6 Marie BALMARY, Le Sacrifice interdit, Freud et la Bible, Paris, Grasset, 1986. 7 Bndicte LANOT, Ç Le Complexe dÕIsaac È, Cahier Robinson, n¡20, op. cit. p.33. 2
35
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
humain, le situant la fois dans un au-del structural du personnage Ð une figuretype- et un en de psychique de la personne - un inconscient -, faon de prendre en compte les apports de lÕanthropologie et de la psychanalyse, mais aussi dÕen travailler les modles et dÕen dcaler les imageries.1
Dans la mesure o le personnage, crit Jean Starobinski la suite de Freud2, Ç nÕoffre pas la reprsentation exhaustive dÕune maladie, la psychanalyse, de son ct,
ne
prtendra
pas
donner
une
explication
exhaustive
de
lÕÏuvre
3
littraireÉ È .
Nous avons fait le choix de ne pas opter pour une perspective stylistique, brillamment parcourue, entre autres, par Ccile Narjoux4, qui dgagerait les procds de lÕcriture germanienne. Nous nous appuierons en revanche sur les classiques crits freudiens et lacaniens mais aussi, et notre bibliographie en tmoigne,
nous
ferons
une
place
une
approche
psychanalytique
et
psychologique plus rcente qui prolonge ou remet en question la comprhension de lÕenfant. Celui-ci nÕest plus peru comme un tre vgtatif sous-cortical, qui devrait attendre plusieurs mois ou annes avant de sÕinscrire dans le monde humanis de la communication, de lÕattachement et de la pense. LÕtude que nous proposons tant centre sur la dimension relationnelle intra-familiale et sur la faon dont lÕindividu se construit partir de son exprience et du souvenir de celle-ci, nous avons volontairement dlaiss les dernires recherches psychocognitivistes ou en neurosciences car, si celles-ci sont pertinentes pour nourrir une pratique clinique, elles ne sont pas congruentes avec notre propos. De la mme faon, nos rfrences sur lÕautisme ou la psychose seraient aujourdÕhui obsoltes si nous envisagions de prendre en compte la complexit de telles pathologies. En revanche, nous nous rfrerons aux travaux rcents sur les constellations familiales, la transmission de la vie psychique entre gnrations5 et lÕapproche transgnrationnelle qui en dcoule, dont les analyses proposent des perspectives tout fait clairantes pour notre sujet. Ë ce point de notre travail, nous tenons prciser que nous voquerons avec parcimonie la notion de crypte et de fantme, dÕune part, parce quÕelle a t travaille trs prcisment par Alain Goulet6 dans son ouvrage qui porte sur lÕensemble de lÕÏuvre germanienne et, dÕautre part, parce quÕelle a
t utilise trop
frquemment, et souvent mal propos, pour voquer tout souvenir ou tout 1
Bruno BLANCKEMAN, Ç A ct de/aux cts de : Sylvie Germain, une singularit situe È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.26. 2 Ç on nÕest pas en droit dÕattendre dÕun pote la description clinique correcte dÕune maladie mentale. È, Sigmund FREUD, Correspondance, Paris, Gallimard, 1966, p.431. 3 Jean STAROBINSKI, Ç Hamlet et Freud È, prface JONES Ernest (1949), Hamlet et Îdipe, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1969, p. XXXIX. 4 NARJOUX Ccile, DRRENMATT Jacques (dir.), La Langue de Sylvie Germain, op. cit. 5 En particulier les travaux de Ren Kas et de Serge Tisseron. 6 Alain GOULET, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fantmes, op. cit.
36
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
traumatisme
lis
un
deuil.
Chaque
poque
est
traverse
par
des
proccupations ou des thmes qui foisonnent dans le champ de la littrature qui croise celui des sciences humaines. Pour Dominique Viart, le thme familial dans la littrature contemporaine Ç a valeur de symptme, une obsession valeur dÕindice : lÕenqute familiale qui sous-tend nombre de rcits depuis les annes 1980 circonscrit le lieu dÕun malaise et dÕune inquitude. È1 De la mme faon, la suite des travaux de Nicolas Abraham et de Maria Torok, les divans parisiens ont
rapidement
offert
leurs
couches
nombre
de
patients
encrypts.
LÕengouement que constate Mareike Fdida-Wolf pour la mtaphore de la crypte a donc toujours court trente ans plus tard, puisquÕelle prcise que la psychanalyse y a frquemment recours Ç pour de nouvelles pathologies, lies lÕaddiction, aux crises dÕadolescence, au mandat inconscient, et que se sentir appel des actes ou des passages lÕacte est assez typique de notre temps. È2. Par ailleurs, lÕutilisation de la notion de crypte par Sylvie Germain nÕa pas le mme sens que les situations que regroupe la notion de Ç travail du fantme È entre les gnrations : Ç Il y a tout dans une crypte, cÕest un fabuleux creuset dÕimaginaire. Je comprends quÕon puisse lÕvoquer dans le cadre dÕun univers romanesque. Toute Ïuvre sÕrige sur une crypte È3. Nous retiendrons lÕapproche
de
Ç transmission È
Serge Ç aux
Tisseron seules
qui
rserve
situations
prudemment
impliquant
des
le
objets
mot
de
concrets
nettement identifiables È4 et prfre celui Ç dÕinfluence È5.
1
Laurent DEMANZE, Gnalogie et filiation : une archologie mlancolique de soi. Pierre Bergounioux, Grard Mac, Pierre Michon, Pascal Quignard, Thse de Doctorat, sous la direction de Dominique Viart, Universit Lille III, 2004, [dactyl.], p.11. 2 Mareike WOLF-FDIDA, Ç Table ronde. Ouvertures et rsonnances psychanalytiques actuelles de lÕÏuvre de Sylvie Germain È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.306. 3 Sylvie GERMAIN, Ç Cryptes et fantmes. Discussion È, LÕUnivers de Sylvie Germain, ibid., p.261. 4 Serge TISSERON, Ç La psychanalyse lÕpreuve des gnrations È, Le Psychisme lÕpreuve des gnrations. Clinique du fantme, Tisseron Serge et al. (dir.), Paris, Dunod, coll. Inconscient et culture, 1995, p.2. 5 Ibid., p.3.
37
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Premire partie LES BERGES MATERNELLES
Ë quoi ressemble un enfant dans le ventre de sa mre ? Un livre pli. Talmud
38
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
INTRODUCTION
Commencer
cette
recherche
par
lÕexploration
de
la
reprsentation
maternelle dans lÕÏuvre de Sylvie Germain, cÕest se pencher sur celle qui est lÕorigine de la psychologie de la formation de la vie relationnelle, la fondation de la psychanalyse mme, et qui se niche au cÏur des temps mythiques. Depuis cet originaire, et jusquÕ notre aujourdÕhui, la mre se prsente avec un visage aux Ç multiples faces conjugues et contradictoires È1. Difficile figurabilit de celle en qui toute vie sÕenracine et qui, ds lors, annonce la mort. Mre tour tour Ç magnifie, glorifie, privilgie jusquÕ lÕoutrance, ou [É] tout au contraire, abaisse, bafoue. Dsigne comme bonne ou mauvaise, elle est omniprsente, omnipotente et devient un " monstre sacr " È2. LÕargument du numro spcial de La Nouvelle Revue de Psychanalyse rappelait que Ç Les Mres, au pluriel, prennent une majuscule qui en accentue la toute-puissance, nous livre elles : les Mres font peur È3. Sylvie Germain relve la complexit de
ce qui
fait quÕune
femme
est
mre
et
se dfait des nombreuses
dterminations physiques et psychologiques propres au personnage raliste du roman traditionnel. Les historiennes Yvonne Knibielher et Catherine Fouquet, avaient formul ce questionnement dans lÕintroduction de leur Histoire des mres : Ç La jeune femme qui vient de concevoir pour la premire fois est-elle dj mre ? Et la grand-mre [É] lÕest-elle encore ? Une mre qui perd ses enfants cesse-t-elle dÕtre mre ? È4.
1
Nicole FABRE, Colette JACOB, Ç ditorial È, Imaginaire & inconscient, Ç Figures de la mre È, Paris, PUF, LÕEsprit du Temps, n¡6, 2002, p.7. 2 Annick LE GUEN, De mres en filles. Imagos de la fminit, Paris, PUF, coll. ptres, 2001. 3 Anonyme, Ç Argument È, Les Mres, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Paris, Gallimard, n¡45, 1992, p.5. 4 Yvonne KNIBIELHER, Catherine FOUQUET, Histoire des mres du Moyen åge nos jours, Paris, Montalba, 1977, p.8.
39
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Dans les romans germaniens, les mres ne constituent pas un groupe homogne, passif, hors du temps et de lÕhistoire. Protiformes, tout la fois singulires et plurielles, elles se dclinent en amples variations. Les mres sont mres, comme les autres, leur rythme, de faon parfois incongrue et indite. Mres, elles le sont et le restent. Celles que nous pourrions appeler archaques, prsentent des portraits rfrables au signifiant fminin, femmes striles, mres de hros fondateurs, elles portent le questionnement de lÕorigine. Dans leur dimension mythique, ce sont leurs matrices qui parlent pour elles dans la force de la strilit vaincue ou dans la puissance de leurs grossesses, prolifiques ou terrifiantes, qui intriquent la violence et les mystres du monde. Celles qui abandonnent, tuent ou oublient quÕelles lÕont t, continuent tre mres dans le regard horrifi de leurs proches, tout comme dans celui, dsespr ou rvolt, de leur enfant relgu. Approcher les mres lÕaune du pluriel, cÕest prendre en compte la fonction maternelle qui se tisse de biologique, de social et de psychoaffectif pour faire mre celle qui met au monde, celle qui lve ou celle qui adopte. Le pluriel souligne galement le risque de la fragmentation qui menace certaines de ces femmes qui entrent dans une maternit contrarie par des traits anguleux, dangereux et terrifiants. La dmence dvoile alors des mouvements pulsionnels inquitants et emporte ses victimes dans les griffes de la frocit et de la sauvagerie, dans les rets de la folie douce ou violente, ainsi que dans les ombres des deuils mortifres. Parfois martyres, souffrant au pied de la Croix, elles sont alors les dignes hritires de Marie, figure de la bonne mre, sans gosme, fonde sur le culte de lÕoubli de soi. Le pluriel enfin, souligne ce qui fait la singularit de la mre, lÕIrremplaable, lÕUnique, celle que tout un chacun appelle Ç mienne È ou Ç ma mre È ou Ç maman È. Dans son vidence mme, elle est la plus nigmatique, la plus insaisissable, vivement inscrite dans nos traces mnsiques, elle se rappelle par les douces saveurs nourricires et sa prsence protectrice. Elle est celle qui conduit certains personnages rver leur origine, rechercher les vertigineux vestiges dÕun territoire disparu, celle enfin qui, dans sa douloureuse disparition, convoque sa mmoire sous la plume de lÕcrivain.
40
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
I - LÕARCHAìQUE MATERNEL Mphistophls. Des desses trnent dans la solitude Autour dÕelles pas dÕendroit, encore moins de temps ; En parler est pour vous une gne. Ce sont les Mres ! Faust (effray). Des mres ! Mphistophls. Cela tÕeffraie-t-il ? Faust. Les Mres ! Les Mres ! des mres Ð cela rsonne si trangement ! GOETHE, Faust, tragdie, deuxime partie en cinq actes, premier acte.
I-1 Le corps des mres I-1.A Les eaux primordiales Selon Anne Dufourmantelle, Ç Toute mre est sauvage [É] en ce quÕelle appartient une mmoire plus ancienne quÕelle, un corps plus originel que son propre corps, boue, sable, eau, matire, liquide, sang, humeurs, un corps de mort, de pourriture et de guerre, un corps de vierge cleste aussi. È1 Les berges primitives de la maternit sont marques par le fantastique et la dmesure, la filiation est ici de lÕordre de lÕexcs et la dure des grossesses dfie lÕhumaine patience. La strilit, tenace, rappelle la menace qui peut peser sur la fcondit, cependant, miraculeusement vaincue, elle se renverse en une filiation plthorique. Sylvie Germain explore cette nigmatique et loquente maternit qui nous place devant le fait quÕelle ne peut tre, ainsi que le signalait PaulLaurent Assoun, Ç dÕemble psychologise È2. Les Mres qui Ç mnent ou
1
Anne DUFOURMANTELLE, La Sauvagerie maternelle, op. cit., p.14. Paul-Laurent ASSOUN, Ç Voyage au pays des mres. De Goethe Freud : maternit et savoir faustien È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Ç Les Mres È, Paris, Gallimard, n¡45, 1992, p.109-130. 2
41
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
viennent aux mythes È1, se donnent comme question qui porte sur lÕorigine du monde et pense lÕnigme du passage, du seuil et de la gnalogie. Elles renvoient une maternit archaque et entretiennent un commerce fidle avec les divinits de lÕau-del, tant leurs embarcations ne cessent de naviguer dans des eaux o vie et mort se ctoient en de subtils frlements, et incarnent ainsi le double principe Ç de lÕtre et de la disparition È2, de la fertilit et de la fcondit. La mre est dans un Ç dj-l È qui semble se saisir dans les paysages dÕun temps et dÕun espace primordial o rgne la Desse mre. Avant de basculer de la mmoire collective une mmoire et une conscience plus individuelle, Le Livre des Nuits prsente un lieu prserv, hors de lÕhistoire, qui contient dans la description des lieux, les fragments de ce que serait lÕoriginaire. Dans Ç un texte È, crit Jean-Yves Tadi, Ç lÕespace se dfinit [É] comme lÕensemble des signes qui produisent un effet de reprsentation È et Ç donne imaginer È3. Pour Sylvie Germain, Ç les paysages ne sont pas des dcors, ils ont la mme importance que les personnages. Un lieu nÕest jamais neutre, il est plein de forces telluriques et dpt des images qui ont t dposes [É] au fil des sicles È4. La romancire rejoint Yves Bonnefoy pour qui, les paysages dtiennent
Ç une parole È et
Ç un sens È
quÕil
convient
dÕcouter Ç avec
force È5. Les motifs spatiaux, dans lesquels se dploient la premire priode du Livre des Nuits, proposent les contours flous de lÕlment liquide, vision dÕune eau matricielle, domestique par le sillon des canaux. Nous nous trouvons dans un temps en suspens, un temps intermdiaire dÕavant la cration, o le monde serait, selon les cosmogonies gyptiennes, une Ç tendue liquide, [É] contenant tous les germes du cosmos venir, mais les maintenant lÕtat de germes. È6 La cration du monde, explique Ys Tardan-Masquelier, sÕexprime dans Ç une succession cohrente dÕactions qui font passer de lÕinorganis lÕorganisation, une sorte de materia prima prexistante, informelle, symbolise par lÕlment aquatique. È7 Quant lÕimage originelle de lÕden, elle est celle dÕun dsert, arros dÕun Ç flot montant de la terre È, qui devient un merveilleux jardin, model dÕhumus et anim du souffle divin.
1
Ibid., p.120. Ibid., p.121. 3 Jean-Yves TADI, Le Rcit potique, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1994, p.48. 4 mission Ë voix nue : Sylvie Germain. Ç Fcondits. Le corps dans tous ses tats. Le sentiment de la nature. Le silence du sacr. Vertiges de lÕcriture. È. Srie dÕentretiens proposs par Anice Clment, Radio France, France Culture, 27,28, 29, 30 et 31 janvier 2003. 5 Yves BONNEFOY, LÕArrire-pays, Genve, Skira, 1972, p.10. 6 Ys TARDAN-MASQUELIER, Ç Les mythes de cration È, Encyclopdie des religions, Frdric Lenoir et Ys Tardan-Masquelier, (dir.), tomes II Ç Thmes È, Paris, Bayard ditions, 1997, p.1526. 7 Ys TARDAN-MASQUELIER, op. cit., p.1523. 2
42
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Le Ç En ce temps-l È, inaugural du Livre des Nuits, voque le temps du conte et des lgendes, celui o, crit Grimm, Ç on croyait encore au pouvoir des souhaitsÉ È. Ce Temporibus illis est celui de lÕimmmorial qui signale quÕil exista un temps qui ne ft pas le ntre. Plac en exergue de la saga des Pniel, il inscrit une temporalit hors de lÕhistoire, Ç point zro partir de quoi lÕhistoire est devenue possible Ð quoi aussi elle peut toujours retourner. È1 Le rcit permet ainsi, selon Serge Viderman, Ç non pas de se souvenir du pass, de procder une crmonie de la commmoration mais bien de le re-vivre, de le rintgrer chaque fois quÕil est dit, pour assister de nouveau au spectacle des Ïuvres divines et rapprendre des tres fabuleux leur faon cratrice È2. Le premier chapitre du roman, intitul Ç nuit de lÕeau È, prsente une vie sauvage dans un micro-univers telle que les anthropologues du XXe sicle, Jean Malaurie, Marcel Mauss, Claude Lvi-Strauss ou Margaret Mead, ont pu dcrire dans leurs travaux. Le rapport au monde, au temps et lÕespace, est mesur lÕaune des dplacements fluviaux. Les Ç gens de lÕeau-douce È glissent sur une pniche, baptise Ç Ë la grce de Dieu È, au fil des canaux et des rivires, alors que la Providence pourvoit aux ncessits de la vie. La temporalit ne semble pas marquer les tres. Le mouvement, lger et fugace, faonne un paysage Ç glissant [É] fuyant [É] frlant [É] È. La terre est Ç mouvance È, lÕhorizon Ç ternel È, les paysages Ç ouverts lÕinfini È (LN, 15). Le regard se glisse hauteur dÕcluse, et lÕhorizon, dessin par les paysages tout la fois Ç lointains et familiers È (LN, 15) offre une frontire dlicate et scurisante aux habitants qui tirent leurs destins au fil des flots pour quÕils sÕcrivent dans la patience et la lenteur. Les tres se rencontrent par le biais de Ç leur noms, leurs lgendes, leurs marchs et leurs ftes È (LN, 15), la sociabilit est non de salon, mais doucement labore au gr des Ç gares-dÕeau È (LN, 16). Le langage silencieux des paysages semble se dchiffrer aisment et les humeurs de la terre formulent les mois de lÕme et les tremblements des vies humaines : Ç Entre eux, ils parlaient moins encore, et eux-mmes pas du tout, tant leurs paroles toujours retentissaient de lÕcho dissonant dÕun trop profond silence. È (LN, 16). La connaissance se structure dans la proximit des tres et des paysages, la pense, que Claude Lvi-Strauss nomme sauvage3, se prsente centre sur une identification des espces animales ou vgtales et se manifeste dans un sage savoir populaire : Ç Entre gens de lÕeau douce, ils sÕappelaient plus volontiers du nom de leurs bateaux que de leurs propres noms. È (NA, 16). Il y a un encore
1 Serge VIDERMAN, Ç Comme en un miroir obscurmentÉÈ, LÕEspace du rve, J.-B. Pontalis (dir.), Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1972, p. 246. 2 Ibid. 3 Claude LVI-STRAUSS, La Pense sauvage, Paris, Plon, 1962.
43
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
des traces du paradis dans cette immobile srnit qui nÕest pas soumise lÕcoulement du temps. LÕÇ immensit du prsent È (LN, 16) semble co-exister, sans accroche, avec un pass et un futur, dessinant les contours dÕune douce flicit que certains appellent atonie.
De ce monde aux eaux matricielles, surgit la question de la strilit alors mme que les rites de fcondit, et les croyances qui les sous-tendent, rvlent Ç lÕquivalence fondamentale qui sÕtablit dans la psych humaine entre strilit, aridit, scheresse dÕune part, fertilit fcondit, humidit dÕautre part È1. Dj gs, Vitalie et son mari nÕont pas de descendants : Vitalie Pniel avait mis au monde sept enfants, mais le monde nÕen lut quÕun seul Ð le dernier. Tous les autres taient morts le jour mme de leur naissance sans mme prendre le temps de profrer un cri. (LN, 19)
Alain Goulet prsente Vitalie Ç comme une sorte de desse-mre [É] qui rejoint celle de la mythologie hindoue, kli, donne en fait la mort dans une sorte de Gense inverse, avec ces six premiers enfants mort-ns, signe que la grce divine semble sÕtre mue en maldiction de lÕenfantement, de la transmission de la vie. È2. Vitalie dit la difficult dÕtre en maternit, dans la blessure et lÕamputation dÕun avenir. Plus encore que lÕinfcondit, qui se mesure par lÕchec de la fcondation, les grossesses dfectueuses prsentent le ventre fminin comme tueur de la vie. LÕenfant ne peut sÕinscrire dans le ventre de la femme et cette dernire reste Ç les bras vides et le cÏur plein, dÕavoir t, son insu, porteuse de mort alors quÕelle se voulait, se croyait, porteuse de vie È3. Dans une sorte de folie du corps, en de de la parole, le rceptacle habit se transforme soudainement en un tombeau qui empche les enfants de franchir le seuil du monde. La ligne des Pniel est-elle marque du sceau de lÕinfcondit, comme tant dÕautres familles bibliques pour lesquelles la strilit de leur union Ç est vcue non seulement comme un deuil dÕamour mais aussi comme une honte, voire une faute È (ST, 98) ? Ç Fructifiez et multipliez È, commande la Gense (1,28) et le Talmud affirme, pour sa part, que celui qui nÕa pas dÕenfant peut tre tenu pour mort (Ned 64B). Or, des quatre matriarches de lÕAncien Testament, trois ne conurent quÕavec difficult : Sarah avait quatre-vingt dix ans lorsquÕelle fut enceinte dÕIsaac, Rebecca fut strile pendant les vingt premires annes de son mariage avant dÕenfanter les jumeaux Jacob et Esa,
1
Hlne STORK, Ç Les Femmes mdiatrices des traditions familiales È, Encyclopdie des religions, op. cit., p.1354. 2 Alain GOULET, Ç Des rinyes au sourire maternel dans Le Livre des NuitsÈ, Roman 20-50, n¡39, juin 2005, p.44. 3 Claude REVAULT DÕALLONNES, ætre, faire, avoir un enfant, Paris, Plon, 1991, p.161.
44
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
et Rachel mourut en mettant Benjamin au monde. Dans un article sur le dfaut de transmission1, Sylvie Faure-Pragier, qui nomme lÕinfcondit des femmes lÕinconception, associe la maternit la thorie du Tsimtsoum. Selon elle, le retrait du divin aprs la cration, amnage un espace, entre la crature et le crateur, qui voque lÕespace transitionnel de la mre, qui offre lÕenfant la possibilit dÕtre seul en sa prsence. Si lÕomniprsence divine doit sÕabsenter pour laisser la place la cration comme la crature, le vide serait alors galement indispensable pour quÕadvienne la maternit. La fcondit, retrouve ou donne, marque le signe du sacr, et, dans ce cas l, la maternit transcende, transforme et comble le couple. La naissance de Thodore-Faustin, qui se commet lÕinsu de la femme et se fraie une voie dans le corps maternel, marque la fin de la maldiction que Vitalie Ç avait d souffrir en enfantant tant de fils mort-ns È (LN, 32). La manifestation du divin, lie un contexte hirophanique de nouveaut ou de mystre, est le signe dÕune re nouvelle qui fait de Vitalie, selon la lecture de Bndicte Lanot, une descendante dÕéve, Ç une Hava, mre de tout vivant È. I-1.B La concentration des signes Dans toute socit Ç o lÕordre de la nature, lÕordre social et lÕordre divin sont un seul et mme ordre, toute naissance anormale [É] et, dÕune faon gnrale, tout phnomne exceptionnel peut tre lu comme un signe faste ou nfaste È2. Les divers signes qui accompagnent la naissance sont autant une promesse de fcondit quÕune menace de mort. Dans ce contexte, le corps de Vitalie est un corps qui est parl, son ventre est le lieu o a crie : Le septime, lui, cria ds avant sa naissance. Dans la nuit qui prcda lÕaccouchement Vitalie ressentit une vive douleur quÕelle nÕavait jusquÕalors jamais connue et un cri formidable rsonna dans son ventre. (LN, 19)
Luc, l'vangliste, avait dj voqu les manifestations prcoces de la prsence de lÕinfans in utero : Ç Équand lisabeth entendit la salutation de Marie, lÕenfant tressauta dans son ventre È3, que la littrature et les modles exprimentaux contemporains dcrivent comme la capacit du fÏtus percevoir, laborer et donner une rponse une srie de stimulations intra et extra-utrines. Le rapport au corps, entre lÕenfant et sa mre, est tiss de mots et de cris que Vitalie a reus de sa propre mre. Ces lments langagiers agissent comme une 1 Sylvie FAURE-PRAGIER, Ç Dfaut de transmission du maternel. Absence de fantasme, absence de conception ? È, Mres et filles. La menace de lÕidentique, Jacques Andr (dir.), Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de Psychanalyse, 2003, p.72. 2 Ren ZAZZO, Le Paradoxe des jumeaux. Prcd dÕun dialogue avec Michel Tournier, Paris, Stock, Laurence Pernoud, 1994, p.84. 3 Luc, 1, 41.
45
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
expropriation subjective, ou littralement, comme un corps tranger. Stigmates du corps, ils commmorent les attentes perdues : Elle connaissait ce cri pour lÕavoir entendu si souvent autrefois lorsque, presse contre sa mre, elle veillait le retour [des bateaux] [É] bord desquels le pre et les frres taient alls pcher. Oui, elle connaissait bien ce cri mont des brumes pour lÕavoir attendu si longtemps par deux fois et ne lÕavoir retrouv au-del de toute attente. (LN, 19)
Le corps de Vitalie parle la langue dÕune autre, son ventre est un mmorial o se sont inscrits des faits de vie et de mort. rogne, en tant quÕil est ouvert au dsir dÕautrui et au champ du langage, il est galement un corps hystrogne, si lÕon entend sous ce terme, quÕil signale lÕimpact historique de lÕvnement. Le corps excde le vcu phnomnologique et marque, de manire vivante, lÕorigine qui rappelle que lÕhistoire a commenc avant sa venue. Le cri, surgi Ç du trfonds du corps et de lÕoubli È (LN, 19), que les autres enfants nÕont pu profrer leur naissance, est lanc par Thodore-Faustin en amont de sa naissance au cÏur des eaux matricielles. Alors quÕil accompagne habituellement la rupture ombilicale, le cri est ici antrieur lÕaccouchement. Il se donne entendre la mre, non comme le premier cri de lÕenfant, vu et spar dÕelle, Ç boucl dans son sac de peau È1, mais comme un rappel des disparus. Il sÕinscrit dans une gnalogie maternelle, tout en balayant une mmoire souffrante qui emprisonnait le corps dans ses relations signifiantes. LÕenfant est dj sujet dÕun discours qui renforce sa mre dans sa ligne et ses capacits fcondantes. Ainsi, lÕaccouchement, Ç acte de rupture propice au clivage des pulsions de vie et des pulsions de mort È2, restaure Vitalie dans la puissance de son nom pour en faire surgir la vitalit jusque-l touffe. La naissance peut ainsi advenir et relguer dans lÕombre les morts no-natales rptition. Elle prolonge le rire de Sarah et dÕAbraham3 qui Ç ne trouvent aucun mot la mesure de leur stupeur, de leur bonheur È (ST, 106) lorsque lÕhte dit Abraham : Ç Je reviendrai chez toi lÕan prochain ; alors ta femme Sarah aura un fils È. Cette Ç invitation dire NON lÕimpossible, et OUI lÕinsouponn, lÕinconcevable, au merveilleux È (ST, 107) se manifeste galement pour RoseHlose dont la Ç tache pourpre qui lui marquait la tempe [É] dÕun coup [É] invers[e] encore le cours de son flux. [É] et elle conut un enfant de Nicaise. È (NA, 327-328).
1
Denis VASSE, LÕOmbilic et la voix. Deux enfants en analyse, Paris, Le Seuil, coll. Le champ freudien, 1974, p.16. 2 Michle ENHAìM, La Folie des mres. JÕai tu mon enfant, Paris, ditions Imago, 1992, p.54. 3 Gense, 17, 17 ; Gense 18-12.
46
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Comme tous les grands moments de lÕexprience humaine, la naissance demande des rites. Elle a besoin dÕtre exprime, accompagne et interprte par des gestes et des paroles symboliques qui donnent un sens commun ce qui est toujours un mystre. Celle qui assurera sans faillir la toilette mortuaire de son poux, est interrompue par un songe alors quÕelle entame les gestes de protection sur son fils : Vitalie se signa puis dessina ce mme signe sur tout le corps du nouveau-n pour carter le malheur du moindre pan de peau de son fils. [É] et sa main retomba avant dÕavoir achev de tracer un dernier signe sur le front de lÕenfant. (LN, 21)
Le geste, rest en suspens, ne protge pas le front du nouveau-n. Cette absence, trs courte, est suffisante pour que lÕenveloppe symbolique fasse rsonner lÕcho de la vulnrabilit des hros mythologiques. Ce qui peut passer pour de la ngligence, ou de la non observance dÕun rite ncessaire lÕentre de lÕenfant dans le monde, sÕentend, dans le monde hindou selon la loi du karman, comme Ç une forme de principe de causalit, en fonction duquel tout acte, toute pense ou tout sentiment entrane ipso facto dÕautres actes, penses ou sentiments qui sÕenchanent chez un mme individu, voire au sein de la famille sur le mode transgnrationnel È1. Il existe alors une faille par laquelle le hros devra souffrir et mourir. Une simple feuille de tilleul tombe entre les paules de Siegfried empche au hros de bnficier de lÕinvulnrabilit acquise par le sang du dragon quÕil vient dÕabattre, il mourra en raison de cette zone aveugle. Achille prira par le talon par lequel sa mre, la desse Thtis, le tenait pour le plonger dans les eaux du Styx afin quÕil perde Ç lÕhumanit È quÕil tenait de son pre. Quant au front de Victor-Flandin, il sera pourfendu par le sabre du Uhlan et sera propice lÕclosion de la folie qui engendrera une ligne incestueuse. Avec son ouvrage, Cent ans de solitude2 Gabriel Garcia Marquez nous avait dj invits, plus dÕune dcennie avant la parution du Livre des Nuits, suivre lÕhistoire dÕun lieu nomm Macondo travers les gnrations de la famille des Buendia depuis la fondation de la ville jusquÕ sa disparition aprs plusieurs gnrations. Si dans la Bible, le monde a t cr en six jours, dans Le Livre des Nuits, lÕhumanit se dfait en six variations de Nuits dont lÕobscurit grandissante accrot le monde des tnbres : Nuit de lÕeau, Nuit de la terre, Nuit des roses, Nuit du sang, Nuit des cendres, Nuit nuit la nuit. LÕutilisation du fantastique traduit cette cration rebours de la Cration divine dont le dmon serait le matre-artisan. Marcel Brion demande malicieusement si Ç le diable nÕutilisa pas le dimanche de Dieu pour 1
Hlne STORK, Ç Les femmes mdiatrices des traditions familiales È, Encyclopdie des religions, op. cit., p.1355. 2 Gabriel GARCIA MARQUEZ, Cent Ans de solitude (1967), traduit de lÕespagnol par Claude et Carmen Durand, Paris, Le Seuil, coll. Points, 1968.
47
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
sÕen aller jeter le dsordre parmi les instruments que le bon ouvrier venait de fabriquerÉ - et pendant la nuit de repos du Tout-Puissant, quel immense grouillement de larves ne profita-t-il pas de lÕobscurit pour sÕinstaller en plein paradis terrestre ? È1. Les coussins imaginaires des mythes de lÕge dÕor, cousus dÕinnocence et de simplicit, ne peuvent pas amortir ni protger de lÕintrusion du bruit et de la fureur qui renversent la stabilit des valeurs. LÕirruption de la guerre suffit occasionner les ruptures, responsables du Dluge. Le monde retourne alors au chaos, Ç rgresse lÕtat primordial o les eaux dÕen haut et les eaux dÕen bas ne se distinguent plus, o la terre se dilue, o le rythme binaire du jour et de la nuit perd son affirmation È2. De lÕeau des canaux du temps des Pniel il ne restera plus rien, car ils seront Ç devenus tout fait gens dÕ-terre È (LN, 267).
I-1-C La contamination de la matrice LÕtude historique3 des prjugs, superstitions et tabous, concernant la procration ne sont pas sans rappeler les thories sexuelles infantiles sur la nature et lÕorigine des sexes, sur le rle de chacun dans le cot et la procration dont les rcits sur lÕorigine du monde, ou les discours mdicaux, donnent des visions
tranges,
fabuleuses
et
souvent
inquitantes.
LÕabsence
de
reprsentation de la scne originaire aspire les chos mythiques qui retentissent dans la narration germanienne dont les rcits de conception, de grossesse ou dÕaccouchement, propices lÕaccrochage de superstitions et de croyances diverses, se rvlent fantastiques pour cette remonte aux sources de lÕhumain. Au commencement, ou plutt, au jour de la naissance, advient le chaos : Ç Quand lÕenfant natra, /Son cri pulvrisera sa mmoire cosmique È (CI, 10). Avant cela, nous pouvions imaginer que le fÏtus, immature, se dveloppait tranquillement dans un univers clos, protg de toute intrusion extrieure, tel quÕil apparat dans Les Couleurs de lÕinvisible : Ses doigts jouent avec le bruit dÕun cÏur qui bat tout prs, trs loinÉ Ils grnent ce bruit, hors du temps, Hors dÕattente. Pour lui, il nÕy a pas dÕautre langage que ce sourd martlement, et cette langue parle lÕunisson des cieux,
1
Marcel BRION, Ç Prface È, Quatre Sicles de surralisme. LÕArt fantastique dans la gravure, Paris, Belfond, 1973, p.13. 2 Ys TARDAN-MASQUELIER, op. cit., p.1528. 3 Voir lÕtude de Pierre DARMON, Le Mythe de la procration lÕge baroque (1977), Paris, Le Seuil, coll. Points, 1981.
48
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
des vents stellaires, du magma de la terre mugissant sous les roches, des vents marins, des vents sylvestres, ou sifflant travers les dserts. (CI, 9)
Or, lÕespace amniotique peut tre perturb par des vnements extrieurs qui en troublent les doux remuements. LÕlaboration corporelle de la femme est sujette de nombreuses modifications qui mettent en question son corps dans son intgrit, sa plasticit, son identit, sa vulnrabilit, sa puissance et sa force. Nous envisageons alors aisment que le ventre maternel devienne le rceptacle privilgi des angoisses, des traumatismes de lÕhistoire et de la folie meurtrire. Ici, les notions dÕÇ image du corps È1 ou de Ç schma corporel È2 ne conviennent pas pour dcrire les phnomnes reprsents. Les mres tmoignent dÕun corps qui nÕest pas enveloppe ou rceptacle passifs, mais de ce que Claude RevaultdÕAllonnes, dans ses tudes sur la maternit, dcrit comme Ç dsirant et refusant, habit ou vide, dgot ou triomphant, en qui va se dvelopper un enfant, animal, ange ou tre humain ? mme, autre ou tranger ? vivant mais peut-tre mort [É]È3. Les mres mnent au mystre de la cration, le jargon alchimique dsigne dÕailleurs comme Ç Mres È (Matrices rerum omnium ou Elementa) 4 les Ç puissances È qui sont au principe mme de lÕexistence et de la forme de tous les corps, soit le mercure, le soufre et le sel. Dans la mdecine antique, grecque puis grco-romaine, le corps est considr comme un espace poreux, perc de trous, rempli de canaux lÕintrieur desquels sont censs circuler de lÕair et du liquide. La question de la permanence du corps et le devenir du vivant sont, dans le systme hippocratique, soumis la fluidit, lÕcoulement, aux excrtions et aux expulsions des humos. Si la sant dpend de lÕquilibre et de lÕharmonieux mlange des quatre humeurs fondamentales que sont le sang, la bile, le phlegme et lÕeau, quÕadvient-il alors lorsque les fondements du monde vacillent sous les coups rpts des assauts guerriers ? LÕimaginaire de Sylvie Germain puise la thorie et lÕimaginaire des humeurs pour prsenter des grossesses et des accouchements qui sont les consquences dÕun
rapport
mimtique
entre
lÕHomme
et
lÕunivers.
Le
corps
maternel
reprsente, en appui sur la notion de mimesis, le monde dans un rapport micromacrocosmique. Ainsi, la guerre atteint le processus normal de la gestation 1
Paul SCHILDER, LÕImage du corps, tude des forces constructives de la psych, Paris, Gallimard, 1968. 2 Franois GANTHERET, Le Schma corporel et lÕimage du corps, Paris, thse de 3e cycle dactylographie, 1962. 3 Claude REVAULT DÕALLONNES, Le Mal joli. Accouchements et douleur, Paris, Union Gnrale dÕdition, 10/18, 1976. Nouvelle dition, Paris, Plon, 1991, p.270. 4 PARACELSE, Palmirum, livre I, et RULANDI, Lex Alchem, cit par Paul-Laurent ASSOUN, Ç Voyage au pays des mres. De Goethe Freud : maternit et savoir faustien È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Ç Les Mres È, op. cit., p.121.
49
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
humaine et rend monstrueux le principe de maternit. Le haut lieu de lÕattente de lÕaim parti la guerre sera dornavant le ventre maternel. Le temps se suspend, la gestation se fige pendant prs de deux ans : ni les heures ni les jours ne virent arriver la dlivrance de la jeune femme. Et les semaines passrent sans que rien ne sÕaccomplisse. Nomie demeurait imperturbablement couche, inerte sous le poids de son norme ventre. [É] gonfl de vide. (LN, 37)
La grossesse, habituellement associe une exprience et un sentiment de plnitude dÕun corps Ç lest de vie È, est anantie. Que veut dire attendre un enfant pour Nomie ? La transformation radicale du corps laisse surgir ce qui ne peut tre imagin. La longueur de la gestation ne peut fournir une prparation la sparation de la naissance, ni une graduation des affects douloureux qui rend pensable lÕexpulsion, o quelque chose se donne sans tre perdu. La mre git Ç dans la pnombre de la cabine, au fil de lÕeau, tenant farouchement reclus dans son corps en arrt son enfant natre È (LN, 37). La grossesse pourtant, vidence qui mrite dÕtre releve et prcise, Ç est un temps destin finir È1. Lorsque, selon lÕexpression utilise par Bruno Bettelheim2, les Ç situations extrmes È constituent une menace sur la vie du sujet, les pulsions de vie et les pulsions de mort se dsolidarisent. Elles produisent alors une collusion entre le fantasme et la ralit, en bloquant toute pense, pour que sÕamorcent les oprations de survie. Lors des grossesses prcdentes, le corps maternel se fondait harmonieusement la nature pour en capter les odeurs et les adapter au sexe de lÕenfant venir : Ç odeur de lierre et dÕcorce È pour le garon, Ç de seigle et de miel È pour la fille. LÕembryon se nourrissait des sucs de sa mre et, en retour, lui confrait une senteur qui sÕadaptait au vcu de la parturiente. LÕenfant tait peru avant dÕtre reu. Or, pour cette dernire grossesse, le corps gonfl de Nomie dgage Ç un vague relent de salptre È (LN, 44) et, aprs lÕaccouchement, il se couvre de tches qui Ç se crevrent et sÕemplirent dÕun liquide vert tendre et visqueux È (LN, 46), dgageant une Ç odeur putride et obsdante È (LN, 47). Ce corps maternel o la parole, la texture de la peau, lÕodorat, le got et la sensation, ne font quÕun pour lier le dedans et le dehors, se dgrade en putrfaction. Nomie entre en dcomposition sans avoir pu advenir en tant que mre, ni inscrire son enfant dans lÕordre des vivants et de la mortalit. La vie nÕa pas pris, comme on le dirait dÕune greffe. Voici la mre
1
Claude REVAULT DÕALLONNES, ætre, faire, avoir un enfant, op. cit., p.185. Suite sa dportation en 1938 Dachau puis Buchenwald, Bruno Bettelheim isole les comportements individuels et les comportements de masse pour survivre dans les situations extrmes. Il dveloppera cette thse dans Survivre (1979), trad. de lÕamricain par Tho Carlier, Paris, Hachette, 1986 2
50
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
brutalement renvoye son propre corps qui nÕa port que le vide du manque et de la mort. Quant lÕenfant, il est la cristallisation dÕlments salins que la mre ne peut ni connatre, ni reconnatre comme venant dÕelle : le Ç nouveau-n, tout repli encore sur lui-mme, tait entirement pris dans une paisse crote de sel. È (LN, 45). LÕintrieur a reu les traumatismes de lÕhistoire qui ont dchir le tissu de la protection maternelle pour le rendre aride, durci et infertile. Le ventre de la mre connait le mme destin que le sol des villes vaincues et rases sur lequel les Romains rpandaient du sel afin de rendre leurs terres jamais striles.
Du point de vue psychologique, ce nÕest jamais une mre seule qui accouche, contient et expulse, mais un groupe qui reoit celui qui vient au monde et qui, parfois, incarne toute une gnalogie. Or cet accouchement plonge chacun dans une solitude extrme dans une mise en scne qui figure la mort. Nomie est extrieure la grossesse et le restera lors de lÕexpulsion : De brusques convulsions la prirent bientt. Mais son ventre semblait tre un lment tranger au reste de son corps ; il travaillait seul, tandis que sa tte et ses membres demeuraient inertes comme sÕils taient trop faibles pour participer lÕeffort de lÕaccouchement. (LN, 44)
La dissociation opre un clivage entre un corps qui se vide dans une brisure sche et une psych qui sÕabsente. Dominique Guyomard tudie ainsi cette absence de plaisir, donn et reu, qui Ç laisse tomber le lien dans lÕamorphe, lÕatone ; la pulsion est alors dans lÕexcs du ngatif, du ct du rien, de lÕindiffrence È1. Le phnomne de lÕefficacit symbolique, qui a t illustr par Claude Lvi-Strauss travers le rcit dÕaccouchement du shaman Cuna2, indique quÕune personne, un geste ou une parole, peuvent aider mettre un enfant au monde sÕils participent du mme univers de significations symboliques que la parturiente. LÕaccouchement sÕeffectue alors, selon Claude Revault-dÕAllonnes, Ç par la parole du shaman parcourant avec la femme les tapes dÕun mme voyage, vcu par lui travers les mythes, par elle vers son utrus ; lÕaccouchement est ainsi socialis, cÕest--dire investi dÕun sens partag, donc efficace È3. Les grossesses et les accouchements du Livre des Nuits, atteints par la guerre, ne peuvent tre socialiss ou investis dÕun sens partag. La mre et le pre ne participent plus du mme univers de significations symboliques. Alors que Thodore-Faustin naquit dans le silence du pre, cÕest le rire Ç effroyable È 1
Dominique GUYOMARD, Ç La folie maternelle : un paradoxe ? È, La Folie maternelle ordinaire, Jacques Andr, Sylvie Dreyfus-Asso, (dir.), Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de Psychanalyse, 2006, p.125. 2 Claude LVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, chapitre X, p.205-226. 3 Claude REVAULT DÕALLONNES, Le Mal joli. Accouchements et douleur, op. cit., p.62.
51
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
de Thodore-Faustin, qui nÕa rien de commun avec celui de Sarah et Abraham, qui met un terme la grossesse de Nomie : Ç elle regarda longtemps avec une totale impassibilit celui qui riait de la sorte avant de manifester la moindre raction È (LN, 44). LÕexpulsion est une srie de renversements dialectiques, le corps plein de la femme enceinte est rempli de vide, habituellement Ç lest de vie È, il est ici porteur de mort : La mre ne prtait aucune attention ce qui se passait ; elle semblait mme ne sÕtre pas aperue de sa dlivrance. La peau si longtemps distendue de son ventre sÕeffondra avec un bruit de tissu sec. Elle nÕavait perdu ni sang ni eaux. (LN, 45)
Le corps, le ventre et lÕespace psychique de Nomie sÕeffondrent, dans un asschement extrme, sur le vcu traumatique dÕune naissance sans cri, sans regard, pour un monde qui sÕaffaisse. La violence de lÕaccouchement et de la naissance nÕest pas contrebalance par une pulsion de vie. Ce qui reste et prvaut, est la violence de natre et celle dÕaccoucher. La sortie hors du contenant maternel qui faisait parfois surgir cette terrible question : Ç de lÕenfant ou de la mre, qui va mourir ? È, convoque ici une rponse sans appel : les deux. La bascule de lÕesprit et la rupture du corps sont reprsentes par le Ç passage lÕacte È de la chute de la statue de sel fracasse sur le sol. Ainsi Ç la naissance È, qui contient selon Giorgio Agamben, Ç de nombreux signifiants instables È, brise Ç lÕopposition signifiante entre la synchronie et la diachronie, entre le monde des morts et le monde des vivants È1. Sylvie Germain atteste que la naissance ne produit pas forcment des enfants qui sont Ç dots dans toutes les socits dÕun statut diffrentiel particulier È2. SÕil est parfois nonc Ç que,
dans
tous
les
cas,
tre
mre
cÕest
tre
coupable
dÕun
3
" meurtre imaginaire" È , la guerre assume la ralisation dÕune crainte et perptue le meurtre des gnrations. Nulle place pour la mtaphore, ce qui se donne est la mort dans sa dimension sacrificielle. LÕenfant sÕinscrit dans la ligne, non des mortels, mais des morts dcomposs. Le fantasme maternel qui peut tre Ç si je donne la vie, je donne la mort È, est pleinement assum dans une ralit qui entrane la perte de la vie ou de la sant mentale.
Lorsque lÕon affirme que le fÏtus serait dou de comptences physiologiques qui le mettent en relation avec son milieu par les organes des sens4, nous concevons aisment que le malheur et lÕinquitude maternels altrent lÕhomostasie fÏtale
1
Giorgio AGAMBEN, Enfance et histoire. Destruction de lÕexprience et origine de lÕhistoire, traduit de lÕitalien par Yves HERSANT, Paris, Petite Bibliothque Payot, 2000, p.152. 2 Ibid. 3 Michle ENHAìM, La Folie des mres. JÕai tu mon enfant, op. cit., p.13. 4 Michel SOUL, Introduction la psychiatrie fÏtale, Paris, ESF diteur, 1992.
52
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
jusquÕ
se
muer
en
complications
obsttricales.
Les
grossesses
et
les
accouchements, terriblement et affreusement complmentaires, de Juliette et dÕHortense, dvoilent que le vcu de la guerre se transmet dans les moindres interstices du processus de germination, et fait clater les capacits et le systme perceptif du fÏtus et de la mre. Le corps-monde est dvast et garde la trace des tranches boueuses. Le ressort de la dynamique de vie est inverse, la gnalogie est balaye, la valeur surdtermine dÕun devenir volutif est raye en pouvante. LÕide mme de lÕesprance de la naissance et de lÕengendrement est entame par la guerre. Le fantastique des scnes donne forme aux peurs ancestrales apparentes celles de la mort et de la nuit. LÕincongru, lÕinsolite et le monstrueux gtent dans le corps maternel. La confusion des zones et des fonctions mtamorphose la nature des envies, le contenu des matrices et la nature des fluides corporels : Plus le temps de sa grossesse passait et plus Juliette se sentait prise par le besoin irraisonn de manger des insectes. Elle nÕavait de cesse dÕattraper des grillons et des sauterelles ou de voler aux araignes les petites mouches prises dans leurs toiles pour les croquer. Quant Hortense elle tait travaille par une telle faim de terre et de racines quÕelle courait tout le jour travers champs et bois pour dvorer la terre humide au pied des arbres ou au creux des sillons. (LN, 177)
Le champ de bataille trouve une issue corporelle, ses vermines et ses racines rclament un lieu pour se loger et prolifrer jusquÕau trfonds des ventres. Les intenses inclinations orales mlent, en des incorporations pulsionnelles, des lments connotations mortifres qui devraient produire davantage des aversions
que
des
envies
qui
constituent
Ç la
traduction
somatique
et
lÕlaboration superstitieuse du mme conflit de base entre le dsir dÕliminer et la tendance protger le fÏtus È1. LÕaccouchement des jeunes femmes est galement marqu par la simultanit et lÕinversion : Lorsque ce double cri retomba au silence il ne trouva quÕun seul cho. Dans la chambre dÕHortense, seul retentit le braillement dÕun nouveau-n. Dans celle de Juliette il nÕy eut point dÕautre cri, - seulement un bruit fantastique de froissements dÕailes et de stridulations. [É] Par milliers des insectes minuscules, dÕun vert clair phosphorescent, jaillirent du corps ouvert de Juliette. Ils sÕenvolrent en trombe par la fentre ouverte et sÕabattirent sur les champs de bl dont presque aussitt il ne resta que des pis tout nus et desschs. (LN, 183)
1
Glauco CARLONI, Daniela NOBILI, La Mauvaise Mre. Phnomnologie et anthropologie de lÕinfanticide (1975), trad. Robert Maggiori, Paris, Petite Bibliothque Payot, coll. Science de lÕhomme, 1977, p.93.
53
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Hortense et Juliette livrent une sorte de combat sauvage qui les dpasse. Lies par leur commune destine, elles rejouent la scne de la mort de Mathurin1 et suivent le fil tnbreux de la souffrance des survivants. Cet accouchement est lÕimage de lÕarrachement : lÕune donne naissance, lÕautre pas ; lÕune peut allaiter, lÕautre non. LÕanal et le gnital se mlent en ces naissances qui font surgir les rsidus fantasmatiques anciens dÕune gestation intestinale o se mlent lÕanal et le gnital. Non
repris ni remanis, ils sont livrs dans lÕarchasme de
lÕidentification o le bb nÕest plus investi dÕune valeur de trsor mais de poison intrieur. LÕenfant devient un mauvais objet, quivalent de la vermine qui dcime les rcoltes futures. Sylvie Germain met en lumire des fantasmes originels qui nous plongent dans lÕeffroi. Elle laisse entrevoir, invite imaginer, entre crainte et terreur, certains contenus fantasmatiques o le fÏtus ou lÕenfant sont conus comme des entits mauvaises, htes envahissants et indsirables, qui engloutissent la mre dans des vcus dÕappauvrissement ou de dvoration. Hortense donne naissance un petit garon, Ç un bel enfant,
fort et
gesticulant È (LN, 183), dont le dos est dform par une bosse saugrenue. Benot-Quentin a survcu malgr les risques encourus et les racines ingurgites ont trouv se dvelopper pour un nouvel ancrage. Le corps de Benot-Quentin sÕoffre dans la rceptivit et tmoigne de lÕincorporation du disparu, ainsi, conformment la cration du fantastique, tout peut se transformer en tout. Hortense ne peut cependant nourrir son enfant, ses Ç seins nÕavaient pas de lait, ils taient gorgs de boue. Seule Juliette avait du lait et ce fut elle qui allaita Benot-Quentin. È (LN, 184). Les travaux anthropologique de Franoise Hritier sur lÕinceste, la filiation et les systmes de reprsentation des humeurs du corps, ont permis de mettre jour la permanence et les variations des reprsentations collectives qui laborent, dans une logique interne, la cohrence des invariants physiques fondamentaux, tels le sang, le sperme et le lait. Comme de nombreux liquides et fluides du corps, le lait a longtemps fait lÕobjet dÕun grand nombre de croyances imaginaires exprimant, les craintes, les paniques lÕgard du corps fminin sexu. Hlne Parat, dans son ouvrage Sein de femme, sein de mre2, souligne que, par son absence, son tarissement ou son abondance, le lait maternel est lÕune des liquidits les plus instables et incontrlables qui fait de la femme un tre dont on redoute la violence, le bouillonnement intrieur et le dbordement toujours possible. Dans la mesure o fantasmatiquement le lait est li au sein, il porte une charge pulsionnelle extrmement inquitante et 1
Si nous nous rfrons lÕanalyse propose en note de bas de page par Alain GOULET, le disparu est en effet Mathurin et non Augustin, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de crypte et de fantmes, Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques Littraires, 2006, p.42. 2 Hlne PARAT, Sein de femme, sein de mre, Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de psychanalyse, 2006.
54
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
ambivalente. Nectar, doux breuvage ou poison, le lait maternel peut aisment dployer son ombre mortifre et renforcer les effets du traumatisme de la filiation. De Galien jusquÕ Ambroise Par, il est le rsultat dÕune coction du sang menstruel dans les mamelles, son blanchiment tant attribu la providence divine quÕAmbroise Par ne peut que fliciter : Car si elle se fut oubli (ce que jamais nÕa fait) de laisser couler le sang en substance et couleur rouge, la femme nourrice et eu en horreur de voir ainsi sÕpandre son sang : et cela et t odieux lÕenfant de le sucer pur et rouge de la mamelle [É] Pareillement les assistants eussent abhorr de voir la bouche et les ttins de la mre sanglants : bref Dieu a fait toutes ses Ïuvres par une trs grande sagesse.1
Dans un cercle mortifre, le lait et sang sont lis, le sang et la boue sont mls. LÕopration de la cuisson purificatrice nÕopre plus, lÕabomination se donne voir dans lÕanalit de la boue qui dgrade et pervertit le liquide vital dont lÕpanchement signe la mort. LÕhorreur ensanglante des tranches, dans lesquelles le sang des hommes se mle la terre pour la rendre sanguine, entache lÕaliment premier. La mre nÕest plus celle qui porte en elle le pch, elle est contamine par le poison des charniers. Selon Piera Aulagnier, au moment Ç o la bouche rencontre le sein, elle rencontre et avale une premire gorge du monde È2, ce qui fait crire Julia Kristeva : Ç Avec ton lait, ma mre, jÕai bu la glace. Et me voil maintenant avec ce gel lÕintrieur. Et je marche encore plus mal que toi, et je bouge encore moins que toi. Tu as coul en moi, et ce liquide est devenu poison qui me paralyse È3. En amont de la Shoah, le lait boueux de la mre de Benot-Quentin contient dj le spectre de la destruction des Juifs dÕEurope et la fin tragique de son fils qui sera une des nombreuses victimes de la cruaut nazie. En proposant une lecture du pome Todesfuge (Ç Fugue de mort È) de Paul Celan, Bruno Bettelheim4 constate que lÕimage de la mre qui dtruit son enfant, ou qui ne peut le nourrir, reprsente lÕextrme dsespoir qui rgnait dans les camps de la mort : Lait noir de lÕaube nous le buvons le soir le buvons midi et le matin nous le buvons la nuit nous buvons et buvons [É]
1
Ambroise PAR, LÕAnatomie, livre XVIII, cit par Hlne PARAT, ibid., p.39. Piera AULAGNIER-CASTORIADIS, La Violence de lÕinterprtation, Paris, PUF, 1975, p.43. 3 Luce IRIGARAY, Et lÕune ne bouge pas sans lÕautre, Paris, ditions de Minuit, 1979, p.7. 4 Bruno BETTELHEIM, Survivre (1979), trad. de lÕamricain par Tho Carlier, Paris, Hachette, 1986, p.142. 2
55
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ce lait nÕest pas seulement, selon Anne-Lise Stern Ç celui bu et donn par leurs mres, leurs mres nourries du lait noir dÕAuschwitz È peut-tre est-il, Ç celui de toutes les mres depuis È1.
I-2 La folie procratrice I-2.A Edme ou lÕalination mariale
En sa dimension archaque, inassignable, dense et multiple, se dtache la figure de Gaa, telle que la prsente Jean-Pierre Vernant2, une mre universelle, qui conoit tout, qui prvoit tout, qui contient tout. Carl Gustav Jung3 fut le premier psychanalyste reprendre cette figure mythique pour dessiner les grandes ombres de la possession amoureuse meurtrire de certaines mres. En cette toute puissance redoutable, vestige dÕun mythique matriarcat primitif rgi Ç par le respect de la consanguinit È4, la mre peut donner la mort aux enfants qui elle a dÕabord distribu la vie. Le pouvoir dÕassurer la fcondit de la terre dÕabord et de la race humaine ensuite ne parvient pas toujours Ç masquer la contre-partie de cette puissance vitale : la force de lÕemprise que la mre exerce sur ceux qui elle a donn lÕexistence È5. Cette ambigut est galement lÕÏuvre dans le culte marial qui, selon Bndicte Lanot, nÕexiste pas sans grande rsistance, car il rveillerait un Ç fantasme archaque, celui de la mre premire, toute puissante, phallique, qui nÕa pas besoin dÕhomme pour enfanter, qui dispense sa guise la vie et la mort È6. Le personnage dÕEdme dans Jour de colre est caractris par sa passion mariale qui sÕest Ç insinue tout petits pas È (JC, 16) pour lÕamener confondre graduellement Ç sa vie et celle des siens avec un perptuel miracle consenti par la Vierge. Elle avait confondu la bouche et le sourire, la parole et la prire, la salive et les larmes. [É] Elle avait confondu la mort et lÕAssomption È (JC, 16). Sa folie, couple de faon antithtique
avec
celle
de
Mauperthuis,
claire
mutuellement
les
deux
personnages et les lie par leur symptme commun qui touche la bouche et la parole. La fcondit accorde Edme fait suite une priode dÕinfertilit qui transforme sa grande pit mariale Ç en absolue adoration lÕoccasion de la naissance de sa fille. Car cÕtait la Vierge, rien quÕ Elle, quÕelle devait la venue 1
Anne-Lise STERN, Le Savoir-dport. Camps, histoire, psychanalyse, Paris, Le Seuil, coll. La librairie du XXIe, 2004, p.195. 2 Jean-Pierre VERNANT, LÕUnivers, les dieux, les hommes, Paris, Seuil, 1999. 3 Carl Gustav JUNG (1954), Les Racines de la conscience, Paris, Buchet/Chastel, 1971. 4 Marie DELCOURT, cite par Raphal DREYFUS dans lÕIntroduction LÕOrestie, Tragiques grecs : Eschyle, Sophocle, Paris, Gallimard, 1967, p.241. 5 Franoise COUCHARD, Emprise et violence maternelles, Paris, Dunod, coll. Psychismes, 2003, p.3. 6 Bndicte LANOT-LEMOINE, LÕUnivers Romanesque de Sylvie Germain : lÕimaginaire thique, thse de doctorat, dir. Alain Goulet, Caen, Universit de Caen, 14 dcembre 2001 [dactyl.], p.227.
56
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
au monde de son unique enfant, sa fille Reine, sa passion, son seul bien, sa race. Toute sa gloire È (JC, 21). Le contraste est saisissant entre lÕexubrance laquelle se livre Edme et le personnage biblique de Marie, revtue du manteau de la discrtion et de la dignit. Les vangiles, en effet, ne disent rien de sa vie antrieure lÕAnnonciation de la naissance du Christ par lÕarchange Gabriel (Luc 1, 26-38). Quant son corps, il disparat dans la mort puisquÕil ne livre aucun cadavre et sÕlve au ciel en son Assomption. Edme surcharge, en densit et en profusion, l o Marie sÕefface, ce qui nous laisse aisment imaginer que le personnage dÕEdme est mtin de notre grande anctre biblique, éve, avec laquelle elle partage la pulsion dÕemprise. Edme, contient ainsi les deux silhouettes maternelles centrales de lÕhritage chrtien. Pour lÕglise en effet, la femme Ç a deux visages. éve, tentatrice [É], symbolise des forces dangereuses communes toutes les femmes. Marie, mre de Jsus mais aussi vierge, incarne les vertus de la charit, dÕhumilit, dÕobissance È1. Comme le rappelle Monique Schneider2, ce fond mythique vaut comme fantasmatisation partage, inscrite dans le legs culturel. Edme nÕa de cesse pourtant de louer la Vierge car la conception de Reine se rapproche, selon elle, de celle de Jsus. LÕvangile de Luc dit en effet que lÕenfant ne sÕest pas form dans le sein de Marie par lÕintervention dÕune semence dÕhomme. Ainsi, en est-il dÕEdme qui enfante par la vertu de la prire, barrant insidieusement le pre de son rle de gniteur : Ç Elle considrait le rle de son poux Jous dans cette grossesse pour presque nul. Toute sa gratitude allait la vierge. È (JC, 19). Elle nÕassume pourtant pas la fonction mdiatrice chue Marie qui fait Ç de sa personne la voie dÕaccs par laquelle sÕesquissera un chemin conduisant au-del dÕelle-mme È3 et ne rend pas plus grce Dieu dans les louanges dÕun Magnificat : Ç Oui, dsormais, toutes les gnrations me proclameront bienheureuse, parce que le ToutPuissant a fait pour moi de grandes choses : saint est son Nom È4. Puisque, selon Edme, cÕest la Vierge, source des grces, qui, conformment aux croyances des catholiques fervents du XIXe sicle5, a intercd en sa faveur dans un rapport de sujet sujet, par le moyen de la prire. Ë ct des rayonnements de la Vierge qui refltent sa puret laquelle se combinent Ç le charme, la candeur surtout, la modestie, la simplicit, la discrtion, la douceur [É] È6,
1
Yvonne KNIBIELHER, Catherine FOUQUET, Histoire des mres du Moyen åge nos jours, op. cit., p.14. 2 Monique SCHNEIDER, Gnalogie du masculin, Paris, Aubier, coll. Psychanalyse, 2000, p.278. 3 Ibid., p.278. 4 Philippe BOUTRY, Ç La spiritualit mariale È, Encyclopdie des religions, op. cit., p.679. 5 Alain CORBIN, Ç LÕemprise de la religion È, Histoire du corps, vol. 2, De la Rvolution la Grande Guerre, Paris, ditions du Seuil, 2005, rd. Coll. Points/histoire, 2011, p.61. 6 Alain CORBIN, Ibid, p.63.
57
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Edme se fraie plutt un chemin dans les rais de lÕavidit dÕéve dont Sylvie Germain prsente la faute comme tant celle : dÕavoir mordu dans le fruit interdit, dÕavoir voulu consommer le fruit de la connaissance Ð sans sÕtre donn le mal de le cultiver, dÕattendre quÕil soit parvenu sa pleine maturation, sans certainement avoir pris le temps de le contempler avant de le cueillir, dÕen humer le parfum, dÕen caresser la peauÉ Elle se prcipite, saisit le fruit, le croque Ð et finalement sÕy Ç casse les dents È1.
Dans le chapitre 4 de la Gense, aprs le rcit communment nomm la Ç Chute È, éve dit : Ç JÕai acquis un homme de par YHWH È (Gn 4,1). Louable est la rfrence lÕternel pour une procration qui contient cependant une forte pulsion dÕemprise et maintient Adam dans le silence. En dveloppant la thmatique du Ç fruit de lÕarbre du bien et du mal È, Claude Cohen Boulakias crit que Ç éve rivalise avec DÉ puisquÕelle enfante, elle cre È2. Le rcit biblique garde mmoire de cette exclamation par le nom du premier-n, Can, du verbe qn, qui signifie Ç acqurir È et dsigne la possession en mme temps que la persistance du temps. éve aurait d, la naissance de son fils, annoncer Ç jÕai perdu, au lieu de jÕai acquis È, signifiant ainsi la perte de lÕtre qui participait organiquement son tre. Can est le prolongement dÕéve : Ç il endosse la maldiction, il assume la faute de sa mre, il la dveloppe, il lÕexplicite [É] È 3 par le premier meurtre. Il en est de mme pour Reine qui est le prolongement dÕEdme. En tant acquise par Edme, Reine nÕest pas lÕenfant Ç de la rencontre de deux tres È4, elle nÕest pas accueillie dans une situation dÕamour symbolique par laquelle une mre, renonant au rapport de possession, fait place, entre elle et lÕenfant, la mdiation dÕun tiers. En laissant une faible part Jous dans cette naissance, Edme indique que lÕacquis constitue un tout. Il ne manque aucun complment paternel, aussi nul est besoin de le dsigner pas plus quÕil est ncessaire dÕintroduire Ç un rapport de parole mdiatise. È5
Il est vrai que
Jous, comme Adam, se signale par son manque de prsence. Son silence, impressionnant en tant que pre, prolonge celui du premier homme envers sa compagne au moment de la dgustation fatale. Edme se livre tout son aise une adoration solitaire, conserve farouchement et orgueilleusement comme un bien. Dans la force de son dsir dvastateur, lÕamour quÕelle porte sa fille est 1
Sylvie GERMAIN, Ç La morsure de lÕenvie : une contrefaon du dsir È, dialogue avec Julia Kristeva, Sylvie Germain, Robert Misrahi et Dagpo Rimpoch, Marie de Solemne (d.), Entre dsir et renoncement, ditions Devry, coll. A vive voix, 1999 [Paris, Albin Michel, coll. Espaces libres, 2005], p.67-68. 2 Claude COHEN BOULAKIAS, Ç Philadelphes des sangs le premier fratricide : Can et Abel È, ros Philadelphe, frre et sÏur, passion secrte, sous la dir. de Wanda Bannour et Philippe Berthier, Colloque de Cerisy, Paris, ditions de flin, 1992, p.21. 3 Claude COHEN BOULAKIAS, Ç Philadelphes des sangs le premier fratricide : Can et Abel È, op. cit., p.21. 4 Ibid. 5 Aldo NAOURI, Une place pour le pre, Paris, Le Seuil, coll. Points, 1985, p.154.
58
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
un moyen de la possder et dÕannuler tout dsir qui se tournerait vers une autre figure que celle de la Vierge. Elle empche lÕouverture dÕune intercession mdiatrice qui permettrait de neutraliser ce couple fusionnel, de librer le mouvement des affects et rcrer un espace identitaire, propre chaque personne, par lÕinstauration dÕune frontire entre elle et les autres. La venue au monde de Reine constitue un triomphe, la fois charnel et cosmique, qui lÕunit aux forces divines et la puissance magique de la pense : Reine tait en effet le fruit trs admirable de ses entrailles qui longtemps taient demeures striles. Beau fruit tardif survenu tout au bout dÕune esprance ttue, en rcompense des milliers dÕAve Maria ressasss au fil dÕun chapelet [É]. (JC, 21)
Edme donne corps au grand mythe de la parthnognse qui, selon Claude Revault dÕAllonnes, consiste vouloir Ç faire un enfant seule, sans le concours de lÕautre sexe, un enfant n des pousailles du ciel, de la terre et de son corps, un enfant qui nÕest pas vraiment de lui, avec lui, pour lui, un enfant sur lequel ces mythes originels assoient et assurent sa propre puissance È1 en alinant son enfant la seule image maternelle, comme si elle vivait une origine sans commencement. En hommage la Vierge, elle gratifie Ç sa fille du nom de Reine. Sur le registre dÕtat civil elle avait mme fait inscrire toute une srie dÕautres prnoms comme autant dÕexclamations de louange : " REINE, Honore, Victoire, Gloria, Aime, Grce, Dsire, Bate, Marie VERSELAY. " È (JC, 21). Cette nomination amplificatrice cumule les prnoms comme autant dÕactions de grce. Ainsi que lÕnonce Jean-Paul Valabrega2, le don du nom mythique opre une
permutation
lors
de
la
naissance
de
lÕenfant
et
retourne
lÕenfant
phantasmatique en enfant mythique. LÕenfant tant dsire nÕest pas accueillie dans
sa
spcificit,
mais
dans
une
imagerie
fantasmatique
difficilement
laborable ou dpassable, laquelle ne peut se superposer la petite fille de chair. Selon Maud Mannoni, la mission de lÕenfant de rve est Ç de rtablir, de rparer ce qui dans lÕhistoire de la mre fut jug dficient, ressenti comme manque, ou de prolonger ce quoi elle a d renoncer È3. Reine, toute consacre la dvotion mariale, souffre de lÕexcs de lÕenfant imaginaire. Sa naissance favorise lÕmergence dÕune admiration qui ne contribue pas lÕclosion du sujet fille. Le regard maternel, satur par lÕclat de tant de beaut et de grce, ne permet pas de maintenir les yeux de la raison ouverts. Edme confisque sa fille comme sÕil nÕy avait personne dÕautre que Marie pour Reine et personne dÕautre
1
Claude REVAULT DÕALLONNES, ætre, faire, avoir un enfant, op. cit., p.132-133. Jean-Paul VALABREGA, Ç Le Problme anthropologique du phantasme È, Le Dsir et la perversion, Piera Aulagnier-Spairani, Jean Clavreul et al., Paris, Le Seuil, coll. Points, 1967. 3 Maud MANNONI, LÕEnfant arrir et sa mre (1964), Paris, Seuil, coll. Points, n¡132, p.30. 2
59
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
que Reine pour elle. Le futur poux de Reine sera jaug lÕaune de cette mme grille de lecture : Ç Ce simple mortel [É] tait-il digne de recevoir comme pouse sa fille unique et trs admirable [É] Reine relevait-elle du commun ordre des choses, elle qui ne devait sa glorieuse venue en ce monde quÕ la grce consentie par la Trs Sainte Mre de Dieu ? È (JC, 37). Le consentement, dÕabord hsitant, ne provient que de la disgrce dÕEphram qui, soudainement, lÕennoblit Ç et mme [le] sanctifi[e] È (JC, 61). Edme peut ainsi renouer avec le geste dÕonction des femmes bibliques, Ç elle baignait chaque soir le visage meurtri dÕEphram avec un linge humect dÕeau de neige du premier mai. È (JC, 62).
I-2.B Le dploiement corporel
LÕenfant mconnue comme relle, retrouve le statut de poupe, ne ncessitant des soins quÕen fonction des besoins propres de la mre. Reine, idole offerte la dvotion maternelle, est baigne, nourrie, Ç pare È, Ç coiffe È par sa mre qui lve une Ç statue vivante de Vierge obse È (JC, 25). Et lÕon sait, crit Nicole Berry au sujet de la psychose puerprale, Ç combien les poupes peuvent tre amoureusement soignes, parfois ; on sait aussi quel sort moins enviable
leur
incombe
souvent È1.
LÕambivalence
touche
la
fonction
nourricire par la prparation de Ç plats normes È sans jamais parvenir Ç assouvir [l]a faim È (JC, 24) de sa fille, et affecte galement lÕidentification projective qui ne permet pas Edme de reprer la souffrance de sa fille : Ç LÕefflorescence magistrale du corps de sa fille qui intriguait ou amusait tellement les autres ne lÕavait jamais inquite [É] È (JC, 22). Reine vit son corps comme un monde qui ne sÕoffre pas la dcouverte mais conduit sa perte, elle porte dans sa chair une dtresse qui, lÕinverse dÕIsaac, nÕest pas Ç une capacit infinie dÕtonnement È2. De lÕenfance de Reine ne reste que ce corps vaste, encombrant, dÕune extrme passivit. Reine, au regard Ç doux, souvent absent È, vit Ç assoupie È, condamne une existence dÕotage de la folie maternelle, lourdement charge des mythes originels. Surnomme par drision Reinette-la-Grasse, elle donne corps au dsir maternel. En devenant chair elle retourne le phnomne de vampirisation en son contraire par un dploiement corporel quÕelle exhibe : Ç plus sa fille croissait en volume, plus elle rendait grce la Vierge È (JC, 22). LÕidoltrie mariale transforme la grce en graisse. La fonction de stockage des graisses est rapprocher de la fonction 1 2
Nicole BERRY, Ç Le roman original È, LÕEnfant, op. cit., p. 267. Sylvie GERMAIN, Ç La morsure de lÕenvie : une contrefaon du dsir È, op. cit., p.67-68.
60
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
mnsique, le poids pouvant correspondre la prtention du Moi envelopper la totalit de lÕappareil psychique et peser sur son fonctionnement : Ç elle habitait son corps, rien que dans son corps È (JC, 23). La nourriture devient le seul moyen de lÕexpression du lien mortifre. Avec lÕincorporation, la dimension symbolique des mots sÕabrase au profit de lÕacte de se nourrir : Ç sa bouche, minuscule et trs rouge, nÕmettait que des sons gazouillants et de lgers rires en grelots. È (JC, 23). Avaler, engloutir, refuser dÕouvrir la bouche sont autant dÕexpressions de lÕamour et de la haine. Une vague rage parfois se fait jour travers une faim insatiable identifi Ç un petit animal froce, cruel qui la rongeait jusquÕ lÕme È (JC, 23). La confusion dÕEdme entre Ç sa vie et celle des siens È, Ç la bouche et le sourire, la parole et la prire È (JC, 16) sÕinscrit dans le symptme de sa fille dont la gloutonnerie, qui ne connat pas lÕapaisement, interroge le sens mme de la parole, du manque, du dsir et du besoin. Elle ne peut se satisfaire de la confusion et habite un corps dont la clef chappe : Ç espace secret, [É] labyrinthe de chair enclos sous la peau blanche reflets roses et dans lequel elle ne cessait de dambuler ttons È (JC, 23). Alors que les formes des personnages des peintures de Botero associent volontiers beaut et rondeur, celles de Reine, gnreuses, peuvent tout autant symboliser la vie que lÕenfermement sur soi. En cela, elle se rapproche plus des clbres
Nanas
de
Niki
de
Saint-Phalle,
composes
de
matriaux
de
rcupration. Son corps chappe, il prolifre comme sÕil nÕtait pas reli lÕtre, et prsente, non pas un visage mais un masque, Ç miniature pos comme par mgarde en surplomb du corps gigantesque È (JC, 22), derrire lequel lÕenfant, reine dÕun royaume interne dvast, ne peut advenir. Les Ç sanglots ne parvenaient jamais jusquÕ ses yeux, tout comme les cris stridents de la faim, ils se perdaient en chemin dans sa graisse [É] È (JC, 24). La bouche de Reine nÕarticule que quelques mots et, si elle nonce des phrases, celles-ci ne parviennent jamais aux lecteurs sous forme de retranscription qui tmoignerait dÕune pense autonome. La mre, toute sa folie, ne donne pas lieu de nouvelles introjections dynamisantes et creuse une lacune. Reine gurit ce manque par lÕingurgitation. Si, comme le pense Franoise Dolto, la chair est Ç lÕpaississement du verbe qui nÕest pas arriv sÕexprimer au niveau o il avait sÕexprimer ni au moment o il avait sÕexprimer È1, ce qui parle alors chez Reine est son corps, cette profusion de chair dbordante qui signe lÕchec de lÕesprit crateur de sens vivant. Son corps reste un corps de besoins et de dsirs cris, pleurs mais non parls.
1
Franoise DOLTO, Grard SVERIN (1978), LÕvangile au risque de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, coll. Points, tome II, 1982, p.174.
61
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Bndicte Lanot soulignait dj dans sa thse que le Ç dcalque du traditionnel " Je vous salue, Marie " opre un glissement de Marie Edme : la dvotion la vierge peut ainsi devenir dvotion soi-mme È1. Il y a chez cette dernire une gloire narcissique tre mre, femme heureuse et comble, qui ne laisse aucune place au dsir de vivre du bb. Le surinvestissement de lÕenfant sÕaccompagne dÕun dficit dÕamour rel que Reine transforme en une insatiable faim inassouvie, car lÕamour nÕest jamais dirig vers elle-mme pour elle-mme, mais seulement vers ce dont elle tient lieu, savoir lÕimage idalise de la foi de sa mre. LÕabus narcissique de Reine par Edme se rsume la projection de la mre sur sa fille, qui est exploite non pour dvelopper ses propres ressources mais pour combler la folie mariale. En cela il sÕagit dÕabus narcissique, dÕautant plus facile oprer entre Edme et sa fille, que cette dernire peut raliser les aspirations maternelles insatisfaites ou refoules. Edme a en commun avec les dessesmres le fait de ne reconnaitre Ç quÕune loi, celle du ventre È2. Celui de sa fille permet de suppler Ç ses entrailles qui longtemps taient demeures striles È (JC, 19) et lui permet de vivre, par procuration, une maternit prolifique. Ainsi, lÕinfertilit de la mre rpond lÕextrme fcondit de la fille. Ç ætre mre, cÕest avoir le ventre plein. Plein de son enfant avant lÕaccouchement, la femme peut exiger toute nourriture qui lui plat, puisquÕil est entendu quÕil ne faut rien refuser une femme grosse È3 crivent Yvonne Knibielher et Catherine Fouquet. Dans cette confusion corporelle, pendant plus de six ans, Reine est remplie par la grossesse de ces neuf enfants qui semblent surgir de la nomination grandmaternelle excdentaire, pour tous natre le jour de lÕassomption et porter Ç le nom de Marie accol son prnom, en lÕhonneur de la Vierge au culte de laquelle Edme avait consacr sa fille miraculeuse. È (JC, 68). Le sens des maternits appartient la grand-mre, redoublant lÕvincement paternel. Enchane la folie maternelle, Reine lÕest aussi son Ç propre corps comme un pur objet È4, ses grossesses sont dÕailleurs numres sans aucune vocation dÕun vcu de maternalit. Dtentrice du seul pouvoir reproducteur avouable dans la pathologie familiale, elle offre son corps de substitution dans une profusion lipidique et procratrice. Quelques marques subtiles cependant font chec lÕinjonction de rptition pour se dprendre du sortilge du continuum. Reine, coups de grossesses rptes, signale Edme quÕelle est aussi une mre, et mme meilleure quÕelle qui nÕa pu faire quÕun enfant laborieusement. De plus,
1
Bndicte LANOT-LEMOINE, LÕUnivers Romanesque de Sylvie Germain : lÕimaginaire thique, op. cit., p.228. 2 Franoise COUCHARD, Emprise et violence maternelles, op. cit., p.36. 3 Yvonne KNIBIELHER, Catherine FOUQUET, Histoire des mres du Moyen åge nos jours, op. cit., p.69. 4 Anne DUFOURMANTELLE, La Sauvagerie maternelle, Paris, Calmann-Lvy, 2001, p.109.
62
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Reine ne fait que des garons, ainsi, en produisant du masculin, elle se spare dÕune mre qui veut sÕemparer dÕelle entirement.
I-2.C Tota mulier in utero
Le corps de Reine est celui des statuaires des desses de la fertilit des cultures nolithiques et des premires civilisations du Proche-Orient, de lÕIran et de lÕInde, qui expriment lÕinpuisable fcondit de la Terre1. Elle offre une vision paenne dÕune femme qui, comme la Terre glorifie par Eschyle, Ç enfante tous les tres, les nourrit, puis en reoit nouveau le germe fcond È2. Ë lÕinstar de bien dÕautres mres universelles, dont les symboles sexuels peuvent tre Ç hypertrophis, gros seins ou exhibition de la vulve, dans la reprsentation orphique de Baubo, ou multiplis : la Grande desse dÕphse est pourvue de seize seins, la desse de lÕAgraven chez les Mayas, en a quatre cents È3, Reine, pare des attributs de son sexe, dgage une impression de puissance qui repose sur lÕampleur de son corps. Elle est cette femme des socits o lÕcrit nÕa pas cours, celle qui apparat dans Les Personnages, comme une : Ç femme, stle de glaise et de pnombre en mouvement, arbre irrigu de sang donnant des fruits humains, chair tellurique o sÕentrelacent (dans le giron dÕun vide insondable tant il est fantasm) le mystre de lÕorigine, la jouissance et la peur, le dsir, la vie, la mort È (P, 56). Reine ressemble la femme quÕAnnie Anzieu assimile une Ç gigogne gante dans quoi tout sÕembote È4. Comme les Ç saintes mres È5, elle est celle dont lÕexistence est ncessaire pour tout recevoir et tout contenir. Elle est le lieu o sÕabriter pour chercher le bien-tre ou le remde ses maux, comme dans un utrus universellement rgnrateur. La rencontre avec Ephram, son futur poux, se droule sur fond dÕabsence : Ç Reinette-laGrasse gare dans ses songes nÕavait pas remarqu lÕarrive dÕEphram ; elle contemplait le feu dÕun air absent È (JC, 59). Elle est comme ces jeunes filles peintes par Vermeer, dont Sylvie Germain suggre quÕelles Ç nÕont rien raconter, elles sont sans histoire et sans nom ; il semble mme quÕelles ne sont pas en mesure de parler, pas mme de dire " je ". Leurs bouches entrÕouvertes nÕexhalent quÕun souffle nu ; elles sourient vaguement, tous, personne, la lumire, au silence, lÕabsence. Leur solitude est un royaume o elles sont la fois reines et exiles. È (AL, 53). Sans doute se tient-elle Ç lÕcoute dÕun pass
1
Mircea ELIADE, Ç Dieux et Desses È, Encyclopaedia Universalis, corpus, Tome 7, 1996, p.437. ESCHYLE, Les Chophores (458 av. J.-C.), 127-128 3 Franoise COUCHARD (1991), Emprise et violence maternelles, op. cit., p.34. 4 Annie ANZIEU, La Femme sans qualit. Esquisse psychanalytique de la fminit, Paris, Dunod, coll. Psychismes, 1989, 105. 5 Ibid., p.105.
2
63
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
infiniment plus ample que [sa] vie, occup[e] remonter ( tout petits pas de lÕme se frayant lentement un chemin dans lÕobscurit, rebours du temps) vers les Ç premiers feux du monde È (AL, 15). Avant dÕtre une personne, Reine est un lieu dans lequel peut se loger, soit lÕenfant dans la matrice, soit lÕhomme dans lÕtreinte. Peu importe son dsir quand il sÕagit dÕtre pouse, peu importe la prsence de ses enfants, elle est comme trangre au monde et son dsir. Elle reste silencieuse, disposition, comme un porte-mentaux de sa mre, de son mari et de ses enfants, auquel on accroche les lambeaux de ses fantasmes primordiaux dont on ne peut se dfaire de peur dÕattraper froid. Elle est un conte prhistorique et rvle, comme Freud lÕa fait avec Totem et Tabou, un avant de la gnitalit, un paradis enfantin au fond profondment mortifre. Mre Ç norme, nigmatique È, elle est Ç pleine È, sans creux, en elle sige Ç le mystre indfini. Et le danger menaant de lÕincertitude È1.
Que se cache-t-il
derrire cette faim insatiable, derrire ce regard absent ? Qui sÕen soucie au juste ? Une desse mre nÕexiste-t-elle pas que pour tre vnre, Ç devant tant de bonheur de la maternit accomplie, de la femme pleine dÕenfants, de mondes dsirs et inconnaissables È2 ? Si le discours psychanalytique pense que par lÕenfantement, et singulirement par le premier enfant, la femme rgle sa dette symbolique lÕgard de sa propre mre en lui donnant littralement son premier enfant, dans ce roman, il sÕagit dÕune dette sans fond en raison dÕune prire exauce. Reine reprsente lÕexorbitant pouvoir de crer de lÕhumain dont est dot le sexe fminin. Comme si elle reprenait son compte la question du mystre originaire que Friedrich Nietzsche rsume de la faon suivante : Ç tout chez la femme est nigme et tout chez la femme a une solution unique, laquelle a nom grossesse È3. Reine, prise dans une faim quÕaucune nourriture ne peut assouvir, tmoigne dÕune interrogation profonde, dÕun secret qui Ç habitait [son] ventre de [É] mre. È (JC, 68) et que rien, Ç pas dÕavantage que le corps dÕEphram les corps de ses neufs fils quÕelle porta, mit au monde, leva, ne parvinrent assouvir sa faim, apaiser son attente È (JC, 69). Sa faim est une faim de lÕAutre, qui nÕa jamais t l pour lui apprendre dire Ç je È et Ç tu È dans un espace de diffrenciation. Le poids de lÕattente, qui parle enfin du manque et du dsir, non pas rassasi mais apais symboliquement et transform en plnitude, sÕbauchera au dpart du fils aim qui, faisant fracture, crera lÕcart ncessaire pour que quelque chose naisse de cette faille. En devenant acteur de la sparation, Simon veille une conscience et ouvre la possibilit de
1
Annie ANZIEU, La Femme sans qualit. Esquisse psychanalytique de la fminit, op. cit., 14. Ibid., 14. 3 Friedrich NIETZSCHE (1883-1885), Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Franaise Maurice de Gandillac, Paris, Gallimard, coll. Folio essais n¡8, 1985. 2
64
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
penser lÕabsence et lÕattente de lÕenfant. Julia Kristeva suggre que pour introduire une distance entre le Moi et lÕavidit destructrice de la Mre archaque, le christianisme propose un Verbe : Le langage. La parole individuelle nÕadvient quÕ ces conditions, et cÕest de parler que la voracit sÕapaise et bascule en identification satisfaisante du mme et de lÕautre mis mort mais exalts comme gaux au Tiers dans le lien amoureux. LÕamour sera dsormais un discours qui tient compte de la faim mortifre, se btit sur elle, mais la double, et en la dplaant dans le symbole, lÕexcde.È1
CÕest ce Verbe qui, paradoxalement et cruellement, manqua Edme.
I-3 Un ventre de pesante mmoire I-3.A Les vagues brisantes des angoisses non rvolues La maternalit, terme emprunt Racamier, traverse le temps de la naissance dÕune mre. Il arrive que le dsir dÕenfant ne sÕincarne pas dans la venue dÕun bb et que la grossesse, priode de crise existentielle, prenne la forme dÕun sisme psycho-physiologique de grande amplitude. Les chocs anciens de la vie passe remontent alors la surface pour se vivre et sÕlaborer dans lÕaprs coup. La gestation montre comment le corps des femmes, lieu des maldictions et des prophties, est celui o sÕexprime la mmoire, o se rejouent lÕnigme de lÕorigine et les conflits avec les gnrations antrieures. Lors de la grossesse, les processus de refoulement, qui tiennent habituellement sous le boisseau toutes sortes de penses inconscientes, sont en crise et amnagent un lieu de passage entre le conscient et lÕinconscient. La femme enceinte est alors envahie de rminiscences infantiles, et la maternit se prsente parfois les bras chargs de folie. Accepter la grossesse et conserver un sentiment suffisant de sa propre unit et de son identit, malgr les transformations radicales du corps, devient parfois une preuve insurmontable. Chez Douce, les indices de la tempte motionnelle cause par le mrissement de son ventre font surgir les flures de son tre. La grossesse est le seul moment de la vie o lÕobjet interne cesse dÕtre pure mtaphore. Anim de mouvements actifs perus de lÕintrieur du corps, le fÏtus ne prend une ralit que si la femme est en mesure de lui donner une reprsentation alors quÕelle ne peut le toucher ou le regarder. Douce ne comprend pas la mtamorphose de son corps pour en constituer une ralit tangible : Ç Elle sÕtonnait de voir son ventre mrir comme les fruits, elle sÕaffolait de ce que quelque chose se mt bouger, y cogner par Ðcoups. È
1
Julia KRISTEVA, Histoires dÕamour, Paris, Denol, 1983, p.189.
65
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
(NA, 358). La gestation de lÕenfant avive la mmoire de lÕorigine parfois relie une exprience de discontinuit ou dÕinadquation des soins, elle ramne la femme au chaos si personne ne lÕaide dcrypter et viter lÕeffondrement : Ç Elle regardait dÕun air anxieux avec ses yeux dÕenfant Septembre et Octobre, tendant ses mains vers leurs visages comme pour chercher au contact de leurs lvres une rponse son inquitude È (NA, 358). Pour une femme enceinte, crit Monique Bydlowski, le bb quÕelle fut Ç autrefois fera de nouveau lÕexprience conflictuelle de cette contigut avec lÕimage intrieure. LÕenfant venir, reprsentant de lÕobjet interne, risquera dÕtre attendu avec effroi È1. LÕenfant mis au monde nÕexiste pas plus que le fÏtus avec lequel, pendant la grossesse, tout commerce imaginaire ou fantasmatique ne peut oprer. Il fait lÕobjet dÕun dni, comme dans les situations dÕinfanticide tudies par Annie Birraux2, aussi, est-ce une partie de son propre corps qui se prsente Douce comme un objet tranger : La naissance de cette petite fille comme un double miniature et dcolor dÕellemme, mais qui ne cessait de profrer des bruits tantt en gazouillant, tantt en pleurant ou criant, lÕavait plonge dans une totale panique. (NA, 359)
Anne Bouchard Godard, en reprenant la formulation freudienne de lÕinquitante tranget, Unheimlich, envisage que lÕenfant, vcu comme Ç double narcissique [É] refoul ou projet comme ngatif È, est alors Ç irrecevable È car il revient Ç sous la forme de lÕenfant qui se fait alors tranger, trangement inquitant, menaant. È3 Aprs lÕaccouchement, Douce semble merger dÕun mauvais rve et ne reconnat pas lÕenfant, elle reste absente au nouveau-n comme elle lÕa t lÕenfant in utero. Merveille, malgr sa beaut, ne peut tre reue autrement que comme une trangre qui menace, par projection de lÕexprience ancienne, de dangers la dmesure des fantasmes primaires. Ç De quel Ïil la mre voitelle son enfant qui la regarde ? È4 interroge Michel Schneider dans son essai sur Marcel Proust. Sans doute sÕagit-il l dÕune question dont il nÕest jamais tout fait possible de cerner la rponse. Douce cependant laisse merger ce que peut tre lÕeffroi qui surgit devant la prsence du nourrisson. Nous assistons une vritable rgression au cours de laquelle elle se ressent comme un tre double, tout la fois la mre et bb. Le sentiment mme dÕexistence du corps et de la
1
Monique BYDLOWSKI, Ç La question des reprsentations incestueuses en clinique de la filiation fminine È, Incestes, Jacques Andr (dir.), Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de la Psychanalyse, 2001, p.47. 2 Annie BIRRAUX, Ç On tue un nouveau-n. Rflexions sur lÕnigme de lÕinfanticide È, Incestes, op. cit., p.142. 3 Anne BOUCHART-GODARD, Ç Un tranger demeure È, (1979), Nouvelle Revue de Psychanalyse, Ç LÕEnfant È, Paris, Gallimard, n¡19, 1979, rd. LÕEnfant, J.-B. Pontalis (dir.), Paris, Gallimard, coll. Folio essais n¡378, 2001, p. 262. 4 Michel SCHNEIDER, Maman (1999), Paris, Gallimard, coll. Folio, n¡4203, 2005, p.156.
66
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
psych ne semble pas pouvoir rsister devant le surgissement de la scne originaire. LÕadaptation aux besoins de lÕenfant ncessite de mettre disposition ses propres sensations, motions et reprsentations infantiles, dposes en mmoire au fil de sa propre trajectoire de nourrisson, de fille et de femme. Or, Douce possde un Ç langage de tout petit enfant È, elle sÕavance Ç ttonnant le visage, le corps des autres È (NA, 356). Enfant sauvage aux symptmes autistiques, elle Ç profrait juste de lgers gmissements, tout en mordillant dsesprment ses cheveux et le bout de ses doigts. Elle gmissait exactement comme un tout petit chien. È (NA, 355). Encore infans, le langage ne parvient pas se frayer pour crer une enveloppe suffisante entre les prouvs sensoriels de la mre et ceux de lÕenfant. Octobre, le pre, ne peut la soutenir tant il partage
avec
Douce
une
reprsentation
fantasmatique
de
la
grossesse
particulirement angoissante, il : se troublait devant cette grossesse comme sÕil sÕagissait non pas dÕun enfant natre mais dÕune voix monstrueuse, en train de gonfler un cri mortel dans les entrailles de Douce. [É] " CÕest moi, rptait-il, cÕest moi qui ai port en elle cette maldiction, - la maldiction que cette mre mÕa inflige. Voil ce qui est en train de grossir en elle, cÕest la voix, la voix en crueÉ la mme voix enfle et grandit en elle, et va la dchirer, la dtruireÉ" (NA, 358)
Les angoisses archaques de lÕordre de lÕeffondrement, appeles terreur sans nom par Bion, dpression catastrophique par Frances Tustin ou encore agonies primitives par Winnicott, se manifestent par un comportement compulsif : Elle se tenait tout le temps dans un recoin de la serre et repoussait lÕenfant. [É] Et la nuit, elle creusait la terre. Elle creusait sans relche avec ses mains, comme un animal fouissant le sol pour sÕy cacher, sÕy enfoncer. Le moindre babil de lÕenfant la paniquait, comme sÕil pouvait mettre en pril sa propre vie. [É] Aussi lui fallait-il chercher ailleurs un gte, non pas plus loin, mais plus profond. Alors il lui fallait creuser. Et elle creusait, creusait sans fin, mains nues. (NA, 359)
Douce qui nÕa pas de mot pour se saisir de son vcu nÕa plus quÕ se taire. Encore et encore elle creuse et se terre pour quitter cette inquitante intruse au plus vite, dlirer et ainsi protger lÕenfant de ces ides folles, lÕabriter du vide et lÕexiler hors de la souffrance maternelle et de ses identifications alinantes. Merveille ainsi tenue distance trouvera sa place auprs de ses pres. Sa mre disparait jamais, ensevelie, enfonce dans les entrailles de la terre : Ç Aussi profond que lÕon creust derrire elle, on ne la retrouva pas. Elle sÕtait enfonce au plus noir de la terre, avait empli sa bouche de boue et de silence È (NA, 359). Douce rejoint un lieu dÕune origine lointaine, Ç Sa peau tait brune, couleur de terre au creux des sillons È (NA, 354) et opre une vritable rgression au cours de laquelle elle retourne dans un monde antrieur. En un ultime mouvement de
67
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
protection et de survie, elle rvle une vrit qui devait rester enterre. Menace par un sisme imaginaire dclench par lÕaccouchement, sa disparition sous terre exprime bien ce vcu non laborable qui empche toute constitution dÕun espace de rencontre, et renvoie les angoisses archaques de dpersonnalisation l o elles auraient d rester, enfouies. Dans le mme roman, un autre personnage de mre, Mahaut, sÕabsente ds sa grossesse afin de maintenir distance lÕattaque que reprsente lÕenfant perscuteur. LÕaccouchement fait suite une conception survenue dans un contexte Ç dÕabsence au monde, dÕexil hors de tout, de tous et de soi-mme È o les gniteurs ne se sont pas vus, mais Ç heurts È, se prenant Ç dans la hte avec des gestes dÕgars È (NA, 63) ; Ç ce fut galement comme loin, trs loin dÕeux-mmes, que cela se passa : Mahaut donna naissance deux fils. JusquÕau bout elle ne tint sa grossesse en aucune considration [É] È (NA, 64). La fonction symbolique maternelle ne peut sÕtablir dans ce qui ressemble un croulement de la transmission gnrationnelle et ne permet pas au lien mre-enfant de prendre un sens. Le temps de la naissance peut faire Ç effraction dans lÕimaginaire des identifications dÕune femme sa mre et aux autres figures maternelles È1, or, pour une femme qui est unie un homme par Ç une commune violence, pour lÕun dÕoubli, pour lÕautre de mmoire È (NA, 63), la mmoire des gnrations antrieures est en souffrance pour participer la constitution dÕune fonction maternelle. Mahaut immobilise cette mmoire dans un pass fig et ne peut la transformer en force de transmission. Dans cette crise
de
la
maternalit
que
traverse
Mahaut
se
joue
non
seulement
lÕidentification de la mre son nourrisson, Ç mais se rejoue ses identifications cette propre mre È2. LÕabsence dÕidentifications et dÕinvestissements libidinaux rend inoprante la cration dÕun lien ncessaire la rencontre de la mre et de ses enfants.
I-3.B LÕempreinte de lÕeffroi
La femme enceinte est davantage tourne vers son pass que vers son avenir ; lÕinstar de lÕadolescence, la grossesse joue comme une vritable crise maturative
sur
fond
de
conflictualit accrue.
Aussi peut-elle
se
rvler
dsorganisante en ce quÕelle renvoie un prcdent traumatique en faisant merger des reprsentations psychiques en rapport avec des fantasmes de
1
Dominique GUYOMARD, Ç La folie maternelle : un paradoxe ? È, La Folie maternelle ordinaire, op. cit., p.115. 2 Hlne PARAT, Sein de femme, sein de mre, op. cit., p.110.
68
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
scne primitive ou avec la violence de lÕinceste1. La grossesse semble mettre provisoirement
un
terme
aux
angoisses
enfantines
qui
ont
tourment
longuement les jeunes Blanche et Herminie-Victoire qui partagent outre Ç la fragilit et la peur È (LN, 134), un vcu dÕisolement. Blanche Ç se plaisait derrire tous ces murs qui la protgeaient de tout et de tous. Car le monde, dont elle ne connaissait rien que pour ne sÕy tre jamais risque, ne lui inspirait que frayeur È (LN, 131), quant Herminie-Victoire elle refuse de grandir pour chapper aux assauts dÕun Ç mchant fianc È (LN, 35). Or, toutes deux se portent bien pendant leur grossesse : Ç Blanche se porta merveille comme si le poids qui grandissait dans son ventre la lestait enfin pleinement de vie et lui assurait une plus ferme assise dans le monde. È (LN, 136). Cette pause sÕavre cependant tre de courte dure sous la pression de lÕaccouchement qui ractive les traumatismes antrieurs. Comme si la poche amniotique, qui avait berc jusque-l les douces illusions dÕun quilibre trouv, librait en se rompant, les angoisses et les terreurs passes. Car la naissance, en dpit de bien des discours, est violente : Ç violence du corps en travail qui sÕouvre, violence de la sparation, de lÕexprience extrme, o donner la vie sÕapparente frler, donner, prparer la mort. È2. Le triomphe des forces de vie sur celles de la mort nÕest pas une vidence lorsque, chez Blanche comme chez Herminie-Victoire, le processus de la procration mobilise tant de fantmes. Selon les propos de Claude Revault-dÕAllonnes, le temps paroxystique de lÕaccouchement fait Ç crise dans la crise È, en raison des caractristiques dÕun moment Ç limit, isolable, irrversible, crucial, È qui Ç en fait une preuve, le constitue en moment de vrit, le pose comme un vritable "drame" personnel È3. Les peurs et les angoisses, aux potentialits dangereuses et rgressives, ne leur permettent pas dÕen triompher. Blanche est nouveau aux prises avec la fantasmatique faute maternelle : ds quÕelle accoucha elle sombra nouveau dans la peur et le doute. Il lui sembla dÕun coup quÕen enfantant son tour elle venait de perptrer le crime de sa mre. Son crime tait dÕailleurs dÕautant plus grave quÕil tait double. (LN, 136)
La nouvelle mre reste soude lÕimage de sa propre mre que lÕoncle nÕa cess de dvaloriser durant toute sa petite enfance. Aussi lui est-il trs difficile de sÕidentifier sa mre pcheresse sans se dtruire soi-mme, ou sans dtruire lÕenfant. Pas plus quÕelle ne peut sÕimaginer diffrente de sa mre, elle ne peut
1
Voir la notion de cauchemar de la naissance et le concept de Ç nvrose traumatique postobsttricale È dcrit par Monique BYDLOWSKI dans son ouvrage La Dette de vie. Itinraire psychanalytique de la maternit, op. cit. 2 Claude REVAULT DÕALLONNES, ætre, faire, avoir un enfant, op. cit., p.226. 3 Claude REVAULT DÕALLONNES, Le Mal joli. Accouchements et douleur, op. cit., p.274-275.
69
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
concevoir la venue de son enfant comme diffrenci et dtach dÕelle. LÕimage maternelle, qui avait t recouverte par la grossesse, reste invaincue. Blanche ne rsiste pas la rgression puerprale, quÕelle ne peut ni assumer, ni contrler : Ç Elle ne se releva pas de couches tant cette chose effrayante qui venait de se rvler elle la tourmentait et lÕpuisait. [É] Pour la punir dÕavoir os prtendre lÕexistence, dÕavoir os contaminer le monde avec sa faute en enfantant. È (LN, 137). Donner la vie, cÕest se sparer de quelque chose que lÕon porte et faire le lien avec les gnrations prcdentes. Or, une dette inconsciente lie Blanche sa mre et au pivot paternel dfaillant, la privant de son aptitude recommencer la vie et la transmettre. LÕenfantement ouvre la douleur du monde par une communion avec la souffrance humaine. Blanche se claquemure dans sa chambre envahie des visions funestes dÕun monde mis sang et sac, ce qui fera dire Augustin quelques annes plus tard : Ç CÕest pour a quÕelle est morte. Elle tait trop douce, trop gentille, Blanche, alors elle est morte de chagrin.
CÕtait
vraiment
trop
de
douleur. È
(LN,
157).
Nous
retenons
lÕhypothse de Ren Kas selon laquelle Ç toute rupture, peu ou prou, renvoie une autre, fondamentale, qui a dj eu lieu, et dont lÕexprience a t marque par le sujet par le drame de la Hilflosigkeit, la situation dÕtre sans secours et sans recours È1. Le drame, li lÕtat de la dpendance foncire et vitale lÕenvironnement maternel, renforce le manque de soutien et le dfaut de relations satisfaisantes que Blanche nÕa su trouver auprs de son oncle mal aimant. Herminie-Victoire est galement une victime qui sÕignore. Le passage lÕacte incestueux de son pre, Thodore Faustin, fait barrage ce quÕelle redoutait de lÕavnement de la sexualit et de lÕamour avec un inconnu, tranger la cellule familiale. Le pre, objet familier, en habit de Ç mari È, fait cder les anciennes terreurs : Ç Elle sentait un vide trange ber en elle, et ce vide lui tait merveilleusement doux, - elle avait perdu sa peur È (LN, 50). LÕeffraction incestueuse est un ravissement, dans le sens de la folie et de lÕenlvement, de la joie et de lÕextase mles : Le regard quÕil fixait sur elle la bouleversa tant il tait intense et transperant. Elle resta bouche be la contempler [É] Plus elle voulait se dfendre des treintes de son pre, et plus elle sÕy livrait avec une joie obscure qui lÕeffrayait autant quÕelle la ravissait. (LN, 50)
Dans son article Ç Confusion de langue entre adultes et enfants È, Sandor Ferenczi oppose le langage de la tendresse de lÕenfant celui de la passion de
1
Ren KAèS, Ç Introduction lÕanalyse transitionnelle È, Crise, rupture et dpassement (1989), Ren Kas et al. (dir.), Paris, Dunod, coll. Inconscient et culture, 1993, p.62.
70
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lÕadulte. Ç CÕest cette mconnaissance mutuelle qui au-del de toute violence physique, imprime une dimension traumatique la provocation sexuelle de lÕadulte È prcise Daniel Widlcher, pour la simple raison que lÕenfant nÕest pas encore en mesure de Ç donner sens au langage sexuel de ce dernier. È1 La dtermination pulsionnelle du pre, sans commune mesure avec celle de sa fille, opre une manipulation mutilante qui envahit Herminie-Victoire. Elle ne peut Ç pour survivre, que sÕabandonner cet autre dans une forme de passivit È2 qui sÕavrera dsintgrante tant elle gomme ses caractristiques et la nie en tant que fille diffrencie de sa mre. Sans lÕnonciation de mots et dÕinterdits, la jeune fille se trouve catapulte au rang de sa mre sans que sa grand-mre ne trouve redire : Ç " Voyons, quÕest-ce que tu racontes l ? QuÕest ce que cela veut dire ?É " - " Ce nÕest pas ton affaire ! " rtorque la fille È (LN, 50). La fille devient une actrice active du passage lÕacte. La notion dÕidentification lÕagresseur, dgage par Ferenczi3, est intressante dans ce cas puisque, loin de se plaindre, lÕenfant adopte la pense de son abuseur jusquÕau point de se prsenter comme son pouse, dans la jouissance dÕune toute-puissance jusquÕalors mconnue. La fille peut ainsi Ç dÕun air enjou È Ç balan[cer] È sa grand-mre un : Ç Je suis devenue la femme de mon pre ! È (LN, 50). Lorsque Ferenczi tudie les fantasmes ludiques de lÕenfant qui consiste Ç jouer un rle maternel lÕgard de lÕadulte È, il prcise que ce jeu peut prendre une forme rotique mais quÕil Ç reste cependant toujours au niveau de la tendresse È4. CÕest par lÕlaboration dÕune fantasmatique sexuelle que lÕenfant sÕidentifie lÕadulte et cÕest par ce processus, qui clive le fantasme infantile et lÕamour tendre, que lÕenfant est en mesure dÕprouver une forme dÕamour objectal. Ainsi, de manire ludique, la sexualit infantile sÕinscrit dans la vie psychique des enfants, qui, presque tous, Ç rvent dÕusurper la place du parent du sexe oppos. Ceci, notons-le bien, seulement en tant quÕimagination ; au niveau de la ralit, ils ne voudraient, et ne pourraient, se passer de tendresse [É]È5. Herminie-Victoire agit le fantasme, elle : se considra en effet comme la femme de son pre et elle prit place chaque nuit dans son lit. Ce fut au cours dÕune de ces nuits quÕelle conut un enfant et elle le porta avec orgueil et joie. Elle se sentait soudain si forte, si vraiment et pleinement en vie. (LN, 51) 1
Daniel WIDL
CHER, Ç Amour primaire et sexualit infantile : Un dbat de toujours È (2000), Sexualit infantile et attachement, Daniel Widlcher, Jean Laplanche et al., Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de Psychanalyse, 2007, p.22-23. 2 Pierre WILLEQUET, Ç Mre et fille : du mensonge au secret È, Cahiers de psychologie analytique, Genve, vol. 10, 2000, p.11. 3 Sandor FERENCZI, Ç Confusion de langue entre les adultes et lÕenfant È (1933), Psychanalyse 4, Îuvres compltes 1927-1933, Paris, Payot, 1982, p.125-135. 4 Ibid. 5 Daniel WIDL
CHER, Ç Amour primaire et sexualit infantile : Un dbat de toujours È, Sexualit infantile et attachement, op. cit., p.22-23.
71
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Herminie-Victoire enceinte de son pre et forte de ce dpassement des interdits terrestres, accde une victoire catastrophique de lÕomnipotence infantile qui opre un double meurtre symbolique de la mre, en se substituant elle dans lÕacte de la gnration, et en annulant sa maternit dans la satisfaction relle du dsir. Daniel Lagache dsignait par traumatique toute satisfaction brusque, Ç particulirement si elle est celle dÕun dsir refoul ou coupable, qui amne la concidence insupportable entre vie fantasmatique et assomption du rel. È1 Or, comme en tmoignera Elminthe-Prsentation-du-Seigneur-Marie lors de la visite de son tuteur Archibald, rien ne peut tre contenu sans fin, et les effets de lÕinceste ressurgissent parfois comme se brise un barrage : voil que dÕun coup sa mmoire se craquait, se distordait dans les remugles de souvenirs enfouis sous plus de dix annes dÕoubli, et elle se sentit souille jusque dans son amour, dans ses enfants, et dans ses roses. (LN, 225)
LÕinceste
en
Ç agressant
lÕordre
symbolique
des
choses
et
la
structure
inconsciente du langage et, en dtruisant le dsir de lÕautre, fige et bouleverse lÕagencement des gnrations et engendre le trauma È2 nonce Yves-Hiram L. Haesevoets. LÕaffirmation de Michle Enham selon laquelle Ç Faire natre, cÕest aussi natre au fantasme È, rappelle que lÕaccouchement Ç rveille chez la femme le fantasme dÕtre pass outre lÕinterdit fondateur du sujet Ð lÕinterdit de lÕinceste È3. Aussi, lÕaccouchement de lÕenfant incestueux est propice au surgissement des terreurs anciennes dÕHerminie-Victoire : la peur venait de faire retour et de retrouver ses droits en elle avec une rare violence. Cet enfant quÕelle avait t si fire et heureuse de porter voil que soudain, lÕheure de lui donner naissance, elle sÕen affolait. Et dans sa peur et sa douleur elle appelait sa mre, la suppliait de venir la dlivrer, la consoler. Elle suppliait de venir reprendre se place, cette place quÕelle avait usurpe. (LN, 51)
Loin des conceptions imaginaires et symboliques, la naissance prend acte dans le rel de lÕacte incestueux avec le pre et de lÕviction maternelle. Elle fait se chevaucher deux enfances, la sienne inaboutie et celle de lÕenfant venir, et fait se rencontrer deux mres, celle dont la place a t usurpe et celle en devenir qui nÕa pas t maintenue sa place de transition entre deux gnrations. Les effets traumatiques dÕune Ç greffe prmature dÕun amour passionnel È4 sur la dimension ludique de la tendresse infantile sÕexpriment durant une nuit dÕhiver :
1
Jacques DAYAN, Ç Attendre un enfant. Alas, drames et vicissitudes È, Spirale, coordonn par Jacques Dayan, Ramonville Saint-Agne, rs, n¡8, 1998, p.13. 2 Yves-Hiram L. HAESEVOETS, LÕEnfant victime dÕinceste. De la sduction traumatique la violence sexuelle, Bruxelles, ditions De Boeck Universit, 2003, p.14. 3 Michle ENHAìM, La Folie des mres. JÕai tu mon enfant, op. cit., p.137. 4 Daniel WIDL
CHER, op. cit., p.22-23.
72
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
il Ç gelait pierre fendre et le froid semblait avoir ptrifi le ciel È pour un accouchement qui sÕannonce Ç difficile È (LN, 51). LÕexpulsion prend le sens dÕune agression et dÕune destruction, les efforts expulsifs marquent lÕpreuve dÕun double enfantement, elle Ç avait perdu tout son sang [É] et plus elle perdait de sang, plus le sang devenait noir, - noir, glac, tincelant È (LN, 52). La mise au monde ouvre un passage pour le nouveau-n et la remise au monde de lÕenfant Herminie-Victoire : Ç Elle tait lÕenfant, lÕunique enfant de cette terre È (LN, 52). Herminie-Victoire ne peut se constituer mre et advenir la maternalit, elle Ç mourut avant le lever du jour, sans avoir vu lÕenfant quÕelle avait mis au monde. È (LN, 53). La mort chausse les Ç jolis souliers dors È des contes de lÕenfance pour accompagner, dans une dernire danse, celle qui se meurt en petite fille libre, Ç Et maintenant, je vais danser pieds nusÉ È (LN, 53), au ct de Thodore Faustin qui se ressaisit de sa place de pre pour veiller la dpouille de Ç sa petite fille dont il avait fait son pouse. È (LN, 53).
I-3.C Le lieu o se niche lÕabandon
La premire phrase de lÕincipit de la Chanson des mal-aimants Ç Ma solitude est un thtre ciel ouvert È (CM, 13), sÕouvre sur la naissance de Laudes qui se prolonge, son insu, sur une autre scne, celle de la matrice. Les traces gnalogiques de lÕabandon maternel, jusquÕici restes muettes, se mettent en acte travers le corps. SÕincarnant, le processus de rptition est dÕautant plus difficile lever. La Ç rvolte È et la Ç rage È, conscutives lÕabandon maternel, trouvent se nicher au Ç creux du ventre, pile sous le nombril. L o ma garce de gnitrice avait dÕemble tranch tout lien, confisqu toute mmoire, ananti lÕamour. È (CM, 46). La venue des rgles, la dfloration et la fausse couche sont autant de modifications corporelles qui mettent en question le corps de Laudes dans son intgrit ainsi que dans son identit. Laudes interprte lÕexpression de ce vcu corporel au moyen de rfrences chaotiques. Ses premires rgles sont associes au meurtre dÕAuguste Marrou : Ç son ventre È devient Ç le thtre occulte o se rejouait, intacte dans sa crudit, la scne criminelle È (CM, 56). Il devient le lieu de prdilection o, par un curieux effet miroir, se nidifient la blessure de lÕabandon et des divers traumatismes, qui, laisss en jachre, hors mots, ne peuvent laisser de place la Ç germination È (CM, 129) qui sÕy prpare. La grossesse bascule les identifications et invite se confronter une image maternelle qui, dans le cas de Laudes, est associe lÕabandon. Une transmission fondamentale se joue dans les premiers moments de lÕaccouchement o la fille devient mre et
73
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
transmet, dans lÕtablissement du premier lien mre-bb, une potentialit sensorielle que Laplanche appelle les Ç signifiants nigmatiques È. Dans la faon de toucher, de porter son enfant, de le tenir, ou pas, dans ses bras, dans le peau peau des premiers temps, la mre transmet quelque chose des gnrations antrieures, dans le lchage et lÕabandon galement. Laudes doute de ses capacits dÕaccueil : Ç Je nÕavais pas d me montrer assez convaincante, assez accueillante È (CM, 131). Sa fausse couche vient signer la faillite dÕun accueil non suffisamment abouti dans le ventre ou la psych, et ressemble trangement au dfaut de portage, lÕimpossibilit de nicher en soi lÕenfant venir : je risquais de rpercuter ma disgrce physique. Enfin, je ne sentais poindre en moi aucun lan maternel. LÕenfant problmatique vou un maigre destin, se dveloppait seul dans sa nbuleuse, loin de mon cÏur. (CM, 130)
Laudes est prise au pige de son impossible identification une mre qui a abandonn son nouveau-n : Ç en liminant dans lÕÏuf indsirable, je ferais preuve dÕencore plus de duret que ma gnitrice nÕen avait tmoigne mon gard È (CM, 130). Comment se reconnatre enceinte, mener une grossesse son terme, sans se penser identique sa mre, sans sÕidentifier une image greve dÕabsence ? : dfaut dÕavoir la fibre maternelle, je sentais un moi confus lÕide dÕavoir accomplir des gestes, quand lÕenfant serait n, dont jÕavais t prive ma naissance, et qui avaient laiss mon cÏur, comment dire ?É lzard. (CM, 130)
Monique
Bydlowski,
en
voquant
les
travaux
de
Franois
Perrier1
sur
lÕÇ amatride È, indique que lÕon Ç peut-tre amatride comme on est apatride, priv de terre natale de rfrence. Sont amatrides, prives de rfrences maternelle originaire, ces femmes auxquelles Ç lÕidologie, le mythe, la lgende, lÕidalisation de la mre ont manqu È ; ces femmes qui ne Ç peuvent pas supporter de savoir quÕon pourrait aimer quelque chose de leur propre mre, en elles, en les aimant È2. Active et indpassable, la gnitrice de Laudes reste toute puissante dans son abandon et elle ne peut devenir un mythe narcissisant. Lorsque lÕtape identificatoire idalisante est manquante, elle ne permet pas, selon Monique Bydlowski, de Ç recevoir en cadeau lÕenfant qui vient sceller la dette liant les deux femmes et qui les enchane au travers des gnrations [É]È3. La fausse couche et la strilit conscutive rglent alors, de faon involontaire mais dfinitive, le sentiment de la dette mortifre. La mre est tue 1
Franois PERRIER, Ç LÕAmatride È, Le Sminaire sur lÕamour, 1970-1971, La Chausse dÕAntin, t. II, Paris, Union Gnrale dÕdition, 10/18, 1978. 2 Monique BYDLOWSKI, Ç Les Infertiles. Un enjeu de la filiation fminine È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Ç Les Mres È, op. cit., p.149. 3 Ibid.
74
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lÕintrieur de soi par lÕenfant quÕelle nÕaura jamais plus. Le lien de dpendance agressive sa mre nÕa pas t transmis, sans doute est-ce pour cette raison que Laudes demande Ç pardon, cet enfant inachev È (CM, 131) alors quÕelle rend le fÏtus acteur de la dcision du repli dfinitif : Ç Aprs sÕtre invit par surprise, il sÕest ravis et, de lui-mme, il a opt pour les limbes È (CM, 131). La dette de vie inconsciente, qui Ç enchane les enfants leurs ascendants È1, semble ici libre. En perdant son enfant Laudes perd une ombre qui lui permet de rembourser la terre une dette dÕexistence. Celle qui pensait ne pas pouvoir faire place un enfant dans son corps nat une autre fertilit : Ç Le sentiment maternel qui ne mÕavait gure touche durant les trois mois et demi o un embryon avait lu domicile dans mon ventre, mÕa soudain trouble. Et ce trouble est all croissant, pour culminer au cÏur de lÕt. È (CM, 134). La fausse couche permet paradoxalement au processus de maternalit de sÕlaborer. La promesse est non plus dans le ventre, o la mort et la vie semblent encore trop lies comme lÕavers et lÕenvers dÕune mdaille, mais dans lÕespace mental qui amnage un recoin pour que se manifeste lÕenfant qui nat ainsi lÕimagination maternelle. Ë dfaut de grossesse physique, Laudes mne son terme la grossesse psychique. Le retour au pays dÕAdrienne, lieu de lÕaccueil et des grandes tapes de la vie sexuelle de Laudes, fait lever le sentiment maternel. Comme pour Vitalie, a parle par un cri surgi dÕun ailleurs, Ç il nÕtait pas de moi, bien que profr par moi È (CM, 135), qui facilite la reprsentation et lÕexpulsion psychique de Pergame le jour qui aurait d tre celui de sa naissance. Ç Et je me suis alors demand si ce nÕtait pas plutt moi qui venais dÕtre renfante, appele hors de moi-mme, convoque lÕhorizon du monde, du temps, pour un sempiternel cheminement dans lÕinconnu. È (CM, 136). La relation qui lie la gnration prcdente semble tre mise au clair et offre aux frontires de la pense, et non en son centre, une Ç demeure È silencieuse pour Pergame. Enfant perdu avant mme sa naissance, Pergame ne sera pas un enfant Ç N pour rien, de personne, pour personne ; pass inaperu È, il ne connatra pas lÕeffacement des enfants Ç Horn. Mort n È, que Patrick Declerk dans son livre Les Naufrags, dcrit comme le Ç condens extrme des naufrags rejets en marge de la socit, de toute communaut, de la vie mme. È2 De cet accident o se mlent le corps et le psychisme, Laudes lÕinscrit dans la communaut des vivants, elle nomme et donne racine.
1
Monique BYDLOWSKI, La Dette de vie. Itinraire psychanalytique de la maternit, Paris, PUF, coll. Le Fil rouge, 1997. 2 Patrick DECLERCK, Les Naufrags. Avec les clochards de Paris, Paris, Plon, coll. Terre humaine, 2011, p.382. Cit par Sylvie GERMAIN, Quatre actes de prsence, Paris, Descle de Brouwer, coll. Littrature ouverte, 2011, p.16.
75
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
II - LES AFFRES DE LA MATERNIT Hlas ! Que faire ? O fuir les mains dÕune mre ? - Je ne sais, frre chri, Nous sommes perdus. Euripide, Mde
II-1 Violente Hainamoration
II-1.A Les pulsions infanticides
Les
travaux
de
Mlanie
Klein
ont
enrichi
nos
connaissances
des
phnomnes trs prcoces et primitifs concernant le temps archaque o lÕamour et la haine se mlent, o la rage destructrice du nourrisson alterne avec des moments dpressifs dÕune demande dÕamour sans cesse due. De mme, le champ dÕtudes concernant la mre des jours anciens, celle qui sÕinscrit dans le temps de lÕarchaque, sÕest ouvert et a apport un clairage nouveau sur ce sentiment vnrable, tabou et sacr, quÕest lÕamour maternel. Il reste nanmoins toujours difficile, ainsi que lÕtudient Ccile Dauphin et Arlette Farge, dÕassocier les notions de violence et de femmes, marques par des lieux communs Ç non revisits, de strotypes solidement ancrs È1. Nous pouvons rencontrer des difficults travailler sur les sombres facettes de la maternit que nous propose Sylvie Germain en un kalidoscope qui assemblent les clats de la folie, de la violence et de lÕabandon. Spectre terrible pour qui ne voudrait voir chez la mre quÕamour et dvouement, ou pour qui se laisserait entraner dans les ornires du Ç dgot ou de fascination, difficiles ordonner È2. Ces mres expriment des pulsions infanticides prsentes dans les textes mythiques de la Grce antique ainsi que dans les contes, elles font partie de notre histoire imaginaire et nous 1
Ccile DAUPHIN, Arlette FARGE (s. dir.), De la violence et des femmes, Paris, Albin Michel, 1997, p.11. 2 Ibid., p.11.
76
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
ramnent nos terreurs infantiles les plus archaques. Dans ces situations, la mre nÕest plus bonne et lÕenfant devient insupportable, il est celui qui sollicite une mise en acte Ç dfensive et agressive È, qui sape Ç les possibilits de sublimation È en ne permettant plus de distinguer la frontire entre les fantasmes et lÕagir. La phrase qui ouvre le rcit in media res du roman LÕInaperu prsente un malentendu lourd de sens. LÕapparition, rduite une silhouette sombre et indistincte dÕune femme avanant Ç pas rapides le long des berges du fleuve È (In, 11), veille subitement chez un homme la crainte de lÕinfanticide. Pourquoi cette pense ? Pourquoi cet effroi ? La crainte de la pulsion infanticide semble sjourner dans la mmoire du personnage de Pierre comme un acte dont il aurait chapp dans sa prime enfance. Une trace mnsique infime, imperceptible, se rveille devant une situation
caractrise par
Ç
lÕindfini È, lÕÇ imprcis È et le Ç flou È qui deviennent signaux et conduisent une interprtation rapide et radicale, une vocation terrible et effrayante : Ç un je-ne-sais-quoi dans lÕaspect de cette femme, dans sa hte quÕil pressent hagarde, dans lÕimperceptible agitation de son corps, le met en alerte. È (In, 13). Le dsir de mort dÕun enfant par sa mre surgit des tnbres comme un acte possible. Il Ç sÕlance tel quel la poursuite de la passante. [É] Il dvale [É] et court [É] È (In, 13) pour sauver un enfant de lÕirrparable. JusquÕ la fin de la scne, Pierre ne pourra voir sa mprise, le petit tapis de laine, drob honteusement par Sabine dans un grand magasin, reste le suppos Ç nourrisson endormi È. LÕobjet du dlit, dont elle veut se dbarrasser pour ne pas tre apprhende en sa possession et accuse de vol, est source du quiproquo : Ç "Au fait, lÕenfant, cÕest une fille ou un garon ? " Elle sÕarrte un instant, et lche, sans se retourner, une rponse absurde : " LÕenfant ? Ah !... eh bienÉ ni lÕun ni lÕautre ! ", et aussitt elle se remet en route, du mme pas nerveux que prcdemment. È (In, 15). Cette courte scne se nourrit, nous le comprendrons par la suite, dÕune relation mre-fils dfectueuse hante par lÕabandon. Celui, dont la mre aurait souhait quÕil ne ft pas, conserve cette alarme qui lui permet de dtecter une faille et de sur-interprter une apparition dans lÕobscurit. Cette mprise gaye Sabine Ç et en mme temps la contrarie sans quÕelle sache pourquoi È (In, 22). Sans doute fait-elle cho un fantasme partag par de nombreuses mres exaspres, Ç se dbarrasser de leur enfant È1, et lui confre soudainement, dans le rel, la reprsentation de ce que serait son excution. Une phrase terrible, extraite dÕun article que Sylvie Germain consacre lÕcrivain tchque Bohumil Hrabal, fait surgir, dans une
1
Combien de fois avons-nous entendu (oserons-nous dire prononc ?) lÕenvie de jeter son enfant par la fentre, heureusement plus frquemment nonc que ralis !
77
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
irruption sonore et fracassante, lÕinattention assassine dÕune nourrice lÕgard dÕun enfant : Dans lÕune des nouvelles du recueil Les Palabreurs, intitule Voulez-vous voir Prague dore ?, Hrabal raconte comment une nurse, taille comme une armoire glace, tue par inadvertance lÕenfant quÕelle soulve pour lui montrer la ville dore : elle lÕa soulev en le serrant par la tte, et crac. 1
Les conduites mortifres lÕencontre des enfants sÕexpriment galement dans lÕacte dÕabandon qui, dans son intention latente, dlgue ventuellement lÕacte meurtrier un autre transcendant. Les Ç expositions È dÕenfants nouveau-ns, futurs hros, sont frquentes dans les mythologies qui Ç mettent en scne dans les mobiles de lÕexposition, ses modalits, les conditions du sauvetage et de lÕducation de lÕenfant, de nombreuses variantes È2. Les raisons pour une femme dÕabandonner
son
enfant
sa
naissance
sont
multiples,
la
crainte
du
bannissement suite la transgression de lÕordre tabli et la mise en danger des rgles de la socit en font partie. LÕabandon est galement un acte maternel, qui assure la survie de lÕenfant et offre la possibilit un tre bienveillant de le sauver pour le soigner et lÕduquer3. Ainsi, Ç La mre de Mose dposa son fils dans une corbeille de papyrus enduite de poix et de bitume et livra la frle embarcation au fleuve. lev par la fille de Pharaon, Mose fut instruit dans la sagesse des gyptiens È4. Dans les romans germaniens, quelques enfants sont dposs leur naissance. Les tripls, Raphal, Gabriel et Michal Ç nÕtaient gs que de quelques jours lorsquÕon les trouva. QuelquÕun qui disparut tout aussitt vint une nuit les dposer sur le seuil de la maison des Pniel È (LN, 204). Quant Laudes, elle constate que Ç Pre et mre, dÕun commun dsaccord en temps dcal, nÕont pas voulu de moi. [É] la seconde mÕa abandonne sur le bitume moins dÕune heure aprs sa dlivrance. È (CM, 13). Lorsque lÕenfant est plus g, les mres disparaissent galement soudainement, elles sÕenfuient souvent suite un vnement traumatique et laissent leur enfant sans un mot, sans un regard, comme si aucun lien avait jamais exist : Ç la mre est venue me le coller un beau jour dans les bras alors quÕil avait sept mois, puis elle a pris la tangente et nÕa plus jamais redonn signe de vie.È (ES, 86). DÕun trait, la mre nÕexiste plus : Ç Hortense [É] disparut comme a, sans crier gare, sans mme emporter son fils pourtant si jalousement aim quÕelle abandonna au sein de Juliette. [É] Benot-Quentin approcha ses deux ans [É] Personne ne sut o 1
Sylvie GERMAIN, Ç Bohumil Hrabal, le griot magnifique È, Le Magazine Littraire, n¡478, septembre 2008, p.84. 2 Jacques BRIL, Le Meurtre du fils. Violence et gnrations, op. cit., p.44. 3 Thse prsente par Catherine BONNET dans son ouvrage Geste dÕamour : lÕaccouchement sous X, Paris, Odile Jacob, 2001. 4 Sylvie GERMAIN, Ç Le Vrai lieu est ailleurs È, Posie & Art, n¡8, Groupe de Recherche en Potique et Posie Contemporaine de lÕUniversit de Hafa, 2006.
78
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
elle tait partie, ni ce quÕelle advint. È (LN, 202) ; la mre dÕEstampal Ç avait plant lÕpoux et lÕenfant de sa jeunesse pour suivre un autre homme [É]. Et de son pass, elle avait fait table rase, en apparence. È (CM, 223). Le passage lÕacte, dans lÕaprs coup de lÕaccouchement, laisse penser que ces femmes restent aux prises avec de lÕinconnu, Ç du non-reprable, de lÕirreprsentable : sorte de vacillation o ni lÕenfant ni la mre ne sont encore l È1. LÕenjeu principal de lÕabandon selon Michle Enham concerne la fois lÕavenir de lÕenfant et le devenir de la femme, pour qui se pose de faon trs aigu la question Ç Que vais-je devenir avec un enfant ? È2. La venue de lÕenfant en effet, interroge la possibilit de se situer autrement, de prendre une nouvelle place et de trouver des repres suffisamment scurisants pour continuer tre.
Le mode mineur de lÕabandon est lÕomission qui sÕnonce comme un lapsus et rvle la nature de lÕinvestissement de lÕenfant dans la psych maternelle, Ç "[É] mais il te reste tes enfants. Ð CÕest vrai, il y a mon Ferdinand. Ð Et Lucie ! ajoute Colombe en jetant un coup dÕÏil vers la petite occupe jouer ou a dessiner dans un coin du salon. Ð Bien sr, et Lucie ", acquiesce Alose retardement. È (EM, 48). Cet oubli signale que Ferdinand est le seul gratifi de la manne maternelle, mais aussi, lÕunique objet-destinataire de la demande de la mre. LÕinestimable trsor de sa mre nÕa pas disputer sa place, il est rduit la verticalit de son Îdipe sans que Lucie ne puisse venir le Ç soulager de sa compltude imaginaire È
3
et de son omnipotence infantile. Dans Hors champ, le
souvenir dfaillant de la mre nÕest pas plus li une pathologie de la mmoire. Aurlien, tel un nouveau-n, est livr sans dfense un univers quÕil ne peut pas comprendre, sur lequel il nÕa aucune action, et assiste impuissant son effacement de la psych maternelle. CÕest initialement dans le corps de la mre que se travaille lÕoubli du fils. Des frissons, furtifs mais glacs, creusent lÕvidement progressif de la maternalit, Ç comme si je perdais, ou oubliais quelque chose, mais sans savoir quoiÉ quelque chose dÕimportant, toutefoisÉ È (HC, 129) et ce jusquÕ son complet vanouissement : Ç Je tÕenvie, jÕaurais bien aim moi aussi avoir des enfants. Au moins un. È (HC, 192). Les multiples temps de suspens et dÕhsitations transforment dÕanodines scnes de retrouvailles quotidiennes en scne de reconnaissances incertaines, chaque fois plus problmatiques, qui sÕeffilochent au fil du roman : Ç All, Maman ! Ð Qui est lÕappareil ? Ð CÕest moi, tiens ! Ð Moi qui ? - Mais enfin, tu ne reconnais plus ton
1
Ibid. Michle ENHAìM, La Folie des mres. JÕai tu mon enfant, op. cit., p.137. 3 Paul-Laurent ASSOUN, Ç Le sans-frre ou lÕenfant unique È, Leons psychanalytiques sur Frres et SÏurs, t.1 : Le Lien inconscient, Paris, Anthropos, 1998, p.100. 2
79
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
fils, maintenant ? Ð AhÉ Heu, si si, bien sr.È (HC, 110) ; Ç Sa mre, debout sur le seuil, la main sur la poigne, le regarde en profrant un drle de Ç Oui ?... È interrogatif. Ç Eh oui, cÕest moi ! È (HC, 127). Cette disparition sinistre est pire quÕun deuil : imprpare, inexplique, progressive et redoutable, elle coupe le souffle de lÕenfant qui nouveau Ç tremble, [É] transi de froid È (HC, 192) sans aucune dfense contre lÕadversit de lÕanantissement. Car, si celle qui a donn le jour ne reconnait pas son fils, sur quoi peut sÕtayer le sentiment continu de son existence ? Aurlien peut-il savoir assurment quÕil est toujours vivant alors que tout ce qui pourrait en constituer la preuve se dsintgre ? Ç Si le visage maternel demeure sans rponse È, crit Winnicott, Ç alors un miroir se constitue comme une chose que lÕon peut regarder mais dans lequel on ne peut pas se voir È1. La dfaillance maternelle tre un bon miroir fait surgir des angoisses primitives et conduit le moi lui-mme Ç sÕananti[r] dans ces failles vcues comme des gouffres o rien ne retient lÕexistence du moi. È2 Aurlien ne peut plus se saisir comme unifi, son visage est morcel ou flou. Souhaitant reconnatre pour sien ce qui le traverse, il cherche trouver des compensations ce regard dfaillant auprs des autres personnes de son entourage, sa compagne, ses collgues, voisins et passantsÉ Or, plus il se projette dans le regard des autres comme en un miroir, plus il est absorb par la dfectuosit de ce qui lui est renvoy : Ç [É] tu sembles tout chiffonn, comme si tu tais flou. È (HC, 49). Au fil des journes ce quÕil peroit de lui-mme dans les miroirs sÕefface. Alors que le mardi Ç En se voyant dans la glace, il se trouve mauvaise mine, Ç un peu flou È (HC, 91), le vendredi Ç Le miroir o la bue commence se dissiper et couler en fines rigoles, lui renvoie encore moins de reflet que celui du salon de sa mre ; pas mme une tache, un flou, rien. È (HC, 162) pour quÕenfin, le samedi, Ç Dans la glace, il discerne le reflet dÕun placard entrouvert. Ce reflet le traverse, il prend sa place. NÕimporte quoi dornavant peut lÕclipser dans lÕespace du visible È (HC, 185). Aurlien traverse de faon hyperbolique le changement de nature du regard maternel pour son enfant et le passage dÕun monde de proximit celui de la distance. Dans ce vcu, lÕactivit de liaison nÕest pas plus maintenue par la mre que par le miroir tiers. Pour Lucien Malson, auteur dÕun clbre essai sur les enfants sauvages, lÕhomme nÕa point de nature mais il a, ou plutt, il est une histoire : Ç Avant la rencontre dÕautrui et du groupe, lÕhomme nÕest rien que des virtualits aussi lgres quÕune transparence
1
Donald Woods WINNICOTT, Ç Le rle de miroir de la mre et de la famille dans le dveloppement de lÕenfant È (1971), Jeu et ralit, trad. Claude Monod et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1975. 2 Cloptre ATHANASSIOU-POPESCO, Reprsentation et miroir : essai psychanalytique sur la naissance de la reprsentation et son rapport avec lÕimage observe dans le miroir, Paris, Ed. Popesco, 2006, p.66.
80
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
vapeur È1, triste constat pour Aurlien qui remarque quÕil Ç ne produit ni bruit ni ombre, juste un minuscule remous dÕair È (HC, 154). Aurlien vit ce que peuttre une solitude autocratique au cÏur dÕun monde sans Autrui. Le roman de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, prsente les dgts de lÕabsence dÕautrui sur le visage de Robinson. Aprs son Ç sauvetage È, le personnage dcouvre son visage qui se reflte dans une glace et se trouve dfigur. Michel Tournier dcrit cette altration du visage de Robinson de la faon suivante : Il comprit que notre visage est cette partie de notre chair que modle et remodle, rchauffe et anime sans cesse la prsence de nos semblables. [É] En vrit il y avait quelque chose de gel dans son visage et il aurait fallu de longues et joyeuses retrouvailles avec les siens pour provoquer un dgel. Seul le sourire dÕun ami aurait pu lui rendre le sourireÉ2
Robinson, comme Aurlien, vit ce que peut tre ce manque qui fait devenir Ç un tre sans visage, un aprospos, car aucun regard, aucune, parole, aucune rencontre, ne viennent plus mdiatiser sa prsence au monde È (PV, 103). La veille de sa dissolution, Aurlien traverse ce qui pourrait se rapprocher dÕun vcu intra-utrin dont lÕenveloppe sonore est le principal canal des changes : Ç Il entend bourdonner un chÏur de clapotement, des glouglous laids ponctus de plouf et de vlouf sonores [É] È (HC, 177). Puis, il ctoie le vcu du nouveau-n qui ne possde aucune matrise tonique et motrice de son propre corps, et se trouve livr un envahissement sensoriel : Ç Les sensations qui se rveillent en lui sont contradictoires, mlant celles de froid et de chaud, de faim et de satit, de harassement et de nervosit, de panique et dÕivresse. La seule sensation prcise, ardente, est celle de soif. È (HC, 177). Aurlien traverse les principaux lments traumatiques de la naissance qui sont de lÕordre de grandes discontinuits sensorielles sans quÕil soit possible dÕy remdier seul, en raison de lÕabsence de tout systme smiotique. Ces expriences, que Michle Montrelay qualifie de Ç htrognes, discordantes [É], se succdent sans lien entre elles, sur un fond de dtresse originelle È3. Aurlien ne peut verbaliser son vcu, comme si, tel un nouveau-n, il ne possdait plus Ç un appareil penser suffisamment organis ou exerc pour identifier une carence et pour en attribuer la cause un environnement distinct dÕeux-mmes. È4 Il est radicalement seul, comme
un
nourrisson
quÕaucun
adulte
nÕaccompagnerait pour
organiser,
1
Lucien MALSON, Les Enfants sauvages. Mythes et ralit (1964), Paris, Union gnrale dÕditions, coll. 10/18, n¡157, 1992, p.79. 2 Michel TOURNIER, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Paris, Gallimard, 1967, p.90. 3 Michle MONTRELAY, Ç Narcissisme È, Encyclopaedia Universalis, op. cit., p.1081. 4 Didier ANZIEU, Ç Ren Zazzo et lÕattachement È, Bulletin de psychologie, n¡381, tome XL, juin-aot 1987, p.664.
81
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
identifier et signifier ces alternances de manque et dÕexcs pour mieux apprhender le monde. Dans cette communication au-dessus du vide, le dernier cri dÕAurlien est silencieux et contient toutes les terreurs de lÕenfant abandonn livr lÕeffroi de la chute : Ç Maman, je suis l ! Souviens-toi de moi, je suis ton fils !
Aurlien,
ton
fils,
ton
unique,
entends-tu !
MÕentends-tu ? Maman,
maman ! È (HC, 193). De son identit, lime par le retrait de tout contact, il ne reste plus rien. La disparition dÕAurlien se produit comme un simple acte domestique. LÕouverture de la fentre pour chasser une mouche, geste anodin et familier, vince le fils comme un insecte intrus dans un courant dÕair. Aurlien est
ject
de
la
scne
familiale
dans
une
confusion
complte,
o
le
Ç pathtique È et Ç la bouffonnerie È (HC, 194) se mlent. Les rfrences kafkaennes de La Mtamorphose, qui taient dj prsentes ds lÕincipit, se poursuivent autour de similitudes atmosphriques1. Pour autant, nous ne retrouvons pas les vÏux de mort clairement exprims par la sÏur de Gregor lÕgard de son frre : Ç Si c'tait Gregor, il y a longtemps qu'il aurait compris qu'il est impossible de faire cohabiter des tres humains avec un tel animal, et il serait parti de lui-mme È2. Au contraire, face aux pleurs de Jol, la mre dnie toute importance de ce qui reste un non-vnement : Ç Voyons ce nÕest pas si grave, juste quelques verres brissÉ Bon, ils taient en cristal. Leur chant dÕadieu nÕen fut que plus remarquable ! È (HC, 195). LÕambivalence maternelle est magistralement parodie par Lewis Carroll dans Alice au pays des merveilles : L-dessus, elle se remit bercer son enfant, tout en lui chantant une sorte de berceuse, et en lui envoyant une violente secousse la fin de chaque vers : Parlez rudement votre petit bb Et quand il ternue, battez-le bien ; Il ne le fait que pour vous embter ; a enquiquine, il le sait bien. REFRAIN (chant en chÏur par la cuisinire et le bb :) Ouille ! Ouille ! Ouille !
1
Les considrations atmosphriques de La Mtamorphose : " L-bas, sa mre, malgr le temps frais, avait ouvert la fentre toute grande et restait penche au-dehors, la tte dans ses mains. Entre la rue et la cage d'escalier, un grand courant d'air se produisit, les rideaux des fentres se soulevrent, l'air agita les journaux poss sur la table, quelques feuilles voltigrent jusque sur le parquet." ; " Un jour, de grand matin - une violente pluie, peut-tre annonciatrice de la venue du printemps, frappait contre les vitres (É)" ; "La femme de peine ferma la porte et ouvrit grand la fentre. Malgr l'heure matinale, un peu de tideur se mlait dj la fracheur de l'air. On approchait de la fin mars." Franz KAFKA, La Mtamorphose (1915), dition de Claude David, Paris, Gallimard, Folio classique, 2000, p.53, 98 et 116. 2 Franz KAFKA, La Mtamorphose (1915), dition de Claude David, Paris, Gallimard, coll. Folio classique, 2000, p.110.
82
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Tandis quÕelle chantait le deuxime couplet de la chanson, la Duchesse nÕarrta pas dÕenvoyer voltiger le bb et de le rattraper au vol, et le pauvre petit hurla tant, quÕAlice eut du mal saisir les paroles. 1
Lucienne ne se prive pas dÕnoncer un tel principe ducatif Ç Un enfant a se dresse, et au besoin a se punit. [É] Matez-la È (EM, 95), dans cette mme perspective, lÕattention ou lÕamour, Ç Cela ne donne rien de bon. È (EM, 83). LÕenfant est puni pour son bien2 car Ç On nÕest jamais trop exigeant avec les chiffes molles, elles ont besoin dÕtre passes lÕamidon ! È (EM, 83). Les sentences de dsamour sont exprimes sans ambages dans lÕassurance de la bonne conscience. Les enfants naissent au mauvais moment, au mauvais endroit ou rappellent les mauvaises personnes. Ils ne surgissent pas dans le dsir de leur mre qui exprime, sans fard, une extrme violence ou un cruel dsintrt. Ç Mahaut nÕaimait pas les enfants È (NA, 65), Ç Hrodiade, elle, nÕadmire pas sa fille. Ë peine la voit-elle. È (C, 96), quant Marketa, elle se rappelle de Ç sa mre, cette mutile du cÏur qui jamais ne lÕavait serre dans ses bras ni embrasse È (Im, 243). Sur le terreau des nostalgies, des deuils non dpasss et des dsillusions navrantes, lÕenfant ne sort pas vraiment nu du ventre de sa mre. Bercs depuis longtemps par les rveries et espoirs maternels, ils sont laisss pour compte ou attendus pour ce quÕils ne sont pas en mesure de rparer. Une mre ne peut porter son enfant que dans la mesure o Ç elle porte galement le monde pour lÕenfant È, encore faut-il pour cela quÕelle ait t ellemme jadis, Ç lÕenfant de lÕexprience de lÕillusion È3 pour offrir ses enfants ce quÕelle a Ç reu et appris faire elle-mme pour elle-mme, en intriorisant ses images parentales È4. Si les soins donns lÕenfant sont lÕoccasion pour la mre de revivre la faon dont elle a t elle-mme soigne, nous pouvons nous interroger sur la nature de la rptition qui se niche dans le froid constat de Mahaut devant ces jumeaux : Ç Ils lui arrivaient comme a, sans crier gare [É] braillant et gigotant comme des petits macaques toujours affams È (NA, 66). Face ses enfants menaants et perscuteurs, Mahaut ne peut mettre en acte ou raliser des fantasmes gratifiants et structurants pour eux : Ç Les enfants, cÕest comme les singes, disait-elle, a saute et grimpe partout, a criaille tout le temps et en plus a vole tout ce qui trane. È (NA, 65). LÕenfant, appelant au dcentrement, ne peut tre que souffrance pour cette malade de la mmoire, il
1
Lewis CARROLL, AliceÕs Adventures in Wonderland, Paris, Le Livre de Poche, coll. ÒLes Langues Modernes/BilingueÓ, traduction et notes de Magali Merle, 1990, p.135. 2 Voir ce propos lÕtude dÕAlice MILLER, CÕest pour ton bien. Racines de la violence dans lÕducation de lÕenfant Paris, Aubier, 1985. 3 Yi MI-KYUNG, Ç Passionnment autre : rumeurs de la mre "suffisamment bonne" È, La Folie maternelle ordinaire, op. cit., p.39. 4 Nicole BERRY, Ç Le roman original È, LÕEnfant, op. cit., p.261.
83
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
nÕest par rv, il est voleur de rve. Par sa force qui lÕinvite la croissance et lÕavenir, il est voleur de mmoire : Ils allaient grandir et la forcer regarder l o elle ne voulait surtout pas regarder. Ils allaient [É] la dtourner de son pass pour la fourvoyer dans un avenir dont elle ne voulait rien savoir. Son pass lui suffisait, sa mmoire lui tenait lieu de prsent et de futur. (NA, 67).
Pour Mahaut la rencontre avec ses enfants est forcment dceptive, et de ce fait, traumatique. Leur naissance est marque par un gouffre qui les spare de leur image prinvestie : Ç Que nÕtaient-ils donc ns L-Bas [É] au temps de sa richesse, au temps de son bonheur, de sa jeunesse, elle les aurait aims. [É] Ah, sÕils taient ns L-Bas ! È (NA, 66). Ses enfants sont bien rels cependant, et elle doit sÕen dfendre par leur mise lÕcart afin dÕviter les sources dÕangoisse lies la ractualisation de la perte de ce qui fut le paradis, Ç sa fable, son ternit È (NA, 66). LÕamour des mres pour leur fils nÕest pas sans une face sombre, celle du dnigrement qui sÕexprime directement lÕenfant comme un reproche dÕexistence. Lucienne sÕexclame Ç Est-ce que je mÕaveugle, moi, sur mon crtin de fils ? Bastien est un rat, et je ne me prive pas de le lui dire. È (EM, 83). Pierre Zbreuze condense les abandons et les incompltudes du pre : Ç " Tu nÕes quÕun faible, comme ton pre ", cette phrase qui lui fut souvent assene dans son
enfance,
et quelques autres petites phrases
assassines lui collent lÕme ainsi quÕune crote de pus È (In, 56). La mre de Bastien qui nÕa pas su tre la hauteur suppose du pre magnifi dans sa disparition, en veut son fils Ç dÕavoir conduit la faillite la petite entreprise que son mari avait si bien su faire fructifier de son vivant. È (EM, 51). Ë y regarder de plus prs, le rapport mre/fille sÕy rvle encore plus dterminant. Le terme de Ç ravage È apparat une fois sous la plume de Jacques Lacan1 propos de la spcificit du rapport dÕune femme sa mre. En explorant lÕexprience de la haine et de la perscution qui sont en jeu dans lÕamour exclusif avec la mre, Marie-Magdeleine Lessana2 donne au ravage un statut de concept dans le champ de la psychanalyse. La racine tymologique du ravissement joue de lÕquivoque entre le rapt, la dpossession et le transport amoureux, du registre de lÕemprise et de la captation. Le rapport au corps de la mre, comme autre femme, comporte des zones de turbulences dvastatrices, pas toujours balises, que Sylvie Germain analyse dans Cphalophores travers la relation entre Salom et sa mre Hrodiade. Cette dernire incarne une image ravissante :
1 2
Jacques LACAN, Ç LÕtourdi È (1972), Silicet, n¡4, Paris, Seuil, 1973. Marie-Magdeleine LESSANA, Entre mre et fille : un ravage, Paris, Pauvert, 2000.
84
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
pour elle, elle ne rclame rien, cÕest sa mre quÕelle veut faire plaisir. Elle ne pense quÕ satisfaire le dsir de sa mre, lui donner ce que nul avant elle, la petite, nÕa donn Hrodiade. Salom nÕimagine aucune autre rcompense que celle-l : combler sa mre de faon inespre, ingale. (C, 100).
En voquant lÕinterrogation anxieuse de la martre de Blanche-Neige du conte des frres Grimm, Ç Miroir, miroir, dis-moi si je suis la plus belleÉ È, Aldo Naouri souligne que le regard maternel peut rflchir autant quÕabsorber : Ç Ce regard maternel peut [É] tre dou de proprits de consolation et dÕdification, [É] ou bien tre profondment tourn vers lui-mme et, sans cesser dÕtre captivant, tre vcu par lÕenfant comme quasi abandonnique. È
1
Or, quÕadvient-il quand
une mre comme Hrodiade nÕadmire pas sa fille ? Ç A peine la voit-elle. Ses yeux tincellent dÕune tout autre joie [É] Elle est toute la jouissance de sa vengeance. È (C, 96). Contrairement Hyacinthe qui comble sa mre Ç de par sa simple vue. Paratre lui avait tenu lieu dÕtre et dÕagir È (EM, 244), le regard de Salom est aussi froid que clair, captivant parce que captiv par une autre source que sa fille dont les yeux demeurent suspendus au regard maternel comme une bouche dvorante,
cherchant
dsesprment o
sÕdifier. La
Ç petite È, ainsi que la qualifie Sylvie Germain pour souligner son immaturit affective, est condamne rechercher lÕaspect merveilleux de son image qui brillerait dans le regard dÕune mre qui approuverait le mrite de lÕenfant. Par ses efforts dploys, elle cherche une approbation salvatrice. Winnicott2 a mis lÕaccent sur la ncessit pour le bb de croire Ç quÕil est lui-mme la lumire qui claire le visage de sa mre, comme elle claire le miroir dans lequel apparat son visage : cÕest lui qui, en ce sens, cre sa mre en tant que miroir rflchissant son propre reflet. Son premier sentiment dÕexistence nÕadvient que dans ces conditions. È3 CÕest lÕintriorisation dÕun regard maternel, aimant et attentif, qui permet lÕenfant de se voir son tour dans le miroir. Dans sa trs belle tude psychanalytique sur la naissance de la reprsentation et son rapport avec le miroir, Cloptre Athanassiou-Popesco rappelle que le regard de lÕenfant sÕidentifie au regard de la mre qui le regarde : Il peut ainsi en sÕidentifiant sa mre ou en se mettant la place de celle-ci, apprhender en mme temps ce quÕil est lui-mme, [É] comme la mre lÕapprhende de son point de vue, et apprhender galement son image dans le miroir.4
1
Aldo NAOURI, Les Filles et leurs mres (1998), Paris, Odile Jacob, coll. Poches, 2000, p.254. Donald Woods WINNICOTT, Ç Le Rle de miroir de la mre et de la famille dans le dveloppement de lÕenfant È, Jeu et Ralit, LÕespace potentiel (1971), traduit de lÕanglais par Claude Monod et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, coll. Connaissance de lÕInconscient, 1975. 3 Cloptre ATHANASSIOU-POPESCO, Reprsentation et miroir : essai psychanalytique sur la naissance de la reprsentation et son rapport avec lÕimage observe dans le miroir, op. cit., p.67. 4 Ibid., p.49. 2
85
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Par ce cheminement, lÕenfant se voit, comme en un miroir, dans la pupille de lÕÏil maternel, en empruntant la mme voie perceptive que celle quÕemprunte sa mre. Salom veut combler intgralement le manque de sa mre, elle rve dÕtre celle qui fait briller ses yeux afin dÕtre, en retour, blouie. Elle sÕoffre, dans un lan sacrificiel et criminel, en devenant lÕagent du dsir maternel et en lui offrant la tte de Jean le Baptiste, enjeu de ce march : Ç Elle est une jolie petite reine, elle est la bonne fe de sa mre, sa pourvoyeuse de joie. Et cela lui suffit, elle a pleinement reu sa rcompense. È (C, 101). Or, la satisfaction de lÕamour et de lÕomnipotence est de bien courte dure et ne fait pas le poids face au dsir de vengeance assouvie. Comme un enfant peut perdre soudain son image dans le miroir, Ç bien quÕil soit en possession de tous les moyens intellectuels lui permettant de se reconnatre È1, Salom ne voit plus rien sur ce fond des reprsentations du monde, car, au creux dÕelle-mme, une bance sÕest ouverte sur un terrible constat : elle ne pourra jamais combler le dsir de la mre, ni tre cause de sa jouissance. Peut-tre, sÕaperut-elle que le sourire de sa mre nÕexprimait ni gratitude ni tendresse son gard, pas mme de la joie, mais quÕil nÕtait quÕun rictus de haine et de vengeance, et quÕelle, la petite, nÕavait t quÕun jouet dans les mains de sa mre, un trait dÕunion, ou plutt de dchirure, entre sa mre et cet homme [É]. Et alors elle fut brusquement expulse de lÕenfance, exile sans retour ni consolation dans le monde pre et cruel des adultes. (C, 101)
Tout comme un nourrisson est dans lÕincapacit de porter seul son image interne lorsquÕil est lch psychiquement par sa mre, en lÕabsence de regard valorisant et aimant de celle-ci, Salom sÕanantit dans une douloureuse faille identitaire, perte de son enfance et de son humanit.
II-1.B LÕamre et cruelle exprience de lÕaversion
Le drame de la famille Corvol dans Jour de colre est aussi celui de lÕabandon maternel qui se rpte transgnrationnellement. Ë travers le destin de trois gnrations se pose la dlicate question de la relation la mre. Avoir le mme corps que sa mre, peut tre lÕorigine dÕÇ une dpendance chrie et dteste È2, ainsi que lÕcrit Simone de Beauvoir au sujet de sa mre dans Une mort trs douce. Quels chemins parcourir pour quitter ce premier amour qui, selon Sigmund Freud, marquera jamais le cours de la vie, alors quÕil est lÕorigine dÕune sparation anticipe et traumatique ? Comment se passe le processus dÕindividuation et dÕautonomisation alors que le personnage maternel 1 2
Ibid., p.50. Simone DE BEAUVOIR, Une Mort trs douce, Paris, Gallimard, 1972.
86
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
reste accol cet videment de lÕtre ? Claude Corvol cerne la question du devenir femme, en se confrontant aux mirages de lÕidentification sa mre et son destin. Le ravage que nous avons voqu prcdemment est Ç lÕpreuve de cette impossible transmission et se manifeste travers une relation possessive passionnelle, empreinte de haine et dÕamour È1. LÕabandon maternel initial est une fuite qui ressemble un sursaut pour se dfaire dÕune ambiance mortifre qui englue Catherine Corvol : Elle avait fui la maison des bords de lÕYonne, la vie de province, et par-dessus tout son mari quÕ force de nÕavoir jamais pu aimer elle avait fini par dtester. Il tait vrai quÕelle avait tout abandonn, mme ses deux enfants [É]. Elle avait fui ce petit thtre familial o ne se jouait, sempiternelle quÕune unique scne dans un dcor fig : sa solitude entre la haine, lÕennui et la tristesse. (JC, 44)
Celle qui souffre de la lente ptrification du corps et des sens, prsente un personnage de mre qui abandonne ses enfants pour vivre ses dsirs, Ç Car cÕtait vrai : elle avait le diable au corps ; le diable du dsir, du mouvement, de la joie. È (JC, 44). Pour les habitants du hameau, elle est la figure de la femme malfique et hypersexualise. Sa rousseur suscite la mfiance tout autant que la fascination, le roux tant, crit lÕhistorienne Yvonne Knibielher, Ç associ au rouge, au sang, au sexe, au diable. Les roux passent pour avoir t conus pendant les menstrues, et on redoute leur odeur È2. Nomme la vouivre3 par les hommes, Catherine Corvol est associe dans leur imaginaire aux serpents hideux, dvorateurs dÕenfants, qui portent en place dÕyeux une unique pierre prcieuse au milieu du front qui fascine ses proies. Descendante directe des Gorgones, elle ptrifie, comme Mduse, ceux qui croisent son regard. Elle abandonne dÕautant plus facilement ses enfants quÕelle ne peut se reconnatre en eux dont les visages Ç trop ples et silencieux ressemblaient des masques de tristesse È (JC, 44). De ce face--face ne subsiste que lÕcart entre des lments qui sÕopposent. La mre a tent de sauvegarder un espace vital et ne peut transmettre ses enfants que la souffrance de lÕabandon inexpliqu et de lÕabsence irrmdiable rendus impensables en raison du mensonge paternel. LÕabandon sÕinscrit dans le corps de sa fille Claude et renvoie la rpulsion de soi, alors que la carence paternelle ne fait que renforcer la dvalorisation. Ses
1 Alain DEPAULIS, Le Complexe de Mde. Quand une mre prive le pre de ses enfants, Bruxelles, De Boeck & Larcier, 2003, p.150. 2 Yvonne KNIBIELHER, Catherine FOUQUET, Histoire des mres du Moyen åge nos jours, op. cit., p.15. 3 Jacques BRIL, rappelle lÕtymologie du Ç mot vouivre, guivre, etc., renvoie un latin vipera, apparent au germanique wipera qui signifie serpent, vipre ; cÕest en somme lÕquivalent continental dÕEchidna Ð vipre en grec Ð laquelle le monstre emprunta son nom. Analogues par leur nom, ces Ç vipres È le sont aussi par leur morphologie puisque Mlusine passe pour tre la plus clbre de nos vouivres. È, La Mre obscure, Bordeaux-Le-Bouscat, LÕEsprit du Temps, coll. Perspectives psychanalytiques, 1998, p.96.
87
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
assises, pour assumer son devenir de femme, sont alors Ç dramatiquement dfaillant[e]s. È1
Si le processus de la rsilience est lÕÏuvre dans Tobie des marais ou dans la Chanson des mal-aimants, il est radicalement absent de Jour de colre tant le personnage de Claude ne dpasse pas sa souffrance dÕenfant et reproduit lÕabandon maternel jusque dans le msamour quÕelle porte sa fille. Sans ressemblance physique qui puisse la lier sa mre, cÕest dans la similitude des actes que la fille se rapproche de cette dernire, cÕest dans les carences de lÕattachement que se noue lÕintergnrationnel entre les femmes de la famille Corvol. LÕaccession la gnitalit de Claude se fait dans une absence totale dÕinvestissements vitaux. Elle consent un mariage impos son pre Ç sans un mot, sans une plainte. Non pas par indiffrence morbide comme son pre, mais par indiffrence. È (JC, 73). Marqu par la morbidit, le dfil nuptial de Claude et
de
Marceau
sÕapparente
une
procession
funbre.
La
prsence
impressionnante du piano queue voque un cercueil de famille pour les habitants du village et signale les deuils non transforms que Claude apporte comme une dot. Aprs une longue priode dÕinfcondit, alors que Ç Reinette-laGrasse venait de mettre au monde son septime fils [É] Claude Corvol tomba enfin enceinte. Elle dut sÕaliter durant toute sa grossesse pour pouvoir porter son enfant jusquÕ terme. È (JC, 81). La contemporanit des grossesses de Reine et de Claude creuse lÕcart entre une femme plthorique et une femme exsangue, Ç mlancolique
gnitrice È
(JC,
81),
figure
emblmatique
de
la
femme
romantique quÕHlne Parat prsente comme Ç Femme fragile, [É] moribonde que [É] lÕaccouchement cartle, lÕallaitement vampiriseÉ È2. Reine, mtaphore traditionnelle de la nature fconde, se renverse en une mre la maternit meurtrie et la sexualit frigide : Claude ne sÕattacha pas son enfant, et surtout elle dcrta quÕelle nÕen aurait jamais plus dÕautre. Cette grossesse et cet accouchement avaient t une trop pnible preuve pour elle. [É] Sitt sa fille mise au monde, elle fit chambre part et nÕouvrit jamais plus sa porte son mari. (JC, 81).
Le destin masochique de la femme est son apoge et interroge lÕidentification de la mre son nourrisson o se rejouent les identifications sa propre mre et offre la possibilit Ç tout la fois de retrouver sa mre mais aussi de rivaliser avec elle. È3 Dans une maternit qui ravive et ranime les expriences infantiles 1
Alain DEPAULIS, Le Complexe de Mde. Quand une mre prive le pre de ses enfants, Bruxelles, De Boeck & Larcier, 2003, 151. 2 Hlne PARAT, Sein de femme, sein de mre, op. cit., p.76. 3 Ibid., p.76.
88
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
de satisfaction et de frustration, les souvenirs nostalgiques et les images dÕabandon se projettent sur la reprsentation que Claude se fait maintenant Ç de la mre quÕelle est, et de lÕenfant quÕelle a È1 et constituent lÕarrire fond primaire qui explique la rancÏur et la haine. Dans une logique de passation occulte et de superposition, Claude incarne la raison du dpart de sa mre : elle Ç faisait dornavant corps avec ce masque de tristesse qui sÕtait gliss sur son visage dans lÕenfance. Ce masque que sa mre avait refus de porter È (JC, 74). Prise dans une identification ngative et conflictuelle : Ç il nÕy avait en elle vraiment rien de sa mre ; nulle trace, ni au physique ni dans le caractre. [É] Aucune fougue en elle, aucun clat, aucun lan de fuite [É]È (JC, 74), Claude nÕarrive cependant pas sÕen dprendre et devient mre en rfrence constante Catherine, mettant en pril lÕidentit de sa fille Camille qui devient la reprsentation de sa grand-mre : Camille, dont la ressemblance avec sa mre tait si grande quÕelle en tait insupportable. Cette ressemblance nÕavait cess de la narguer, comme si sa mre la fugueuse sÕamusait lui dire travers Camille : Ç Vois, je tÕai abandonne un jour pour ne plus te revoir, mais je tÕenvoie un double de moi pour me jouer encore de toi et te trahir nouveau en te quittant bientt ! (JC, 154)
LÕincessant jeu de miroir entre Ç lÕInfantile de la mre et lÕInfantile de la fille È2 met en pril lÕindividuation de Camille. LÕinacceptable de la maternit se loge dans la ressemblance de sa fille sa propre mre. Le visage du pass sÕimpose comme une grimace du destin dans une version paranoaque et ranime les anciennes douleurs. LÕinluctable retour au mme barre le devenir de la rencontre mre/fille. LÕhistoire ne sÕcrira pas dans un nouveau style, la blessure abandonnique quotidienne que ravive Camille ne permet pas sa mre de sÕidentifier positivement : Ç Mre et fille, - hydre deux ttes jumelles, aux mmes yeux de Vouivre, aux mmes bouches larges aux lvres humides de rires insouciants, de dsirs impudiques, gonfles de moues insolentes. È (JC, 151). La similitude des corps a dvi le travail dÕenfantement, comme si sa mre avait occup ses entrailles pour faire poindre le spectre du mme afin de mieux lÕjecter ensuite de la scne maternelle. Le mot passion est bienvenu pour dfinir la relation forte qui unit Claude sa fille Camille : Ç LÕentrain que mettait Camille sÕamuser, vivre, fit mme bientt plus quÕtonner sa mre, cela lÕagaa et finalement la dgota. È (JC, 81). Pour cette femme qui Ç avait le corps en dgot, la sexualit en horreur. È (JC, 81) sa fille est sexualit.
1
Paul-Claude RACAMIER, Charles SENS, Louis CARRETIER, Ç La mre et lÕenfant dans les psychoses du post-partum È, volution Psychiatrique, IV, 1961, p.528. 2 Thierry BOKANOWSKI, Florence GUIGNARD (dir.), La Relation mre-fille. Entre partage et clivage, Paris, In Press ditions, coll. de la SEPEA, 2002, p.21.
89
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Camille en grandissant rappelait de plus en plus sa propre mre Claude, - cette coureuse dÕhommes qui les avait abandonns, son pre son frre et elle, pour donner pleine licence son corps de femelle prise de sduction, de divertissement, de plaisir. Aussi se dtourna-t-elle de sa fille qui ravivait trop en elle le souvenir jamais douloureux de sa mre. (JC, 82)
Il semble que ce rapport mre-fille implique, dÕabord et avant tout, la ncessit dÕeffacer lÕautre, la subjectivit ne pouvant sÕinscrire que dans la ngation, le rejet ou le mpris. La relation Claude/Camille est une leon de haine et dÕexaspration destination de la fille qui suscite les pulsions les plus fortes et les plus dynamiques, qui parlent dÕun corps corps ha et redout o sigent le rejet et le dgot. Les sentiments qui unissent Claude sa fille sont dchirants tant ils condensent la haine en une sorte de filiation premire qui se prolonge chez Camille lorsque, toute sa nostalgie, elle sÕen retourne aprs le dcs de son pre vers ses terres infantiles abandonnant, dans la mme indiffrence, son enfant. Elle se dfait alors de tout lien maternel pour revenir un lien incestueux pre/fille, un duo clos o aucune autre femme nÕexisterait. Lorsque Camille constate froidement : Ç Oui, elle pouvait bien sÕen aller cette femme revche, dpourvue de tendresse, qui ne sÕtait donn le mal que de la mettre au monde. SÕen aller sans mme lÕembrasser, sÕen aller sans se retourner une seule fois vers elle, sans lui dire le moindre mot È (JC, 195), ses propos entrent en sinistre cho avec ceux de sa propre mre lÕencontre de la sienne : Ç Sa mre, la tratre, la fuyarde, lui avait vol le sens et le got de lÕamour. È (JC, 153). Si Camille pense que ce dpart peut ouvrir sur un Ç espace nu, o tout pouvait arriver È (JC, 195), elle fait bien peu de cas de la force de rptition. Comme sa mre fut un objet de transaction dans les mains de son pre : On lÕavait charge sur ce chariot parmi ses malles et son piano, comme une chose, un mannequin. Et cÕtait comme une chose que sa mre lÕavait laisse pour compte, comme un objet us, sans valeur, avec son pre et son frre parmi les bibelots, les meubles. Et elle tait devenue pareille aux bibelots, aux meubles, une simple chose au bord de lÕinexistence, au corps insensible. (JC, 154)
Camille poursuivra le triste destin de sa mre. La force de la ressemblance avec Catherine lÕempchera dÕadvenir sa place de jeune fille. Surface de projection pour sa mre, elle restera pour son grand-pre lÕincarnation de la Vouivre. Aprs la disparition de sa mre, Camille Ç pntr[e] dans la chambre de sa mre, dans celle de son pre et celle de son grand-pre. Autant de chambres austres, muettes. È (JC, 201) Que les chambres familiales restent silencieuses pour un enfant, voil qui est assez surprenant ! Ce silence cependant crie la fracture dÕune histoire qui ne peut advenir et marque la fermeture dÕun avenir sans promesse.
90
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Dans LÕInaperu, le rejet de lÕenfant provient dÕune femme, Cleste, qui est une de ces lumires qui ont chu de leur firmament sur lÕautel des amours trahies. Au moment de lÕchange des alliances, Pacme nonce une dclaration de Ç nonamour È lÕintention de sa Ç fiance, trs prise È (In, 243). La Ç brlure [É] fulgurante È (In, 241) du dsenchantement se scelle par le passage de lÕanneau qui sÕeffectue par le forage Ç lui dbotant une phalange. È (In, 242). Si le geste qui Ç consiste enfoncer un doigt dans un cercle form par le pouce et lÕindex de lÕautre main est le symbole populaire de lÕacte sexuel È, le crmonial de lÕanneau
nuptial
exprime
galement,
pour
Bruno
Bettelheim,
une
autre
signification symbolique : Ç lÕanneau, symbole du vagin, est donn par le fianc la fiance ; elle lui prsente le doigt tendu pour quÕil puisse achever le rite [É] : cÕest par ce geste que la fiance devient pouse È1. La stupeur cause par la dcouverte de la tromperie de son futur poux, associe la violence du geste qui ne prend pas en considration le dsir de Cleste, renforce la symbolique du viol dÕun tre sidr, qui nÕest plus en mesure de consentir ou de refuser. Pierre est lÕenfant issu de cet amour bafou, fruit dÕune unique treinte maladroite et poussive, qui endolorit le corps et creuse le lit de la rpugnance, du mpris et de lÕabandon. Le terrassement de lÕamour lime toute identification de possibles fonctions parentales et engendre le dsinvestissement massif et radical de la future mre : Ç Cleste apprit vivre en semi-solitude entre son mari vanescent et lÕenfant qui prenait poids dans son ventre. È (In,
244).
LÕimaginaire fait silence et ne peut mtaphoriser ce qui serait de lÕordre dÕun lien satisfaisant entre une femme, son histoire et son enfant. Sidre par le traumatisme, la mre lche la fonction maternelle bloquant la ralisation de la rencontre. La perte narcissique, qui correspond un Ç deuil blanc È, enferme lÕenfant non dsir Ç dans un lien dans lequel il y a une interdiction dÕtre È2 et empche lÕinstauration
du processus de maternalit :
Ç elle continuait
considrer Pierre-phrem comme un enfant conu en dehors dÕelle, un corps tranger dpos malignement dans le sien mais sans racine dans sa chair, sans lien vritable avec elle, comme le fils de Pacme et dÕphrem [É] È (In, 249). Les contacts ainsi que le processus de rgression fusionnelle, ncessaires pour que Cleste sÕadapte aux besoins de lÕenfant, lui sont insupportables et Pierre, objet de ses pulsions, en fait les frais. La sublimation ne peut tracer son chemin dans le destin pulsionnel qui est celui de la destruction. LÕenfant reprsente la trahison, peru comme illgitime, il est fantasmatiquement issu des secrtes noces homosexuelles de son mari. 1
Bruno BETTELHEIM, Ç Cendrillon È, Psychanalyse des contes de fes, Paris, Robert Laffont, 1976, p.393. 2 Rosa JAITTIN, Clinique de lÕinceste fraternel, Paris, Dunod, 2006, p.63.
91
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Elle tait dure avec lui, elle le considrait comme un btard qui se serait gliss subrepticement en elle pour prendre vie ses dpens. Il lui ressemblait si peu, et tant Pacme Ð et peut-tre mme lÕautre [É] Comment sÕassurer que les amours impossibles ne se vengent pas par dÕobscurs tours de magie ? (In, 246).
Didier Anzieu imagine une imago maternelle proche de la Ç mre morte È, mais diffrente en ceci Ç que lÕabsence psychique provient en ce cas non de la dpression, mais de lÕimpassibilit, face aux sentiments, aux attentes, au besoin chez lÕenfant, des manifestations de lÕattachement. La mre est froide, distante, rejetante, et toute tentative de lÕenfant de lÕmouvoir choue. È1. Il repre cette imago de Ç la mort faite mre, [É] dÕo mane non pas la vie mais lÕanantissement È, chez toutes ces femmes atteintes du Ç mal de la solitude È2. Si, comme le souligne Paul-Claude Racamier, cÕest par une identification profonde son nourrisson que Ç la mre, en aimant et en nourrissant son enfant, ne laisse pas du mme coup de sÕaimer et de se nourrir elle-mme, arrivant prodiguer de considrables dons de maternage sans pour autant se sentir libidinalement vide È3, nous concevons aisment que Cleste ne puisse parvenir refouler le lien originaire entre lÕalimentaire et le sexuel : Elle se sentit de nouveau trahie, bafoue, rduite un rle dÕinstrument, et elle clata dÕun long rire monocorde. LÕenfant son sein se mit pleurer, le lait qui coulait dans sa bouche tait fade, et le visage de sa mre pench de biais audessus de lui grimaait de faon affreuse. On dut lui retirer le nourrisson. [É] De ce jour, elle fut incapable dÕallaiter le petit qui fut confi une nourrice. (In, 245)
Le corps, fondamentalement entach par le refus de maternit, sÕabsente du processus en cours et ne peut produire le lait ncessaire lÕenfant, comme si celui-ci mettait en dfaut sa production nourricire. Selon la thorie des humeurs, le manque de chaleur maternelle de Cleste altre la coction du lait qui, fade, perverti ou nocif, est incompatible avec les besoins de lÕenfant. La mre nÕest plus celle qui porte le pch, elle est celle qui tmoigne de la mort dont les pulsions, toujours agissantes, contaminent lÕallaitement qui dvoile sa dimension dvorante. Dans ce temps hors langage o le cri de lÕenfant attend que la mre lui prodigue des soins et lui fournisse une rponse porteuse de signifiants, Cleste ne peut transformer les prouvs sensoriels et les vcus psychiques de son enfant en vcus supportables. Au contraire, lorsquÕelle se penche sur lÕenfant, son visage porte les traces de ses terreurs anciennes. Pierre vit au rythme dÕun attachement inscure, travers par les assauts des crises de 1
Albert CICCONE, Marc LHOPITAL, Naissance la vie psychique, Paris, Dunod, coll. Psychismes, 1991, p.226. 2 Didier ANZIEU, Ç Antinomies de la solitude È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Paris, Gallimard, n¡36, 1987, p.123-127. 3 Paul-Claude RACAMIER, Ç La maternalit psychotique È, De psychanalyse en psychiatrie, Paris, Payot, 1979, p.197.
92
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
rire de sa mre qui surgissent Ç chaque fois quÕun chagrin ou un affront lui advenait È (In, 244). Ses excs pulsionnels ne sÕadaptent pas au rythme de lÕenfant et ne lui permettent pas dÕeffectuer des soins pour le protger. Ses actes rapides ne portent pas lÕenfant dans un environnement rgul. Dans Inhibition, symptme, angoisse, Freud, en voquant la notonie humaine, pointe le dcalage entre le dsir et la possibilit de satisfaction. Ë la diffrence de la plupart des animaux, le petit dÕhomme, incomplet : est jet dans ce monde. De ce fait, lÕinfluence du monde extrieur est renforce, [É] lÕimportance des dangers du monde extrieur est majore et lÕobjet, seul capable de protger contre ces dangers et de remplacer la vie intra-utrine, voit sa valeur normment accrue. Ce facteur biologique tablit donc les premires situations de danger et cre le besoin dÕtre aim, qui nÕabandonnera plus jamais lÕhomme.1
Avec la menace de la suspension des soins, lÕabsence du don et de lÕoblation maternels, planent la crainte de recevoir la mort de celle dont dpend sa survie. Pierre ne Ç vivait que pour ces instants o sa mre rendait les armes, oubliait son malheur et sa colre et le serrait contre elle, le cajolait enfin ; instants dont lÕintensit tait la mesure de la raret. È (In, 246).
Dans LÕEnfant Mduse, Alose Daubign, rgente de la vie domestique, exerce vis--vis du reste de la famille une prpondrance certaine. Ç " Il faut que a marche ! " Telle est la devise que Madame Daubign pourrait faire graver au fronton de sa maison. È (EM, 37). Femme en faux self, soucieuse des convenances et des conventions familiales, sa voix est celle de la raison : Ç Voix imprieuse. CÕest elle qui scande les journes de Lucie, du saut du lit jusquÕau coucher, ainsi quÕun gong de cuivre. CÕest la voix de lÕordre, et des ordres. È (EM, 39). Empreints dÕun moralisme troit, les propos maternels sont faits dÕinjonctions, de rappels lÕordre martels et souligns par les points dÕexclamation. Rgisseuse de la quotidiennet, elle ne peut accder aux rveries de sa fille : Ç Allons, cesse tes enfantillages, veux-tu ! È (EM, 32), et interrompt ses questionnements suscits par lÕclosion dÕun arc-en-ciel par une voix sonore qui soudain retentit : Ç Lucie ! rentre tout de suite, va te laver les mains, nous passons table ! È (EM, 38). Les injonctions contrlent la prise de nourriture et visent faire cesser les diverses exprimentations sensorielles et cratives de sa fille : Ç Lucie btit une petite montagne de pure dans son assiette, puis creuse un puits en son centre pour y verser la sauce. [É] CÕest un volcan en ruption !" sÕcrie Lucie enchante par son Ïuvre. Ð Lucie ! intervient aussitt sa mre [É] 1
Sigmund FREUD, Inhibition, symptme, angoisse (1926), Paris, PUF, 2005.
93
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
mange proprement ! Et nÕoublie pas les haricots, il faut aussi des lgumes verts. È (EM, 41). Censurante et frustrante, la parole interrompt la rverie et lÕimaginaire en faisant rfrence des lments incontestables qui ramnent la banalit du rel. Ce ne sont point les mots sur les mets qui ont une valeur mais ceux qui noncent les rfrences nutritionnelles et dittiques. Ce Ç mange ! È, la fois anxieux et tyrannique, exprime lÕordre rpt par la mre la fille dÕaccepter la vie quÕelle lui a fabrique. En tant quÕimage Ç intriorise [É] interdictrice du plaisir en gnral, et du plaisir sexuel, de la sexualit en particulier È1, elle veille et surveille. Alose sÕorigine dans la mre des premiers temps, celle qui, selon Claude Revault dÕAllonnes Ç porte, donne ou refuse le sein, de qui dpend tout plaisir ou toute dception. Ë la toute-puissance de la mre phallique correspond la toute-dpendance de lÕenfant. È2 CÕest une parole qui nÕexplique pas et ne donne pas les clefs de la comprhension du monde.
Ç La famille, aime-t-elle rpter, est, quoi quÕon en dise et malgr ses dfauts, une institution fondamentale, solide, et surtout utile. CÕest un appui. Dans la vie, quand on nÕa aucune famille autour de soi, on est perdu, expos tous les dangers. È (EM, 37). Ainsi sÕexprime madame Daubign dont les aphorismes puisent au mythe de la bourgeoisie, proche en cela de la mre de la fiance du conte de la malle dans Immensits, corsete par les convenances et anime de surcroit dÕune curiosit teinte de matrise : Ç il nÕest pas dans les habitudes de la maison de verrouiller ainsi les chambres, il nÕy aucun voleur dans notre famille et la confiance y rgne ! È (Im, 60). Sylvie Germain voque cet enfer Ç dÕune bourgeoisie qui sÕingnie esquiver toute question, nier avec une gale opinitret les drames, la souffrance, les dsirs, la vie mme, luder le prsent, tuer le temps de bout en bout en attendant une mort discrte, biensante. È (QA, 17). La famille peut tre le lieu o couve le mal, avant de sÕembraser et de calciner les mes. Dans le milieu ferm des Ç bonnes È familles, lÕabandon et les dsirs inavous tissent le rseau familial et troublent les relations de la parent. Il est intressant de constater que la couverture de lÕEnfant Mduse dans la collection Folio chez Gallimard reproduit un tableau de Munch, peintre rput pour attaquer violemment le ralisme bourgeois dominant dans les reprsentations des intrieurs censs voquer lÕatmosphre paisible de ce monde. Le tableau Pubert, ainsi expos, apparat compltement dbarrass Ç de la mivrerie du ralisme bourgeois È3, la fille au corps maigre plante son regard dans celui du spectateur, lÕinterpelle et le convoque. Alose reste aveugle 1 2 3
Claude REVAULT DÕALLONNES, Le Mal joli. Accouchements et douleur, op. cit., p.259-260. Ibid., p.262. Hans BISANZ, Ç Munch (Edvard) È, Encyclopaedia Universalis, Corpus, tome 15, Paris, 1996, p.896.
94
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
aux nombreux symptmes que prsente sa fille : Ç Si quelque chose tait arriv ma fille, je le saurais tout de mme ! È (EM, 97). LÕimage socialement tablie de la famille devient le prtexte de son innocence : une mre ne peut tre coupable de ccit. Elle dnie ce que pourtant elle pressent en une Ç confuse intuition È (EM, 97) et renforce lÕabus par la violence du forage alimentaire. Elle malmne le corps pour faire entrer cote que cote ce que Lucie refuse : Ç Chaque jour il faut crier, menacer, ruser ou punir pour forcer cette tte de mule de Lucie avaler un peu de nourriture. Mademoiselle dit non tout [É] È (EM, 93). LÕopposition nÕest pas entendue, pas supporte, le corps est doublement instrumentalis par le fils et la mre, pour lesquels le Ç non È dÕun sujet individualis nÕa aucune valeur. La position tyrannique et la soumission quÕimpose Hlose est bien loigne du sadomasochisme qui, selon la dfinition de Donald Meltzer1 est un jeu qui rpte un fantasme infantile et appartient au domaine des relations sexuelles intimes. CÕest un Ç processus de survie beaucoup plus primitif li une angoisse perscutoire extrme È2 qui pousse la mre trouver en Lucie celle sur qui projeter une angoisse : Ç elle mangerait [É] comme une bique [É] DÕailleurs elle est aussi ttue et dsobissante que la chvre de Monsieur Seguin. Ce nÕest pas faute de le lui dire, " Lucie, prends garde au loup ! A force de broutailler de lÕherbe et des crotons comme une mchante bique rtive, tu finiras en vilain sac dÕos ! " È (EM, 93). La violence de lÕassociation qui assimile Lucie Blanquette, La Chvre de Monsieur Seguin3, chappe sans doute la conscience maternelle si prompte ne pas donner sens ce qui se dit ou sÕexpose bruyamment.
Son aveuglement face ce qui se
droule sous ses yeux, son refus de voir ce qui met en pril son enfant, peuvent sÕexpliquer par le fait que sa fille, partie dÕelle-mme, lÕa trahie. Le corps de sa fille ne lui renvoie plus suffisamment dÕclat, elle est agresse par cette image Ç Tu sais que tu me fais honte avec ta maigreur de squelette. È (EM, 96). Ë lÕinverse de la culpabilit, considre comme un enjeu et un moteur du dveloppement psychique, du travail dÕhumanisation et de civilisation, la honte est Ç prouve devant lÕidal È et est Ç lie la perte du sujet È4. Alose dtient une image de femme qui fonctionne comme dsirable et qui incarne pour elle lÕidal de la fminit ralise. Par sa maigreur et ses stigmates corporels, Lucie offre sa mre lÕimage de la fminit qui fonctionne comme point dÕidentification
1
Donald MELTZER, Ç Diffrenciation entre sadomasochisme et tyrannie-et-soumission È, trad. fr., Le Bulletin du groupe dÕtudes et de recherches pour le dveloppement de lÕenfant et du nourrisson, n¡12, publication interne, p.45-49. 2 Albert CICCONE, Alain FERRANT, Honte, culpabilit et traumatisme, Paris, Dunod, coll. Psychismes, 2009, p.95. 3 Alphonse DAUDET (1869), Lettres de mon moulin, Paris, Hachette, Le Livre de Poche Jeunesse, 2007. 4 Albert CICCONE, Alain FERRANT, op. cit., p.2.
95
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
rate, donc perscutrice pour elle. De plus, par le refus de manger, Lucie atteint son estime et son image de bonne mre nourricire, elle lui renvoie son indignit maternelle et lui fait porter le sentiment de dshonneur. Jean Guillaumin dfinit la honte comme lÕaffect qui accompagne un Ç retournement de lÕexhibition phallique en exposition anale È1 dans une dynamique du retournement du haut vers le bas, ou de dedans au dehors, qui ferait surgir Ç la boue [de] lÕme de son beau Ferdinand È (EM, 97). Dans ce cas de figure, le registre dominant est celui de lÕanalit, quelquÕun dÕaussi brillant et lumineux que son Ç Roi soleil È peut devenir sale, ainsi, le Ç beau tissu phallique exhib devant le regard dÕautrui est dchir et laisse apparatre lÕintimit des secrets È2. La stratgie constante dÕvitement dÕAlose vise maintenir cach ce qui est trop douloureux, elle redoute que la violence se voie, que le secret de lÕintimit familiale soit vent et que lÕultime protection saute comme un verrou rouill. La fragilit de son organisation ne cesse de se signaler : Ç Elle ne veut surtout pas sÕaventurer sur ce terrain glissant du doute ; un instinct aussi aveugle que froce lui dicte la plus grande prudence : - ne pas fouiller trop profond dans lÕme marcageuse de son fils [É]È (EM, 97).
Or, la particularit de la Ç situation honteuse enfouie È est
quÕelle est Ç souvent visible pour autrui, comme si ce qui tait cach dÕun ct tait montr ou exhib de lÕautre È3 : Ç Il y a des gens que le regard si noir, et dj fou, de la petite, met en alarme ; il y a des gens qui sentent que seuls le malheur, la douleur, ensauvagent ce point un enfant. È (EM, 97). Nul doute que, dans lÕesprit de la fille, sa plainte ne pourrait quÕattirer le courroux, les accusations, voire le rejet maternel, de celle qui est perue comme Ç une louve [É] Une tratre qui sÕignore. È (EM, 98). Si Hrodiade envoie sa fille, Ç sa complice inconsciente È (C, 97), tuer sa place, Alose laisse sa fille dans une maison infeste de la prsence du loup, et la maintient dans sa gueule en refusant dÕaccder sa demande de changement de chambre. Alose fait partie de ces mres la fois interventionnistes et indiffrentes dont Marie-Jos Chombart de Lauwe esquisse le portrait : Elle croit connatre sa fille, quÕelle domine matriellement de toute son autorit de mre de famille ; mais en ralit, elle est comme bien des parents, parfaitement indiffrente la vie intrieure de sa fille, et peut-tre mme ne souponne pas quÕon puisse avoir une vie intrieure.
4
1
Jean GUILLAUMIN, Ç Culpabilit, honte et dpression È, Revue Franaise de Psychanalyse, tome XXXVII, n¡ spcial congrs, 1973, p.983-1006. 2 Albert CICCONE, Alain FERRANT, ibid., p.86. 3 Ibid. p.80. 4 Marie-Jos CHOMBART DE LAUWE, Un monde autre : lÕenfance. De ses reprsentations son mythe, Paris, Payot, 1971, p.160.
96
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
II-2.C LÕenfant captur dans son corps et sa langue La rpugnance quÕprouvent certaines mres se sparer de leur enfant, et les tentatives quÕelles oprent pour le rcuprer, peuvent tre associes la dvoration du monstre Thbain. Pour Sylvie Germain, la guerre fait partie de ces mres captatrices qui souhaitent rintroduire lÕenfant dans leur ventre pour lÕanantir :
Ç la
guerre
tait
et demeurait
cette
mre monstrueuse qui
inlassablement engouffre les hommes dans son ventre insatiable afin de les y broyer, corps et me. È (NA, 149). Mre avide, elle est celle qui se saisit de Crve-CÏur pour lÕarracher des bras de lÕaimante Rose-Hlose : Ç La mre folle et dvorante avait eu raison de la mre adoptive, lui avait arrach son enfant. La mre, nomme guerre, avait vaincu la mre de tendresse, - rappelant lÕenfant quÕil nÕavait jamais eu de vraie mre, quÕen vrit il nÕtait rien, rejeton de personne. È (NA, 149). Ainsi en est-il de ces mres qui, nostalgiques de lÕunit perdue, dfaut de rintroduire leur enfant dans leur ventre, dvorent leur identit pour empcher toute vellit de vie autonome. Nous sommes bien encore sur les rivages de lÕarchaque, car la Mre ici, Ç figure froce, surmoque È1, empche lÕenfant dÕadvenir. La pulsion lÕÏuvre dans cette configuration ne laisse aucun avenir la sparation et la diffrenciation. Mre absolue et tyrannique, qui ne vit que par son rle maternel, elle considre sa fonction comme sacre et opre, au nom de lÕrection de ses principes, une emprise psychologique sur sa progniture. SÕil est vrai, comme le souligne Aldo Naouri, que : le corps maternel se met des mois durant au strict service du corps fÏtal, anticipant l'ensemble de ses besoins au point de les satisfaire, avant mme quÕils ne sÕexpriment, ces donnes physiologiques de la grossesse ne sont pas pour autant transposables sur le psychisme de la femme [É] les femmes enceintes ne vivent ni physiquement, ni psychiquement en autarcie avec lÕenfant quÕelles portent.2
La folie maternelle rside, selon Dominique Guyomard, Ç dans les ratages de la transmission et dans le non-sevrage du lien mre-enfant È3. Ë lÕabri du sublime impos par lÕidalisation des vertus de la maternit, et une fois vacu le pre transform en intrus, elle peut sans vergogne utiliser lÕenfant pour projeter sur lui ses propres fantasmes. La mre barde de la sacralisation de son amour peut investir, dans la fusion, ses enfants captifs, en tat de dpendance, pour mieux les absorber. La menace pulsionnelle de la sauvagerie guette et risque 1
Dominique GUYOMARD, Ç La folie maternelle : un paradoxe ? È, La Folie maternelle ordinaire, op. cit., p.126. 2 Aldo NAOURI, Ç ÒUn inceste sans passage lÕacte" : la relation mre-enfant È, De lÕInceste, Franoise Hritier (d.), Paris, Odile Jacob, 1994, p.102. 3 Dominique GUYOMARD, Ç La folie maternelle : un paradoxe ? È, La Folie maternelle ordinaire, op. cit., p.126.
97
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dÕemporter Ç plus srement quÕun naufrage le maternel dans la destruction. È1 Dans le cas de la relation mre-fille Magda/Olinka prsente dans Immensits, la souffrance, lie un chagrin dÕamour, est instrumentalise pour rcuprer lÕenfant. La mre fait retour, comme on le dit du refoul, pour laborer avec sa fille le rcit du destin commun de lÕabandon fminin. Le malheur de la fille, aussi douloureux soit-il pour la mre, comporte pour cette dernire un bnfice secondaire certain : Magda annona Prokop sa dcision de ramener Olinka avec elle en province, [É]. Il tait hors de question quÕOlinka allt habiter chez lui dans lÕimmdiat ; de quel droit sÕoccuperait-il de cette enfant en ce moment dÕaffliction, lui qui lÕavait quitte voil une quinzaine dÕannes avec la mme insolence, la mme cruaut et la mme insouciance que ce Filip ? Ce quÕOlinka tait en train de souffrir, elle lÕavait subi elle-mme, aussi violemment, cause de lui. Elle nÕavait rien oubli, elle nÕavait pas pardonn. (Im, 203)
En rintgrant le giron maternel, Olinka permet sa mre de panser ses blessures autour dÕune communaut dÕpreuves causes par lÕinfidlit des hommes, qui constituerait, ainsi que le clament les voisines, une mmoire fminine collective : Ç il sÕest tir. Le coup classique, quoi ! toujours pareil. Mais votre gamine, elle connaissait pas encore la chanson. Elle a mal pris le truc. È (Im, 201). Lorsque les douleurs se confondent, la souffrance de la fille fait cho celle de la mre. Elles permettent cette dernire dÕen reconnatre les traces sur le corps de sa fille et dÕinvalider la fonction consolatrice du pre. Une douleur muette retourne lÕme et le cÏur de la smillante jeune fille qui devient le miroir de la souffrance maternelle :
Une veine dÕun bleu trs vif transparaissait sa tempe. Prokop avait remarqu le mme dessin sur la tempe dÕOlinka quelques instants plus tt, et aussi le mme frmissement de narines. La douleur et la colre sÕcrivaient pareillement dans le corps de la mre et celui de la fille. (Im, 204)
Franoise Hritier parle de la ncessit que la Ç reproduction È soit Ç de la diffrence mtine dÕun peu dÕidentit [É] ou de lÕidentit, mtine dÕun peu de diffrence È2.
Dans
lÕexpression
de
lÕaffliction,
le
pre
ne
vient
pas
contrebalancer lÕordre biologique qui octroie un caractre exclusif la mre dans la ressemblance lÕenfant. Une forme dÕinceste, beaucoup moins voyante et plus insidieuse que celui travers par lÕagir, est appel Ç inceste platonique È3 par 1
Ibid.. Franoise HRITIER, Les Deux SÏurs et leur mre. Anthropologie de lÕinceste, Paris, Odile Jacob, 1994. 3 Caroline ELIACHEFF, Nathalie HEINICH, Mres-filles, une relation trois, Paris, Albin Michel, 2002. Notons lÕexcellente analyse que les chercheuses livrent du roman La Pianiste dÕElfriede JELINEK port lÕcran par Michael HANEKE (2000) qui met jour les mcanismes psycho-affectifs dÕun lien exclusif Ç pervers, monstrueux, incestueux È entre une mre et sa fille. 2
98
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Caroline Eliacheff et Nathalie Heinich. Cette expression, qui peut paratre paradoxale ou contradictoire dans les termes, puisque lÕinceste sÕentend traditionnellement comme le passage lÕacte sexuel entre des personnes apparentes par le sang, tend occulter lÕune des deux dimensions constitutives de lÕinceste, savoir, la formation dÕun couple par lÕexclusion du tiers. Magda, en crant une relation deux base sur lÕexclusion du tiers paternel en appui sur le fantasme de Ç ne faire quÕun È, prsente un des fondements de la relation incestueuse, que le rapport sexuel, lorsquÕil a lieu, ne fait que concrtiser. Dans une relation mre/enfant de type incestueux, cÕest le pre qui est exclu, la mre ne se rfre plus lui pour occuper sa place gnalogique et ne la lui laisse pas : Ç Prokop nota [É] que Magda nÕavait jamais dit " leur " fille en parlant dÕOlinka, mais toujours " sa " fille ou cette enfant, comme si son infidlit dÕpoux invalidait du mme coup, et dfinitivement, son titre et ses droits de pre. È (Im, 204). LÕenfant nÕest plus pour la mre Ç lÕimage de deux tres, le fruit de deux sentiments librement confondus È1 comme lÕvoque Julie dÕAiglemont dans La Femme de trente ans. Progressivement Prokop perd sur le terrain psychoaffectif : Prokop tlphonait pour prendre de ses nouvelles. Magda rpondait laconiquement ses questions. Olinka ne voulait pas parler, disait sa mre. [É] Son courrier resta sans rponse. Olinka ne voulait pas crire ; elle nÕavait mme pas le got de lire. Mais a allait, a allait, rptait Magda dÕun ton froid. [É] Ë vingt ans la vie dÕOlinka se conjuguait dj au futur indfini. (Im, 222)
La mre est dcide ne pas concder dÕespace Prokop, elle le rduit pour quÕil ne puisse plus lÕhabiter. Perclus de culpabilit, il est alors complexe pour ce pre de trouver une autre place distance, mme si Prokop dcle, dans le corps de sa fille, Ç des legs plus obscurs, plus secrets qui se glissent lÕoblique, hors du droit fil mre-fille È (Im, 205). La prsence de Romana, la Ç sÏur diagonale È, frmit en un blanc murmure, laissant le versant paternel se glisser, avec la pudeur, par voie de palimpseste.
La parole du fils peut tre lÕcho de lÕinconscient de la mre, voire celui de ses gnrations antrieures, favorisant ainsi sa captation. Dtenteur dÕune parole primordiale, Octobre parle de sa mre, de son pass rvolu et mythique, toujours recherch, sans cesse manquant. Avec lui, les sensations et les reprsentations dÕun pays lointain, rservoir imaginaire de moments heureux, se ractualisent et enflamment la pense de celle qui Ç prtendait sÕappeler Mahaut de Foulques et se prtait un ge et un pass aussi fantaisistes que son nom È 1
Honor DE BALZAC (1831-1834), La Femme de trente ans, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1977.
99
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
(NA, 58). Considre comme toque, malade dÕune mmoire reste accroche aux vestiges dÕune histoire, elle souffre de ce que la neuropsychologie dfinit comme les troubles bipolaires et que nous continuons dÕappeler psychose maniaco-dpressive : Ç des fivres la prenaient avec violence È (NA, 60) elle se Ç claquemurait È Ç durant des semaines au fond de sa maison, tous volets clos, puis soudain de rouvrir grand fracas portes et fentres et de sÕen aller marcher lÕaventure [É] les yeux brillants È (NA, 58). La pathologie maternelle sÕexprime par la voix du fils qui, chaque date anniversaire, traverse un pisode de forte dpersonnalisation : une fureur extraordinaire [É] lui faisant perdre toute raison, toute mesure. Il allait mme jusquÕ perdre le langage, ou, plus exactement, la parole [É]. Il rgressait vers un babillage dÕenfant plein de colre et de terreur jusquÕ reprofrer le cri de sa naissance. Mais alors, ce nÕtait pas le silence qui sÕtablissait enfin, - dÕun coup le cri se renversait et une parole autre, trangre, se levait, que seule Mahaut comprenait. (NA, 70)
Promu la place dÕhritier exclusif, Octobre perd son discours et libre un point dÕancrage pour que sÕarrime la pense dlirante et dsirante de sa mre. Si, crit Anne Dufourmantelle, Ç Avancer ttons aux limites du langage, cÕest revenir lÕendroit o le monde balbutie. O lÕnigme demeure de cet " apparatre " du monde È1 ; la propulsion hors langue, donne accs lÕessence dÕun langage premier, riche en sensations et rminiscences, dans lequel la mre sÕest nostalgiquement perdue. En redevenant lÕinfans, le fils rgresse cette priode dÕavant les mots, o lÕenfant est, selon Denis Vasse, Ç livr aux mots des autres È2. Mahaut souhaite prouver cette rinvention du monde par des retrouvailles passionnelles avec une langue secrte, prive et prserve du rel. Somptueusement pare, celle qui ne renonce jamais lÕintolrable de lÕoubli pour poursuive le chemin qui la conduit vers ce Ç Quelque chose dÕelle [qui] sÕtait perdu l-bas. È (NA, 61), sÕenferme avec Ç son fils magique, porteur de sa mmoire, et de plus encore que sa seule mmoire È (NA, 70). LÕabsence du pre, ou de tout autre tiers, cde la place au couple pathologique mre/fils, qui place ce dernier dans un tat de vulnrabilit et de totale dpendance sa mre qui lui prodigue les soins et porte, seule, la signification dÕun cri : elle Ç sÕenfermait avec lui dans une pice au bout de la maison jalousement, et tenait loigns tant Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup que Septembre È (NA, 70). Si la fonction du langage participe du processus dÕautonomisation en permettant de sparer et de se sparer, la relation mortifre quÕinstaure Mahaut rend son fils captif dÕune relation fusionnelle o les enjeux du dsir ne peuvent tre 1 2
Anne DUFOURMANTELLE, op. cit., p. 188. Denis VASSE, Inceste et jalousie, Paris, Le Seuil, 1995, p.211.
100
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
mdiatiss par une parole sparatrice. Objet du surinvestissement maternel, Octobre est aux prises dÕune parole maternelle qui, elle, nÕest pas Ç prise dans lÕordre symbolique È1. Il fait lÕexprience dÕune communication mre-enfant fonde, non sur lÕchange dÕun plaisir rciproque, mais sur une injonction univoque de sens. Ce type de projection parentale, propre au vcu de la psychose maternelle dcrite par Micheline Enriquez, englobe lÕenfant en le faisant occuper Ç une place privilgie la fois en tant que support de la projection et destinataire rel ou imaginaire du discours dlirant, ce qui lÕoblige partager et subir souffrance et non-sens. È2 LÕinjonction faite Octobre de raliser le programme maternel se double de dception et de dsintrt ds que la magie nÕopre plus. Il concentre les affects contradictoires de sa mre son gard : tantt Ç fils magique [É] refcond, renfant, - comme un don du Mkong È (NA, 70), tantt objet dÕinsatisfaction qui ne remplit plus son office dÕveilleur de sa merveilleuse mmoire. Aux quinze jours dÕune relation intense et mortifre, succde une priode de dsintrt occasionnant un lien filial particulirement inscure. Le passage lÕacte maternel qui Ç chasse È le fils, vise se dbarrasser de qui ne peut plus ni consoler, ni combler. CÕest lÕinfans que recherche Mahaut et nullement son enfant, que par ailleurs elle dlaisse, tant elle ne peut se rsoudre vivre, dans ce deuil sans retour. Aussi agit-elle lÕinverse de la dmarche littraire, qui selon Dominique Rabat, cherche Ç non pas de refonder lÕunit perdue, mais de figurer le drame vital È3. Telle est lÕorigine de lÕabme dans lequel elle entrane son fils, passeur entre le fantasme dÕune intgrit premire et la sparation avec la langue et le pays perdus. Octobre est un sans voix, retir avec son jumeau dans une serre la lisire de la fort pour sÕloigner de sa mre, il reste soumis passivement au chaos des pulsions maternelles qui, risquent tout moment de le morceler. Au ct de la langue, objet du dlire maternel concernant lÕorigine, il y a galement la langue organe, Ç morceau de chair, la fois enclose lÕintrieur de la bouche, et qui peut, si on la tire, se voir lÕextrieur et pntrer lÕintrieur dÕune autre bouche È4 et puis, il y a la langue parle, qui constitue lÕensemble des units de langage. CÕest sur cette richesse polysmique que vient buter le fils. Octobre ne peut plus rien sauver de cette langue deux qui ne partage aucune connaissance, il ne peut rien ngocier de cette langue maternelle qui se confond si troitement la sienne dans une sorte de baiser dlirant. Terroris, il ne peut ni dchiffrer, ni
1
Franoise HURSTEL, La Dchirure paternelle, Paris, PUF, 1996, p.64. Micheline ENRIQUEZ, Ç Le dlire en hritage È, Transmission de la vie psychique entre gnrations, Ren Kas, Hayde Faimberg, Paris, Dunod, 1993, p.95. 3 Dominique RABAT, Ç " Le Chaudron fl " : la voix perdue et le roman È, Les Imaginaires de la voix, tudes franaises, Presses universitaires de Montral, vol. 39, n¡1, 2003, p.32. 4 Michel SCHNEIDER, Maman, op. cit., p.193. 2
101
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
symboliser ces fragments empoisonns par sa mre pour retrancher un espace de cration potique, version sublime de lÕinceste. Il lui est impossible de sÕadonner la langue maternelle en se faisant pote, ou en sÕexilant dans une langue dÕun autre dsir, pour trouver dÕautres raisons dÕexister en terre trangre. Pour chapper lÕemprise de la mre, il tranche le lien mortifre, objet de surinvestissement maternel, dans un acte dÕune extrme violence : LorsquÕil [É] lÕentendit lÕappeler de sa voix stridente, afin quÕil vienne sÕenfermer avec elle dans la chambre sacre [É] il fut pris dÕune telle frayeur, dÕune telle colre surtout, que, se saisissant dÕun scateur arbustes, il se trancha net la langue et la flanqua comme une gifle en pleine face de sa mre. Une gifle de sang. Puis, la bouche ensanglante, distordue de douleur, il sÕeffondra tout dÕune masse sur le sol, le front cognant les petits pieds chausss de satin noir brod de sa mre. (NA, 260)
En coupant dans la chair, en tranchant la langue, Octobre ne fait que rendre visible le meurtre dont il est victime et lÕa empch de sortir du dsir de celle qui lÕa engendr. Mahaut a dtourn la parole pour en faire un simple instrument qui nÕest reli aucun autre principe que celui de sa satisfaction personnelle. Elle a circonscrit une scne o les expriences de son fils restent alines ses besoins, ancrant profondment les racines de la langue dans la jouissance maternelle dÕautant plus facilement que, depuis le marasme de Nauschausen, Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup ne peut plus rien noncer. Puisque Mahaut nÕaccepte pas dÕtre prive de cet objet de jouissance et refuse de mettre un terme ses vertiges mmoriels, cÕest le fils qui se ds-assujetit. En se tranchant la langue, Octobre prend le mot la lettre et coupe lÕorgane quÕil a identifi lÕobjet susceptible de combler son dsir. Un tel objet doit rester lÕobjet imaginaire de la castration, or, en raison de lÕimpossible symbolisation, Octobre se soumet sa ralit : il dracine la langue maternelle mortifre et touffante et se prsente vaincu, terrass, mais libr. En investissant mtonymiquement la partie pour le tout, Mahaut a confondu son fils et nÕa pu le penser sujet dsirant en devenir.
II-2 Quand lÕenfant disparat II-2.A Le tragique dÕune destine fminine Les souffrances de la maternit destines toutes les filles dÕéve, Ç tu enfanteras dans la douleur È, rejoignent, selon les nouvelles bases de la pit mariale que prsentent Yvonne Knibielher et Catherine Fouquet, Ç la doctrine de
" Marie nouvelle éve " participant lÕÏuvre de rdemption. En mettant au
102
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
monde des enfants dans la douleur, les femmes sont associes cette Ïuvre. È1 Ainsi, la douleur de la mise au monde, assimile la souffrance et la mort de lÕenfant, est partage par les mres et par la Vierge de piti. La scne dÕaffliction de Marie, tenant sur ses genoux au pied de la croix la dpouille de son fils supplici, hante les rcits de Sylvie Germain. Ses crits offrent diverses reprsentations de cette femme Ç dclare bienheureuse pour les sicles des sicles È qui, lÕheure de la Passion, toute son affliction, Ç nÕavait ni garde, ni mesure, - le fruit bni de ses entrailles venait de lui tre arrach, profan, et ses entrailles baient de vide et de stupeur. È (C, 120). Comme autant de variations du texte du Stabat Mater attribu Jacopone da Todi, les souffrances ressenties par toutes les femmes renverses par la mort de leur enfant se lient la maternit douloureuse de la mre de Jsus. La mre de Mordecha, qui arrache son fils la puanteur de la paille pourrie pour le prendre Ç dans ses bras, allong en travers de ses genoux. Elle lui chantait des berceuses et des psaumes tout en lui essuyant le visage et le cou [É] È (TM, 51), est une figure de Marie. La douleur de la Ç mre orpheline dÕamour et hante de douleur È est celle de toutes ces femmes dont la vision du fils Ç ruisselant de sueur de sang [É] aveugle chacun de ses instants, dvast[e] ses paupires, et son cÏur nÕ [est] plus que dsastre È (C, 121). Sa prsence surgit parfois inopinment au regard du visiteur qui dambule dans la cour de la ferme o Bohuslav Reynek plaa le cycle de la Passion : ces magnifiques Piet o la Vierge est assise dans le jardin couvert de neige, sur fond dÕarbres noirs, filiformes, et tient en travers de ses genoux le corps nu de son fils, aussi long et maigre que les arbres gels ; le Crucifi ressemble un fagot de brindilles sches, pineuses. Ou bien, toujours penche vers son fils dpouill de vtements, et de vie et de gloire, elle se dresse dans la cour prs de la pompe, prte puiser de lÕeau pour laver le corps souill se sang et de crachats. (BR, 59)
Si la reprsentation de la Piet accompagne les scnes de folie et dÕaffliction, elle peut galement sÕoffrir dans sa dimension grotesque pour ne pas en figer les lectures. Ainsi, aprs lÕassassinat de son mari Auguste Marrou, Marcelle Ç trnait sur sa chaise, les mains poses sur les genoux, paumes en lÕair, et [le] contemplait dÕun air hagard. Celui-ci gisait ses pieds, tendu sur le dos, bras carts, le coutelas fich dans la gorge. [É] Le couple formait une Pita singulire È (CM, 56). Alain Goulet voit en La Pleurante des rues de Prague, cette femme sans nom Ç ni ge, ni visage È (PP, 19), dont le corps est Ç un lieu de confluence dÕinnombrables souffles, larmes et chuchotements chapps dÕautres corps. È (PP, 33), une autre mater dolorosa. Dans sa vision consolatrice, elle 1
Yvonne KNIBIELHER, Catherine FOUQUET, Histoire des mres du Moyen åge nos jours, op. cit., p.15.
103
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ç porte en elle comme une promesse de rconfort, et mme la saintet qui sait apaiser et consoler. Elle est un mmorial aux souffrants et aux morts dont lÕauteur va inscrire la liturgie È1. Par ses gestes contenants et apaisants, La Pleurante Ç souleva la ville, tout doucement. Elle la souleva comme une mre son enfant, et la posa sur ses genoux pour la bercer. [É] Et pendant un instant la rumeur de la ville se fit lgre comme un souffle dÕenfant assoupi, [É] dÕun tout petit enfant qui vient de recevoir consolation et apaisement aprs un grand chagrin. È (PP, 62). CÕest cette figure que convoque Prokop pour proposer sa fille un rcit de consolation : Ç Elle sÕassied sur le socle, couche la croix sur ses genoux et la berce en chantant. Elle essuie de ses mains les larmes et le sang qui sÕpanchent [É] Son chant se fait linceul, les paumes de ses mains se font suaire [É] Elle est penche au-dessus de ce corps lacr et souill quÕelle berce comme un nouveau-n. È (Im, 218). Car cette femme qui berce Ç le corps de son fils mis mort [É] le bercera jusquÕ la fin du monde È (Im, 219). Pour Alain Schaffner, la gante boiteuse est Ç une reprsentation allgorique de la Chkinah, la prsence de Dieu en exil qui, dans la tradition mystique juive est souvent reprsente par une figure fminine (fiance, figure maternelle) È2. Dans la tragdie de la perte, les mres ne parlent pas, elles tendent les bras et adoptent
la
gestuelle
de
la
maternit,
pour
panser
la
tragdie
dans
lÕidentification dÕun corps dÕenfant. Mme si celui-ci est devenu adulte, cÕest encore le nourrisson que la mre retrouve et berce en son dernier soupir, comme si sa mmoire se fixait dans ses gestes maternants : avoir son enfant dans les bras, le bercer, lui donner le seinÉ Ainsi, lorsque Vitalie effectue la toilette funraire de son fils Thodore-Faustin, elle adopte les mmes gestes quÕelle eut pour son mari plus de quarante ans auparavant, et ractualise galement les gestes quÕelle eut pour laver le corps du nourrisson, Ç unique fils auquel elle avait donn la vie È (LN, 59). Dans Chanson des mal-aimants, le personnage de Laudes, traverse de rves et de visions, voit lÕoccasion de la mort dÕElvire, figure de la mre endeuille, Ç une boule couleur de nacre, diaphane [É] elle tait de la taille dÕun sein, tout rond, empli de lait È (CM, 106) avant de voir apparatre une glaneuse de mots, Ç grosse comme une femme sur le point dÕaccoucher È (CM, 109), qui se mtamorphose en Piet allaitante : Assise en tailleur [É] Un corps immobile, long et raide tel celui dÕun gisant, sÕest bientt form, tendu en travers des cuisses de lÕaccouche. [É] La femme a dgraf dÕune main le haut de sa robe, tenant la tte de lÕandrogyne au creux de 1
Alain GOULET, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de crypte et de fantmes, op. cit., p.138. 2 Alain SCHAFFNER, Ç Le Renchantement du monde : Tobie des Marais de Sylvie Germain È, Le Roman franais au tournant du XXIe sicle, Bruno Blanckeman, Aline Mura-Brunel et Marc Dambre (dir.), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p.544.
104
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lÕautre. Elle a dgag son sein gauche et a press sur son extrmit. Des gouttes de lait ont jailli, se rpandant sur le gisant. Quand la lactation a pris fin, la femme sÕest penche vers le corps tout blanchi et lÕa caress, moins quÕelle ne lÕait essuy. tait-ce un allaitement, une onction ou une ablution funraire ? (CM, 110).
LÕassociation de lÕallaitement et de lÕablution funraire nÕest pas une simple ambivalence qui reflterait, selon Mariska Koopman-Thurlings, Ç lÕambigut de la situation de lÕhrone en qute de mre : va-t-elle vivre une nouvelle naissance ou tomber dans le nant ? È1 LÕimage, associant les larmes au lait au moment de la mort, est dj prsente dans la septime apparition de La Pleurante qui berce la ville sur ses genoux : Ç par le chant qui montait de son ventre, de ses entrailles de terre et de racines, de son cÏur tintant de larmes au got de lait È (PP, 63), ainsi que dans Le Livre des Nuits lorsque Vitalie accomplit la toilette funraire de son poux. Cette reprsentation se nourrit tout autant de la symbolique du lait que de la reprsentation picturale de la Vierge. Dans ce produit de scrtion li la gestation se retrouve lÕaspect nourricier, support du lien entre la mre et son nouveau-n, ainsi que la dimension de lÕternit, puisque Hracls sua le lait de lÕimmortalit au sein dÕHra, desse lunaire de la maternit, dont les gouttes de lait, chappes de son sein, crent la Voie lacte. Aussi, le thme de lÕallaitement post-mortem, que lÕon retrouve dans une nouvelle de Marguerite Yourcenar intitule Ç Le lait de la mort È2, tmoigne du vÏu manifeste dÕun amour plus fort que le trpas. Par ailleurs, Julia Kristeva, dans Histoires dÕamour, rappelle que la reprsentation picturale de la Mater dolorosa, qui envahira lÕOccident depuis le XIe sicle pour atteindre son apoge au XVIe sicle, associe le lait et les pleurs. Le corps maternel virginal laisse apparatre un sein alors que le visage se couvre de larmes : Ç Lait et pleurs seront les signes par excellence de la Mater dolorosa È qui continuera dÕhabiter, longtemps encore, les visions mariales. Elle ajoute que : lÕoralit [É] se manifeste ct sein, tandis que le spasme lÕclipse de lÕrotisme se dverse ct larmes, ne saurait cacher ce que lait et larmes ont de commun : dÕtre les mtaphores du non-langage, dÕune " smiotique " que la communication linguistique ne recouvre pas. La Mre et ses attributs voquant lÕhumanit douloureuse, deviennent ainsi les reprsentants dÕun " retour du refoul " dans le monothisme. Ils rtablissent le non-verbal et se prsentent comme le rceptacle dÕune modalit signifiante plus proche des processus dits primaires.3
Au-del
des
frontires
gographiques
et
temporelles,
cette
douleur
est
universelle et fait partie du destin des femmes dcapites par les guerres :
1
Mariska KOOPMAN-THURLINGS, Sylvie Germain, la hantise du mal, Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques Littraires, 2007, p.231. 2 Marguerite YOURCENAR, Ç Le Lait de la mort È, Nouvelles orientales, Paris, Gallimard, coll. LÕImaginaire, 1991. 3 Julia KRISTEVA, Histoires dÕamour, Paris, Denol, 1983, p.312-313.
105
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
QuÕelles soient dÕEurope, dÕAfrique ou dÕAsie, elles se ressemblaient toutes, ces femmes, dans la nudit du malheur. [É] Des Madone, le plus souvent ges, ou vieillies prmaturment [É] Des Madone de tout pays et de toute religion, toutes les mmes, et uniques. [É] Et depuis ces annes-l, des foules dÕautres ont pris la relve, et des cohortes de petites filles sÕapprtent la reprendre. CÕest en srie quÕon les fabrique. (CM, 199-200)
La dimension antique nÕest pas absente de ces visages de femmes dfigurs Ç par une commune folie È aprs le massacre des hommes du hameau de TerreNoire par les soldats Allemands : Ç les robes trempes et souilles de sang comme si elles se relevaient toutes de quelque affreux accouchement collectif È (LN, 306). Dans les textes classiques en effet, rappelle Claire Squires, le thme de la femme endeuille est plutt le fait des mres Ç qui pleurent un enfant, un fils le plus souvent. Niob pleure ses fils morts et se transforme en pierre ainsi que Dmter et Hcube È1. Comme dans la tragdie grecque qui divise le jeu en deux plans spars, Le Livre des Nuits prsente sur la scne les protagonistes du drame : personnage individualis de Juliette incarnant la souffrance de la femme endeuille et, dans lÕorchestre, le chÏur Ç constitu par un collge de citoyens [É] dont les sentiments traduisent comme un fond de sagesse populaire È2. Rapproches par un destin et un langage commun, les veuves regroupes dans Ç la
maison
des
veuves È,
constituent
ce
chÏur
fminin
qui
nonce
lÕimpossibilit de lÕamour et lÕchec de la maternit. En ce gynce se condensent les checs et les deuils de leurs tragiques destins : Dans cette maison situe la sortie du hameau vivaient l en effet cinq femmes auxquelles, tantt la guerre, tantt la maladie ou les accidents avaient vol un poux. [É] on avait fini par penser quÕune obscure maldiction tait attache ces femmes toujours vtues de noir. (LN, 144)
Femmes imposantes, elles sont porteuses du poids et de la prsence hante Ç des gnrations dÕascendance fminine qui se sont succd au-dessus dÕelles et dont elles ont gard une mmoire quasi idoltre È3. Il fut un temps, rappelle Michel Schneider, o les mres taient souvent, et longtemps, vtues de noir : Toujours un mort pleurer, un amour qui ne reviendra pas, ou bien le deuil de la femme morte en elles. Veilleuses, nuit sur nuit, elles avaient en charge lÕautrefois. Elles ne donnaient pas la mort, mais la gardaient parmi les plis de moire ou de faille, communiantes dÕune foi dans lÕabsence et lÕinfini, adoratrices perptuelles du dfaut et du dfunt.4
1
Claire SQUIRES, Ç Et si cÕest une fille ?È, Mres et filles. La menace de lÕidentique, Jacques Andr (dir.), Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de Psychanalyse, 2003, p.124. 2 Jean-Pierre VERNANT, Ç Tragdie È, Encyclopaedia Universalis, Corpus 22, p.832. 3 Aldo NAOURI, Les Filles et leurs mres, op. cit., p.92. 4 Michel SCHNEIDER, Maman, op. cit., p.11.
106
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ces veuves noires sont unies dans leur tragique destin et sont susceptibles de capter, dans une jouissance morbide, tout lan vital qui sÕexprimerait chez une descendante, comme si lÕamour de lÕhomme ne pouvait se graver que comme une lettre morte, et effectivement, Ç Lorsque les veuves redescendirent la route entre les champs aux pis ravags, elles taient six. È (LN, 183).
II-2.B Les dsordres sauvages de la douleur maternelle
La perte de lÕenfant sÕexprime dans un cri qui retentit, un cri dÕanimal, comme celui que pousse la vieille Hcube dÕEuripide, transperce par la douleur de la perte de son fils Polydore dans des conditions particulirement affreuses. Ce fut un cri terrible, vraiment, pouss de toute la force de son corps, comme surgi des trfonds du monde pour sÕlancer jusquÕaux confins du ciel. Un cri de lÕautre bout du temps. Un cri de folle, de femme devenue animal, chose et lment. (NA, 23)
Ce cri, qui ouvre la saga des Pniel sur la dvastation de la mre, ne cessera de retentir et de se dployer en cho, quitte faire trbucher le fils survivant. Il y a dans Ç le cri de la mre È (NA, 23) celui de toutes les mres qui nÕont pu lutter contre la mort de leur enfant, et qui voient sÕeffondrer le rve de nÕtre pas parvenues tenir la promesse, dont on sait pourtant quÕelle est un leurre, Ç Tu ne mourras pas parce que je suis ta mre et que je suis l pour tÕinterdire cette issue È1. Pourtant toute mre sait, de ce savoir cruel et ancestral, que donner la vie contient en ses replis la perspective de la mort. Savoir, qui sÕimpose comme une affreuse culpabilit lorsque la disparition sÕannonce avant la sienne, ou qui se clame dsesprment dans un ultime dni : Ç Je suis plus forte que tous les dmons et esprits malins, je sais, moi, comment prendre soin de mon petit ! È (TM, 52). Ç Alors quÕune naissance sÕannonce È, crit Isabelle Dotan, Ç la douleur et la perte sont dj dclares dans le cri qui rappelle la fatalit humaine condamne la douleur dans la naissance et dans la mort È2. Nicaise, aprs le massacre de Terre-Noire par lÕoccupant allemand, rapproche ces deux temps, en assimilant la folie qui saisit les mres lors de la perte de leur enfant celle dÕun accouchement, Ç Que venait-elle donc de mettre bas, cette mre antique et folle ? [É] Elle marchait, et ne pouvait rien voir. È (LN, 306). Le cri de Pauline vient du ventre, celui qui accueillit et porta lÕenfant au creux de lÕespoir, devient tombeau la mort de Petit Tambour.
1
Aldo NAOURI (1998), Les Filles et leurs mres, op. cit., 79. Isabelle DOTAN, Les Clairs-obscurs de la douleur. Regards sur lÕÏuvre de Sylvie Germain, Namur, Les ditions namuroises, 2009, p.106.
2
107
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
On creusait un trou dans la terre, dans son ventre. On creusait dans ses entrailles, dans son cÏur. On creusait vif dans son corps de mre. [É] CÕtait comme si on venait de lui jeter de la terre dans la bouche, dans le ventre, comme si on lÕensevelissait toute vive, - elle, la mre. (NA, 31)
Le ventre devient une caisse de rsonnance de la vie enfante et de la vie perdue. Se peut-il, se demande Vitalie, Ç que lÕcho de tels appels vienne se taire ? Cela ne se pouvait pas, ne se pourrait pas, tant quÕelle vivrait. È (LN, 60). Perdre lÕenfant quÕelle a port lui fait perdre une partie dÕelle-mme, alors que la mre de Mordecha Ç croyait quÕelle venait dÕaccoucher de son petit È (TM, 52), Pauline ne peut que rejoindre son fils dans sa tombe : Ç Elle se jeta dans la fosse. Ce nÕtait pas la terre de recouvrir la chair, mais sa chair elle, la mre, de recouvrir celle de son fils. È (NA, 32). LÕanimalit se saisit des mres endeuilles, elle imprgne jusquÕ leurs hurlements et leurs postures. La mre de Mordecha se mtamorphose, elle Ç sÕtait mise quatre pattes et avait fouill dans la paille de sa bauge È (TM, 52). Mconnaissable, Pauline perd son humanit,
Ç louve
ou
renarde È,
elle sÕempare
du
petit
corps
avec
Ç sauvagerie È et sÕenfuit dans les bois ce qui ncessite lÕorganisation dÕune battue, avec des Ç groupes dÕhommes accompagns de chiens È (LN, 25), pour la retrouver. Dernire tape avant lÕextrme de la chosification qui peut transmuter une mre en Ç paquet de chiffon sale È (LN, 26). Il y a toujours quelque chose de la mre qui sÕabme jamais dans la perte de lÕenfant, mme si cela se joue en sourdine, Ç il y a des deuils qui surviennent et qui drobent le got de la joie, insinuant en profondeur un chagrin de longue haleine, alors, dans lÕombre, la fatigue de vivre aiguise ses lames lentement. È (MV, 16). Dans LÕInaperu, Andre, qui diffre tant des personnages de grand-mre par ce quÕelle propose Ç dÕempes et de pusillanime dans sa faon de penser, de vivre, dÕaimer et mme de souffrir [É] È (In, 18), est en fait morte depuis plusieurs annes :
Ç de
quoi
est-elle
morte,
finalement,
sinon
dÕune
saturation
dÕindiffrence tout, elle-mme, la vie ? Un mal qui lÕavait saisie la mort de leur fils, mais qui devait couver en elle depuis bien plus longtemps. È (In, 81). Andre est reste pleinement mre, fige dans lÕabandon de son existence depuis la mort de son fils qui a effac les derniers vestiges de matrialit dÕune prsence toute volatile. Rien ne permet de passer dÕun tat de mre celui de non-mre, et la perte de lÕenfant signe le retour impossible un tat antrieur : Ç LÕtat de mre est irrversible. La rgression [É] ne peut sÕaccomplir dans le psychisme. Or, elle sÕaccomplit dans le champ de la ralit avec cette perte
108
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
effective de lÕenfant È1 crit Michle Enham. La perte dÕun enfant semble ne pouvoir tre symbolise, puisque la langue elle-mme est impuissante nommer une mre qui, soudain, nÕen est plus une. Il nÕest pas tonnant quÕun lien existe entre quelque chose que le langage ne peut prendre en charge, cÕest--dire nommer, dire, et ce que lÕappareil psychique ne peut supporter, cÕest--dire penser.2
Pauline dans lÕimmobilit de sa souffrance se concentre pour Ç Ne pas penser. Faire ma morte pour ne pas sentir la mort È (NA, 37), alors que la nature environnante clame la poursuite de la vie dans le brame du cerf ou dans Ç les renflements des bourgeons prts clore È (PP, 95).
La folie maternelle nÕest jamais trs loin, raz de conscience. Elle surgit parfois doucement avec lÕge comme celle de la mre de la romancire : Ç Un feu follet assez fougueux voltigeait dans ta tte, souvent. Il pouvait se montrer brusque, ou trs drle, tendre ou mordant È (MV, 15), ou bien, elle se fraie une route par la force de ses irruptions comme celle du personnage du petit ptissier Roselyn : le vent le rendait malade, tout comme il avait fini par rendre folle sa mre [É] lorsque le vent soufflait trop fort, elle brisait tout dans la maison. Elle avait peur en mourir. Elle tait morte de cette peur. [É] Un jour son cri de folle avait rompu la vie en elle, lÕavait touffe dans un sanglot de sang. (NA, 265)
Suite au dcs de lÕenfant, la folie sÕempare de la mre, elle touche au Rel, et du Rel, prvient Michle Enham, on ne revient jamais indemne. La mre nÕest plus la mme. Lorsque la mre de Dborah perd son fils, les hommes de lÕquipage Ç nÕavaient pas cherch discuter avec cette Piet transforme en Furie, ils lÕavaient gifle, si violemment quÕelle en avait roul sur le sol, et avaient arrach le cadavre dÕentre ses griffes pour lÕemporter. È (TM, 52). Face lÕimpensable et lÕirrparable, le deuil de lÕenfant peut sÕinscrire dans lÕenvie et la haine, ainsi cette mre qui en appelle au jugement du roi Salomon3 et qui nÕest plus en mesure de penser quÕun autre enfant puisse sÕinscrire dans un processus de vie : Ç Comme moi, comme elle, il ne sera pas : tranchez-le È. Aucun enfant ne peut survivre, ne doit survivre cette perte. Contrairement aux Piet prcdemment voques, cette mre nglige la dpouille mortelle de son fils. Sylvie Germain, dans son commentaire du tableau Le Jugement de Salomon de Poussin, peroit cette mre comme une :
1 2 3
Michle ENHAìM, La Folie des mres. JÕai tu mon enfant, op. cit., p.89. Ibid., p.90. 1er Livre des Rois 3, 16-28
109
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
possde, elle a un genou terre, prte bondir sur sa proie Ð lÕenfant de lÕautre dont elle veut sÕemparer pour remplacer le sien quÕelle a laiss mourir par maladresse, inattention. Elle tient son fils mort comme un fagot, au ras du sol, un paquet de linge sale, sans la moindre dlicatesse. Un paquet de chair inerte, dj verdie. Le visage de la furie a la mme couleur verdtre de dcomposition. La mort, la haine : un semblable got de rance, de pourriture.1
Celle de lÕenfant mort nÕest que violence du dsir de possession qui se mue en haine colrique et hargneuse. Le dlire en effet, bien souvent, dforme le visage maternel et inaugure la rupture avec la ralit : Ç Sa mre si pieuse, toujours si stricte dans sa pudeur, vocifrait comme une possde, tte nue, les cheveux en broussaille, les vtements en dsordre et maculs de salet. È (TM, 53). Le texte de Freud, Deuil et Mlancolie, et plus particulirement les lectures parfois hasardeuses qui en ont t faites, laisseraient supposer que le deuil est un travail au cours duquel les investissements libidinaux, ports sur lÕobjet, se reportent sur le moi, lorsque lÕobjet disparat de la ralit, avant de se dporter sur un nouvel objet. Cette vision simplifie, qui idalise la notion laborieuse de travail, laisse supposer que lÕobjet disparu peut tre remplac par un nouvel objet quivalent, qui procurerait les mmes jouissances et nierait le phnomne mme de la mort. Dans Chanson des mal-aimants, les divagations dÕAgd, aprs le meurtre de son fianc, se parent des chos lointains de la folie des mres. Elle vole le nid dans lequel taient dposs onze Ïufs sur le point dÕclore et fait fi de Ç la petite msange aux abois È qui la suit Ç en sÕgosillant en vain È. Aprs la mort de la couve, elle condense sa fonction nourricire sur lÕunique oisillon survivant dans un simulacre de maternit, Ç le nourrissant dÕinsectes et de petits vers quÕelle cherchait dans la terre È (CM, 97) jusquÕ son envol. Ë la lettre, le syndrome du nid vide submerge Agd au dpart de la msange : Ç tombe dans un tat de prostration ; elle demeurait recroqueville, serrant le nid dsormais vide contre sa poitrine È (CM, 97), jusquÕ sÕidentifier lÕaffolement dÕune hirondelle, elle Ç tourne en rond, se cogne partout, et la fin meurt dÕpuisement. È (CM, 95). Lorsque Moloch outrepasse la mesure en fauchant un un ses enfants, il est parfois ncessaire, selon Elvire de Fontelauze, Ç que le temps cesst enfin È (CM, 104). La mre, Ç orpheline de ses deux enfants È (CM, 105), se retire alors dans un univers atemporel, o les horloges ont leurs aiguilles arraches et o lÕatmosphre ploie sous les lourdes senteurs du remords de ne pas avoir assez aim, ou mal aim, et dÕtre soi-mme, en somme, responsable de la mort de lÕenfant chri. Les personnages des mres endeuilles rappellent que la souffrance demeure et que lÕenfant mort pourrait tre, selon
1
Sylvie GERMAIN, Ç Voir en peinture È, Penser/rver, Ç La Haine des enfants È, n¡6, automne 2004, p.206.
110
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Jacques Andr, lÕenfant incestueux par excellence, dans le sens o il est celui dont Ç on ne se sparera, jamais plus. ternel enfant dont il ne suffit pas de dire quÕil est irremplaable [É] ou que la mre nÕen a pas fait le deuil. Non seulement il nÕest pas " mort " [É] mais encore il nÕest pas tuable. Aucun meurtre nÕen vient bout. La mort ne le concerne pas. È1. Aprs la mort de son enfant, crit encore Michle Enham, la mre Ç semble ne pas pouvoir retraverser le miroir dans lÕautre sens È2 y compris quand elle a dÕautres enfants. Les suicides de Pauline et de la mre de Mordecha visent rejoindre leur enfant perdu3. Pauline part dans la nuit et le vent, sÕcorchant en chemin. Elle entame une dernire valse autour de lÕif qui surplombe la tombe de son fils, grenant les baies vermeilles de lÕarbre funraire dont elle sÕemplit la bouche pour se gaver de leurs toxiques et ainsi en finir avec sa douleur. Imaginairement, la mre se nourrit du sang du fils, elle lÕincorpore : Ç Petit-Tambour abreuvait sa mre de son sang rnov de son sang vgtal. [É] Et Pauline riait, dÕun joli rire dÕenfant, battant des mains en poursuivant sa ronde. [É] Et son cÏur allgre sÕen allait dans le vent, se perdait dans le vent. È (NA, 130). La mort et la rgnration sont portes par lÕarbre ascensionnel, aux racines puisant la sve et les sucs de ses fruits dans le corps du fils, pour unir, dans une communion mortelle, le fils et sa mre en une logique inverse de lÕarbre gnalogique.
SÏur de douleur, la mre de
Mordecha, toute sa folle douleur, se donne galement la mort, laissant une autre enfant sur le bord de la route, dsormais orpheline. LÕamour maternel est, hroque, prt aux derniers sacrifices, telle Julie qui meurt la fin de La Nouvelle Hlose, aprs avoir sauv son fils de la noyade. Au moment o lÕon prcipite le corps de Mordecha la mer, la mre se jette dans les vagues dans un dernier acte dsespr de sauvetage de son fils : Ç Non ! avait-elle cri, vous ne donnerez pas la lumire de mon me en pture Lviathan ! È (TM, 53). Jamais nomme, elle incarne la souffrance maternelle dans toute son ampleur. Pauline se jette dans la tombe et la mre de Mordecha sÕenfonce dans les flots ; la mer, comme la terre, tant les rceptacles et matrices de la vie, dont tout sort et o tout retourne. Lorsque la mre se suicide la mort dÕun enfant, que devient celui qui reste ? Le meurtre par elle-mme, de celle qui nagure le porta et le mit au monde, reste alors un grand mystre, une grande souffrance, quÕvoque Peter Handke dans Le Malheur indiffrent. De quelle nature tait cet amour qui le reliait sa mre, lui ou elle, seul(e) survivant(e), qui nÕa pas su retenir sa mre sur les berges de la vie ? Que penser de ce frre mort qui a entran sa mre
1 2 3
Jacques ANDR, Ç Le Lit de Jocaste È, Incestes, op. cit., p.28. Michle ENHAìM, La Folie des mres. JÕai tu mon enfant, op. cit., p.92. Notons que les mres germaniennes se suicident suite la mort dÕun fils, jamais dÕune fille.
111
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
avec lui dans les flots de la mer ou dans le cÏur de la terre ? Dborah ou Charles Victor ne sortiront pas vivants de la mme faon de cette preuve.
II-2.C Le gouffre de la mlancolie
LÕenfant est une trace de la venue au monde quÕun sujet laisse lorsquÕil ne sera plus, il est le signifiant de ce qui le reprsentera. Par sa naissance, il peut donner corps lÕattente et lÕesprance dÕun renouveau. Ainsi, la disparition de Petit-Tambour, Ç LÕenfant de sa jeunesse, conu un jour de pluie et de peau merveilleusement nue. [É] qui inventait lÕesprance et la joie en pleine latitudeguerre. Son fils premier-n, chair de sa chair, amour ralis de son amour È (LN, 23), cre la bance et creuse la fosse de la mlancolie, dans laquelle lÕenfant mort
occupe,
selon
Jacques
Andr,
Ç une
place
particulire,
telle
une
1
condensation de la mort et de son irralit, tel un au-del du deuil È . Comment vivre ce qui est invivable, comment ne pas tre engloutie et surmonter la blessure pour vivre et accepter de continuer de vivre ? Questions aux parois abruptes et tranchantes pour celles qui vivent avec la mort, tout en nÕtant plus de ce monde. Ces mres, touches subitement par la disparition de leur enfant, sont habites par ce que Jean Alouche nomme Ç lÕeffroyable exprience de lÕenfant mort È2. La caresse maternelle dsormais dpourvue dÕhorizon, devient esquisse, teint dÕinachvement. Le geste, frapp dÕinutilit, Ç retombe, et lÕinvisible caresse roule hors de ses mains comme les perles dÕun collier bris. [É] Pauline sent la caresse qui sÕenfouit, qui sÕenvole et se trane en pleurant vers la joue de sa petite sÏur [É] È (EM, 60). La perte de lÕenfant quivaut la perte du sens de la vie dont le dsinvestissement sÕinscrit dans le corps de la mre dprime : Ç Son pas est dÕun coup fatigu, ses gestes sont lourds et sa voix est enroue. È (EM, 59). Elle altre la relation aux autres enfants, Ç Pauline traversait les jours de leur enfance comme une somnambule, ses bras tendus vers eux taient raides et glissaient dans le vide È (NA, 97), tant les pas maternels se posent, en quilibre prcaire, au bord de ravins jamais combls. Ces mres abyssales peroivent lÕombre dÕun mouvement, esprent lÕmergence dÕun son de voix familier qui ravit lÕattention pour une tentative de reconstitution de lÕenfant perdu. Ce temps fulgurant se dfait et se dmet compltement de luimme et devient en lui-mme un objet perdu, qui plonge dans la perte. La petite Pauline Limbourg assiste tristement lÕvanescence de sa mre qui se tourne 1 Jacques ANDR, Ç Le mort dans lÕme È, Humain/dshumain. Pierre Fdida, la parole de lÕÏuvre, Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de psychanalyse, 2007, p.130. 2 Jean ALLOUCHE, ddicace, rotique du deuil au temps de la mort sche (1995), 3 e dition, Paris, Epel, 2011.
112
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
vers le monde dÕAnne-Lise, la disparue : Ç La mre ne dit rien ; peine entendelle lorsquÕon parle ses cts. Son attention est retenue ailleurs, son oue est toute tendue vers dÕimpossibles bruits : - le rire de son enfant, ses pas sautillants dÕcureuil, sa jolie voix aigu. È (EM, 60). Ç Que voit le bb quand il tourne son regard vers le visage de la mre ? Gnralement, ce quÕil voit, cÕest lui-mme È1 crit Winnicott. De quoi hrite un enfant lorsque, dans ce miroir que lui prsente la mre, il voit lÕpouvante dvastatrice de la mort laquelle, peuttre, il a chapp de justesse. La mre endeuille les Ç yeux cerns dÕune ombre bistre (EM, 59), Ç Son regard est absent et terriblement morne. Elle regarde paupires.
du
fond
de ces brouillards qui se sont dposs autour de ses
È (EM, 60). Le regard de la mre est un gouffre focal qui peut faire
destin pour lÕenfant qui la suit en silence et peroit ce quÕil en est de lÕexprience dÕune survivante qui disqualifie un monde Ç devenu pour elle non pertinent mais que lui, pourtant, devrait, pour son propre compte, apprendre dsirer È2. La mre endeuille prsente un regard qui ne brille plus la vue de lÕenfant survivant.
Ce miroir, brouill ou opaque, dvoile une ombre qui Ç doit lui
monter du fond du ventre car elle semble habiter tout le corps de la femme È (EM, 59). Empli de larmes, il expose un monde intrieur envahi par la souffrance et ne peut se porter sur lÕenfant qui, lui, est toujours l. Autrefois, constate amrement le petit Charles-Victor, Ç cÕtait sa mre qui sÕoccupait de sa toilette, de son habillement, de tout. Autrefois, - jusquÕ ces derniers jours. Autrefois, temps jamais rvolu. È (NA, 28). LÕenfant vivant ne la retient plus, il ne la dtourne pas de ses propres soucis et se vit sans valeur pour elle. Andr Green, traitant des consquences sur lÕenfant dÕune dpression maternelle conscutive un deuil, souligne dans son article sur Ç La mre morte È3, que lÕenfant, face la souffrance dpressive de sa mre, fait lÕexprience dÕune perte du sens, car il ne dispose dÕaucune explication satisfaisante pour rendre compte de ce qui sÕest produit, savoir lÕabolition dÕun plaisir partag dans la communication et la relation mre-enfant : Il ne comprenait toujours pas. Quelques jours auparavant sa mre tait encore sa mre ; une mre douce et bonne, qui sÕoccupait de tout [É] il tait un vrai petit garon, on le tenait pour tel et on lÕaimait comme tel. (NA, 35)
La mre est, brutalement et radicalement, mtamorphose par la dpression conscutive lÕvnement traumatique. Celle qui tait source de vitalit pour
1
Donald Woods WINNICOTT, Ç Le Rle de miroir de la mre et de la famille dans le dveloppement de lÕenfant È, Jeu et Ralit, op. cit. 2 Janine ALTOUNIAN, La Survivance. Traduire le trauma collectif, Paris, Dunod, 2000, p.79. 3 Andr GREEN, Ç La mre morte È (1980), Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, ditions de Minuit, coll. Critique, 1983.
113
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lÕenfant devient une figure lointaine et quasi inanime, morte psychiquement, elle met en scne une mre prsente mais absorbe par le deuil. Cette transformation de la vie psychique, crit Andr Green, est vcue par lÕenfant Ç comme une catastrophe [É] parce que sans aucun signe avant-coureur lÕamour a t perdu dÕun coup. È1 Le pre de Pauline serre les poings et se perd dans lÕimpuissance dÕune vengeance sans objet, il Ç ne sort de sa torpeur que pour siffler entre ses dents de temps autre, Ç Je le tuerai, lÕordure, je le tuerai ! È Mais o et comment trouver lÕassassin de sa fillette. È (EM, 60). Alors que celui de Victor-Flandrin, dans son absence, ne peut sÕoffrir comme nouvel investissement ni se prsenter comme un sauveur qui interviendrait pour sauver son fils de sa dtresse solitaire. Mais voil que dÕun coup sa mre sÕtait rompue, effondre, et cÕtait elle prsent que lÕon considrait, que lÕon choyait comme une enfant. Et le pre sÕtait perdu avec ; il nÕtait plus le pre de son fils mais seulement celui de son pouse. (NA, 35)
LÕenfant assiste au renversement de ses figures parentales, Ç La mre nÕtait plus sa mre, mais lÕenfant du pre È (NA, 35), rappelant le tableau de Magritte LÕesprit de gomtrie (1936), o le peintre, orphelin de mre 12 ans, sÕtait reprsent avec une tte dÕenfant portant dans ses bras sa mre bb. VictorFlandrin vit un abandon qui est dÕautant plus inquitant que personne ne veille la dpouille de son frre : Ç Fou-dÕElle ne descendit pas dans la salle du bas o reposait le cercueil de Jean-Baptiste. Il nÕalla pas veiller son fils. DÕailleurs personne ne le veilla. È (NA, 28). Dans sa thse, Sylvie Germain affirme lÕimportance quÕelle accorde la veille du mort, dans cet irrductible de lÕexistence : Ç savoir VEILLER les morts : - savoir rgler son pas sur leur pas arythmique, trouver lÕamble pour les accompagner. La solitude du mourant est absolue, - il faut donc une solidarit la mesure de cet absolu [É]. È (PV, 169) pour accepter Ç de lÕaccompagner jusquÕau bout de lÕimpossibilit radicale de "
lÕtre-ensemble "
[É].
CÕest
donc
concevoir
la
mort
non
pas
comme
anantissement de lÕautre, mais comme pure et mystrieuse DORMITION È (PV, 175). Laiss seul, au seuil de la tombe, le fantme de Jean-Baptiste sera dÕautant plus encombrant pour les vivants. Car, si la disparition des tres chers, crit J.-B. Pontalis, Ç nous marque jamais, entaille profondment notre chair, È pour faire de nous Ç des endeuills permanents È, il sÕagit cependant de Ç notre manire de les faire vivre. È2 Or, le dfaut de lÕaccompagnement de PetitTambour ne favorise pas ce processus qui permet de le relier aux vivants, il fige
1 2
Ibid., p.230. J.-B. PONTALIS, LÕEnfant des limbes, Paris, Gallimard, 1998, p.40.
114
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
au contraire la mre dans le rle de Ç la mre folle du fils mort. Exclusivement. È (NA, 36). Victor-Flandrin qui fait lÕexprience du dsinvestissement de la part de sa mre, ne peut la retrouver ou la rinvestir, Ç lÕamour de la mre tait tomb dÕun bloc dans la fosse o lÕon avait jet le frre. LÕamour de la mre croupissait au fond dÕune fosse È (NA, 36). Les timides tentatives de rapprochement de Pauline envers son fils sont empreintes de trop dÕhsitations, de trop de craintes, pour que les mutilations affectives, rsultant de cette douloureuse exprience, soient restaurs. Elle voulut alors revoir Charles-Victor, le reprendre auprs dÕelle. Mais il tait trop tard. LÕenfant sÕtait ensauvag jusquÕ faire de son cÏur un terrain vague hriss dÕorties, de ronces, de tessons. LorsquÕelle voulut sÕapprocher de lui pour lÕembrasser, il se dgagea avec colre et rpugnance. (NA, 76-77)
Mre mendiante et culpabilise par sa dfection, elle qumande lÕamour de son fils : Ç Elle resta un moment derrire la porte, lÕoreille tendue, le cÏur serr. Elle coutait son fils [É] JusquÕ quand la repousserait-il, jusquÕ quand ferait-il dÕelle son ennemie ? JusquÕo aggraverait-il sa haine contre elle, sa mre ? È (NA, 125) et ne sait que faire de tant dÕambivalence. Finalement, Pauline sÕefface devant lÕexpression de la souffrance quÕelle ne sait plus reconnatre chez son fils : Ç Pauline finit par prendre peur de cet enfant sauvage aux yeux mauvais, presque cruels. Elle vit que son cÏur tait ferm et elle eut beau chercher, elle ne put trouver un accs ce cÏur. È (NA, 77). La mre recule et rebrousse chemin, nÕayant peru que lÕagressivit et non le sens cach dÕune demande dÕamour, elle ne laisse aucune chance la restauration dÕun lien.
Pauline devient nouveau gravide son corps dfendant. Alors quÕelle est cense donner la vie, elle est encore psychiquement occupe par un mort. Baladine est conue par un mari dcid arracher les ombres qui planent au dessus de sa femme, comme un appel la vie : Ç Il touffait les cris de Pauline contre sa bouche dÕhomme vivant, il lui faisait lÕamour pour mieux reprendre possession de son corps, - en chasser le fils mort, lÕexiler loin de l. È (NA, 38). La disparition soudaine dÕun tre cher peut produire une Ç bullition de la pulsion sexuelle È1, dcrite par Sigmund Freud comme une Ç irruption libidinale triomphante au moment de la perte de lÕobjet È2, qui vise faire surgir de la vie alors que la mort est prsente. Lorsque lÕacte sexuel, que Monique Bydlowski rapproche dÕune Ç fte maniaque È, est suivi dÕune grossesse, littralement il nÕy a pas de dfunt, il y a un enfant qui vient prendre sa place et risque de faire 1
Monique BYDLOWSKY, Ç Les Enfants du dsir. Le dsir dÕenfant dans sa relation lÕinconscient È, Psychanalyse lÕuniversit, Paris, A.U.R.E.P.P., tome 4, n¡13, 1978, p.59-92. 2 Sigmund FREUD, Ç Deuil et mlancolie È, Mtapsychologie, op. cit.
115
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
barrage au deuil en tant que processus laboratif. Le deuil ni, le Ç cadavre exquis È ne gt pas seulement dans lÕendeuille, comme lÕobserve Maria Torok1 propos de la maladie du deuil, il risque dÕtre lÕenfant lui-mme, le cadavre sÕenfouissant dans lÕenfant venir. Elvire Fontelauze est galement fconde par son mari au cours dÕune courte permission, Ç alors au milieu de la quarantaine È, elle se trouve veuve et enceinte. DÕemble, les sentiments dÕElvire Fontelauze dÕEngrce lÕgard de lÕenfant venir furent ambigus. Elle prouvait trop de chagrin de la mort de son mari pour pouvoir se rjouir de cette vie nouvelle dont elle aurait seule la charge [É]. (CM, 78)
Le deuil est trop dense pour que la vie puisse sÕenraciner et que lÕenfant se glisse dans le psychisme comme un tre rver et imaginer. Pauline lutte, comme si le trop plein de deuil empchait dÕenvisager de mettre au monde un enfant conu alors quÕelle tait absente elle-mme Ç " Je ne veux pas de cet enfant ! Je ne veux pas, je ne veux pas ! " [É] Ses entrailles restaient marques par la mort de son fils. Et puis que serait un enfant engendr par un pleurement muet. [É] Elle ne voulait pas dÕun tel enfant. Elle ne voulait plus dÕautre enfant, plus jamais. È (NA, 82). Ce refus sÕexprime vivement, hors de toute objectivit, dans la lutte qui lÕoppose au jeune prtre dont le seul objectif est de Ç sauver lÕenfant, lui trouver place et accueil en la mre, lÕarracher la nuit de la mort et aux larmes du pre. È (NA, 82). La relation conflictuelle qui unit Pauline au Pre Delombre, au nom prdestin et au bgaiement intense, trouve un cho certain dans celle qui unit le jeune cur dÕAmbricourt la comtesse du Journal dÕun cur de campagne2 de Bernanos. Dans Clbrations de la paternit, Sylvie Germain la prsente comme Ç dÕabord distante, puis conflictuelle et, la fin dÕune intense et dchirante intimit spirituelle, entre un jeune prtre et une femme dÕge mr [É] imprieuse, et surtout foudroye par le deuil de son fils mort en bas ge È (CP, 23). Le prtre tente de sÕopposer la terrible plainte de Pauline qui ritre sa terreur sans nom ni reprsentation, Ç Mais puisque jÕai peur, reprenait Pauline, peur ! tellement peur ! [É] É une peur aveugle, gigantesque, malade [É] La vie est devenue ma peur. È (NA, 84). Il entend lutter contre cette terrifiante souffrance qui sÕexprime dans un questionnement ptri dÕangoisse et dÕintense culpabilit que formule trs pertinemment Michle Enham : Ç Est-ce que je peux avoir un autre enfant ? È, Ç Est-ce que jÕen ai le droit aprs ce que jÕai fait lÕautre ? È3. Pauline, tout comme la comtesse, se rsigne sous les effets
1
Maria TOROK, Ç Maladie du deuil et fantasme du cadavre exquis È, LÕcorce et le Noyau, Nicolas Abraham et Maria Torok, Paris, Aubier/Flammarion, 1978, 229-275. 2 Georges BERNANOS (1936), Journal dÕun cur de campagne, Îuvres romanesques, Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade, 1974. 3 Michle ENHAìM, La Folie des mres. JÕai tu mon enfant, op. cit., p.92.
116
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
du discours du prtre. Elle cde et Ç [É] accepta de laisser sa grossesse suivre son cours [É] Elle lui fit envoyer une lettre ; un mot trs court qui disait juste : " Vous avez gagn. Je laisse lÕenfant aller son terme. Mais cet enfant mÕest tranger. Tout est devenu indiffrent. " È (NA, 87). Si la comtesse meurt dans la nuit mme du combat quÕelle a soutenu, Pauline sÕteint sa fonction de mre. Ë bout dÕarguments, le pre Delombre dans Nuit-dÕAmbre, comme le pasteur Simon Erkal dans Chanson des mal-aimants, ne semblent pas tre hommes entendre ce quÕnonce Elvire Fontelauze : Ç Mais qui vous dit que la lutte que je livre ce
bourreau
tout-puissant
quÕest le temps nÕest pas une forme de
prire. È (CM, 73). Le pre Delombre nÕa rien gagn, le marasme du deuil ne se replie pas devant la chance dÕune nouvelle naissance. La force, que Pauline avait mobilise pour lutter et faire entendre sa voix, se retire. Ressac de la mre et de lÕtre fminin qui se clive en un ventre qui grossit et une psych dessche qui ne porte pas lÕenfant venir. Les barrires sont en effet trop fragiles pour maintenir distance les sursauts mortifres : Ç Tout en elle sÕtait ml, confondu, - pass et prsent, les vivants et les morts. [É] LÕenfant bleui, au ventre norme. Voil quÕil faisait retour avec toute sa cohorte dÕimages, dÕodeurs de sons. È (NA, 89). LÕenfant natre est identifi au dfunt, il le devient dans une rptition non corrige de la mise mort : Elle sentait son ventre se gonfler, - il se gonflait comme celui de son fils au fond du bois [É] " Mettrai-je au monde un enfant bleu, bleu violac ? " se demandait-elle avec terreur, se souvenant du corps de Jean-Baptiste entr en pourriture. [É] Mais elle sÕloignait chaque jour un peu plus dÕelle-mme, de son prsent, de son pass, - et surtout, rsolument, de lÕavenir. (NA, 88)
LÕaccouchement prmatur de Pauline signale le dfaut, la Ç hte dÕen finir, de se dcharger de ce poids tranger. LÕenfant tait pourtant dÕun poids bien lger et ne criait pas plus fort quÕun chaton. [É]È (NA, 89).
La petite Baladine
parvient difficilement ouvrir les yeux sur le monde, elle reste Ç la petite irrveille, lÕenfant inacheve È (NA, 97), qui hsite au seuil du monde. Le repli sur soi, quÕimplique lÕlaboration du processus du deuil en ce moment o la disponibilit de Pauline est requise par les soins apporter Baladine, est dsastreux pour lÕtablissement des premiers liens entre le bb et sa mre : Ç Elle accomplissait les gestes maternels cependant, elle nourrissait lÕenfant, la lavait, la langeait. Mais elle accomplissait tout cela comme un rite vid de sens et de dsir. Ses gestes taient raides et effectus dÕun air absent. È (NA, 90). Pauline reste une mre inconsole,
qui ne connat pas la
restauration
conscutive la naissance de Baladine. De son vivant elle perd progressivement tous ses enfants, si la mort lui a enlev Petit-Tambour, la dpression a loign
117
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Charles-Victor et ne lui a pas permis dÕaccueillir sa fille qui lui chappe Ç totalement È. Ç Ses deux fils, le mort et le vivant, sÕtaient empars de la petite. " Que suis-je donc pour mes enfants ? " se demanda soudain Pauline. È (NA, 127).
II-3 LÕun pour lÕautre II-3.A Remplacer lÕirremplaable disparu
Les enfants du deuil ne sont pas seulement ceux dont la conception est lie la perte dÕun tre cher, mais ce sont des enfants Ç dont la fonction qui leur est inconsciemment assigne a pour objet dÕviter la douleur du deuil de par la commmoration du dfunt quÕils ralisent. È1 LÕunique et irremplaable objet dÕamour disparu continue dÕoccuper toute la place dans la psych maternelle qui veut le faire exister la place de lÕenfant. Ainsi, le peintre Vincent Van Gogh, n un an jour pour jour aprs la naissance dÕun enfant prnomm Vincent Wilhelm, fut charg du rle impossible de ressusciter un dfunt en occupant celui, intenable,
dÕenfant
remplacement,
mort-vivant2.
celui-ci
vient en
Appel
lieu
communment
et place dÕun deuil
enfant impossible
de en
prsentifiant le dfunt, mais il ne fait que dployer le malheur car, ainsi que le formule Jacques Andr, Ç lÕenfant de remplacement ne remplace rien È3. En paraphrasant Sigmund Freud, il est possible dÕcrire que lÕombre du dfunt tombe alors sur lÕenfant.
Ce dernier devient une production de lÕimaginaire
maternel qui nie une part essentielle de sa vie psychique et lui confre, inconsciemment, une place sacrificielle. En ce sens, le deuil de lÕenfant idal, dont Serge Leclaire4 exprimait lÕimportance pour permettre lÕenfant de se construire une identit propre et une capacit dsirer pour soi, est barr. Ces enfants de remplacement sont capturs par lÕimage laquelle ils sont assigns. Enveloppes vides, pages blanches, cire molle, ils semblent tre l pour attendre lÕinscription du rcit de leur vie dont ils seront absents. Le personnage de Tha Dunkeltal, dans le roman Magnus, est particulirement ambigu car il souligne la complexit dÕune personnalit endeuille qui faonne un enfant pour nier un ensemble dÕvnements trop douloureux, et laborer une no-ralit adapte son dsir de grandeur. Tha porte le deuil de ses deux jeunes frres cadets devant
lequel
Ç chacun
sÕinclinait
avec
beaucoup
de
compassion
et
de
1
Albert CICCONE, Marc LHOPITAL, Naissance la vie psychique, op. cit., p.228. Voir ce sujet la biographie du peintre propose par Viviane FORRESTER, Van Gogh ou lÕenterrement dans les bls, Paris, Le Seuil, 1983. 3 Jacques ANDR, Ç Introduction È, La Folie maternelle ordinaire, op. cit., p.14. 4 Serge LECLAIRE, On tue un enfant, Paris, Le Seuil, 1975.
2
118
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
rvrence È (M, 31). Elle est psychiquement occupe par ses morts Ç sacrifis pour que sÕtende le Reich immensment dans lÕespace et le temps [É] dont des chiens errants, ou des loups, ont d dvorer les cadavres gels quelque part lÕEst, en terre de neige et de barbarie È (M, 31), et qui nÕont jamais, selon lÕimage mlancolique de Pierre Fdida, Ç trouv de spulture È. Un lment, peu perceptible, se dtache si lÕon regarde attentivement la fiche dÕtat civil de la famille Schmalker insre, comme ngligemment, dans le rcit par lÕauteur. Dans la simple succession des dates de naissances et de dcs se profile le drame dÕune famille, et plus particulirement celui de Tha : Paula Maria : 07.02.1905/11.02.1905 - Tha Paula : n le 21.12.1905 - Franz Johann et Georg Felix : ns le 18.08.1921 [É] Tous deux sont morts Stalingrad en novembre 1942 trois jours dÕintervalle. (M, 51)
Tha voit le jour dix mois aprs le dcs de sa sÏur ane morte trois jours et connait le vcu de lÕenfant de remplacement. De la petite fille, nous ne saurons rien, de la femme en revanche, nous constatons quÕelle dloge sa propre mre pour prendre sa place auprs de ses jeunes frres jumeaux : Ç depuis longtemps [elle] avait vol Friedericke son rle de mre auprs des jumeaux auxquels elle vouait un amour jaloux È (M, 6). En raison dÕune strilit invaincue, ses Ç jeunes frres lui avaient tenu lieu de fils. CÕest aprs leur mort que lÕide dÕadopter un enfant avait pris force en elle ; force et rage. Quand lÕoccasion sÕest prsente, elle lÕa saisie [É] È (M, 116). Propulse orpheline de ses frres/fils, lÕadoption se profile non comme un accueil, mais comme une volont indfectible qui aura raison de toute opposition. Pour Maud Mannoni cet tat est voisin du rve que connat la mre adoptive qui veut un enfant : cet enfant est dÕabord une espce dÕvocation hallucinatoire de quelque chose de son enfance elle, qui fut perdue. Cet enfant de demain, cÕest dÕabord sur la trace du souvenir dans lequel se trouvent incluses toutes les blessures subies, exprimes dans un langage du cÏur et du corps [É]1.
LÕadoption de Franz-Georg sÕinscrit clairement dans un projet qui est celui de trouver un enfant de remplacement : Une femme se prsente dans le centre, elle passe les enfants en revue. [É] LÕhistoire de ce petit garon, non pas sourd-muet mais vierge de tout souvenir, lÕintresse. [É] Sain de corps et de race ; quant lÕesprit, il est nu, page gomme prte tre rcrite. La femme se chargera de la blanchir fond avant dÕy crire sa guise, elle dispose dÕun texte de rechange. Un texte de revanche sur la mort. (M, 101).
1
Maud MANNONI, LÕEnfant arrir et sa mre (1964), op. cit., p.86.
119
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Dans ce rapt, qui est une rduplication du meurtre psychique dj opr par la violence des hommes, lÕenfant ne compte pas, seule la qualit de la surface de projection est value pour que prenne la greffe fantasmatique. Magnus reprsente cet enfant si ardemment souhait qui permet de faire table rase du pass pour en reconstruire un, plus adapt la volont de Tha. Son apparence aryenne et son amnsie providentielle offrent un support corporel pour que se ralise le rve de fusion et de superposition. Sur lÕenfant de chair, lÕenfant fantasmatique Ç aura pour rle de rduire la dception fondamentale È1. Pour quÕun nouveau-n construise son psychisme et organise son monde intrieur, il est vital quÕil puisse sÕappuyer sur le fonctionnement psychique des personnes qui constituent son environnement premier. CÕest gnralement la mre qui, ds le berceau, remplit cette fonction dÕtayage, elle-mme accompagne par le pre et tout le groupe familial qui, avec leur propre fonctionnement psychique, donnent une place au nouvel arrivant dans la famille actuelle et dans la succession des gnrations. La mre diffuse lÕenfant sa faon dÕprouver et de penser le monde, elle transmet son vcu, son rcit de lÕhistoire de la famille, ses secrets, ses non-dits et tout ce qui nÕa pas t lÕobjet dÕun travail psychique. CÕest sur cet humus que lÕenfant construira sa propre individualit. Les soins patients, ainsi que le sens que Tha confre aux prouvs corporels de Franz Georg, font dÕelle une mre attentive. Si les liens dÕattachement se greffent sur des actes maternants particulirement attentifs et enveloppants, en revanche, la langue de la mre charrie le mensonge sur lÕorigine, pervertissant et manipulant la mmoire : Ç [É] mesure elle lui restitue son pass perdu en le lui racontant pisode par pisode, ainsi quÕun feuilleton dont il est le personnage central, et elle la bonne reine veillant sur lui. È (M, 13). Nous sommes bien loin de la transmission de lÕhistoire familiale qui bute souvent sur des silences et des absences. Ici, la ligne narrative se droule comme un conte bien huil, sans chaos, ni lapsus, dont les segments sÕagencent sans heurt. La naissance merveilleuse de Magnus sÕopre par le souffle des mots qui sÕapproche de la naissance dÕAdam : Ç Elle le remet au monde une seconde fois, par la seule magie de la parole È (M, 13). Tha, ainsi que la mre de Ferdinand, nous le verrons plus loin, se servent du discours comme empreinte laisser sur le fils. La Ç grce de la parole È (M, 50) distille un poison pour le dveloppement psychique de lÕenfant, faisant forclusion dÕun pass innomm et innommable. Certes, ainsi que lÕaffirme J.-B. Pontalis, Ç on ne peut pas ne pas interprter lÕenfant. CÕest mme, dans les premiers temps de lÕexistence, une condition de
1
Ibid., p.86.
120
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
sa vie, parfois de sa survie È1 cependant, cet espace, que Winnicott nomme transitionnel, peut faciliter le langage condition Ç de pas mettre ses mots dans la bouche de lÕautre. È2 Par la force de son rcit, Tha construit un discours familial mythique qui puise aux Ç plus lointaines origines individuelles dÕune expression prverbale, au temps o le petit de lÕhomme recherche dans les bras de sa mre une premire communication orale et sonore È3 dont le sens importe fort lÕenfant. Le rcit enchante Magnus : [É] car, comme tout conte, il brasse le terrible et le merveilleux, chaque membre de la famille a une stature de hros : lui en tant que victime dÕune fivre vorace quÕil a cependant russi vaincre, sa mre en tant que fe bienfaisante, son pre en tant que grand mdecin. A ce trio sÕajoutent deux autres figures, bien plus valeureuses et admirables encore [É]. (M, 14)
La bouche maternelle est le vecteur dÕune parole dont la force, dfinie par Jean Chevalier et Alain Gheerbrant est Ç de construire, dÕanimer, dÕordonner, dÕlever È mais galement, Ç de dtruire, de tuer, de troubler, dÕabaisser, la bouche renverse aussi vite quÕelle difie ses chteaux de parole. È4 Alors que la bouche de son mari est un thtre dÕombre, celle de Tha ouvre galement sur lÕenfer. CÕest lÕAllemagne en mre dvoratrice de ses enfants de Brecht que lÕon entend rsonner ici. Sylvie Germain met lÕpreuve la fascination de la mre pour Hitler et son adhsion
la
perversion
dÕune
grandeur,
prtendument
typiquement
germanique, promue par les nazis. Lorsque sonne le glas de la dfaite, Tha reste dpossde : Ç Le Fhrer est mort Ð lui, lÕincarnation la voix flamboyante de ce rve de splendeur [É] Il ne reste plus rien de ses deux passions mles, la patriotique
et
la
fraternelle,
rien
que des
dbris,
des
cendres
et
des
ossements. È (M, 31). Indiffrente la cruaut, elle, lÕendeuille, pleure sur un pays Ç qui a perdu toute grandeur depuis quÕil est orphelin de son Fhrer È (M, 39). Au cours dÕun entretien avec Pauline Feuilltre, Sylvie Germain prcise que : Le personnage de Tha nÕest jamais que lÕincarnation de la faon dont lÕhomme, de tout temps et au vingtime sicle notamment, a us de la langue pour le pire. Tha reproduit son niveau lÕinstrumentalisation des mots par les Nazis, la faon dont ils les mettaient au service de leur idologie. Elle exalte les mythes de la supriorit aryenne. Mais ce quÕont fait les Nazis, dÕautres lÕavaient fait avant eux, dÕautres lÕont fait aprs. Le Rwanda, cÕest, cinquante ans aprs la seconde guerre mondiale, 1
J.-B. PONTALIS, Ç La Chambre des enfants È, LÕEnfant, op. cit., p.16. Ibid., p.16. 3 Jacques BRIL, La Mre obscure, Bordeaux-Le-Bouscat, LÕEsprit du Temps, coll. Perspectives Psychanalytiques, 1998, p.21. 4 Jean CHEVALIER, Alain GHEERBRANT, Ç Bouche È, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1982, p.140.141. 2
121
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
un gnocide perptr aussi cause dÕune idologie raciste divulgue par des mots meurtriers.1
La langue de Tha porte la perversion de la langue du IIIe Reich, analyse par le philologue Victor Klemperer2. Dans un camp o le fameux Arbeit macht frei de la grille dÕentre, marque le Ç dsir dÕeuphmisation des interns eux-mmes È3, le pre de Franz Georg peut bien tre un mdecin qui soigne par milliers des patients venus de lÕEurope entire. Thomas Mann souligne que Ç Le monde nÕa jamais t transform autrement que par la pense et son support magique : le mot È4, en un temps qui fut, le rappelle J.-B. Pontalis, celui du mpris arrogant de la pense, Ç un temps o, pernicieusement, la " magie " des mots a chang de camp, passant du Dichter au Fhrer, de celui qui, pote ou penseur, claire lÕobscur celui qui entrane dans la nuit, qui conduit la mort par incantation verbale È5. Tha reste une tonnante figure maternelle qui ne se laisse pas rduire une monstruosit ordinaire Ð mais peut-il en exister dÕordinaire ? Elle, dont le roman familial sert de charpente une structure interne vacillante, promet des lendemains chantants son fils quÕelle souhaite ainsi apaiser. LÕannonce du suicide de son mari au Mexique sous le nom de Felipe Gomez Herrera, faisant sans doute ressurgir les deuils antrieurs, la prcipite dans la mlancolie. Le lieu de la parole sÕpuise, bout de souffle mensonger : Ç Elle souffre dÕasthme, mais nglige de se soigner. Elle chemine pas de mule vers sa propre extinction. È (M, 46). Elle se dprend alors de ses mystifications, sans culpabilit, mais conserve le souci de celui qui reste son fils aim au point que son dernier lan vital soit consacr lui trouver un foyer pour lÕaccueillir dignement : Ç Seul lÕavenir de ce fils adoptif dont elle ignorait lÕorigine, sinon quÕil tait rescap dÕune ville bombarde, lui importait encore, et seul le frre quÕelle avait violemment rejet lui paraissait digne de confiance. È (M, 118).
II-3.B Le fils, mausole du pre
La situation de lÕenfant de remplacement donne lieu lÕidalisation des deuils interminables car, selon Bernard Brusset, la mre Ç cherche retrouver dans son enfant, souffre de ne pas retrouver ou dsespre de retrouver en lui È 1 Sylvie GERMAIN, Ç Magnus È, entretien avec Pauline Feuilltre, Topo livres, Ç rentre littraire 2005 È, n¡18, septembre 2005, p.41. 2 Victor KLEMPERER, La Langue du IIIe Reich (1947), traduit et annot par lisabeth Guillot, prsent par Sonia Comte et Alaih Brossat, Paris, Albin Michel, 1996. 3 Annette WIEVIORKA, Auschwitz, 60 ans aprs, Paris, Robert Laffont, 2005, p.131. 4 Ë lÕoccasion de la confrence quÕil donne pour clbrer le 80e anniversaire de Freud. Thomas MANN, Ç Freud et lÕavenir È (1936), Noblesse de lÕesprit, trad. fran. Fernand Delmas, Paris, Albin Michel, 1960. 5 J.-B. PONTALIS, Ç Actualit du malaise È, Perdre de vue, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, n¡351, 1988, p.23-46. Textes initialement publi, Le Temps de la rflexion, Paris, IV, Gallimard, 1983, p.38.
122
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
le disparu Ç dont lÕimage est en mme temps quÕidalise, dsincarne et investie sur un mode narcissique. È1. Alose Morrogues-Daubign, mre de Ferdinand et de Lucie, est, selon la prsentation quÕen propose Christian Morzewski, la fois mre Ç de lÕOgre et de la Mduse È et un Ç assez extraordinaire personnage dÕAndromaque mtine de Mde [É] È2. ternelle amoureuse dÕun mari disparu la guerre, elle lÕinscrit, par excs, dans son discours maternel et promeut sa mort au rang de mythe, en la comparant au sacrifice du Christ : Ç " Il est mort pour nous tousÉ " Et avec une mine solennelle, Lolotte lchait le grand mot : "É comme notre Seigneur JsusChrist ! " Alors Alose redressait encore un peu plus sa tte altire et rptait dÕun air inspir, "
Oui,
comme le ChristÉ " [É] È (EM, 139). Frappe
dÕhypermnsie, la figure paternelle ne laisse plus dÕespace pour lÕambivalence. Le terme de lgende, utilis par la romancire pour accompagner les vignettes visuelles (Enluminure, Sanguine, Spia, Fusain, Fresque) qui ouvrent les cinq tapes du rcit, est entendre dans sa polysmie. Il voque en effet tout aussi bien le texte qui accompagne une image favorisant sa comprhension, que le rcit fabuleux et merveilleux que la mre confectionne pour son fils. La lgende mortifre enferme son fils qui sÕoffre passivement en dlicieuse surface de projection et se laisse faonner en tombeau vivant, par crainte dÕtre rejet par sa mre et de nÕtre plus rien. LÕenfance de Ferdinand est marque par une solitude et une impuissance dtromper sa mre qui attend, travers lui, quelque chose qui, ncessairement, lui chappe. Comment en effet prendre la place dÕun pre ? Comment imaginer remplacer un pre idalis qui, malgr sa disparition, occupe toutes les penses de la mre ? Son corps, - tombeau vivant. Ferdinand a grandi sous le regard vigilant de sa mre ainsi que sÕdifie un mausole prcieux [É] Il a grandi, seul, sous ce regard tincelant qui tout la fois mendiait et exigeait de lui une absolue ressemblance avec lÕpoux mort la guerre. Et le petit Ferdinand, docile au-del de toute esprance, est devenu lÕimage de son pre. Alors sa mre reconnaissante a sacralis cette image, elle lÕa hausse au rang dÕicne. (EM, 78)
Ferdinand est le Trsor inestimable de sa mre, il Ç passe pour le plus bel homme du pays. [É]" Mon fils a de la classe ", aime rpter sa mre. È (EM, 77). Renonant dÕautres reprsentations de soi non investies par sa mre, lÕenfant destin, selon Maud Mannoni, Ç remplir le manque tre de la mre, nÕa dÕautre signification que dÕexister pour elle, et non pour lui. È3
Aussi,
1
Bernard BRUSSET, Ç Le Lien fraternel et la psychanalyse È, Revue Franaise de Psychanalyse, Ç Frres et sÏurs È, Paris, PUF, 2, tome LXXII, mai 2008, p.355-356. 2 Christian MORZEWSKI, Ç LÕEnfant Mduse ou lÕenfance bestourne È, Cahiers Robinson, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, clats dÕenfance È, velyne Thoizet (d.), 2006, p. 144. 3 Maud MANNONI, LÕEnfant arrir et sa mre (1964), op. cit., p.86.
123
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ferdinand nÕest pas mme de dire Ç je È, tant il est soumis la seule fonction de correspondre au souhait maternel et cristallise le vÏu de perptuer le souvenir du pre. Le lisse de son visage sans asprit, son corps au model parfait, sont sources de la jouissance exclusive de sa mre qui lui prte des qualits hyperboliques : Ç LorsquÕil tait enfant, sa mre le surnommait son petit Roi Soleil ou son Bleuet lunaire, selon quÕelle sÕextasiait sur sa chevelure ou sur ses yeux. Mais la liste est sans fin des glorieux et cajolant surnoms dont Alose a combl son fils au fil des annes. È (EM, 77). Ë tre ainsi intronis du titre glorieux de Louis XIV1, dont souvenons-nous Magnus estime tre Ç amplement exploit par son roi qui nÕavait de grand et de solaire que ses qualificatifs usurps È (M, 238), il est soumis au culte de lÕimaginaire maternel pour incarner un personnage supraterrestre. Le Roi Soleil voque la faon dont le pre/dieu est reprsent dans les mythologies ainsi que dans les dessins dÕenfants, classiques projections familiales, qui prsentent le pre, astre du monde infantile, par dÕun rayonnement sans pareil.
Le sentiment dÕomnipotence fixe dfinitivement le petit Ferdinand dans une position rgressive avec le souci constant de briller aux yeux de sa mre, pour la satisfaire
et
rpondre
sa
fascination
pour
le
spectre
qui
la
hante
indfiniment. Comment rivaliser avec la stature hroque de ce pre qui ne laisse Ç aucun souvenir È (EM, 78) et dont la mort tragique le laisse seul face la question dÕidentit sexuelle ? Sans le secours de son beau-pre Hyacinthe, inexistant entre la mre et lÕenfant, Ferdinand ne peut occuper de plain-pied une place de vivant et ne peut faire autrement que prendre celle du mort. Sa petite sÏur, la lucide Lucie, pressent bien chez son frre un sombre destin, fruit des illusions maternelles, peut-tre est-il Ç requis, lui aussi par quelque mystrieux lointain È (EM, 40), qui ne sera autre que le royaume des morts. Ferdinand peroit dans le regard de sa mre ce quÕil est pour elle, mais aussi ce quÕelle veut quÕil devienne. En le rvant autre quÕil nÕest et quÕil ne sera jamais, elle lÕaline son dsir. Lorsque des personnes osent interfrer en relevant les dissemblances avec son pre, elle sÕemporte Ç avec fougue et ne lchait pas prise avant que lÕautre ne se soit ralli son imprieux aveuglement È (EM, 78). Prendre en charge lÕincarnation dÕun idal, cÕest tenter dÕexister avec la pulsion de mort du sujet, ds lors, celle-ci entre dans la vie de Ferdinand et mord sur tous les instants de son enfance. Enfant-roi du royaume du dsir de sa mre, il ne peut faire acte de dsir et de pense autonome. La ressemblance son pre
1 Qui perdit son pre alors quÕil nÕavait pas 5 ans, alors que Ferdinand Ç nÕavait pas encore quatre ans È (EM, 78).
124
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
est un impratif, il doit porter la mmoire du pre et, plus encore, il doit incarner le corps du pre, rassembler ses rsidus, en une parfaite plastique la psych morcele. Le fils se tue sauver le pre et chouer dans cette tche. Il est le spectre vivant, agissant, rclamant son lot de chair. Le mort est ainsi un peu moins mort, mais le vivant est aussi un peu moins vivant : Ç Il a peu peu revtu lÕimage de ce corps, il est devenu le mausole vivant de lÕpoux de sa mre. È (EM, 80). Ferdinand ne peut que sÕidentifier cette image dans une constitution dsincarne : Ç Son corps,- une belle apparence. Ferdinand a grandi ct de lui-mme, en parallle sa premire enfance tranche net. Il a grandi partir dÕune enfance seconde qui lui tait trangre, impose du dehors. È (EM, 80). Ferdinand rappelle le culte que voue tante Colombe Ç la tombe de son cher Albert È dont elle remplace la pierre tombale Ç par une monumentale dalle de marbre noir sur laquelle elle a fait graver en larges lettres dores le nom et les dates de son dfunt poux. È (EM, 47). Nul besoin de marbre ici, le tombeau est fait de chair et de sang, la dorure est celle des cheveux, avant que le corps sÕimmobilise dans un corps de gisant. Ferdinand a grandi en tranger lÕombre de son corps, en tranger par rapport lui-mme et aux autres. Son propre destin ne lÕa jamais intress, son avenir lui a toujours t indiffrent. Trs tt une grande paresse sÕest empare de lui, de son esprit. Une paresse qui voilait la stupeur et lÕeffroi qui sÕtaient engouffrs dans son cÏur un matin de sa petite enfance, et les tenait enfouis, billonns. (EM, 84).
Sa paresse est une inhibition du dsir qui peut constituer un rempart provisoire contre une psychopathie dlirante. LÕmiettement du moi semble jouer un rle dÕinterface entre la folie amoureuse maternelle et un rapport au monde, prcairement maintenu dans un no manÕs land pour ne pas sombrer dans lÕenfer pulsionnel. Le traumatisme a chtr le dsir de connatre, Ferdinand choue Ç dans ses tudes È (EM, 81), pris dans les rets maternels, il continue vivre prs dÕelle, Ç chez le second mari È (EM, 82). LÕlection du fils, comme bien aim et rincarnation du pre disparu, est lue, par Diane Vanhoutte comme massacre des innocents : Ë la manire du Titan Cronos, Alose dvore symboliquement son fils pour lÕobliger rejoindre le pre sous les profondeurs de la terre. Le personnage dÕAlose, en se substituant au pre, russirait mme plutt une synthse de Chronos et dÕOuranos dans la destruction de son enfant ; elle ne se contente pas de dvorer son fils, elle lÕenfouit aussi sous les profondeurs de la terre, la manire dÕOuranos qui ne voulait pas voir surgir ses propres enfants et les enfermait ainsi dans le ventre de leur mre, la Terre.1
1
Diane VANHOUTTE, Ç LÕenfant de la guerre : Ferdinand en son corps monumentÈ, Cahiers Robinson, n¡20, Ç Sylvie Germain, clats dÕenfance È, velyne Thoizet (d.), 2006, p. 154.
125
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Nous
retenons
cette
lecture
et
la
dveloppons
pour
comprendre
la
mtamorphose du bel ange blond en ogre. La sduction maternelle, attache Ferdinand comme une proie, est vcue comme lÕquivalent dÕune agression cannibale1,
tant
la
charge
passionnelle
est
envahissante
et
les
affects
destructeurs et violents. Dans cet univers familial, o, lÕinstar des mythes et des contes, la pulsion orale est lÕÏuvre dans ses constructions imaginaires, il est question dÕtre dvorant ou dvor, englouti par les vivants et par les morts. Tout se passe comme si Alose avait pouss Ferdinand se leurrer en lui faisant croire que, lui, enfant, tait un partenaire parfait, qui nÕavait donc rien envier son pre, lÕarrtant ainsi dans son volution : Ç Elle demeurait lÕpouse du disparu dont elle nÕavait quÕ moiti perdu le nom puisque son fils continuait le porter [É] È (EM, 235). Dans son tude sur la perversion, Janine ChasseguetSmirgel prsente une description du futur pervers qui correspond la situation du personnage de Ferdinand. Cet enfant vit dans Ç lÕillusion que la prgnitalit est gale ou suprieure la gnitalit È et quÕil nÕest Ç point besoin dÕatteindre lÕacm du dveloppement sexuel pour retrouver la situation fusionnelle avec la mre. [É] poque o [il] tait, lui-mme son propre idal. [É] È. Cette surstimulation doit tre cependant Ç sans cesse rejoue pour pouvoir tre retrouve et abragie, car le sujet en prouve tout ensemble la nostalgie et la haine. È2. Cette haine, lie lÕamour, est clairement perue par Freud (travaill par une forte angoisse de castration) lorsquÕil convoque le sourire de la Joconde, Ç empreint de tendresse et de sensualit avide pour qui lÕhomme est comme une proie dvorer È3. Alose en provoquant un veil trop prcoce des pulsions chez son trs jeune enfant le conduit renverser les rles. Ne russissant pas tuer fantasmatiquement sa mre, Ferdinand continue dsirer dans son sillage. De dvor il devient le dvorateur, faon dÕessayer de faire vivre autrui ses expriences vcues passivement et de tenter ainsi de leur donner une forme. LÕogre, associ aux ides de gouffre et dÕobscurit, en choisissant la voie courte, peut son tour, engloutir la sÏur, ralisant ainsi la fusion avec la mre sans quÕil soit besoin dÕvoluer et de grandir. Ce faisant, ne rpond-il pas dÕailleurs littralement aux vÏux de sa mre, lorsque, pour faire taire les sarcasmes concernant le mariage bien hypothtique de son fils, elle rpond agace : Ç mais
1
Selon SHENGOLS, la plupart des productions psychiques de ces patients (fantasmes, rves, phobies) concerneraient Ç un animal dvorant, le rat le plus souvent, ou parfois le loup, voire le serpent, alors que lÕadulte est rappel comme tant bestialement transform dans lÕacte de sduction, avec le visage monstrueusement dcompos, la bouche grande ouverte et grimaante. È, SHENGOLD Leonard, Ç The metaphore of the mirror È, Journal of American Psycho-analytic Association, 22, 1974, p. 97-115. 2 Janine CHASSEGUET-SMIRGEL, thique et esthtique de la perversion, Seyssel, Champ Vallon, coll. LÕOr dÕAtalante, 1984, p.111. 3 Sigmund FREUD, Un souvenir dÕenfance de Lonard de Vinci (1910), trad. A. Bourguignon, Paris, Gallimard, 1980, p.109-110.
126
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
mon Ferdinand a dÕautres ambitionsÉ enfin je veux dire quÕil ne va pas se marier pour faire une fin. Il attend " lÕme sÏur "É È (EM, 83) ? Avant le passage lÕacte incestueux, il tente pourtant de lutter et dÕteindre toute pulsion sexuelle : Ç le vin bu en famille lÕendort bien plus quÕil ne lÕexcite. CÕest le vin et lÕalcool quÕil sÕen va boire, seul, aux comptoirs des bistrots È (EM, 40). Ferdinand Ç est amen payer par son corps les engagements non tenus et contracts par ailleurs È1,
mais,
lÕobjet
du
comportement
dÕaddiction
porte
en
lui,
intrinsquement, la marque mme de la mort. CÕest ivre que Ferdinand sÕeffondre dans le jardin, au seuil dÕune maison o il nÕa jamais eu vraiment sa place en tant que sujet vivant. En sÕimmobilisant, Ferdinand sÕabme dans un anantissement total et retourne au non-tre. Englouti, emprisonn il est nouveau enferm dans un corps, lequel devient cercueil.
II-3.C Les garements incestueux du rver-vrai
Le cÏur de mre dÕAlose est Ç en alarme È depuis la dcouverte de Ferdinand vanoui au fond du potager. Il ne ragissait rien, tous ses sens semblaient sÕtre teints. CÕtait comme si la personne qui autrefois tait ce corps, ce beau corps dÕhomme en pleine jeunesse, sÕtait soudain enfuie, dissoute. [É] Ferdinand, sous le coup dÕune mystrieuse impulsion, sÕtait dsert lui-mme. Dans sa prcipitation il sÕtait arrach son corps, et avait oubli sa dpouille encore vivante sur le sol. (EM, 155)
Le dcs du fils est dÕautant plus douloureux quÕil ractive la perte de lÕpoux et du pre. Ë dfaut de dsensorceler le corps de Ferdinand, Lucie dÕAubign crucifie au souvenir de son premier mari dfunt, et veilleuse du corps abandonn de son fils, se perd dans les mirages des sances de rver vrai, tout comme Victor Hugo esprait, grce au spiritisme, trouver un moyen de communication avec sa fille Lopoldine. Elle orchestre, au ct de son fils, lÕagencement de visions et de sensations incertaines dans la chambre noire de son imaginaire mlancolique. Pour Julia Kristeva Ç Habitant ce temps tronqu, le dprim est ncessairement un habitant de lÕimaginaire È2. Dans sa qute dsespre, la mre se lance dans une aventure particulire : Ç elle arpentera avec lui tout son pass, du plus lointain au plus rcent, jusquÕ dcouvrir la source du mauvais Ïil qui cloue ainsi au seuil de la mort, et bien sr elle lÕen dlivrera. È (EM, 157). Si sa pratique ne lui fournit que peu de satisfaction concernant lÕamlioration de lÕtat de conscience de son fils, elle rencontre sur 1
Jean BERGERET, Ç Aspects conomiques du comportement dÕaddiction È, Le Psychanalyste lÕcoute du toxicomane, Paris, Dunod, coll. Inconscient et culture, 1981, p.10. 2 Julia KRISTEVA, Soleil noir. Dpression et mlancolie, (1987), Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1989, p.71.
127
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
les chemins de la mmoire des Ç souvenirs confus È qui se jouent de son inconscient. Aussi, se livre-t-elle tous les jours des sances de Ç rver-vrai È, inspires par des souvenirs de lecture du roman Peter Ibbetson de Georges du Maurier1, dont les pages mlent le rcit des souvenirs et des rves diurnes et nocturnes. Les dlectables parenthses oniriques permettent aux hros, LouisPhilippe et son inaccessible duchesse, de se retrouver et de vivre leur grand amour. Or, les Ç rfrences littraires quÕelle sÕtait choisies pour sÕorienter un moment crucial de sa vie ne lui servent rien, sinon lÕgarer davantage encore È (EM, 165). Les relents de cette autobiographie, crite dans un hospice dÕalins, sÕinfiltrent dans lÕexprience dÕune transe toute personnelle qui la mne au plus prs de lÕgarement, Ç elle perd de plus en plus prise sur la ralit È (EM, 171). Les sances de rver-vrai dÕAlose sont bien loignes de ce que Bion2 appelle la Ç capacit de rverie È maternelle, qui vise Ç dtoxiquer È les projections de l'infans, avant qu'il puisse se les rapproprier et, partir dÕelles, dvelopper sa capacit penser. Ainsi, la naissance et la qualit de la vie psychique dÕun tre humain sont tributaires, non seulement de la mre, mais de sa capacit oprer cette rverie. Or, les vertiges du rver-vrai sont une ultime tentative pour soutenir Alose dans la prennisation dÕun leurre o lÕextase sÕenchevtre la jouissance en de troublantes apparitions. La substitution, qui tait dj lÕÏuvre dans la description Ç Voyez mon fils : le portrait dcoup de son pre, - la mme lgance, la mme beaut, et cette blondeur rare, ces doux cheveux soyeux orns de boucles dÕanges ! Et les yeux sont les mmes, et les mains, le sourire !... È (EM, 80), mle confusment le fils et le pre en une louange dÕtrange mmoire : Oui, Prince, je languis, je brle pour Thse. [É] Charmant, jeune, tranant tous les cÏurs aprs soi Tel quÕon dpeint nos dieux, ou tel que je vous voi. Il avait votre port, vos yeux, votre langage. Cette noble pudeur colorait son visage [É].3
L o le quitisme de Madame de Guyon permettait Ç lÕme de jouir dans son fond, dÕun bonheur inestimable È, Alose se soumet, passive lÕappel et lÕaccueil, non de la grce, mais de lÕpoux. Le trouble gagnant, comme Phdre, Ç son me perdue È, elle perd la matrise de son corps. La passion, Ç matresse de lÕimagination È, sÕempare de son regard et de son attention. Le corps lthargique du fils sÕoffre la folie maternelle et se fait passeur pour faciliter le 1
Georges DU MAURIER, Peter Ibbetson (1891), trad. de lÕAnglais par Raymond Queneau, Paris, Gallimard, Coll. LÕImaginaire n¡ 18, 1978. 2 Wilfred-Ruprecht BION (1962), Aux sources de l'exprience, Paris, PUF, 1979. 3 Jean RACINE, Phdre, Acte II, scne V (v. 639-642), Thtre complet, Jean Rohou (d.), Paris, Le Livre de Poche, coll. La Pochothque, 1998, p.676.
128
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
retour du pre. Les mois amoureux sont enfin retrouvs en une captation incestueuse qui atteint ici son apoge rotique dans une entire abrasion de la diffrence gnrationnelle. Sur le lit o git son fils, cÕest son poux quÕelle voit : Ç Alose ne peut penser Ferdinand adulte sans le confondre avec Victor [É] Le corps de la guerre ressuscite. Et cÕest, comme avant, un corps de dsir. È (EM, 159), Ç son corps brle dÕun feu qui nÕest autre que celui dÕune amante È (EM, 164), elle Ç livre sans se dfendre son corps de femme quinquagnaire aux mains de la jeune femme quÕelle fut. Elle coute avec volupt monter du fond de ses entrailles les chants de sirne amoureuse moduls par lÕamante de jadis soudain ressuscite. È (EM, 165). Hyacinthe ne joue pas le rle de tiers sparateur pour arracher sa femme ses dlices mortifres. Tenu la porte de la chambre Ð enclos fantasmatique rotique et ltale - o sÕenferme le couple anomique, il constate, tel un mari tromp, les effets des Ç heures entires pour monter la garde auprs de son fils. [É] mtamorphose [É] les cheveux dfaits, le corps frmissant et le regard tincelant, comme dans lÕamour. È (EM, 237). Il voit bien que le dfunt prend lÕascendant sur le cÏur de sa femme mais fait comme sÕil nÕy avait rien de mal cela, ne fait-elle pas tout pour sauver son fils ? Le fantme vient brouiller la frontire entre vie et mort, le pass et le prsent. Telle la figure du spectre, analys par velyne Ledoux-Beaugrand, il efface Ç les diffrentes places dans la ligne, mais il porte avec lui la promesse dÕun secret rvl. Car le spectre ne fait pas que se tenir dans lÕombre ; il fouille aussi la part dÕombre du pass, les failles du rcit familial et invite les vivants exhumer les secrets enfouis. È 1
Le corps sorcier de Victor Ç sÕen revient des limbes o le destin lÕavait trop tt exil, pour venir chercher son fils. (EM, 167). Pre dvorateur du corps et de lÕesprit du fils, il se nourrit de sa chair, comme sÕil demandait ses restes : Ç CÕtait un corps voleur, venu drober la dpouille dÕun autre pour pouvoir descendre enfin avec dcence dans un caveau. È (EM, 211). Dans lÕattrait irrsistible des sances du rver-vrai, Alose, qui souhaitait protger une unit retrouve et vivre dans une compltude rconcilie, sÕest perdue, crase par le poids des revenants. La vision distancie de la quatrime squence Appels, prsente une femme silencieuse. Sans bruit et sans pleurs, Alose se tient en quilibre dans une fragilit retenue, au bord de la brisure : Ç Elle semble flotter lgrement. Quelque chose tremble en elle. DÕune main elle sÕappuie au
1
velyne LEDOUX-BEAUGRAND, Ç Filles du pre ? Le spectre paternel chez quelques auteures contemporaines È, Relations familiales dans les littratures franaise et francophone des XXe et XXIe sicles. La figure du pre, Murielle-Lucie Clment et Sabine van Wasemael (dir.), Paris, LÕHarmattan, 2008, p.49.
129
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
chambranle de la porte, de lÕautre elle tient un verre la main [É] A chaque gorge elle secoue la tte comme quelquÕun qui dit non [É] È (EM, 205-206). Le deuil de la mre se dessine avec le charbon friable quÕest le Ç fusain È pour capter les ombres dÕune vie dont les couleurs ont fondu. La plainte de Phdre, Ç Tout mÕafflige et me nuit, et conspire me nuire È1 se glisse encore dans le cÏur de lÕÇ pouse-amante È (EM, 220) pour qui Ç les objets conspirent [É] cÕest le monde, cÕest la vie. La vie nÕest plus la vie, elle est infode la mort. È (EM, 208). La mort de Ferdinand touche lÕenfant merveilleux tout autant que lÕenfant rel, sa disparition ouvre la bance dÕun monde rsolument vide. Ç Il neige sur le nom de Ferdinand. " Un nom de rois, un nom dÕempereurs, et non des moindres ! ", aimait autrefois rappeler sa mre. [É] Le roi est mort, et le monde est dsert. È (EM, 210). Ç Un seul tre vous manque et tout est dpeupl È2 crit le pote, mais quel tre ! Un astre autour duquel la mre faisait pivoter toute la constellation familiale. Lorsque dans sa prface sa tragdie, Racine prsente Phdre comme un personnage Ç ni tout fait coupable, ni tout fait innocente. Elle est engage par sa destine È, celle dÕAlose pourrait bien tre lie aux tres qui, mal enterrs, ont t mal pleurs, et sont, de ce fait, Ç plus disposs que tout les autres la revenance È3 pour plonger leurs racines dans les cÏurs endeuills. Elle sÕtait crue plus forte que la guerre, plus puissante que la mort. Elle sÕtait convaincue que son amour pour Victor tait si entier, si profond, quÕil en tait magique et quÕelle avait russi arracher aux limbes son poux et lui rendre corps. [É] dans les dlices de cette jouissance retrouve, elle avait oubli le vrai but de sa qute. Et elle avait trahi son fils. (EM, 215)
Phdre encore, pourrait rpondre cette lectrice qui aimait puiser ses origines Ç du ct de Sophocle, dÕEschyle ou de Shakespeare È (EM, 215) : Moi-mme devant vous jÕaurai voulu marcher, Et Phdre au Labyrinthe avec vous descendue, Se serait avec vous retrouve ou perdue. 4
1
Jean RACINE, Phdre, Acte I, scne III, vers 161, Thtre complet, op. cit., p.658. Alphonse de LAMARTINE, Ç LÕIsolement È, Mditations potiques (1820), Paris, Gallimard, coll. Posie, 1981. 3 velyne LEDOUX-BEAUGRAND, op. cit., p.49. 4 Jean RACINE, Phdre, Acte II, scne V, vers 659-662, Thtre complet, op. cit., p.677. 2
130
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
III - LES VESTIGES DÕUN TERRITOIRE DISPARU Il nÕy a pas de Ç nouveaux pays natal È. Le pays natal est le territoire de lÕenfance et de la jeunesse. Qui lÕa perdu reste un tre perdu. Jean Amry1
III-1 Le pays dont on se souvient
III-1.A Les impressions sensorielles
CÕest par la mre, crit Marie-Jos Chombart de Lauwe, que Ç sÕbauche la premire reprsentation du monde de lÕenfant, [É] elle nuance de multiples impressions affectives et sensorielles È2, aussi, se rappelle-t-elle subrepticement par la diversit des empreintes laisses en notre mmoire corporelle. Son souvenir est li un parfum, un toucher, un mouvement ou une voix, autant de signes impalpables mais profondment familiers, sources dÕapaisement ou dÕtranges
mois.
Dans
LÕInaperu,
lorsque
Marie
fuit
les
chamailleries
incessantes de ses frres en sÕexilant dans la Simca Aronde, elle recherche, dans cet espace transitionnel, une condensation des essences varies et composites. LÕodeur Ç indfinissable et pourtant si caractristique qui y rgnait, compos dÕun mlange de ska, de poussire, de vagues traces du parfum de sa mre, de relents
de
tabac
et
dÕessence È
(In,
26),
favorisent
lÕapaisement
et
lÕendormissement. Le corps maternel a une odeur qui est une sensation premire et constitue selon les termes de la psychanalyste Annie Anzieu une Ç Jouissance initiale, pntration irrversible. Souvenir du dedans du corps, enveloppe retourne
sur
soi.
Peau
immatrielle
replie
par
lÕair
qui
pntre
È3.
LÕvanescence de lÕodeur des tres, Ç qui se fane en premier dans la mmoire È, fait craindre Prokop que Ç lÕabsence du corps qui la portait, lÕexhalait [É] È (Im, 115) plonge la trace de cette prsence dans lÕoubli. Pour viter cette
1
Jean AMRY, Par-del le crime et le chtiment Ð Essai pour surmonter lÕinsurmontable, (1966), trad. Franoise Wuilmart, Arles, Actes Sud, 1995. 2 Marie-Jos CHOMBART DE LAUWE, Un monde autre : lÕenfance. De ses reprsentations son mythe, op. cit., p.153. 3 Annie ANZIEU, La Femme sans qualit. Esquisse psychanalytique de la fminit, op. cit., 25.
131
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dissolution, il Ç sÕefforc[e] de conserver par-del la disparition lÕodeur de la peau de sa mre, [É] parfums subtils et trs discrets qui taient ceux de la douceur. È (Im, 116). Dans son rcit apologtique la mmoire de sa mre et de son chien, monsieur Rossignol retient de son enfance la simplicit de quelques dates repres et le got des ptisseries confectionnes par sa mre nourricire selon le rythme de la nature : Des annes dÕenfance dans mon village, je nÕai rien raconter. Il ne se passait que les simples vnements lis aux saisons, et les ptisseries de ma mre suivaient le cycle des saisons. [É] Voil pour la petite enfance ; rien que des souvenirs de bouche, ou presque. (Im, 157)
Le jour o Tobie quitte la maison paternelle, Valentine sort de sa torpeur et de son enfermement en confectionnant un gteau Ç selon les recettes hrites de sa mre et de Dborah. È (TM, 161). Une des fonctions primaires dvolue la mre, se rappelle sa mmoire comme un premier acte de soin porter lÕtre qui vient de natre : Ç Elle vient de natre, tout au bout de son ge, femmephmre demeure lÕtat larvaire durant des milliers de jours et dont lÕinstant dÕclore est enfin arriv. È (TM, 162). Cette vie nouvelle sÕouvre elle dans un ressenti dÕternit et se dploie par un acte culinaire offert la mmoire de Ç toutes les femmes de sa famille. CÕest un gteau de bienvenue, de bienvenue celles qui ne sont plus [É] È (TM, 163). La prparation du gteau, aux douces saveurs sucres, permet le dpassement de la phase mlancolique et enracine nouveau Valentine dans lÕhistoire familiale et la transmission des choses de ce monde. LÕenfance et la prsence maternelle restent dans un got qui parfois se rappelle et ouvre une reprsentation reste en gestation dans le souvenir. Dans son essai sur Proust, Julia Kristeva voque la rencontre de la bouche de gteau avec le palais, qui veille chez le narrateur Ç quelque chose dÕextraordinaire È1. Ce contact est : le plus infantile, le plus archaque quÕun tre vivant puisse retrouver avec un objet ou une personne, puisque la nourriture est, avec lÕair, cette dlicieuse ncessit qui nous maintient vivants et curieux des autres [É] Le got est monde comme lÕest, cause du got et de toutes les autres sensations, lÕexprience elle-mme qui les restitue.2
Ce souvenir subsiste chez dith, pour qui sa mre, pourtant Ç pitre cuisinire [É] excellait dans un unique domaine ptissier, celui de la fabrication de tuiles aux amandes, de craquelins au beurre et de macarons lÕorange. dith a eu
1
Marcel PROUST, Ë la Recherche du temps perdu (1913-1927), Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, tomes I, II et III, 1987. 2 Julia KRISTEVA, Le Temps sensible. Proust et lÕexprience littraire, Paris, Gallimard, coll. N.R.F. Essais, 1994, p.30.
132
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lÕimpression de sentir dans sa bouche la saveur de ces trois gloires de sa mre. È (In, 136). Comme le narrateur au dnouement de La Recherche du temps perdu, Valentine est Ç un adulte qui se souvient dÕavoir aim avec sa bouche des tres et des lieux È1. Ce Temps retrouv lui fait ouvrir fentres et volets pour saluer la lumire et, rinscrite dans sa ligne, elle Ç sÕen va È (TM, 161) la recherche dÕune profondeur dans laquelle se condense son destin. La nourriture redevient pour ce personnage, ce quÕelle est pour tout enfant, Ç la mtaphore [É] de la parole de vie È2. Pour Denis Vasse, celui-ci vit de Ç cet entretien secret dans le bain des paroles de la mre : le bb se nourrit autant du lait de sa mre que du frmissement de ses mots et du velout de sa peau : il se nourrit de ce dont elle vit. Ce quÕil avale a le got de ses mots et lÕodeur de sa peau. È3. De ces deux activits, essentiellement orales, qui consistent se nourrir de mets et de mots, qui sÕincorporent et se remmorent par la sensorialit, subsiste cette parole qui est celle de la berceuse, qui transforme la voix maternelle en berceau. Un matin, alors que Reine vient de sÕteindre plusieurs lieux de lui, son fils Simon : sentit un souffle lui parcourir les mains, le visage ; un souffle trs lger, qui nÕtait ni de vent, ni de brise. Un souffle si tnu, comme une haleine au got de fruit. Celle de sa mre. Et soudain il avait retrouv toutes les sensations oublies de son enfance. Sa tte reposant contre la gorge de sa mre, lui sÕendormant dans les bras de sa mre, dans lÕodeur dlicieuse de la peau de sa mre ; lui sÕenchantant de la voix de sa mre, de ses doux rires en grelots, et du bleu limpide de ses yeux. (JC, 280)
La voix maternelle est, selon Anne Dufourmantelle, lÕempreinte charnelle la plus archaque qui fait Ç office de peau, dÕenveloppe, comme un autre corps lÕintrieur du corps, non touch plutt quÕintouchable [É] È4. Ce bain sonore, que Didier Anzieu nomme Ç lÕenveloppe du soi È5 et Guy Rosolato Ç la matrice sonore du moi È6, dans lequel Simon fut plac sa naissance, devient le lien qui se manifeste alors que le souffle qui le portait sÕest teint. LÕcho de lÕombre-parle de la mre se fait entendre comme un doux murmure dans lÕmotion des retrouvailles par del les contraintes spatio-temporelles : Ç "Je suis l, mon petit, je tÕai enfin retrouv, je tÕai rejointÉ " la voix de sa mre chuchotait en lui, tout contre son cÏur, elle le berait. È (JC, 280). Elle dit encore le bonheur des mots sans ge et sans vieillesse, les premiers et les derniers. En ce souffle se redit et meurt, pour toujours renatre, la voix dÕun amour inconditionnel, 1
Ibid., p.14. Denis VASSE, Inceste et jalousie, Paris, Le Seuil, 1995, p.20. 3 Ibid., p.37. 4 Anne DUFOURMANTELLE, La Sauvagerie maternelle, op. cit., p.159. 5 Didier ANZIEU, Ç LÕEnveloppe sonore du soi È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 13, 1976, 161179. 6 Guy ROSOLATO, Ç La voix : entre corps et langage È, Revue Franaise de Psychanalyse, XXXVIII, 1, 1974, p. 31-51, rd. Essais sur le Symbolique, Paris, Gallimard, Coll. Tel, 1979, p 75-94. 2
133
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
enveloppant, qui se reconnat immdiatement tant il reste ancr, conserv, dans le regret mme de lÕabsence. Il sÕoffre dans la mort, comme dans les tous premiers instants de la vie peine balbutiante, dans une disponibilit absolue qui ne connat ni la rupture, ni lÕloignement. Aldo Naouri prsente idalement cet amour comme Ç sans faille, susceptible de nous mettre lÕabri de la souffrance. [É] Un amour pur, monochrome, tourn vers le seul avenir È1. Daphne Desormeaux, personnage malheureux de la nouvelle LÕHtel des Trois Roses, entend, dans son dsespoir, Ç la voix de sa mre, sa voix cline quand elle lÕappelait : " Nisette, viens ma jolie. " Ce surnom de son enfance sonnait si tendrement soudain et douloureusement. Elle avait reni son prnom et le surnom avec. Sa mre tait morte Ð la seule qui aurait pu encore oser lui dire " ma jolie " È (HTR, 222). Cette voix, lÕunique, est propre ouvrir sur un dsir susceptible de la dlivrer de lÕemprise dÕune image dans laquelle Daphne sÕest enferme. La mre pourrait encore voir le visage de sa fille, en dpit de lÕeczma ravageur qui le recouvre de crotes paisses, elle seule pourrait confirmer une identit qui a besoin dÕun sourire et dÕun parler pour advenir. Une voix dont on pourrait dire quelle sourit quand elle parle, qui regarde en aimant, doux miroir sonore pour ouvrir sur la dcouverte dÕun visage dlivr de la volont de se faonner. La langue de la mre, affective, prive et singulire, employe pour sÕadresser son enfant, tisse une toffe langagire aux particularits qui offrent un trac unique et une corporit qui sert de lieu dÕinscription. Autant de langues maternelles que de mres parlantes, autant de voix-mre susceptibles de revenir dans la mlodie dÕune berceuse par la voix du fils. Ainsi Aurlien se penche-t-il vers le couffin des jumeaux pour calmer leurs pleurs : Ç Le voici assis par terre, un bb au creux de chaque coude, en train de fredonner " Biedroneczko lec do nieba, przynies mi kawalek chleba. " Les nourrissons commencent se calmer [É] È (HC, 85). La romance maternelle survient dans le dialecte de lÕenfance qui fait taire les pleurs et advenir le langage. Ç Elle est lÕenvoi, lÕorigine et lÕultime adresse de la voix, qui [É] dsire. En dernire instance, comme dans la premire, nos langues ne parlent quÕaux voix de leurs mres È2, crit Edmundo Gomez
Mango.
La
langue-mre,
la
voix
natale
est
celle
du
langage
amoureux poursuit le psychanalyste :
Sans cette sduction de lÕorigine, la possibilit et le dsir de parler seraient impensables ; la langue muette, mortelle et cadavrique est celle qui nÕest plus mue par la sduction. [É] La voix des mres est toujours sexuelle : elle sduit,
1
Aldo NAOURI, Les Filles et leurs mres, op. cit., p. 74. Edmundo GOMEZ MANGO, Ç La Mauvaise langue È, Le Mal, Paris, Gallimard, coll. Folio essai, 1988, p. 295. 2
134
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
elle agresse, elle calme, elle enchante, elle endort, elle veille ; elle est la musique sexuelle de la langue-mre, le trfonds sonore de la voix qui parle. 1
En elle sÕancre le dsir qui, avec le souvenir sensoriel, composent un pan de la mmoire amoureuse, qui se dlecte dÕautant plus que lÕorigine de sa jouissance reste, bienveillante censure ! confuse ou mconnue. Il semblerait que lÕabsence, ou la disparition prcoce de la mre, scelle les premiers mois sexuels de Thade ou de Magnus dans les traces dÕun souvenir vanescent. Comme si ce dernier, rest en gestation, pouvait inopinment se manifester sous forme dÕimages et de visions intensment rotiques, dÕautant plus incontrlables que difficilement localisables. En effet, ce nÕest que des annes aprs la mort de sa mre, que la vision de celle-ci saisit Thade : grande Anguille lunaire, dansait pour lui jusquÕ la transe. Et cette danse tait la mise bas de son corps nouveau Ð de son corps dÕhomme dsirant. Il se mit tourner et danser son tour, balancer ses paules et ses reins et tordre ses bras. La voix de la mre syncopant ses cris rauques [É] Par milliers des effraies sÕenvolrent du ventre de la femme. Il y eut grande pluie de sang. [É] Terre, soleil et lune disparurent, - une clipse blanche recouvrit tous les mondes. (NA, 110)
Cette expulsion du ventre maternel est une nouvelle venue au monde, une naissance la sensualit, qui pourrait sÕentendre comme la ralisation dÕun souhait formul par J.-B. Pontalis : Ç JÕaimerai ne jamais cesser de venir au monde È2. Elle laisse Thade nu, nouvel homme de Vitruve, gisant sur le plancher du grenier : Ç Ses membres taient cartels comme les rayons dÕune roue, son sexe encore tait tendu. [É] sa peau demeurait bizarrement incruste de fine poussire dÕtoile. È (NA, 111).
Les traces mnsiques de la mre de Magnus se prsentent galement de faon trs perturbante, alors que le choc de sa disparition a englouti jusquÕ sa reprsentation. Le personnage qui, adulte, se questionne sur sa facult dÕaimer alors quÕil pense nÕavoir Ç plus quÕun cÏur demi calcin dans les flammes qui ont enlac sa mre [É] È (M, 147), avance, adolescent, comme le personnage de LÕEnfant bleu de Henry Bauchau. Orion, que Sylvie Germain prsente sous les traits dÕun Ç Îdipe enfant, aveugl par ses visions intenses, titubant en ce monde È3, connat en effet les mmes bouleversements sensoriels que Magnus. Le surgissement dÕapparitions multicolores rejoint lÕÇ insaisissable tourbillon de couleurs runies È proustien, pour clore chez Magnus en jouissance. Les pousses fulgurantes de couleurs, sans reprsentation corporelle, rpondent la 1
Ibid. J.-B. PONTALIS, LÕEnfant des limbes, op. cit., p.141. 3 Sylvie GERMAIN, Ç Lettre Henry Bauchau lors de la parution de LÕEnfant bleu È, Les Moments Littraires. Revue de littrature, n¡14, 2e semestre 2005, p.15-17. 2
135
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dflagration et la violence auxquelles Magnus survcu lors du bombardement de Hambourg. LÕeffondrement psychique provoqu par la disparition brutale de la mre, le bruit, le chaos et la dvastation physique, laissent autant dÕchardes brlantes irradiant le corps o, dsir et traumatisme se mlent. Magnus revit le temps, la fois accablant et irrel, du cataclysme. Aucun regard, aucune parole ne vient baliser ce lien qui prside lÕembrasement. La mre reste ce continent perdu qui ne sÕexprime que dans la fulgurance, non de fantasmes, mais de sensations visuelles, informelles, irreprsentables, qui Ç bombardent È lÕtre. La puissance de lÕmoi sexuel est associe aux flammes, Ç giboules dÕaiguilles de feu clatant au-dedans de son corps [É] rouge et le jaune francs dÕun feu prenant soudain force [É] crpuscule bariol outrance dÕorange et de rouge vifs [É] lueurs incandescentes È (M, 41), provoquant la survenue dÕun premier orgasme Ç en sisme È (M, 41). Les petites morts de Magnus sont autant dÕilluminations et de temptes intrieures. Comme le narrateur de la Recherche, Magnus tente dÕoffrir une substitution au souvenir Ç pour donner une image enfin stable cette effervescence indcise de lÕidentit et de la diffrence entre le peru et le signifi È1. Il cherche donner forme ses clairs et flamboiements surgis dÕune prhistoire personnelle, non par lÕcriture, mais par lÕapproche picturale : Ç il se passionne pour les couleurs et rve de devenir peintre È (M, 41). NÕobtenant quÕun rsultat dcevant, Ç il abandonne bientt ces essais de coloriage, et il se contente dÕattendre que jaillissent ici ou l, ces couleurs cinglantes qui le jettent dans un trouble quÕil redoute autant quÕil espre. È (M, 42). Ces images jalonnent la vie sentimentale de Magnus, le premier baiser vol de Peggy Bell Ç va dclencher en lui, pendant des mois, une giboule de rves qui parfois le rveillent en sursaut au milieu de la nuit, le ventre mouill de blanc laiteux. È (M, 70). Image onirique, o lÕassociation du lait et du sperme constitue les traces de cet amour originel qui sommeille au fond de son tre et demande tre dchiffr. CÕest cependant la mort de son amante May qui le raccroche la perte initiale, il nÕest dÕailleurs Ç pas veuf de la femme aime, mais orphelin de sa complice, de son amante. È (M, 139). La perte de celle Ç qui lui avait ouvert lÕhorizon et lÕavait remis en chemin dans le sens du futur È, ractualise les sensations de lÕabandon : et soudain il prouve un grand froid, une brlure, les sensations se confondent, une flamme glace lui clate en plein cÏur et ondoie dans ses membres [É] explose sans un bruit dans sa tte, exactement comme en cette nuit dÕt Hambourg, lÕheure de Gomorrhe, quand la femme, quÕil pense avoir t sa mre, lui a brusquement lch la main pour danser avec la mort. Il ressent le mme got de nant dans la bouche, le mme prcipit de stupeur et de solitude se former dans sa chair. (M, 139) 1
Julia KRISTEVA, Le Temps sensible. Proust et lÕexprience littraire, op. cit., p.32.
136
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Le sisme, dont lÕampleur voque lÕAprs-dluge, exige une ractualisation de lÕAlliance1. Si progressivement la pulsion sÕapaise pour laisser advenir lÕimage vague et fugitive dÕune Ç lumire laiteuse È de laquelle Ç une impression de quitude dlicieuse se dgage È (M, 160), la rencontre avec Peggy libre la libido des chos maternels en un dsir rnov. Romain Gary a su reprer le cycle du retour du connu et du mme dans La Promesse de lÕaube : Ç partout o vous allez, vous portez en vous le poison des comparaisons È2. Le dsir ne cesse de revenir lÕempreinte premire pour Magnus : le Ç corps de Peggy lui tait dj si intime que ce soudain dvoilement lui a fait lÕeffet dÕune absurdit, dÕune violence È (M, 199), pour sÕteindre dans lÕimpuissance lie lÕinquitude incestueuse. Lorsque Peggy, pour apaiser Magnus, lche Ç ses larmes la faon dÕun petit chat È et fredonne une chanson, son Ç cÏur palimpseste a rvl dÕautres sonorits [qui] se dployaient en ondes tnues, peine perceptibles, comme si elles remontaient de loin, de lÕamont de son ge. DÕavant mme sa naissance, peut-tre, du temps o son corps se formait lentement dans la nuit liquide du corps de sa mre. È (M, 201). LÕhypothse de Ferenczi, qui soutient que le retour la vie intra utrine constituerait un fantasme humain universel, est ici illustre. Or, le retour dans le corps maternel ne sÕeffectue pas pour Magnus par le cot gnital, mais par lÕoue qui dcle, dans le cÏur de Peggy, Ç un palimpseste sonore È qui lance Ç de confus chos, envoyait un appel, un rappel È (M, 200). LÕmotion et la passion de lÕtat amoureux offrent une possibilit de survivance lÕenfant quÕil ft. En mlant les reprsentations et les impressions sensorielles de la vie intra-utrine, Magnus reconstruit fugacement un temps imaginaire dÕune relation la mre, quÕOtto Rank3 fantasme comme particulirement idyllique. Ren Diaktine reconnat quÕil est tentant dÕimaginer Ç lÕtat fÏtal ou la quitude du bb lÕimage dÕun plaisir sans limite, que ce soit dans la solitude presque totale de la vie intra-utrine ou dans lÕexquis rotisme dÕune intimit infinie avec la mre È4. Peut-tre est-il ncessaire dÕimaginer Ç quÕau dbut tait la joie È pour combler le vide irreprsentable de la mort, afin de sÕendormir Ç la main choue sur le sein de Peggy È et sÕveiller, sans trace de lÕillusion qui fut pourtant utile autant que lÕest une fable, pour faire taire, enfin, tout cho des origines : Ç aucune pense ne retenait ses gestes, son dsir tait libre. Et son corps cette fois nÕa pas failli son dsir. È (M, 201).
1
Gense, 9,8. Romain GARY (1960), La Promesse de lÕaube, Paris, Gallimard, coll. Blanche, 1980, p.38. 3 Otto RANK (1924), Le Traumatisme de la naissance : influence de la vie prnatale sur lÕvolution de la vie psychique individuelle et collective : tude psychanalytique, trad. Samuel Janklvitch, Paris, Payot, Coll. Petite bibliothque Payot, n¡ 22, 2002. 4 Ren DIAKTINE, Ç Le psychanalyste et lÕenfant È, LÕEnfant, op. cit., p.81. 2
137
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
III-1.B Celle qui toujours revient
SÕil est vrai que tout choix dÕobjet sexuel hrite des dterminations infantiles de la sexualit et que tout objet dÕamour porte les traces des premiers objets de lÕenfance, alors la dimension incestueuse est coextensive la vie sexuelle en gnrale. Derrire les diffrentes rencontres plane toujours lÕombre, ou la lumire, de la premire femme, toujours prohibe, mais souvent convoite. CÕest ce que souligne Serge Doubrovsky lorsque, dtournant le clbre Ç la treizime revient, cÕest encore la premire È1 de Grard de Nerval, il crit cet ironique constat dceptif : Ç Femme de mon rve, de mes rves, vident. La treizime revient, cÕest toujours la premire. ET CÕEST TOUJOURS LA SEULE, a le malheur, mon malheur. È2 Dans le fil de cette lecture, Marthe Robert associe lÕide de Ç lÕternel fminin È la Ç puissance maternelle È, fascinante et redoute, quÕelle rsume par la dclaration suivante : Ç Je suis la mme que Marie, la mme que ta mre, la mme aussi que sous toutes ses formes tu as toujours aime. A chacune de tes preuves jÕai quitt lÕun des masques qui voilent mes traits, et bientt tu me verras telle que je suis. È3 La conjonction de la sexualit de la mre et de la sexualit infantile, quÕAndr Green rsume de la faon suivante : Ç mre comme premire sductrice, enfant comme objet de sduction È4, teinte durablement les prouvs sexuels des jeunes personnages masculins.
Sigmund
Freud5 prsente lÕadolescence du
garon
comme la
redcouverte de lÕobjet sexuel, puisque, en qute de lÕimage mnsique de sa mre, il vit des retrouvailles avec lÕobjet sexuel quÕa t la mre. Sylvie Germain expose, diverses reprises, ce moment particulier o lÕavance progressive et le retour aux origines se combinent travers les figures de la rptition. De faon exemplaire, le roman Tobie des Marais joue de la superposition des images de la mre et de la femme aime qui cre une troublante et dlicieuse confusion rotique. Le savoir rationnel nÕest alors dÕaucun secours lorsque flamboient les tourments dÕun dsir inconnu. LÕtre femme, tel un mirage, sÕefface ou se ddouble. Ses apparitions fantomatiques, toujours surprenantes, veillent, tour tour, lÕextase ou lÕeffroi. La premire apparition de Sarra sÕoffre dans lÕindcision dÕune silhouette lointaine qui marche sur les rochers dÕune grve la nuit tombante. Ce moment crpusculaire, communment appel entre chien et loup,
1
Grard de NERVAL, (1854), Les Chimres. Serge DOUBROVSKY, Fils, Paris, Galile, 1977. 3 Marthe ROBERT, Roman des origines et origines du roman, Paris, Bernard Grasset, 1972 (Paris, Gallimard, coll. tel, 2002), p. 126. 4 Andr GREEN, Les Chanes dÕros : actualit du sexuel, Paris, Odile Jacob, 1997, p.49. 5 Sigmund FREUD, (1905), Trois essais sur la thorie de la sexualit, Paris, Gallimard, coll. ides n¡ 3, 1962. 2
138
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
est propice aux surgissements et la dissolution des anctres porteurs des mondes disparus. Tobie Ç repense soudain Dborah. [É] Il aimerait tant en cet instant que la silhouette quÕil entrevoit l-bas [É] soit celle de Dborah, ou bien celle de sa mre. È (TM, 196). CÕest dans le manque, Ç profond et murmurant È, de la mre et de la grand-mre, que se dtache lÕespoir dÕune rencontre. La deuxime tape de ce parcours initiatique passe par une pleine motion esthtique et rotique qui saisit le personnage devant un tableau du peintre Ragoul : Tobie y voit, en pleine lumire, ce que le tableau ne montre quÕ peine : le sexe de la jeune fille, - le doux, le voluptueux, le trs violent secret de son corps o tout est danse et pulsation. [É] Il voudrait carter les cuisses de la jeune fille du tableau, caresser cette chair o ondoient lÕombre et la lumire, la palper, - la pntrer. (TM, 219)
Le tableau joue ici pleinement sa fonction picturale autant que perceptive. PaulLaurent Assoun le qualifie de Ç pige regard È tant il Ç donne quelque chose en pture lÕÏil È, invitant celui auquel le tableau est prsent, dposer son regard comme Ç on dpose les armes È1. Le tableau dchane lÕenvie de voir et de saisir, lÕÏil de Tobie est capt par lÕeffet du coup de foudre : Ç Ses yeux se font aussi miroir, miroir ardent qui enflamme lÕimage. È (TM, 218). De la mme faon que Dostoevski dcrit dans LÕIdiot la rencontre du prince Mychkine avec la photographie de Nastassia Philippovna, le Ç point de cristallisation de la fascination amoureuse È2 sÕadresse lÕeffigie de lÕobjet. Dans Tobie des marais, il sÕavre que le modle du tableau nÕest autre que la femme du peintre : Ç Edna, peinte lÕpoque o elle attendait Sarra, durant les premiers mois de sa grossesse. È (TM, 220). Ainsi, la reprsentation de la mre contient-elle la promesse de la fille, tout comme le tableau promet la puissance de la rencontre amoureuse avec Sarra. Cette toile scelle un vcu commun entre Ragoul et Tobie, et fait ressentir le trouble qui bouscule les gnrations et condense le temps. Le tableau ne trouve sa clef que dans un systme de correspondances qui relie la mre la fille, en sÕanimant, il rconcilie le dsir du sujet : Ç "CÕest vous ! " sÕexclame-t-il mi-voix. Il pense au modle nu et celui du portrait. Il runit les deux images, les confond sÕmerveille de les voir incarnes, dÕtre remont la source. È (TM, 222). Tobie doit alors se dtacher de la perfection dÕune image dsincarne, hors de porte, et se dbarrasser de son dsir de possession ou de conqute, pour se tourner vers la patiente rencontre. Le personnage de Simon dans Jour de Colre connat le mme genre de confusion 1
Paul-Laurent ASSOUN, Le Regard et la voix. Leons de psychanalyse, Paris, Anthropos, 2001, p.117. 2 Ibid., p.149.
139
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lorsquÕil rapparat la mort de sa mre aprs une longue absence. Le premier amour fonctionne comme une inscription que les vcus ultrieurs nÕont pas efface, et comme vocation dÕun paradis perdu : Ç sa mre pour laquelle il tait revenu, sa mre dont le corps prodigieux tait offrande, bont, consolation, - il ne la verrait plus. È (JC, 282). Aussi, lorsque lÕincendie se dclare dans la maison de son grand-pre, Ç Simon continuait chercher lÕimage de sa mre, attendre son apparition. Mais cÕtait Camille qui venait dÕapparatre, et il ne semblait pas la reconnatre. È (JC, 296). Bndicte Lanot crit dans sa thse que Simon Ç est parti par amour pour sa mre ; il revient par amour pour sa mre [É] son dsespoir sÕexprime alors en un geste aberrant, un geste de folie : la mise mort du bÏuf Rouz, son dpeage, lÕappropriation de sa dpouille [É] È1. Elle prcise que Simon nÕappelle pas Camille, mais crie le nom du bÏuf et ainsi : touffe le cri de Camille, recouvre le nom quÕelle crie, celui de Simon : Simon a opt, il a touff le dsir de Camille, renonc la gnitalit, il appelle lui, pour lui, un animal castr [É] animal norme, un animal aux chairs blanches, et dont le nom commence, comme celui de Reine, sur la lettre " R ". Rouz pourrait bien tre une figuration du ventre maternel [É]2.
Simon, comme Tobie, prouve les vertiges de la superposition de la figure maternelle qui se mle lÕimage de leur nouvel amour. Tous deux traversent cette frontire si tnue dans une sorte dÕinconscience, titubants et hsitants dans le trouble de leurs mois de quitter celle qui ne peut tre dsinvestie. Ainsi en est-il du leurre de la vie sexuelle qui consiste, pour Pierre Fdida, Ç rechercher un objet ne pouvant tre retrouv : " puisque Ð crit Laplanche Ð lÕobjet qui a t perdu nÕest pas le mme que celui quÕil sÕagit de retrouver " È3. Pour Aurlien, lÕaccomplissement hallucinatoire du dsir conserve la mmoire olfactive de lÕodeur maternelle quÕaucun Ç parfumeur ne parviendra recrer [É] elle est compose de trs grands riens Ð de vent, de clart froide, dÕespace, de neige -, et dÕun-je-ne-sais-quoi unique, inimitable Ð un petit pan de peau trs fine, une goutte de tideur, la grce de la vie. È (HC, 80). Une Ç discrte et si intense signature de vie cache derrire lÕoreille, la racine des cheveux È (HC, 81) quÕil cherche la retrouver lÕidentique chez dÕautres femmes : Ç une seule lÕa mue aussi profondment que sa mre en ce lointain jour de neige, Clotilde. È (HC, 81). Clotilde permet ce glissement vers le maternel et fait renatre au bonheur du parfum, qui est pour Annie Anzieu, le Ç premier lment du connu, du dsir de garder en soi : mre reconnue. Sa trace perceptible retenue dans le souffle, 1
Bndicte LANOT-LEMOINE, LÕUnivers Romanesque de Sylvie Germain : lÕimaginaire thique, op. cit., p.242. 2 Ibid., p.241. 3 Pierre FDIDA, Ç La sexualit infantile et lÕauto-rotisme du transfertÈ, Sexualit infantile et attachement, op. cit., p.173.
140
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
la
mouvance de la
vie.
Sublimation.
LÕineffable rendu
sensible. È1.
Elle
reprsente lÕobjet auquel la satisfaction a t associe une premire fois, marquant pour toujours lÕobjet du dsir. Ce souvenir du Ç petit pan de peau È est frustre, isol, tel le Ç petit pan de mur jaune È de La Recherche que lÕcrivain Bergotte retrouve dans un tableau de Vermeer. Ce phnomne explique le ravissement qui saisit Aurlien avant mme que Clotilde nÕapparaisse, un lumineux dtail Ç quÕil nÕavait jusquÕalors jamais relev, le surprend : la tache de soleil sur le chapeau frmissait hauteur du lobe de lÕoreilleÉ È. Cette rminiscence engendre un sentiment de flicit : Ç Ce dtail anodin le met en joie, il lui semble porteur dÕautant de sens que de dlicieux non-sens, et surtout de promesse. Dcidment, oui, il est grand temps quÕils aient un enfant tous les deux. È (HC, 82). Le rapprochement de la mre et de Clotilde rend la perspective de la paternit soudainement envisageable dans un clair maniaque o le fantasme incestueux ne prend mme pas le temps de se dguiser. La qute dnique, comme un rve ou un souvenir, ainsi que le retour dans le ventre maternel que Sigmund Freud nomme le quatrime fantasme originaire, confrent une coloration incestueuse aux rencontres tout en provoquant le refus de certains rapprochements ou en suscitant la crainte quand le contact se fait trop maternant. Ainsi, dans la nouvelle LÕAveu, lorsquÕHlne, inquite de la torpeur de son amant, se couche ses cts : Ç il se recroquevillait de plus en plus, sÕenroulant et se raidissant sur lui-mme. Hlne, sourde aux cris et aux larmes qui mugissaient dans le cÏur et les nerfs de Pierre, lui prodiguait avec douceur des baisers et des caresses de mre-amante ; elle lÕassigeait, le torturait de sa tendresse. È (AV, 8). De mme Aurlien, dans Hors Champ, prfre renoncer son
besoin
de
tlphoner
sa
mre
pour
tre
consol
dÕun
Ç long
pleurement. [É] comme un chagrin dÕenfant. [É] profond, aigu È afin de ne pas prendre le risque de lÕinfantilisation Ç Tout fait absurde, surtout, et mme incongru, son ge ! È. LÕinterdit fonctionne cependant maladroitement, la construction syntaxique souligne la superposition et le passage rapide de la mre la compagne : Ç Il a besoin dÕentendre une voix familire, mais il sÕinterdit dÕappeler sa mre, [É] " All, maman, jÕai le cafard et je ne sais pas pourquoi. Fais quelque chose ! " Il compose le numro de Clotilde. È (HC, 61) illustrant les propos de Sigmund Freud : Ç Ë vrai dire, nous ne savons renoncer rien, nous ne savons quÕchanger une chose contre une autre È2.
1
Annie ANZIEU, La Femme sans qualit. Esquisse psychanalytique de la fminit, op. cit., 25. Sigmund FREUD, Ç Cration littraire et rve veill È (1908), Essais de psychanalyse applique, trad. Marie Bonaparte, Paris, Gallimard, Coll. Ides, N¡ 353, 1971, p.71. 2
141
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
DÕautres personnages, en revanche, retrouvent dans les dlices matrimoniaux la continuit du peau peau, du corps corps Ç expriment[s] dans le vcu occasionnel avec la mre des premiers temps de la vie. È1 Plusieurs pres, dans les romans germaniens, ont du mal renoncer la place privilgie qui tait la leur dans la relation duelle mre/enfant et placent leur femme dans un rle de substitut maternel. Ils font avec leur femme une exprience de la proximit, qui relve de la recherche dÕune fusion et dÕun tat motionnel, qui voquent les premiers attachements de la petite enfance. Selon Dominique Guyomard, la mre, Ç comme objet nostalgique, est garante dÕune satisfaction rotique, dÕun plaisir trouvable et retrouvable È2, non dans sa dimension sexuelle, mais dans le plaisir de satisfaction hallucinatoire dont elle est garante. La rencontre dÕEphram et de Reine voque le retour dans lÕabri dÕun foyer : Ç LorsquÕEphram pntra dans la cuisine, il fut saisi par la chaleur qui y rgnait et par les grands pans de lueurs vermeilles qui ondoyaient sur les murs. È (JC, 33). Pour cet homme, trop tt priv de mre, la cuisine offre la chaleur du feu domestique, que Leocadia Molina Leal prsente comme la Ç mtaphore du recueillement domestique, du rconfort du corps et de lÕesprit, il est lÕimage premire du bien-tre associ aux plaisirs les plus simples, lis aux lments [É] Le feu est peru comme un lment vivant, partie intgrante de lÕme de la maison [É] È3. La rflexion sur la symbolique du feu et lÕtude des structures permanentes de sa rverie, inities par Gaston Bachelard4, ont dgag un essaim dÕimages relies celui-ci. Le symbolisme rotique, qui fait concider le feu et lÕacte sexuel, est prsent dans la scne o Ephram sÕembrase devant Reine, avant que celle-ci dveloppe la figure de Ç la mre au foyer originelle qui ranime lÕtre et met le pot au feu. Reproductrice et nourricire È5, telle que la conoit Yvonne Knibiehler. Le feu sollicite le motif de la bouche et des sens habituellement lis lÕoralit, et favorise le surgissement de la brlure du dsir et de lÕapptit vorace : soudain phram vit Reinette-la-Grasse comme jamais encore il ne lÕavait vue. Il ne vit plus la grosse fille de la Ferme-du-Bout, mais une blouissante divinit de la chair et du dsir. Four et chevelure, pte et chair, pain et femme, faim et dsir, tout confluait dans les yeux dÕEphram, dans sa bouche, tout se mlait et criait dans son corps. (JC, 35)
1
Colette JACOB, Ç Figures de la mre. crits et chuchotements È, Imaginaire & inconscient, Ç Figures de la mre È, op. cit., p.102. 2 Dominique GUYOMARD, Ç La folie maternelle : un paradoxe ? È, La Folie maternelle ordinaire, op. cit., p.121. 3 Leocadia MOLINA LEAL, Ç Maisons dÕenfance chez Henri Bosco È, Cahiers Robinson, Ç Henri Bosco : Rver lÕenfanceÉ È, Christian Morzewski (dir.), Arras, Universit dÕArtois, n¡4, 1998, p.90-91. 4 Gaston BACHELARD, La Psychanalyse du feu (1938), Paris, Gallimard, 1949. 5 Yvonne KNIBIEHLER, Ç Figures de la mre au foyer È, Imaginaire & inconscient, Ç Figures de la mre È, op. cit., p.113-121.
142
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
LÕattention dÕEphram se porte sur les pieds de Reine, Ç indpendants du corps È (JC, 35), objets partiels de surestimation et dÕidalisation sexuelle qui ne relient pas le corps obse au sol : Ses Ç tout petits pieds nus, blancs et fins, qui [É] se balanaient en douceur dans le vide [É]. Ces petits pieds, gracieux paraissaient indpendants du corps si ample et lourd [É] È (JC, 35). Le ftichisme, que Freud analyse dans ses Trois Essais sur la thorie sexuelle1, repose sur la description du substitut de lÕobjet sexuel qui est une partie du corps proche, mais pas tout fait reli au corps aim. Ce substitut peut tre compar au ftiche dans lequel le Ç sauvage È incarne son dieu. La surestimation des pieds provient de la surestimation sexuelle qui caractrise lÕinvestissement de lÕobjet total, il sÕagit, selon
Janine
Chasseguet-Smirgel,
Ç dÕun
substitut
de
lÕobjet
sexuel
par
mtonymie. Ce qui est vis, cÕest la relation gnitale avec la prsence de pulsions sexuelles inhibes quant au but. È2 La rencontre est de lÕordre de la sidration et de lÕimpens, elle inscrit lÕurgence du dsir dans son vidence et sa ncessit : Ç En cet instant tout en lui ne rclamait plus que cela : sÕabattre de tout son poids contre le corps si merveilleusement en excs de Reinette-laGrasse [É] È (JC, 37). La mise en arrt redouble celle du pre Mauperthuis devant le corps assassin et offert de Catherine Corvol. CÕest la femme dans son immense passivit, absente son propre corps et son esprit, qui fascine les hommes du roman. Ë la voracit dÕEphram rpond la passivit de Reine : Ç Le mariage, lÕamour, le dsir, rien de tout cela ne faisait sens pour elle È (JC, 60). Le feu devient le symbole de lÕacte dÕamour et de son produit, surdtermin en fils. LÕaccouplement sera marqu la fois par sa frquence et la fcondit : Ç Ce grand corps dÕhomme qui sÕabattait contre elle chaque nuit pour y chercher lÕoubli [É] fit lever en elle une fertilit nouvelle È (JC, 67). Comme si la continuelle faim qui hantait le corps de Reinette-la-Grasse frayait dedans sa propre chair des ddales brlants o sans fin sÕengouffrait le dsir. Faim et dsir se confondaient pour lui en un mme flamboiement, un mme tournoiement. (JC, 66)
Fusion, plus quÕeffusion, qui permet Ephram de trouver Ç lÕoubli È (JC, 65) de la haine du pre dans un corps qui est, selon Bndicte Lanot, la Ç figuration de la toute puissance de la desse-mre, le phallus de la mre. È3. La femme tant, selon Monique Schneider, non seulement lÕhabitante dÕun lieu mais galement le
1
Sigmund FREUD, Trois essais sur la thorie de la sexualit, op. cit.. Janine CHASSEGUET-SMIRGEL, thique et esthtique de la perversion, op. cit., p.41. 3 Bndicte LANOT-LEMOINE, LÕUnivers Romanesque de Sylvie Germain : lÕimaginaire thique, op. cit., p.229. 2
143
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ç lieu dans lequel peut se loger soit lÕenfant dans la matrice, soit lÕhomme dans lÕtreinte. È1
Dsign par Freud dans les Trois essais sur la thorie sexuelle comme le premier objet dÕinvestissement externe au corps propre, le sein va donner, dans son union vitale avec lÕorifice oral, son impulsion aux relations du sujet avec le monde extrieur, Ç au moyen des mcanismes de base que sont la projection et lÕintrojection, et selon la ligne des deux principes du fonctionnement psychique Ð plaisir-dplaisir et ralit È2. Lorsque Freud prsente lÕimage dÕun Ç enfant rassasi quitter le sein en se laissant choir en arrire et sÕendormir, les joues rouges, avec un sourire bienheureux È, il fait de cette jouissance le Ç prototype de lÕexpression de la satisfaction sexuelle dans lÕexistence ultrieureÉ È3 et le Ç paradigme des joies de la sexualit adulte. È4. Ainsi, lorsque Sylvie Germain voque la petite milie, Ç comble par la tte que vient de lui donner sa mre [É]. Autant que de lait, elle est repue de la chaleur et de lÕodeur des deux grands corps qui lÕentourent. [É] milie se calme, ferme les yeux et sÕendort son tour. È (In, 144), elle crdite lÕide quÕau-del des caresses, il y a ce champ Ç de la blancheur laiteuse dÕun allaitement rv heureux, nostalgie dÕun paradis recr, en de des affres de la sparation et du manque [É]È5. CÕest ce temps que connait lÕpoux de Vitalie, alors que Ç lÕaube toujours le surprenait comme une nouvelle remise au monde de son corps confondu celui de sa femme dont les seins, depuis la naissance de leur fils, ne cessaient de porter un lait au got de coing et de vanille. Et de ce lait il sÕabreuvait. È (LN, 22). Rene de lÕEstorade nÕvoquait pas autre chose dans Mmoires de deux jeunes maries lorsquÕelle nonait : Ç Enfanter ce nÕest rien ; mais nourrir, cÕest enfanter toute heure. È6 Ce qui est en jeu ici, nÕest pas tant lÕincorporation fantasmatique du sein nourricier que lÕidentification primaire un objet, support contre lequel lÕenfant se serre. LÕaccolement du corps du mari au corps de Vitalie est li la pulsion sexuelle qui, selon Didier Anzieu, Ç trouve satisfaction au niveau oral dans la tte et dans cette manifestation dÕamour quÕest lÕtreinte È7. Sur lÕÇ cran blanc du rve È, quÕest le sein maternel, se projettent les images de la perception du dsir du nourrisson que le philosophe Gilles Deleuze, dans son livre Mille
1
Monique SCHNEIDER, Ç La disparition fminine È, Humain/dshumain. Pierre Fdida, la parole de lÕÏuvre, op. cit., p.147. 2 Florence GUIGNARD, Ç LÕInfantile dans la relation analytique È, Au vif de lÕinfantile. Rflexions sur la situation analytique, Lausanne, Delachaux et Niestl, coll. Champs psychanalytiques, 1996, p.181. 3 Sigmund FREUD, Trois essais sur la thorie de la sexualit, op. cit., p.105. 4 Hlne PARAT, Sein de femme, sein de mre, op. cit., p.22. 5 Ibid., p.142. 6 Honor DE BALZAC, Mmoires de deux jeunes maries (1841-1842), Paris, Gallimard, coll. Folio classique, 1981. 7 Didier ANZIEU, Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1985, p. 98.
144
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Plateaux, tente dÕimaginer. LÕpoux de Vitalie dans Le Livre des Nuits, ainsi quÕEphram dans Jour de colre, interrogent le partage, qualifi dÕimpossible par Hlne Parat, entre le sein maternel et le sein rotique. Ils jouent de lÕambivalence entre lÕoralit et la gnitalit pour exprimer subtilement le tabou de lÕinceste et lÕambivalence porte sur le sein fminin, comme si la femme ne pouvait pas tre la fois objet et sujet de dsir envers lÕhomme et mre nourricire, posant trop visiblement la question de sa relation rotique lÕenfant.
III-1.C Le mystre des origines
Selon Freud Ç LÕhomme sait dÕun certain savoir qui est son pre et si la lune est habite, il sait dÕun tout autre savoir qui est sa mre È1, cependant lÕadage, mater certissima, pater semper incertus2, que Freud voque dans la construction du Ç roman familial È, ne comble pas le dsir de savoir ce que fut le territoire originel et la nature exacte de notre humaine condition. Dans la Chanson des mal-aimants, Laudes fait le constat que les partouzes du lupanar le Relais des Baladins, tenu par les respectables sÏurs Brune et Dora Bellezheux, offrent les vertiges ncessaires aux participants en qute dÕun mystre du secret de lÕorigine : Ç ces intrpides aventuriers du sexe restaient en effet figs au seuil du mystre quÕils brlaient de percer. Car ils taient en qute dÕun mystre [É] celui de la chair. È (CM, 148). Ils tentent de se saisir dÕune reprsentation de la scne primitive en arrachant : enfin la chair son secret. Le leur, de secret, celui de leur prsence de vivants fourbus de dsir, de mortels hants par leur disparition future. Le secret de leur origine, somme toute. [É] pour remonter lÕamont de leur naissance et sÕy reproduire leur tour, quitte en mourir. (CM, 149)
Cette histoire hors temps, qui chappe la connaissance des enfants, comme si elle tait divine, prsente cette limite de la particularit de la filiation humaine : ni immortels, ni auto-engendrs, nous devons notre vie dÕautres quÕ nousmmes. Avoir imaginer cette immensit infinie dÕun Ç non-temps È o lÕenfant nÕavait pas encore de place, peut-tre est-ce l que se niche Ç le dbut de la pense de lÕhomme sur sa condition dÕexistant-finissant È3. Les chemins sont varis pour le fantasme qui se joue du retour ce monde fusionnel. Ils peuvent emprunter celui des mots, des rves nocturnes et veills, ou celui de lÕcriture pour faciliter sa symbolisation et en dnouer la fusion. Le dsir de savoir serait la
1
Sigmund FREUD, Ç Le Roman familial des nvross È (1909), Nvrose, psychose et perversion, trad. Jean Laplanche, Paris, PUF, 1973. 2 Si la mre est toujours certaine, le pre est toujours incertain. 3 Franois MARTY, Ç La haine dans le fratricide et le parricide È, Enfance & Psy, 1999, p.32-38.
145
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
forme sublime de cette soif, dont les racines infantiles resteraient invisibles. LorsquÕAurlien interroge son collgue Maxence sur le souvenir quÕil conserverait dÕun moi Ç particulirement fort, magnifique È de lÕenfance, celui-ci rpond, avec une exaltation que les annes nÕont pas mousse : Ç Ð Oh que oui ! La premire fois que jÕai vu le sexe dÕune femme, pour de vrai, en direct, pas en photoÉ È (HC, 69). Le corps des femmes, Ç leur anatomie secrte È tracasse et dclenche une faim cannibale : Ç bouffer la femme, mordre dans sa chair È (HC, 71). Le dsir de connatre lÕnigme de lÕessence est particulirement fascinant et mystrieux au point que, lorsquÕune voisine initiatrice retrousse lentement sa robe pour dvoiler son sexe, le jeune intrpide reste coi : Ç Moi, je bougeais pas, berlu que jÕtais, le souffle coup È (HC, 70). De mme que les participants au Relais sont Ç aveugls par la fascination, en proie un dlire de fascination qui plombait leurs regards et leurs penses, les ptrifiait È (CM, 148). Maxence, comme Perse, veut vaincre la mise en garde de Mduse pour dcouvrir ce quÕelle cache et discerner le mystre de LÕOrigine du monde. Il poursuit sa recherche par le biais du bien nomm tableau de Courbet : Ç Ce nÕest mme pas une femme-tronc, mais une femme-bas-ventre. Pas de distraction, aucune chappe possible, le regard est happ, assign fascination, il est comme aveugl. Interdit, frapp de stupfaction devantÉ devant rien, prcisment ! [É] Et dlivr. Le regard est affranchi de toute illusion, de toute idalisation, de toute mythologieÉ È (HC, 73). Tout en questionnant lÕorigine de la rminiscence de son collgue : Ç Histoire vraie ou fantasme ? On dirait une mise en scne du tableau de Courbet [É] È (HC, 71), Aurlien sÕempresse de poursuivre avec avidit son association. Avec une faim communicative qui Ç ne vient pas de lÕestomac È, mais Ç plutt de toutes les fibres de sa chair, elle monte de loin, du fond de lÕenfance È (HC, 74), malgr son Ç malaise È, Aurlien Ç a envie de revoir lÕÏuvre de Courbet È et Ç sÕoctroie une escapade sur internet pour trouver une reproduction de cette peinture clipses et secrets. [É] la toison brune [É] lui fait penser une tache dÕencre aux contours irrguliers et effrangs sÕtalant sur un papier buvard È (HC, 76). Cette reprsentation du sexe fminin opre pour Aurlien lÕidentique dÕun test projectif de Rorschach1. Comme un rayon X, il traverse lÕintrieur de la personnalit et Ç fixe lÕimage du noyau secret de celle-ci sur un rvlateur [É] et en permet ensuite une lecture facile par agrandissement ou projection grossissante sur un cran [É]. È2 Aussi, ce qui est cach est mis en lumire ; le latent devient manifeste ; lÕintrieur est amen la surface ; ce quÕil y a de stable et aussi de nou en lui se trouve dvoil : Ç cette 1
Hermann RORSCHACH (1947), Psychodiagnostic, Paris, PUF, 1947. Didier ANZIEU, Catherine CHABERT (1961), Les Mthodes projectives, Paris, PUF, coll. Le psychologue, 1983, p.18.
2
146
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
toison ne renvoie pas seulement au vgtal, elle voque tout autant lÕanimal, un oursin, ou une araigne velue, ou encore une toile de mer un peu difforme, quatre branches ingales. Le jeu des ressemblances pourrait se dcliner indfiniment. È (HC, 77). Cette preuve de vrit fait accder Aurlien un souvenir de sa petite enfance. Comme le rappelle la romancire, dans le cabinet du psychanalyste Jacques Lacan, un panneau peint par Courbet intitul le Chteau de Blonay reprsentant Ç un vaste ciel dÕhiver, [É] avec au premier plan, des arbres nus sur fond de neige È (HC, 78) sert de cache au sulfureux tableau. Aussi, la mise en veille de lÕordinateur efface la reproduction du tableau et fait surgir, permettons-nous ce jeu de mot, un souvenir-cran1 : CÕest en lui quÕil ranime lÕimage, [É] lÕhorizon recule, tirant une ligne bleutre entre le ciel blafard et la terre enneige. Il a trois ou quatre ans, [É] CÕest la premire fois quÕil voit la neige, la touche, la sent. (HC, 78)
Ainsi, de deux forces qui agissent en sens opposs, Ç lÕune tirant vers la remmoration de lÕexprience vcue, lÕautre sÕy refusant. Le conflit sÕexprime dans un compromis : il survient dans la mmoire une autre image, qui, en change de la premire, se trouve dplace dÕun cran È2. Ce souvenir infantile lÕapparente insignifiance le fait accder Ç par effraction È dans une clart Ç dÕaube du monde, ou de sa fin [É] dans un autre monde ? [É] comme sÕil assistait sa propre naissance. Mais laquelle ? Est-il en train de natre, ou en voie de mourir ? È (HC, 79). SÕenqurir du secret des Mres quivaut pour PaulLaurent Assoun Ç se mettre en position faustienne de qute de lÕorigine et sÕy engager sans rserve È3, de ce fait, ce voyage nÕest pas sans risque en raison du dploiement de surprenants retours du refoul pas toujours assimilable par celui qui les a suscits. Paul-Laurent Assoun prsente la vocation enqutrice dÕÎdipe comme consistant
faire
Ç de
la
Mre
la
" Chose ",
enjeu
de
sa
" pulsion
de
savoir "
4
(Erkenntnistrieb) : creuset primitif de la " curiosit " sexuelle. È Le personnage de Gabriel dans Opra muet tmoigne de cette volont de Ç savoir absolu È qui le conduit faire lÕexprience que celui qui porte sur le sexe de la mre aboutit toujours sur Ç une impasse È5. LÕexploration abyssale du ventre maternel, que Gabriel mne pendant des annes, fonctionne comme autant de tentatives pour 1
Sigmund FREUD, Ç Des souvenirs-couverture È (1890), Îuvres compltes 1894-1899, Paris, PUF, 1989. 2 Lise MINGASSON, Ç Compte-rendu dÕun colloque de Cerisy È, Recherches et prvisions, n¡66, 2001, p.123. 3 Paul-Laurent ASSOUN, Ç Voyage au pays des mres. De Goethe Freud : maternit et savoir faustien È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Ç Les Mres È, op. cit., p.110. 4 Ibid. p.129. 5 Ibid.
147
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
ouvrir les portes du mystre qui lveraient lÕnigme originelle : Ç il avait hant le silence de la nuit ocane pour en photographier la faune, la flore et les gographies secrtes È (OM, 36). La mer est loin dÕtre un lieu anodin, et sa symbolique, tudie par Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, invite associer la dynamique de la vie celle des profondeurs de lÕinconscient traverses de courants, Ç lieu
des naissances, des transformations et des renaissances
[É] È1. Il est bien difficile de ne pas goter au glissement homophonique de mer mre, auquel le romancier Qubcois Rejean Ducharme ne peut rsister lorsque, en le complexifiant, il intitule un de ses romans LÕOcantume2. Gabriel, a longuement scrut la mer, il a photographi lÕintrieur des eaux primordiales comme un territoire secret Ç aux tons rouges et orangs clatants de densit somme des coules de miel È (OM, 52). Selon Janine Chasseguet-Smirguel, ce fantasme Ç correspond au dsir de retrouver un univers lisse, sans obstacles, sans asprits, sans diffrences, identifi un ventre maternel auquel on peut avoir
librement
accs,
reprsentation,
au
niveau
de
la
pense,
dÕun
fonctionnement mental sans entrave avec une nergie psychique circulant librement È3. La mer est un corps maternel archaque dans lequel Gabriel prouve des sensations corporelles intenses et ambivalentes, elle convoque des fantasmes contradictoires, que Nicole Fabre relie lÕoralit. LorsquÕelle voque la traverse de territoires maternels tels que la grotte, le tombeau ou les cryptes marines, elle numre leur contenu : Ç (dvorer/tre dvor), lÕincorporation et lÕjection (absorber/tre absorb ; rejeter/tre rejet), le morcellement et la restauration dÕun tre entier, naissant. Plus gnralement, lÕangoisse et lÕextase, le tout sans alternative. È4 En ces fonds marins se condensent les craintes de lÕabme, les monstres peuvent tout moment surgir pour expulser et recracher lÕtranger. Gabriel commet une sorte de sacrilge incestueux avec le corps de ses rves. En photographiant lÕirreprsentable, en pntrant rebours les eaux matricielles, il touche au tabou. Scrutant le lieu utrin, il en perce le secret et se fait le conqurant et possesseur de la terra incognita. Mais de lÕeau profonde il ne refait pas surface indemne, la crise dÕangoisse phobique explose et coupe le souffle. Pour Jacques Bril, Ç Tout destin humain connatra lÕpreuve de lÕeau Ð ces eaux de lÕamnios qui nous reportent la caverne utrine Ð dont il faut merger, travers lesquelles devra passer lÕenfant avant dÕtre, [É] dpos terre, autre symbole maternel des enracinements, des nourritures et des
1
Ç Mer È, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 623-624. Rejean DUCHARME, LÕOcantume, Paris, Gallimard, 1968. 3 Janine CHASSEGUET-SMIRGUEL (1986), Les deux arbres du jardin. Essais psychanalytiques sur le rle du pre et de la mre dans la psych. Paris, Des femmes, 1988, p.73. 4 Nicole FABRE, Ç Retrouvailles avec la mre archaque È, Imaginaire & inconscient, Ç Figures de la mre È, op. cit., p.40. 2
148
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lignages. È1. Cette eau cependant, est traverser et non explorer, au risque dÕtre aval ou rejet, car jamais personne ne retournera dans le ventre de sa mre. La Bible le proclamait dj dans un de ses premiers commandements : Ç Tu ne retourneras pas au pays dÕgypte È2. Lorsque Winnicott voque sa curiosit pour lÕimage de Tagore, il reconnat avoir toujours su Ç que la mer est la mre et que lÕenfant vient natre sur le rivage. Les bbs sortent de la mer et sont rejets sur la terre, comme Jonas de la baleine È3, car lÕenfant ne peut y sjourner. Aussi, une nouvelle expulsion a lieu pour Gabriel, mlant les angoisses du nouveau-n celle de la perte des tres aims, sa grand-mre et Agathe : la mer un jour lÕavait rejet, sÕtait ferme lui. [É] soudain quelque chose sÕtait bris et avait bascul et maintenant cÕtait lui qui se trouvait hant par le silence et la nuit aquatique dont les mystres et les splendeurs sÕtaient souds en bloc dÕimpossible. [É] Car la peur avait surgi, dÕun coup, et elle lÕavait chass hors de profondeurs comme un poisson traqu. Elle lÕavait touch au plus vif de son tre, elle avait vis son souffle et sÕy tait inscrite en creux. (OM, 36)
Envahi par la mmoire dÕune caverne sensorielle, oppressive et touffante, Gabriel ne sÕen spare que par un Ç violent arrachement lui aussi sensoriel quÕest lÕautoflagellation asthmatique È4, qui expulse littralement celui qui sÕest abandonn sans contrle aux dangers des sductions marines. Gabriel semble tre victime des ondines, fes des eaux malfaisantes symboles des Ç sortilges de lÕeau et de lÕamour, lis la mort È, qui sous prtexte de conduire les voyageurs travers les ombres Ç les garent et les noient È5. Il ne sera pas lÕiniti et ne retirera pas de ces fonds mlusiniens une connaissance rnove. Selon Jacques Bril, Ç le trsor cach de la science nouvelle, science du moi intrieur : " connais-toi, toi-mme " È, ne peut tre reue Ç quÕaprs avoir vaincu les htes funestes ou malins quÕabritent ces cavernes ; ou avoir pactis avec eux. È6
De la mer la mre, de la mre la femme, la peur de Gabriel emprunte Ç le plus terrible raccourci Ð un rapide dtour travers les yeux dÕAgathe. È (OM, 37). Les traces de la mre se dessinent dornavant dans le symptme
1
Jacques BRIL, La Mre obscure, op. cit., p.133. Nicole FABRE, Ç Retrouvailles avec la mre archaque È, Imaginaire & inconscient, Ç Figures de la mre È, op. cit., p.48. 3 Donald-Woods WINNICOTT, Jeu et ralit. LÕespace potentiel (1971), op. cit., p.133. 4 Julia KRISTEVA, Le Temps sensible. Proust et lÕexprience littraire, Paris, Gallimard, coll. NRF essais, 1994, p.296. 5 Jean CHEVALIER, Alain GHEERBRANT, Ç Ondines È, Dictionnaire des symboles, op. cit., p.704. 6 Jacques BRIL, La Mre obscure, op. cit., p.132. 2
149
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
asthmatique1 et la phobie du regard fminin. Gabriel Ç aimait contempler les jambes des femmes È. Sa fascination est bien proche du jeune Roselyn qui dclare aimer, lÕinstar de Bertrand Morane dans LÕHomme qui aimait les femmes2, voir de son sous-sol Ç par centaines des pieds et des jambes de femmes. Et puis jÕaime couter le bruit de leurs talons pointus sur le trottoir. È (NA, 296). Gabriel fuit Ç le regard des femmes È, comme si ce dernier conservait les traces de Mduse : Ç Il ne regardait jamais plus les femmes droit dans les yeux. Il y avait trop de pril les contempler avec attention È (OM, 51). La pense de Gabriel est fige par une terreur dont il ne repre pas le contenu, mais qui persiste et ressurgit toute occasion propice, freinant la poursuite du dveloppement de sa pense et empchant toute rencontre amoureuse : Ç Tout ce qui sÕlanait au-dessus ne le concernait pas. [É] L-haut, dans leurs yeux, dans lÕclat de leurs yeux, il y avait trop de violence. La folie sÕy tenait lÕafft. È (OM, 51). Pour lisabeth About, Ç ct du regard fminin empreint de bont et de beaut, se profile le masque inquitant de Mduse. bloui par la beaut du regard humain, lÕenfant craint dÕtre ananti par le regard de Mduse È3. LÕattrait ftichiste de Gabriel ne lui permet pas dÕaller au-del du genou. Le Ç l-haut È, zone interdite, marque la distance qui spare le petit garon lorsquÕil doit lever les yeux vers ceux de sa mre en passant par le lieu de lÕinconcevable, porteur dÕune angoisse archaque. LÕexpression de la sexualit de Gabriel est proche de la perversion polymorphe de lÕenfant, qui sÕexerce sous forme de pulsion partielle non soumise au primat de lÕamour gnital, quÕil vacue par un Ç a ne le concernait plus È. Chass de lÕimmensit aquatique par la mer elle-mme, il se rfugie dans un lieu pare-excitant sous la protection dÕune figure tutlaire paternelle parfaitement scurisante et illusoirement immobile. La faade est comprendre dans le sens de Ç apparence È, puisque lÕimpression dÕapaisement et le principe de nirvana
sÕavrent trompeurs et annoncent sa
mort. Cet
amnagement face aux perturbations imposes par lÕextrieur correspond au principe de constance esquiss par Freud dans son Esquisse dÕune psychologie scientifique, visant maintenir un niveau aussi bas que possible la tension interne pour atteindre sa rduction, son quilibre, voire sa suppression. Aprs le surgissement de la maladie, lÕcho de la destruction du mur et de la disparition du Docteur Pierre, Gabriel reporte sur lÕimmeuble de son mdecin de quoi reposer son esprit en alerte : Ç Si je vivais ici, se dit Gabriel, en un tel lieu calme et clos, je retrouverai la paix, le sommeil. Aucun bruit, nul passant, nulle 1
Une autre interprtation peut tre propose : le paysage utrin tant aussi un monde qui accueille le pre, la crise dÕasthme, peut tre le refus de lÕinvitable partage, irrespirable. 2 LÕHomme qui aimait les femmes, ralisation Franois TRUFFAUT, scnario Franois Truffaut et Suzanne Schiffman, Michel Fernand, avec Charles Denner, Les films du Carosse, 118 mn, 1977. 3 lisabeth ABOUT, Rencontres avec mduse, Paris, Bayard, coll. Pados, 1994, p.135.
150
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
tentation [É] È (OM, 92). De ces successifs points de bascule, la passion pistmophilique
du
personnage
se
Ç rabougri[]
lÕextrme È
dans
la
Ç petitesse È et la Ç nudit et la simplicit È des Ç terrains vagues È et autres Ç chantiers È qui dvoilent lÕenvers dÕun dcor en perdition. Gabriel se dirige vers le fond de scne o se trouve la machinerie, le dcor pour en dchiffrer les mcanismes cachs. La cinquime squence dÕOpra muet ractualise le fantasme de la scne primitive. Les interdictions de franchir le seuil des palissades du chantier : Ç Port du casque obligatoire È, Ç Dfense dÕentrer È, Ç Chantier interdit au public È et des risques potentiels Ç Attention-Danger È (OM, 35), transforment le lieu familier Ç en lieu inquitant, en une sorte dÕespace maudit retranch du monde des vivants È (OM, 35) et suscitent une excitation et une Ç curiosit dÕenfant È. Le chantier est rapprocher des femmes, objets de dsir, dont les yeux prsentent un trop grand danger regarder, lÕutilisation du mme Ç Attention-Danger È (OM, 51) leur endroit est ce titre vocateur. Si Ç cet avertissement dsormais bandait pour lui les yeux de toutes les femmes È (OM, 51), il ne tient pas aussi rigidement dans ce lieu de substitution. Gabriel Ç se mit fureter È, glisser avec un voyeurisme certain Ç des regards indiscrets dans tous les interstices quÕil dcelait È, Ç rien nÕaiguisait davantage son imagination que les lieux frapps dÕatopie. È (OM, 35). LÕinstinct partiel troitement visuel demande tre satisfait pour le propre compte de lÕenfant. La psychanalyste Annie Anzieu voque lÕenfance quÕelle conserve en elle comme la Ç tranquillit de cette ruine vivace È, un den qui se rve agrablement en de Ç multiples sentiments emmls de fruits, de fleurs, de ronces, de vieilles pierres que lÕon retrouve et dont on reconstruit lÕdifice chaque occasion de sa vie. Retrouver en soi le creux des bras nourriciers, la prsence de paradis des parents unis et aims. È1. Gabriel se perd lui-mme dans la complexit de ses rveries qui lui font mesurer lÕtroite correspondance entre les matires, les tres et les lieux de lÕabandon. Gabriel descendait maintenant les degrs sans fin dÕun escalier de glaise rougeoyante qui le conduisait lÕintrieur du corps, mais il ne savait pas quel tait le nom, le visage, de ce corps au fond duquel il descendait ainsi. tait-ce le sien ou bien celui dÕAgathe ? Le sien blotti contre celui dÕAgathe, le sien enfoui dans celui dÕAgathe É Le sien rejet par celui dÕAgathe. (OM, 136)
La vision des lieux de son enfance occasionne une intense rgression et un nouveau retour dans lÕespace utrin duquel, il sera, cette fois-ci dfinitivement et radicalement expuls.
1
Annie ANZIEU, La Femme sans qualit. Esquisse psychanalytique de la fminit, op. cit., 34.
151
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
III-2 La disparition de la mre III-2.A Dtruire pour se dprendre Selon Jean Bergeret, il semble que la reprsentation du matricide Ç constitue le plus abominable, le plus innommable des fantasmes È1. Freud luimme, qui fit grand cas du parricide et aima puiser son inspiration dans les textes de Sophocle, semble avoir omis de se pencher plus prcisment sur le sens du vers 1176 du drame dÕÎdipe-roi, lorsque le serviteur rpond lÕinterrogatoire dÕÎdipe au sujet du devenir de lÕenfant remis par sa mre : Ç ÎDIPE : CÕest elle qui te le [lÕenfant] donne ? LE SERVITEUR : Oui, prince. ÎDIPE : Pour que tu en fasses quoi ? LE SERVITEUR : Pour que je le supprime. ÎDIPE : Elle, la mre, elle a pu ? LE SERVITEUR : CÕest quÕelle avait peur du malheur que disait lÕoracle. ÎDIPE : Quel malheur ? LE SERVITEUR : On disait de lui quÕil devait tuer ses parents. 2
Ainsi Apollon a-t-il mis en garde, par le moyen du premier oracle, Ç contre la brutalit du dilemme pos tout parent : ou bien lÕenfant va devoir tuer ses parents (cÕest--dire la mre tout autant que le pre), ou bien les parents (cÕest-dire la mre tout autant que le pre) vont devoir tuer prventivement lÕenfant È3. Alors que le terme parricide apparat dans la langue franaise la fin du XIIe sicle4 dans le Dialogue de saint Grgoire, celui de matricide, survenu plus tardivement chez Plutarque5, est encore peu utilis. Jean Bergeret voit dans la faiblesse de lÕvocation de lÕimaginaire matricide, ainsi que dans lÕemploi inusuel de ce mot, Ç la puissance du refoulement culturel È6 de la reprsentation du meurtre de la mre. Ce dernier trouve cependant, lÕtat de fantasme, une
1
Jean BERGERET, La Violence fondamentale. LÕInpuisable Îdipe, Paris, Dunod, coll. Psychismes, 1984, p.52. 2 SOPHOCLE, Îdipe roi, traduction de Jean Bollack, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1995, p.66-67. 3 Jean BERGERET, Ç Post-adolescence et violence È, Adolescence termine, adolescence interminable, Anne-Marie Allon, Odile Morvan et Serge Lebovici (dir.), Paris, Presses Universitaires de France, coll. Psychiatrie de lÕenfant, 1985, p.73. 4 Jean DUBOIS, Henri MITTERAND, Alain DAUZAT (1964), Dictionnaire tymologique et historique du franais, Paris, Larousse, coll. Trsors du franais, 1994. 5 PLUTARQUE, Îuvres morales, tome 15 (1565), trad. Daniel Babut, Paris, Les Belles Lettres, 2004. 6 Jean BERGERET, La Violence fondamentale, op. cit., p.52.
152
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
expression privilgie dans le jeu enfantin. Associ, ds 1905, par douard Claparde comme Ç le travail de lÕenfant È1, le jeu est une voie royale dÕentre dans la vie fantasmatique de lÕenfant, Ç analogue Ð et non identique Ð celle que constitue le rcit du rve Ð et non le rve- pour la vie fantasmatique de lÕadulte È2. Le jeu, selon Mlanie Klein, permet lÕenfant Ç dÕexpulser les aspects les plus culpabilisants de son surmoi parental È.3 La mise en avant de lÕambivalence des sentiments dÕamour et de haine lÕgard de soi et de la mre, tmoigne de la complexit dÕune relation passionnelle, lÕintrieur de laquelle, lÕenfant comme la mre, vivent des lans de tendresse, de colre, de frustration, dÕinquitude et de joie souvent imbriqus, ou se renvoyant alternativement lÕun lÕautre. Denis Vasse note que lÕenfant entretient une trange familiarit avec une violence de la mort sans reprsentation : Ç par la mort mise en jeu È, lÕenfant djoue le destin et Ç dfait le lien aux parents. È4. Le square est alors le lieu de prdilection pour le matricide enfantin : Une fillette en anorak mauve brod dÕtoiles argentes pousse des cris suraigus derrire la mitrailleuse quÕelle agite en tout sens. Ce sont des cris dÕexcitation, de joie, qui montent dÕun cran chaque fois quÕelle passe devant sa mre " Pan pan boum ! Je tÕai tue, maman ! " Sa victime, trs souriante, agite la main avec grce chacune de ses mises mort comme sÕil sÕagissait dÕun hommage rendu sa personne. (HC, 30)
De mme, la mre ne peut-elle que se rjouir de lÕexclamation namoure de son fils Aurlien, alors petit garon, Ç "Maman, tuÉ tu es É Toi, belle comme un clown ! " Il ne connaissait pas de comparaison plus glorieuse, et sa mre lÕavait bien reue de la sorte, en complment suprme. È (HC, 185). Aimer sa mre, comme jouer la tuer, est une chose trs srieuse pour lÕenfant. Le passage de la mre la fille sÕeffectue par un attentat fait cette image pour que dchoie sa dimension dÕclat, qui fait que le sujet peut se sentir ananti ou agress par cette image perscutoire. Se confrontant la dvastation et ne considrant pas sa fillette comme mauvaise, la mre facilite la rciprocit des liens et vacue la confusion identitaire qui peut rsulter du fait dÕtre du mme sexe. Pour Andr Green, le jeu ne peut se comprendre Ç quÕ la lumire du fantasme et celui-ci sÕancre dans la sexualit, pour sÕpanouir dans la sublimation È5. Le rle qui sÕy joue alors est toujours vrai, pour le temps quÕil dure. Le pays intermdiaire explor par Alice avant Winnicott, est lÕespace du jeu et de la cration o sÕlaborent le deuil et la rparation, o sÕinvente la vie vivre alors que 1
douard CLAPAREDE, Le Jeu chez lÕenfant, Neuchtel & Paris, Delachaux & Niestl, 1905. Florence GUIGNARD, Ç LÕInfantile dans la relation analytique È, Au vif de lÕinfantile, op. cit., p.54. 3 Ibid., p.54. 4 Pierre FDIDA, Ç LÕarrire-mre et le destin de la fminit È, Psychanalyse lÕUniversit, t.5, n¡18, 1980, p.161. 5 Andr GREEN, Ç La Mre morte È (1980), Narcissisme de vie, narcissisme de mort, op. cit., p.258.
2
153
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lÕadversit est violente. Il est possible de sÕy rendre, dÕy sjourner le temps qui convient, dÕen revenir pour y retourner ou y faire de longs sjours. Lieu psychique, espace-temps personnel, il est lÕunivers singulier de ceux qui sont au monde sans rage, ni passivit. Il leur permet dÕhabiter le monde dans lÕespace et la temporalit de la bordure et de la frontire. Certains ont du mal revenir de cet entre-deux, ni tide, ni mitig, qui est lÕorigine de tout voyage. Ainsi, lors de lÕenterrement dÕAlos, Marketa Ç marchant et parlant en somnambule È derrire Prokop, se souvient de son enfance dlaisse et exprime, dans un monologue assourdi, le souvenir Ç dÕune poupe quÕelle avait eue et laquelle elle avait donn le prnom de sa mre pour mieux jubiler des baffes et des fesses quÕelle lui flanquait [É] È (Im, 243).
LÕexprience de la haine, en jeu dans lÕamour exclusif avec la mre, peut revtir une dimension perscutrice et dvastatrice. Nous sommes alors plac, avec certains personnages masculins, au cÏur de la perversion et de la profanation du maternel, et partant, du fminin. Conduits vivre leurs acquisitions en termes dÕavoir, ou de manque avoir, entre eux et les autres, leur relation sÕinscrit
sous
les
signes
de
lÕappropriation,
de
lÕabandon
et
de
la
destruction. Dans lÕambivalence qui le lie sa mre, Nuit-dÕAmbre puise abondamment aux sources de la haine pour ne pas tre dtruit par lÕabandon et son amour port vide. Il surveille sa mre : du coin de lÕÏil, hargneux. Pourtant, il y avait des nuits o il se rveillait tout tremblant, ivre de retrouver lÕamour perdu de sa mre. Il se dressait dÕun coup dans son lit, les lvres balbutiantes, brles par le nom qui venait de sÕarracher son cÏur, prt appeler sa mre, se jeter dans ses bras. Mais il se reprenait aussitt. Il lui arrivait de se mordre au sang les bras, les genoux, pour faire taire le nom, refouler lÕappel. (NA, 89)
Comme lÕexpose trs bien Winnicott1, lÕenfant rpte la destruction non pas pour dtruire, mais pour vrifier que lÕobjet survive. Il se nourrit de lÕespoir quÕenfin, un jour, lÕobjet survivra tant de violence. LÕÏuvre de la mre se trouve ainsi expose la destruction. Dans lÕopra de Ravel LÕEnfant et les sortilges2, le personnage de lÕEnfant, souhaitant Ç mettre maman en pnitence È et Ç gronder tout le monde È, porte sa rvolte contre des objets trop grands pour lui dans un lan de toute puissance : Ç Je suis mchant ! Mchant ! Mchant ! [É] Je nÕaime personne È et il se prcipite sur tout ce quÕil peut dtruire dans la pice. Or, si dans lÕopra les objets se rvoltent pour faire prendre conscience des forfaits du 1 Donald Woods WINNICOTT (1956), Ç La tendance antisociale È, trad. fr. Henri Sauguet, De la pdiatrie la psychanalyse, Paris, Payot, 1976, p.80-97. 2 LÕEnfant et les sortilges est un opra en deux parties de Maurice RAVEL sur un livret de COLETTE, cr le 21 mars 1925.
154
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
garnement, une mre fige dans le deuil ne manifestera pas la moindre opposition. Charles-Victor ritre donc ses efforts de dsintgration pour vrifier la survivance de lÕobjet, mais aussi et surtout, pour mettre en scne une tentative de ranimation de la mre consolatrice. LorsquÕil devine la prsence de sa mre hsitante derrire la porte de sa chambre, son cri dÕamour est dsespr : Ç " Entre ! Viens ! Viens mÕembrasser, me prendre dans tes bras, viens briser ma colre. Je suis ton fils qui tÕaime comme un fou, viens ! " - Et lÕautre cri : - " Fous le camp ! carte-toi de moi ! Si tu oses rentrer, si tu oses mÕapprocher, je te battrai, si tu oses mÕembrasser, je te dchirerai les lvres ! Je suis ton orphelin qui te dteste en crever ! " È (NA, 126). La scne proustienne du baiser refus dans Du ct de chez Swann, voque lÕimage dÕune mre aime avec une voracit exclusive. Le Ç mlange de violence et de passivit, de dsir et de contritions È1 est ici renvers en une preuve de force cannibalique. Dans le sens des tudes de Mlanie Klein2, lÕenvie qui tenaille Charles-Victor est de vouloir possder la mre, Ç jusquÕ dtruire ce quÕil y aurait de bon en elle È3. Dans sa tendance destructive, lÕenvie tente dÕabolir la diffrence entre soi et lÕautre. Cette diffrenciation entre le monde interne et le monde externe, entre subjectivit et altrit, suppose que le mouvement de haine soit reconnu et contenu sans que la mre se sente dtruite. Or, Pauline, ne peut Ç jouer È, reprendre un geste dÕapaisement en une opration dÕalchimie sublimatoire qui consiste rendre supportable la duret du concret. La Ç mre morte È ne peut transformer les vcus bruts de son fils en oprations symboliques. Dstabilise dans son identit de mre, narcissiquement blesse, elle se croit rejete et quitte la chambre. Vaincue, elle sÕloigne Ç sur la pointe des pieds È. Pauline ne survit pas lÕattaque de colre et de dsespoir et ragit aux projections de son enfant plutt quÕelle ne les contient, le livrant ainsi son inquitante toute puissance infantile. Comment ne pas
supposer alors lÕefficience de
ses
menaces lorsque sa mre se suicide le jour mme ? : Ç CÕest cela ! Va ! Disparais ! Mre couarde, mre de merde, gnitrice de putois ! Disparais de ma vue, de ma vie, de mon corps [É] Ð et disparais tout jamais ! È (NA, 126) LÕannonce de sa mort est dÕailleurs accueillie avec une raction susceptible de susciter de nombreux malentendus : [il] nÕavait rien rpondu. De quelle mre parlait-on. Il y avait des annes quÕil nÕavait plus de mre. CÕtait la mre de lÕautre, le Putois bleu, qui tait morte, et dÕailleurs cÕtait lui, le Putois bleu qui venait de la tuer [É]. È (NA, 130) 1 Julia KRISTEVA, Le Temps sensible. Proust et lÕexprience littraire, op. cit., p.216. 2 Mlanie KLEIN, Envie et gratitude (1955), trad. fr. Victor Smirnoff, Paris, Gallimard, coll. Tel N¡25, 1984. 3 Denis MELLIER, LÕInconscient la crche. Dynamique des quipes et accueil des bbs, Issy-lesMoulineaux, ESF diteur, 2000, p.31.
155
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ainsi, Nuit-dÕAmbre-Vent-de-Feu rptera-t-il son Ïuvre de destruction. La violence quÕil manifestera lÕgard de ses amantes porte la trace de cette fracture et de cette dfaillance maternelle. Le domaine de la vie amoureuse, dj voqu par Andr Green dans son article sur la mre morte, est propice au rveil de la douleur : on assistera une rsurrection de la mre morte qui dissoudra, durant toute la crise o elle revient sur le devant de la scne, tous les acquis sublimatoires du sujet qui ne sont pas perdus, mais momentanment bloqus. [É] la destruction dpasse les possibilits du sujet, qui ne dispose pas des investissements ncessaires lÕtablissement dÕune relation objectale durable et lÕengagement progressif dans une implication personnelle profonde qui exige le souci de lÕautre.1
La premire rencontre entre Nuit-dÕAmbre et Nelly reste empreinte de cette influence. Ds Ç quÕelle lui imposa son visage, son regard, son tre È (NA, 207) il abandonne lÕobjet frustrant son dsir, non sans lÕavoir pralablement dtruit, cass, battu, viol. La Ç haine dÕelle qui lui brlait dÕun coup les nerfs [É] Il fut saisi par une cuisante envie de la gifler, de lui arracher la face comme un bout de papier peint coll sur un mur, de lui dissoudre le bleu de ses yeux dans de lÕacide. Envie de lÕtrangler, de la dcapiter. De jeter sa tte par la fentre. Envie de la mordre, de la dchiqueter [É]. È (NA, 209). Le viol apparat ici dans toute sa dimension cannibalique, excrmentielle et sacrificielle. LÕobjectif du viol est le meurtre de la femme tant elle garde le secret de la jouissance et le mystre de la maternit. Pour Philippe Bessoles2 qui a travaill sur la clinique du viol, le fminin problmatise la question de lÕOrigine et condense lÕnigme du sexuel, aussi, le viol Ç reste une criture sans signe. Tout comme les critures qui relvent de lÕoriginaire, il fait signe. È3. En profanant LÕOrigine du monde, qui Ç incarne cette humanit en devenir comme son originisation È4, Nuit-dÕAmbre scnarise la mise mort de la mre et poursuit son projet de destruction de sa mre en ratant lÕobjet mme du fminin qui ne peut contenir la fonction maternelle et la fonction de sduction. Il nÕen attrape Ç que lÕobjet chu, la trace la plus rduite quÕil martyrise faute dÕen apprhender la posture È5. Ses pulsions scatophiles enfantines ressurgissent riges en sacre autoproclam, il brandit le fantasme dÕune jouissance triomphante : Ç Lui [É] se dclara cette nuit-l le Prince-Amant-de-Toute-Violence. È (NA, 213). En tentant de rpondre lÕangoisse des origines, Nuit-dÕAmbre reste au niveau des jeunes enfants qui 1 Andr GREEN, Ç La Mre morte È op. cit., p.234. 2 Philippe BESSOLES, Le Meurtre du fminin. Clinique du viol, Lecques, Thtte ditions, 1997, 2e dition 2000. 3 Ibid., p.18. 4 Ibid., p.49. 5 Ibid., p.18.
156
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
enseignent au psychanalyste pendant la cure Ç que la gnalogie ne tient pas au sexe mais lÕombilic de lÕanus : aliments et crottes sont les produits extrmes de lÕengendrement par ingestion et djection, absorption et rejet. È1
Le viol,
faisant fi par dni de la diffrence des sexes, incarne la Ç trace immmorielle, entre abject et objet È2. Voulant chaque pas Ç sÕloign[er] de lui-mme. [É] Il se sentait fort, magnifiquement fort, - et libre absolument ! È (NA, 213) il ne fait que redoubler la question qui lui colle la peau. Car il est toujours question de matrise sphinctrienne pour celui qui semble jouer avec ses fces par lÕintermdiaire de la personne souille pour Ç faire ses besoins È dans et par le corps de lÕautre. La rencontre avec la vieille vendeuse de citron que NuitdÕAmbre suit jusquÕ un terrain vague, scelle le destin meurtrier. La multiplicit des lments aux forts relents de rminiscences infantiles : la rplique du lieu de prdilection enfantin, la problmatique scatophile reprsente par le cabinet en mail suspendu dans le vide et enfin la similitude du cri Ç qui finissait par ressembler celui dÕun nourrisson È (NA, 239), dsordonne son esprit malade de mmoire. Ç Dans son dlire la vieille prenait le visage de sa mre, elle se racornissait comme le pre au moment de mourir, et les citrons enflaient comme le ventre du frre. È (NA, 246). LÕgarement de Raskolnikov dans Crime et chtiment contient la mme confusion entre lui, sa mre, sa sÏur et la vieille femme assassine : Ma mre, ma sÏur, comme je les aimais ! DÕo vient que je les hais maintenant ? Oui, je les hais, dÕune haine physique. Je ne puis souffrir leur prsence auprs de moi [É] Oh ! comme je hais maintenant la vieille ! Je crois que je la tuerais encore si elle ressuscitait ! 3
La haine de soi et de lÕautre, la dprciation de la mre et de la sÏur, conduiront au passage lÕacte meurtrier : Ç Une seule chose tait sre, - la vieille en appelait au crime que ce crime ft dirig par elle ou contre elle. È (NA, 243). Tuer pour protger un secret, taire une souffrance confuse, cacher un dsir incestueux ; tuer pour faire taire le cri de la mre ainsi que la figure du pre. Car lorsque la mre semble occuper toute la scne parentale il est fort probable que le pre soit souterrainement trs actif. Selon la thse de Franois Villa, la figure de la mre peut tre Ç frappe par lÕhypermnsie È, Ç non pas parce que le pre est oubli, mais parce quÕil ne parvient ni tre oubli, ni tre accept È4,
1
Pierre FDIDA, Ç LÕarrire-mre et le destin de la fminit È, Psychanalyse lÕUniversit, t.5, n¡18, 1980, p.161. 2 Ibid., p.161. 3 Fedor Mikhalovitch DOSTOìEVSKI (1865), Crime et Chtiment, Paris, Gallimard, coll. La Pliade, 1967, p.329. 4 Franois VILLA, Ç LÕOubli du pre : un dsir de rester ternellement fils È, LÕOubli du pre, Jacques Andr et Catherine Chabert, (dir.), Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de Psychanalyse, 2004, p.131.
157
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
devenant le lieu dÕun contre-investissement dont la fonction est dÕempcher autant quÕil se peut, le retour de la figure refoule dÕun pre inassimilable.
III-2.B Souiller et assassiner le fminin
Le lien osmotique avec la mre passe par la mobilisation de pulsions adverses, lÕamour et le dsir sÕinversent en rejet, en haine, en colre, voire en dsir de meurtre. Octobre trouve refuge, avec son jumeau, dans un nouveau ventre de verre, serre couveuse, dont ils barrent rsolument lÕaccs la mre quÕOctobre nomme : Ç sa haine È. Ç Si jamais elle avait os sÕaventurer dans la serre il lÕen aurait chasse coups de pierre, lÕaurait sortie en la tirant par les cheveux. LÕaurait tue ? È (NA, 357). Lorsque Magnus, devenu Adam, dcouvre les boucles dÕoreilles en diamant que Tha a cousues, en guise dÕyeux, sur son ours en peluche, il est saisi dÕune violente envie dÕarracher Ç ces diamants obscnes È. Le petit garon, qui Ç sÕmerveillait devant ces clats de lune brasillant aux oreilles de sa mre, et nimbant son visage et ses cheveux blonds dÕune clart astrale È, dcouvre soudain lÕhorreur de ces Ç yeux de mouche monstrueuse, aveugle et aveuglante È qui clament la spoliation des bijoux aux Ç femmes assassines dans les camps par son mari ? È (M, 67). Ç Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement È crit La Rochefoucauld1, la vrit regarde de face est aussi aveuglante et demande se saisir de biais pour dpasser la pulsion meurtrire : Ç [É] avant de passer lÕacte, ses mains sont retombes, cÕtait comme sÕil allait faire violence sa mre, lÕnucler È (M, 67). LÕinterdit du matricide est intgr et Adam dtourne la punition quÕÎdipe sÕinflige lui-mme dans un geste apais : Ç Il sÕest content dÕter du cou de la peluche le mouchoir brod au nom de Magnus, pour lui bander les yeux avec È avant de le cacher Ç au fond du placard de sa chambre È (M, 67), lieu prdestin pour les fantmes familiauxÉ En revanche, Arthur, pas plus que Nuit-dÕAmbre, nÕont russi suspendre le geste matricide, ils le dvient mais ne le subliment pas. Dans Tobie des marais, le personnage dÕArthur est dvor par la dtestation des femmes, qui sont autant de reprsentations de la mre hae, dont lÕamour dfaillant, empoisonn, perdu et irremplaable, dnature le got de sa vie : Maudites soient toutes les femmes, commencer par ma mre, - qui tÕa demand de me mettre au monde, hein ? Pas moi, que non ! Ah, bande de gueuses, avec vos airs de saintes et vos poisons dÕamourÉ et toi, Dieu, serais-tu une femme ? Ce sont elles qui donnent de force cette foutue vie, mais qui est lÕorigine de tout ce bordel, sinon toi ?É (TM, 254)
1 Franois DE LA ROCHEFOUCAULD, Ç Maximes È, Moralistes du XVIIe sicle, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1992.
158
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Cette haine se dploie dans lÕacte fou, froce et jaloux, dÕenlever la tte dcolle dÕAnna tranant dans la boue, pour la conserver prcieusement, enferme dans le foyer dÕun four dsaffect. Ç Le Livre de Tobie È de La Bible, qui est la source de ce roman, insiste sur le devoir sacr des vivants envers les morts. En mutilant le cadavre et en empchant lÕensevelissement de lÕintgralit du corps, Arthur va lÕencontre dÕune loi de la Cit. Alors quÕil analyse le mythe grec de Marsyas dans son tude sur Le Moi-peau, Didier Anzieu repre la frquence du mythme de la tte de la victime coupe du reste du corps dans les rites et les lgendes de diffrentes cultures. Celle-ci peut tre Ç conserve soit pour effrayer les ennemis, soit pour attirer les faveurs de lÕesprit du mort en multipliant les soins tel ou tel organe de cette tte [É]È1. En gardant la tte coupe prisonnire, alors que le reste du corps tronqu est enterr, Ç lÕesprit du mort perd toute volont propre ; il est alin la volont du propritaire de sa tte. È2 Aussi, la prdation ternise la violence affective : Ç Anna tait sienne dsormais, sienne et soumise, - un objet. Elle tait son bien [É] È (TM, 253). Arthur porte en lui une mre archaque mauvaise. Fig au niveau pr-Ïdipien il reste lÕenfant qui redoute la puissance fminine dans une construction fantasmatique o il vit un abandon total ou une menace de sa propre existence. Le recours la violence pourrait se nourrir dÕun modle quÕil a eu devant lui et viserait ne pas revivre ce quÕil a subi. En rduisant Anna lÕtat de chose, il ne peut se dprendre de lÕinexistence dans laquelle, sans doute, il a t plac enfant. Cruelle impasse o sÕenroulent et sÕaccrochent sans fin les transmissions de vie et de mort.
La mre peut tre Ç magnifie, glorifie, privilgie jusquÕ lÕoutrance È, elle peut tre aussi, comme le rappelle Annick Le Guen, retourne en son contraire, Ç abaisse, bafoue È3. La foule des badauds se nourrit avec facilit et dlectation du meurtre de la femme et de la mre. Ainsi, la lapidation de la femme adultre de lÕvangile selon Saint Jean chapitre VIII, versets 1 11 prend sous la plume de Sylvie Germain la couleur Ç Jaune È des Couleurs de lÕInvisible. La structure du pome prsente autant de phrases, masses pierreuses densit variable, livres lÕagitation de la foule traverse de pulsions meurtrires. Ils ont ramass des pierres Ð des grosses des moins grosses des rondes des tranchantes [É] Frapper Frapper la femme impure 1 2 3
Didier ANZIEU, Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1985, p. 50 Ibid. Annick LE GUEN, De Mres en filles. Imagos de la fminit, op. cit., p.21.
159
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lÕinfidle lÕamoureuse au cÏur buissonnier lÕamante au cÏur rebelle Frapper frapper La femme briser ses os LÕabattre. (CI, 62) [É] Les hommes aux mains pierreuses Crient. [É] (CI, 64)
LÕagitation de la foule barbouille le sujet pour le chosifier en objet dtruire. Les gardiens de la vertu et de la moralit nÕont souvent quÕune perspective : lÕextermination du sujet fminin. Franoise Dolto dans LÕvangile au risque de la psychanalyse se demande si : un homme dont lÕesprit et le cÏur ne sont pas titills par lÕadultre aurait pris part ce remue-mnage [É] ? Aurait-il glapi sur un flagrant dlit dÕadultre dcouvert dans la rue ? Seul, le voyeur excit, qui peut paratre vertueux, crie tout en se rjouissant de la belle aubaine. Il sÕest rgal de sa dcouverte [É], il a rameut des comparses avides de fantasmes rotiques, mais il a, en mme temps, lev le drapeau vertueux de gardien de la moralit.1
La violence de cette scne est dveloppe dans LÕInaperu lors de la Libration. Comme le rappellent Georges Duby et Michelle Perrot dans lÕHistoire des femmes en Occident, le sicle des gnocides, qui fut le plus sanglant de lÕhistoire de lÕhumanit, nÕa pas exprim Ç de piti particulire pour le sexe fminin È : [É] bien au contraire [il] extermine les femmes juives et tziganes comme mres dÕune gnration future. Le sicle o les femmes ont subir non seulement les consquences de leurs propres engagements Ð pour tous inhumaine, la rpression se fait parfois sexue (viols, cheveux tondus) pour atteindre les femmes dans leur fminit [É].2
Le dfil dploie la profanation de lÕAutre fminin en exposant une femme et son enfant la vindicte populaire pour un meurtre collectif : Ç Avec son Vert-de-gris, dÕailleurs, elle a eu une mioche, eh bien quÕelles dfilent donc ensemble, la trane et sa Fridoline de mme ! Et on avait coll dans les bras de Cleste la petite Zlie alors ge de treize mois. È (In, 254). Cleste devient le Ç prte-jouir È dÕune Ïuvre de saccage. Le corps souill de crachats, elle poursuit son chemin de croix, livre tous ceux que lÕadultre excite. Entre hrsie et sacrilge, prdation et infamie, la tonte et lÕhumiliation publique, laissent la victime vivante, mais dchue. LÕhymne national dform et rpt en une version dgrade, Ç Allons zÕenfants, zÕenfants È, accompagne lÕassassinat du 1
Franoise DOLTO, Grard SVERIN, LÕvangile au risque de la psychanalyse, tome 2, op. cit., p.84. Georges DUBY, Michelle PERROT (dir.), Histoire des femmes en Occident, volume 5, Ç Le XX e sicle È, Franoise THBAUD (dir.), Paris, Plon, 1992, p.18. 2
160
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
sexuel et du maternel. La violence est ici sexue, pense et voulue telle pour atteindre la fminit dans son apparence. Dans son article sur la dimension sexue de la violence dans la guerre civile espagnole, lÕhistorienne Yannick Ripa sÕintresse la symbolique de la tonte quÕelle prsente comme Ç une destruction du paratre femme [É] Elle ne se satisfait pas de la jouissance quÕelle procure aux agresseurs, elle a un sens. È1 Ce chtiment rtroactif est inflig la mre, juge coupable dÕavoir engendr et lev un enfant issu de lÕennemi et dÕavoir ainsi failli son devoir patriotique. Elle hausse et proclame la honte de celle qui nÕa pas su tenir la place traditionnelle qui lui tait assigne et marque du sceau de la trahison celle qui, selon son mari, Ç tait tellement plus forte que lui, car insoumise, irrsigne au mensonge et lÕhypocrisie. Elle avait eu le courage de vivre ce que lui nÕavait pas os exprimenter Ð aimer selon son choix, suivre lÕlan de son dsir. È (In, 259). La foule ne voit plus lÕenfant dans les bras de sa mre, livre la dsorientation de lÕeffondrement et lÕatteinte de la scurit lmentaire : Ç Zlie, panique par le vacarme ambiant et surtout par le bruit strident qui rsonnait dans la poitrine de sa mre, tout contre son oreille, sÕest mise se dbattre et pleurer È (In, 256). Comme dans le viol, la Ç femme est intentionnellement souille. Elle est traite comme un vritable lieu dÕaisances avec ce que cela suppose de soulagement de la miction et de la dfcation. È2 La mre est profane, son sacr ou son mystre est dvoil dans lÕimmonde. Le fils, Pierre : relgu pour lÕoccasion chez une voisine, entendait ce tumulte. Il a fini par percevoir au sein du vacarme et le rire de sa mre et le cri de sa petite sÏur [É] Il a vu sa mre, son corps blme du crne aux talons tout ratatin sous les vocifrations, les crachats qui fusaient de-ci de-l, et blottie dans ses bras, Zlie, dont les langes dnous pendouillaient sous les fesses. (In, 256)
Le fils assiste la mise mort sacrificielle de sa mre et sa dshumanit, que Pierre
Fdida
semblable. È
3
caractrise
Ç par
la
destitution
dÕune
ressemblance
du
Comme se droule le tissu du lange, cens contenir lÕenfant, se
dtache le fragile tissu psychique de la mre qui fait apparatre sa frle apparence. Pierre voit ainsi sÕeffriter lÕimage de sa mre voue au dissemblable et une perte inlaborable. DÕun seul coup, crit Fdida, Ç se dfait une exprience de lÕhumanit. [É] quand sont en train de se dfaire le visage, les mots, la voix, la reconnaissance mme des ractions chez lÕautre. È4 La fracture 1
Yannick RIPA, Ç Armes dÕhommes contre femmes dsarmes : de la dimension sexue de la violence dans la guerre civile espagnoleÈ, De la violence et des femmes, Ccile Dauphin, Arlette Farge (dir.), Paris, Albin Michel, 1997, p.149. 2 Philippe BESSOLES, Le Meurtre du fminin. Clinique du viol, op. cit., p.49. 3 Pierre FDIDA, Ç LÕOubli, lÕeffacement des traces, lÕradication, subjective, la disparition È, Humain/dshumain. Pierre Fdida, la parole de lÕÏuvre, op. cit., p.12. 4 Ibid., p.14.
161
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
du rire de Cleste est le dbut de la fugue mentale qui signe la faillite dÕun espace de mentalisation : Ç Et soudain elle a ri. [É] Elle a profr une sorte de hennissement suraigu et syncop [É] elle avanait casse en forme de Z comme un clair fourbu [É] È (In, 256), chappe salvatrice pourtant, qui contre lÕexplosion totale de la psych. CÕest dans les derniers assauts des spasmes de ce rire jailli de lÕeffroi que le cÏur de Cleste cdera des annes plus tard, illustrant tragiquement la puissance de lÕactuelle expression, Ç mourir de rire È. Ce trpas souligne le dsespoir de ces femmes, lÕexcs de tension contenue dans leur bouche et leur gorge finit par vaincre et terrasser. Ainsi en est-il de la mre de Roselyn Ç Un jour son cri de folie avait rompu la vie en elle, lÕavait touffe dans un sanglot de sang. È (NA, 265).
III-2.C Le fracas de la mort maternelle Ë lÕexception du personnage de la grand-mre Dborah, pour qui Ç lÕange de la mort passa au point du jour, il ne fit aucun bruit et ne sÕattarda pas È (TM, 116), les mres germaniennes sont frappes par la mort avec une grande violence. Leur fin sÕloigne en tout point de la paisible Assomption, reprsente dans le panneau central du retable de Wit Stwosz de lÕglise Sainte-Marie, quÕvoque Sylvie Germain dans Cracovie vol dÕoiseaux : La Vierge se mourant nÕest pas couche, elle sÕeffondre en douceur entre les bras de saint Jacques [É] la Vierge dolente (car elle parat juste frappe de langueur tant est lgre, gracieuse, sa faon de mourir) voque en effet un bel oiseau bless [É]. (CV, 67)
La Vierge connat un sort radieux, elle ne meurt pas, ne subit pas le calvaire et passe Ç dÕun lieu lÕautre dans ce flux ternel qui est en lui-mme un calque du rceptacle maternel Ð elle transite È1 en une dlicate dormition. Le Livre des Nuits, en revanche, semble concentrer les morts violentes. Vitalie reoit dans le ventre, lieu de la gestation, la ruade du cheval en rut, dont les hennissements, Ç si rauques È, semblent Ç provenir dÕun autre corps que le sien, - dÕun corps archaque enfoui au fond de ses flancs distendus. È (LN, 106). Le corps de la mre nÕest plus reconnaissable, dcapit ou gangren par la transparence jusquÕ
se
briser
Ç comme
une
vitre È
(LN,
138),
ou
encore
disloqu
misrablement Ç comme un pantin tandis que son tablier lui retombait sur le visage È (LN, 106). La femme, devenue Ç femelle-louve È, au seuil de la mort, subit la brisure des os des mains et de la mchoire coup de Ç lourds sabots de bois È (LN, 111) afin de desserrer lÕtau de sa mchoire referme sur lÕpaule du
1
Julia KRISTEVA, Histoires dÕamour, op. cit., p.306.
162
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
mari au moment de son agonie ; alors que lÕeffroi des visions sonores dÕElminthe-Prsentation-du-Seigneur-Marie, tend son corps comme un arc au point de briser ses dents et de couper sa langue. Une immersion de Ç plusieurs jours dans des bains dÕeau chaude È (LN, 228) est ncessaire pour le dtendre avant son inhumation. La mort de la mre impose une vision dÕun corps Ç durci, ratatin È. Mconnaissable, il fait perdre Prokop les notions de familiarit et de proximit qui lui taient associes. La mre devient Ç un tre inconnu, radicalement tranger. [É] Le corps maternel nÕtait dj plus quÕun grand pan de viande sche dj plombe dÕombres bistres. È (Im, 52). La fulgurance de sa mort est condense dans le rcit de Monsieur Rossignol en trois phrases concises et sches : Ç Un jour elle sÕest couche. Elle souffrait de la tte. Dix jours plus tard on la portait en terre. È (Im, 157).
Avec la mre meurt une ide du lien, de lÕamour et de la famille. Avec elle disparat un pan de la mmoire, lÕenfant doit son tour porter sa mre morte. Les orphelins restent sur le bord de la route avec, comme seul souvenir, lÕÇ or ple qui trembl[e] dans [l]es larmes. È (Im, 158). La mort de Thrse laisse Cendres Ç comme
un
chien bless dans cette solitude dmesure, insense
[É] È (NA, 388). LÕenfant est Ç seul, irrmdiablement È (NA, 385), sous une pluie qui semble souvent se mler au dsarroi enfantin1. La mort est vcue comme une sparation qui tend se prolonger. NÕayant pas encore acquis la notion du temps, et encore moins celle de lÕinfini, lÕenfant attend son retour, parfois sÕimpatientant, sÕirritant et trouvant le temps trop long. Dans son irreprsentabilit, elle est ce lieu contre lequel butent le savoir et la volont de comprhension, tant ses limites sont infranchissables. Lieu Ç de la destination È selon Denis Vasse, Ç lieu du destin partir des limites duquel le savoir reflue sur lui-mme, jusquÕen sa bute dÕorigine [É] È2, lÕvnement de la mort dÕun proche chez lÕenfant, rvle galement, pour Pierre Fdida, une capacit Ç de mise en mouvement du monde et de dvoilement esthtique de lÕespace du paysage. [É] cet vnement le livre la verticalit de lÕascension et de la chute. È3. Ainsi, aprs avoir connu celle-ci, Tobie grimpe dans les arbres, Ç presque jusquÕau fate, et, enlac au tronc, il criait plein poumons, interpellant tantt sa mre tantt Dborah et, par-del ces deux femmes quÕil aimait dÕun amour insoumis la loi du " jamais plus ", il sÕadressait aussi celles et ceux quÕil nÕavait pas connus, qui lÕavaient prcd. [É] il ne dsesprait pas 1
Cendres arrive Terre-Noire sous la pluie Ç CÕtait un aprs-midi dÕautomne. Il pleuvait È (NA, 384) et Tobie surgit alors quÕune Ç pluie torrentielle assaillit la terre. È (TM, 13). 2 Denis VASSE, LÕOmbilic et la voix. Deux enfants en analyse, op. cit., p.215. 3 Pierre FDIDA, chapitre VIII Ç LÕobjeu È. Objet, jeu et enfance. LÕespace psychothrapeutique È (1978), LÕAbsence, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, n¡ 458, 2005 p.216.
163
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dÕtre entendu. È (TM, 121). La dcouverte de cette temporalit indite engage un nouveau rapport aux autres et soi-mme, puisque cette ncessit interne est lie lÕordre biologique, la mort nÕpargne personne et peut survenir tout moment. Le choc de cette rvlation peut conduire des pratiques magiques pour maintenir lÕabsence lÕcart. Pour le jeune enfant le contact avec la mort est, crit Pierre Fdida, Ç immdiatement et littralement ant-reprsentatif : tre mort [É] ne se soutient pas dÕune reprsentation conservatrice de la mort sous la forme que prennent chez lÕadulte le " refoulement " de la mort et la fonction narcissique de lÕimmortalit dans la constitution dÕune reprsentation [É] È1. Aussi Cendres conserve-t-il les cheveux de sa mre, objets de tous ses soins et de sa farouche possession : Tous les cheveux de sa mre ne devaient appartenir quÕ lui, lui seul, et il refusait de les partager avec la mort. Il avait vol les cheveux de sa mre la mort. Et chaque nuit, il sÕendormait dans ces chevelures maternelles, quÕil ne cessait de nouer, de dnouer, de brosser, dÕembrasser. (NA, 408)
Ç Ainsi quÕen tmoigne le travail de deuil, enterrer ses morts nÕest pas chose facile lorsquÕon sÕy prend seul È2, crit encore Pierre Fdida. Le fragment de la chevelure sÕimmobilise dans la position de culte priv. Partie de la dfunte, elle sert de support de communication et dÕchange avec la disparue et Ç donne droit une visibilit du cach [É] la dcomposition du cadavre, sa destruction progressive È3. La prcocit de la disparition des mres laisse de jeunes orphelins qui ne ralisent pas encore la porte de la perte. Nous pressentons pourtant que la suite du rcit saura se nourrir de lÕintime blessure de Baptiste et Thade : Ç encore trop jeunes pour mesurer le sens et le poids de cette perte qui les frappait par la mort de leur mre, - ils en reurent simplement lÕobscure blessure sans trop encore y prendre garde È (LN, 229); alors que la totale dsinvolture de Raphal, Gabriel et Michal lÕannonce de la Ç disparition de celle qui les avait levs pendant des annes È (LN, 228), ne fait que confirmer le destin des archanges de la mort qui sÕloignent irrmdiablement de tout lien compassionnel. Quant Marceau, il se console de lÕespoir dÕavoir simplement rat un amour qui lui tait destin : Ç Il repensait sa mre, morte alors quÕil tait encore enfant. La seule qui aurait pu lÕaimer, peut-tre. È (JC, 160). Dans Un merveilleux malheur, Boris Cyrulnik crit : Perdre sa mre lÕge de six mois, cÕest tomber dans le vide, dans le nant sensoriel tant quÕun substitut nÕaura pas pris sa place. CÕest un risque vital. Perdre sa mre six ans, cÕest devenir celui qui nÕa plus de mre et se transforme en 1 2 3
Ibid., p.216. Pierre FDIDA, Ç La relique et le travail du deuil È (1978), LÕAbsence, op. cit., p.76. Ibid., p.78.
164
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
" enfant-moins ". CÕest un risque psycho-affectif, un trouble de lÕidentit. Perdre sa mre soixante ans, cÕest prendre conscience quÕun jour ou lÕautre, il faudra bien affronter lÕpreuve. CÕest un risque mtaphysique1.
Prokop connat cet effondrement, il Ç avait senti le sol se drober sous lui, [É]. La solidit et lÕintgrit de son propre corps en avaient t diminues. Il sÕagissait en vrit dÕune mutilation, on tranchait ses racines. [É]. Un vent qui sifflait tout contre son cÏur et qui mugissait dans son esprit hagard : " Te voil en premire ligne dsormais. " È (Im, 53). Ë la mort de la mre, la terre devient muette Ç comme un dsir frapp dÕexil È (MV, 11). Dans Le monde sans vous, Sylvie Germain qui nÕa pas propension lÕallusion autobiographique2, voque sa mre rcemment disparue et sÕavance avec son Ç je È en habit de dlicatesse pour maintenir le dialogue inachev dans une adresse directe : Ç Toi, ma mre È (MV, 13). La typographie se pare alors de lÕitalique, lÕcriture se dtache du corps du texte, elle se penche, comme ploient les vivants endeuills sous le poids du
chagrin,
sur
celle devenue dfunte.
Le
roulis du
voyage
en
transsibrien3 est propice au droulement de la mmoire et la composition du tombeau potique la mmoire de ses parents : Ç JÕai effan mon deuil dans la vitre du train, sans un mot, sans un geste È (MV, 43). Les ombres des figures tutlaires dÕOssip Mandelstam, Paul Celan, Boris Pasternak ou Anna AkhmatovaÉ sÕinvitent au fil dÕun espace ouvert qui libre ses fables et ses failles, mlent les souvenirs et les rminiscences littraires fragmentaires la fragilit de lÕexistence : Ç je grapille des impressions, des lambeaux de visions, des poignes de bruits, comme des matriaux pars È (MV, 44). LÕcrivaine retourne cet tat premier, o lÕenfant, encore dmuni, est assailli de sensations diverses qui ne prennent sens que par lÕentremise maternelle qui filtre, nomme et apprivoise. Le bouleversement des places, Ç Ma mre, mon enfant invers È (MV, 32) ncessite de faire de ses brisures Ç la possibilit dÕun tombeau È (MV, 44) pour un tre redevenu Ç hors langage, infans, priv [É] de parole. È (MV, 125). Voyage souterrain, Ç son rve de symbiose passe par le forage et le brassage de la langue È4, il est une oraison funbre au rythme de lÕavance et des arrts du transsibrien, une lumire saisie par la fentre du compartiment. Sylvie Germain Ç observe les mouvements de la nature et des lments, la terre noire et lourde, le vent, les ciels, et lÕeau, particulirement celle du lac Bakal
1
Boris CYRULNIK, Un merveilleux malheur, Paris, Odile Jacob, 1999, p.15. mission Le Rendez-vous de Laurent GOUMARRE, Radio France, France Culture, le 29 avril 2011. 3 Dans le cadre de lÕAnne France-Russie, des crivains ont particip un voyage bord du transsibrien organis du 27 mai au 15 juin 2010 par CulturesFrance : Mathias Enard, Maylis de Kerangal, Oliver Rollin et Sylvie GERMAIN ont effectu chacun des tapes du trajet Moscou/Vladivostok (Novossibirsk Vladivostok pour Sylvie Germain). France Culture consacra une srie dÕmissions diffuses du 26 juillet au 27 aot 2010 sur cette exprience littraire. 4 Martine LANDROT, Ç Le Monde sans eux È, Tlrama, n¡3197, 23 avril 2011. 2
165
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
ouvert comme un Ïil au cÏur de la Sibrie È1. Le temps de celle qui fut lÕorigine du sien se fige : Ç Depuis lÕannonce de ta mort, ma mre, il nÕy a plus quÕun unique aujourdÕhui. Il sÕest produit un panchement du prsent dans la dure Ð pas une fixation, mais bien une effusion
È (MV, 12). Les crits
antrieurs remontent la surface et se mlent aux variations transsibriennes. La critique Martine Landrot voit Ç dans le forage et le brassage È le souhait Ç dÕunifier le corps de sa mre la terre qui lÕaccueille È2. LÕexprience si commune, si partage, si terriblement personnelle de la mort de la mre soulve la question de savoir comment lÕenterrer sans sÕenterrer soi-mme ? Ë creuser ainsi, les racines maternelles et paternelles finissent par se mler dans un livre polyphonique et dgagent une sve la densit nouvelle, appele irriguer le sang et lÕencre. Une tche lourde, Ç vou[e] lÕinachvement È, incombe aux vivants, celle de Ç porter le poids de ton absence È pour Ç transmuer le sang en grce È (MV, 13) sur Ç des mois, des annes, une vie entire parfois È3 alors que lÕon ignore ce qui sera fertilis.
Le roman Chanson des mal-aimants prsente un deuil pathologique de la mre, dont lÕabsence laisse le personnage de Gabriel seul, dans lÕpaisseur de sa mmoire.
Sidr par cet abandon qui ractive celui de son enfance, le temps
semble sÕarrter pour ce fils dont le processus de maturation ainsi stopp symbolise lÕextrme dpendance de son existence lie celle de la mre. Pareil Ç un oisillon dgringol du nid, crevant de faim, de froid È (CM, 224), Gabriel rve un amour qui se revivrait continuellement. Il est une recherche, une attente, une nostalgie, qui cherche un lieu o se blottir dans une communication ininterrompue avec sa mre. Son frre Estampal, mdiocre scribouilleur en mal dÕinspiration, nourrit ses crits des monologues hallucins que Gabriel entretient avec la disparue. Pour alimenter cette source dÕinspiration, il utilise un Ç simulacre de femme trs sommaire : un mannequin de couturire en toile rembourre, acphale, manchot et cul-de-jatte, pourvu en revanche dÕune poitrine et dÕune croupe massive È (CM, 208), qui nÕest pas sans rappeler la reprsentation de la figure maternelle cauchemardesque de la mre dans Psychose dÕHitchcock4. Fragile mdiateur entre le monde des vivants et des morts, Ç Iris double face, la fugitive et dissimulatrice, sÕtait vue leve post 1
Aliette ARMEL, Ç De lÕincessant dialogue entre les vivants et les morts È, entretien avec Sylvie Germain, Le Nouvel Observateur, 6 avril 2011. 2 Martine LANDROT, op. cit.. 3 Sylvie GERMAIN, entretien avec Aliette ARMEL, Le Nouvel Observateur, rubrique Ç La vie en livre È, 6 avril 2011. 4 Alfred HITCHCOCK, Psychose, ralisation et production, Alfred HITCHCOCK, scnario de Joseph STEFANO dÕaprs un roman de Robert Bloch, inspir de faits rels, avec : Anthony Perkins (Norman Bates), Janet Leigh (Marion Crane), Vera Miles (Lila Crane), Simon Oakland (Docteur Richmond), 104mn, Noir et blanc, Paramount Pictures, 1960.
166
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
mortem la dignit de muse È (CM, 223), servant de rceptacle aux folles prires dans un Ç antique kiosque pchs transform en guignol morbide par Estampal È (CM, 221). Le Ç masque mortuaire aux yeux clos, au nez maci, la bouche pince È (CM, 218) permet Gabriel de converser avec sa mre dans une litanie abandonnique tout autant que chaotique : Ç Il trbuchait, il sÕcorchait aux mots, aux images qui le hantaient. [É] Il demandait pardon sa mre du mal quÕelle-mme lui avait fait en lÕabandonnant, plus dÕun demi-sicle auparavant, [É] Il mendiait son pardon. Une parole dÕelle, un regard, une caresse sur sa joue È (CM, 218-219). La notion de fantme, stade intermdiaire sur le chemin qui mne parfois lÕenfant comprendre que la mort est un phnomne irrversible et universel, est ici exploite pour ne jamais cesser. Bruno-Pierre Estampal maintient les terreurs de lÕenfance de son frre, il joue conserver vivaces son dsespoir et son deuil inconsol pour en explorer les zones souterraines et tnbreuses afin dÕalimenter les lamentations de ses personnages de romans. Dot dÕune intelligence perverse, il connat la prcarit des frontires traces par les mots devant les forces obscures du dsir. Gabriel encore muet de stupeur et de culpabilit, livr sans dfense au tumulte de ses motions, est capable cependant de les projeter sur la surface du masque comme en un miroir, quitte sÕy perdre. Son comportement avec ce substitut maternel rpond ceux que le psychanalyste Ren Spitz1 a mis en lumire lors de ses sances dÕobservation du bb. La prsentation dÕun masque humain rudimentaire
avec
la
configuration
yeux-nez-bouche,
quÕil
soit
souriant,
grimaant ou non, constitue un dclencheur du sourire chez lÕenfant, Ç du moins quand lÕexprience est silencieuse et ne met pas en jeu la sensibilit lective, elle, trs prcoce, la voix maternelle È2. Gabriel ne semble percevoir que les attributs superficiels de lÕobjet maternel li lÕapaisement et la scurit, formant pour lui les fondements dÕune relation objectale. Par de son masque trompeur, le fantme de la mre habite les jours du fils qui erre dans le cercle de ses visions. Gabriel est comme le hros mlancolique qui, selon Marthe Robert, est hant par Ç lÕternelle absente qui [É] se drobe travers toutes les cratures vivantes, il est vraiment " le tnbreux, le veuf, lÕinconsol ", lÕorphelin jamais pris dÕune mort [É] et qui ne peut aimer parce quÕil adore une figure inanime [É] È3. Afin de faire cesser cette exploitation morbide de la souffrance, Laudes sÕintroduit en catimini dans la niche du confessionnal :
1 Ren SPITZ (1957), Le Non et le oui, la gense de la communication humaine, tr. fr., Paris, Presses Universitaires de France, nouv. d. 1983. 2 Jean GUILLAUMIN, Ç Archologie du pre, entre lÕangoisse dÕune prsence et la mtaphore dÕune absence, le pre de la prhistoire personnelle, Topique, Revue Freudienne, Ç La fonction paternelle È, Le Bouscat, LÕEsprit du Temps, n¡72, 2000, p.12. 3 Marthe ROBERT, Roman des origines et origines du roman, op. cit., p. 127.
167
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
et je lui ai parl, au nom de sa mre. JÕai prt ma voix lÕme mutique de la morte, jÕai dit au vieil orphelin les paroles quÕil rvait dÕentendre, et la fin je lui ai annonc quÕ prsent je reposais en paix, grce lui. (CM, 219)
Devenant porte-voix de la mre, Laudes redonne plein sens au terme Ç persona È qui dsignait, lÕorigine, un masque par lequel sÕexprime une voix dans un contexte dramatique. En se glissant derrire le masque de la mre, elle endosse le rle maternel. Dans un processus dÕincarnation, Laudes se fait passeuse dÕune parole dont le sens lui chappe : JÕai parl longuement, sans rflchir, sans trop savoir dÕo je parlais, depuis quelle zone ombreuse de mon imagination et de mon intuition soudain claire par la compassion, et la rvolte. Car lÕune et lÕautre vibraient en moi lÕunisson, me dictant chaque mot, chaque geste. (CM, 220)
En tant que persona, elle met au premier plan ce qui tait cach et trouve ce qui peut se jouer en tant que mre : Ç ma voix, tout le temps quÕ dur ce dialogue, sÕest adoucie, allge, prenant des inflexions presque mlodieuses. È (CM, 220). Dans son tude sur Blanchot, Kai Gohara rappelle que le terme grec prospon, qui signifie en premier lieu visage et par extension masque, Ç renvoie finalement ce que lÕon joue avec un masque : au " personnage ", au " rle " dans une pice de thtre. Elle ajoute par ailleurs quÕil Ç existe une figure de rhtorique qui sÕappelle prosopopoeia (prosopope), mot compos de prospon et de poein : " faire ", qui consisterait donc, littralement, " faire visage " È1. En devenant visage maternel, Laudes assume un rle pour offrir refuge une me dfunte, car, selon un dicton chinois cit par Marcel Granet : Ç lÕme-souffle des dfunts est errante : cÕest pourquoi lÕon fabrique des masques pour la fixer È2. Laudes puise son inspiration au puits de ses douleurs pour dgager les mots quÕelle aurait souhait entendre de la bouche de sa mre, ou pu prononcer la mmoire de Pergame. Laudes semble dote dÕun don ou dÕune Ç oue assez fine pour percevoir les voix enfuies, et la voix assez claire pour parvenir lÕoue des morts È (MV, 37), aptitudes que Sylvie Germain souhaite acqurir, dans Le monde sans vous, pour communiquer avec sa mre dfunte. Laudes ne lutte pas, elle apprend Ç articuler sans gorge, sans bouche È, en laissant Ç flotter des mots balbutiants, recrus de silence et dÕaffection È travers elle (MV, 37). Quelque chose dÕun ressenti, dÕune attente informule peut alors se manifester dans lÕimprovisation, proche de la libre association, pour laisser palpiter la voix
1 Kai GOHARA, Ç Figures fminines comme prospon dans Au moment voulu È, LÕÎuvre du fminin dans lÕcriture de Maurice Blanchot, ric Hoppenot (dir.), Grignan, Les ditions Complicits, 2004, p.157. 2 Marcel GRANET, Danses et lgendes de la Chine ancienne, vol. 1, Paris, PUF, 1959, p.335.
168
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
de nombreuses mres dfuntes en cette catharsis improvise. Derrire le masque enchanteur du rve veill, en cho avec sa vie, les mres parlent et se concentrent dans la voix de Laudes, rconfortante et apaise. Celle qui nÕa pu, et ne pourra plus, advenir la maternit, est une parfaite mdiatrice pour conduire les mres et leurs enfants, les vivants et les morts, sur le chemin de la rconciliation. Cette capacit tient-elle la similitude du vcu dÕabandon et de vulnrabilit qui runit les morts et les nouveau-ns que Laudes avait pressenti enfant, alors que la Ç taraudait È la question : Ç les morts sont-ils aussi dmunis que les nouveau-ns, est-ce autant faillir lÕamour que de les abandonner dans les deux cas ? È (CM, 42). Trouve-t-elle une rsolution cette nigme dans le soutien quÕelle propose au seuil de la mort ? Toujours est-il qu'elle accompagne patiemment Elvire Fontelauze dÕEngrce, ronge de culpabilit pour nÕavoir pas su entendre, ni comprendre, les souffrances qui treignaient sa fille : Ç jÕavais compris lÕintention de la vieille femme orpheline de ses deux enfants, soucieuse de rconcilier la sÏur et le frre dans la mort avant dÕaller les rejoindre. È (CM, 105). En poursuivant la rcitation dÕune lettre Ç sans fin recommence, sans fin relue, incante È (CM, 106), Laudes donne voix aux remords dÕune mre pnitente, facilitant le passage dÕun message de pardon amen se poursuivre dans lÕinvisible de lÕau-del. Les mots ainsi chuchots deviennent prire, car les Ç voix tues parfois remontent sous la surface de la texture actuelle du monde, voix clandestines qui brouillent celles des vivants, leur dictant incidemment des inflexions insolites. È (MV, 36).
III-3 Une terre dÕaccueil III-3.A LÕaccueil inconditionnel et la dprise Les gnalogies germaniennes reconnaissent les liens mre-filles et mrefils qui dpassent la simple condition biologique et se dgagent du pathologique pour se muer en lien spirituel en une condition dÕaccueil faite de dprise. Le mode de la reprsentation maternelle archaque dÕune figure phallique toutepuissante1, est boulevers par lÕhistoire biblique du Jugement de Salomon qui relate lÕhistoire de deux femmes prostitues, habitant la mme maison. La mort de lÕun des nourrissons, ns trois jours dÕintervalle sans tmoin, conduit les mres revendiquer le survivant et faire appel au roi Salomon pour les dpartager :
1
Reprsentation que Monique BYDLOWSKI prsente comme Ç un reliquat adulte et singulirement masculin de la premire des thories sexuelles infantiles È dans Ç Les Infertiles. Un enjeu de la filiation fminine È, op. cit., p. 144.
169
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Mais lÕautre femme dit : Ç Non pas ! CÕest mon fils qui est le vivant et cÕest ton fils qui est le mort ! È [É] Puis le roi dit : Ç Procurez-moi une pe. È On apporta lÕpe devant le roi. Le roi dit : Ç Fendez en deux lÕenfant vivant et donnez-en la moiti lÕune, lÕautre moiti lÕautre. È Alors la femme dont le fils tait le vivant parla au roi, car ses entrailles taient mues cause de son fils, elle dit : Ç De grce, mon seigneur, donnez-lui lÕenfant vivant et ne le mettez pas mort ! È Mais lÕautre disait : Ç Il ne sera ni moi, ni toi ! Fendez-le ! È Le roi prit la parole et dit : Ç Donnez celle-l lÕenfant vivant et ne le mettez pas mort : cÕest celle-l qui est sa mre ! È1
Salomon qui tmoigne de sa sagesse dÕinspiration divine a-t-il jug la rponse de la femme comme trop mortifre pour supposer quÕelle puisse provenir de la mre ? Alors que lÕune souhaite possder lÕenfant au prix de sa mort, lÕautre lÕinscrit dans un processus de vie au risque de le perdre. Dans son article Ç Voir en peinture È2, Sylvie Germain retient la reprsentation de la haine hargneuse de la premire femme et lÕoppose la posture de la deuxime femme qui dpasse le caractre passionnel du dsir, et caractrise, de ce fait, la vritable mre. Elle est celle qui, se situant hors de la violence de lÕappropriation, est Ç prte se retirer et tout perdre y compris lÕenfant. Mre dmunie, mre perdante, renonant son bien le plus cher. È3 La faiblesse suppose de cette image maternelle exprime en fait la puissance et la force dÕun amour maternel fait de dprise. Ç Mre parce que perdante, perdante parce que mre. LÕintgration de cette perte, attribut de lÕimage maternelle originaire semble bien un ressort essentiel de la filiation fminine È4 prcise Monique Bydlowski dans son article sur lÕinfcondit. Dans cette histoire biblique, la violence du dsir dÕenfant
dÕune
femme
se
transforme,
pour
utiliser
une
expression 5
contemporaine, en Ç droit lÕenfant È, Ç mme au prix de sa mort È . La mre aimante, diffrente de celle que Julia Kristeva nomme Ç mre soignante et collante È, est quelquÕun qui a un objet de dsir au-del du rapport l'enfant, qui sert dÕintermdiaire. Ç Elle aimera son enfant au regard de cet Autre, et cÕest par son discours ce Tiers que lÕenfant se constituera pour sa mre comme " aim ". [É] Sur ce fond verbal ou dans le silence qui le prsuppose, le " corps corps " de la tendresse maternelle peut prendre la charge imaginaire de reprsenter lÕamour par excellence. È6.
LÕessence de la maternit serait alors,
pour une part, faiblesse, perte et dnuement. Selon Monique Bydlowski, Ç derrire la mre de la phase Ïdipienne, et derrire celle des premiers soins, se 1
La Bible. LÕAncien Testament, Rois III, 16-28, traduction douard DÕHorme, Bibliothque de la Pliade, Paris, Gallimard, 1956. 2 Sylvie GERMAIN, Ç Voir en peinture È, op. cit., p.206. 3 Monique BYDLOWSKI, Ç Les Infertiles. Un enjeu de la filiation fminine È, op. cit., p.144. 4 Ibid., p.160. 5 Pierre LVY-SOUSSAN, Ç Travail de filiation et adoption È, Revue Franaise de Psychanalyse, n¡1, 2002, p.48. 6 Julia KRISTEVA, Histoires dÕamour, op. cit., p.48-49.
170
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dessinerait
une
reprsentation
maternelle
originaire
dont
lÕaptitude
au
renoncement serait un attribut essentiel : Mre originaire, vritable Urmutter suffisamment faible [É] È1. Nous sommes ici bien loigns de certaines lectures psychanalytiques qui nÕont de reprsentation de la mre que souffrant dÕune dfaillance rsidant Ç dans le fait de se prendre pour unique procratrice, ayant un unique objet avec lÕenfant, sans rfrence un homme È2. Selon Sylvie Germain, le mystre de lÕIncarnation parle de cet accueil de la possibilit dÕtre : Ç Marie consent, elle amnage en elle de lÕespace, dans son me et dans ses entrailles, pour abriter lÕEnfant qui nÕexiste pas, quÕelle nÕattendait pas, quÕelle ne pouvait mme pas encore dsirer dans son tat de jeune vierge, mais que dÕemble elle a aim. [É] È (ST, 17). Pour Yvonne Knibielher, Ç LÕAnnonciation prcise les conditions humaines de la procration : humaines, cÕest--dire spirituelles. È3. Lorsque Marie rpond lÕange Gabriel et accepte la volont de Dieu en dclarant, Ç Je suis la servante du seigneur È, elle sÕincline sans consulter son mari. Pour lÕhistorienne : Illumine par la rvlation quÕelle reoit, elle remet en cause la socit patriarcale : pour elle, il existe une autorit suprieure celle de lÕpoux, suprieure mme celle de tout tre humain, cÕest la volont divine. Le message de lÕAnnonciation prvient toute maternit sans loi, toute relation symbiotique o la mre possderait lÕenfant comme un bien propre. Il exprime aussi la transcendance de lÕenfant crature et image de Dieu, inscrit dans un rseau symbolique ds avant sa naissance. La paternit divine le protge de lÕaccaparement maternel comme de la puissance paternelle, aussi redoutable lÕun que lÕautre.4
Elle nÕest pas celle qui selon, Jacques Lacan, ne sait faire Ç cas de la parole dÕun homme, disons le mot de son autorit, autrement dit de place quÕelle rserve au Nom du Pre dans la promotion de la loi. È5 Ainsi que le signifiait le jugement de Salomon, Ç Contenir, accueillir, ce nÕest ni jouir ni dvorer, cÕest dans lÕinvestissement de cet accueil, ainsi que du plaisir donn et reu, quÕune mre circonscrit et contient le pulsionnel inhrent la vie, la vitalit du petit humain. È6. Dans cet espace dÕaccueil libr, lÕenfant peut mrir dans une paix confiante et aimante. Colette Nys-Mazure crit, dans son petit ouvrage consacr Marie, quÕelle Ç transmet au plerin, au nomade la conviction momentane, 1
Monique BYDLOWSKI, Ç Les Infertiles. Un enjeu de la filiation fminine È, op. cit., p.154. Michel TORT, Fin du dogme paternel, Paris, Aubier, coll. Psychanalyse, 2005, p.159. 3 Yvonne KNIBIEHLER, Ç La Responsabilit paternelle È, La Problmatique paternelle, Chantal Zaouche-Gaudron (dir.), Ramonville Saint-Agne, Ers, 2001, p.154. 4 Ibid. 5 Jacques LACAN, crits, Paris, Le Seuil, 1966, p.579. Suite de tels propos, Christiane Olivier crit ironiquement Ç Toujours ce pre symbolique, venant travers la parole de la mreÉ Les hommes ne se rendent-ils pas compte que les femmes, en les mettant au ciel, risquent de les mettre au grenier ? È, Christiane OLIVIER, Les Fils dÕOreste ou la question du pre, Paris, Flammarion, 1994, p.66. 6 Dominique GUYOMARD, Ç La folie maternelle : un paradoxe ? È, La Folie maternelle ordinaire, op. cit., p.122. 2
171
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
prcaire, mais avre, dÕtre la maison. Elle est la demeure [É] o nous esprent les aims en alls. È1. La grossesse peut alors se vivre, ou sÕobserver, comme une transfiguration qui bouleverse la femme qui devient lÕaccueil. Mlanie Ç nÕtait jamais si belle et bien portante que pendant ses grossesses ; elle aimait sentir mrir en elle ce poids fantastique qui lÕenracinait toujours plus solidement et profondment sa terre, sa vie, Victor-Flandrin. È (LN, 99). Dans ses crits sur la peinture, Sylvie Germain imagine le ventre rond de Madeleine Ç comme un creuset dÕalchimiste, sa chaleur lÕespoir sÕest ranim. Quelque chose bouge dans ses entrailles brles dÕamour, de patience : la force de la vie retrouvant son lan contre tout espoir [É] Madeleine la misricordieuse, toute ceinte de nuit, est en lent, douloureux, miraculeux, travail dÕenfantement spirituel. È2. Le ventre qui porte Ç un enfant, un nouvel tre, un inconnu [É] recle la force du dehors dans le dedans le plus clos de sa chair, il abrite un tranger
dans
son
intimit. È
(AL,
47).
La
mre
sait,
dÕun
savoir
prescient, quÕelle Ç porte en son ventre la courbe arrondie un enfant enroul dans une conque emplie dÕeau primordiale È (AL, 52), lÕ Ç enfant-algue se meut au ralenti/ Dans lÕeau dormante [É] È (CI, 7). Lorsque Camille, dans Jours de colre, entend la Litanie la Vierge, Ç les mots psalmodis par Blaise le Laid prenaient en elle un accent nouveau : Ç Mre de la Lumire, Mre de la vie, Mre de lÕAmourÉ Mre de la Terre, Mre enfantant le bonheur de la terre. Femme portant la beaut de la terre entre ses bras comme un enfant radieux. Camille se confondait avec cette Femme. Elle en tait la fille, la sÏur. SÏur de la lumire, de la vie. È (JC, 136).
Lorsque
lÕamour
est
l
et que le
monde
se prsente sans
chaos,
la
maternit semble sÕinscrire dans une temporalit tranquille et sans sursaut. Dans Tobie des marais quelques lignes seulement suffisent voquer plusieurs annes : Ç [É] toujours cte cte, ils sÕen taient alls. [É] A Brme tait ne leur premire fille, Rosa. [É] au cÏur du Marais poitevin, [É] Dborah avait donn naissance une seconde fille, Wioletta. È (TM, 66). LÕaccouchement bouleverse le visage de Vitalie qui devient mconnaissable pour son poux : Ç Il semblait sÕtre dtach de lui-mme, soulev sous un assaut de lumire mont depuis les trfonds de son corps et transfondu en un sourire plus vague et blanchoyant quÕun clair de demi-lune. È (LN, 20). La lumire enrubanne les cheveux de Mlanie qui, Ç encore tremps de sueur, rayonnaient autour de son visage en longues mches onduleuses qui prenaient, dans la lumire du 1
Colette NYS-MAZURE, Clbration de la Mre : regards sur Marie, iconographie tablie par liane Gondinet-Wallstein, Paris, Albin Michel, coll. Clbrations, 2000, p.17. 2 Sylvie GERMAIN, Ç Solitudes de Madeleine È, LÕÎil, n¡489, octobre 1997, p.85.
172
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
couchant, une teinte rougetre. È (LN, 93). Entoure dÕun halo ou dÕune aurole sacre, la mre subsiste ses changements de forme, aux approches de la dlivrance, la peau de Rose-Hlose sÕclaircit : Ç on lÕaurait crue illumine de lÕintrieur. Elle avait la roseur teinte de jaune paille dÕun verre o brle une bougie È (NA, 328). La bougie, si souvent reprsente dans les toiles de Georges de La Tour, offre une flamme vers laquelle les Madeleine Ç se tiennent concentr[e]s vers les premiers feux du monde È. (AL, 15). Le pouvoir de donner la vie devient sacr et se dbarrasse de lÕiconographie religieuse lie la concupiscence
et
au
pch
de
la
chair,
la
mre
devient
le
Ç Lieu È,
Ç transhistorique, que viendra habiter la Vierge-Mre chrtienne [É] vritable thaumaturgie de la fcondit. È1 La description que propose Sylvie Germain de Marie rejoint sans doute ce que nous pouvons appeler Ç le maternel È qui, du registre de lÕaccueil et du lien, enveloppe et Ç protge la rencontre mre-enfant en la rendant possible. È2. Dans un article qui tudie lÕimage de la vierge agenouille devant son fils dans le tableau Nativit de Piero della Francesca expos la National Gallery, Julia Kristeva propose une lecture qui se dmarque de celle, teinte dÕhumiliation et de masochisme, quÕa pu proposer Simone de Beauvoir sur Marie dans Le Deuxime sexe3. Julia Kristeva y voit une peinture qui associe : dlicieusement la joie maternelle qui rayonne dans la douceur du visage de Marie et le sentiment de sa dette envers son enfant Ð contrepoids majeur la paranoa maternelle Ð que marque lÕinclinaison du corps. Tout cela continue habiter des femmes innombrables qui ne cessent de remplir la mission civilisatrice la plus archaque, la plus invisible et la plus dure du monde : celle qui consiste conduire un corps morcel de bb au corps propre de lÕindividu parlant.4
Cet accueil spcifique se fait enveloppe maternante et sÕexprime dans la gographie dÕun lien qui est terre dÕaccueil pour la rencontre mre-enfant Ç nimbs tous deux par cet espace È5. Dans ces conditions, lÕenfant voit, au fond de la pupille maternelle, non seulement Ç quÕil existe pour elle, quÕil est lÕobjet de son attention, mais quÕil " existe " aussi pour elle, dans le sens o elle le conoit comme ayant une existence en dehors dÕelle, comme personne relle, et au-dedans dÕelle comme reprsentation de cette personne quÕest dj son bb pour elle. È6. Ainsi, Simon se sentit Ç son rveil, caress par la main si menue de sa mre, et il lui sembla voir son sourire, son regard paisible, toujours un peu 1
Paul-Laurent ASSOUN, Ç Voyage au pays des mres. De Goethe Freud : maternit et savoir faustien È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Ç Les Mres È, n¡45, Paris, Gallimard, 1992, p.128. 2 Dominique GUYOMARD, Ç La Folie maternelle : un paradoxe ? È, La Folie maternelle ordinaire, op. cit., p.119. 3 Simone de BEAUVOIR, Le Deuxime sexe, Paris, Gallimard, 1949. 4 Julia KRISTEVA, Ç Sacre mre, sacr enfant È, Libration, 20 novembre 1987. 5 Dominique GUYOMARD, op. cit., p.122. 6 Cloptre ATHANASSIOU-POPESCO, op. cit., p.25.
173
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
songeur. Il se sentit regard par elle, regard jusquÕau fond de lÕme È (JC, 280). CÕest par ce regard, Ç bon, plein de sagesse et de patience È (Im, 161) dont se souvient Monsieur Rossignol, que lÕenfant se sent exister comme un tre aim et admir. CÕest cet amour qui procure au regard maternel une qualit de miroir si particulire que Ren Zazzo1 prsente comme profond et brillant. Ç La maternit capte toutes les forces, tous les sentiments de plusieurs personnages pour une priode plus ou moins longue de leur vie. La mre assure la protection de lÕenfant, et celui-ci la peroit comme un refuge È2 crit Marie-Jos Chombart de Lauwe. Tobie se souvient de la puissance de la prononciation du Ç maman È, Ç mot magique, merveilleux qui ne tardait jamais, chaque fois que Tobie le profrait, prendre visage et corps, sourire et parfum et se rpandre en tendresse et baisers. È (TM, 25). Le souvenir de celle qui pu, par sa prsence et ses actions, soulager lÕenfant de malaises parfois intolrables, celle qui sut dcontaminer
la
peur de
mourir
est prompte
surgir dans
lÕurgence.
Ç Maman ! È est le dernier appel qui se formule au seuil de la mort. Il est le dernier mot, Ç transi dÕgarement, qui sÕest exhauss du fond de [l]a peur È dÕdith Ç pour striduler au ras de ses lvres bleuies [É] È (In, 219), comme sÕil pouvait encore offrir des bras pour conjurer le vertige et combler le vide qui sÕouvre celle qui se suicide en se laissant chuter en deltaplane. Lorsque cette femme-Icare se mtamorphose soudainement en une Ç petite fille au corps gel [qui] dgringol[e] en vrille du haut du ciel comme un fagot de chardons bleus È (In, 219), cÕest le maternel qui est convoqu, comme une attitude faite de soins qui se rfrent une modalit de prsence auprs du nourrisson dmuni. Un appel qui ne se prononce que dans lÕimploration lorsque celle-ci ne peut plus rpondre. Sabine dans LÕInaperu reprsente la dprise dans une version contemporaine qui se double du doute. La question sociale et lÕvolution des mentalits modifient profondment le sentiment de lÕtre-mre, qui ne se prsente plus comme une vidence, mais est mise en question. Sabine concentre le changement du rle des mres dans la socit, refusant Ç toute dpendance, la double
sujtion
que
lui
imposent
ses
responsabilits
maternelles
et
professionnelles est suffisamment lourde È, elle dlgue, non sans risque, Ç plus que des charges domestiques Ð un rle de mre de substitution, tandis quÕellemme remplit celui de pre. Elle est devenue une femme-pre qui passe ses journes lÕextrieur, ses soires reprendre le contrle de la maisonne. È (In,
1 Ren ZAZZO, Ç La Gense de la conscience de soi È, Psychologie de la conscience de soi (Symposium de lÕAssociation de psychologie scientifique de langue franaise), Paris, PUF, 1975, p.65. 2 Marie-Jos CHOMBART DE LAUWE, Un monde autre : lÕenfance. De ses reprsentations son mythe, op. cit., p.155.
174
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
20). Elle fait Ïuvre de tiers pour empcher la captation grand-paternelle, tout en sachant que les enfants ne sont pas sa proprit. Ce lien ne peut se satisfaire de la gntique. Fragile, il peut tout moment se reporter sur une personne trangre au clan : ses Ç enfants ont beau lÕappeler Maman, elle sent bien que le poids affectif propre ce mot sÕest largement rpandu dans le diminutif Louma attribu leur gouvernante. È (In, 20). Elle a la conviction intime que la connaissance de ses fils reste une illusion : Ç que sait-elle dÕeux, au juste ? Elle connat leurs caractres, leurs forces et leurs faiblesses, le timbre de leurs voix et le bruit de leurs pas, leurs gots, leurs aversions, lÕodeur de leurs cheveux et le grain de leur peau, elle pourrait identifier chacun dÕentre eux les yeux ferms rien quÕen touchant leurs mains, voire en coutant le son, le rythme de leurs respirations. Mais cela ne suffit pas pour prtendre tout savoir et comprendre dÕune personne È (In, 92). Elle est le contraire dÕéve Ç qui voulut tant savoir, tout savoir dÕun bloc, mais qui choua tragiquement. Le visage puis de " celle qui ne connat pas " -, et qui toujours, peut-tre mendie la connaissance auprs des vivants en veille. È (BR, 93).
III-3.B La grand-mre, personnage de lÕintercession La figure de Marie, comme celle de la grand-mre, sont des figures dÕintercessions. La grand-mre offre une version moins conflictuelle de la maternit, une gnration la spare de la mre et permet de sÕengager sur des rivages dgags des conflits Ïdipiens. Pour Michel Schneider, elle Ç est une mre moins grande que la mre. [É] Elle ne vous touffe pas avec sa langue, ne vous gave pas avec ce nom qui nourrit et trangle : Maman È1. Versant dor de la martre, elle prend, dans de nombreux ouvrages tudis par Marie-Jos Chombart de Lauwe, Ç la figure dÕun substitut de la " bonne mre ", parce que la mre manque, ou correspond moins lÕattente de lÕenfant [É] douce, jolie, snile È2, elle ne fait pas peur. Femmes du pass, les grands-mres protectrices connaissent les mystres de la vie sur terre, les relations humaines et les chemins les plus apaiss qui conduisent au ciel ou tablissent un lien avec les dfunts. Il y a de Marthe et de Marie, de la terrienne et de la contemplative, dans ces grands-mres. Elles correspondent la description que Sylvie Germain propose de Colette Nys-Mazure, dans la prface son recueil de posie : la nourricire et la glaneuse, la charnelle et la rveuse. Telle Marthe, " absorbe par les multiples soins du service " (Lc. 10,40), elle sÕaffaire au jardin, la cuisine, auprs des enfants, ou des mourants, et fait preuve dÕun sens aigu des ralits, des 1 2
Michel SCHNEIDER, Maman, op. cit., p.317. Marie-Jos CHOMBART DE LAUWE, op. cit., p.171.
175
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
besoins, des urgences. Telle Marie [É] elle coute la rumeur du temps, le chant polyphonique de la terre et des saisons, les voix et les silences des tres qui lÕentourent, ou quÕelle croise en chemin [É]1.
Comme Edme ou Vitalie, elle connait Ç tous les secrets des herbes et des plantes, qui toujours avait su apaiser les douleurs du corps et les tourments du cÏur. Elle tait l, fidle, la petite vieille, la douce, lÕefface. È (JC, 320). La grand-mre paternelle de lÕauteur, voque dans Kalidoscope ou notules en marge du pre, cueille les Ç roses que cultivait son mari dans le jardin derrire la maison la lisire du pr, [É]. Elle en faisait des bouquets quÕelle portait dans les chambres. È2. Toutes prennent la suite de ces mres gardiennes du lieu domestique o les gestes discrets se mettent au service des autres : Ç Edna va et vient, apportant du caf, des gteaux, du vin cuit. CÕest elle qui a confectionn les cadres des tableaux, effectu la dcoration du salon ; cÕest elle qui veille sur les choses, sur lÕespace et la lumire. È (TM, 216). Elles sont une nouvelle facette des figures de Marie qui, selon Colette Nys-Mazure, confre au Ç quotidien le plus banal [É] sa texture dense et souple. [É] Du fond de lÕhumanit se lveront toujours ces visages de femmes de bont et dÕaccueil prs de qui dposer son arroi, son dsarroi, la tension douloureuse, tant elles sont attentives lÕtre, au lieu de le rduire son tat ou sa fonction. È3. La description que Benot Neiss propose du personnage de Tante Martine chez Henri Bosco,
convient
parfaitement
aux
grands-mres
germaniennes
qui
nÕen
renouvellent pas le modle : Femme dÕintrieur, modle de mnagre possdant la perfection le gnie des choses domestiques, elle apparat galement comme un redoutable intermdiaire avec lÕinvisible et les ombres, sÕentretenant avec les anges, communiquant avec les morts ou, plus simplement, capable de rpandre autour dÕelle, comme les fes des anciens rcits, des forces bienfaisantes, un rayonnement [É]. Elle joue un rle tutlaire face la maison, au jeune narrateur qui lui est confi, remplissant les fonctions de thaumaturge.4
La grand-mre, entit charismatique, fait figure de sage garante de la mmoire collective qui remplace le parent absent. Elle Ç reprsente cet arrire-plan, rel ou virtuel, sur lequel la future mre va sÕappuyer par ncessit : celle qui viendra prendre soin de lÕenfant si la mre vient dfaillir, la seule femme laquelle une mre puisse confier son propre enfant sans arrire-pense, sa
1
Sylvie GERMAIN, Ç Prface È, Feux dans la nuit : posie 1952-2002, de Colette NYS-MAZURE, Tournai, La Renaissance du livre, 2003, p.7. 2 Sylvie GERMAIN, Ç Kalidoscope ou notules en marge du pre È, Voies de pres, voix de filles, Adine SAGALYN (d.), Paris, Maren Sell & Cie, 1988, p.60. 3 Colette NYS-MAZURE, Clbration de la Mre : regards sur Marie, op. cit., p.17. 4 Benot NEISS, Ç Qui tes-vous, Tante Martine ? È, Cahiers Robinson, Ç Henri Bosco : Rver lÕenfanceÉ È, Christian Morzewski (dir.), Arras, Universit dÕArtois, n¡4, 1998, p.74.
176
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
propre mre idalise. È1. Ë quatre-vingt-treize ans, alors que Ç tous ceux et celles des gnrations intermdiaires taient morts, disparus, ou bien frapps de folie, de paralysie È (TM, 91), Dborah, doit sÕoccuper de Tobie, son arrirepetit-fils de cinq ans. Ç Dborah vint sÕinstaller sous son toit pour veiller tout la fois sur le pre et le fils, le veuf et lÕorphelin. Une fois de plus il lui incombait de tenir office de sentinelle È (TM, 43), assurant, discrtement et fidlement, lÕducation et le soutien de ceux qui se retrouvent dsempars. La grand-mre prsente ce que Wilfred-Ruprecht Bion nomme la Ç fonction contenante È2. Paralllement au nourrissage physique, elle offre un nourrissage psychique, tout aussi essentiel la vie et la croissance. Grce sa rceptivit et sa capacit laisser merger en elle le sens latent des projections de lÕenfant, elle peut sÕen saisir
intuitivement
de
faon
lui
restituer
des
lments
assimilables
psychiquement. On retrouve ici la notion dÕtayage avance par Freud, mais avec une signification renouvele. Il ne sÕagit plus en effet de Ç subordonner la vie psychique et relationnelle la vie corporelle et biologique, mais dÕtablir des correspondances
mtaphoriques
entre
vie
physique
et
psychique È3.
Les
rponses de la grand-mre sont la vie psychique ce quÕest le lait la vie physique. Ainsi, lorsque Gabriel, Ç lÕoccasion de la fte de Mres È, fait Ç un beau dessin pour sa grand-mre [É] Les autres enfants sÕtaient moqus de lui, mais sa grand-mre avais mis son dessin sous verre et lÕavait accroch au dessus de la chemine. " CÕest le plus beau cadeau que jÕaie jamais reu ", lui avait-elle dit È (OM, 119). Marie-France Morel souligne dÕun trait efficace lÕimportance dÕune telle prsence : Si tant de nos anctres ont survcu vaille que vaille tous les prils de lÕenfance, pour devenir leur tour des adultes, ils le doivent toutes ces femmes qui, dans lÕombre, dans le priv, lÕabri souvent du regard des hommes qui crivaient la grande Histoire, les ont nourris, torchs, habills, lavs, bercs, promens, dorlots, veills.4
Les grands-mres Vitalie et Dborah, comme celle anonyme de Gabriel, sont cette figure du prochain que Franoise Dolto prsente comme celui ou celle, qui lÕoccasion du destin, se trouve l : [É] quand nous avions besoin dÕaide, et nous lÕont donne, sans que nous lÕayons demande, et qui nous ont secourus sans mme en garder le souvenir. Ils nous ont donn de leur plus-value de vitalit. Ils nous ont pris en charge un temps, en un
1
Monique BYDLOWSKI, Ç Les Infertiles. Un enjeu de la filiation fminine È, op. cit., p.149. Wilfred-Ruprecht BION, Aux sources de lÕexprience, trad. Franois Robert, Paris, PUF, 1979. 3 Didier HOUZEL, Ç Prface È, LÕInconscient la crche. Dynamique des quipes et accueil des bbs, Denis Mellier , Issy-les-Moulineaux, ESF diteur, 2000, p.12. 4 Marie-France MOREL, cit dans Ç LÕAmour maternel : aspects historiquesÈ, Spirale, Ç LÕAmour maternel È, Ramonville, Ers, n¡18, 2001, p.54. 2
177
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lieu o leur destin croisait notre chemin. Notre prochain, cÕest le " toi " sans lequel il nÕy aurait plus en nous de " moi ".1
Cette assistance, qui se propose inconditionnellement pour soutenir et assumer lÕtre Ç dpouill[s] de ressources physiques ou morales È2, contribue la gurison de Gabriel, l'enfant asthmatique ; Ç auprs dÕelle, il avait guri È (OM, 46). Jeune homme, Tobie se remmore sa grand-mre de la faon suivante : Ç Elle aura surtout clair le monde. Sans elle, je me serais perdu. È (TM, 174). Ë lÕinstar de Marie, la grand-mre Ç allaite jamais. Elle assure lÕamour de loin, nourrissant encore et toujours, en toute discrtion. Je suis l, dit-elle, tu le sais, mme si je ne tÕadresse plus de signe clatant. Tu peux compter sur moi la vie, la mort È3. Garantes de stabilit, elles permettent de sÕarrimer alors que les adultes flanchent et ne rpondent pas toujours de leurs responsabilits. Dborah, comme lÕaubergiste dans clats de sel, est Ç une figure de proue seule matre bord dÕun navire dsert rsistant au naufrage. È (TM, 72).
Les grands-mres ne vieillissent pas et demeurent inaltres par une temporalit qui semble sÕeffacer et prendre corps en elles. Sous lÕeffet de la persistance de lÕinfantile,
les
petits
enfants,
relguent
leur
mort
dans
lÕimpensable
et
lÕirreprsentable : Ç Elle tait l, elle tait toujours l la petite vieille [É] È (JC, 320), Ç leur aeule elle-mme leur semblait doue de pouvoirs tranges et terrifiants Ð vieille femme immortelle monte des bouches de lÕEscaut. È (LN, 34). A contrario des nombreux crits transgnrationnels qui laissent la mre et la grand-mre maternelle dans lÕombre du processus de transmission, confrant dans un chiasme gnalogique la premire place au grand-pre maternel, la grand-mre germanienne cristallise les fantasmes de transmission familiale et incarne rtrospectivement la passeuse idale. Vieille femme courbe aux cheveux blancs, au regard bon, au sourire doux, aux gestes patients quoique maladroits, elle apporte la nourriture spirituelle des contes traditionnels, des mythes familiaux et des rcits religieux. Elle transmet les hritages, les savoirfaire ainsi que les valeurs spirituelles : Ç Elle avait toujours tenu lieu de mmoire auprs des siens, vivants et dfunts, son sjour sur la terre semblait nÕavoir ni commencement ni fin. È (TM, 30). Lors de sa premire apparition, Dborah condense sa fonction nourricire en une version inverse du petit chaperon rouge :
1 2 3
Franoise DOLTO, Grard SVERIN, LÕvangile au risque de la psychanalyse, tome I, op. cit., p.151. Ibid., p.151. Colette NYS-MAZURE, Clbration de la Mre : regards sur Marie, op. cit., p.12.
178
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Dborah trottinait le long de la route. Elle tenait un panier en osier contre son ventre ; dans le panier envelopp dÕun linge blanc, il y avait un gteau tout juste sorti du four. Un gteau aux pommes bien dor, qui fleurait le sucre, le beurre et la cannelle. Tobie adorait ce dessert, cÕtait pour lui quÕelle lÕavait prpar. (TM, 30)
Avec leurs contes et histoires, elles proposent une lecture du monde et de ses mystres dont lÕassimilation est comparable une patiente digestion. Vitalie raconte des contes fantastiques ses petits enfants Ç le soir avant de sÕendormir È (LN, 33). Les Ç lgendes peuples de fes, dÕogres, de diables et de gants, dÕesprits des eaux et des forts È (LN, 34) puisent dans les rcits des pcheurs en haute mer. Leur contenu imprgne lÕimaginaire des petits enfants, se faufile encore dans le rcit des parents. Si les rcits de Vitalie conservent la Ç vase et le soleil È (LN, 57) de sa mmoire tortueuse et tourmentent la petite Herminie-Victoire de ses tonalits sauvages, tel point quÕau moment de sa mort, cette dernire souhaite chausser les petits souliers dÕor du rcit de Kinkamor pour aller rejoindre sa mre ; ceux de la grand-mre de Gabriel ont Ç enlumin son enfance de lgendes et de rcits fabuleux È (OM, 71). Les contes se disent dans lÕintimit dÕune compagnie douce et restreinte en prlude la nuit, ils parlent des rves ou des regrets. Le livre sÕoffre comme objet de compensation et de rparation du prjudice de la perte, il console de la perte dÕune dent de lait, voue par nature, la caducit. Le rcit du petit chien Hublot, qui survit son naufrage en btissant une maison avec les morceaux dÕpaves puis en rparant le bateau pour reprendre la mer, instruit Gabriel des mystres et des profondeurs du monde et de lÕau-del. En Ç inventant des histoires et en improvisant des chansons È, la grand-mre cherche dans lÕimaginaire Ç la satisfaction de ses espoirs dus, tout en esprant pour son enfant un avenir prestigieux È1. LÕenjeu laboratif est alors dÕouvrir le passage pour que transite la mmoire.
Si, selon le constat de Gabriel, c'est aux Ç jeunes pouses et [aux] jeunes accouches È, quÕincombent le soin du rituel choix des photographies des vnements familiaux, les grands-mres prolongent ce qui choie aux femmes plus jeunes qui prennent Ç au srieux leur rle de dpositaires de souvenirs È (OM, 32). Dans le respect des rites funraires, et tout particulirement dans la garde et le maintien de la spulture, la femme est, selon Ginette Raimbault et Caroline Eliacheff, Ç un carrefour de vie et de mort È2. Les grands-mres
1
Mireille NATANSON DUNCKER, Ç Berceuses yiddish, images dÕenfance et miroir dÕune culture perdue È, Imaginaire & Inconscient. tudes psychothrapiques, Ç Images dÕenfance È, Le Bouscat, LÕEsprit du Temps, 2001, p.46. 2 Ginette RAIMBAULT, Caroline ELIACHEFF, Les Indomptables. Figures de lÕanorexie, Paris, Odile Jacob, 1989, p.145.
179
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
germaniennes tentent Ç de grer la rupture et le deuil par des figures de sparation et de continuit È1 en accomplissant toutes les actions qui permettent de sÕassurer que les morts sont dfinitivement partis. Lorsque Vitalie chantonne la berceuse des enfants morts, alors que son fils Thodore Faustin Ç repose simplement l, sur les genoux de sa mre È (LN, 60), elle accompagne la mort du vivant et la naissance du dfunt qui va rejoindre les autres disparus de la famille, par des gestes qui sont Ç tout la fois de suppliants, dÕorants, de donateurs et de mendiants, de mre infiniment aimante et de tout petit enfant apeur. Gestes animaux, comme une femelle qui lche son petit. È (PP, 100). Gardiennes de
la
mmoire,
elles
se
chargent des
rituels
funbres qui
accompagnent ce temps de bascule. Elles se chargent de la toilette funraire, voilent les miroirs, allument les bougies, entonnent la litanie funbreÉ En dissociant les restes matriels quÕon ne veut pas garder, et le souvenir quÕon ne veut pas perdre, elles permettent le passage du disparu en favorisant son entre dans la mmoire. Par leurs chants et leurs prires, elles enterrent les morts pour donner une place aux vivants, elles offrent une localisation psychique aux maris ou aux enfants disparus afin de djouer lÕpouvante par la cration dÕune dlimitation entre les morts et les vivants. Elles indiquent la prsence de lÕordre symbolique afin que lÕimpensable et lÕirreprsentable ne viennent pas interdire la vie de leurs descendants. Dborah Rosenkranz : avait subi de nombreux deuils dans son interminable vie, [É]. La mort en effet avait toujours procd autour dÕelle avec une opinitre et cruelle ironie, sÕingniant, chaque fois quÕelle surgissait drober le corps, le corps entier du trpass en mme temps que son souffle. La plupart de ses proches avaient ainsi quitt ce monde sans funrailles ni spulture Ð disparus, corps et me. (TM, 33)
Alors que ses morts ne sont jamais tout fait partis, puisque rien ne reste dÕeux qui puisse tre Ç fix et enclos dans des lieux spcifiques, chargs de sacralit È2, elle sÕvertue crer une spulture afin de marquer la coupure entre la nature et la culture, lÕanimal et lÕhumain. Ainsi que le rappelle George Steiner3 en soulignant la parent entre lÕhumain et le terrestre (humanitas et humus), refuser ou empcher dÕenterrer les morts, cÕest nier leur humanit ainsi que celle des vivants. Aussi, loin des cimetires, Dborah veille doucement les morts qui trouvent une place apaise dans son corps, sans quÕelle ne se transforme en tombeau ou en crypte. Elle prend en charge la mmoire familiale
1
Christian ILLIéS, Ç La mort et lÕau-del È, Encyclopdie des religions, op. cit., p.1835. Ibid. 3 George STEINER, Les Antigones, traduit de l'anglais par Philippe Blanchard, Paris, NRF, ditions Gallimard, 1986. 2
180
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
qui, selon Pierre Fdida1, Ç compte les morts È, en mme temps quÕelle Ç conte È leur histoire, offrant ainsi aux morts une ncessaire spulture et accompagne dans lÕinvisible les liens dÕamour.
Elle sait dÕun savoir qui dpasse lÕinformation, et invente des spulcres minuscules adapts aux corps disparus. La guerre tait aussi impie, voleuse que lÕocan, elle ne restituait pas les corps de ceux dont elle sÕemparait. Alors Dborah avait pris la mdaille en fer-blanc que Boleslaw lui avait confie, elle lÕavait astique jusquÕ ce que reluise la Vierge miniature, puis lÕavait enveloppe dans un petit morceau de tissu en guise de linceul. Ensuite elle avait enterr cette dpouille par procuration dans un grand pot en terre cuite, avait prononc les bndictions de funrailles et dpos ce cimetire en rduction dans un coin du jardin, lÕabri du vent et de la pluie. (TM, 70)
Vestiges de lÕexistence de ceux qui furent si proches et chers, les fragments mtonymiques de lÕtre, dent, touffe de cheveux ou objet ayant appartenu aux disparus, sont autant de reliques qui ont fonction de traces permettant le recueillement. Avec la relique, crit Pierre Fdida, Ç ce dont le mort sÕest spar et qui, par les survivants, est retenu et conserv, manifeste le pouvoir de maintenir visible Ð non dcompos et lÕabri de tout anantissement Ð ce qui du mort doit rester cach ou rester hors de toute reprsentation. [É] Le fragment2 du mort devenu relique entre dans le rgime visuel de lÕobjet et tmoigne ainsi dÕune sorte de limite ncessaire de la reprsentation de la mort. È3. Pour Michel de Certeau, il en est de mme pour le discours de lÕhistorien qui reconduit les morts et les ensevelit : Ç Il est dposition. Il en fait des spars. Il les honore dÕun rituel qui leur manque È. Il les Ç pleure È et Ç cherche calmer les morts qui hantent encore le prsent et leur offrir des tombeaux scripturaires È4. La pratique de Dborah est en cela semblable quÕelle permet aux morts de sÕen retourner moins tristes dans leur tombeau. Pour Annette Wieviorka, Ç [l]Õhistoire est aussi une des modalits du travail de deuil, tentant dÕoprer Ð avec bien des difficults de tous ordres -, lÕindispensable
sparation des vivants et des
morts È5. De mme le peintre, le musicien ou lÕcrivain, Ç constructeurs de tombeaux maladroits È qui en tentant de Ç prsenter de lÕirreprsentable dans le visible, de traduire de lÕindicible È nÕdifient pas des Ç mausoles È, mais esquissent Ç des tombeaux comme des nomades qui passent dans le dsert. [É] et surtout pour ceux qui nÕont pas eu de spulture ou qui sont vous lÕoubli. È 1
Pierre FDIDA et al., Ç LÕOubli, lÕeffacement des traces, lÕradication subjective, la disparition È (2001), Humain/dshumain. Pierre Fdida, la parole de lÕÏuvre, op. cit., p.15. 2 Voir le film La Chambre des officiers de Franois DUPEYRON, 2001 adapt du roman ponyme de Marc DUGAIN, Paris, Jean-Claude Latts, 1998. 3 Pierre FDIDA, Ç La Relique et le travail du deuil È (1978), LÕAbsence, op. cit. p.79. 4 Michel DE CERTEAU, LÕcriture de lÕhistoire, Paris, Gallimard, 1975, p.7-8. 5 Annette WIEVIORKA, Auschwitz, 60 ans aprs, Paris, Robert Laffont, 2005, p.281.
181
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
(VC, 37). Ç Faire tombeau È, selon la romancire, cÕest aussi Ç faire clater le tombeau È pour redonner une autre vie. È (VC, 44). Tout en ayant une filiation avec le personnage biblique de Ç Dbora, mre dÕAnanil et aeule du vieux Tobit È qui encourage Ç celui-ci, dans sa jeunesse, au respect des prescriptions tires de Ç La loi de Mose È1, le personnage de Dborah, reste irrmdiablement lie la mort, au gnocide, et est insparable dÕune identit juive, endeuille et douloureuse. En acqurant Ç une entit singulire È, elle permet au rcit, selon Jorge Semprun, de se dgager du schma narratif du Livre de Tobie et de sÕenserrer Ç dans lÕhistoire contemporaine du peuple juif, quÕil retrouve ou rinvente ses plus purs accents bibliques. Comme sÕil fallait ce dtour par lÕautonomie des personnages, la spcificit de leur aventure contemporaine, pour que le message ancestral ft vraiment lisible È2. Lorsque Dborah fredonne Tobie une berceuse Ç de sa voix prsent toute fle, les chansons en yiddish quÕelle avait autrefois chantes ses filles, puis ses petits-enfants. Une dernire fois elle lguait un peu de sa mmoire, quelques restes dÕun pass dsormais rvolu È (TM, 91). Les mots et la musique ont pour fonction spcifique dÕendormir lÕenfant dans la Ç rumeur des chants des siens, des voix de son enfance, de sa jeunesse, ancestraux et magnifiques È qui mugit Ç en sourdine au-dedans de son corps [É] È (TM, 67). Dans son tude sur la culture populaire juive orale, Mireille Natanson Duncker insiste sur lÕimportance des mots, qui portent en eux une force puissante de transmission, tant ils Ç traduisent les motions, surtout dans les chansons, plus forte raison dans les berceuses. Ce sont dÕabord les femmes qui parlent et chantent en yiddish Ð seuls les hommes apprennent lÕhbreu Ð en cela elles assument ce rle de transmission des valeurs familiales et culturelles È3. La mlodie et les sonorits, dans leur grande simplicit de structure et de contenu, deviennent plus larges pour contenir la mmoire des disparus. Dborah introduit la vie dÕune communaut, car, crit Sylvie Germain : lorsquÕon chantonne seul, tout bas, tout bas, fleur de prsence et de mmoire, ne convoque-t-on pas alors dÕautres voix que la sienne, nÕembue-t-on pas celle-ci de souffles plus anciens, ne la frange-t-on pas dans une cume dÕaccents, de menues rsonances et de lointains soupirs ? (BR, 97)
Une douce confusion cependant lie les tres, par-del le monde des vivants et des morts, par del les croyances et les religions. Avec ce curieux mlange de christianisme, de judasme et de paganisme, Dborah mle les incantations, les 1
Andr-Marie GRARD, Ç Dbora È, Dictionnaire de la Bible, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1989, p.255. 2 Jorge SEMPRUN, Ç Rcit biblique, roman biblique dÕaujourdÕhui. Ë propos de Tobie des marais È, Le Journal du dimanche, 19 avril 1998. 3 Mireille NATANSON DUNCKER, op. cit., p.42.
182
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
bndictions du pain et du vin et les actions de grces. Elle fait office dÕordonnatrice du culte domestique en inventant Ç un shtetl imaginaire, une synagogue invisible et invitait sans se lasser les anges sa table È (TM, 92), sans se soucier des entorses au rituel. Mariska Koopman-Thurlings note cette Ç ambivalence È religieuse en rappelant que le prnom de Dborah est issu du Livre de Tobie, Ç tandis que son nom de famille se rfre au chapelet, un objet propre au culte catholique. Ë lÕinstar de son nom, qui runit les traditions juives et chrtiennes, Dborah pratique un pluralisme religieux [É] È.1 Nous avons le sentiment dÕassister avec elle la naissance du fait religieux non pas rvl, organis et reu en hritage, mais rordonn et rorganis, crant une relation avec des phnomnes irrationnels ou supranaturels, pour accompagner le passage des dfunts. Deborah regroupe et fait se rencontrer les expressions religieuses lÕcart des conflits. Le pass sÕest sdiment lÕintrieur dÕelle : Ç La fille du chantre Yoshe Rosenkranz portait fidlement son hritage, saintement sa mmoire, jusque sur le banc dÕune glise È (TM, 67), comme un hritage
spirituel,
comme
une
religion
des
origines
pacifie
dans
une
foi Ç simple, totale et rigoureuse È (TM, 49). Endossant les attributions du pater familias antique, elle assume Ç le rle normalement imparti au pre de famille, il lui fallait en fait tenir elle seule tous les rles, celui dÕune invisible communaut, celui dÕune passeuse de mmoire, et btir dans la nuit, parmi les brumes du marais, une synagogue immatrielle È (TM, 67). Elle russit la rconciliation que visait lÕentrevue de Rabbi Loew, le Maharal de Prague, et de lÕempereur Rodolphe II, voque dans le roman clats de sel. Figure sauve du malheur et du gnocide, elle permet de faire lien, non avec une histoire tragique et proche, mais avec une tradition culturelle parse et rconciliatrice.
1
Mariska KOOPMAN-THURLINGS, Ç Dire lÕindicible : Sylvie Germain et la question juive È, Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque de lÕuniversit de Hafa, 20-21 mars 2006, textes runis et prsents par Jacqueline Michel et Isabelle Dotan, Bucarest, EST Samuel Tastet diteur, 2006, p.106.
183
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
III-3.C Un don sans limite
Dborah si familire du monde des ombres, choisit lÕheure de sa mort alors que son fils entre enfin en convalescence. Sa mission termine, elle prpare la Ç visite de lÕange de la mort È, nettoie sa maison et allge son me pour glisser vers une mort apaise. Elle permet Tobie de participer lÕau-revoir et lÕinvitable
rupture en Ç posant
ses
mains
devenues
plus
rugueuses
et
crevasses que de vieilles corces sur la tte blanchie du pre, puis sur celle, toute boucle, du fils, Dborah prononait la bndiction È (TM, 91). Ce crmonial, ainsi que le dlestage dans la rivire dÕun galet Ç quÕelle avait ramass sur la berge de Lubaczowka vers le dbut du sicle et quÕelle avait toujours conserv. CÕtait tout son bien, une concrtion de son pass, sa pierre de mmoire [É] È (TM, 112), sont autant de pratiques qui assurent un rite de passage en prsence de Tobie. Elles autorisent, selon les propos d'Etienne Gruillot, le droulement d'un temps Ç ncessaire pour remettre la mort sa juste place : ni vivant, ni revenant. È1. LÕimprovisation de sa bndiction qui demande tre rsolue : Ç Puisse Dieu de te faire ressembler Mejdele È (TM, 115) nÕa pas le ton dÕune injonction. Elle amorce une qute suffisamment floue pour ne pas enfermer son arrire petit-fils : Ç CÕest quÕil avait encore une question lui poser, - qui tait Mejdele ? Comment parviendrait-il lui ressembler sÕil ignorait tout de ce modle ? È (TM, 119).
Le caractre
nigmatique dÕun tel message sera clair plus tard par Raphal : Ç CÕest peuttre le nom de cette force si vivace qui lÕhabitait et la portait, le nom de son for intrieur. Ë toi de trouver le chemin qui conduit jusquÕ ce nom È (TM, 198). Que Mejdele soit le nom dÕune chvre nÕest pas tonnant lorsque lÕon sait que cet animal, pour Dborah comme pour Bohuslav Reynek, fait partie du troupeau de ces Ç messagres bnies des paraboles vives È (BR, 66). La mort de Dborah met fin au cycle des morts sans tombeau depuis le dpart du pays natal avec sa mre. Elle est le premier corps tre enseveli pour faire passage Ç Bolko, Violette et Rosa. Trois vies dont elle nÕavait cess de porter le poids de lÕabsence. Mais trois vies qui, par elle, trouvaient enfin une spulture È (TM, 119). Les larmes de ses morts trop pleurs, suivent sur le visage et la terre des cheminements alatoires. Elles contiennent un univers, celui des visages aims qui se rappellent en une pense qui sourd et livre ainsi sa transparence. Ë la croise des mondes, elles se mlent au filet dÕune source comme si elles bruissaient des prodiges que leur prtent les contes. Ne pouvant tre acquises, les larmes sont donnes : le corps de Dborah Ç exsudait une une les larmes 1
Etienne GRUILLOT, Petites chroniques de la vie comme elle va, Paris, Seuil, 2002, p.112.
184
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
quÕelle avait si longtemps retenues ; le corps pleurait, pleurait, se dlivrait dÕun chagrin dmesur, il sÕpurait, se lavait dans lÕaveu de sa peine. È (TM, 120).
La grand-mre de Gabriel, quant elle, a enseign son petit fils une thique de la rencontre et de la sensualit : Voil pourquoi les hommes ont une bouche, lui murmura sa grand-mre transfigure en sourire, cÕest afin de pouvoir sÕembrasser, et sourire. Sourire jusquÕ lÕillumination, lÕincandescence du cÏur, la joieÉ (OM, 135)
Son souvenir revient dans le mot Ç sourire È (OM, 150) prononc dans son dernier souffle pour accompagner son petit fils au franchissement du seuil de sa mort. Le sourire, crit Alain Goulet, Ç annonce ou rappelle, ceux de Vitalie dans Le Livre des Nuits, et cet autre qui domine toute la Chanson des mal-aimants, vers lequel ne cesse dÕaller lÕhrone, et qui constitue chaque fois une vritable assomption È1. Dans Le Livre des Nuits, Vitalie lgue Ç lÕombre de [s]on sourire È son petit fils, Ç elle est lgre et ne te psera pas. Ainsi ne te quitterai-je jamais et resterai-je ton plus fidle amour. È (LN, 63). Ce don trange ncessite dÕtre emport comme un hritage qui symbolise une transmission russie, un passage de tmoin transgnrationnel. La force du souvenir quÕelle engendre sÕimprgne des mmoires paternelle, maternelle et grand-maternelle, condenses dans Ç les sept larmes de son pre et le sourire de sa grand-mre qui bondissait son ombre. È (LN, 64). Surgit du corps de Vitalie, Ç transfondu en un sourire plus vague et blanchoyant quÕun clair de demi-lune È (LN, 20) la naissance de son fils, il se reflte, des annes plus tard, sur son visage au moment de sa mort, laissant voir au petit-fils lÕirreprsentable de la transmission : Ç Il eut lÕimpression que le sourire de sa grand-mre se refltait sur le visage de son pre dont la bouche son tour esquissait progressivement un semblable sourire È (LN, 60). Sylvie
Germain
rappelle que pour le prtre Maurice Zundel, le sourire est Ç une diaphanie È qui laisse Ç transparatre, fleur de visage la bont dÕun cÏur, la clart dÕune me dpouille, illuminant la chair spiritualise, tout en prservant le secret de la personne qui offre son sourire et en respectant celui de lÕinterlocuteur caress par ce sourire È2. En sÕeffaant dans un sourire, les grands-mres transfigurent leurs tourments en Ç sourire de Dieu È qui rpond au Ç Sourire Crateur È. Quant au don paradoxal de lÕombre du dfunt, il se prsente comme lÕautre
1 Alain GOULET, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de crypte et de fantmes, op. cit., p.90. 2 Sylvie GERMAIN, Ç Prface È, Maurice Zundel de Bernard de Boissire et France-Marie Chauvelot, Montral, Presses de la Renaissance, 2004, p.9.
185
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
versant des ombres crpusculaires ou nocturnes des reprsentations associes au deuil et la mlancolie dans les chants potiques : Et toi qui me suis en rampant [É] Tu mesures combien dÕempans [É] Tu es moi en nÕtant rien ï mon ombre en deuil de moi-mme
1
Cette ombre de lÕobjet, noire et morte, parasite le droulement du deuil, lorsquÕelle Ç tombe sur le moi È2. Or, en faisant don de son ombre, Vitalie ne dpose pas une ombre en son petit-fils, elle lui laisse un souvenir qui rappelle son absence, par son caractre impalpable, et son amour, par sa luminosit dore. Comme dans le cas dÕun regard maternel qui idalise son enfant, Ç ce nÕest pas lÕombre du sujet qui tombe sur le moi [É] mais la lumire de lÕobjet qui illumine le moi. È3. En fusionnant partiellement avec lui, lÕombre protge lÕenfant et lÕadulte de la maldiction qui pse sur ceux qui en sont dpourvus. Comme lÕexprimente le personnage Peter Schlemihl, cr par Adelbert von Chamisso dans son conte fantastique LÕtrange histoire de Peter Schlemihl, perdre son ombre cÕest perdre la vie et la vendre, cÕest donner son me au diable. En lui lguant une deuxime ombre, Vitalie conjure doublement la menace de mort laquelle correspond toujours la perte de son ombre. La question de la dette maternelle est souvent voque, dans la littrature potique et folklorique, sous la forme de lÕombre et du double narcissique, de lÕange gardien ou de lÕme immortelle, dont Otto Rank4 a fait un recensement exhaustif. LÕombre ne peut tre dissocie de la lumire, source clairante plus ou moins lointaine, qui la fait natre5. Singulire, elle est lÕombre porte dÕune promesse de procration et dÕimmortalit. Elle est ncessaire, comme est ncessaire la dette qui invite penser que la vie nÕest Ç pas un cadeau gratuit mais port[e] en soi lÕexigence de transmettre ce qui a t donn et de reconnatre que le don de vie, la fois promesse dÕimmortalit et de mort [É] È6. LÕadresse finale au lecteur de Chamisso : Ç Quant toi, mon ami, si tu veux vivre parmi les hommes,
1
Guillaume APOLLINAIRE, Ç Chanson du Mal-Aim È, Alcools, Paris, Posie/Gallimard, 1969. Sigmund FREUD, Ç Deuil et mlancolie È (1917), Mtapsychologie, trad. Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1968. 3 Cloptre ATHANASSIOU-POPESCO, op. cit., p.83. 4 Otto RANK, Don Juan et le double. tudes psychanalytiques, Paris, Petite Bibliothque Payot, 1973. 5 Dans la prface des aventures de Peter Schlemihl von Chamisso propose une dfinition de lÕombre : Ç LÕombre reprsente un solide, et sa forme dpend la fois de celle du corps lumineux, de celle du corps opaque et de la position de ce corps opaque lÕgard du corps lumineux. È. Adelbert von CHAMISSO, LÕtrange histoire de Peter Schlemihl (1814), Paris, Gallimard, 1992. 6 Monique BYDLOWSKI, Ç Les Infertiles. Un enjeu de la filiation fminine È, op. cit., p.148. 2
186
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
apprends rvrer dÕabord lÕombre È1, vaut pour une leon qui invite poser un regard apais sur cette ombre qui atteste de la consistance dÕun corps. Malgr le dsarroi et les douleurs des vies des grands-mres, une dimension dÕesprance est prserve et se transmue dans ces infimes dons qui laissent percevoir que reste Ç la possibilit dÕun mystre et dÕune splendeur qui nous est encore cache, mais quÕon croit pressentir dans lÕobscurit de la chair de ce monde mme. È2. Peu avant sa mort, le visage de Dborah, qui se rverbre sur lÕeau, met Tobie en face dÕune prsence sur laquelle, Ç pour la premire fois È, il pose Ç un regard vraiment attentif È. Elle laisse affleurer la beaut dÕune vieille femme Ç aux rides pailletes de lumire, son regard trangement limpide entre ses paupires fripes, cernes dÕombre ocre. È (TM, 113). Trois jours plus tard, lors de la clbration du Shabbat, Ç la lumire manant de leur aeule È (TM, 115) confronte ses proches la mentalisation de son absence venir. Son souvenir reviendra plus tard comme une douce prsence qui fera dire Gabriel : Ç CÕest quÕelle tÕaccompagne dans lÕinvisible. Les liens dÕamour, de souci, ne se dfont pas avec la mort, ils se retissent autrement, mystrieusement. Il y a parfois des instants de grce, comme ce soir, o la prsence des disparus vient nous frler, nous visiter le temps dÕun soupir, dÕune lueurÉ È (TM, 197).
1
Adelbert von CHAMISSO, op. cit., p.99. Sylvie GERMAIN, Ç Le Silence, la gentillesse et la souffrance È, Peut-on apprendre tre heureux ?, Alain Houziaux (d.), Paris, Albin Michel, coll. Question de, n¡128, 2003, p.69. 2
187
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Deuxime partie LES TERRES PATERNELLES
Beaux seigneurs, belles dames vous plairait-il dÕentendre une histoire dÕamour et de mort Tristan et Iseut
1
1
Tristan et Yseut, adaptation de J. Bdier, Paris, Julliard, 10/18, 1981.
188
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
INTRODUCTION [É] je vais tÕenseigner lÕart de sparer le jour de la nuit. Regarde toujours la fentre Ð et, si tu nÕen trouves pas, regarde les yeux dÕun tre humain ; en y voyant un visage, nÕimporte lequel, tu sauras que la nuit a succd au jour. Car, sache-le, la nuit possde un visage.1
Poursuivons notre cheminement au cÏur des paysages familiers de lÕenfance que sont les figures parentales. Aprs les berges maternelles, franchissons les terres paternelles la cartographie mystrieuse et morcele, aux reliefs accidents et imprvus qui laissent merger ses zones dÕombre. Elles peuvent marquer une tendue vide qui souligne le manque et lÕabsence, lieu de la recherche et du dchiffrement dÕune origine ou dÕune destination, lieu dÕaccueil ou du rconfort o peut se dposer le souvenir apais dÕune prsence aime. Le vingtime sicle poursuit2 le questionnement de la figure du pre travers la progressive mutation sociale qui nÕassocie plus son autorit la puissance analogue au droit divin, et nÕenvisage plus comme allant de soi son exercice aussi bien sur ses sujets, ses domestiques ou sa parentle. Ces dplacements successifs
semblent
pourtant
tarauder
les
fils qui tentent
de
rpondre
imparfaitement cette lancinante question Ç QuÕest-ce quÕun pre ? È. Le pre, suggrent les psychanalystes Jean Guillaumin et Guy Roger, se cache probablement derrire un double cran. Ç Il y a dÕune part la place crasante quÕ lÕvidence, lui a longtemps donne notre culture, et de lÕautre, par une sorte de basculement sociologique incoercible, la sorte de manque ou de vide dpressif
1
Elie WIESEL, LÕAube, Paris, Le Seuil, 1960, p.13. Franoise HURSTEL, La Dchirure paternelle, Paris, PUF, 1996. LÕauteur rappelle que lÕide commune et frquemment partage concernant une mutation rcente et indite de la condition paternelle est un phnomne la fois rptitif et volutif au fil des sicles. 2
189
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
que semble en prouver aujourdÕhui ce quÕon pourrait appeler la socit postmoderne de la mort du pre. È1.
Laurent Demoulin souligne que les romanciers postmodernes Ç semblent ptir de cette remise en cause du pre et de la loi, de la mre et de la langue. [É] Face ce dsarroi intrieur, on rencontre deux attitudes. La premire consiste parler encore en tant que fils. Mais ce fils ne sÕoppose plus ni lÕamour crasant de la mre ni lÕautorit paternelle. Au contraire, la mort du pre est un drame et ce drame est lÕorigine de lÕcriture2. [É] La seconde est beaucoup plus originale : le fils y devient pre et la paternit, loin dÕaller de soi, sÕavre problmatique. È3 Les diffrentes formes dÕattentes et de rejets paraissent osciller entre les prires4 qui sÕadressent Dieu le Pre Ç Que Votre rgne arrive È et lÕinjonction de Jacques Prvert Ç Notre Pre qui tes aux cieux/Restez-y ! È5. Dans les sillons de ce questionnement contemporain, Sylvie Germain explore les affres et les flicits de la paternit. prsente
des
figures
En se dgageant des reprsentations naves, elle
paternelles
complexes
qui
parfois
sÕimposent
dans
lÕarchasme et la violence, sÕapprhendent par lÕclat et la verticalit, ou au contraire, se dessinent en pastel, se profilent lÕoblique et avancent sur la pointe des pieds de la dlicatesse et de lÕhumilit sur le sentier de la rencontre et de la responsabilit. Pres incestueux ou tyranniques, pres oublieux ou disparus, pres errants ou endeuills, au silence dvastateur ou lumineux, la parole conteuse ou tranchante, pres dont les figures sÕimpriment dÕemble comme
plurielles,
gommant
la
majuscule
et
le
singulier
qui
leur
sont
traditionnellement attribus, ils sont traverss par les soubresauts historiques et les bouleversements psychiques. Sylvie Germain creuse le doute, sans crainte ni alarme. La rcusation que portait Simone de Beauvoir dans Le Deuxime Sexe6 contre lÕide dÕune donne fminine se porte dornavant sur le pre. Si Hippolyte affirmait dans Phdre Ç un pre est toujours un pre7 È, tre pre ne va plus de soi mais sÕinscrit dans une laboration qui se module au fil du temps :
1
Jean GUILLAUMIN et Guy ROGER, (dir.), Le Pre, figures et ralit, Paris, lÕEsprit du Temps, coll. Perspectives Psychanalytiques, 2003, p.7. 2 Jean ROUAUD, Des hommes illustres, Paris, ditions de Minuit, 1993 ; Pierre MICHON, Vies minuscules, Paris, Gallimard, 1984 ; Emmanuel CARRéRE, La Classe de neige, Paris, P.O.L., 1996 ; Mathieu LINDON, Champion du monde, Paris, P.O.L., 1984 ; Marie NDIAYE, En famille, Paris, ditions de Minuit, 1991. 3 Laurent DEMOULIN, Ç Eugne Savitzkaya. Ë la croise des chemins È, Dominique Viart, Jan BAETENS (textes runis par), critures contemporaines. 2. tat du roman contemporain. Actes du colloque de Calaceite, Fondation Noesis (6-13 juillet 1996), Ç La Revue des lettres modernes È, Paris-Caen, Minard, 1999, p.55 4 Le Kaddish et le Pater. 5 Jacques PRVERT, Ç Pater noster È, Paroles, Paris, Gallimard, coll. Folio n¡762, 1972. 6 Simone DE BEAUVOIR, Le Deuxime Sexe (1949), Paris, Gallimard, 1949. 7 RACINE, Phdre, Thtre Complet, Jean Rohou (d.), Paris, Le Livre de Poche Classiques Modernes, coll. La Pochothque, 1998.
190
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
On le devient [É] et cÕest un don. Un don de la femme qui reconnat lÕhomme comme pre, un don de lÕenfant qui reconnat son pre dans cet homme. Don parfois difficile, voire impossible, offrir ou accueillir, car la relation dÕengendrement concerne le pre, la mre et lÕenfant. Et il y a aussi des pres spirituels et adoptifs qui, sans passer par la chair, rvlent le sens de la paternit. Et des pres indignes, sans parole, qui tuent la vie.1
LÕhomme qui sÕaventure sur lÕescarpe de la paternit peut tre confront de nombreux risques. La frocit, lÕemprise, lÕamour, la surprise, la fuite, lÕadoption sont autant de voies quÕil peut emprunter, autant de traverses vers lesquelles il se laisse emporter ou guider. Nul destin oblig donc, mais autant de constellations que la romancire explore dans ses romans et ses essais. Une variation en somme qui se dploie en arborescence et creuse lÕnigme de lÕorigine, du dsir et de la filiation, de la mmoire et de lÕhritage. Legs qui reste dchiffrer, parfois dpasser, souvent inventer.
1
Joseph MARTY, Ç Le Cinma en qute de pre È, Christus, Ç La paternit. Pour tenir debout È, Assas ditions, tome 51, n¡202, avril 2004, p.189.
191
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
IÐ DE BRUITS ET DE FUREURS
La terre que nous habitons est une erreur, une incomptence parodie. Les miroirs de la paternit sont abominables, car ils la multiplient et lÕaffirment. Jorge Luis Borges1
I-1 La fracture incestueuse
I-1.A Le creuset de lÕorigine
Les grandes scnes prhistoriques que Freud esquisse dans ce quÕil nomme ses Ç fictions thoriques È Totem et Tabou et Mose et le Monothisme, sont, ainsi que le souligne Michel de Certeau2, des fables hermneutiques. Valant comme rcit originel, le mythe est, selon Mircea Eliade, une histoire sacre qui fournit la mmoire dÕune gense. En un temps primordial dans lequel voluent des personnages donns comme rels mais surnaturels, il conte comment une ralit, totale ou partielle, est venue lÕexistence. Sa fonction est de Ç rvler les modles exemplaires de tous les rites et de toutes les activits humaines significatives È3 et de rendre lisible la constitution dÕune socit, les tabous et les valeurs qui fondent les rapports entre les individus au sein de son groupe. JeanYves Tadi dans Le Rcit potique prcise que les auteurs du XXe sicle qui ont recours
aux
mythes
grco-latins
les
utilisent
Ç
comme
instrument
de
connaissance È. Mme si lÕon cesse de croire en lui, le mythe suppose Ç la perfection de lÕorigine : il propose sans cesse un nouveau commencement (mais aussi, parfois, une nouvelle fin, une eschatologie) ; il est donc, la fois, mmoire et cration, en dfinissant un pass qui a un avenir. È4 Laurent Demanze le rappelle dans sa thse : Ç LÕorigine des nvroses [É] loin de sÕancrer 1
Jorge Luis BORGES, Rponses A. Carrizo, Borges, el memorioso, Mexico, Fondo de Cultura Economica, 1983, cit dans ERM. 2 Michel DE CERTEAU, LÕcriture de lÕhistoire, Paris, Gallimard, coll. Bibliothques des Histoires, 1975. 3 Mircea ELIADE, Aspect du mythe, Paris, Gallimard, 1963, p.18. 4 Jean-Yves TADI, Le Rcit potique, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1994, p.148-149.
192
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dans la ralit dÕune transmission gntique hrditaire, sÕavance sous couvert de fiction. È1. Aussi, en partant de lÕenseignement des fables et des mythes, Sylvie Germain, dploie les fantasmes et arpente le labyrinthe de lÕimaginaire pour puiser aux sources de lÕarchaque et faire Ïuvre dÕun rcit originaire. Or, les textes bibliques, les mythes grecs, les tragdies nous le rappellent, nous avertissent, nous lÕenseignent : lÕhistoire de la famille primitive est sanglante. Les chos de rivalit, de sexualit, de jalousie dvastatrice, de dvoration et dÕinceste rsonnent encore dans les sillons de la terre et des visions macabres planent aux ciels de nos lits. Les forfaits se multiplient et nous parlent dÕun tat de lÕhomme primaire soumis la violence de ses pulsions instinctives et une sexualit sans frein. DÕÎdipe Macbeth, du roi Lear Thse, les figures littraires et mythiques du pre ont laiss dans nos mmoires la trace de noirceurs insondables. Pres infanticides, sducteurs, castrateurs, ils peuvent, tel Saturne, dvorer leur progniture ou, tel Thse, la sacrifier. Aussi, faisonsnous le choix dÕaborder les terres paternelles par le versant de lÕarchasme et de la violence primitive. Elles sont le lieu o sÕarticule le rcit de lÕorigine, fait de bruit et de fureur, monde de la dmesure, des violences et des incestes perptrs, qui laissent des pres hors dÕge, parfois rares rescaps dÕune ligne dcime. Dans ce monde archaque o la geste paternelle faonne les paysages, renie sa progniture, tranche dans le corps des fils ou marque le visage de qui veut sÕaffranchir, comme on peut marquer le btail, les arbres et ses biens. Les rcits, les plus souvent terrifiants, nous livrent lÕvidence quÕen lÕabsence de toute Loi, que le juriste et psychanalyste Pierre Legendre dfinit comme la Ç ficelle mythique È qui permet lÕhumanit de survivre È2, ou en lÕabsence de tout interdit qui lÕencadre, la jouissance devient folle et conduit au retour lÕinforme. Si le rve est Ç la voie royale qui mne la connaissance de lÕinconscient È3, celle de lÕinceste mne lÕinterrogation vertigineuse de la complexit du dsir humain, de la distance entre le dsir et sa ralisation, le rapport la transgression et la relation impossible. Il invite questionner lÕaltrit et se pencher sur les fondements de la famille, microcosme o lÕamour et le dsir peuvent sÕexprimer dans la violence et la mise mort. Avec lÕinceste, prcise Pierre Legendre, Ç on tourne autour de la question dÕune fonction de limite, de
1
Laurent DEMANZE, Gnalogie et filiation : une archologie mlancolique de soi. Pierre Bergounioux, Grard Mac, Pierre Michon, Pascal Quignard, Thse de Doctorat, sous la direction de Dominique Viart, Universit Lille III, 2004, [dactyl.], p.39. 2 Pierre LVY-SOUSSAN, Ç Travail de filiation et adoption È, Revue Franaise de Psychanalyse, n¡1, 2002, p.45. 3 Sigmund FREUD, LÕInterprtation des rves (1900), trad. Ignace Meyerson, Paris, PUF, 1967.
193
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
sparation dÕavec lÕautre, [É] il fait partie des mcanismes intimes du vivant, car il commande lÕapparition du sujet du dsir, travers lÕinstauration des grandes catgories de lgalit qui instituent en chaque socit la subjectivit È1. Si la prohibition de lÕinceste et le dsir incestueux nÕont t ni vcus, ni reprsents, de la mme manire travers le temps et lÕespace, il nÕy a gure de cultures o sa prohibition demeure sans justification. Les constructions thologiques, les mythes, les rites ou les explications philosophiques commentent les contraintes de lÕinterdit, forment des modles invariants qui trouvent cependant des formulations, des mises en scne rsultant leur tour dÕautres contraintes qui sont prcisment celles de lÕhistoire et de ses contextes. Dans son tude sur lÕinceste, Bertrand dÕAstorg constate quÕil semble Ç impossible [É] dÕimaginer lÕorigine du monde autrement que par lÕaccomplissement de lÕinceste : celui de Gaia, substance fconde Ð fcondante avec son fils premier-n Ouranos dÕo naissent les Titans, ou celui du dernier dÕentre ceux-ci, Cronos qui tue son pre, dvore ses enfants et pouse Rha sa sÏurÉ [É] È2. Selon le psychanalyste Jacques Andr, les catastrophes et accidents du Cosmos trouvent dans lÕinceste, Ç leur premire explication : scheresse, dluge, famine, mort des animaux domestiques, maladies, enfants monstrueux ou dgnrsÉ Tels sont quelquesuns des maux constats ou promis par le mythe ou le fantasme È3.
Comme tout mythe, Le Livre des Nuits prsente une scne qui se droule en un temps primordial et contient en germe le passage lÕacte incestueux qui se manifestera la gnration suivante sous lÕimpulsion de la folie guerrire. LÕapparition du trouble, qui dfinira les liens entre les diffrents membres du groupe familial des Pniel, se dvoile lors de la mort du premier pre. La manifestation de faits merveilleux, terrifiants et impenss, constitue la matrice des temps pass, prsent et futur, laquelle les descendants se rfreront leur corps dfendant/agissant. Avant que se dploie lÕacte sanglant qui scellera lÕmergence de la folie paternelle, un ensemble de signes prmonitoires dessinent une cartographie favorable au surgissement de lÕinceste. En effet, si la prohibition de lÕinceste instaure des rgles de diffrenciation qui permettent de saisir les distinctions entre les tres et les choses dans leurs rapports et statuts spcifiques, Terre-Noire en revanche, Ç les noms des choses, des btes et des fleurs, les noms des gens, nÕen finissaient pas de se dcliner, de driver dans les
1
Pierre LEGENDRE, LÕInestimable objet de la transmission. tude sur le principe gnalogique en Occident, Paris, Fayard, 1985, p.70-71. 2 Bertrand DÕASTORG, Variations sur lÕinterdit majeur. Littrature et inceste en Occident, Paris, Gallimard, coll. Connaissance de lÕInconscient, 1990, p.50. 3 Jacques ANDR, Ç Le Lit de Jocaste È, Incestes, Jacques Andr (dir.), Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de Psychanalyse, 2001, p.15.
194
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
mandres des assonances et des chos. È (LN, 194). Le jeu de la classification et de la nomination favorise les combinaisons dfectueuses : Ç Des assonances parfois
si
inattendues,
si
incongrues
mme,
quÕelles
se
brisaient
en
dissonances È (LN, 194). Bndicte Lanot prsente Thodore-Faustin, auteur de lÕeffraction incestueuse, comme un : Enfant anglique, terriblement docile de Vitalie, [É] un homme dou de vie, capable dÕaimer et mme de procrer [É]. Pourtant son nom lÕindique : cet tre aim de Dieu ou aimant Dieu (Thodore veut dire lÕun et/ou lÕautre) est aussi susceptible de nouer un pacte avec le Diable, une sorte de Faust, comme lÕindique la deuxime partie de son nom Ç Faustin È.1
Son mariage avec une fille Orflamme redouble la thmatique du feu, son beaupre sÕcrie dÕailleurs gaiement le jour des noces : Ç Mais cÕest le diable qui marie
sa
fille ! È
(LN,
32).
Plaisanterie
prophtique
puisque
cÕest
dans
lÕaveuglement de Ç la flamme quÕil venait dÕallumer dans le fourneau de sa pipe È que Thodore Faustin sera travers par un Ç dsir fou de possder È sa fille travers son image qui lui brl[e] le visage et les mains È (LN, 49). Le diable pourtant Ç nÕavait que faire des mes des enfants assoiffs dÕaventures È (LN, 36), la guerre de 1870 vient bouleverser la vie fluviale des Pniel et appelle Thodore-Faustin au combat. Ç Forme moderne de la tragdie È2 selon Jean-Paul Doll, la guerre sÕimpose comme lÕhorizon fatal de la pense et contribue, par lÕexplosion de sa violence, rendre visible lÕintolrable. Le bouleversement de la matire conduit au mlange de ce qui doit tre maintenu spar et favorise le retour catastrophique au tohu-bohu primitif. LÕhumanit et lÕanimalit se confondent dans un paysage de chaos : Ç La confusion du monde atteignait alors son comble, jetant ple-mle hommes, chevaux, arbres et lments dans la mme inextricable dbcle È (LN, 39). Hors temps, hors pense, la guerre expose lÕindiffrenciation, quÕAnne Dufourmantelle nomme Ç la barbarie pure de lÕinconscient
È3.
Dans
cet
inimaginable
magma,
Thodore-Faustin
Ç
ne
diffrenci[e] mme plus le jour de la nuit tant les feux, le sang et les cris ne cessaient de jaillir de tous les coins de lÕhorizon toujours plus rtrci transformaient lÕespace, le temps, le ciel et la terre en un norme bourbier È (LN, 39) o se mle le Ç sang des hommes et des chevaux È (LN, 41). Dans une effrayante Ç continuit anthropologique entre les premiers et les seconds È4, le
1
Bndicte LANOT-LEMOINE, LÕUnivers romanesque de Sylvie Germain : lÕimaginaire thique, thse de doctorat, dir. Alain Goulet, Caen, Universit de Caen, 14 dcembre 2001 [dactyl.], p.57. 2 Jean-Paul DOLL, Ç Un sicle hracliten È, Le Magazine Littraire, Ç crire la guerre de Homre Edward Bond È, n¡378, juillet-aot 1999, p.20-22. 3 Anne DUFOURMANTELLE, La Sauvagerie maternelle, Paris, Calmann-Lvy, 2001, p.39. 4 Stphane AUDOIN-ROUZEAU, Ç Massacres. Le corps et la guerre È, Histoire du corps (2005), tome 3, Paris, Le Seuil, coll. Points/histoire, 2011, p.313.
195
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
sort des humains est ais anticiper. Claude Simon avait expos cette violence de faon similaire dans La route des Flandres : il pensa [É] que cÕtait lÕHistoire qui tait en train de les dvorer, de les engloutir tout vivants et ple-mle chevaux et cavaliers, sans compter les harnachements, les selles, les armes, les perons mme, dans son insensible et imperforable estomac dÕautruche o les sucs digestifs et la rouille se chargeraient de tout rduire, y compris les molettes aux dents aigus des perons, en un magma gluant et jauntre de la couleur mme de leurs uniformes, peu peu assimils et rejets la fin par son anus rid de vieille ogresse sous forme dÕexcrments.1
Les combats mnent la perte de lÕactivit symbolique et conduisent la dsobjectalisation du corps2 envahi, vivant, par la putrfaction et le rduit des ractions animales. La guerre dtruit la ralit et la constitution des lments, elle mle les matires, les tres humains et les animaux et cre une nouvelle ralit, celle qui prend origine dans le bourbier, univers anal o toutes les diffrences sont abolies. La guerre, crit Lionel Richard, Ç est lÕexprience des limites ultimes de lÕhomme, un passage de frontire qui propulse lÕindividu hors de toutes les rgles et de toutes les valeurs rgissant ordinairement et raisonnablement lÕorganisation en socit. È3. Or, lÕhomme, dans lÕoutrance et la dmesure de sa violence, ne respecte pas la loi de la diffrenciation et lance un dfi Dieu : il Ç cre de nouvelles combinaisons, de nouvelles formes, de nouvelles espces. Il prend la place du Crateur et devient un dmiurge. È4. Les lments propres la confusion incestueuse se nichent dans le grand carnage de la guerre qui va voir se rpter Ç et se rpandre, de gnration en gnration, le meurtre ou la dvoration des enfants. È5. La passion dchane dans son intensit pulsionnelle ignore lÕinterdit et fait voler en clat le sens et lÕordre symbolique du monde. Ne subsiste que lÕeffroi devant un monde qui revient lÕinforme du chaos. Plong dans la peur permanente, Thodore-Faustin est vou de son vivant lÕinexistence en tant quÕindividu : Ç il vivait dans une alarme constante È (LN, 39).
1
Claude SIMON, La Route des Flandres, Paris, ditions de Minuit, 1960. Le dernier ouvrage de Janine CHASSEGUET-SMIRGEL, Le Corps comme miroir du monde, Paris, PUF, coll. Le Fil rouge, 2003, offre une rflexion approfondie sur les mcanismes contemporains de la violence qui infiltrent les champs de la pense. 3 Lionel RICHARD, Ç Erich Maria Remarque. Toute lÕhorreur du monde È, È, Le Magazine Littraire, Ç crire la guerre de Homre Edward Bond È, op. cit., p.68-72. 4 Janine CHASSEGUET-SMIRGEL, thique et esthtique de la perversion, Seyssel, ditions du Champ Vallon, coll. LÕOr dÕAtalante, 1984, p.223. 5 Glauco CARLONI, Daniela NOBILI, La Mauvaise Mre. Phnomnologie et anthropologie de lÕinfanticide, (1975), trad. Robert Maggiori, Paris, Petite Bibliothque Payot, coll. Science de lÕhomme, 1977, p.153. 2
196
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
I-1.B Le sifflement du sabre au cÏur du chaos
Ainsi la guerre, personnage central, vient parachever les dislocations symboliques dj lÕÏuvre, laissant peu de possibilits aux humains pour inventer une prsence nouvelle. Elle sÕinfiltre dans les gnalogies, dtourne la transmission patrimoniale et dtruit les projets de nomination que ThodoreFaustin exprimait avant le conflit : Ç Ce nouveau fils il lÕappellerait du nom de son pre, car il serait lÕenfant des retrouvailles et du recommencement È (LN, 38). Les actes de duplication, de sparation et de transmission sont anantis, passs au fil du sabre, au moment crucial o les cartes sont en train de se redistribuer. Ce nom du pre tait dj bien fragile, s'inscrivant dlicatement dans la vie, il sied mal l'appel : Ç Il lui semblait traner un corps dÕemprunt et son nom lÕappel sonnait si faux quÕil ne le reconnaissait jamais È (LN, 38). Ç LorsquÕon lÕinterpellait, Thodore-Faustin nÕentendait plus son nom comme un son incongru mais comme un nom terrifiant de danger car il lui semblait chaque fois quÕon le dnonait la mort È (LN, 39-40). Au moment dÕtre frapp, Thodore-Faustin se situe face aux questionnements de la parentalit, des origines, de la sexuation, de la filiation et de la transmission. Il tente de dnouer ce nÏud existentiel en explorant les questions mystrieuses que recle le nom paternel. Au moment o tout se joue, se djoue et se rejoue, son rire, surgi du marasme, est tranch net par le sabre dÕun cavalier et plonge dans le sang qui envahit sa bouche. Bless, Thodore-Faustin sÕeffondre, il Ç sentit un mot monter la bouche mais sÕy noyer aussitt ; cÕtait le nom de son pre, le nom quÕil voulait crier Nomie pour quÕelle le donne son fils. È (LN, 42). Le nom du pre prend fin, devenu imprononable, innommable, sa transmission est impossible, tranche par la lame, tranche par la guerre qui coupe les racines des arbres gnalogiques. Nous pouvons rapprocher cet pisode de lÕvocation dÕune scne de Guerre et Paix que Sylvie Germain propose dans Rendez-vous nomades, au cours de laquelle le prince Andr Bolkonski, bless gravement la tte, git sur le champ de bataille dÕAusterlitz au plateau du Pratzen. Alors que le ciel se rvle dans son infini, il ne peut que constater le vide du ciel Ç sans limite. Il nÕy a rien, absolument rien dÕautre que celaÉ È1. Un vide prouv qui bouleverse toutes les certitudes.
Ë son retour de guerre, Nomie dlivre de lÕattente de son poux, accouche de ce qui nÕest plus quÕune statue de sel. Dlog de sa place de pre, Ç Thodore-
1
Lon TOLSTOì, La Guerre et la paix, Livre premier, 3e partie, trad. H. Mongault, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque de la Pliade, 2007.
197
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Faustin lui-mme, qui les deux premires fois avait assist sa femme dans ses dlivrances, ne bougeait pas, ne lui venait pas en aide. Cette scne ne le concernait pas [É] È (LN, 45). En revanche, Ç en prcipitant brutalement son dernier-n contre le sol È (LN, 46), il inverse le geste rituel hrit du pater familias romain qui consiste se saisir de lÕenfant terre pour lÕlever, bout de bras au-dessus de soi, en marque dÕadoption. LÕenfant est arrach, non pour tre lev dans lÕaccession de la hauteur, qui permet dÕlargir son horizon et de voir plus loin et plus haut, mais pour tre fracass sur le sol dans le bris des larmes condenses : Ç en prcipitant brutalement son dernier-n contre le sol [É] LÕenfant-statue se brisa net en sept morceaux de cristaux de sel È (LN, 46), chos des sept enfants morts-ns de Vitalie. Alain Goulet propose un sens supplmentaire cet acte : Ç le sel, dans le Lvitique È, crit-il, Ç est institu comme symbole de lÕAlliance avec Dieu [É] Le fait de briser ce sel marque donc la rupture de lÕAlliance par Thodore-Faustin qui, aussitt aprs, se met renier Dieu. È1. Le silence du pre, au-del du royaume des morts, refusant dÕapposer son nom sur sa descendance qui ne deviendra pas le sel de la terre, se double du silence de Dieu : tu sais pourquoi il veut garder son nom dans lÕoubli et le silence ? Et bien, cÕest parce que lui, il sait. Il sait que Dieu nÕexiste pas. Et mme, cÕest pire encore ! Il sait que Dieu est muet et mauvais ! Le pre, il est mort, tout fait mort, et son nom aussi il est mort. Alors il faut le taire, sinon a porte malheur. (LN, 46)
QuÕil devait tre doux pourtant ce nom du pre des premiers temps, aux rsonances sans doute toutes fluviales, imprgnes de saintet ou prsageant de lents dplacements : Ç Entre gens de lÕeau douce, ils sÕappelaient plus volontiers du nom de leurs bateaux que de leurs propres noms. È (NA, 16). Dornavant, Ç Son nom seule la mort le connat. È (LN, 46). Le lien, lest du poids du silence paternel qui Ç avait marqu son cÏur È (LN, 33), imprime la trace dÕune prsence qui nÕa pas encore acquis sa place dans lÕhistoire. Nous sommes ici proches de la notion de fantme, dont les travaux de Nicolas Abraham et de Maria
Torok2 ont repr les effets psychiques sur les descendants.
La
mtamorphose du palimpseste3, privilgi par Sylvie Germain, souligne combien lÕhistoire dÕune ligne est souvent rcriture sur la trame dÕun texte ancien constamment transform par les acteurs de la transmission. Cela marque galement un autre systme de transmission, comme le signale Laurent 1
Alain GOULET, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fantmes, Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques Littraires, 2006, p.46. 2 Nicolas ABRAHAM, Maria TOROK, LÕcorce et le noyau, Paris, Flammarion, 1978. 3 Voir les travaux dÕAlain GOULET, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fantmes, op. cit. ; Toby GARFITT, Ç Les Figures de lÕcho dans lÕÏuvre de Sylvie Germain È, La Langue de Sylvie Germain, " En mouvement dÕcriture ", Ccile Narjoux et Jacques Drrenmatt (dir.), Dijon, ditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.101-112.
198
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Demanze, Ç la cyclicit gnalogique, que scande lÕternel retour des noms analyss par mile Benveniste et la sempiternelle ronde des gnrations, touche sa fin, comme si Le Livre des Nuits sÕouvrait sur la fin des socits traditionnelles au temps long pour entrer dans lÕhistoire. È1. LÕavilissement et le dsespoir apparaissent comme la ranon du sjour sur le champ de bataille. Thodore-Faustin, survivant dÕun naufrage, s'en revient inexistant, dboussol et mconnaissable pour ses enfants. Rien de ce qui faisait le pre ne peut tre reconnu, il est lÕtranger qui expose sa figure inquitante, potentiellement violente : Ç Quand ils le virent arriver, ils se serrrent instinctivement les uns contre les autres, sans mot dire, pris de frayeur [É] Herminie-Victoire se mit soudain pleurer. Son pre la fixa dÕun air mauvais et sÕcria en tapant du pied : " Vas-tu te taire, imbcile ! " È (LN, 43). Les signes qui constituaient lÕidentit paternelle nÕont pu survivre lÕeffroi. La voix paternelle, au Ç timbre grave et [aux] inflexions si douces È, est perdue : Ç Il parlait maintenant dÕune voix criarde et syncope, aux accents heurts, trop puissants È ; le sens mme de son discours se perd dans lÕincohrence de Ç phrases dsarticules È (LN, 42). Un rire Ç mauvais È ressurgit comme une attaque Ç qui le prenait sept fois par jour, secouant son corps se distordre. È (LN, 42). Le visage est tranch, la ligne faciale est brise en angles tour tour saillants et rentrants, creusant Ç rides et grimaces È (LN, 42). La schize entre dans lÕhistoire familiale : la Ç cicatrice qui zigzaguait en travers de sa face semblait correspondre une blessure bien plus profonde [É] È, elle tranche lÕtre, Ç maintenant il tait deux en un È (LN, 48), et radique jusquÕau trait dÕunion de son prnom qui, de compos devient double. Il nÕest pas tonnant que lÕinceste primordial soit le fait dÕun homme dont la guerre a Ç tranch[] son tre de bout en bout È (LN, 48). Celle-ci sÕaccompagne dÕune closion de perversions qui signent Ç la subversion de la loi et de la destruction de la ralit È2. Aprs le cataclysme qui a touch lÕunivers et dvast le monde, voici la souche humaine revenue en ce temps o lÕinterdit nÕtait pas encore valable. Dans ce monde o la grce de Dieu pouvait du jour au lendemain se renverser en colre acharne, o un corps de jeune femme se mettait pourrir comme une vieille charogne sans mme prendre le temps de mourir, o un pre plein de tendresse et dou dÕune voix grave et douce disparaissait pour revenir en tranger brutal et criard Ð tout lui semblait possible, commencer par le pire. (LN, 48)
Le fils a pris la place du pre, Ç Honor-Firmin dcupla ses forces en lÕabsence 1
Laurent DEMANZE, Ç Le Dyptique effeuill È, Roman 20-50, n¡39, Ç Le Livre des Nuits, NuitdÕAmbre et clats de sel, de Sylvie Germain È, Marie-Hlne Boblet et Alain Schaffner (d.), juin 2005, p.65. 2 Janine CHASSEGUET-SMIRGEL, thique et esthtique de la perversion, op. cit., p.309.
199
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
du pre laquelle il lui fallait pourvoir È (LN, 37), la zone de conflit se dplace sur la scne familiale o tre parent ou tre enfant de nÕa plus de sens : Ç Il arriva un jour o les deux hommes finirent par se battre. Honor-Firmin tait dÕune stature et dÕune force remarquables pour son ge et il eut vite raison de son pre quÕil russit jeter au sol, puis le ligota au pied du grand mt È (LN, 47). Le pre est dchu, puis combattu et vaincu par le fils qui se saisit de la dpouille maternelle et disparat : Ç On ne sut jamais o tait parti HonorFirmin ni ce quÕil avait fait du corps de sa mre È (LN, 47). Dans ce vacillement symbolique majeur, il suffit dÕun regard pour que la scne familiale bascule dans lÕinceste, parachevant lÕÏuvre de destruction. En atteignant lÕenfant, vritable figure mythique de toute civilisation, lÕinceste sÕinscrit dans lÕannihilation du temps psychique et de lÕordre symbolique, il fige et bouleverse un peu plus lÕagencement des gnrations que ne lÕavait fait la guerre. Soudain, sa fille devient Ç la jeune fille È, et ce simple dplacement du pronom possessif au pronom indfini rend possible lÕexpression du dsir : Ç Il se redressa [É] marcha droit vers Herminie-Victoire sans la quitter des yeux un instant [É]È (LN, 49).
I-1.C Une empreinte laiteuse et nominale
La faillite de tout repre identitaire et symbolique, le mlange des humeurs (sang, sperme, larme, laitÉ), la confusion gnralise de la matire (humaine, animale et vgtale), renvoient le monde dans le chaos. Le pass, en ses multiples fractures jusquÕalors contenues, ressurgit dans lÕacte incestueux qui souligne lÕchec de lÕlaboration symbolique des tensions psychiques. Sans rlaboration ni doublure du souvenir, le pass est agi et triomphe dans un geste qui rejoint la scne inaugurale. La fulgurance de la blancheur du drap tal autour d'Herminie-Victoire suffit dclencher le passage lÕacte paternel : Ç cÕest dans cette ombre laiteuse [É] quÕil sÕempara de sa fille È (LN, 50), sans quÕ aucun moment Thodore Faustin soit en mesure de relier ce trouble sensoriel celui qui lÕavait saisi la mort de son propre pre. Nous trouvons dÕtranges rsonances entre le vcu du couple parental et la ralisation incestueuse du fils. En effet, si nous revenons lÕorigine, la relation du pre avec Vitalie est place sous les auspices maternants dÕune rgression fabuleuse : Ç Et lÕaube toujours le surprenait comme une nouvelle remise au monde de son corps confondu celui de sa femme dont les seins, depuis la naissance de leur fils, ne cessaient de porter un lait au got de coing et de vanille. Et de ce lait il sÕabreuvait. È (LN, 22). Cet allaitement matrimonial pose une forme particulire de lÕinceste. Au-del du simple aliment, le lait est une substance qui intervient
200
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dans lÕimaginaire de la filiation selon lequel donner son lait quivaudrait donner son sang. Le langage populaire souligne trs clairement cette imprgnation lorsquÕil parle de Ç frres et de sÏurs de lait È, ce qui permet dÕailleurs saint Bernard, nourri par la vierge Marie, de devenir le frre de lait du Christ1. Selon Hlne Parat, la loi de la sparation inscrite dans lÕinterdit de lÕinceste semble Ç exiger le partage effectif du sein È qui disjoint le sein de la nourrice du sein de la femme, en dpit de quoi, si Ç la distance inconsciente entre mre et femme est trop faible È le lait devient Ç trop charg de sang È2. Or, Vitalie semble engendrer son mari et le nourrir dÕun lait intarissable, corne dÕabondance qui ne se tarira quÕau pressentiment de la mort de lÕpoux : Ç Ce fut le corps qui entra en alarme [É] ses seins se ptrifirent [É] ses seins lui faisaient mal È (LN, 24) et Ç ce fut dans le lait de ses larmes quÕelle le lava È (LN, 25). Au dcs de son pre, son fils, Thodore-Faustin, est saisi par ces Ç forts relents de coings surs et de vanille È. Cette odeur le trouble si profondment quÕil en prouve le got : jusque dans sa propre chair et au-dedans de et si violemment familier lÕeffrayait autant lans de dsirs obscurs. Il voulut appeler sa flux de salive laiteuse qui dÕun coup emplit la
sa bouche. Et ce got la fois inconnu quÕil le ravissait, remuant en lui des mre mais son appel sÕtouffa dans le bouche. (LN, 25)
Ë dfaut de mots, cÕest le lait qui monte la bouche. Pour Mariska Koopman-Thurlings, la frappe du Uhlan est considre comme Ç scne primaire du mal, [É] une scne originaire, un trauma, ayant pour consquence ce que Freud a appel le clivage du moi (Ichspaltung), et que Sylvie Germain exploite ici au pied de la lettre È3. Nous comprenons cette proposition dans le sens dÕun mcanisme de dfense contre la remmoration du trouble sexuel ressenti la mort du pre. LÕtre scind refoule le dsir incestueux en dtachant les affects de la reprsentation psychique gnante. Nous conservons donc cette proposition en prcisant que nous concevons cette scission comme une fracture du refoulement qui laisse soudainement chapper les relents des origines qui submergent Thodore-Faustin, homme Ç moins n du ventre dÕune femme que dÕune blessure de guerre [É] Ë un coup de sabre il devait dÕtre venu au monde. È (NA, 53). LÕindiffrenciation, le retournement et la coupure oprs par la guerre signent lÕchec du clivage du moi qui ne peut
1
dith THOUEILLE, Ç Le Sacro-seinÈ, Spirale, Ç Le Bb et le sacr È, Ramonville Saint-Agne, n¡40, dcembre 2006, p. 86. 2 Hlne PARAT, Sein de femme, sein de mre, Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de Psychanalyse, 2006, p.54. 3 Mariska KOOPMAN-THURLINGS, Ç Du pre, du frre et du Saint-Esprit È, Relations familiales dans les littratures franaise et francophone des XXe et XXIe sicles. La Figure du pre, Murielle-Lucie Clment et Sabine van Wesemael (dir.), Paris, LÕHarmattan, 2008, p.238.
201
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
plus maintenir le compromis. Le refoul fait retour tablissant une relation entre la blancheur du drap, le lait et lÕacte sexuel. La problmatique incestueuse est profondment inscrite dans la ligne des Pniel et traverse les gnrations dans la multiplicit de ses formes. Car, pour le dire en termes raciniens, cÕest l le Ç triste et fatal effet dÕun sang incestueux È1. Ce sang, prcise Jean Bollack au sujet de la tragdie dÕÎdipe roi de Sophocle, Ç nÕest pas seulement celui qui coule dans les veines ; il est proprement aussi celui qui se transmet par le sperme dans le genos. Le sang de la tribu [phylon], cÕest celui qui est rest dans la tribu, sans se mlanger un autre. De mme, dans le contexte immdiat, le crime est dÕavoir favoris lÕidentit au dtriment de lÕaltrit, en lsant la vie, de telle sorte que le sang Ç qui reste dedans È est bien du ct de la mort.2
Maintenu hors de la pense, lÕinceste primordial est rejou aux diffrentes gnrations qui en puisent les possibilits. Nous rencontrons en effet dans le dyptique Le Livre des Nuits et Nuit-dÕAmbre un dploiement des passages lÕacte incestueux : frre / sÏur
(Nuit-dÕAmbre / Baladine) ; beau-pre / fille
adoptive ( Thade / Tsipele) ; inceste qui met en contact des consanguins par lÕintermdiaire dÕun partenaire commun identifi comme inceste de deuxime type par Franoise Hritier (Septembre, Octobre et Douce, Deux-Frres et Hortense) ; culminant dans lÕinceste entre deux tripls (Mickal et Gabriel) dans lequel la question de lÕidentit est pousse lÕextrme. Comme si la ligne Pniel, en dployant toutes les modalits dÕexpression de lÕinceste qui rapproche Ç des termes vous demeurer spars È, devait en puiser sa source avant que Ç la balance des causes de nature identique ou de nature diffrente È3 sÕquilibre nouveau. Issus de lÕunion incestueuse, les descendants sont prisonniers de leur pr-histoire. Le legs dÕun matriel psychique non labor et alinant Ç se transmet tel quel, non transform. Pris dans un irreprsentable familial trop prgnant, chaque sujet se trouve pris dans lÕimpossibilit de faire sien quelque chose qui est maintenue hors de sa pense. È 4. LÕadoption permet Thade de conceptualiser lÕinceste, dÕinterroger son interdit et ses limites. Il connait la maldiction qui est dÕtre confront, Ç face Tsipele È, au Ç trouble È qui Ç allait parfois jusquÕ un sourd affolement [É] È et de devoir grer lÕamour quÕil porte ses propres enfants en inhibant les dsirs sexuels que ceux-ci pourraient susciter en lui, Ç son corps lui aussi se transformait sous les assauts 1
Jean RACINE, La Thbade, Thtre Complet, op. cit. Jean BOLLACK, La Naissance dÕÎdipe. Traduction et commentaires dÕÎdipe roi, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1995, p.211. 3 Claude LVI-STRAUSS (5 janvier 1960), Leon inaugurale de la chaire dÕanthropologie sociale au Collge de France. 4 Francine ANDR-FUSTIER, velyne GRANGE-SGRAL, Introduction aux concepts de la thrapie familiale psychanalytique, Lyon, Universit Lumire Lyon II, Document interne, 2000, p.8-9. 2
202
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
sans mesure ni cesse de ce dsir qui lui fouillait la chair pour mieux imprimer partout en lui, en creux, les formes neuves de Tsipele. È (NA, 105). Il est contraint de souffrir les affres du Ç complexe de Laos È1 tudi par Paul Denis. La dfaillance du signifiant se rejoue. ætre pre nÕest pas de lÕordre de lÕvidence, mais demande une construction et une signification, or, quand il y a une dfaillance ou une perforation de lÕaxe symbolique, la dnomination ne suffit pas se sentir pre de son enfant. Thade lÕprouve : Souvent il se prenait penser que Tsipele nÕtait pas sa fille, bien quÕil la traitt comme telle, [É] il sentait bien aussi que ce qui rendait la jeune fille pour lui intouchable nÕtait nullement affaire dÕannes ; cela relevait dÕautre chose, dÕune immense pudeur, aussi indfinissable que farouche. Et il luttait sans cesse contre les assauts de son cÏur amoureux, refusant mme de nommer son dsir. (NA, 34)
LÕvnement actuel entre en tlescopage avec dÕautres lments du pass comme la rptition dÕune dfaillance de mentalisation et de symbolisation issue des gnrations prcdentes. LÕcho lointain de la scne inaugurale se rejoue chaque fois sur une scne de draps tendus. La mme pression de lÕurgence du dsir confronte les descendants du clan Pniel reprendre, sans pouvoir lÕlaborer, quelque chose qui est, par ailleurs, au fondement du lien familial et de ses propres soubassements. Et tous ces hommes se mettent marcher, sans flchir, dÕun pas dcid, vers une femme. Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup fait sa demande en mariage Ç le jour de lessive. Elminthe-Prsentation-du-SeigneurMarie brassait du linge dans une grande cuve fumante [É] Il marcha droit vers la servante et vint se poster face elle, de lÕautre ct de la cuve [É] È (LN, 219). La scne en soi dclenche un dsir irrpressible, lÕinstar de lÕhomme aux loups des Cinq psychanalyses de Freud, pour qui, la jeune paysanne agenouille occupe laver du linge devant lÕtang devient son choix dÕobjet dfinitif, condition mme de lÕamour. Pour Thade galement, la rupture initiale est ractualise lÕoccasion dÕune lessive qui dborde les fonctions pare-excitatrices et favorise le passage lÕacte : Le vent portait [É] une odeur de lessive. [É]. Il vit, lÕautre bout de ce clos lessive, des mains sÕagiter au dessus des cordes. Les mains jetaient le linge en lÕair [É] Il avana droit vers les cordes, arrachant avec brusquerie le linge mesure de son passage et le jetant au sol. [É] Il les arrachait et les foulait au sol [É] Il arracha le dernier drap quÕelle tait juste en train dÕtendre. (NA, 113)
Ç En Toi, jÕai trouv ma mmoire È disait souvent Thade Tsipele. È (NA, 115), nous nous demandons quelle mmoire familiale enfouie Thade fait-il rfrence, le sait-il au juste ?
1
Paul DENIS, Ç Les Affres de Laos È, Le Pre, figures et ralit, op. cit., p.83.
203
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
I-2 Sur lÕautel des sacrifices
I-2.A Les descendants dÕAbraham
Abraham est au centre du drame de la paternit. Gniteur, Ç possesseur des matrices, matres des puissances de vie È1, selon les termes dÕAbdelwahab Bouhdiba, il ressent dans sa propre progniture lÕpreuve des arrts insondables de Dieu. Alors quÕil sÕapprte, comme gage de sa foi, sacrifier son fils Isaac, il voit son geste arrt par un ange qui pargne ainsi son fils. Il devient pre au moment prcis o il lui est demand de renoncer la toute puissance paternelle, comme la tendance sacrificielle des religions antrieures. Il passe alors de pre meurtrier potentiel de son fils celui qui suspend son geste ce qui, semble-t-il, ne se concevait pas comme une vidence É2 Le lien entre Abraham et son fils passe par cette histoire de mort surmonte qui noue le destin de la Loi et permet de sortir de la horde primitive ou des horreurs perptres par le pre initial de la Thogonie dÕHsiode. Ë plusieurs reprises, lÕvocation de la menace du sacrifice dÕIsaac plane, comme un sombre prsage ou une persistante angoisse, dans lÕÏuvre de Sylvie Germain. Ds Le Livre des Nuits, il apparat travers la troublante scne au cours de laquelle Thodore Faustin entrane son fils VictorFlandrin lÕcart, pour commettre lÕacte irrmdiable dÕamputation de ses doigts, afin de lui pargner sa participation aux futurs combats qui sÕannoncent. Bndicte Lanot3 souligne que les occurrences de lÕadjectif Ç unique È, appliqu lÕenfant, dans les propos que prononce le pre son fils : Ç Mon petit, mon unique, ce que je vais faire va te faire paratre terrible et te faire souffrir È (LN, 55), Ç font nettement rfrence la formulation biblique du commandement de Yahv : " Prends ton fils, ton unique, Isaac, que tu aimes et mne-le sur le mont Moriah pour le sacrifice " È.4 La description de lÕacte est sec, prcis, rapide, au point que nous entendons le bruit de la hachette qui retombe sur la pierre aprs avoir tranch Ç net les deux doigts de son fils È (LN, 55). Thodore Faustin se trouve dans une position paradoxale, en voulant viter son fils de connatre la folie des champs de bataille et lui pargner ce quÕil a vcu, il prend lÕuniforme de lÕennemi et rpte le geste qui a tranch son tre, tout en redoutant de voir Ç dans le regard mme de son fils, surgir le visage du uhlan È (LN, 58). Dans le rcit biblique, la voix de lÕAutre divin interdit le sacrifice et lÕange de Dieu 1
Abdelwahab BOUHDIBA, Ç Pres maghrbins en qute de lgitimation È, De la place du pre. Entre mythe familial et idologie institutionnelle, Abdessalem Yahyaoui (dir.), Grenoble, La Pense Sauvage, 1997, p.46. 2 Abraham est un pre qui pense dans lÕaprs-coup. 3 Bndicte LANOT, Ç Le Complexe dÕIsaac È, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, clats dÕenfance È, velyne Thoizet (d.), Arras, 2006, p.33. 4 Gense, 22, 2.
204
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
ordonne Abraham de remplacer son fils par un blier, et le pre, obissant, qui avait pris le temps dÕattacher son fils sur lÕautel du sacrifice, dlie ses liens. Abraham, crit Sylvie Germain, faillit : trancher le rameau jailli de sa souche lors du sacrifice au pays de Moriyya o il a lev son couteau pour immoler son fils trs aim sur lÕordre de Dieu qui le mettait lÕpreuve. Un ange retint sa main qui sÕapprtait devenir infanticide, sauvegardant ainsi la vie de lÕenfant dont la naissance avait t un don de Dieu. (CP, 10)
En allant jusquÕau bout de son geste, quÕaucune parole divine ne suspend, quÕaucun ange nÕinterrompt, Thodore Faustin rompt irrmdiablement le lien qui lÕunissait son fils : Ç En tranchant les deux doigts de son fils il avait du mme coup, [É] tranch aussi lÕamour et la confiance de celui-ci pour lui. È (LN, 57). Par son geste, qui a Ç coup ras sa peur mais [É] nÕen avait pas extirp les racines È (LN, 110), il ancre la colre dans les fondations familiales, dont son petit-fils, Nuit-dÕAmbre, rceptionnera lÕampleur de la sauvagerie.
Dans
les
Songes
du
temps,
Sylvie
Germain
sÕarrte
sur
la
dimension
motionnelle de ce drame : [É] Rien nÕest dit de lÕangoisse et de lÕeffroi du pre missionn pour se faire le bourreau de son fils, rien nÕest dit de lÕpouvante de lÕenfant renvers sur lÕautel quÕil a bti avec son fagot, et qui voit son pre brandir un couteau au-dessus de son corps ligot. Le drame se joue Ç huis clos È dans un silence radical. (ST, 46)
LÕauteur qui reste Ç sans voix È face cette Ç preuve si violente, si scandaleuse È (ST, 46), prolonge cette sidration dans la description du Livre des Nuits. Victor Flandin Ç nÕosait pas bouger ni retirer ses mains, il se raidissait pour sÕempcher de pleurer son tour È (LN, 55) puis, il se tait et fera silence sur cet pisode traumatisant : Ç LÕenfant nÕavait pas voulu dire un mot [É] il ne voulut rien dire È (LN, 56). Le dcalage est frappant entre lÕinsouciance de lÕenfant, Ç Ds que son pre lÕappela il accourut en sautillant vers lui. [É] et il gambadait autour de lui en babillant incessamment È (LN 55), et le projet paternel qui se veut Ç Ïuvre de sauvegarde È (LN, 55). Comme dans le chapitre de la Gense, nous pouvons lire le jeu de reflets entre lÕobissance dÕAbraham qui, sans hsiter, sÕapprte excuter lÕordre divin et celui de lÕobissance du fils qui portait tranquillement le bois au bcher. Quelle comprhension de lÕacte est possible pour un enfant si jeune ? Quelle vision avoir de son pre qui sort Ç prestement une hachette de sa poche È (LN, 55), rompant du mme coup lÕlan joyeux de lÕenfant ? Sinon celle de la sauvagerie et de la brutalit.
205
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Bndicte Lanot dans son article consacr au complexe dÕIsaac1 questionne ce quÕun commandement ambigu peut faire prouver un pre. Est-il possible de penser que lÕordre de tuer son propre fils puisse tre une tentation ? Et quels cheminements sÕavrent alors ncessaires pour passer du fantasme de meurtre une mise mort symbolique ? Dans le sens biblique, si les tentations proviennent du Diable, elles sont voulues par Dieu, aussi cette mise lÕpreuve peut tre comprise comme un test dÕobissance la volont divine. En revanche, souligne Peter von Matt, si elle est lue comme la description possible de la fonction, des comptences et des pouvoirs paternels, alors : elle tait de mauvais augure pour tous les fils et pour tous les enfants. Si une chose pareille avait failli, un cheveu prs, arriver lÕinnocent Isaac, comme elle paratrait aller de soi ds quÕun fils se fourvoyait, se corrompait et tournait mal ! Et comme il allait de soi, alors, que le jugement du pre fut en mme temps le jugement de Dieu ! 2
Les traces mnsiques de ces menaces paternelles dÕamputation sont tenaces, elles surgissent, de temps autre, chez quelques personnages masculins dans diffrents romans. Dans Opra muet, Gabriel relate un rve qui prsente une version de lÕangoisse de castration et dÕincompltude dterminant lÕangoisse de mort. Un juge surmoque, lui assne la sentence suivante : Ç Vous aurez la main coupe ! È [É] On lui tranche la main, un peu au-dessus du poignet, dÕun coup de hache, sur la table mme du juge [É] Il voit seulement sa main, trs longue et trs blanche, tenant son petit doigt lgrement relev, qui jonche la table, et son bras mutil qui tourne dans le vide. (OM, 58)
Quant Aurlien dans Hors Champ, il se souvient dÕun marchand de marrons chauds dont : lÕindex et le majeur de la main gauche taient mutils, coups au niveau de la premire phalange. Cette amputation angoissait Aurlien, persuad que le camelot avait perdu ses bouts de doigts dans le feu, en tisonnant les braises [É]. (HC, 112)
LÕacte de Thodore Faustin est vou lÕchec, certes, son fils ne sera pas envoy au front, en revanche, Ç Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup, lÕhomme de toutes les guerres, qui nÕavait pris part aucune È donnera Ç chacune dÕentre elles ses amours et ses fils et ses filles en otage. È (NA, 173). Alors quÕil veut Ç sauver son fils afin quÕil ne puisse jamais devenir soldat È (LN, 54), il n'pargne aucunement sa descendance. Les efforts dploys contre les menaces du destin
1
Bndicte LANOT, Ç Le Complexe dÕIsaac È, op. cit., p.35. Peter VON MATT, Fils dvoys, filles fourvoyes. Les Dsastres familiaux dans la littrature (1995), traduit de lÕallemand par Nicole Casanova, Paris, ditions de la Maison des Sciences de lÕHomme, 1998, p.350.
2
206
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
se dtourneront momentanment du fils pour mieux atteindre ses enfants et ses petits enfants. Patrick Piguet relve la similitude avec la tragdie antique qui expose que tous Ç les efforts dploys contre les menaces du destin ne font faire quÕun pas de plus dans lÕhorreur È1. Thodore Faustin ne sauve rien, le fatum se dploiera dans lÕhorizon guerrier, car la nation, jamais rassasie, rclame vaille que vaille le sang des fils ; les fronts et les champs de bataille devenant les lieux dplacs du mme sacrifice. LÕexcellente tude de Jacques Bril montre que la guerre est le versant tranchant et abrupt de ces terres paternelles. Ç Haut lieu du sacrifice liturgique du Fils È2, de lÕexaltation et de la justification de leur massacre, elle se substitue la scne de la violence familiale primitive sur celle de la patrie, dplaant ainsi le mythe sacrificiel dÕAbraham sous les couleurs du drapeau. Ç Dans un geste plein de morgue et dÕintemprance È, crit Sylvie Germain, Ç la race vieille envoya ses enfants la guerre, les immola. È (C, 46). Ë moins que ce ne soit Dieu, qui, comme lÕaffirme la baronne Fontelauze dÕEngrce, nÕest autre que Ç Moloch qui passe par le feu des enfants, tous ses enfants, sans se lasser et sans piti È (CM, 73). Se trouverait ainsi ralis le fantasme Ç on tue un enfant È, le Ç plus secret et le plus profond de nos vÏux È selon le psychanalyste Serge Leclaire3. Dchiquets et disloqus deviennent ces jeunes pres, jets en fils, dans la mle par leur propre pre. Le uhlan Ç peuttre avait-il eu lui aussi des fils, qui a leur tour avaient engendr dÕautres fils, tous arms du mme sabre [É] prts recommencer le geste de leur anctre. È (LN, 141). Le sacrifice du fils premier-n, quÕil soit consomm de manire mtaphorique ou effective, rsume toute une cascade de rductions imaginaires, que Jacques Bril justifie par le fait que le pre sÕoffre lui-mme, selon le procd elliptique de la synecdoque, qui constitue inclure smantiquement le tout dans la partie. LÕidologie et lÕthique de la socit concerne dsigneront la nature de ces objets. Dans la socit postmagdlnienne, mle et patriarcale de constitution, le bien le plus prcieux dont dispose le roi-prtre, incarnation et reprsentant du Pre divin, ne peut tre que son fils premier-n, gage certain et rsum actuel de la structure sociale et de son avenir. Ë partir dÕune telle proposition, toutes sortes de dplacements portant sur la nature de lÕoffrande, celle du procd sacrificiel ou celle du retour escompt.4
Ainsi, Dodat Fontelauze dÕEngrce, son retour de permission, pose un regard sur son fils qui vaut pour valuation dÕun placement futur. 1
Patrick PIGUET, Ç Le lyrisme et lÕexprience du dpouillement È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (d.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littraires, 2003, p.135. 2 Jacques BRIL, Le Meurtre du fils. Violence et gnrations, Paris In Press ditions, Coll. Explorations Psychanalytiques, 2000, p.84. 3 Serge LECLAIRE, On tue un enfant. Un essai sur le narcissisme primaire et la pulsion de mort, Paris, Le Seuil, coll. Points, 1975. 4 Jacques BRIL, Le Meurtre du fils. Violence et gnrations, op. cit., p.48.
207
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Loin de sÕen mouvoir, Dodat Fontelauze dÕEngrce prit bonne note de la mtamorphose de son fils et en conclut quÕil conviendrait bientt de lÕenvoyer dans un pensionnat pour y poursuivre ses tudes et se prparer la rude vocation dÕhomme. Oui, dÕhomme, car il en tombait comme giboules de printemps en ce temps-l, des hommes, et il fallait assurer la relve. (CM, 77)
Caricature drisoire des images de la guerre virile et triomphante, la Grande Guerre ne prsente en rien les caractristiques du mythe sacrificiel. Les pres donnent leurs fils la patrie et les mnent vivre un sentiment de rgression, que
Georges
Duby
et
Michelle Perrot
dcrivent
de la
faon
suivante :
Ç Immobiles, enfoncs dans la boue et le sang des tranches, condamns attendre les perces meurtrires ou lÕassaut des canons ennemis, victimes parfois de maladies fminines comme lÕhystrie, [Éils] vivent la guerre comme une impuissance publique et prive È1. LÕenfant, qui relaie le pre, est porteur dÕune promesse garante dÕun lÕavenir qui est celui dÕtre rapidement fauch : Ç Et ce fut sous le nom printanier de " Bleuets " quÕon les envoya avec leurs compagnons encore empreints dÕenfance rejoindre leurs ans sur le front. È (LN, 152). I-2.B LÕanantissement de la filiation LÕhistoire dÕAbraham, horrifiante et mystrieuse, projette son ombre sur les actes des pres germaniens qui se mettent en chemin, sans dlai, pour parachever lÕabomination du meurtre du fils. Certains nÕont point besoin dÕun ordre pour se munir du couteau et perptrer ainsi les actes des Brutus, Manlius ou autres Verginius. Le froid crissement de la lame entaille sans distinction la chair et les liens filiaux. Dans Jour de colre, lÕintrication entre Vincent Corvol et Ambroise Mauperthuis nÕest pas un banal mlange, mais un lien mortifre dÕune intensit rare o la pulsion de mort culmine dans un intense sentiment de culpabilit. Coupable du meurtre de sa femme, commis dans un lan de jalousie, Vincent Corvol est surpris par Mauperthuis : Ç ce fut ce moment quÕAmbroise Mauperthuis reconnut Vincent Corvol [É] Il sÕtait redress et avait cri le nom de Corvol È (JC, 46). LÕinterpellation nÕest pas divine et ne ressemble en rien au Ç QuÕas-tu fait de ton frre ? È qui appelle la responsabilit du meurtrier. Ç Sitt commis, son crime se retournait contre lui, - au cri lanc par Mauperthuis, Vincent Corvol sÕtait senti dnonc dÕun coup la face de la terre et du ciel, la face des hommes, des oiseaux, des arbres, de Dieu, et surtout de lui-mme. È (JC, 47). Maudit, ananti par le silence, il se livre Mauperthuis qui se pose en vengeur du sang, conformment une loi fonde sur lÕexpiation et
1
Georges DUBY, Michelle PERROT (dir.), Histoire des femmes en Occident, tome 5, Ç Le XXe sicle È, Franoise Thbaud (dir.), Paris, Plon, 1992, p.45.
208
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
rpond aux souhaits de Corvol qui se livre Ç dÕemble un chtiment la mesure de son crime. [É] il avait besoin dÕtre tourment, humili, dpouill, mais non dÕtre jug. [É] Il ne relevait plus que dÕune loi obscure, bien plus cruelle et folle [É] È (JC, 57). La culpabilit intense de Vincent Corvol semble se greffer sur une faille narcissique qui le soumet silencieusement la loi impose par Mauperthuis qui se dresse Ç non comme un juge, mais comme un accusateur, comme le bourreau de [s]a conscience È (JC, 165). Pre tout puissant, sorte dÕidal du Moi archaque et mgalomaniaque, il incarne une loi laquelle on se soumet et qui jamais ne pardonne, jamais ne vacille, ne tolre nulle excuse, ne croit en aucune rdemption et sÕinscrit dans le chtiment qui nÕa pas de fin. Ç Dj Corvol tait vaincu. Il obissait en aveugle aux ordres donns par cet homme surgi il ne savait dÕo. [É] Ses mains o dj schait le sang jailli de la gorge de Catherine. Et ce sang sÕincrustait sous sa peau, il lui pntrait la chair jusquÕau cÏur. Ce sang lui donnait la nause. È (JC, 48). Ainsi fig dans une position passive, il se livre, avec un masochisme certain, son bourreau dont il rclame quÕil lui fasse Ç quelque chose È. Vincent Corvol laisse Ambroise Mauperthuis le dpossder jusque dans sa descendance, afin que rien de son union avec Catherine ne soit sauvegard. Mais cÕtait surtout au mariage dÕphram et de Claude Corvol quÕil tenait. Il y tenait mme plus quÕ tout. Il ne lui suffisait pas de sÕtre enrichi, dÕavoir extorqu ses trois forts Vincent Corvol. Il voulait encore lui prendre sa fille, lÕarracher sa maison des bords de lÕYonne, pour venir lÕenfermer ici, dans la solitude des forts. Il voulait engloutir jusquÕau nom de Corvol, le confondre son propre nom. (JC, 32)
Le chef de la horde le dpossde de sa progniture, il transforme sa fille en objet de transaction et la conduit Ç par le bras jusquÕ lÕautel È (JC, 150), la livrant ainsi une Ç msalliance È dsastreuse Ç sans mme discuter. È (JC, 74). La pulsion de mort, restant dirige contre le sujet lui-mme, permet au sadisme de Mauperthuis de sÕexprimer par la destruction et le pillage de Vincent Corvol, tout en le conservant vivant afin dÕexercer sur lui un contrle : Ç " Ce nÕest quÕun dbut ! Je te rduirai comme une branche quÕon lague et quÕon taille jusquÕ en faire une brindille ! Je te tordrai, je te casserai comme un bout de bois mort ! " Et il avait ajout avec une hargne joyeuse : " Dornavant le matre cÕest moi ! " È (JC, 48). Mauperthuis chafaude des plans Ç [É] Corvol dÕici un an lui fasse don devant notaire de ses trois forts [É] et quÕil donne sa fille Claude lÕan de ses fils ds quÕelle aurait atteint ses dix-huit ans. È (JC, 55), il dispose des corps sans se soucier de la notion de consentement et dpossde les parents de leur progniture les dclassant ainsi leur fonction de gniteur : Ç Ce quÕil voulait en rclamant Claude cÕtait quelque chose du corps de Catherine, cÕtait
209
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
sÕemparer, travers son fils an, dÕune femme enfante de la chair de Catherine. CÕtait confondre leurs sangs, leurs chairs, par le biais de leurs enfants. È (JC, 55). Dj anantis, les pres livrent sans combattre leurs propres enfants en objets de transaction lÕinstar des habitants de Thbes qui versaient leur tribut la Sphinge. Corvol est atteint dans sa filiation, le vol de ses bois et de ses enfants rduit son arbre gnalogique une brindille ; quant son propre cadavre, il est mutil Ç selon sa volont È. Les paroissiens ont Ç terriblement imaginer È (JC, 144) sur qui sÕest livr la tyrannie dÕun surmoi castrateur. En faisant mainmise sur les objets de la descendance, Mauperthuis ne permet pas que se conteste son despotisme. Il nÕenvisage la venue dÕun enfant que comme captation qui met symboliquement mort le gniteur et va lÕencontre du don symbolique qui place les parents en donateur dÕune vie qui les dpasse et quÕils ne possdent pas, acte Ç par lequel le sujet signifie quÕil rend lÕautre ce que lÕautre lui a prt [É] le sujet donne ce quÕil nÕa pas, entrant par l dans le champ de lÕamour. È1. LorsquÕil devient possible de disposer dÕune mre et dÕun pre, les conditions sont cres pour que lÕenfant sÕapprhende comme possd, acquis par un grand-pre qui ne lui offrira rien dÕautre que son propre horizon dcouvrir. Le projet de Mauperthuis est dÕune violence extrme : Mais il y avait surtout un autre lien plus obscur quÕil voulait nouer par l ; un lien comme une greffe pour sÕenter sur Catherine. Sur la race et le sang de Catherine. Race affadie et sang devenu ple et dormant en sa fille Claude, mais Ambroise Mauperthuis avait lÕespoir de voir sÕarracher du ventre de celle dont il avait enfin fait sa bru des enfants qui relveraient de la race de Catherine, qui rendraient vigueur et couleur son sang. (JC, 75)
Les entrailles maternelles se prtent fantasmatiquement lÕviscration puisquÕil sÕagit dÕen extirper lÕenfant sans aucune reprsentation de ce qui pourrait tre un lien mre-enfant. Le pater familial, selon Sylvie Germain, se caractrise par son incapacit lÕmerveillement et par son absence d'hsitation faire Ç violence la beaut È (Im, 59). Le pre de la fiance du conte enchass dans Immensits en prsente une caricature drisoire. Ce qui heurte sa logique est rapidement tax de magie noire, prompt lÕnervement, il sÕarme dÕun marteau et dÕun coin en mtal prt ventrer une malle et dflorer le mystre des voix volantes. Ç Ouvrir ce monstre en mtal pour voir ce quÕil a dans le ventre È (Im, 59), voil le fantasme de Mauperthuis clairement formul ! La procration est conue comme une possession et le rsultat dÕun curieux mlange de reprsentations antiques concernant la reproduction et dÕun savoir de paysan qui connat les greffes ncessaires pour quÕune essence produise de beaux fruits. La mre est un ventre que lÕenfant occupe temporairement avant dÕtre intgr au projet 1
Vincent LAUPIES, Ç Le Pre, la Loi et le Don È, Esprits Libres, n¡4, Printemps 2001, p.68.
210
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
grand-paternel qui barre lÕaccs toute altrit. Le scnario matrimonial que Mauperthuis imagine depuis de longues annes pour son fils tmoigne de sa vanit et de son aveuglement. Pour lui, le refus est alors simplement inconcevable : Par trois fois Ambroise se fit rpter ce que lui annonait son fils, comme pour se convaincre quÕil ne rvait pas, quÕEphram parlait avec srieux. Alors il dit non. Il assena son refus comme on abat la hache au pied de lÕarbre condamn. Un non sans retour, sans discussion, sans appel. [É] Le pre passa alors au registre des menaces : - " reniement et dshritement. " (JC, 38).
Mauperthuis est proche de la logique donatrice de Lear qui donne un pouvoir dont il ne veut pas que les donataires se servent. Par ce quÕils prsentent comme un don, ils attendent un endettement rel, physique et total1 de leurs enfants qui tmoigne quÕils sont cause de lÕexistence de lÕautre. Au Ç Nothing È2 de Cordlia rpond le refus dÕEphram. Un nonc sec qui claque comme une gifle publique et qui Ç ne peut que heurter les sentiments paternels et lÕorgueil du monarque puisque Cordlie rduit ses projets nant. È3. Ç En silence le pre dtacha sa ceinture, la retira, lÕempoigna par la bouche puis rejeta son bras en arrire pour donner plus de force et dÕlan son geste. Il fixait son fils droit dans les yeux. Ephram ne cilla pas. " Renonce ! cria Ambroise qui retenait encore son geste ; cÕest la Corvol qui sera ta femme ! " È (JC, 40). Le pre exige une parole mais ferme tout autant la bouche du fils qui ne doit pas exprimer ce quÕil en est de sa vrit. Ne pouvant castrer lÕorgane de la parole, il cingle Ç son fils en plein visage avec son ceinturon È (JC, 40). Le pre frappe, comme Dionysos, pris de dmence, assne un coup de serpe son fils Dryas quÕil avait pris pour un pied de vigne. Il frappe celui qui, ds lors, cesse dÕtre son fils : Ç Ne mÕappelle plus jamais pre ! Maintenant je nÕai plus quÕun seul fils. Un fils unique, Marceau. Te voil mort comme lÕNicolas. Tu nÕexistes plus È (JC, 40). LÕacte du jugement concide avec son excution. Le condamn nÕest pas jug selon la loi, mais il Ç est stigmatis en un geste archaque, marqu au travers du visage comme un
1
Sans doute est-ce pour cela quÕAndr Engel a propos une mise en scne de la pice donnant voir un Lear jou par Michel Piccoli, patron dÕune grosse entreprise qui distribue son tat comme autant de part de capital tout en voulant conserver la mainmise sur la bonne marche de sa socit. Texte franais de Jean-Michel Dprats, avec Michel Piccoli dans le rle titre, Julie-Marie Parmentier, Cordlia ; Lisa Martino, Rgane ; Anne Se, Goneril ; Grard Desarthe, KentÉ prsent du 30 mai au 9 juin 2006 au TNP de Villeurbanne, production Odon-Thtre de lÕEurope, Le vengeur Masqu, MC2 : Maison de la Culture de Grenoble. 2 Lear - Strive to be interessed : what can you say to draw A third more opulent than your sister ? Speak. Cordelia - Nothing, my lord. Lear Ð Nothing ? Cordlia Ð Nothing. Lear Ð Nothing will come of nothing. Speak again. È (I,1, 78-84) 3 Gilles MONSARRAT, Ç Commentaires Le Roi Lear È, William SHAKESPEARE, Îuvres Compltes, Tragdies I et II, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1995, p.387.
211
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
galrien des anciens temps. È1. La fureur dchire littralement la joue, lieu privilgi des caresses et des baisers maternels, et cre une cicatrice : Ç Tout un pan de son visage tait bless. tait marqu. È (JC, 40). Domins par la rage, ces pres nÕinitient pas la sparation, ils excluent ce qui ne peut tre matris. Continuant jouir des prrogatives dues leur ge, ils jugent impitoyablement sans mesurer la nature prcaire de leur tribunal. Contrairement au pre de la parabole de lÕenfant prodigue (Lc 15, 11), ils nÕattendent pas silencieusement et obstinment leur enfant, prts accueillir et pardonner. Il y a du dfinitif dans leur enttement qui, a aucun moment, nÕenvisage de restituer la vie : [É] quand il croisait son fils sur la route ou dans la fort [É] Il ne saluait pas du tout, comme si Ephram nÕexistait pas ou tait devenu invisible ses yeux. Et, lorsque les gens tentaient de lui parler de son fils et de le raisonner au sujet de ce mariage, il les regardait dÕun air surpris et leur rpondait dÕun ton sec : Ç Mais de qui me parlez-vous donc ? De quoi ? Moi, jÕai quÕun fils, cÕest Marceau. CÕt Phram dont vous me causez je lÕconnais pas et vos histoires ne mÕintressent pas. (JC, 62).
Lorsque lÕenfant nÕest pas celui qui tait attendu, la maldiction paternelle lance contre le fils dceptif sÕimpose. Geste sacr comme la prophtie, la maldiction est un des lments archaques qui se maintient dans le champ du conflit. Ç La condamnation prononce par Îdipe aveugle contre son fils Polynice dans Îdipe Colone de Sophocle peut servir de point de repre classique : tout au long de quarante-trois vers se mlent la maldiction et prdiction de la mort violente qui viendra la fin. È
2
Car la maldiction contient le souhait de la mort de lÕenfant
diversement exprim. Dans Le Livre des Nuits, Joseph Aschenfeld, figure du pre traditionaliste, sÕlve contre les existences humaines auxquelles sa fille Ruth, Ç arme de crayons de pinceaux de couleurs et couteaux È (LN, 251), tente de donner formes sur la toile. Ç CÕest alors que son pre sÕtait dress È. Le corps du pre, Ç surgissant brutalement dans sa chambre È, tient lieu de loi. Sa prsence physique est garante de sa souverainet : Ç avec ses paules si hautes et massives quÕelles avaient obstru toute la lumire lorsquÕil sÕtait tenu le dos la fentre. Son pre tout sangl de noir, comme un refus de toute couleur et de toute lumire. È (LN, 252). La dmesure avec laquelle sÕexprime le pre rvle la rupture de la rgle et de lÕordre : Ç Sa faute tait grande, lui avait-il dclar, car elle avait os violer la Loi en transgressant lÕinterdiction de reproduire la figure humaine È (LN, 252). Lorsque le dpart imprvisible de sa fille, laisse comme seul message de protestation le portrait outrageant de son pre Ç plant comme un dfi dans la chambre vide, il avait consign la 1
Peter VON MATT, Fils dvoys, filles fourvoyes. Les dsastres familiaux dans la littrature, op. cit., p.399. 2 Ibid, p.54.
212
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
disparition de sa fille dÕune rature extrme [É] ne se relevant de temps autre que pour rciter le kaddish, comme dj, par deux fois, il lÕavait fait pour ses fils. È (LN, 254). LÕenfant nÕaurait pas d voir le jour, ainsi Calderon de la Barca dans La Vie est un songe1, fait-il prononcer Basile contre son fils Sigismond qui sÕemporte contre lui : Ç Plt au ciel et Dieu / que jamais je ne te lÕeusse donne [la vie] È. Le meurtre symbolique de Ruth est suffisant pour que la filiation soit rompue, son enfant ne portera aucune trace dÕune quelconque ressemblance avec son grand-pre. De mme, les fils dÕEphram nÕont en commun avec leur grand-pre Ç que leur nom. Il avait tranch trop violemment tout lien de parent avec eux ds avant leur naissance pour quÕils puissent le considrer comme leur aeul È (JC, 94). Lorsque lÕenfant rv nÕest plus oprant, lÕenfant rel se voit chass, dshrit, quand il nÕentend pas le chant de sa propre mort murmur par la voix paternelle. En devenant lÕhritier et lÕagent des volonts paternelles, le fils est Ç le garant de la survie gnalogique È2 du pre. CÕest en rpondant cette unique condition dÕexister quÕil peut encore tre chri et investi comme digne successeur de son pre. Cet arrangement rend sans doute plus efficace le renoncement au sacrifice meurtrier du fils. Oscar Thibault3, dans son intransigeance et son despotisme, veut briser la volont de qui sÕoppose lui et en particulier de son jeune fils Jacques, quÕil nÕhsite pas enfermer au pnitencier de Crouy dont il a t le fondateur pour lutter contre la jeunesse en perdition. De mme, Charlam caresse le souhait dÕenfermer sa petite fille Marie par trop incontrlable : Ç la rbellion est chez elle une attitude inne et lÕesprit de contradiction une manie odieuse. A lÕadolescence, devenue perptuelle insurge, elle aurait d tre boucle dans un pensionnat la discipline svre, voire une institution psychiatrique pour lÕloigner des siens [É] È (In, 82). I-2.C Trancher le lien fraternel
Source de rvolte et de solidarit dvastatrice, la fratrie est considre comme dangereuse. Dans cette logique, il est ncessaire de barrer lÕaccession la fraternit et de rompre lÕalliance de ce qui constitue lÕorigine commune. Charlam, comme Lear et Gloucester, joue des supposes inluctables rivalits ou haines fraternelles en montant une machine infernale : Ç Il a eu recours a son arme favorite consistant instiller la mfiance chez ses petits-fils È (In, 188). En
1
Pedro CALDERON DE LA BARCA, La Vie est un songe, trad. Bernard Sese, Paris, Flammarion, coll. GF, 1996, p.91. 2 Jacques BRIL, Le Meurtre du fils. Violence et gnrations, op. cit., p.9. 3 Roger MARTIN DU GARD, Ç Le cahier gris È, Les Thibault, (1922-1940), Paris, Gallimard, coll. Folio, n¡ 3937, t. 1, 2003.
213
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
brisant le lien fraternel, les pres propulsent un enfant sur le devant de la scne, seul, il devient celui que Paul-Laurent Assoun nomme lÕan-adelphe1. Dans une structure familiale primitive, cÕest le fils an qui est le successeur naturel du pre. En tudiant la grande fresque familiale des Buddenbrook, Robert Smadja rappelle que Ç la loi du pre dsigne un seul comme an de droit Ð ce qui dcoupe la fratrie selon la loi du pre. Tous les frres ne se valent pas. [É] la loi paternelle ne peut se rcuser, puisque la parole du pre a force de loi. È2 Mauperthuis renverse le destin des frres nou depuis lÕenfance et prtend les rendre interchangeables, ce qui a t refus par lÕun sera exauc par lÕautre. Il inverse la bndiction de Jacob-Isral qui Ç bnit Ephram et son frre Manass faisant de ses petits-fils de prdilection des gaux de ses fils. È3 Et voil que dÕun coup cet attachement si plein et franc lui tait interdit, son pre avait prcipit des tnbres l o jamais une ombre ne sÕtait glisse. Son pre le forait prendre la place dÕEphram, lui voler sa part intgrale. Et cela lui tait dÕautant plus pnible quÕil se sentait coupable de la disgrce dÕEphram. (JC, 72)
Soudainement premier et dernier
n de la
famille par lÕviction
et le
bannissement du frre, Marceau, seul en ce domus, ne peut plus se compter avec, ne plus compter sur : Ç Depuis quÕil avait t spar de son frre il nÕtait plus rien. È (JC, 159). Livr en premire ligne au souverain-pre qui ne connat point dÕclipse, il doit assumer le destin trac par le pre, sans avoir la force de commettre lÕacte majeur dont Freud fait le gnrateur du lien social. Car, pour assumer le meurtre du pre, Ç un acteur seul ne suffit pas. Freud souligne en effet rgulirement le caractre collectif du meurtre, [É], assum par la " bande de frres " (Brderschar) È4, cÕest bien le groupe de frres qui fut lÕagent excutif. La dislocation du lien fraternel ne permet plus dÕenvisager lÕau-del de lÕordre familial que sÕavre tre la fraternisation. Mauperthuis renforce la dlitescence du lien fraternel et place Marceau dans une posture intenable en lui demandant de se faire le messager de lÕinterdiction paternelle auprs de son frre. Cette confrontation, qui ne fait que relever sa faiblesse, le rend boiteux. Lui, dont la grave brlure au pied avait permis Ephram de sÕintroduire dans le foyer des Verselay pour rechercher des onguents, repart de cette rencontre en claudiquant.
1 Paul-Laurent ASSOUN, Leons psychanalytiques sur Frres et SÏurs, t.1, Le lien inconscient, Paris, Anthropos, 1998, p.98. 2 Paul-Laurent ASSOUN, Ç Figures bibliques : le lien fraternel et sa mise en acte. Du meurtre la rconciliation È, Leons psychanalytiques sur Frres et SÏurs, op. cit., p.9. 3 Andr-Marie GRARD, Ç Ephram È, Dictionnaire de la Bible, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1989, p. 331-333. 4 Paul-Laurent ASSOUN, Ç Fraternit et gnalogie du lien social È, Leons psychanalytiques sur Frres et SÏurs, op. cit., p.82.
214
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Et il sÕtait dtourn de son frre le laissant seul au milieu de la cour. Il tait si malheureux, Marceau, si accabl par sa propre faiblesse, si bless dans son affection inavouable pour Ephram, quÕil sÕtait senti tout tourdi comme si on lÕavait rou de coups. Et une sensation de douleur avait transperc son pied, croire que lÕancienne brlure subie dans son adolescence venait de se rveiller. (JC, 116)
Marceau devient amput du partenaire symbolique du frater, ce passeur qui permet le revirement de la jalousie lÕamour,
en une sorte dÕhymen
fantasmatique qui attache un frre son frre, Ç la vie la mort È. LÕtayage sur lÕimage du semblable, du frre toujours aim et admir vacille, ce dernier appui qui chappe est la source du suicide : Ç Il nÕavait t quÕun gisant debout, une ombre en mal de son corps perdu. En mal de son frre. Le nom dÕEphram lÕavait alors envelopp comme un grand drap de velours noir. Oui, bientt il serait un vrai gisant, un gisant dlest du poids de la honte, du remords, de toute dtresse. È (JC, 162).
Ambroise Mauperthuis conserve les traits inquitants du pre mythique de la horde primitive de Totem et Tabou, il reprsente pour son fils la figure du pre terrible, du pre prgnital, qui soulve pouvante et tremblement permanent du fond de lÕtre. Il ressemble fort au pre de la Lettre au pre de Franz Kafka, grand, hors de toute mesure, envahissant et affectant lÕunivers du fils : [É] je devins tout fait muet, je baissai pavillon devant toi et nÕosai plus bouger que quand jÕtais assez loin pour que ton pouvoir ne pt plus mÕatteindre, au moins directement. Mais tu restais l et tout te semblait une fois de plus tre Ç contre È, alors quÕil sÕagissait simplement dÕune consquence naturelle de ta force et de ma faiblesse.1
LÕassujettissement du fils une figure archaque totalitaire lui interdit dÕadvenir la paternit, il reste le fils, utilis pour remplacer son frre et se faire lÕagent du projet paternel. Jamais il ne sÕempare des biens revendiqus par son pre, jamais il nÕentre en lutte avec lui pour le supplanter : Ç il nÕosait pas se rvolter, il nÕosait pas dire non ce pre qui lui faisait peur jusquÕ la terreur. È (JC, 72). Son meurtre psychique le livre, passif, au mariage non souhait pour se substituer son frre : Ç lui, ne voulait rien ; il ne dsirait ni ne refusait ce mariage auquel le contraignait son pre. È (JC, 71). Corrlativement, un Ç sentiment de nullit È ne quittera plus le fils, sa pense, sa parole ainsi que son corps en sont atteints, la soumission relgue lÕenfant un statut de mineur dont il ne peut sÕmanciper. Marceau se voit rduit une rvolte cache, jamais frontale, et nÕoppose aucune contradiction aux invectives paternelles qui divisent 1
Franz KAFKA, Lettre au pre, traduit de lÕallemand par Marthe Robert, Paris, Gallimard, 1957, coll. Folio, n¡ 3625, p.29.
215
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
la fratrie et engendrent la perte dÕidentit du groupe fraternel. Onan, personnage biblique bien connu pour le symbole de lÕautorotisme quÕil reprsente, sÕoppose lÕordre dict par son pre Judas, qui, aprs la mort de son premier fils lui commande : Ç pouse la femme de ton frre en vertu du lvirat, afin de constituer une postrit ton frre È1. En refusant dÕtre le remplaant de son frre mort dans sa couche, Onan affirme quÕil ne veut pas fonctionner comme, ce que Paul-Laurent Assoun nomme, Ç lÕorgane substitutif du frre dfunt È [É] : Onan comprit que cette postrit ne serait pas la sienne [É] È2. Marceau, en revanche consent remplacer son frre auprs de la femme qui lui tait initialement destine. Sans amour, obissant passivement aux injonctions paternelles, il devient lÕpoux dÕune femme Ç dpourvue de plaisir È qui subit lÕacte corporel Ç comme une fatalit avec un sentiment de violente rpulsion et lÕimpression dÕtouffer sous le poids cÏurant du corps de son poux, lui accomplissant cet acte comme une corve avec un sentiment profond de dsarroi et dÕennui È (JC, 81). Les rpercussions du meurtre psychique sont telles, que non seulement il ne peut accder au statut de pre socialement reconnu, mais que son rle de gniteur est balay par le manque de ressemblances qui pourraient lÕunir sa fille : Il nÕtait venu lÕide de personne de considrer Camille comme tant la fille de Marceau. Elle lÕtait, soit, mais le vieux sÕtait interpos dÕune si imprieuse prsence entre son fils et sa petite-fille, il avait si bien cart le terne Marceau, que celui-ci ne comptait aux yeux de personne. Lui-mme ne le savait que trop. (JC, 115)
Marceau est le personnage de lÕhumiliation et du renoncement, il est celui qui laisse champ libre au dsir du pre et devient le ple succdan de son frre banni, qui conserve pourtant encore lÕadmiration paternelle. Le cÏur du pre ne sera jamais conquis par Marceau. Trop faible pour tre valorisant, trop plein dÕun Ç chagrin si entier, si nu, comme celui qui parfois saisit les tout petits enfants quand la tendresse se retire dÕeux et quÕils se croient abandonns. È (JC, 184). Par son suicide, Marceau ne cherche pas tuer, mme inconsciemment son pre, il aspire avant tout tre libr, serait-ce par la mort, de lÕemprise paternelle ressentie comme intolrable. "Si ton pied te scandalise, coupe-le " (Mc 9,45), avait dit Jsus. Judas tranche tout lien entre le sol et ses pieds qui se sont tragiquement fourvoys. Les forces noires tramant dans lÕinvisible sont parvenues leurs fins. Judas, aprs avoir t manipul comme une marionnette pend une branche tel un pantin dsormais hors jeu, mis
1 2
La Gense, 38,8. Paul-Laurent ASSOUN, Leons psychanalytiques sur Frres et SÏurs, op. cit., p.17.
216
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
au rebut. La solitude dans laquelle il a prcipit son matre et ami sÕest retourne contre lui en un vhment mouvement de ressac. (MP, 89)
Marceau, le priv de frre, se pend au tronc de lÕange-de-cÏur taill par la fratrie de ses neveux bienheureux. Le suicide est parfois lu comme un acte dÕaccusation, ou comme un appel, si la personne se laisse une chance de survie. Marceau est tellement la corde quÕil nÕa plus de marge dÕexistence. Il sÕagirait pour lui dÕexister par le manque tre. En disparaissant, il espre peut-tre conqurir, imaginairement et post mortem, la place quÕon lui a soustraite. Qute tragique en direction du pre, dont la Ç dernire image È (JC, 184) est celle de la trahison la parole donne et du non respect des dernires volonts de Corvol alors quÕil jette sa main droite et son cÏur dans lÕauge aux cochons. Le meurtre symbolique nÕa pu tre fantasm, lÕombre du pre sÕabat sur lui. Les conditions mmes de son existence, de sa vie et de sa mort, ont t envahies par la figure paternelle, sature par le pre jusquÕ ce que mort sÕensuive. Kafka, encore, crit : Ç Ce qui, dans ta vie, reste sans consquence, peut devenir le couvercle de mon cercueil È1. Face une telle configuration familiale, Emmanuel Filhol constate quÕun tel pre, qui ne se reconnat porteur dÕaucun manque et Ç qui se pose comme tant lui-mme ce qui comble tout manque [É], ne risque pas de faire cas de la parole de son enfant, de sÕadresser lui comme sujet È2. En se donnant la mort, Marceau ne fait que poursuivre le geste paternel qui ne lui a jamais permis dÕaccder au statut dÕautrui en refusant de le considrer comme un autre vivant, diffrent de lui.
I-3 La main froide de lÕemprise I-3.A Les vertiges de lÕappropriation Chez Freud, la notion dÕemprise apparat quelques reprises, mais sa conceptualisation
en
est
relativement
floue.
Le
terme
allemand
Ç Bemchtigungstrieb È a dÕabord t traduit par Ç instinct de possession È ou Ç pulsion de matrise È dont la fin est de dominer lÕautre par la force. Dans leur Vocabulaire de la psychanalyse, Jean Laplanche et J.-B. Pontalis estiment que ces deux termes sont inappropris : le premier, parce quÕil accentue, par la notion dÕemprise, lÕide dÕÇ un avoir conserver È ; le second, parce quÕil soustend une connotation trop forte de lÕide de contrle. En utilisant le terme de Ç pulsion dÕemprise È3, les auteurs proposent alors une traduction qui leur 1
Franz KAFKA, Lettre au Pre, op. cit., p.197. Emmanuel FILHOL, Ç La Question du pre chez Kafka È, Le Pre dans la prinatalit, Le Roy Pierre (dir.), Ramonville Saint-Agne, 1996, p.55. 3 Jean LAPLANCHE, J.-B. PONTALIS, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967.
2
217
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
semble plus fidle. Alain Ferrant assimile l'emprise une tendue, Ç un dsert, une immensit froide. Sans limites ni relief, sans successions des jours et des nuits, lÕemprise ignore le rythme. Mais elle est aussi mouvement et appareillage, prparation fbrile ou ordonne qui dblaie, accumule, carte ou rassemble, et parfois slectionne. È1. Certains pres germaniens se situent sans nuances dans ce champ qui invente et classe le monde. Comme une essence permanente qui infuserait leur rapport aux tres et lÕenvironnement, ils sjournent dans une confusion entre les Ç deux registres distincts que sont le pouvoir et lÕautorit. È 2 Dans le registre de lÕomnipotence, ils utilisent leur pouvoir coercitif pour aliner leurs fils ou leurs filles, capturer leurs petits enfants et faire loi sur ce que bon leur semble. Ils se sentent Ç matre[s] de tout, et de tous È (JC, 233), ont des gestes
qui,
dfaut
de
savoir
treindre,
Ç saisissent È,
Ç forcent È,
Ç enserrent È et Ç tranglent È (JC, 221, 226). Sur cette scne de lÕarchaque, lÕenfant est considr comme un bien orgueilleusement et farouchement conserv. La procration, conue comme possession, est une autre vision de lÕconomie incestueuse car elle en contient les fondements, cÕest--dire, la fermeture et lÕaccs barr lÕaltrit. Mauperthuis Ç avait lÕintention dÕunir son fils an Ephram la fille de Corvol, Claude. Il attendait que tous deux soient en ge de se marier. [É] Quant son second fils, Marceau, il lui choisirait une femme la hauteur de sa nouvelle condition. È (JC, 32). Les tres sont valus lÕaune de leur capacit reproductive et du risque encouru par une ventuelle perptuation de leur espce, le risque tant parfois que la puissance des pres se renverse en impuissance dans le corps des fils : Ç Lger, [É] si chtif et maladif [É] ne risquait certes pas de perptuer le nom des siens car il sÕannonait bien incapable de pouvoir procrer le moindre rejeton. È (JC, 32). Dans ce monde, lÕenfant est acquis et non accueilli dans une relation dÕamour qui renonce au rapport de possession. Dans Magnus, Clemens Dunkeltal est un voleur dÕenfant tel Abel Tiffauges, Ogre de Kaltenborn qui, dans Le Roi des Aulnes de Michel Tournier, parcourt la campagne sur son cheval Barbe-Bleue pour alimenter en chair frache les armes dÕHitler. Clemens capte les jumeaux de ses beaux-parents en les destituant de leur place, pour mieux leur substituer une filiation mortifre un matre absolu. Ces derniers, dÕabord complaisants au rgime hitlrien, reviennent, mais trop tard, de leurs illusions lorsquÕils constatent, amers, quÕils Ç avaient beau essayer de mettre leurs deux plus jeunes fils en garde, ceux-ci ne les coutaient pas. Les parents dj vieillissants, avaient perdu toute autorit sur leurs enfants fanatiss qui avaient Hitler pour 1
Alain FERRANT, Pulsion et liens dÕemprise, Paris, Dunod, 2001, p.2. Marc-Elie HUON, Ç Les Adolescents et leur(s) pre(s). Du symbolique, de lÕimaginaireÉet du rel È, QuÕest-ce quÕun pre ?, Daniel Coum (dir.), Ramonville Saint-Agne, Ers, coll. Parentel, 2004, p.73. 2
218
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dieu,
Clemens
pour
modle,
et
la
guerre
pour
vocation. È
(M,
59).
LÕappropriation de lÕenfant ne se fait pas par le marquage au fer sur la peau mais elle atteint la personnalit. Comme on modlerait sa convenance la glaise, le triste marquis Archibald du Carmin change les prnoms de jeunes pensionnaires de sa Ç colonie de filles de tous ges issues dÕamour irrgulires È (LN, 208). Il institue rationnellement, efficacement et froidement une codification : Il dcida quÕ chaque anne correspondrait une lettre de lÕalphabet, mais comme la lettre A. tait lÕapanage de sa seule famille, il fit dbuter la srie la lettre B. Puis ce premier prnom devait tre suivi par le nom de la fte chrtienne ayant lieu au moment o lÕenfant entrait au chteau, et enfin boucl par le nom de Marie sous la divine protection de laquelle lÕensemble du troupeau des orphelines tait plac. Cette trinit de prnoms se groupait autour dÕun patronyme commun toutes et qui nÕtait rien dÕautre que Ç Sainte-Croix È. (LN, 212)
Ainsi en est-il pour le recensement des animaux de race et pour tous les rgimes qui Ïuvrent la dpersonnalisation. Ainsi en fut-il lÕentre des camps de concentration, comme une rupture radicale qui marque la frontire et lÕentre dans un univers rsolument tranger. Primo Levi raconte : Ç Ils nous enlveront jusquÕ notre nom : et si nous voulons le conserver, nous devrons trouver en nous la force ncessaire pour que derrire ce nom, quelque chose de nous, de ce que nous tions, subsiste. È1. La Ç race È des btardes ainsi cre, parques, traites et marques comme du btail, les jeunes filles deviennent troupeau et le marquis, sous couvert de bienfaisance, exprime sa haine larve lÕgard de toutes ces filles qui nÕeffaceront jamais la blessure du dcs de la sienne. Leur dnomination vise effacer leur origine et rompre avec tout ce qui pourrait subsister dÕun lien une famille. Franoise Rullier-Theuret souligne trs justement, dans son tude sur lÕonomastique dans Le Livre des Nuits, que Ç [l]Õinflation des dsignateurs cre des noms " impossibles ", impossible habiter, mmoriser, prononcer È, empchant la donation dÕ Ç une identit cette enfant trouve. È2. La dsaffiliation, assortie de lÕincapacit se lier une nouvelle identit, est plus srement atteinte que la recherche d'une nomination. Comme au temps de Mose, ces pres sont crateurs et matres Ç dÕun peuple marqu dans sa chair de son appartenance lui (comme lÕtait le cheptel la marque de son propritaire) È3.
1
Primo LVI, Si cÕest un homme, Paris, Julliard, 1948, p.16-31. Franoise RULLIER-THEURET, Ç Les Pniel et la multiplication des noms È, La Langue de Sylvie Germain "En mouvement dÕcriture" È, op. cit., p.79. 3 Franoise DOLTO, Grard SVERIN, LÕvangile au risque de la psychanalyse (1977), Paris, Le Seuil, coll. Points, tome 1, 1980, p.171. 2
219
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Apparemment moins sauvage et archaque que Mauperthuis, car revtu de la panoplie du notable de province, Charlam Brynx se prsente comme un Ç patriarche [et un] gouverneur domestique È (In, 18), issu des sagas familiales qui ont connu une grande vogue en France au dbut du XXe sicle, du JeanChristophe de Romain Rolland, aux Hommes de bonne volont de Jules Romains, de la Chronique des Pasquier de Georges Duhamel et Les Thibault de Roger Martin du Gard1. Solidement ancr dans sa conviction que Ç la libert nÕest tolrable que balise, surveille, sous caution, sinon cÕest la dbcle È, Charlam Brynx est un digne hritier dÕOscar Thibault et de Raymond Pasquier, vieillards autoritaires et gostes. Despote familial, il tient sous sa coupe les membres de sa famille et prouve envie, jalousie et haine, envers qui souhaiterait bnficier dÕune
quelconque
indpendance
et
vellit
fantaisiste
:
Ç [le]
got
de
lÕamusement et de la drision lui a toujours fait dfaut È (In, 79). La richesse de Charlam rside dans le nombre dÕenfants de sa descendance et non dans sa composition : Combien a-t-il de petits-enfants, dj ? Il se remet compter, comme tout lÕheure le nombre de ses jours et les grains composant un morceau de sucre. Onze, douze ? La plupart proviennent du ct Fosquan, les fils de Madeleine ont fond de grandes familles, ceux de Georges se montrent bien moins prolifiques, seuls les jumeaux ont procr. (In, 285)
Pre qui semble surgir du fond des temps, il se pense Matre du monde, ou son reprsentant, qui ordonne. Gardien dÕune frontire entre le conscient et lÕinconscient, entre le Temporel et lÕOriginaire, il veille la sparation et rappelle lÕordre. Par excs, cÕest le pre svre, versant temporel du monde o il a install sa puissance. Charlam Ç se veut le grand commandeur de lÕordre des Brynx, et le trsorier-surveillant des ressources et des dpenses de lÕensemble de la famille [É] (In, 18). Il est celui qui, selon Michel Foucault, Ç formule le droit, du pre qui interdit, du censeur qui fait taire, ou du matre qui dit la loi [É]È2. Son rapport lÕargent, tout autant quÕaux membres de sa famille, est fortement empreint dÕune pulsion anale, lÕobjet (rel, imaginaire ou symbolique) reste partiel et fonctionnel. LÕarchaque dont il est question ici, est celui dÕun stade
du
dveloppement
psycho-sexuel
o
prdomine
la
crainte
dÕtre
dpossd. Dans son thique et esthtique de la perversion, Janine ChasseguetSmirgel souligne que tous Ç les masques, toutes les parures que revt le Moi du pervers, le dcor dont il sÕentoure, ses crations, tous les substituts de son Moi
1
Parutions sÕchelonnant de 1904 1912 pour Jean-Christophe, de 1932 1947 pour les Hommes de bonne volont, de 1933 1944 pour la Chronique des Pasquier, de 1922 1940 pour Les Thibault. 2 Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualit, La volont de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p.112.
220
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
travesti ou de son phallus magnifi rappellent, par opposition, lÕanalit quÕils dissimulent.
È1.
Charlam
cependant
ne parvient pas
dsodoriser
son
environnement, face lui, le Pecunia non olet choue : Ç LÕargent, pour lui, a une odeur : la sienne È (In, 18), quant sa belle fille, elle Ç nÕy touche pas, cet argent pue le sang È (In, 35). Si lÕargent t dfini par Serge Viderman comme Ç changeur universel È2, cÕest sans nul doute, dÕtre le produit de cette universalit de lÕchange que lÕon nomme symbolisation. Dans la famille Brynx, il est lÕobjet dÕun fort investissement affectif et ce jusquÕau ftiche. Sous lÕimpulsion du patriarche, il est thsauris, se situe au centre des interactions familiales et constitue le facteur essentiel de la relation aux autres, en de et au-del des mots. Pas plus que pour la filiation il nÕest question de preuve dÕamour travers lÕoffrande, lÕorganisation du rapport lÕautre ne peut envisager la gratuit, ainsi, la relation entre sa belle fille et Pierre Zbreuze ne peut tre, selon lui, quÕintresse et sexuelle. En cela, le rve transfrentiel de lÕHomme aux rats, Ç Il pouse ma fille, non pour ses beaux yeux mais pour son argent È3, est pleinement oprant. La problmatique de la dette, qui renvoie le sujet son histoire infantile, reste au niveau de la possession primitive qui retient le don de la vie pour lÕempcher de sÕinscrire dans le temps des gnrations. Ce qui sÕchange alors, cÕest de lÕargent dÕun temps cadavris que lÕon appelle, chez les Brynx, un patrimoine. Le couple grand-parental Brynx, empes dans le respect des convenances sociales, tolre leur belle-fille une seule fin, Ç [É] ils tiennent garder le contact avec leurs petits-enfants et si possible exercer sur eux une influence durable. È (In, 17). LÕinterdit, cens empcher les parents comme les grands-parents de sÕemparer de leur enfant ou petit enfant pour leur satisfaction personnelle, nÕest pas pris en compte. Rien n'est fait pour barrer le centrage sur soi et lÕappropriation de lÕautre afin que le dsir et lÕaltrit mergent : Ç il sÕingnie tenter dÕoccuper auprs de ses petits-enfants, surtout lÕan dÕentre eux, Henri, la place laisse vide par son fils. È (In, 18). Dans ce contexte, lÕenfant est confondu avec soi, le dsir avec la jouissance, lÕaccueil avec lÕappropriation, et, selon la lecture de Dominique Vrignaud, il Ç se retrouve de par la place quÕon lui donne, interdit dÕassurer cette fonction dÕchange. Il nÕest plus la somme des diffrences, car celui auquel il donne et duquel il reoit le veut exclusivement son identit È4. Le lien qui unit les membres de cette famille est contractualis et tout ce qui sÕexprime en dehors de cet accord pose
1
Janine CHASSEGUET-SMIRGEL, thique et esthtique de la perversion, op. cit., p.171. Serge VIDERMAN, De lÕargent en analyse et au-del, Paris, PUF, 1992. 3 Sigmund FREUD, LÕHomme aux rats. Journal dÕune analyse (1909), Paris, PUF, 1991, p.229. 4 Dominique VRIGNAUD, Ç Les Comptes de lÕinceste ordinaire È, De lÕInceste, Boris Cyrulnik, Franoise Hritier, Ado Naouri (dir.), Paris, Odile Jacob, coll. Opus, 1994, p.161. 2
221
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
problme. Les petits-enfants doivent sentir et penser comme leur grand-pre et deviennent un prolongement de ce dernier. Charlam : a su reporter sur les jumeaux lÕascendant quÕil a chou exercer sur Henri, [É] il imprime sa marque jusquÕau plus intime de leur vie, ainsi Hector a-t-il appel sa fille Charlotte, et Ren son fils Charles-Georges, dj surnomm Charlorges. La tradition se perptue, le patrimoine est sauf, lÕordre est enfin rtabli, lÕavenir assur [É]. (In, 203)
Ambroise Maupertuis et Charlam rgnent, implacables et insensibles, sur les choses et les tres, dans un monde o tout doit se drouler selon la toutepuissance de leur volont que rien ne semble entraver. Ils ignorent, comme aime le rappeler Sylvie Germain, que lÕon est jamais : pre par soi seul et pour soi-mme, mais au sein dÕune famille, dÕune communaut, et pour le bien de lÕenfant quÕil sÕagit dÕaider se structurer le plus solidement et souplement possible, afin quÕil accde une haute intelligence de la libert.1
Subversifs, ils ne se sont pas levs jusquÕ la fonction paternelle et offrent un simulacre du pre de famille qui sÕexerce dans la fiert de ses possessions et dans la transmission de son nom, cause de lÕimpuissance des enfants laquelle certains, tel Marceau, ne survivront pas. Dignes hritiers du droit romain qui carte lÕincertitude de la paternit par un acte dÕautorit, ils sÕapproprient lÕenfant. Dans sa toute puissance, le pre autoproclam ne donne non pas le droit de vie et de mort sur lÕenfant, mais celui de sÕen dbarrasser en lÕabandonnant ou de lÕutiliser pour une destine toute trace. SÕencombrant peu du maternel, se mfiant du fminin, considrant Ç que sans la poigne dÕun pre, on ne peut pas sculpter un homme partir dÕun jeune garon, les mains des femmes manquent de lÕnergie et du savoir-faire ncessaires È (In, 19), Mauperthuis comme Charlam vivent dans un monde o les mres, absentes2 ou vinces, ne peuvent poser de limite leur exigence absolue de possession. Ils se comportent comme sÕils avaient engendr seuls leurs enfants et avaient tous les droits sur eux, confondant paternit et toute puissance. Se prtendant lgislateurs, ils se rapprochent du Dieu de la Bible, Ç fondamentalement pens travers la figure paternelle [É] Pre tout-puissant È3 dont Ç lÕautorit È, dplore Sylvie Germain, Ç sÕimposait sangle dans lÕire de sa justice proclame, aurole de flammes purificatrices È4. Ils ne supportent pas la loi et ne se reprsentent
1
Sylvie GERMAIN, Ç Blasons de la paternit È, Christus, Ç La Paternit. Pour tenir debout È, op. cit., p.210. 2 Dans de nombreux ouvrages qui voquent la puissance du tribunal paternel, Le Roi Lear de Shakespeare, Les Frres Karamazov de Dostoevski, Le Pre Goriot de Balzac ou encore Le Verdict de Kafka, il nÕest jamais question de la mre. 3 Antoine VERGOTE, Ç Dieu, mre, pre et amant È, Encyclopdie des religions, Frdric Lenoir et Ys Tardan-Masquelier (dir.), tomes II Ç Thmes È, Paris, Bayard ditions, 1997, p.2275. 4 Sylvie GERMAIN, Ç Le la donn au sicle È, Sud Ouest Magazine, 18 mars 2007, p.7.
222
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
pas comme sujet soumis celle-ci, tant ils estiment quÕelle nÕexiste pas en dehors dÕeux. Alors que pour Jacques Lacan, les Ç effets ravageants de la figure paternelle sÕobservent avec une particulire frquence dans le cas o le pre a rellement fonction de lgislateur ou sÕen prvaut, quÕil soit de ceux qui font les lois ou quÕil se pose en pilier de la foi, en paragon de lÕintgrit ou de la dvotion, en vertueux ou en virtuose [É] trop dÕoccasions dÕtre en position de dmrite, dÕinsuffisance, voire de fraude et pour tout dire dÕexclure le nom-dupre de sa position de signifiant. È1 Simone Veil crit dans lÕAttente de Dieu : Ç Si nous croyons avoir un Pre ici-bas, ce nÕest pas Lui, cÕest un faux Dieu. È, Sylvie Germain semble lui rpondre Ç Qui clbre lÕloge de sa propre puissance ne dit mot du mystre de lÕtre, de lÕamour et de la mort È (Ec, 34). Mauperthuis et Charlam, rvent dÕincarner lÕautorit, au sens de Ç auctoritas, auctor È qui est Ç rapprocher du sanscrit otas, qui indique la force des dieux È2. Elle se situe bien loin de la notion dÕautorit, dfinie par Hannah Arendt, qui Ç exclut lÕusage de moyens extrieurs de coercition ; l o la force est employe, lÕautorit proprement dite a chou. [É] SÕil faut vraiment dfinir lÕautorit, alors ce doit tre en lÕopposant la fois la contrainte par force et la persuasion par argument È3. LÕautorit ne peut sÕexercer que si lÕon est soi-mme soumis lÕautorit et la Loi. Dans une famille o les places gnrationnelles ne sont pas mises mal, elle implique une situation hirarchique dont les places sont fixes et dont chacun reconnat la justesse et lÕutilit. Avoir de lÕautorit ne consiste donc pas faire de lÕautorit mais occuper sa place, toute sa place, rien que sa place, en formulant et en faisant respecter les interdits au bon moment et de faon quitable ; alors que l'absence de rfrence une Loi commune valable pour tous, renvoie lÕenfant une responsabilit solitaire qui ne tient pas compte de lÕautre. Conformment sa volont et son intrt, Mauperthuis exere tyranniquement son pouvoir qui vise soumettre qui serait susceptible de sÕopposer et de se rvolter. Tous les tyrans [É] agissent, ou tentent dÕagir, lÕinstar des dmons en violant lÕintimit des autres, en les privant de toute autonomie de pense, en les perscutant de lÕintrieur, en les rduisant en esclavage, en les manipulant ainsi que des pantins. (MP, 107)
De ces abus, Sylvie Germain fait crire Prokop quÕils sont autant de crachats lancs contre la croix, qui blessent Ç comme un outrage, comme la trahison dÕun frre, le reniement dÕun fils, comme la maldiction dÕun pre È qui font sur la pierre Ç une sueur de sang È (Im, 216). 1
Jacques LACAN, crits, Paris, Seuil, 1966, p.579. CHANTRAINE, Dictionnaire tymologique de la langue grecque, Hachette, Paris, 1929. 3 Hannah ARENDT, Ç QuÕest-ce que lÕautorit È, La Crise de la culture (1954), Gallimard, coll. Ides, Paris, 1972, p. 123.
2
223
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
I-3.B Une folie ruptive
Sylvie Germain dessine le paysage de lÕemprise qui se double de la possession incestuelle. Paysage de lÕisolement, de lÕenfermement et de la folie, il est un espace entour de forts obscures et malfiques o se dtache la ferme isole de Mauperthuis, quÕAlain Goulet dcrit comme Ç un microcosme o rgnent la magie et la superstition. Un tel isolement du monde se retrouvera dans Jours de colre, dont lÕunivers archaque forme un vritable bouillon de culture propre exacerber les passions È1. Les forts du Morvan sont le lieu du rcit o se mlent le fantastique, le conte et les superstitions, et o sige la draison : Ç la vie est ptrie dÕun sacr ancestral ml de fantastique, propice aux bouillonnements des passions, passions de possession et de pouvoir, passions amoureuses aussi bien que religieuses. Le mal est l, inluctable, et sÕy dchane nouveau. È2. Le monde des humains ne semble rgi par aucune rgle et ne disposer d'aucune limite, lÕexception des Ç seules lisires [É] des forts. Mais ce sont l ores mouvantes, pntrables autant que dvorantes È (JC, 17). Symbole de lÕtat de nature, la fort en raison de Ç son obscurit et son enracinement profond È3, reprsente les terreurs inconscientes. Lieu retir, sauvage, spar de lÕespace de la civilisation, elle prfigure la dvoration que dcrit Victor Hugo : Les arbres sont autant de mchoires qui rongent Les lments, pars dans lÕair souple et vivant ; [É] Regarde la fort formidable manger 4
Le hameau le Leu-aux-Chnes nÕest pas comprendre comme un espace gographique reprable sur une carte, mais bien comme un lieu forte charge symbolique. Ç [P]erch lÕombre de forts sur les hauteurs dÕun socle de granit È (JC, 16), il condense les caractristiques de lÕarchaque. Son assise, en appui sur une roche massive et dure, laisse paratre ce quÕil en sera des actes insensibles et impitoyables dÕAmbroise Mauperthuis. Ç Hameau sans limite È, situ en dehors du monde et Ç ouvert toutes les passions È, il est un univers la temporalit absente : Ç il semblait nÕy avoir pas grand sens distinguer en lui un commencement et une fin È, le systme qui y rgne nÕest pas inscrit dans une loi suprieure mais passe de Ç de bouche en bouche [É] de corps en corps 1 Alain GOULET, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fantmes, op. cit., p.50. 2 Alain GOULET, Ibid., p.100. 3 Jean CHEVALIER, Alain GHEERBRANT, Ç Fort È, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1982, p.456. 4 Victor HUGO, Lgende des Sicles, Seizime sicle, Le Satyre.
224
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
[É] dans la chair de ceux qui y vivaient È (JC, 17). Le savoir ancestral, qui libre tout un pass collectif, signale le rapport de lÕhomme avec la terre et la fort, forme Ç de symbiose naturelle et immdiate, exempte du filtre de la culture et de la morale. È1 De ce lieu, reliant la terre et le ciel, pourrait se dgager un chemin plus facile pour se hisser vers la lumire cleste. Or, tmoins silencieux des crimes, les arbres sont voqus couchs, abattus, aux racines arraches, ne pouvant tirer leurs cimes vers le Ciel. [É] les villageois considraient ses taciturnes habitants un peu comme des sauvages et le cur du village souponnait mme que la Parole de Dieu nÕtait pas parvenue se frayer tout fait un passage jusquÕ ces demi-barbares des forts. Et pourtant si, elle tait bien monte jusque l-haut, mais alourdie par la boue des chemins [É] enchevtre surtout aux racines, aux branches, lÕcorce des arbres [É]. (JC, 17-18)
Le sacr et le profane se confrontent ainsi dans un monde de superstitions, de religiosit primitive et de religion tablie. Les habitants, qui vivent selon Ç les saisons È (JC, 19), se regroupent lÕglise, tel un troupeau, Ç presss debout les uns contre les autres, la tte basse È (JC, 19). Sylvie Germain nÕutilise pas lÕespace rural pour lÕidaliser mais plutt pour proposer une mtaphore du drame venir. Richard Millet fustige, dans lÕun de ses entretiens, une vision de la campagne Ç [É] cologiquement correcte [É] double dÕune sorte de nostalgie ptainiste de la Ç terre qui ne ment pas È alors que cÕtait un monde extrmement dur, violent. [É] CÕtaient des territoires propices au surgissement du mal : lÕinceste, lÕidiotie, le vol, le meurtre, le veuvage interminable, la frustration sexuelle, des tres abandonns de DieuÉ È2. Nulle nostalgie de cet univers prtendument apais, ou la Ç symbiose È, associant la nature et les personnages, serait profitable au devenir des personnages. Les topo de lÕge dÕor dÕun temps rvolu, formuls par Mariska Koopman-Thurlings comme une poque o Ç le flottage bois existait encore, o la cuisson du pain tait une crmonie et la lessive annuelle une fte È3, nous semblent inadapts. En effet, cette vision nave du Ç temps jadis È et des joies simples de la socit campagnarde tente dÕdulcorer un monde de pulsions o le dsir et lÕenvie se conjuguent la jalousie et lÕemprise. De cet univers clos, se dtachent deux personnages, Ambroise Mauperthuis et Edme Verselay, traverss par la folie qui irriguent leurs descendants et nourrissent les drames qui closent au sein du hameau. 1
Maria Cristina BATALHA, Ç La survivance dÕun pass collectif et primordial dans Les Enfants du sabbat È, Relations familiales dans les littratures franaise et francophone des XXe et XXIe sicles, La figure de la mre, Paris, LÕHarmattan, 2008, p.117. 2 Richard MILLET, Ç Lauve le pur, ce nÕest pas moi È, entretien Jean-Luc Bertini, Laurent Roux et Sbastien Omont, La Femelle du requin, n¡16, automne 2001, p.47. 3 Mariska KOOPMAN-THURLINGS, Sylvie Germain. La Hantise du mal, Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littraires, 2007, p.97.
225
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Chez Ambroise Mauperthuis la folie est ruptive, violente, elle Ç tait entre en coup de vent, avait grimp par bonds puis sÕtait cabre en une pose tout arque de violence È (JC, 16), elle Ç empoigne È (JC, 51) et retient sa proie dans ses serres. La folie lui tait venue face une femme quÕil ne connaissait pas, quÕil nÕavait vue que morte, poignarde la gorge, un matin de printemps sur les berges de lÕYonne. Mais dans son souvenir il avait confondu la bouche de la femme aux lvres admirables peine entrouvertes et la plaie qui saignait son cou. (JC, 16)
Elle nait de la confusion entre la bouche et la blessure, la parole et le cri, la salive et le sang, la beaut et le crime, le dsir et la mort, qui entrane lÕhomme sur les pentes de la draison. Son irruption surgit de la dcouverte dÕune femme, Ç Il venait dÕtre empoign par la folie, - pour nÕavoir pu tre lÕamant de cette femme pourtant offerte lui È (JC, 51). Ë dfaut de la possder, il incorpore, lape tel un animal, ce qui est associ la force vitale de lÕindividu. Alors que Victor-Flandrin lche le sang des animaux sauvages combattus, Ambroise Mauperthuis franchit une tape supplmentaire qui le conduit sur le versant de lÕanimalit, il incorpore le sang dÕune femme morte comme un breuvage dÕimmortalit : Il avait lch ce sang comme un animal lche une plaie ouverte sur son flanc. Il ne distinguait plus le corps de Catherine du sien [É] Il lchait un sang qui sÕcoulait dÕelle autant que de lui, qui tait de mort autant que de vie. Il lchait le sang de la beaut et du dsir. Il lchait le sang de la colre. (JC, 51)
Autre face du vampire, il est un vivant qui suce le sang dÕune morte. La rptition du groupe verbal souligne lÕavidit de lÕhomme dont les coups de langue se rptent, facilitant lÕincorporation de la folie : Ç Le sang de Catherine Corvol sÕtait ml au sien, [É] Devenu noire incantation dans le cÏur dÕAmbroise Mauperthuis È (JC, 55). Le dlire contamine la temporalit du personnage
qui
ne
sÕinscrira
plus
dans
un
prsent
mais
sera
lie
inconditionnellement cet instant dÕeffondrement psychique. Car, ce que la grammaire autorise, la folie le dment : le verbe dlirer ne peut se conjuguer la premire personne du singulier du temps prsent pour la simple raison que le je ne peut constater sa folie. Comme dans certains rites sacrificiels, le serment du sang cre le lien dÕinfodation, le fantme de Catherine ne cessera de tourmenter Mauperthuis et dÕalimenter la folie qui le dvorera et que jamais il ne reconnatra sienne. Dornavant fix l'illusion dÕune rencontre o le principe dÕindividuation nÕexiste pas, lÕavaleur devient lÕaval. La recherche de la beaut entraperue et immdiatement perdue marque lÕmergence du dsir qui ne peut sÕexprimer quÕ destination dÕun sujet mort et absent. LÕamour nÕest pas plus fort que la mort, il se confond celle-ci. CÕest dÕune morte, sans voix ni souffle, que
226
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
surgit le besoin de possession et dÕengloutissement, dÕun tre qui ne peut ni dsirer, ni consentir, ni sÕopposer, dÕun tre qui, dj nÕest plus femme, mais dpouille mortelle. CÕest sur le corps dÕune femme poignarde que Mauperthuis projette sa dmesure, une femme qui fut, de son vivant, prise de libert et qui, engage dans sa fuite, fut sitt attrape et tue dans son envol. Nous sommes loin de lÕamour qui, selon Michel Deguy, est Ç le seul tmoin quÕil y a de lÕexistence. [É] cÕest lui le sujet, et non lÕindividuum referm, lÕauto qui se prfre, le self qui se sert, cet individu dsertifi dont la terreur a besoin pour augmenter son rgne. È1
Aimer, pour Ambroise Mauperthuis, correspond possder, annuler le dsir de lÕautre dans la force du sien, dvastateur. CÕest avoir et soumettre sans quÕaucune parole tierce ne vienne faire mdiation. Le pouvoir de destruction que contient ce lien narcissique mne inluctablement la mort de lÕobjet dsir, cÕest un amour des premiers temps de la vie psychique o lÕincorporation et la destruction sont indissociablement lies. Aussi va-t-il chercher retrouver cette femme perdue travers sa petite fille Camille. Dans la premire thse consacre Sylvie Germain, Bndicte Lanot concevait2 la passion de Mauperthuis pour celle-ci comme nÕtant pas de lÕinceste, Ç mais de lÕadoration de la toutepuissance desse-mre. CÕest quÕAmbroise se situe rsolument en de de la gnitalit,
avant
tout
Ïdipe.
Son
fantasme
est
dÕabsorption
pas
de
consommation sexuelle. CÕest celui de la reconstitution de la Mre archaque. È3 Elle ne prenait pas alors en considration la notion de lÕemprise mortifre dans ce quÕelle engendre de confusion, de chaos social, biologique et psychique, que Paul-Claude Racamier nomme Ç incestuel È, et quÕil dfinit par tout Ç ce qui dans la vie psychique individuelle et familiale porte lÕempreinte de lÕinceste non fantasm, sans quÕen soient ncessairement accomplies les formes gnitales È4. LÕinceste fantasm, comme le meurtre fantasm, dfinissent en effet lÕÏdipe. LÕinceste et lÕincestuel ne relvent pas du fantasme, du moins pas du fantasme mental, mais de lÕagir, plus exactement du fantasme agi. Ainsi, la relation incestuelle se dfinit comme une Ç relation extrmement troite, indissoluble, entre deux personnes que pourrait unir un inceste et qui cependant ne lÕaccomplissent pas, mais qui sÕen donnent lÕquivalent sous une forme
1
Michel DEGUY, Ë ce qui nÕen finit pas Ð thrne. Paris, Seuil, 1995. Depuis lors, son analyse a volue. Au cours dÕun change Cerisy nous avons au lÕoccasion de discuter de cette nouvelle perspective, quelle partage. 3 Bndicte LANOT-LEMOINE, LÕUnivers Romanesque de Sylvie Germain : lÕimaginaire thique, op. cit., p.226. 4 Paul Claude RACAMIER, Ç LÕIncestuel È, Vocabulaire de psychanalyse groupale et familiale, Paris, ditions du Collge, 1998. 2
227
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
apparemment banale et bnigne È1. LÕincestuel constitue un registre qui se substitue celui du fantasme et se tourne vers la mise en acte : Ç Ce qui est frappant dans lÕincestuel cÕest quÕil est tueur de fantasme. LÕincestuel ne sÕimagine pas, ne se reprsente pas, ne se fantasme pas È2 prcise Jeanne Defontaine. Mauperthuis ne reconnait pas dÕautre raison existentielle Camille que dÕtre ne pour faire revivre une femme morte et de sÕoffrir comme surface de projection, il ne lui offre pas dÕautre destin que dÕtre la rincarnation de la disparue. Investie comme porte-affects, sa petite fille est considre comme un objet au service de sa jouissance et de sa compltude narcissique. Ici encore, lÕincestuel se manifeste par Ç la confusion des espaces psychiques propres [et] la non-considration de lÕautre comme un sujet [É]È3 : Il lÕavait leve en marge de tous, il lÕavait gte comme une petite princesse prisonnire dans lÕenclos spacieux de sa ferme. [É] Elle ne connaissait rien du monde extrieur, elle avait toujours vcu comme un oiseau en cage. Une cage dont il nÕavait su faire une vaste et belle volire afin quÕelle ne sÕy ennuyt pas. Il lÕavait comble de son attention, de son amour, - elle seule. Et Camille jusquÕ ce jour sÕtait contente de cette vie facile, monotone et choye. (JC, 112-113)
Franoise Dolto avait dj voqu cette nature particulire de lÕemprisonnement dans son tude sur Jare, la fille du notable de Capharnam4, maintenue Ç dans un statut dÕobjet partiel dÕamour dvorant et dÕamour infantilisant par son pre. Seule et sans aide extrieure sa famille, elle ne peut que se dvitaliser. Son pre lÕaime dÕun amour quÕil faut bien dire incestueux inconscient, dÕun amour de style libidinal oral et anal qui fait dÕelle sa prisonnire en cage dore. È5 I-3.C Le festin de la possession incestuelle La famille transactions incestueuses repose sur un principe de scession. Sa principale caractristique est son isolement, voire son enfermement en ellemme, Ç il tait rare quÕun tranger montt jusque-l haut È (JC, 17). Situe en dehors du monde, protge de lui pour le meilleur et pour le pire, elle peut rendre inapte la vie sociale et lÕamour. Le grand-pre rgne et veille ce quÕaucun lment tiers ne sÕinterpose pour contenir sa toute puissance. LÕunivers ainsi constitu se suffit lui-mme. Mauperthuis rve dÕun monde aux frontires tanches et repousse les intrusions, ou les tentatives dÕouverture, vers un autre
1
Paul Claude RACAMIER, Le Gnie des origines, Paris, Payot, 1992, p.198. Jeanne DEFONTAINE, Ç LÕIncestuel dans les familles È, Revue Franaise de Psychanalyse, Ç Familles dÕaujourdÕhui È, Tome LXVI, janvier-Mars 2002, p.182. 3 Albert CICCONE, Alain FERRANT, Honte, culpabilit et traumatisme, Paris, Dunod, coll. Psychismes, 2009, p.193. 4 Marc, 5 ; Luc 8 ; Matthieu 9. 5 Franoise DOLTO, Grard SVERIN, LÕvangile au risque de la psychanalyse, tome I, op. cit., p.104105. 2
228
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
espace pulsionnel : il Ç nÕavait rompu tous les liens avec son fils et ses petits-fils que pour mieux les resserrer autour de Catherine, autour de lÕimage de Catherine. Et ceux quÕil avait nous avec tant dÕpret avec Camille, en prenant soin dÕcarter dÕelle tout le monde, sÕenroulaient ces uniques liens. È (JC, 133). Il est interdit Camille de se rendre la fte mariale, car cette ouverture aux autres membres de la famille et aux villageois est susceptible dÕtre gnratrice dÕun dsordre qui peut dboucher sur le dmembrement de la dyade mortifre. Les dfenses mises en place contre lÕeffraction de lÕtranger conduisent des procdures dÕenfermement, au contrle scrupuleux des entres et des sorties, afin de ne pas laisser lÕorganisation menace par la prsence intrusive de lÕautre. Il sÕagit dÕune sorte de confinement affectif dans le dsir dÕautosuffisance tous les gards, y compris sexuel, sans exclure les changes avec les autres, mais, qui restent la marge : Ç Il ne condescendait assister la messe que pour Pques et pour Nol È (JC, 113). Selon Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, cet univers symbolise la tendance Ç lÕunion des semblables voire lÕexaltation de sa propre essence et la prservation du moi en voulant renforcer sa suprmatie essentielle È1. Dans son tude sur Hamlet, Ernest Jones prsente la figure du grand-pre comme la forme la plus simple qui permet de condenser les attributs paternels. Si Ç le rle tyrannique choit gnralement au grand-pre È, cÕest quÕil favorise plus aisment lÕexpression du complexe pre-fille qui rpugne se sparer de sa fille Ç pour la livrer un autre homme È2. Assumant pleinement ce rle, Mauperthuis Ç repousse les avances du prtendant, lui barre la route [É] Parfois, il va jusquÕ enfermer sa fille en un lieu inaccessible, comme dans les lgendes de Gilgamesh, de Perse, de Romulus et de Tlphos. È3. LÕexpression de la sexualit chez sa petite fille doit tre radique et dfinitivement immobilise, toute volution vitale doit tre touffe. Mauperthuis assigne sa petite fille une place impossible tenir qui consiste rparer la trahison dÕune femme qui a abandonn son mari et qui ne mourra jamais. Pour cela, il la clotre dans une relation exclusive, morte et sans issue. Le grand-pre nÕest plus passeur, il est gelier. Camille passe du corps de fille un corps de femme qui la dpasse, elle devient lÕautre, Catherine, la disparue : Les annes dÕavant Catherine ne comptaient pas. Il nÕtait venu au monde, la vraie vie, que depuis sa rencontre avec cette femme des bords de lÕYonne [É] A travers Camille il traquait lÕimage de Catherine [É]. (JC, 133)
LÕenfant dans son statut, sa fonction, est phagocyt. Le matre, pre et grandpre de Jour de Colre, personnalise cet enfermement. Camille est lÕenfant 1 2 3
Jean CHEVALIER, Alain GHEERBRANT, Ç Inceste È, Dictionnaire des symboles, p.520-521. Ernest JONES (1949), Hamlet et Îdipe, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1969, p.138. Ibid., p.138.
229
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ç inceste-tu È, rduite la notion dÕobjet elle nÕest plus la continuit de ses parents ou de ses proches responsables, elle devient lÕune des parties, voire lÕidentit de lÕautre. Sa vie intrieure est radique et le tiers vinc ne permet pas de maintenir lÕcart ncessaire Ç entre le dedans et le dehors, le fantasme et la ralit È1. La rvolte titanesque, selon Paul Diel, Ç entend faire disparatre lÕesprit È, Ç tuer lÕesprit È, Ç dvaster lÕOlympe È afin que Ç toute contrainte sublime soit annule È2. LÕexpression du dsir brut de Mauperthuis anantit lÕautre dans des liens mortifres qui dnient le temps, les gnrations, la mort tout autant que la vie, puisque la mise au monde et la naissance de Camille sont couples la mise mort de Catherine. Quelle folle et trange fable paternelle dÕun monde clos, dÕun tat dÕasservissement dÕo devrait natre le bonheur enfin retrouv. Afin dÕviter que le deuil originaire ne se fasse, que le lien ne se dprenne, le temps devrait rester fig, identique dÕhier aujourdÕhui, dans une relation duelle hors de toute relation objectale triangulaire, tentative dsespre pour retrouver une morte et un temps qui serait celui dÕun bonheur perdu Il importait peu Ambroise Mauperthuis que sa bru nÕet plus dÕautre enfant. Camille lui suffisait. A travers elle Catherine lui revenait. Lui revenait enfant pour recommencer zro, jour aprs jour, le mrissement de sa beaut. [É] Avec elle la beaut, le dsir refaisaient entre sur la terre ; et cette beaut arrache la mort, lÕoubli [É]. (JC, 83).
Lorsque le dsir surgit, il sÕengouffre dans le cÏur de Camille avec la mme force que la folie qui sÕest empare de son grand-pre et laisse apparatre la fatale ressemblance maternelle : Ç Plus que jamais elle ressemblait Catherine. La mme intemprance et la mme impatience, la mme ardeur et la mme insolence, la mme et unique beaut. È (JC, 123). En lÕenfermant dans le grenier de la maison familiale, Mauperthuis touffe ses forces vives qui lÕappellent en dehors de sa famille. La dimension verticale de lÕespace propos par Bachelard est renverse. Pour le phnomnologue de lÕimagination, lÕopposition des deux axes, celui de la cave marque par lÕirrationalit, et celui du grenier par la rationalit, est sans appel : Ç Le toit dit tout de suite sa raison dÕtre : il met couvert lÕhomme qui craint la pluie et le soleil. [É] Dans le grenier, on voit nu, avec plaisir, la forte ossature des charpentes. On participe la solide gomtrie du charpentier [É] È3. Dans Jour de Colre, il est le lieu de la draison et de la possession de lÕaime ou de son souvenir. Celui qui a jadis lap, tel un loup, le sang de Catherine, devient un prdateur susceptible de dvorer sa petite fille. Il
1
Cloptre ATHANASSIOU-POPESCO, Reprsentation et naissance de la reprsentation et son rapport avec lÕimage Popesco, 2006, p.112. 2 Paul DIEL, Le Symbolisme dans la mythologie grecque, p.144. 3 Gaston BACHELARD, La Potique de lÕespace (1957), Paris,
miroir : essai psychanalytique sur la observe dans le miroir, Paris, ditions Paris, Petite Bibliothque Payot, 1966, PUF, coll. Quarto, 2008, p.35.
230
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lÕengloutit littralement dans sa psych malade. Camille remplace, en chair et en os, lÕobjet enkyst dans le cerveau de son grand-pre qui ne peut concevoir la situation triangulaire de lÕenfant entre ses deux parents comme quation fondatrice du psychisme humain, qui ne connait ni la diffrence des sexes, ni celle de la diffrence des gnrations et ne plie son dsir aucune loi qui limiterait et encadrerait ses pulsions. Ambroise Mauperthuis ressemble fort aux hommes de la race de bronze quÕHsiode prsente dans Les Travaux et les jours et que Sylvie Germain dcrit dans Cphalophores comme Ç ivres de dmesures et de brutalit È (C, 79). Descendant de cette race archaque, Ambroise Mauperthuis prend des allures de Talos, Ç Gardien froce de lÕle de Crte [quiÉ] lapidait tous ceux qui tentaient de sÕenfuir ainsi que les trangers osant sÕaventurer dans lÕle. È (C, 80). Lorsque sa volont est bafoue, sa folie devient meurtrire, il poursuit alors Camille et Simon et tue ceux qui cherchaient lui chapper dans une grande confusion mentale. Il sÕavre impossible pour le couple dÕchapper lÕemprise des terres paternelles. Dans la tradition littraire, le voyage constitue un moment important de la dcouverte de lÕautre, de lÕouverture au monde, il est un moyen dÕchapper lÕenfermement ou au carcan familial. Or, la tentative de fuite de Simon et Camille ne dbouche pas sur la dcouverte de lÕau-del des terres de Mauperthuis. Sa voix Ç trop forte, aux accents rugueux È, Ç frapp[e] comme une pierre [É] lance entre les paules È (JC, 221) et prfigure son geste meurtrier qui prcipite Camille et Simon dans les eaux du torrent par le jet dÕune Ç grosse pierre grosse comme le poing È, frappant Ç net le funambule entre les paules È (JC, 239). Le voyage initiatique est vou lÕchec et les eaux fortes du torrent, qui marquent le passage entre deux mondes, engloutiront les corps radieux des amoureux.
En captant lÕenfant de son fils, Ambroise Mauperthuis renie la mort aussi srement que Laos expose son enfant pour la conjurer, ou que Chronos les dvore, au rythme de leur engendrement, pour arrter le temps et sa destination inluctable. En refusant de transmettre au fil des gnrations leur propre finitude, la mort peine se prsenter. La limitation du temps est inoprante puisquÕil existe avant son origine, aprs mme la fin du monde : Ç le temps aussi portait un nom. Celui dÕAmbroise Mauperthuis. È (JC, 219). Le fantasme incestueux dÕAcrisios ne permet pas sa fille Dana de vivre sa vie, de crainte que cela ne limite la sienne. En interdisant sa petite fille dÕinvestir un autre monde que lui, Mauperthuis ordonne de manire implicite de nÕaimer que lui, arrtant de la sorte le cours du temps et celui des gnrations : Ç Car dsormais Camille, sa Vive, serait vraiment lui, rien quÕ lui. [É] Car il ne prenait plus en
231
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
considration son ge que celui de Camille. È (JC, 219-220) Selon Aldo Naouri, lÕassouvissement du dsir dÕimmortalit peut passer par la Ç solution [É] de lÕinceste, qui revient garder lÕenfant dans son giron afin quÕil ne grandisse jamais, quÕil ne soit plus promis la mort et en prmunisse son parent par consquent È1. Ainsi en est-il des figures paternelles mortifres des deux romans de Julien Green Adrienne Mesurat et Varouna quÕtudie dith Perry : ces vieillards se raidissent contre tout ce qui menace leur pouvoir, savoir la jeunesse, la sant, la force : tu resteras ternellement enfant et je resterai ternellement cet homme dans la force de lÕge et que personne ne peut faire plier. En immobilisant Adrienne dans ses quinze ans, Mesurat sÕimmobilise lui-mme dans ses cinquante-sept ans et, en voyant dans sa fille son pouse, Lombard rgresse vers le temps de sa propre jeunesse. LÕenfant sÕefface devant sa mre, le temps sÕenroule contresens, les parents durent plus que leurs enfants. 2
Leur longvit ne leur accorde aucune sagesse ni vertu. Ce quÕils ont pu acqurir comme exprience et rflexion ne leur sert quÕ se raidir dans la vieillesse pour continuer ce que Charlam considre un combat : il est homme vouloir marquer le monde, la vie lui colle la chair, il nÕa pas lÕintention de rendre les armes, du haut de ses trois quarts de sicle il continue considrer le prsent et lÕavenir comme sÕil nÕavait quÕun quart de sicle, et il entend bien ne pas tre mis au rebut, surtout pas au sein de sa famille. (In, 81)
La canne nÕest point une bquille qui viendrait souligner le passage du temps sur le cours de sa marche, au contraire elle devient Ç sceptre È qui Ç rehausse son allure de patriarche. È (In, 282)
1
Aldo NAOURI, Ç Un inceste sans passage lÕacte : la relation mre-enfant È, De lÕInceste, op. cit., p.20. 2 dith PERRY, Ç De lÕinceste au parricide. La relation pre-Fille dans deux romans de Julien Green È, Relations familiales dans les littratures franaises et francophone des XXe et XXIe sicles. La figure du pre, op. cit., p.89.
232
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
II Ð LES PERES EN LEUR CLIPSE Nous autres pres, nous savons dsormais que nous sommes mortels. Paul Valery
II- 1 La fin de lÕarchasme II-1.A Des Golems aux pieds dÕargile
Si lÕon a aussi longtemps parl du pre, au singulier, cÕest parce que le pre dÕun enfant tait bien plus que son gniteur, bien plus que lÕhomme qui avait fait un enfant une femme et qui le reconnaissait. Sa figure tait entoure dÕune aura mythique. Non seulement constate Franois Dubet : dans les socits patriarcales, le pre tait le mdiateur entre lÕenfant et les gnrations passes, celui qui donnait un nom inscrivant dans une filiation et une histoire, mais il tait, lui seul, toute la culture. Si la mre donnait la vie, le pre donnait la culture et la loi ; dÕailleurs, Dieu tait un pre, le roi tait un pre, le seigneur tait un pre, et le pre lui-mme participait de toute cette chane autoritaire et sacre.1
Il fut un temps o la reprsentation sociale de la paternit lui prtait un pouvoir absolu proche de celui des dieux et des rois, et il se devait de sparer lÕenfant de sa mre pour en faire un tre pleinement social. Des pres terrifiants de lÕAncien Testament aux pres tout-puissants de la famille romaine, jusquÕau pre de la psychanalyse, cette histoire est si forte et si longue, quÕil est possible de se demander quel pre il convient de Ç tuer È pour exister un peu par soi-mme et interrompre cette exposition dÕune toute puissance revendique. Dans le champ de la littrature contemporaine, Sylvie Ducas constate que le pre, en investissant la scne de la fiction de soi : nÕa plus rien de la figure glorieuse immortalise par Marcel Pagnol ou Jean Giono, ni de lÕincarnation du pater familias auquel des gnrations de Barrs ou de Roger Martin du Gard avaient donn leurs lettres de noblesse. Inversement
1
Franois DUBET, Ç Le Roi est nu È, Le Pre disparu. Une conversation inacheve, Paris, ditions Autrement, coll. Mutations, 2004, p.31-39.
233
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
proportionnelle la qute parfois obsessionnelle que ses fils et filles en criture lui vouent, lÕimage du pre sÕest comme dgonfle, rtrcie, et semble avoir dsert le territoire de lÕautorit inconteste et de la toute-puissance [É].1
La relation au pre est marque par la discontinuit, mme Ç ce Golem de bronze, tout surpuissant et terrifiant [É] nÕen tait pas moins mortel ; sa vulnrabilit rsidait en un point minuscule situ la cheville [É] È (C, 80). Un enfant, parfois simplement vtu, jouant merveilleusement de la cithare et de la fronde, avec Ç un brin de ruse, un coup dÕadresse, un clair de courage È (C, 82) russit abattre les Ç ogres guerriers couls, mouls dans le bronze È (C, 82). Ç David puisa la force et la justesse de son geste au fond de son cÏur touch par lÕesprit du Dieu vivant È (C, 83). Les monstres, et autres dragons des bords de la Vistule, offrent dornavant leurs dos statuaires lÕagilit des enfants, Ç Voil belle lurette que le terrible monstre qui svissait en ces lieux du temps immmorial du prince Krak ne fait plus peur personne. En t les enfants grimpent sur son dos, sÕaccrochent ses pattes en riant [É]È (CV, 112). Vient le temps de lÕeffondrement qui met fin sa toute-puissance et dvoile les pacotilles et fragiles oripeaux de son pouvoir. Dans un article de Libration Sylvie Germain voque la mort du prsident syrien Hafez el-Assad par ces mots : Tous les puissants, fiers et jaloux de leur pouvoir, ont toujours aim se parer de surnoms prtendument glorieux. Et dans le bestiaire ils puisent de prfrence du ct des grands fauves, des rapaces et autres prdateurs. Pourtant, " la cour de Lion ", il flotte des odeurs dltres comme le raconte La Fontaine qui sÕy connaissait magnifiquement en btes, bestiaux et bestioles : " Le prince ses sujets taloit sa puissance/En son Louvre les invita/Quel Louvre !/Un vrai charnier, dont lÕodeur se porta/ DÕabord au nez des gens. " Mais, comme le renard de la mme fable, par prudence nous allguons souvent Ç un grand rhume È pour pouvoir dclarer que nous ne sentons rien.2
Vient toujours le temps du crpuscule o la Ç puissance physique est voue au nant È (C, 82). Les fils expriment le dsir de parricide pour lutter contre la tyrannie, lÕviction ou lÕignominie des crimes de leur pre pourtant, Ç [É] leur norme puissance physique est voue au nant, si ne la flent quÕune faiblesse psychique, une tragique infirmit morale et spirituelle, et non pas un doute, un dsir de paix et de bont È (C, 82). Les symboles guerriers sont alors dtruits et les armes disqualifies en Ç quincaillerie È. Ainsi, la mort du fantasque pre Valcourt coupe-t-elle court au mythe imprial en le saisissant au milieu dÕun de ces fameux Ç Vive lÕEmpÉ È (LN, 60) qui sÕachve en glapissement. Les os du cadavre
de
lÕancien
soldat,
dforms
par
les
rhumatismes,
doivent
tre
1
Sylvie DUCAS, Ç Pre ou fils de ses Ïuvres È, Relations familiales dans les littratures franaise et francophone des XXe et XXIe sicles. La figure du pre, op. cit., p. 175. 2 Sylvie GERMAIN, Ç Mon journal de la semaine : La vie pousse comme la mousse È, Libration, 17 et 18 juin 2000, p.4.
234
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
violemment briss coups de barre de fer afin de le coucher dans son cercueil. Vestiges dÕune autre poque, il est port en terre avec sa tenue de combat qui tombe en lambeaux et Ç son vieux fusil rouill bringuebalant son ct È (LN, 85). Signes d'un pouvoir ananti et rduit en fragments, tristes reliefs dÕune guerre transforme en lgende pour ceux qui constatent que Ç le temps du leurre tait fini È (LN, 84). Les pres disparaissent ou rapparaissent aprs des priodes de fuite ou de combats, certains mconnaissables, d'autres perclus de culpabilit, d'autres encore aux yeux carquills par les visions dÕhorreur, dÕautres tout simplement dtrns. Clemens Dunkeltal perd de sa superbe, ne devenant quÕune Ç ombre de pre È, dchu, vid de sa force, rasant les murs dans sa lchet de fuyard. LÕimago paternelle sÕeffrite et dvoile un roi de la nuit qui perd peu peu ses parures pour rejoindre ses fiers compagnons dÕautrefois qui Ç abandonnent leurs uniformes si imposants, leurs saluts bruyants et solennels, [et] ont le verbe moins haut et la dmarche moins martiale È (M, 26). Il devient nu et rvle une Ç contrefaon pitoyable ; il sÕest rabougri en un fugitif crasseux, trs amaigri, mal ras, au regard de bte traque, mauvaise. È (M, 33). LÕenfant constate, un peu berlu et inquiet, que les masques apposs sur les visages martiaux fondent ou sÕeffritent dans une brisure, rejoignant ce que Sylvie Germain rappelle dans Rendez-vous nomades : Ç tout ce qui brille nÕest pas or È et la plupart des Ç grands de ce monde autoproclams sont en ralit trs ordinaires et souvent pires que de simples mdiocres [É]È (RV, 77). Le mythe freudien1 du pre primitif, qui prend principalement appui sur la conception darwinienne Ç dÕun pre violent, jaloux, gardant toutes les femelles et chassant ses fils mesure quÕils grandissent È2, sÕeffiloche. Nuit-dÕOr, ananti par tous ses deuils, devient un Ç patriarche rgnant sur un troupeau de femmes folles È qui se sent Ç encore plus dpossd que toutes ces veuves et ces orphelines È (LN, 307). Dans Opra muet, la figure paternelle du Docteur Pierre vacille elle aussi, traversant les diffrentes tapes de la destruction. Le gardien de hammam, aux femmes multiples qui prsentait la Ç majest È de la Ç face sacre dÕune icne È (OM, 23), se mtamorphose en triste Ç prince eunuque È (OM, 26) Ç dpossd de son royaume È (OM, 27). La sentence son encontre est prononce sans appel, il Ç tait condamn ; il serait abattu È (OM, 27). Celui qui faisait office de figure tutlaire termine Ç bris en mille morceaux dans la boue. [É]. Le hros restait terrass par son rle. [É] mort sans un mot, dans un fracas dÕorchestre discordant sous le regard de centaines de tmoins muets, de voyeurs froids È
1
Sigmund FREUD, Totem und Tabu (1912-1913), G.W.IX, S.E. XIII, 1-161. Trad. Serge Janklvitch, Totem et tabou, Petite Bibliothque Payot, n¡77, 1973 2 Jol DOR, Le Pre et sa fonction en psychanalyse, Ramonville Saint-Agne, ditions Ers, coll. Point Hors Ligne, 1998, p.30.
235
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
(OM, 61). Le monument paternel et la nature mme du pre vacillent, fissurant dans cette perte dÕquilibre, le socle de la scne familiale. Mauperthuis en vient mme redouter lÕexpression de la rbellion de son petit-fils : Ç Ce fut lui qui prit peur ; il recula mme quand Fernand-le-Fort sÕavana, droit sur lui, flanqu dÕAdrien-le-Bleu et de Martin-lÕAvare. Mais tout en reculant il leur avait cri : " je les ferai abattre ces arbres ! [É]" Alors on fera pareil avec toi, avait ripost Fernand-le-fort en brandissant la hache quÕil portait toujours avec lui. È (JC, 139) Le coup cependant ne tombera pas, Simon ne sacrifie pas son grand-pre mais retournera ultrieurement lÕagression contre un animal domestique castr, en abattant sa hache sur le front de son bÏuf Rouz. Le temps de la vieillesse accomplit son Ïuvre. Alors que le corps du pre Valcourt penche vers le sol, il Ç se tenait en effet si courb que ses mains touchaient presque le sol lorsquÕil marchait È (LN, 82), Ambroise Mauperthuis, ce Padrone violent et coriace qui ne cessait de rsister au meurtre, se laisse charger par le poids de sa folie et des ans qui dissipent sa puissance. Il erre, le corps et lÕesprit dcrpis, au milieu des dcombres de sa vie, Ç Le temps de Mauperthuis plein de morgue et de colre tait rvolu È (JC, 33). Dans un renversement radical, lÕusurpateur est dchu de ses droits et biens permettant la famille Corvol de retrouver ses forts.
Le temps de lÕadolescence est galement celui de la rvaluation du pre rel. Au moment de son mancipation, Ruth pargne son pre en sa ralit mais le dvisage afin dÕentrer dans sa propre histoire. Elle peroit la longue et paisse barbe paternelle Ç comme une chevelure de femme retourne. [É] Une femme pendue la tte en bas, cheveux dfaits, pars, sur le buste de son pre. Ë quelle femme avait-il donc ainsi coup la tte, vol la chevelure ? A sa mre [É] È (LN, 252). Le renversement dÕun symbole de la puissance virile dtourn en chevelure de femme, symbole de sduction et dÕrotisme, transforme le visage en sexe fminin. Nous pensons alors au passage de Hors Champ lorsquÕAurlien, dans un clat de rire, fait le lien, en un raccourci os, entre les deux tableaux de Courbet LÕOrigine du monde et Le Dsespr : la nue de poils quadricorne pose sur le pubis de la femme semble faire cho la moustache et la barbiche du jeune Courbet tel quÕil est reprsent dans Le Dsespr ; fissure troite et verticale du sexe fminin, faille horizontale de la bouche du jeune homme. Lvres du dehors et lvres du dedans, lvres nues et lvres encloses, dissimules. (HC, 77)
Qui plus est, Ruth confronte son pre la transgression de lÕinterdit du Talmud qui insiste sur lÕimpossibilit de reprsenter le visage humain qui ne peut tre que
236
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
trahi par lÕimage. Enfin, suite son bannissement, elle dfigure le portrait paternel qui subit lÕoutrage de la rvolte : Elle avait peint sa face couleur de pltre et chancr ses yeux, sa bouche et ses narines ainsi que des craquelures de terre brle ou de mtal rouill Puis elle sÕtait coup les cheveux trs court sur la nuque et les avait colls sur la toile encore humide en travers du visage comme un grand coup de fouet. (LN, 253)
Le pre, raval en sa superbe, ne dcde plus ni Ç en hros ni en martyr È, celui de monsieur Rossignol meurt en pleine occupation, Ç en ivrogne È comme Ç une vieille outre de vin suri qui a clat sous les roues È dÕun tramway (Im, 159). Quant Ivo, autre Ç sacr ivrogne È, il coule Ç tout dÕune masse È dans lÕeau glace dÕun tang en voulant tordre le cou un cygne pour le mettre rtir dans sa pole È (ES, 89). Si Sylvie Germain se rjouit du dpassement dÕun pouvoir prtendument glorieux, elle nÕest cependant pas dupe et rappelle que : les monstres ne meurent jamais compltement, ils survivent dans la mmoire des peuples entre terreur et fascination. Ils font leur nid au fond de nos rves inavouables, y mugissent en sourdine. Qui nÕabrite pas un dragon fou dans les replis de son cerveau, prt jouer au phnix et prendre son vol dans un crpitement or et pourpre ? (CV, 112)
La littrature et lÕart constituent autant de ruse pour couler ce monstre Ç dans le bronze [É] ou bien dans lÕencre des mots [É] avant quÕil ne sÕbroue et ne dvaste
tout È (CV,
113). Le psychanalyste Michel Tort constate
ce
sujet, quÕau moment mme o Ç le Pre perd un un ses pouvoirs, jamais le pouvoir " psychique " des pres nÕa t aussi clbr et exalt, du moins en France. [É] sans doute li la place grandissante prise en France, surtout depuis les annes 1980, par une version du discours de la psychanalyse, celle du courant lacanien, version tout fait consonante avec la figuration si ancienne dÕune homlie paternelle. È1 En 1971 dans son tude sur lÕenfance, Marie-Jos Chombart de Lauwe rappelait dj, que Ç la dimension paternelle [est] souvent voque dans
divers
crits
[É]
comme
une
des
nouvelles
sources
de
lÕinadaptation de lÕenfant, et comme une consquence de lÕmancipation des femmes. La ncessit de cette autorit paternelle est nonce sous diffrentes formes, chacune des poques. È2 Aussi, si les statues des commandeurs sÕeffondrent, si la voix de lÕhomme Ç de bronze qui ne prend la parole que pour vocifrer dfis et cris de guerre È (C, 87), si cette Ç voix primitive qui ne dit rien, nÕarticule aucun mot È (C, 79) sÕenroue, le monde nÕen est pas pour autant
1
Michel TORT, Fin du dogme paternel, Paris, Aubier, coll. Psychanalyse, 2005, p.8. Marie-Jos CHOMBART-DE-LAUWE, Un monde autre : lÕenfance. De ses reprsentations son mythe, Paris, Payot, 1971, p.171.
2
237
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
sauv. Celui que dcouvre Lear Ç une fois dchu de son pouvoir royal È se rvle dans Ç toute sa crudit, sa rudesse et sa cruaut È (Ec, 97).
II-1.B Du pre mythique au pater familias
En un seul destin, Victor-Flandrin est le pre qui incarne le mieux le passage du pre primitif au patriarche, fondateur d'une ligne. Avec lui, nous assistons aux diffrentes tapes qui mnent lÕinstallation de Victor-Flandin sur les Terres Hautes, puis la lente dissolution dÕun monde et lÕanantissement dÕune descendance. Ce qui peut tre lu comme une tape historique qui marque le dclin du monde rural et lÕavnement de lÕre industrielle, la croissance et la dissmination dÕune famille, ainsi que la lente rosion dÕun village, est galement le passage de la sauvagerie archaque une sauvagerie historique. Mythique, la naissance de Victor-Flandrin se situe hors d'une temporalit reprable : Ç il ignorait la date exacte de sa naissance. Cela sÕtait pass quelque part dans le sillage de cette guerre o un uhlan avait frapp son pre au front dÕun coup de sabre. È (NA, 363). Issu dÕun accouplement hors norme, il Ç tait n dÕune blessure. DÕune blessure de guerre È (NA, 363), Victor-Flandin porte le destin de lÕenfant incestueux qui, tel un dieu, provient du chaos dont la caractristique est, selon Bertrand dÕAstorg, lÕindiffrenciation gnralise : Ç rien nÕest distinct, ni la terre de lÕeau, ni les toiles du soleil, ni la parole du cri È1. Engendr dans des conditions o les schmes habituels de la paternit, de la maternit et de la gnration
sont
bouleverss,
Victor-Flandrin
sÕinvite
une
naissance
extraordinaire. Alors que celle du pre, Thodore Faustin, dveloppait la thmatique de la naissance miraculeuse, celle du fils est marque par le fantastique de la puissance. Victor-Flandrin condense le destin des enfants issus dÕune procration qui connote la singularit de lÕindividu et augure des exploits venir que Vitalie prophtise devant le petit corps : Ç Cet enfant-l [É] est taill pour vivre au moins cent ans È (LN, 51). Auteur involontaire de la mort de sa mre sa naissance, il lui survit et surpasse cette preuve qui comporte un Ç norme risque de mort È2. Calderon de la Barca ne lÕcrit-il pas dans La vie est un songe alors que Sigismond voit le jour ? : Avant que le rende la lumire le spulcre du ventre maternel (natre et mourir ne sont-ce pas choses pareilles ?) Clorilne lÕavait vu, dans les fantaisies et les dlires du rve, 1 Bertrand DÕASTORG, Variations sur lÕinterdit majeur. Littrature et inceste en Occident, op. cit., p.50. 2 Marthe ROBERT, Roman des origines et origines du roman, Paris, Bernard Grasset, 1972 (Paris, Gallimard, coll. tel, 2002), p. 87.
238
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
monstre humain, fauve face humaine, dchirer les entrailles dont il tait le fruitÉ Ce fut la plus horrible clipse que le monde ait vue depuis le jour o le soleil pleure la mort du Christ en larmes de sangÉ Ainsi naquit Sigismond et il donna, en naissant, la mort sa mre. 1
Selon Marthe Robert, ce signe de prdestination peut suffire lÕenfant Ç pour devenir invulnrable et dfier la mort au point de sembler presque immortel È2, car, poursuit-elle, il Ç nÕy a pas de hros mythique, de conqurant lgendaire ou de prophte religieux, qui nÕait une naissance en quelque faon anormale, obscure ou miraculeuse, fabuleuse ou divine [É]È3. La particularit physique saugrenue de Victor-Flandrin rvle une nature hybride, moiti humaine, moiti animale : Ç il portait une masse impressionnante de cheveux dÕun brun roux magnifique, tout bouriffe È (LN, 52). Le motif de lÕenfant n velu, tudi par Frdrique Le Nan, nÕest pas indit et circule de la Bible la littrature plus tardive : Ç sa prsente sa naissance une toison rousse sur tout le corps4 [É] il porte en lui la marque du rprouv. Pantagruel connat cette apparente pilosit qui disqualifie lÕtre du monde des hommes et qui accompagne les " enfances gigantales " 5 du hros ponyme. È6. Pour Arlette Bouloumi, la pilosit est rvlatrice dÕune bestialit,
mais aussi
et
simultanment,
Ç de pouvoirs
surnaturels qui en seraient lÕenvers ou la compensation È7. Dot dÕune force insolite, Victor-Flandrin se fait natre lui-mme. En lÕabsence du pre, il opre la csure avec le corps de sa mre : Ç LÕenfant [É] tait si gros quÕil dchira au passage le corps de sa mre. CÕtait un garon ; ds sa naissance il brailla en perdre le souffle et sÕagita avec tant de vigueur quÕil brisa lui-mme le cordon ombilical È (LN, 52). La coupure de lÕombilic, qui reprsente pour Denis Vasse lÕun des trois moments Ç de la mise au monde È (avec celui de lÕcoute du cri et de la nomination) en tant quÕils Ç articulent lÕacte de la premire rencontre È8, est ralis par le seul enfant. En mettant mal le corps maternel, Victor-Flandrin sÕaffirme indivis et opre violemment la rupture Ç du lien et le maintien dÕun lieu
1
Pedro CALDERON DE LA BARCA, La vie est un songe, I, VI. (1631), La Vie est un songe, trad. Bernard Sese, Paris, Flammarion, coll. Garnier Flammarion, 1996. 2 Marthe ROBERT, Roman des origines et origines du roman, Paris, Bernard Grasset, 1972 (Paris, Gallimard, coll. tel, 2002), p. 87. 3 Ibid., p. 53. 4 Ç il tait roux tout entier comme un manteau de poil ; on lÕappela du nom dÕsa È (Gen. 25,25). 5 Franois RABELAIS, Pantagruel (1532-1564), d. par Verdun-Lon Saulnier, Genve, Droz, 1965, p.20. 6 Frdrique LE NAN, Ç Le Velu sauvage dans quelques textes franais du XIIe au XIVe sicleÈ, Particularits physiques et marginalits dans la Littrature, Arlette Bouloumi (dir.), Recherches sur lÕimaginaire, Cahier 31, Angers, Presses de lÕUniversit dÕAngers, 2005, p.40. 7 Arlette BOULOUMI, Ç Avant propos È, Particularits physiques et Marginalits dans la Littrature, op. cit., p.14. 8 Denis VASSE, LÕOmbilic et la voix. Deux enfants en analyse, Paris, Le Seuil, coll. Le champ freudien, 1974, p.17.
239
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
de contenance È1 en le dtruisant. Le parcours de Victor-Flandrin sÕeffectue selon le registre pique qui est le seul, selon Bruno Blanckeman, prendre en charge le Ç mystre des origines È et les Ç situations extrmes mlangeant rptition les pulsions de sauvagerie et inflexions dÕhumanit È2 qui jalonnent son cheminement. Selon le motif du roman familial de lÕenfant exil tudi par Marthe Robert, Victor-Flandrin rompt avec son pass en quittant ses terres natales la mort de sa grand-mre : Ç cÕest toujours en montrant que seul est prophte lÕhomme sans famille ni attaches, le fils de personne qui sÕengendre luimme dans ses Ïuvres, lÕexil qui ne connat pas de retour et est promis pour cela mme aux plus hautes destines È3. Se poursuit alors son itinraire initiatique
qui
le
conduit
au
sein
dÕune
fort
Ç transforme
en
immense congre È o, Ç prisonnier de ce labyrinthe È (LN, 72), il est amen se retrouver. Selon Bruno Bettelheim, Ç la fort pratiquement impntrable o nous
nous
perdons
symbolise
le
monde
obscur,
cach,
pratiquement
4
impntrable de notre inconscient. È . Riche en scnes dÕenchantement, elle est le lieu, prcise Anne Dufourmantelle, o se brouillent Ç les oppositions logiques, les catgories subjectives, un lieu o les perceptions se confondent. È5 Aussi, dans lÕaltration des rfrences stables, le vent Ç se modulait bien trangement, on aurait dit la voix dÕun homme en moi [Équi] avait des accents pareils au rire souffrant de son pre. È (LN, 72). Victor-Flandrin doit trouver au sein de cette hostilit une voie nouvelle afin dÕmerger, selon les termes de Bruno Bettelheim, Ç avec une humanit hautement panouie È6. Le principe archaque du monde des forts sÕamplifie avec lÕapparition du loup, symbole le plus loquent pour dsigner la faim sans limite, Ç prodigieuse È, qui se dpense pour dvorer sans discernement Ç les chiens et les chats [É] les enfants et les femmes dont les chairs plus tendres savaient plaire [sa] faim. È (LN, 67). Le monde sÕouvre sur une nature primitive o la terre cultiver est encore hante de btes sauvages. Ce Ç temps-l È, ptri de superstitions et de croyances populaires au lycantrope, se nourrit encore de lÕesprit des forts dvoratrices. Dans ce combat contre la sauvagerie, lÕadolescent Victor Flandrin montre sa capacit tirer parti de ses qualits physiques et psychiques pour faire face au monstre engloutisseur de la fort dans un rite initiatique dÕaffrontement. La rencontre avec le loup solitaire
1
Ren KAèS, Ç Introduction lÕanalyse transitionnelle È, Crise, rupture et dpassement (1989), KAèS Ren et al., Paris, Dunod, collection Inconscient et culture, 1993, p.23. 2 Bruno BLANCKEMAN, Ç Sylvie Germain : parcours dÕune Ïuvre È, Roman 20-50, n¡ 39, Ç Le Livre des Nuits, Nuit-dÕAmbre et clats de sel, de Sylvie Germain È, Marie-Hlne Boblet et Alain Schaffner (d.), Arras, juin 2005, p.8. 3 Marthe ROBERT, Roman des origines et origines du roman, op. cit., p. 89. 4 Bruno BETTELHEIM, Ç Le Thme des "Deux Frres" È, Psychanalyse des contes de fes, Paris, Robert Laffont, 1976, p.149. 5 Anne DUFOURMANTELLE, La Sauvagerie maternelle, Paris, Calmann-Lvy, 2001, p.26. 6 Bruno BETTELHEIM, Ç Le Thme des "Deux Frres" È, op. cit., p.149.
240
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
au cÏur de la fort figure le pouvoir de la sauvagerie de la nature et de lÕinconscient quÕil convient de dompter et de domestiquer, de la peur quÕil est ncessaire de vaincre pour conqurir le monde et russir ondoyer dans les interstices du rel affranchi de toute tutelle. La lente et fascinante ronde qui mle la bte lÕhomme et noue lÕidentification lÕanimal, Ç figure de lÕtranget absolue È1, peut se penser comme une rhtorique de lÕaltrit. La longue danse rituelle, faite dÕobservation et de mimtisme, cesse lorsque le loup pose sa patte dans lÕombre de Victor-Flandrin : Ç Aussitt lÕanimal sÕimmobilisa et, poussant une plainte aigu, il se tapit au sol, les oreilles plaques contre la tte [É] È (LN, 73). LÕhomme et le loup sÕendorment dans la chaleur de lÕautre, lÕun et lÕautre dompts dans ce singulier combat. Lorsque deux ans plus tard le loup vient sÕchouer au milieu de la cour pour y mourir, Victor-Flandrin Ç lcha ces larmes dÕun got aussi puissant quÕamer È (LN, 88), et, tel Hads, il jette Ç sur les paules la peau du loup qui lÕenveloppait jusquÕaux mollets. È (LN, 90). LÕarchaque dÕun tat sauvage est cependant toujours prt ressurgir chez ce personnage,
appel
dsormais
Ç
Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup È,
qui
doit
continuellement combattre et transformer la dimension de son origine pour la dpasser. Les chos de la sauvagerie font retour avec une violence parfois contenue dans un lan de compassion qui lui permet de suspendre son geste lorsquÕil dcle de la douceur et de la fragilit dans lÕÏil dÕun oiseau dont il tait prt Ç briser sa noisette de crne contre le montant de la fentre È (LN, 111). Parfois cependant, la violence dborde et sÕinscrit dans le passage lÕacte assum que Victor-Flandrin nÕhsiterait pas reproduire pour venger lÕabandon de sa fille Margot : Ç il songea que sÕil rencontrait celui qui avait fait de sa fille cette ingurissable Maumarie, il nÕhsiterait pas lui dcoller la tte comme il lÕavait fait au cheval Escaut. È (LN, 197). Homme au corps dcor et marqu, comme le sont les hommes de certaines tribus, Ç tranant partout son ombre trop blonde, et portant son cou, autour du collier des sept larmes de son pre, les traces des doigts de Mlanie comme un second collier incrust mme la chair È, homme Ç dou dÕune force rare, terrible mme È (LN, 115), il affronte sans faillir Ç un sanglier dÕune taille extraordinaire ; il devait mesurer plus dÕun mtre de haut et peser le poids dÕune norme roche. È (LN, 199). La frontire entre lÕhumanit et lÕanimalit est dÕautant plus facilement franchissable que la barbarie des actes guerriers ou les coups du sort perturbent lÕassise identitaire de Victor-Flandrin. La fracture dshumanisante de Sachsenhausen brise tout repre chez le personnage qui, par le passage lÕacte du viol, vit une complte
1
Arlette BOULOUMI, Ç Avant propos È, Particularits physiques et marginalits dans la Littrature, op. cit., p.29.
241
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
rgression dans une scne proche de lÕoriginaire. Ce qui avait t dompt dans la danse avec le loup, ressurgit avec lÕapparition dÕune femme inconnue quÕil rencontre Ç en sortant du bois des Amours--lÕvent È, appelant au basculement spatio-temporel : Le regard quÕil porta sur elle tait aussi incomplet et surpris sur celui que portent les animaux sur les humains. [É] Lui sÕavana droit sur elle, trs calmement, et elle se mit reculer petits pas trbuchants. Cette marche rebours dura longtemps, car ni lÕun ni lÕautre nÕacclrait le pas et la distance entre eux restait toujours la mme. (LN, 200)
Le regard est saisi et le dsir sÕabsente de lÕhumain, il se transmue en besoin assouvir, comme le fut celui de son pre envers sa propre fille. Un lan sauvage prend possession dÕun corps en usant pas tant de la force que de la sidration et de lÕeffroi : Ç Et lui se roula sur elle avec une sauvagerie obstine, lÕenserrant contre lui comme sÕil avait voulu entrer tout entier en elle, sÕy fondre, ou la briser. È (LN, 201). II-1.C LÕentre dans lÕhistoire
La mre/sÏur mourante sa naissance nÕa pas pu oprer la coupure avec lÕenfant imaginaire, ni porter son regard vers son fils/frre : Ç elle ne dirigea pas son regard vers lÕenfant. È (LN, 52). La dernire vision de la mre, tourne vers les toiles, sÕinscrit dans lÕÏil du fils comme lÕintriorisation des capacits de symbolisation de la mre. Victor-Flandrin conserve en son regard le noir bleut de la nuit toile de sa naissance : Ç une tache dÕor [É] irisait la moiti de son Ïil gauche. È (LN, 54). Ligne astrale qui va de la mre vers lÕenfant et dpose dans son regard la source lumineuse qui fit briller, en un ultime sursaut, les yeux de sa mre. Aux sources de notre culture, Abraham est associ lÕimage de la vote cleste : Ç [Dieu] le conduisit dehors et dit : Ç Lve les yeux au ciel et dnombre les toiles si tu peux les dnombrer. Telle sera ta postrit È (Gn 15,5-6). Ainsi en est-il de lÕannonce de la descendance de Victor-Flandrin qui se glisse dans ses iris sous formes dÕclats dors. Ne pouvant percevoir son reflet dans les miroirs, il doit, tout au long de sa vie, apprhender sa propre image comme un enfant, partir du lien quÕil noue avec les tres alentours. La Ç rflexion È ne renvoie plus lÕobjet interne promu au rang dÕidal, dfaut de pouvoir lÕidentifier au regard maternel en raison de son absence. Victor-Flandrin ne peut faire autrement que donner son reflet le nom que les autres lui attribuent. Il doit, pour se Ç voir È, se penser, se Ç rflchir È et Ç sÕidentifier au
242
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
regard de lÕautre. È1. Il franchit lÕpreuve de la ralit externe qui passe de la reconnaissance prive la reconnaissance publique. Nagure, crit Jacques Bril : nombreux taient les hommes des cultures traditionnelles qui ne se regardaient dans un miroir quÕavec terreur. La divination ou lÕvocation des esprits par lÕintermdiaire de surfaces rflchissantes sont bien connues dans lÕOrient antique, dans le monde mditerranen, dans le monde arabe, et se pratiqurent en Occident pendant tout le Moyen Age. 2
Tel lÕhomme archaque qui considrait que lÕimage que forme son corps sur Ç une surface rflchissante tait en quelque sorte lÕme elle-mme momentanment " projete " en dehors du corps, ou du moins un double perceptible de lÕme È3, Victor-Flandrin ne cessera de problmatiser cette notion du double, par son regard, son ombre blonde et sa filiation. Comme les patriarches de lÕAncien Testament, il est un chef de famille la fcondit et la longvit extraordinaires. Ds quÕil commence sÕenraciner Terre-Noire, il gnre une filiation de jumeaux qui forment la force vive de son vaste domaine. Chaque nouvelle pouse, la suite de Mlanie Delcourt, accouche Ç par deux fois È (LN, 91). Victor-Flandrin traite de faon singulire la thmatique du double que son pre avait inaugure de faon traumatique en voyant son tre tranch de bout en bout. Bndicte Lanot voit dans ces naissances gmellaires la volont dÕÇ empcher la maldiction qui pse sur lÕUnique È tout en soulevant quÕ la Ç compltude des corps gmellaires rpond lÕhorizon de lÕunit rompue È4. Si nous nous rfrons aux crits de Ren Zazzo sur la gmellit, une naissance gmellaire Ç constitue une perturbation la fois dans lÕordre social et dans lÕordre symbolique È qui peut tre envisage de faons opposes, Ç ou bien le signe de reproduction surabondante est "pris la lettre" et les jumeaux sont symbole de multiplication et de vie ; ou bien cet excs exprime son inverse et devient une menace contre la fcondit, une annonce de mort et de strilit. È 5 Victor-Flandrin vivra au travers de sa filiation cette double lecture symbolique de lÕexcs.
Victor-Flandrin apparat comme le hros capable de dominer lÕenvironnement et de faonner le paysage selon les besoins de sa famille. Il laboure, tend ses terres par la force de son travail, sa tnacit et son inventivit : Ç lorsque ses fils
1
Cloptre ATHANASSIOU-POPESCO, Reprsentation et miroir : essai psychanalytique sur la naissance de la reprsentation et son rapport avec lÕimage observe dans le miroir, Paris, Ed. Popesco, 2006, p.57. 2 Jacques BRIL, La Mre obscure, Bordeaux-Le-Bouscat, LÕEsprit du Temps, coll. Perspectives psychanalytiques, 1998, p.98. 3 Ibid. 4 Bndicte LANOT, Ç Le Complexe dÕIsaac È, op. cit., p.38. 5 Ren ZAZZO, Ç Jumeaux È, Encyclopaedia Universalis, version lectronique.
243
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
furent en ge dÕaller lÕcole, Victor-Flandrin dcida de tracer lui-mme un chemin traversier qui coupait travers ses champs [É] Ainsi ses enfants nÕauraient plus que trois kilomtres parcourir chaque matin et chaque soir. È (LN, 100). Marqu par ses nombreux veuvages, il cumule les pouses qui trouvent leur place sur ses terres et poursuivent, successivement, la filiation gmellaire, issue dÕune sexualit qui ne faiblit pas avec lÕge. En revanche, les compagnes de Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup sÕamenuisent au fil des temps, la force et la vitalit de Mlanie succdent des femmes dont la Ç disgrce et la dtresse [É] touch[ent] Victor-Flandrin È (LN, 133). Le dsir se loge dans lÕincongru ou lÕallochtone. Blanche, ceinte de sa terreur du monde, ou ElminthePrsentation-du-Seigneur-Marie, Ç absolument prive de toute pilosit È (LN, 214), sont lues en raison mme de leur singularit : Ç Il la trouvait tout simplement trange, - mais la veine bleue qui serpentait sa tempe lui parut remarquable. È (LN, 215). Rappelons que, comme le signale Tobie Nathan1, dans le cadre de la prohibition de lÕinceste, le trop proche est assimil au trop lointain. LÕunion avec Ç lÕtrangre È, celle qui ne fait pas partie de la communaut, est aussi souvent prohibe que le mariage avec sa propre sÏur, tant les rgles de la prohibition culturelle de lÕinceste organisent doublement lÕidentit du groupe en dfinissant, dans un mme mouvement et pour tout individu, une structure dichotomique du groupe pouvant se rsumer dans les cultures par le terme Ç dÕhumain È ou de Ç barbare È. Ainsi, le choix de lÕobjet amoureux oscille toujours entre deux ples galement excessifs, entre une extrme exogamie et une endogamie incestueuse. Seule Ruth, correspond la sortie du monde sauvage de Terre Noire. LÕaime est lÕtrangre dont la langue maternelle pousse lÕextriorit, Ç Ruth en tait le point dÕappui et dÕquilibre, ou plus exactement le point focal o convergeaient toutes choses, tous lieux et tous visages pour prendre pause dans la douceur du monde. È (LN, 263). Ce que Nuit-dÕOrGueule-de-Loup connait avec Ruth est une sexualit humanisante, dans le sens tymologique de Ç sectus È, qui assure la coupure et rappelle la limite entre le sacr et le profane dans une rencontre qui en appelle au langage.
Victor-Flandrin est porteur dÕun nom qui se donne en hritage, se rappelle ou sÕaffirme lorsque lÕmoi amoureux de son petit-fils Benot-Quentin le fait vaciller dans lÕoubli : Ç " CÕest votre tour maintenant, prsentez-vous. Ð JeÉ je ne sais plusÉ ", avoua Benot-Quentin compltement drout [É] " Il sÕappelle BenotQuentin. Benot-Quentin Pniel ", annona dÕune voix calme Nuit-dÕOr-Gueule-
1 Tobie NATHAN, Ç Il y a quelque chose de pourri au royaume dÕÎdipe ! È, Les Enfants victimes dÕabus sexuels, Paris, PUF, 1992, p. 19-36.
244
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
de-Loup [É] LÕarrive de son grand-pre libra soudain Benot-Quentin de sa frayeur et de sa honte [É] Voil, lui aussi il avait un nom, et une famille. È (LN, 243). Dans un monde qui se fragmente, les traits de la personnalit de NuitdÕOr-Gueule-de-Loup fonctionnent comme des valeurs sres. En dfiant le temps et les ravages de lÕge, il reste immuable : Ç Le temps avait moins que jamais prise sur lui et cÕtait pas de gant quÕil traversait les jours È (LN, 262), il Ç allait vaille que vaille, marchant bien droit et toujours travaillant dur. Il durait, dans les marges du temps È (NA, 72). Indestructible, il est Ç celui que la mort avait rejet. Et la vieillesse semblait ne pas vouloir de lui davantage È (NA, 53), il conserve avec sa chevelure sa vitalit et sa puissance : Ç Le temps perdurait en lui dÕune faon trange ; le temps sÕacharnait contre son cÏur et sa mmoire, mais semblait pargner son corps. Il se tenait toujours aussi solidement plant sur la terre, et pas un seul cheveu blanc nÕavait pouss sur sa tignasse brune. È (NA, 351). Alors que tout autour de lui se transforme, se dtruit et volue, il reprsente un point dÕancrage qui sÕincruste dans les lieux de Ferme-Haute malgr les amnagements successifs. Sdentaire, il est la mmoire du lieu : Ç lÕombre du patriarche persistait malgr tout ; une grande ombre jete comme un tain de nuit dÕor contre les murs, les volets, les portes et les meubles. Bien quÕarrache son pass la Ferme-Haute gardait mmoire. È (NA, 55). Nuit-dÕOrGueule-de-Loup meurt cent ans, conformment la prophtie de sa grandmre. Patriarche, chne aux branches rompues, il reste pourtant le tronc sur lequel viennent se greffer tous les noms que sa mmoire souffrante ne voulait plus voquer au moment de sa mort. Les ramifications prennent place et font cho lÕarbre gnalogique qui est reproduit au dbut du roman Nuit-dÕAmbre. Lorsque la guerre inscrit une priode historique qui conduit la dissolution progressive de la famille, Terre-Noire reprsente encore un des repres fondamentaux pour les membres de la famille. En dehors de cette matrice protectrice la vie semble difficile ou inconcevable, et aller dans le monde signifie prendre part aux hostilits. Laurent Demanze1, dans sa thse, indique bien que le groupe, la tribu pourrait-on dire au sujet des Pniel, est marqu des dparts qui miettent son identit groupale, passant dÕun rcit fondateur un rcit de soi.
LÕvolution se joue sur le versant de la catastrophe et du renversement.
LÕentre dans lÕhistoire ne se fait pas par lÕcriture, mais par une parole inarticule : le cri se fait sillon sur le visage, tranche dans le sol, faille dans la psych des survivants de la Shoah. Avec Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup, Sylvie Germain problmatise le passage entre les registres du merveilleux et du 1
Laurent DEMANZE, Gnalogie et filiation : une archologie mlancolique de soi. Pierre Bergounioux, Grard Mac, Pierre Michon, Pascal Quignard, Thse de Doctorat, sous la direction de Dominique Viart, Universit Lille III, 2004, [dactyl.].
245
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
ralisme, du temps mythique et historique, et sÕinscrit dans le questionnement de la littrature franaise du XXe et XXIe qui traite la question de la transmission et de ses troubles, travers des rcits qui voquent la mort ou le deuil du pre. Une autre rhtorique et une nouvelle symbolique du corps paternel se font jour, qui traduisent les effets de la guerre ou voquent un monde jamais disparu : Ç celui dÕun commerce qui nÕest plus " quÕune survivance qui disparatrait avec lui " chez Annie Ernaux1, dÕun monde rural balay par la Grande Guerre chez Bergounioux, Michon, Rouaud et Claude Simon avant eux2, puis par les coups de boutoir des socits industrielles et urbaines. È. Sylvie Ducas, poursuit que ces rcits : nÕorganisent donc jamais le pass du pre pour en faire un modle ni pour en tirer une leon ou une thique, ils visent juste restituer ce qui nÕest plus, pour mieux pointer du doigt ce qui a disparu en termes de repres, de valeurs, de rfrences, de croyances collectives, les pres ayant cess dÕtre les garants dÕune idologie pour nÕtre plus que les victimes de la faillite historique des penses du progrs.3
II- 2 LÕtre de la dissolution II-2.A Des corps fragments La
gnalogie
des
Pniel
commence
par
une
prsence
paternelle
vanescente et silencieuse qui disparat selon le mme principe empreint de discrtion. Laurent Demanze crit ce sujet : Le premier homme est un tre si dpourvu de densit quÕau moment de mourir, ce moment qui souvent chez Sylvie Germain rvle le secret profond des tres et dit, par la transformation qui les bouleverse, leur essence drobe, le voil qui devient transparence vitrifie. Or aussitt aprs, il se change en plomb et devient matire opaque et dense. Manire de dire que cette inconsistance premire vaut comme insistance, et que cette vanescence se fait fardeau.4
Pourtant cette disparition, sans bruit ni heurt, si pesante soit-elle, se situe dans un temps qui nÕest pas encore affect par le dluge de la guerre. La mort saisit un homme la barre de son nouveau chaland Ç Ë la Grce de Dieu È (LN, 23), laissant dans sa transparence soudaine advenir le fils, facilitant la passation : Ç partir de ce jour Thodore-Faustin reprit la place du pre la barre de la pniche È (LN, 26), Ç corps second du pre È (LN, 27). Le corps paternel se tient 1
Annie ERNAUX, La Place, Paris, Gallimard, 1984, p.90. Pierre BERGOUNIOUX, La Maison rose, Paris, Gallimard, 1987 ; LÕOrphelin, Paris, Gallimard, 1992 ; La Toussaint, Paris, Gallimard, 1994, Pierre Michon, Vies minuscules, Paris, Gallimard, 1984 ; Jean Rouaud, Les Champs dÕhonneur, Paris, Minuit, 1990 ; Des Hommes illustres, Paris, Minuit, 1993 ; Pour vos cadeaux, Paris, Minuit, 1998 ; Sur la Scne comme au ciel, Paris, Minuit, 1999 ; Claude Simon, LÕAcacia, Paris, Minuit, 1989. 3 Sylvie DUCAS, Ç Pre ou fils de ses Ïuvres È, Relations familiales dans les littratures franaise et francophone des XXe et XXIe sicles. La Figure du pre, op. cit., p. 182. 4 Laurent DEMANZE, Ç Le Diptyque effeuill È, Roman 20-50, n¡39, op. cit., p.64. 2
246
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
droit dans la mort, il Ç se dressait comme lÕaccoutume, attentif la barre È (LN, 24), en troite rsonance avec le monde animal sensible la destine humaine. Ç Il y eut bien pourtant ce mouvement trange des trois btes qui ensemble, sÕarrtrent un instant et tournrent la tte vers leur matre È (LN, 24) semblant renforcer la ressemblance du regard du dfunt avec celui de ses chevaux. Sur le lit de mort cependant, son visage se donne voir Ç en fragments È, rsultat Ç dÕun jeu mouvant de papiers dcoups et recolls [É] È (LN, 26), annonciateur de la dispersion des fils et de lÕeffeuillement du livre venir. En mlant lÕHistoire abstraite lÕHistoire relle, concrte et vcue, Le Livre des Nuits et Nuit-dÕAmbre dploient, en une imposante fresque, la succession des conflits guerriers qui se perptuent et qui, gnration aprs gnration, fauchent les hommes et ensanglantent les familles. Ç La Grande Histoire avec sa grande hache È1 fait son travail de sape en rgle pour disloquer le corps des pres qui se mlent la boue des champs labours de tranches, ou qui, enchevtrs dÕautres corps indiffrencis, deviennent cendres et fume. Ces pres ne cessent alors de hanter la pense des survivants qui sÕaccrochent une mmoire troue et une image morcele. Ils deviennent errants, sans quÕaucune parole ne souligne leur mort, sans quÕaucun deuil ne puisse sÕlaborer partir de cet insaisissable. Pierre Fdida rappelle, en voquant les textes de Sigmund Freud sur la mort et la Grande Guerre de 1914-1918, que ds lors que : les morts sont innombrables, quÕils ne peuvent plus tre compts et reconnus individuellement, il se produit dans lÕhumanit quelque chose dÕaussi considrable quÕune transformation du langage : non seulement on ne peut plus nommer la mort, mais encore on ne peut non plus avoir accs au deuil, tel que le deuil tait port par les rituels de la civilisation.2
La guerre, communment appele la Grande Guerre, a t Ç la premire dans lÕatrocit de la blessure faciale, aggrave par lÕusage dÕarmes modernes - obus, grenades, balles explosives -, la proximit des camps ennemis dans cette guerre de tranches et son enlisement dans quatre annes de conflit È3. Les crivains de la Premire Guerre mondiale, sidrs par la quantit de cadavres sur les champs de bataille : focalisent leur tmoignage sur les monceaux de corps qui saturent la paysage : Le Feu de Barbusse dbute par la vision dÕapocalypse, celle de masses informes de
1
Georges PEREC, W ou le souvenir dÕenfance, Paris, Denol, 1975, p.79. Pierre FDIDA, Ç LÕOubli, lÕeffacement des traces, lÕradication subjective, la disparition È (2001), Humain/dshumain. Pierre Fdida, la parole de lÕÏuvre, Pierre Fdida et al., Paris, PUF, coll. Petite bibliothque de psychanalyse, 2007, p.17. 3 Sylvie DUCAS-SPAES, Ç Lazare dfigur : les reprsentations littraires des " gueules casse " de 14-18 È, Particularits physiques et marginalits dans la Littrature, op. cit., p.165-166. 2
247
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
soldats noys dans la boue ; Les Croix de bois de Dorgels ne cesse dÕassimiler le champ de bataille un gigantesque cimetire balis de croix et de tombes ; Delteil comptabilise cliniquement les tus de Verdun ; Giono, dans Le Grand Troupeau, se rappelle avec obsession dÕune terre dgorgeant de morts.1
Sylvie Germain suggre la rapidit de lÕobus qui tombe et, soudainement, pulvrise les corps, dornavant masses informes livrs la disparition. Le corps du pre soldat subit alors le mme sort que celui dÕOrphe, Ç lapid puis dpec et dmembr par les mnades ivres de haine et de passion. Du corps supplici il ne demeurera rien. [É] ses lambeaux [parpills] travers champs. È (C, 38). La guerre dtruit la cration divine, dgrade et anantit le principe originel. La boue, symbole de la matire primordiale et fconde dÕo lÕhomme, selon le principe biblique, fut tir, devient matire o lÕhomme se dissout nouveau. Elle nÕest plus de terre et dÕeau, mais dÕhumeur sanguine qui dtriore ses composants, Ç La boue des tranches ne rougissait que du sang des hommes È (TM, 69), et accueille pareillement allis et ennemis, confondus dans leur dispersion. Les pres et leurs fils se succdent dans ce grand marasme, laissant planer la certitude de la conspiration. Ainsi la guerre, en fidle compagne, marque la vie dÕAlose. Enfant Ç dÕune permission È, elle nat orpheline Ç [É] quand elle naquit son pre tait dj mort, englouti dans une des innombrables tranches de la Grande Guerre È (EM, 209) puis, elle se retrouve veuve dÕun mort qui Ç nÕavait jamais reu de spulture, il avait t port disparu. È (EM, 84), Ç La mort du lieutenant Morrogues ne faisait aucun doute, et pourtant son cadavre nÕexistait pas. È (EM, 85). De mme le mari de Dborah, Boleslaw Rozmaryn, meurt quelques Ç jours avant lÕarmistice [É] dchiquet par un obus et son corps englouti dans la boue. Dans la vie de Dborah tait entr un nouveau mort sans corps ni spulture È (TM, 69). Tant de fils et de filles ne peuvent pas, lÕinstar du personnage de Claude Simon dans LÕAcacia, Ç sÕappuyer sur un contact direct avec le pre pour construire son tombeau ou sa figure : il[s] ne dispose[nt] que de traces, de signes, et mme la dpouille paternelle nÕest pas localisable. È2. Leur dislocation ne peut tre rapproche de celle des tres illustres dont Sylvie Germain voque le destin, et qui tels Mose, Elie ou le Christ disparaissent Ç sans laisser de traces, hormis celles de leurs paroles et de leurs actes È (CM, 156). LÕabsence de spulture du pre demande Dborah de se saisir de restes drisoires, fragiles reliques, qui favorisent lÕvocation de la mmoire du disparu auprs de ses filles. En rfrence Michel de Certeau qui conoit Ç la narrativit qui enterre les morts comme moyen de 1
Ibid. Bernard HEIZMANN, Ç Tels fils, tel pre : fabrique du pre dans trois romans contemporainsÈ, Le Roman au tournant du XXIe sicle, Bruno Blanckeman, Aline Mura-Brunel et Marc Dambre (dir.), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p.236. 2
248
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
fixer une place aux vivants È1, il est possible de dire, avec Janine Altounian, que lÕabsence de localisation physique du disparu signifie galement une absence Ç de dlimitation entre les morts et les vivants È2. Ainsi, lÕignorance de Ç lÕendroit prcis de son enfouissement È (EM, 84) transforme le corps du fils en lieu de lÕensevelissement du pre. Ferdinand est alors envoy en sacrifice pour faire exister la mmoire dÕun homme lev au statut de hros, inatteignable parce que lev au rang du Christ, inattaquable parce que mort, vaillant hros ternellement jeune et beau. Or, lÕpoux Ç explos et disparu sans laisser de traces [É] sorte de monstre, tout simplement È ne semble pouvoir engendrer quÕun Ç ogre blond comme la vermine sort en grouillant du ventre des btes pourrissantes et puantes È (EM, 140). La boue, qui, au moment de lÕadolescence charge lÕhritier de lÕtat de dcomposition des champs de bataille, lÕemplit de pulsions sexuelles destructrices : Cette boue incandescente qui se soulevait par -coups dans ses entrailles, dans ses reins et son cÏur. tait-ce celle o son pre sÕtait dcompos, ou bien celle de sa propre enfance soudain noye, souille et englue de larmes ? (EM, 85)
Matire qui, en sa puissance, attire le fils qui, la fleur de lÕge, nÕaura dÕautre destin que de Ç tomb[er] dÕune masse sur la terre grasse È (EM, 86). La guerre efface le patronyme et renforce la dconstruction de lÕimage du pre, fragmente et hypothtique. Sylvie Germain insiste sur cette perte qui affecte tous ceux qui ont vcu, souffert et hrit de la guerre. LÕabsence de nom ne concerne pas seulement les assassins, qui ne peuvent plus en porter Ç comme si la cruaut, le crime [É] perdaient tous les noms È (NA, 162), elle prfigure galement lÕanonymat de la disparition parmi des milliers dÕautres soldats, Ç LÕHistoire nÕa que faire du nom des enfants morts, sanglots par les soldats dchus. È (NA, 164). Ainsi les noms des personnages peuvent-ils nÕapparatre que tardivement dans le rcit : Ç On avait grav son nom sur le monument aux morts de la commune, entre Roncel mile et Ruchier Albert. Son nom aux inflexions mlodieuses, Boleslaw Rozmaryn. È (TM, 70). Avec le nazisme survient
ce
que
Pierre
Legendre
prsente
comme
Ç lÕavnement
dÕune
conception bouchre de la filiation È qui, dans son programme scientifique dÕextermination des Juifs, constituait dans son principe Ç la droute du systme rfrentiel europen tout entier È plaant Ç lÕide mme de la filiation È3 du ct du corps. Ë Dachau, o se retrouve Thade, Ç [É] le nom des hommes se 1
Michel DE CERTEAU, LÕcriture de lÕhistoire, Paris, Gallimard, 1975, p.118. Janine ALTOUNIAN, Ç pouvante et oubli : la littrature comme sauvetage de la figure du pre È, LÕOubli du pre, Jacques Andr et Catherine Chabert (dir.), Paris, PUF, coll. Petite bibliothque de psychanalyse, 2004, p.37. 3 Pierre LEGENDRE, Le Crime du caporal Lortie. Trait sur le Pre, Paris, Fayard, 1989, p.19. 2
249
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
retournait et sÕeffondrait en numro [É] Un homme, parmi des milliers dÕautres, parmi des millions dÕautres, venait de disparatre, [É] un chiffre dÕtre ray de la longue liste de numro. È (NA, 103, 104, 105). Si lÕon se rfre aux vers de Goethe, cits en adage par Freud comme modalits de transmission psychique : Ç Ce que tu as hrit de ton pre, acquiers-le pour le possder È1, les enfants ont avant tout, dans le cas prcis des gnocides, trouver Ç tous les moyens dÕexpression susceptibles de le dnoncer en de et au-del de son clatement, afin dÕen inscrire et transmettre les traces dans une continuit symboliquement reconstitue È2. Jeanine Altounian qui travaille sur les consquences du gnocide armnien et sÕinterroge sur la faon dont va pouvoir sÕorganiser chez les descendants ce rapport au pre qui a t Ç victime dÕun dfi toute loi, dsavou par le silence du reste du monde È, crit : Ce matriau brut, sdimentation du trauma parental dans le psychisme de lÕenfant doit en effet tre utilis, mis en activit, exploit par lui tel un gisement explosible dsamorcer. Il doit se transformer en matire reprsentation, nomination, pour que soit enfin leve lÕhypothque de son pesant fardeau. 3
La dsaffiliation se poursuit lors de la guerre dÕAlgrie. Ë Marseille, avant lÕembarquement pour Alger, les noms des Ç appels È - nous pouvons dÕailleurs nous demander si le terme de Ç cris È ne conviendrait pas mieux ? deviennent : des noms dbits comme coups de hache qui disloquant pour mieux la reformer. Ë chaque cri un un instant de la masse puis redisparaissait dans le Des noms par dizaines, par centaines, hurls de immense abcdaire. (NA, 140)
cognaient dans la meute, la homme se levait, se dtachait tas dj constitu par lÕappel. A Z. La cour nÕtait quÕun
Les noms ainsi dcomposs se consument en syllabes non rfres un sujet dans et par la parole. Crve-CÏur devient tranger lui-mme. Il doit dlaisser le nom attribu par Ç ceux qui taient devenus ses proches È, Ç ici un tel nom tait inavouable, imprononable È, et se voit contraint dÕendosser, en mme temps que lÕuniforme, celui de Yeuses Adrien. Ç Mais ce nom lui tait tranger, il lui serrait la gorge autant que ses lourds croquenots de soldat qui lui blessaient les orteils. È (NA, 140). Soldat, il perd son nom adoptif, ou plutt, celui-ci nÕa plus dÕimportance Ç car il ne lÕancre plus dans une ligne È4. Comment parler en son nom sÕil sÕagit de parler au nom dÕun pre dont lÕinexistence ne promeut aucune rfrence mais fait effraction dans les reprsentations de lÕintress ? 1
Johann Wolfgang Von GOETHE (1773-1831), vers 682-4, Faust et Le second Faust, traduction Grard de Nerval, Paris, Garnier Frres, 1969, p.43. 2 Janine ALTOUNIAN, La Survivance. Traduire le trauma collectif, Paris, Dunod, 2000, p.137. 3 Ibid., p.137. 4 Denis VASSE, Inceste et jalousie, Paris, Le Seuil, 1995, p.89.
250
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Adrien Yeuses devient un porte-nom quÕil ne peut assumer dans une position subjective. Cette impossibilit parler au monde partir de lui-mme dstabilise son lieu dÕnonciation et violente lÕespace du discours de celui qui ne se pensait pas lÕenfant de cette filiation-l. Ce dplacement de lÕtre constitue une entre facilitant lÕacte de torture quÕil infligera lÕenfant Belad. Les incommensurables dgts humains causs par les deux grands conflits mondiaux du XXe sicle ont entran un bouleversement du fil de la transmission que Sverine Bourdieu dcrit de la faon suivante : Les deux guerres qui ont ensanglant le sicle ont donc profondment modifi les liens de paternit et ont entran une inversion des rles : les enfants de la troisime gnration, qui nÕont connu directement aucune tragdie majeure, ont d prendre en charge les orphelins qui les avaient engendrs.1
Patrick Modiano dans Les Boulevards de
ceinture fait ce mme constat
concernant le renversement des valeurs : Nagure, on observait le phnomne inverse : les fils tuaient leur pre pour se prouver quÕils avaient des muscles. Mais maintenant, contre qui porter nos coups ? Nous voil condamns, orphelins que nous sommes poursuivre un fantme en reconnaissance de paternit. Impossible de lÕatteindre. Il se drobe toujours.2
Faut-il croire Colette qui, dans Les Heures longues3, dcle chez les soldats du front une Ç crise dÕorphelinisme È qui leur fait rechercher dans le mariage une mre plus quÕune amante ? Charlam, dans une vocation trs brve de son enfance, signale lÕomniprsence des guerres : Ç il en a sa claque des carnages, la Premire Guerre mondiale a jet sa grande ombre sur son adolescence, la seconde, vingt ans plus tard, a ranim cette ombre, encore plus lourde et suffocante, puis se sont rpandues les guerres de dcolonisation. È (In, 206). Le ressenti de saturation, face aux tueries et massacres divers, marque lÕhomme dÕun relativisme qui brouille les cartes des responsabilits et vince toute esprance en lÕhumanit : [É] il est que le souffre-douleur dÕun jour se mue en tortionnaire ds que lÕoccasion sÕen prsente [É] il sait que lÕhumanit nÕest ni bonne ni intelligente, quÕelle se compose dÕun ramassis dÕtres indcis, versatiles et gostes. (In, 207)
En analysant lÕAcacia de Claude Simon et lÕÏuvre de Pierre Bergounioux, Dominique Viart crit que les pres, Ç nÕapparaissent plus comme garants dÕun
1
Sverine BOURDIEU, Ç Un air de famille : lÕhistoire familiale lÕpreuve de la mmoire et des photographiesÈ, Relations familiales dans les littratures franaise et francophone des XXe et XXIe sicles. La Figure du pre, op. cit., p.299. 2 Patrick MODIANO, Les Boulevards de ceinture, Paris, Gallimard, 1972, p.151. 3 COLETTE, Ç La chambre claire È, Les Heures longues, Paris, 1917.
251
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
systme de pense, mais comme les victimes dÕune Histoire qui sÕest joue dÕeux [É]. Les figures parentales sont destitues de leur valeur paradigmatique. Ce sont des identits mal panouies, incertaines, inacheves. È1 II-2.B Les principes de lÕvanouissement Hors temps de guerre, le pre peut,
comme Martin, Ç trpasser loin de
tout et de tous, disparatre aussi bien de la surface de la terre que de son ventre dÕhumus. Oui, quitter la terre radicalement, sans fleurs ni couronnes, sans tombe et sans urne, sans la moindre trace. È (CM, 254). Le filleul dÕAdrienne
exprime
cette dernire volont Laudes comme pour poursuivre sa disparition en tant que pre, cause par ce quÕil nomme Ç la perte de ses fils È. Il labore son projet comptant sur lÕaide des oiseaux, gardiens des morts sans spulture : quand ceux-l mÕauront dpec, dvor jusquÕau dernier lambeau de chair, il se trouvera bien un gypate pour disloquer mon squelette et emporter mes os dans son repaire, les fracasser contre les rochers et enfin les manger. Alors, de moi, tout sera consomm. (CM, 256)
Conformment son souhait, Laudes conduira son ami prs dÕun sommet, rappelant le film La ballade de Narayama2 du cinaste japonais Shohei Imamura, dans lequel une vieille dame, Orin-Yan, se prpare au dpart pour se rendre au sommet de la montagne susnomme o elle pourra mourir pour ne pas tre la charge de la
communaut. Aucune Antigone,
Ç fillette qui pousse des
lamentations aigus, comme fait un oiseau affol È, pour le rappeler aux vivants, Ç Martin a t port disparu. " Port disparu " : lÕexpression lui convenait bien. Ni son ancienne femme ni son fils ne se sont proccups de le faire rechercher È (CM, 257).
Dans leur vanescence, les pres demandent une laboration partir de leur absence totale. Aurlien, personnage de Hors Champ vou lÕeffacement, est conu par un gniteur lÕapparition sauvage et silencieuse, Ç Entre chien et loup È (HC, 15). Du fait de son absence, le rcit maternel conserve lÕexaltation de lÕtreinte amoureuse : Ç Ils seraient rests longtemps ainsi, immobiles et silencieux, sÕenivrant de la semi-obscurit o leurs corps peu peu se fondaient lÕun en lÕautre [É] (HC, 15) et elle cre un Ç dispositif textuel qui tourne autour dÕun objet inatteignable È3 puisque disparu, mais hiss la hauteur du mythe. Le 1
Dominique VIART, Ç Filiations littraires È, La Revue des lettres modernes, Ç critures contemporaines 2, tat du roman contemporain È, Paris-Caen, Minard- Lettres modernes, 1999, p.121. 2 Narayama bushiko, 1983. Palme dÕor au festival de Cannes 1983. 3 Bernard HEIZMANN, Ç Tels fils, tel pre : fabrique du pre dans trois romans contemporains È, Le Roman au tournant du XXIe sicle, op. cit., p.237.
252
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
pre ne peut cependant prendre corps dans la conscience filiale. ætre incertain, compos partir de matriaux mnsiques sensoriels, dÕun temps rtrci et intense, il est un condens de fantasmes et dÕeffluves. Plus quÕune stature et plus quÕune voix, le souvenir du pre rside dans lÕinsaisissable sensualit du volatil, odore del padre, savamment aliment par le souvenir amoureux de la mre qui se joue des mtaphores vgtales, en vacuant toute prsence humaine corporelle pour traduire la gamme aromatique de son amant. Ç Il manait de cet homme une odeur la fois amre et mielle, riche dÕun arriregot de poivre, dÕherbe humide, de granium et de fume de feu de tourbe. È (HC, 16). Demeur anonyme, Ç Comment aurait-elle pu savoir quel tait son nom, puisque ni lui ni elle nÕavaient profr un seul mot pendant leur long embrassement È (HC, 16), le bel inconnu se ddouble selon le principe de la reproduction qui attribue au fils le soin de faire perdurer la prsence de lÕabsent : Ç elle lÕavait retrouv, en miniature et quelque peu diffrenci, dans le fils quÕelle avait mis au monde neuf mois plus tard È (HC, 16). LÕ Ç homme odeur È (HC, 139) est figur dans un cadre par une image florale reprsentant une anmone, symbole de lÕphmre. Cette fleur, rappellent Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Ç est dite natre du vent et tre emporte par lui. Elle voque un amour soumis aux fluctuations des passions et aux caprices du vent. [É] elle montre aussi la richesse et la prodigalit de la vie en mme temps que sa prcarit È1. La puissance venteuse de lÕtymologie grecque marque le destin du fils dont la mtamorphose rapide accentue la caractristique paternelle dans les diffrents espaces de la sensorialit. Aurlien perd son odeur, sa Ç peau ne tient pas du tout les parfums... È (HC, 65), son corps Ç sÕestompe aux sens des autres È (HC, 173), sa voix devient Ç inaudible tout autre que lui È (HC 157), alors que sa Ç sensibilit olfactive È (HC, 150) sÕaccroit jusquÕau dsagrment. Ainsi, celui dont la conception fut marque par le souffle, Ç Est-ce [É] avec un courant dÕair, quÕ [elle] a conu son fils ? È (HC, 15), sera chass de lÕexistence comme un simple insecte, par Ç un violent courant dÕair È dont le souffle expulse Aurlien Ç hors du salon en mme temps que la mouche. Il part se perdre dans le vent, il drive au-dessus des toits, et bientt il se dissout dans la pluie de grle qui sÕabat brutalement avec un bruit de grelots È (HC, 194), condensant dans sa disparition son principe originel bas sur lÕvanescence dÕun unique souffle qui Ç enlace È (HC, 194). La transmission de la vie semble sÕtre diffuse sans ancrage suffisant, au point que pse sur lÕenfant le poids de lÕinconsistance qui lÕassigne une seule place, donner corps un pre compos dÕeffluves. Alors
1
Jean CHEVALIER, Alain GHEERBRANT, Ç Anmone È, Dictionnaire des symboles, op. cit., p.43.
253
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
que dÕautres fils touffent trop avoir absorber lÕabsence fantomatique, Aurlien est absorb par cet ailleurs dralisant. Dans Opra muet, Gabriel trouve un support de reprsentation assez surprenant pour une figure paternelle dont, nulle part ailleurs, il nÕest fait allusion. Ç Les villes comme les corps, ont une odeur. Ont une peau. È (PP, 23) et les faades des immeubles se dressent parfois comme autant de stles funraires pour voquer le souvenir des absents. Cette ide est expose dans clats de sel au sujet de Brum, Ç si prsent dans son absence, si chuchotant dans son silence, voici quÕil se dressait face Ludvk, lui faisait front, de faon incongrue, droutante, travers la faade pourtant bien banale de la maison o il avait vcu. È (ES, 162). LÕimmeuble, qui condense la fois la solidit minrale et la menace de la destruction que souligne Baudelaire Ç JÕhabite pour toujours un btiment qui va crouler, / un btiment travaill par une maladie secrte È1, convient parfaitement la figuration de lÕimage paternelle menace de disparition. La maladie secrte qui Ç travaille le corps social È2 se propage en quatre temps3 et vingt-trois squences qui composent la nouvelle. Autant dÕactes et de scnes ncessaires pour accompagner lÕÏuvre de destruction dÕun immeuble et lÕanantissement de sa peinture murale, une fresque publicitaire du docteur Pierre ventant les mrites dÕune pte dentifrice. Concomitante la crise majeure que subit Gabriel, cette dmolition ractive un vcu de perte destructurante, faille intime du personnage solitaire. Pour Mariska KoopmanThurlings, Ç la contemplation du visage de la fresque publicitaire, marque la phase prÏdipienne du hros, dans la mesure o elle symbolise la contemplation du visage de la mre par un petit enfant È4. La rfrence aux travaux de Winnicott et ceux de Jacques Lacan sur Ç le stade du miroir È, qui semble pertinente pour offrir une grille de lecture pour de nombreux passages de lÕÏuvre de Sylvie Germain, ne nous parat pas ici des plus judicieuses. Si la contemplation voque la concentration de lÕesprit sur la faade, il sÕagit moins dÕaccder la rencontre que de se protger de cette dernire grce sa fonction dÕtayage. Nous concevons le Docteur Pierre comme substitut dÕune figure paternelle qui rassure par la reprsentation constante dÕun sourire dÕune douce bont. Ë la manire des Ç portraits dÕanctres accrochs le long des corridors
1 Charles BAUDELAIRE, Ç Symptmes de ruines È, inachev. Projet intgrer dans Le Spleen de Paris, Îuvres compltes, dition tablie par Claude Pichois, Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade, 1975, t. 1, p.372. 2 Dominique VIART, Bruno VERCIER, (2005) La Littrature franaise au prsent. Hritage, modernit, mutations, (en collaboration avec Franck Evrard), 2me dition augmente, Paris, Bordas, 2008, p. 224. 3 Ë lÕombre du mur, Les fentres, l-bas, Ë perte de vue, Arrt sur image. 4 Mariska KOOPMAN-THURLINGS, Sylvie Germain. La Hantise du mal, op. cit., p.113.
254
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
des manoirs de famille È (OM, 19), le Docteur Pierre constitue une figure protectrice, qui veille sur la vie Ç minime È de Gabriel. Tantt Ç compagnon È, Ç confident muet È, Ç ange gardien È, il sÕorne, au gr des saisons, de lÕinvasion du lierre ou de graffitis qui rapparaissent lÕhiver venu. Sa prsence, Ç pendant prs dÕun sicle, jour aprs jour È (OM, 24), sÕinscrit dans une temporalit et une constance
qui
repoussent
inaccessibles de la
le
mmoire
souvenir
de
lÕabandon
et vacuent la
dans
les
mandres
crainte de lÕabandon
dans
lÕinconcevable : Ç Gabriel avait lav sa propre mmoire, avait puis lÕapaisement de lÕoubli È (OM, 24). La fresque devient Ç visage [É] familier, proche et aim È (OM, 39), support dshumanis dÕune affection vagabonde. En raison de lÕusure du temps, son nom progressivement sÕefface, sÕoffrant en rbus incomplet quÕil est ncessaire de reconstituer en un lent dchiffrage : Ç [É] des inscriptions, il ne subsistait plus que quelques lettres, les finales, comme les franges dÕun cho. È (OM, 20). Ple nigme filiale dont le nom ne sÕinscrit pas dans le marbre, mais se dmantle progressivement, perdant dans le dsordre lettre et sens. Ë la transformation nominale du Docteur Pierre, correspond celle de son regard. Le regard mlancolique, Ç plein de douceur, lgrement absent, comme en all È (OM, 20), se dsquilibre. Les yeux, Ç devenus vairons È (OM, 23), se brisent pour imposer un regard Ç dÕune extraordinaire fixit [É] regard fou, dÕun condamn È (OM, 48) dont le visage Ç sÕouvre comme un tombeau È (OM, 49) dans le silence imposant dÕune figure paternelle en absence.
Le flot des pres absents, ou en voie de disparition, est constitu de pres endeuills dont le vcu des pertes se superpose et ractive les souffrances et les dchirements passs. Le roman Immensits propose, selon Daniela Fabiani, Ç une longue et intense rflexion mtaphysique sur la misre matrielle et morale de lÕhomme et sur le silence de Dieu face la condition humaine È1 et ce, travers un vnement qui ractive les souffrances des deuils du personnage Prokop Poupa. Alain Goulet, dont la lecture de lÕÏuvre romanesque de Sylvie Germain se nourrit des travaux de Nicolas Abraham et Maria Torok sur les notions de cryptes et de fantmes ainsi que des recherches de Jacques Lvine, crit que lÕannonce du dpart de son fils Olbram Ç provoque en lui douleur et angoisse, et surtout ractive la crypte qui sÕest creuse en lui lÕoccasion des deuils successifs qui lÕont coup de son pays dÕenfance, avec les morts de sa
1
Daniela FABIANI, Ç LÕcrivain et ses doubles dans ImmensitsÈ, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, op. cit., p.149.
255
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
mre et de sa sÏur [É] È1. Sa vie se dessine dans un environnement de perte gographique, sociale et sentimentale : Prokop Poupa tait un paria. Autrefois professeur de lettres, il avait t contraint de changer dÕemploi. On lui avait ferm toutes les portes de lÕenseignement, de lÕuniversit aux maternelles. En revanche on lui avait ouvert par deux fois les portes de la prison. (Im, 15)
ætre la marge, le personnage semble se crer, comme lÕindique Patrick Piguet, Ç par ngations successives de ses diverses raisons sociales, de son lien lÕenfance, ses amours ; il nÕest dfini que par ce dont il est priv comme si la construction du personnage se faisait rebours, comme si chaque phrase, par sa brivet et sa clausule sche, mimait la nantisation du personnage [É] È2. Comme celle de Trakl, la pense de Prokop Ç est hante par ces vies antrieures qui se poursuivent en marge du prsent, cherchant consolation et ne la trouvant pas. È3. La perte de sa mre a tranch ses racines et dplac le centre de gravit de Prokop qui ressort Ç mutil È (Im, 53) de cette preuve. Certes, les racines peuvent tre conues comme tant devant soi, symbolises par les enfants, or, ce qui tayait Prokop, sÕeffrite par le mouvement inhrent li aux enfants qui est celui de grandir et de partir. Dans un temps sans heurt, o Ç les jours se succdaient aux jours È (Im, 47), une secousse bouleverse la vie de Prokop, Ç habitu aux mauvais coups du sort, Prokop ne se serait jamais attendu celuil È (Im, 48). Le dpart de lÕenfant laisse prsager la perte dfinitive du fils, horizon de dsolation bien connu de Martin dans Chanson des mal-aimants qui, aprs des annes de sparation, vit des retrouvailles dsastreuses avec son fils, Ç Finalement, jÕai perdu celui-l aussi, de fils, conclut Martin avec aigreur. Il nÕa plus jamais cherch reprendre contact, plus donn de nouvelles. È (CM, 252). Le spectre de la perte dfinitive est lÕÏuvre. La faille, peine recouverte des deuils passs, sÕouvre pour vider le sens des histoires racontes au fils et dessiner lÕabsence venir en antichambre de lÕoubli : Ç tu vas oublier ta sÏur et ton pre, tu vas tout oublier dÕici, tu deviendras un tranger È (Im, 49). Le nom de la
destination
de Peterborough
se
couvre de lÕombre dÕune
colonie
pnitentiaire. Sa propre enfance, quÕil avait niche dans son fils comme rempart sa mlancolie, se retrouve nue, livre tous les vents. Ç Toute la douleur dÕtre bientt spar de lui, vol de son enfance, se concentrait sur cet index tendu È (Im, 50) qui pointe, sur une carte dplie, le lieu mme de lÕexil et du
1 Alain GOULET, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fantmes, op. cit., p.144. 2 Patrick PIGUET, Ç Lyrisme et exprience du dpouillement È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, op. cit., p.134. 3 Sylvie GERMAIN, Ç LÕEnchanteur la lyre (dans le sillage dÕOrphe et de Georg Trakl) È, La Nouvelle Revue franaise, 518, mars 1996, p.44.
256
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dsastre recommenc du naufrage de lÕenfance tout jamais dserte. Pour ce Robinson mlancolique de la terre de lÕenfance, le dpart du fils fait surgir lÕangoisse lie au temps qui chavire. La densit de lÕtre se dsagrge ou se liqufie Ç la manire de ces icebergs qui drivent dans les mers glaces et qui, lorsquÕils pntrent dans des eaux plus chaudes o leur base se met fondre, perdent leur quilibre et soudain se renversent en soulevant des trombes dÕeau dans un formidable fracas de glace disloque. È (Im, 52). Ce dsarroi est de la mme nature que celui qui envahit sa sÏur Romana avant son suicide : Ç une dtresse dÕenfant abandonn, de tout petit enfant laiss pour compte en plein terrain vague, loin de tout, sÕtait empare dÕelle. Elle nÕavait pas rflchi ; le chagrin qui lÕassaillait lui occultait la raison. È (Im, 185). Les larmes, jusquÕalors enfouies dans lÕoubli, sÕcoulent et diluent lÕencre des mots de Ç grises nbuleuses È (Im, 221) mettant mal les vertus consolatrices du chant du petit chemin ; le temps implose et la conjugaison se fait au futur antrieur : Ç Tout sÕimposait dÕemble comme souvenir anticip, tout se faisait par avance nostalgie. È (Im, 70). II-2.C Des pres fous dÕamour et ivres de douleurs
Pres terrasss par la disparition des tres chers, pouse ou enfant, ils restent sans voix car, crit Sylvie Germain, la Ç souffrance dit mal [É] On sait bien que les gens qui sont dans la souffrance extrme ne peuvent plus parler. Les rescaps [É] des grands deuils nÕont pas de mots pour dire leur souffrance. Le langage commun le dit bien : " Les grandes souffrances sont muettes " È1. La figure du pre est marque par les blessures des deuils qui laissent en lui un creux bant. Le pre en Orphe, dont la tte drive sur lÕHbre et Ç dont la bouche continue de chanter la douleur de la sparation et du deuil, est au cÏur dÕune rflexion sur lÕamour, la mort, la mmoire [É] È Dans
Grande
nuit
de
Toussaint,
Sylvie
Germain
2
crit Laurence Creton. commente
ainsi
des
photographies de soldats de plomb dont les corps dcapits lvent encore des longues-vues : Beaucoup dÕentre eux ont aussi perdu la tte au cours de la cavalcade, mais ils nÕen prouvent aucun souci. [É] Ils savent par exprience que lÕon gare toujours un peu sa tte lorsquÕon est amoureux. Et ils sont tellement pris dÕinconnu, dÕinfini. Et puis une tte nÕest pas faite pour demeurer indfiniment fige, engonce dans les paules ; tout comme le cÏur, il lui faut voyager, visiter le monde et lÕenvers du dcor du monde, dmultiplier ses perspectives. (GT, 18) 1 Sylvie GERMAIN, Ç Le Silence, la gentillesse et la souffrance È, Peut-on apprendre tre heureux ?, Alain Houziaux (d.), Paris, Albin Michel, coll. Question de, n¡128, 2003, p.61. 2 Laurence CRETON, Ç "Du mal dÕaimer dans le dsert" ou les cphalophores, disciples modernes dÕOrphe dans lÕÏuvre de Sylvie Germain È, Roman 20-50, n¡39, op. cit., p.25-27.
257
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
QuÕadvienne pourtant nouveau la douleur de la sparation, alors ce regard, tel celui de Dieu oubli des humains, reni et exil par eux, ne sait plus que fixer de ses yeux calcins de larmes dÕor Ð ses yeux devenus orphelins de fils et de filles, le dsert de lÕamour. [É] alors [les mains] ne savent plus que ber dans la stupeur du vide, et trembler de froid sans rpit È1 poursuit lÕauteur dans LÕEnchanteur la lyre. Les chos sourds des deuils lointains soudain se rveillent en tempte et lavent les ctes, dispersant les frles embarcations paternelles. Comme dans les tremblements de terre, la rplique peut avoir des effets dvastateurs sur ce qui avait rsist aux premires secousses, cÕest en effet la seconde disparition dÕEurydice qui cause la perte dfinitive dÕOrphe. La douleur Ç monte lÕaigu lors de la seconde perte de lÕAime lÕore des Enfers. LÕcho propag par les rives et le vent venait de loin, des profondeurs dÕun deuil sans rpit ni mesure. Un tel cho ne peut sÕteindre, se perdre tout jamais. È (C, 39). Mconnaissables, ces pres cphalophores plongent leurs enfants dans Ç lÕeffroi de lÕabandon È et se racornissent sous le veuvage, Ç vieux dÕun coup È ils abandonnent leurs grands jardins Ç pour sÕaliter en une maison dite de repos È (NA, 265) comme le pre de Roselyn, ou ils se perdent dans les vapeurs de lÕalcool, comme le relate Monsieur Rossignol Ç le soir mme de lÕenterrement mon pre sÕest saoul. Il nÕa plus cess de boire par la suite.È (Im, 158).
Les corps tronqus ou disparus de lÕtre aim mutilent en cho le corps paternel. Magnus, devant le tombeau de Vauban, se questionne sur le dpeage des cadavres pour produire diverses reliques et convient finalement que : ce fractionnement des dpouilles sacres en pices dtaches rpond peut-tre cet autre phnomne de morcellement qui se passe dans le corps des vivants endeuills : chaque tre aim en disparaissant, ravit un peu de chair, un peu de sang, ceux qui restent sur la terre [É]. (M, 239)
Thodore, miroir dform, rflchit la dcapitation de sa femme. En perdant la tte son tour, il inscrit la schize dans son corps, Ç moiti mort moiti vivant È et rcupre lÕobjet perdu en lÕinstallant lÕintrieur de son corps. Il devient ainsi une Ç morgue o gisaient la moiti de son propre corps et le cadavre mutil de sa femme È (TM, 101) pour la faire vivre, encore, jusquÕ la restitution de sa tte manquante. Le deuil est un gouffre qui prive Ç la part la plus valable È de soi-mme et annule toute parole et tout acte. LÕidentit dpressive sÕorganise autour dÕun rien absolu. Julia Kristeva, qui complte les travaux de Freud et de
1
Sylvie GERMAIN, Ç LÕEnchanteur la lyre (dans le sillage dÕOrphe et de Georg Trakl) È, La Nouvelle Revue franaise, 518, mars 1996, p. 60.
258
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Nicolas Abraham sur le cannibalisme mlancolique dans son essai sur la mlancolie, prcise que : la douleur, humiliante force dÕtre tenue secrte, innommable et indicible, sÕtait mue en silence psychique qui ne refoulait pas la blessure, mais en tenait lieu et, plus encore, la condensant, lui rendait une intensit exorbitante, imperceptible aux sensations et aux reprsentations. 1
Pour Alain Goulet : ce deuil traumatique et lÕimpossible caveau dÕAnna dsignent la crypte qui sÕest forme en Thodore et le retranche de sa vie : il sÕest fait le mausole de sa femme tel point que sa propre vie sÕest vanouie avec elle et quÕil ne pourra reprendre pied dans la vie quÕune fois la tte dÕAnna retrouve et les devoirs rendus la morte.2
Thodore est ravi par la dmence, Ç il appelait sa femme, il lÕappelait la folie È (TM, 20). Le gouffre de tristesse le prive de la moiti de lui-mme, lÕautre tant absorbe dans lÕeffroi de la dcouverte du corps de son pouse dcapite dont la vision Ç hallucinante È frappe la raison de plein fouet. Le got mme pour la parole sÕgare en mme temps que celui pour la vie : Ç Il nÕtait plus l, il nÕhabitait plus ni son corps, ni la terre, ni le temps. Il tait en exil dans la mort dÕAnna. Il drivait vers un enfer dÕabsence, dÕattente, de solitude È (TM, 38). LÕinhumation du corps amput coupe le corps du survivant. LÕattaque subie par Thodore est telle quÕil se prsente avec son corps tronqu et ptrifi. Il est le gisant reprsentant lÕincompltude de sa femme aime, il est la sculpture vivante de la douleur du deuil, qui fait que lÕon meurt un peu chaque fois et que se dtache progressivement de soi ce qui lui tait attach. Les cheveux deviennent Ç dÕune blancheur spectrale, comme celle de sa peau, de son regard, de son cÏur È (TM, 43) et sa face grimaante est le masque mme de la douleur, Ç sa bouche tait reste dforme, les lvres tires et raidies dÕun ct. È (TM, 93). La perte de lÕpouse chasse lÕenfant des terres paternelles. Corvol sÕabme dans le dsespoir : Ç Il ne sortait plus, [É] mme avec ses enfants il ne parlait pas. Il hantait sa maison comme une ombre frileuse plus quÕil ne lÕhabitait, restait enferm tout le jour dans son bureau. È (JC, 56). Cet homme qui Ç contemplait pendant des heures ses mains poses plat sur sa table avec une stupeur et un effroi constant È (JC, 56), fait rsonner les plaintes coupables de Lady Macbeth : Ç HereÕs the smell of the blood still. All the perfumes of Arabia will not sweeten this little hand. O, O, O! [É] To bed, to bed.
1
Julia KRISTEVA, Soleil noir. Dpression et mlancolie, (1987), Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1989, p.99. 2 Alain GOULET, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fantmes, op. cit., p.176.
259
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
ThereÕs knocking at the gate. Come, come, come, come, give me your hand. WhatÕs done cannot be undone. To bed, to bed, to bed. È1. Tobie lui, est envoy Ç au diable È (TM, 18) par lÕinjonction paternelle, alors que Nuit-dÕAmbre est vou la disparition ou lÕoubli, il est celui qui doit Ç disparatre È (NA, 18) afin de
permettre
au
pre
de
sÕabmer
dans
le
deuil.
Pres
invalides
et
mconnaissables, ils se prsentent leurs enfants Ç Moiti mort moiti vivant, moiti mobile moiti ptrifi, tantt muet tantt ructant [É] È (TM, 94). Hommes de douleurs, ils se dotent, comme Janus, de deux ttes qui signalent lÕeffacement du bonheur pass et tmoignent de lÕinscription de la douleur de la perte de lÕtre aim et des deuils inaccomplis qui sommeillaient en eux depuis lÕenfance. Baptiste, dont le sobriquet Fou-dÕElle rsulte de son absolue fidlit son amour pour Pauline, fait partie de ces tres qui ont t saisis par lÕamour Ç et qui sÕen vont transis de la pense de lÕautre, ards par le regard de lÕautre, marchent ainsi en somnambules. Ils ont la tte ailleurs comme on dit È (C, 112). En revanche,
ce
cphalophore
ne
sera
pas
la
proie
dÕune
Ç miraculeuse
catastrophe È (C, 113). Ë la mort de son fils an, cÕest vers sa femme que se tend cet homme pour Ç lÕarracher la mort de leur enfant È (LN, 24), ne vivant dornavant que de Ç sa souffrance È, prt descendre Ç au fond de la fosse È pour arracher son Eurydice au monde des Enfers. Fou-dÕElle subit de bout en bout sa passion dans une douleur inconsole et inconsolable. Ç mendia[n]t toujours son Eurydice È (P, 43), Ç psalmodia[n]t le nom de son amour perdu, de son unique amour, captif au Royaume des Ombres [É] È (C, 38), il souffre de la douleur dÕOrphe qui nÕa su ramener sa femme du monde souterrain, du deuil et de la mort, malgr les soins, malgr lÕamour et lÕattention. Baptiste est un tre mlancolique, jamais possd, perscut, ruin par lÕobjet perdu. Gardien fou de sa femme, il est le seul en avoir la charge dans un fantasme quÕAndr Green appelle le Ç fantasme vampirique invers È : il remplit sa fonction de parent nourricier en secret. Il tient la mre morte prisonnire, qui demeure son bien propre. La mre est devenue lÕenfant de lÕenfant. CÕest lui de rparer la blessure narcissique. [É] Prsente morte, mais prsente tout de mme. Le sujet peut en prendre soin, tenter de lÕveiller, de lÕanimer, de la gurir.2
Il nÕa de gestes, de penses, de mots, de larmes que pour Pauline, sa Ç femme enfant È, Ç tout son corps dÕhomme vivant tait dsormais vou cette 1
William SHAKESPEARE, Macbeth, V, 2, Îuvres compltes, Tragdie I, Paris, Robert Laffont, Coll. Bouquins, 1995. 2 Andr GREEN, Ç La Mre morte È (1980), Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, ditions de Minuit, coll. Critique, 1983, p.244.
260
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
femme. È (LN, 29). Baptiste meurt sa paternit pour nÕtre quÕun
Ç grand
chien dÕpoux È (NA, 38) qui ne peut mme pas Ç penser son fils mort È, confondant Charles-Victor et Jean-Baptiste, lÕun et lÕautre chasss de la mmoire et de lÕattention, Ç ne sachant mme plus lequel des deux tait mort ou en vie. È (NA, 37). LÕenfant est abandonn sa souffrance, son pre ne pouvant se hisser jusquÕ lui. Fou-dÕElle le regarda comme sÕil ne le reconnaissait pas. Il regarda longtemps, douloureusement, ce tout petit garon si raide et muet habill de travers. Il aurait voulu lui parler, lui dire quelque chose, le prendre dans ses bras, mais il nÕavait plus de mot, plus de geste. Depuis lÕapparition des chasseurs dans lÕembrasure de la porte, il nÕexistait plus que pour sa femme. Il avait mme oubli Charles-Victor. (NA, 28)
Baptiste pousse lÕincorporation de la disparue au-del de la description du deuil pathologique
1
propose par Freud. La morte dvaste son corps, se niche en lui,
le dvore jusquÕ devenir la mort elle-mme. Aprs lÕidentification lÕobjet perdu,
son
incorporation
semble dvorer
le
corps de lÕintrieur
en
un
retournement progressif menant lÕvanouissement de son tre pntr par son propre sexe. Pas plus quÕil nÕa pu raliser le dcs de son fils, il ne peut vivre la mort de sa femme autrement que par son corps. LÕabsence le transforme, le dfigure, le dsexualise. Il Ç devint Pauline È (NA, 131), se grime, sÕhabille des vtements de son pouse, puis sÕalite. Une mue radicale change sa peau, ses cheveux, son sexe, puis, par un phnomne mystrieux de contagion, son corps tout entier. Plus quÕun parent combin, son identit et sa corporit se dissolvent en une longue transformation : Ç Pauline le pntrait de son absence, [É]. Son sexe nÕen finissait pas de sÕincurver, de pntrer son propre corps en ruine, de refouler le vide en lui jusquÕ son cÏur. Il pntrait lÕabsence de Pauline, il se glissait dans la disparition È (NA, 134). Baptiste annule et suspend la perte, en se repliant sur lÕobjet de sa perte quÕil nÕarrive Ç prcisment pas perdre, auquel il reste douloureusement riv È2. Il nÕa plus de quoi parler et nÕest que le gouffre dans lequel il place lÕaime pour lÕy rejoindre. Julia Kristeva crit que Ç le mlancolique installe la Chose ou lÕobjet perdus en soi, sÕidentifiant dÕune part aux aspects bnfiques et dÕautre part aux aspects malfiques de la perte. È3 Le corps paternel exhibe sa souffrance, sa drliction dans ce que Paul-Laurent Assoun4 nomme le Ç syndrome dÕindignit È qui comporte une sorte dÕesthtique Ç doloriste È. Baptiste se donne voir comme deuil du moi, ses muscles, ses 1
Sigmund FREUD, Ç Deuil et mlancolie È (1917), Mtapsychologie, trad. Jean Laplanche, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1968. 2 Julia KRISTEVA, Soleil noir. Dpression et mlancolie, op. cit., p.55. 3 Ibid., p.177. 4 Paul-Laurent ASSOUN, Le Regard et la voix. Leons de psychanalyse, Paris, Anthropos, 2001, p.116.
261
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
muqueuses, sa peau, sÕprouvent comme ceux de la disparue. Plus que la conservation dÕune trace, il sÕagit dÕune distance annule une fois pour toute en faisant corps et humeur avec lÕobjet ainsi prserv. Dans son article Ç Maladie du deuil et fantasme du cadavre exquis È, Maria Torok diffrencie lÕintrojection de lÕincorporation en tudiant le processus de deuil1. Lors dÕune perte objectale, lorsque lÕobjet est introject dans le moi, il favorise lÕidentification partielle, ce qui permet une temporisation pour le ramnagement libidinal. Or, Ç Quand lÕobjet est incorpor, le self nÕest plus Ç enrichi de lÕobjet È, il est Ç dans lÕobjet È crivent Albert Ciccone et Marc Lhopital. Ainsi, Baptiste, en tant comme Pauline, lui permet de continuer dÕtre travers lui. Les qualits de sa femme sont senties comme tant ses propres qualits, autrement dit, Ç le self est en identification projective, avec le fantasme
dÕtre entr dans le corps de
2
lÕautre È , faon de refuser le deuil et ses consquences en introduisant en soi la partie de soi-mme dpose dans ce qui est perdu. Dans son caractre instantan et magique, lÕincorporation est proche de lÕhallucination. LÕexposition du corps mtaphore de Fou-dÕElle cache le corps invisible de la disparue. La mortification fait reculer lÕempire de la mort, car Ç une vie dj morte ne saurait mourir È rappelle Michel Schneider dans son approche mtapsychologique de la mortification
dÕArmand-Jean
Le
Bouthillier,
seigneur
de
Ranc
et
abb
rformateur du Monastre de Notre Dame de la Trappe. Par sa dcomposition, le corps dshabit devient Ç alors le ftiche dniant lÕabsence du mort, mais devant sans cesse tre voqu la prsence, et, par les coups et les humiliations, dire quÕil est bien l. [É] Triomphe sur la mort subie comme perte par la mort approche comme possession È3. Ç LÕimaginaire cannibalique È, crit Julia Kristeva, Ç est un dsaveu de la ralit de la perte ainsi que de la mort. Il manifeste lÕangoisse de perdre lÕautre en faisant survivre le moi [É] non spar de ce qui le nourrit encore et toujours se mtamorphose en lui È4, le ressuscitant.
1
Cette incorporation fait partie de la raction maniaque normale du deuil, raction qui pour Sigmund FREUD est absente du deuil normal. DÕautres auteurs, notamment Karl ABRAHAM ou Mlanie KLEIN la reconnaissent comme inhrente au deuil normal. Sigmund FREUD, Ç Deuil et mlancolie È (1917), Mtapsychologie, Paris, Gallimard, nouv. d. 1985, p.147-174. ; Nicolas ABRAHAM, Maria TOROK (1927), LÕcorce et le noyau, Paris, Flammarion, 1987 ; Mlanie KLEIN (1950), Ç Le deuil et ses rapports avec les tats maniaco-dpressifs È, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1980, p.340-369. 2 Albert CICCONE, Marc LHOPITAL, Naissance la vie psychique, Paris, Dunod, coll. Psychismes, 1991, p.21. 3 Michel SCHNEIDER, Ç La Mort dprav È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Ç LÕAmour de la haine È, Paris, Gallimard, n¡ 33, 1986, p.156. 4 Julia KRISTEVA, Soleil noir. Dpression et mlancolie, (1987), Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1989, p.24.
262
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Quant au deuil de lÕenfant, crit Sylvie Germain, il laboure les pres Ç en tous sens È : leurs racines et toutes les semences qui les ont fconds sont alors remontes la surface, nu, vif. [É] ces enfants leur ont rvl, au jour tnbrant de leur mort, ce que cÕest quÕtre pre : un homme appel vivre la proue de lui-mme, infiniment responsable, charg dÕme.1
LÕenfant dfunt Ç "remet au monde", ses parents autant que ceux-ci ont le renfanter dans lÕabsence [É]. Oui, la filiation bascule, comme un arbre qui lancerait ses racines en plein ciel, dans le vent, bruissant du chant du vide È2. Le drame qui fait irruption dfait les liens conjugaux, le chagrin, Ç loin de resserrer les liens entre sa femme et lui, les avait rongs, dlits. Sa femme avait fini par le quitter, emmenant avec elle leur second fils, Michel È (CM, 252), ou laisse le pre impuissant dans un souhait de vengeance sans objet : Ç le pre ne sort de sa torpeur que pour siffler entre ses dents de temps autre, " Je le tuerai, lÕordure, je le tuerai ! " Mais o et comment trouver lÕassassin de sa fillette. È (EM, 60). La tragdie peut galement conduire la folie destructrice. Le marquis Archibald Merveilleux du Carmin, aprs la dcouverte parmi les dcombres de son chteau des Ç corps entirement calcins de son pouse et de sa fille ane [É] È (LN, 210), pervertit les vÏux de sa fille dfunte et livre sa rancÏur et sa haine toutes les petites accueillies au sein de son institution qui ont payer le fait de ne pas tre sa fille. La guerre qui appelle les fils menace le pre Ç dans son lan et sa postrit È (LN, 141). Lorsque les enfants de NuitdÕOr-Gueule-de-Loup trouvent la mort, la douleur retentit dans son corps : il Ç fut rveill en sursaut par une douleur aigu qui lui traversa lÕÏil gauche. Il ressentit dÕabord une vive brlure puis aussitt un froid intense sous la paupire È (LN, 167). Cette douleur devient, au fil des deuils, dramatiquement familire et connue Ç jusquÕaux larmes È (LN, 232). La disparition se vit dans la chair, se constate sur le corps. LÕÏil, qui perd progressivement les dix-sept taches dores qui en faisaient lÕclat, est comme un livre dont, une une, les lettres sÕeffacent, rendant caducs tout abcdaire et toute Ïuvre de mmoire. Le socle narcissique de lÕengendrement est progressivement sap avec le meurtre collectif qui surgit avec lÕapparition dÕun mot, un seul, qui localise la disparition dfaut de la rendre pensable : Ç Sachsenhausen. Un nom annulatif raturant dÕun seul trait les noms de Ruth, Sylvestre. Samuel, Yvonne et Suzanne. Un nom dfinitif. È (LN, 312). Le projet de destruction massive, crit Ren Kas, vise atteindre Ç pour la dtruire, la mmoire et la transmission. Ce qui est effac 1 Sylvie GERMAIN, Ç Deux pres "dessinent" lÕamour È, Postface JÕai envie de rompre le silence de Ren VEYRE et Grard VOULAND, Paris, Les ditions de lÕAtelier/Les ditions Ouvrires, 2001, p.91. 2 Ibid, p.94.
263
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
comme nÕayant pas eu lieu o sÕinscrire, pour tre pens, et pour articuler le cours des histoires individuelles avec le cours de lÕhistoire collective. È1. NuitdÕOr-Gueule-de-Loup se livre tout entier lÕabsence, au point dÕavoir puis toute capacit dÕaccueil pour ses jumeaux derniers-ns : Ç Lui qui avait tant aim ses enfants et ses petits-enfants, il ne prtait gure attention ceux-ci, ses derniers fils. È (NA, 68). Ë dfaut de ses propres racines, dornavant extirpes, ils les laissent Ç grandir tout seuls, lÕombre des grands htres et des chnes rouvres È (NA, 68). Ce patriarche doit pralablement restaurer une figure humaine pour ses disparus sans spulture, afin de pouvoir faire le deuil de ses ombres filiales sans rsidence : Ç Il nÕy avait plus dsormais de monde selon Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup. Plus de monde pour lui. La disparition de Ruth et de leurs quatre enfants avait jet le monde plus bas que terre, plus bas que rien. È (LN, 322). Lorsque les morts partis en cendres ne laissent trace que dans le souvenir, le monde devient bance, le pre devient tombeau. Celui qui sut bercer le sommeil de ses fils par ses contes se retrouve sans mots pour dire ou apaiser la douleur. Celui qui sut parler auprs de la femme aime, est terrass par le fardeau de lÕincommunicabilit. Janine Altounian, dsigne par le terme de survivance la ncessit Ç visant non rparer les anctres Ð ce qui reste proprement impossible -, mais leur faire symboliquement don en soi des conditions dÕune parentalit psychique dÕaprs-coup, l o tout moyen dÕen exercer une leur avait t retir. È2. Dans le cas de Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup, il sÕagit de survivre au saccage des corps extermins, bruls dans une destruction impunment et publiquement effectue dans la cour de Terre Noire puis prolonge Sachsenhausen. Pre, survivant lÕexprience traumatique de la violence meurtrire, chappant aux champs de bataille selon le souhait de son pre, il a vu se succder les crimes qui ont englouti les tres aims qui constituaient les fondements de son existence et doit faire dsormais avec ce qui demande, selon Janine Altounian, de : sÕaccommoder de cette survie physique quÕils ne doivent en somme quÕau hasard, se maintenir vivant malgr une dterritorialisation matrielle et psychique, ils ont encore affronter le dsintrt comprhensible et nanmoins dvastateur des citoyens de la normalit, de ces non-exterminables bards dÕune indiffrence devenue dsormais, pour eux, la seule figure de lÕaltrit.3
La perte de lÕenfant ravive la lancinante question du silence de Dieu. Nuit-DÕOrGueule-de-Loup passe, alternativement, par lÕensemble des ractions que prsente Sylvie Germain dans Mourir un peu : 1 2 3
Ren KAèS, Ç Prface È, Violence dÕtat et psychanalyse, Paris, Dunod, 1989, p. XV. Janine ALTOUNIAN, La Survivance. Traduire le trauma collectif, op. cit., p.6. Ibid., p.33.
264
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Certains [É] se rebiffent, agacs par la persistance de cette encombrante question [É] Les seconds, eux, ne rglent pas la question par la ngative mais par un excs dÕaffirmation annulant par l tout questionnement [É]. DÕautres encore entrent en lutte avec le mystre de Dieu, mais dÕun Dieu vivant. Ils se collettent avec son insupportable silence et se roulent avec Lui dans la poussire, dans les pierres et les ronces, tels Jacob au gu du Yabboq ou Job chou parmi les cendres [É]. (MP, 15, 16, 17).
Ë la mort de Margot, il Ç renversa les vases, les chandeliers et les objets du culte puis il saisit le crucifix en bois dor et le brisa net contre le tabernacle en sÕcriant : " CÕest donc ainsi, Dieu de malheur que tu aimes voir tes enfants, frapps de mort et de folie ? Alors regarde bien, regarde bien encore celle-l, ma fille, mon enfant, car la fin il nÕy aura plus rien voir. Quand tu nous auras tous perdus et que la terre sera dserte ! " È (LN, 189). Andre Chedid dans LÕEnfant Multiple fait tenir au vieux Joseph le mme rquisitoire lorsquÕil dcouvre le lieu o une voiture pige explosa tuant sa fille Annette et mutilant son petit-fils Omar-Jo : Ç - Je ne chanterai jamais plus ! Je ne danserai jamais plus ! Pour quoi, pour qui ces clbrations, ces crmonies ! Plus jamais ! hurlat-il. SÕadressait-il quelquÕun ? A ce Dieu qui ne le proccupait gure, et qui lui imposait soudain sa prsence travers ce dsastre, ces questions, ses propres imprcations ? È1. Puis, Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup se transforme en Piet : Ç Il le tenait maintenant comme un tout petit enfant, son fils premier-n au corps pourtant si grand, aux pieds si lourds. [É] Il ne se rebellait mme pas, il nÕavait plus de colre ni de haine contre Dieu. Ë quoi bon, puisquÕen dfinitive, il nÕy avait pas de Dieu, que le ciel tait aussi dsert que la terre, aussi vide que sa maison. È (LN, 289-290). Avant de devenir celui qui, solitaire, se tient Ç lÕavant dÕun navire dont toute la charpente a vol en clats mais qui nanmoins poursuit sa route dans la tempte. Des figures de proue dhanches, corches, qui boitent sans rpit sur des eaux orageuses. È (MP, 17). II- 3 Faire avec la mmoire du pre II-3.A Les fantmes qui hantent
Se pencher sur la question du pre mort est un classique de la psychanalyse freudienne. Tout au long de sa vie, Freud sera proccup par cette ide, il a dÕailleurs fait dans sa lettre dÕoctobre 1897 sa premire allusion au complexe dÕÎdipe. En se rfrant la pice Îdipe roi de Sophocle et en prolongeant sa rflexion sur celle dÕHamlet de Shakespeare, il retrouve ainsi la littrature pour dvelopper et approfondir ses intuitions. Pour Sylvie Germain, la 1
Andre CHEDID, LÕEnfant multiple, Paris, Gallimard, 1989, p.86-87.
265
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
disparition des pres est variation. Elle est parfois un simple constat dsaffectiv qui prend acte de lÕinluctable, ainsi lorsque Thodore-Faustin se donne la mort contre les portes de lÕcluse Ç Ce fut Victor-Flandrin qui dcouvrit le corps [É] il lui annona dÕune voix sans moi : " Grand-mre, rveille-toi. Le pre, il sÕest noy. " È (LN, 59). En revanche parfois, il faut tuer le pre et cela nÕest pas de tout repos, car il ne sÕagit pas tant de souhaiter la mort du pre que penser son oubli.
Dans Jour de colre Marceau rve la mort de celui-ci : Ç Son pre, son
pre ! Que nÕtait-il mort [É] È (JC, 159). Penser, rver, fantasmer la mort du pre, nÕest pas en soi un problme. Cet acte Ç entre dans la configuration structurelle des lois, des coutumes ou des habitus qui grent la collectivit. È. Or, Marceau sait bien que la difficult rside dans le fait que ce souhait nÕlimine en rien lÕexistence de son pre et le rend fantasmatiquement encore plus prsent. cras par la culpabilit, Marceau ressasse ce dsir devant le cercueil de son beau-pre, homme lui aussi humili et ruin par Mauperthuis : Ç Qui gisait l ? Marceau le lche, Marceau lÕoubli, Marceau le non-aim fixait le grand drap noir dÕun air douloureux È (JC, 160). Le glissement identificatoire sÕamorce : Ç " Mais pourquoi nÕest-ce moi ? " Ce fut cet instant que lÕide dÕen finir avec sa vie [É] lui avait travers lÕesprit. [É] È (JC, 162), sachant que lÕacte suicidaire pose toujours la question terrible, et nanmoins pertinente, que le psychanalyste Andr Green formule de la faon suivante : Ç Qui tue qui ? È. Les pres disparus sont dÕautant plus prsents dans lÕesprit de leurs descendants que ces derniers ont rsoudre la question de leur meurtre. Il Ç sÕagit moins de tuer le pre È, constate Catherine Cyssau, Ç que de trouver la possibilit psychique dÕenterrer un pre [É], dj mort par son dfaut symbolique, quÕil soit dlgu lÕimage du tyran despotique, inhumain, ou relgu dans lÕinsouciance dÕune
" lgret 1
de lÕtre " des pres dmissionnaires pour le dire avec Kundera. È Alors que certains fils se font tombeau, dÕautres cherchent les traces de leur pre jusquÕaux portes du dsert. Quant Nuit-dÕAmbre, priv de lÕaffrontement, il opte pour la puissance du fantasme. Fascin par Ç une reproduction dÕun tableau de Goya reprsentant Cronos, immense et distordu dans la pnombre dÕo il surgissait, en train de dchiqueter le corps dÕun de ses enfants È, il sÕimagine son tour arm dÕune serpette pour masculer son pre, Ç Il se rvait Cronos tranchant le sexe de Fou-dÕElle, son chien de pre. È (NA, 205). Charles-Victor se heurte cependant un pre qui est, non seulement dj mort, mais dj castr en raison de sa mtamorphose et de son retournement corporel. Chose plus que pre, son meurtre symbolique est alors impossible. Nuit-dÕAmbre lve
1 Catherine CYSSAU, Ç La Construction du pre dans la clinique des cas limites È, LÕOubli du pre, op. cit., p.72.
266
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
alors son pre dchu au rang de Titan, tentant par ce mouvement de le restaurer et de le maintenir artificiellement en vie pour tuer autre chose que de misrables restes. Pour reprendre les termes de Dominique Cupa, le pre nÕest pas tant absent, Ç il est plutt perdu È1. Cronos, Ç le Rebelle, le Fourbe, le Violent È (NA, 204) ne peut avoir quÕun adversaire sa taille, Ouranos, dont la puissance sexuelle sÕexerce chaque nuit avec Gaa. Lorsque Catherine Cyssau voque la figure du pre oublieux, elle soutient que non seulement il ne peut tre oubli mais quÕil est Ç un pre dÕautant plus inoubliable que lÕoubli dont il est lÕagent confronte sa descendance tre hante par les fantmes qui sÕengouffrent dans cette lacune de la mmoire paternelle È2. Nuit-dÕAmbre se fait donc le protagoniste dÕune entreprise dsespre et Ç trouv[e] un expdient pour mettre fin des tres destins ne jamais mourir [É] en le privant de la puissance virile : sans plus de force mle, que restait-il en effet de vie un dieu par excellence gnrateur ? È3. Nuit-dÕAmbre, osons le nologisme, resexualise son pre. Il fait dÕun tre Ç faible È (NA, 26), dj mort par son dfaut symbolique, un pre phallique afin de sÕoffrir la possibilit psychique dÕenterrer un pre dans un geste castrateur qui consacre la puissance sexuelle du pre comme celle du fils.
Se nourrissant de lÕancienne croyance dans les spectres lie au mystre de lÕaudel de la mort et la faon dont cette mort survient, les pres peuvent galement revtir une curieuse et inquitante apparence de fantme. Jean Delumeau crit que les candidats privilgis Ç lÕerrance post mortem È sont Ç tous ceux qui nÕavaient pas bnfici dÕun trpas naturel et donc avaient effectu dans des conditions anormales le passage de la vie la mort Ð donc des dfunts mal intgrs leur nouvel univers È4. La tragdie dÕHamlet sÕouvre dÕailleurs par cette interrogation inquite Ç Qui va l ? È que formulent Horatio, Marcellus et Bernado un spectre qui Ç a frmi comme un coupable que lÕon interpelle È5 et qui attend vengeance de la part de son fils. Il en va bien diffremment pour cet autre Ç Qui va l ?! È6, plutt arrogant, que formule Don Juan au spectre du Commandeur quÕil a assassin au premier acte de la pice ponyme. Ç Quand bien mme ce spectre est-il terrifiant [É] Don Juan ne cde 1
Dominique CUPA, Ç Le Paradoxe du pre mort È, Image du pre dans la culture contemporaine. Hommage Andr Green, Dominique Cupa (dir.), Paris, PUF, 2008, p.165. 2 Catherine CYSSAU, Ç La Construction du pre dans la clinique des cas limites È, LÕOubli du pre, op. cit., p.127. 3 Momolina MARCONI, Ç La Mythologie de la Grce archaqueÈ, Encyclopdie des religions, op. cit., p.126. 4 Jean DELUMEAU, La Peur en Occident (XIVe-XVIIIe sicles) : Une cit assige, Paris, Fayard, 1978, p.117. 5 William SHAKESPEARE, Hamlet, Îuvres Compltes, Tragdies I, op. cit., p. 870. 6 MOLIéRE (1665), Ç Don Juan ou le festin de Pierre È, Îuvres compltes, Paris, Gallimard, Bibliothque La Pliade, vol. II, p.85.
267
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
en rien et lui tient tte. È1. Parfois, nous prvient Sylvie Germain, Ç Loin de la fantaisie des fables se dressent les spectres des jours les plus noirs de lÕHistoire ; les mauvais tours jous par le diable des lgendes sont si anodins et risibles cts des mfaits commis avec prmditation et acharnement par certains humains en rupture de ban. È (CV, 20). Sans qualit particulire, ces tres Ç ne recherchent pas le mal par vocation mais nÕhsitent pas un instant sÕen faire les excutants aussi dociles que zls sitt que le mal se dresse sur leur chemin. Ils supplicient, ils massacrent sans tat dÕme [É]. Bourreaux insensibles leurs crimes, car immergs dans une opacit qui leur englue lÕesprit, le cÏur, puis la mmoire. È (EH, 100). Ils font partie de ce Ç nouveau type de criminel, tout Ç hostis humani generis È2 que prsente Annah Arendt dans son clbre et controvers essai sur la banalit du mal. Magnus doit faire avec une paternit de lÕeffroi et intrioriser lÕinhumanit dont son pre sÕest rendu coupable. La question lancinante quÕil se pose restera sans rponse : Ç comment est-il possible que cette voix ait hurl lÕpouvante la face de centaines, de milliers de prisonniers, les ait extermins ? È (M, 48). Clemens nÕest plus la figure du pre crasant, quÕenfant il nÕenvisageait pas mme dÕgaler, mais celle dÕun pre monstrueux lÕabsence Ç paradoxalement encombrante dont on voudrait se dbarrasser È3. Les malaises dans la filiation paternelle se signalent frquemment par lÕapparition de son fantme qui ractualise lÕimpens gnalogique, Ç ce ne sont pas les trpasss qui viennent hanter, mais les lacunes laisses en nous par les secrets des autres È4 crit Nicolas Abraham. Le fantme qui continue faire entendre sa voix, fait merger ses indicibles secrets trop tt enfouis dans la tombe. Celui qui, telle une ombre fuyante, sÕest effac de la scne familiale, dÕabord port disparu puis reconnu mort, permet, par sa rapparition sur une nouvelle scne, dÕtre saisi pour faire lÕobjet du rcit du fils.
La voix paternelle, si fortement investie par Franz-Georg, est une source dÕadmiration et dÕamour sans mesure, elle cre pour lÕenfant, au cours de soires enchantes, Ç un abri È et Ç une jouissance È (M, 21). Les chants de Clemens sont pourtant aussi malfiques que ceux de la Sphinge, Ç lÕignoble chanteuse È de Sophocle, ou ceux des sirnes et de la Lorelei, tant leur sduction est vivre
1
Csar BOTELLA, Ç Îdipe et Don Juan. A propos de lÕimage du pre chez quelques fils clbres È, Image du pre dans la culture contemporaine. Hommage Andr Green, op. cit., p.402. 2 Hannah ARENDT, Eichmann Jrusalem - Rapport sur la banalit du mal (1966), trad. A. Gurin, Paris, Gallimard, coll. Folio histoire, 1991. 3 Sylvie DUCAS, Ç Pre ou fils de ses Ïuvres È, Relations familiales dans les littratures franaise et francophone des XXe et XXIe sicles, La figure du pre, op. cit., p. 175. 4 Nicolas ABRAHAM, Ç Notules sur le fantme È, LÕcorce et le noyau, Paris, Flammarion, 1987, p.427.
268
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
comme une preuve traverser. Cette bouche paternelle, qui Ç sÕouvre en grand, en abme dÕombre o tremble et gronde un soleil dÕorage È (M, 20), a su tout la fois interprter les cantates de Bach et de Schtz ou les lieder de Schubert1, que laisser chapper lÕenfer de la destruction en conduisant, dans la bouche bante des chambres gaz, lÕtre humain en masse gnrationnelle et sexuelle indiffrencie. Des annes plus tard, cÕest par cette voix oxymorique, Ç soleil nocturne È objet de fascination de Magnus, que ce dernier retrouve son pre. Dans le surgissement de la prsence, dans la retrouvaille dÕune voix et des fluctuations dÕun chant, se joue lÕvanouissement des apparences. Dans lÕOdysse, Tlmaque reconnat son pre par la voix ; quant Marie-Madeleine, elle devine Jsus ressuscit sous les habits dÕun jardinier lorsquÕil lÕappelle en prononant son nom. Le personnage paternel de Clemens se recompose, tel un puzzle, force de fragments rassembls par juxtaposition de rmanences enfantines qui sÕadaptent parfaitement la scne prsente : Ç Ses mains sont trapues, mais ses ongles parfaitement soigns, et ils luisent sous le lustre. È (M, 20)/ Ç ces mains sont trapues, leurs ongles impeccablement soigns. (M, 214), Ç il esquisse dans lÕair des gestes de semeur, au ralenti. È (M, 20)/Ç Il esquisse dans lÕair des gestes de semeur au ralenti. È (M, 216) É Cette rhtorique de la rptition qui opre plusieurs chapitres dÕintervalles, laisse surgir, intacts, les souvenirs de lÕenfance qui se calquent sur la soudaine apparition paternelle. Mme si lÕaide du savoir historique de lÕadulte complte dornavant les impressions fugaces de lÕenfant et lui permet de savoir que le semis est compos Ç de sang, dÕeffroi, de cendre È (M, 216), lÕoreille reste plus fiable que lÕÏil. Aussi, Magnus demande-t-il un chant qui constituerait un indice supplmentaire pour lever le masque de lÕimposteur la Ç voix ample et profonde, bien quÕun peu voile par lÕge. Une voix de baryton basse que tous coutent avec plaisir È (M, 213). Nous lisons cette scne en la rapprochant de la scne du spectacle, dite de Ç la souricire È, qui occupe le centre de la pice Hamlet de Shakespeare et reprsente le tournant dcisif du drame. La pice, thtre dans le thtre, est un stratagme pour Ç attraper la conscience du roi È, Ç telle une souricire, dont les mchoires doivent se refermer sur la victime captive de manire brusque, inattendue, accablante È2. Alors que Hamlet est auteur et metteur en scne de la pice (il a donn un texte et des conseils aux comdiens, distribu Horatio le rle de tmoin et lui-mme celui de fou), Magnus nÕest que le commanditaire
1
Etty HILLESUM dans une lettre du mois dÕaot 1943 voquant lÕObersturmfhrer A.K.Gemmeker crit ironiquement Ç On dit (de Gemmeker) quÕil aime la musique et que cÕest un gentleman. Je suis mal place pour en juger, bien quÕ mon avis il exerce des fonctions tout de mme assez inattendues pour un gentlemanÉ È. 2 John DOVER WILSON (1935), Pour comprendre Hamlet. Enqute sur Elseneur, Nanterre Amandiers, Aubier, 1988, p. 163.
269
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dÕun chant. Pour cela il choisit un morceau, son interprte et se tient la frontire de la scne/salle : Ç Magnus se lve et se dirige vers un des serveurs, il lui dit quÕil aimerait faire une surprise sa femme qui apprcie particulirement le lied de Schubert Geist des Liebe ; pourrait-il demander cet homme qui a une si belle voix sÕil connat ce lied et sÕil accepterait de le chanter ? È (M, 214). Le chanteur est dj sur scne, ravi de proposer Ç un bonheur tout en grce et volupt È (M, 216). Quelle demande troublante, quel cadeau mortifre pour une jeune fiance ! Si Hamlet est omniscient, complice tantt des comdiens tantt des spectateurs, Magnus ne prdit rien et ne sait au juste ce qui reste crire. La scne voulue par Magnus lui chappe, il ne matrise pas sa scnographie. Il Ç se tient raide [É] livide, le regard fixe. [É] serre les mchoires, les poings pour retenir une violente envie de crier È (M, 216). La scne infantile se superpose, le chanteur semble avoir conserv le masque de son Ç visage glabre [É] coul dans quelque mtal blanc, ou ptri dans de la pte. Un masque de coryphe, nu et brillant È (M, 20) qui le destinait cette ultime reprsentation. Sur le thtre des souvenirs et des rglements de compte, Magnus revoit Ç le rideau de velours pourpre dans le salon de la maison prs de la lande. Et dans les plis du rideau affleure le fantme dÕun petit garon. [É] Le rideau sÕalourdit, ses plis se font crevasses, longues fosses noir et pourpre. È (M, 216). Qui, du pre ou du fils, est le revenant ? En proie une grande agitation, il doit faire face lÕpreuve quÕil a initie. Ce que Sylvie Germain crit au sujet dÕHamlet, Ç son regard sÕest ddoubl [É] tout en lui sÕest ainsi fissur, divis : son cÏur, sa conscience, sa volont È (C, 20), peut se transposer la situation de Magnus. Sans doute le message, griffonn la hte et remis au chanteur, vise-t-il apaiser les doutes de Magnus tout autant quÕ sÕattribuer le rle, devant tous, de lÕannonciateur de la vritable identit du hbleur. Comme Hamlet, il Ç souhaite mme que la vrit,
touchant
Claudius
au
trfonds
de
lÕme,
lÕoblige
confesser
spontanment son mfait. [É] On sait de quelle faon rvlatrice Claudius se drobe. Hamlet a la certitude que Claudius est coupable, mais il sait galement que la seule parole nÕaura jamais raison de lui [É] È1 crit Jean Starobinski dans sa prface lÕouvrage dÕErnest Jones. Magnus ne sait plus quel rle sÕassigner et les digues se rompent sans quÕil ait conscience de la rpercussion de son acte. Tout semble sÕclairer pour Magnus, il voit que lÕancien Obersturmfhrer de la SS, Clemens Dunkeltal, se sait repr, quÕil nÕest plus en scurit au point dÕinterrompre son rcital pour sÕloigner, aussi vite quÕil le fit quelques dcennies auparavant, sans se laisser prendre dans les rets de la reprsentation. Magnus
1
Jean STAROBINSKI, Ç Hamlet et Freud È, prface JONES Ernest (1949), Hamlet et Îdipe, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1969, p. XXII.
270
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
sait, voit, et pourtant tout sÕobscurcit nouveau. La reconnaissance du fantme paternel ne conduira pas au dvoilement de ses actes, le tragique envahit le monde. Dans une grande confusion temporelle, la scne de lÕaccident de voiture de Veracruz, o il tait parti sur les traces de son pre, se rejoue et sÕinverse dans une issue fatale pour sa compagne Peggy. LÕeffroi que suscite cette rencontre la voue lÕchec et vince les mauvais protagonistes. Ce pre qui rsiste mourir se cre une fin honorable par le suicide : Il nÕy aura pas de procs. Clemens Dunkeltal ne sera jug ni pour son dernier meurtre ni pour ses innombrables crimes perptrs dans le pass. Du fond de son fauteuil dÕinvalide, il vient dÕen commettre un ultime en se faisant administrer par lÕun de ses fidles amis un poison qui lui permet de quitter sournoisement la scne sous le masque du charmant monsieur Dhrlich. (M, 229)
La rputation du pre reste intouche. La justice, confondue au rglement de compte personnel, nÕa pu se profiler et permettra Clemens de conserver son impunit dans la mort. Ç A quoi bon vouloir recommencer jouer au justicier ? Magnus a tout perdu pour sÕtre trop fougueusement, prsomptueusement, improvis dtective et vengeur. Il sÕest prcipit avec impulsion dÕun blier enrag fonant sur un obstacle plus dur que son front. È (M, 229). Ë vouloir jouer avec la mort du pre, le fils en rcolte les tristes retombes. Ë vouloir se dgager dÕune figure paternelle lÕidentit fluctuante et tendre un pige un revenant afin de le rvler comme criminel, Ç lÕengrenage des forces relles se prcipite È. La situation a rendu manifeste le fait que Magnus a t moins cras par la disparition de son pre que par ses rapparitions. Comment sÕy retrouver avec ce chant qui appelle lÕenfant, ravive ses souvenirs et le confronte lÕhorreur des actes perptrs. Comme Hamlet, Magnus Ç est coinc entre une identit totale et une identit dtruite. DÕun ct il est submerg, moins par la mre que par la question du pre ; de lÕautre il joue, il matrise, il " suicide " È. 1 Pralablement la rdaction de Magnus, Sylvie Germain avait questionn dans Cphalophores lÕidentit du roi dans Hamlet : de quel roi sÕagit-il ? Le mort ou le vivant, le spectre ou le flon ? Peu importe en vrit, car dans les deux cas le roi est ptri de pnombre, souill de violence, absent-prsent. Du coup la rfrence au roi est tellement quivoque que cette ambigut rejaillit sur chacun. Il semble en effet que nul ne sache au juste qui est qui, qui il est lui-mme, qui est lÕautre, quelle est la pleine part de soi, et quelle, la part dÕaltrit, dÕtranget, love au fond de soi. Il y a toujours quelquÕun la place dÕun autre, et un autre la place de soi, et cela jusque dans la mort. (C, 17)
1
Daniel SIBONY, Avec Shakespeare. clats et passions en douze pices, Paris, Grasset & Fasquelle, 1988. Rd. Seuil, coll. Points/essais n¡496, 2003, p.279.
271
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Dcouvrir pour Magnus ce qui tait cach dans le personnage du pre, lequel ne cesse de se rappeler, de revenir, de disparatre, sous des identits trs diffrentes1, produit un branlement, un jeu de perte et de retournements. Le personnage du pre ne peut se fixer dans une identit, les traits de son visage subissent des transformations, mais toujours, il revient sous une forme reconnaissable qui constitue lÕimage du pre tuer. Ë son polymorphisme correspond sa virtuosit dans le domaine de la monstruosit. Les identits successives dcomposent son personnage fantasmatique en un corps composite qui prend sens.
La figure paternelle en fantme se pose Ç comme une
" nigme " rsoudre, un " puzzle " qui, une fois reconstitu, mettrait fin la hantise È2. La dngation, Verneinung, selon lÕusage freudien consiste pour un sujet formuler des dsirs Ç jusquÕici refouls È et Ç continuer sÕen dfendre en niant quÕi[s]l lui appartienne|nt] È3. Ce procd, que Jean Starobinski nomme Ç lÕquivalent, dgrad, fantomatique, dÕune affirmation È, est lÕÏuvre dans Magnus. Magnus nÕa pas commis le meurtre du pre, pour autant ce nÕest pas pour cela quÕil a cess de dsirer le commettre. Paralys dans son action suite sa remise du billet, le vÏu parricide se dplace sur la personne substitutive du frre dtest. Le drame est dsormais entran vers une fin inexorable bien quÕalatoire, car comme nous lÕapprend La Fontaine, dans un tel cas Ç tel est pris qui croyait prendre È4. Magnus chappe la tentative de meurtre, en revanche, sa compagne Peggy, percute par la voiture, succombe la violence du choc. Le Ç pre-fantme reste lÕobjet dÕun meurtre-fantme perptuellement inaccompli È5 et laisse Magnus nÕtre plus Ç que le tmoin de son propre mfait, de son acte aberrant ; tmoin charge, impitoyable contre lui-mme. È (M, 230). Magnus en conserve une boiterie, marque du faux pas que reprsenterait ce passage lÕacte. Selon Alain Goulet cette Ç boiterie lÕapparente Îdipe aux tendons coups, destin tuer son pre ; mais surtout Jacob, devenu boiteux au terme de sa lutte avec lÕange, sanctionn ainsi pour ses fautes passes mais devenant en mme temps Isral, lÕhritier de la promesse faite Abraham. È6 Nous pensons galement que la difficult marcher chez Îdipe est un vritable 1
Sa nomination fluctuante et alatoire passe par Dunkeltal, puis Keller, puis Helmut Schwalbenkopf, on le pense mort sous le nom de Felipe Gomez Herrera, reviendra sous dÕautres traits et une autre identit Walter Dhrlich. 2 velyne LEDOUX-BEAUGRAND, Ç Filles du pre ? Le spectre paternel chez quelques auteures contemporaines È, Relations familiales dans les littratures franaise et francophone des XXe et XXIe sicles, La figure du pre, op. cit., p.54. 3 Jean LAPLANCHE, J.-B. PONTALIS, Ç (D)ngation È, Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., p.112-113. 4 Jean DE LA FONTAINE, Ç Le Rat et lÕhuitre È, Les Fables, Livre VIII, Paris, Gallimard, coll. Folio n¡2246, 1997. 5 Jean STAROBINSKI, Ç Hamlet et Freud È, prface JONES Ernest (1949), Hamlet et Îdipe, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1969, p. 39. 6 Alain GOULET, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fantmes, op. cit., p.221.
272
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
destin, inscrite dans son nom mme, elle signale lÕenvers des lois de filiation et sa survivance lÕexposition, tandis que la difficult marcher chez Jacob est une possibilit de se mouvoir dans le rel et de se tenir au sein dÕun projet en sachant que le monde ne se rend pas immdiatement. Comme le jeune Îdipe, qui croise son pre au carrefour des quatre chemins, quelquÕun meurt dÕun accident de route dans lÕignorance de lÕidentit de qui est ainsi atteint. Antipodos, Magnus sÕest gar en chemin, appel dornavant Ç le boiteux È par les habitants de sa commune du Morvan, sa dmarche dsquilibre garde trace de sa conduite impulsive, cause de sa perte et de son dsir trbuchant.
II-3.B Les vestales de la mmoire paternelle
Lorsque Eliette Abcassis crit que toutes les femmes Ç sont condamnes au malheur È, elle entend que toutes Ç sont voues se sparer de lÕamour du pre, ce premier homme È1. Un malheur plus grand les attend cependant lorsquÕelles ne parviennent pas sÕen sparer, les figeant Ç interdites dans cet amour
sans
avenir
et
sans
espoir ? È2.
Ainsi
sont
les
filles,
vestales
mlancoliques de la mmoire paternelle, en souffrance dans leur devenir de femme, incapables de tendre leur dsir vers un autre homme. Si la relation au pre a longtemps t pense et crite au masculin mettant sur le devant de la scne le fils, Sylvie Germain prsente quelques filles qui ont maille partir avec la mmoire de leur pre. De son vivant ou aprs la mort de celui-ci, elles se transforment en gardiennes sauvages dÕune maison paternelle peu--peu dsaffecte, ou en gardiennes de la mmoire et du nom du pre dans un amour mortifre, en une tentative dsespre de restaurer ou de crer un signe, un mot, une preuve de son amour leur endroit. Leurs venues au monde semblent ne pas avoir t prcdes par une mise en mots, violence ncessaire qui, comme le rappelle Piera Aulagnier, donne Ç accs au sujet lÕordre humain È3. La fonction tierce est une parade contre la menace de la folie et conduit renoncer un objet dÕamour afin de nouer de nouveaux liens affectifs, sexuels et objectaux, auprs de nouvelles personnes hors du cadre familial. Cette directive maturative, qui contient lÕide de la sparation laquelle doit faire face tout enfant nÕest pas efficiente, comme si lÕinstance de diffrenciation entre ces filles et leur pre nÕavait pas reu de fondement garantissant leur identit de femme. Dans Le Livre des Nuits, la mort prcoce de la mre de Mathilde, alors quÕelle 1
Eliette ABCASSIS, Mon pre, roman, Paris, Albin Michel, 2000. Fethi BEN SLAMA, Ç Transfiguration du pre È, Enfances & Psy, Ç Figures du pre lÕadolescence È, Ramonville-Saint-Agne, rs, 2004, p.101. 3 Piera AULAGNIER, La Violence de lÕinterprtation. Du pictogramme lÕnonc, Paris, PUF, 1975, p.135. 2
273
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
nÕest encore quÕune enfant, dclenche une identification la dfunte et une mise en scne incestueuse qui duplique lÕinceste primordial dans une version fantasmatique. Au chevet de la mre se produit un serment de fidlit sur fond de dsespoir marital. La fille prend en main le destin de son pre et se donne celui dÕassurer son rconfort en portant sur lÕautel familial le sacrifice de la part intime dÕelle-mme. Souhaitant apaiser la souffrance paternelle et prendre une place de restauratrice, Mathilde, du haut de ses sept ans, remet les choses en ordre avec dtermination : elle Ç secou[e] È sa sÏur Margot, cherche Ç relever la tte [de son pre] de force È (LN, 107) et nonce une phrase qui scelle son destin avec la mme conviction que sa grand-mre qui pouvait affirmer sans faillir Ç je suis devenue la femme de mon pre È (LN, 50) : Papa, ne pleure pas. Moi, je suis l. Je ne te quitterai jamais. Jamais, cÕest vrai. Et jamais je ne mourirai È Nuit-dÕOr attrapa lÕenfant dans ses bras et la pressa contre lui. Il nÕavait rien compris de ce quÕelle venait de raconter, - mais, elle, elle savait ce quÕelle venait de dire. CÕtait une promesse, et elle sÕengageait absolument la remplir. (LN, 114)
Mathilde signe un pacte sacrificiel avec elle-mme, formulant un serment avec son pre qui ne lÕentendra pas. La dlicieuse erreur de conjugaison tmoigne de la jeunesse de lÕnonciatrice qui sÕinscrit dans une toute-puissance imaginaire qui dnie la mort. La parole paternelle fige dans le deuil ne peut ramener Mathilde sa place dÕenfant et la dlier du pacte incestueux Ç je ne te quitterai jamais È. La promesse du dsir enfantin nÕest pas entendue, de ce fait jamais refuse, et laisse lÕenfant prendre une place de femme seconde auprs de son pre ds le retour du cimetire. Elle prend Ç en main la tenue de la maison et sÕoccupant de tous. [É] avec rigueur et adresse. È (LN, 117). Mre de substitution des enfants de son pre la mort de ses pouses successives, elle se vit constamment trahie et abandonne par de nouvelles pousailles qui la dpossdent dÕun bien triste trne. Elle assume un double devoir, celui de se conduire en femme-enfant avec son pre et celui dÕendosser le rle de mre lÕgard de sa fratrie. Lorsque NuitdÕOr-Gueule-de-Loup, dans un geste dÕune extrme violence, repousse Mathilde et se relve Ç comme si rien ne sÕtait pass È (LN, 115), il laisse tout jamais Mathilde sur le bas ct de sa route, enferme dans ce pacte fou, voulant occuper une place qui ne lui sera jamais laisse. Mathilde est devenue prcocement un tre de parole, dÕune parole scelle. Capable de la donner son pre dans la folie de la perte, capable de la tenir au-del de son ge, grandissant, vieillissant, femme dÕune seule parole, non entendue, comme perdue :
274
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Mathilde devait effectivement passer sa vie tenir sa promesse quÕelle seule avait entendue [É] sa promesse de veille, et de fidlit sÕtait double dÕune farouche jalousie, comme si elle nÕavait su prendre pour part dÕhritage de sa mre que son amour entier et possessif pour Victor-Flandrin. (LN, 115)
Elle fait de cet acte dÕnonciation un au-del du langage, que John Langshaw Austin nomme un acte performatif1. Mathilde nÕa de cesse de vouloir accomplir lÕaction quÕelle a nonce. tienne Gruillot dit de la promesse quÕelle est un Ç commissif, au sens o lÕon se commet dans ce quÕon dit : en le disant, on le fait, on sÕengage dans lÕaction ; en franais, dire une promesse ou faire une promesse, cÕest une seule et mme choseÉ È2. Si le cÏur de la promesse est le dsir, il sÕagit de savoir qui il appartient : sÕagit-il de celui du pre ou celui de la petite fille Ïdipienne, qui dans un lan dÕamour se charge de prendre soin de son pre et de remplacer sa mre auprs de lui. La promesse a fait fi du temps, elle suppose que rien ne changera et que le pre conservera en mmoire cet lan vertueux. La promesse, poursuit tienne Gruillot, est considre comme Ç une vertu que si elle est mdit au sens dÕAristote : juste milieu entre lÕenttement et lÕinconsistance, entre lÕobstination et la versatilit de lÕenfant. " La fidlit dans la sottise est une sottise de plus " , annonce Janklvitch. È3. Le philosophe du langage Dany Robert Dufour lÕexprime ainsi : Ç Une promesse est faite pour nÕtre pas tenue. Elle est toujours tenue puisquÕelle est renouvele, mais parce quÕelle est renouvele, elle nÕest jamais tenue È 4. Pour Anne Dufourmantelle, elle ne peut tre que si elle est dnoue et dsavoue, le dsaveu tant, dans cette situation : le lieu o le sujet sÕinscrit hors le sacrifice auquel il prend part. CÕest pourquoi un serment est dj un parjure, ne serait-ce que parce que du temps sÕinterfre. Il y a toujours un reste, un morceau infracturable de nuit, que Lacan avait choisi dÕappeler Ç rel È en lui rendant, contre lÕusage habituel du mot Ç ralit È, dont il est issu, un espace blanc, un espace de surdit, avec le risque de sÕy trouver sidr. [É] le serment est unique que parce quÕil porte en soi, la possibilit, je dirais mme la ncessit du parjure, de la trahison, de lÕeffacement, de lÕoubli.5
Mathilde qui a prt serment sÕest sÕengage dans son dsir parce quÕil donne Ç foi È sa parole qui devient sacre, intouchable, inviolable, aimante et fidle jusquÕ la mort. Elle voudrait que son pre soit en dette envers elle, or, lorsquÕil reprend femme, cela sÕimpose comme une trahison impardonnable Ç - et cette trahison lÕgard de sa mre rejaillissait sur elle qui sÕtait dclare garante du 1
John Langshaw AUSTIN, How to Do Things with Words (1962), Quand dire, cÕest faire, premire confrence, Paris, Le Seuil, 1972. 2 Etienne GRUILLOT, Petites chroniques de la vie comme elle va, Paris, Seuil, 2002, p.98. 3 Ibid., p.102. 4 Dany-Robert DUFOUR, Lacan et le miroir sophianique de Boehme, Paris, EPEL, 1998. 5 Anne DUFOURMANTELLE, La Sauvagerie maternelle, op. cit., p.54.
275
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
souvenir de la morte. [É] A partir de ce jour elle ne sÕadressa plus son pre quÕen le vouvoyant È (LN, 134). Comment Mathilde peut-elle, aprs la culpabilit souffrante du dsir Ïdipien ralis, supporter ou aimer une nouvelle femme qui prend une place sexuelle tangible auprs de son pre ? Elle nÕa de cesse de dfendre sa place face lÕarrive de ses nombreuses belles-mres successives, tout en vivant une division intrieure laquelle nous pouvons trouver une similitude avec la description que Lieve Spaas propose au sujet de la sÏur de Bernardin de Saint-Pierre. La jeune fille connat une double identification, Ç celle la mre qui devient faille et o la jouissance fait dfaut et identification la belle-mre, qui par contre, reprsente la jouissance interdite. Aussi longtemps quÕelle vit avec son pre, elle a pu vivre cette double identification de faille et de dsir de jouissance. È1 Les femmes du pre suscitent lÕÇ aversion È (LN, 138) de Mathilde, elles ne peuvent occuper que le Ç versant sale, proscrit et illgal du tabou de lÕinceste et de la sexualit È2. La jalousie couve sous la cendre comme charbons ardents, elle enferme Mathilde dans la nuit de la rancÏur et de la frustration. Lorsque Mathilde sÕoppose lÕarrive de Ruth, Nuit-Gueule-dÕOrGueule-de-Loup prononce une parole qui redistribue les places, et pose le pre comme matre de son propre destin amoureux : Ç Mathilde ! coupa Nuit-dÕOrGueule-de-Loup dÕune voix assourdie par la colre, je tÕordonne de te taire ! Je suis encore ton pre. È (LN, 245). Cette parole enfin libre par lÕamour de Ruth qui invite Ç la parole Ð une parole continue, libre de tout secret, et pleine dÕallant. È (LN, 247), sÕnonce trop tardivement. Cet homme, peu disert avec ses autres pouses, nÕa pas su en tant que pre faire cesser le fantasme incestueux Ïdipien lorsquÕil tait encore de lÕge de Mathilde, afin de le symboliser et dÕouvrir sa fille Ç aux sublimations de la culture È3 selon les termes de Jol Clerget. LÕautomutilation que Mathilde sÕinflige met un terme ce temps du fminin et de la sexualit. Alors elle sÕtait leve et avait couru en chemise de nuit, pieds nus, hors de la maison et sÕtait roule dans la neige jusquÕ ce que tout le froid de la nuit la pntre et la glace. Elle avait frott la peau de ses seins, de son ventre, de sa nuque et de ses reins avec des morceaux de neige verglace. Puis, lorsquÕelle avait senti tout le sang de son corps refluer au plus profond dÕelle-mme et sÕimmobiliser, elle sÕtait excise dÕun coup dÕarte de caillou. (LN, 197)
1
Lieve SPAAS, Ç Catherine et Bernardin de Saint-Pierre : lÕÎdipe adelphique È, ros Philadelphe, frre et sÏur, passion secrte, op cit., 1992, p.99. 2 Valrie LAFLAMME, Hlne DAVID, Ç La femme a-mre : maternit psychique de la martre È, Revue Franaise de Psychanalyse, Ç Familles dÕaujourdÕhui È, op. cit., p.108-118. 3 Jol CLERGET, La Main de lÕautre, Ramonville Saint-Agne, Ers, 1997, p.106.
276
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ce qui peut amorcer pour une fille son devenir femme, ce sont ses rgles, sang issu de la transformation de son corps. Aprs la mutilation de sa vulve et lÕanantissement, selon lÕantique croyance des humeurs, du principe chaud du sang menstruel par le froid et lÕeau, elle sÕen retourne pour vivre auprs de son pre, besogneuse, comme un tre neutre, une femme non close son panouissement. Si lÕautomutilation peut tre rapproche des crmonies dÕinitiation dcrites par Bruno Bettelheim1 pour matriser le dsir incestueux2, nous pensons quÕelle vise empcher toute promesse de plaisir qui pourrait surgir avec un autre homme afin de ne pas faire ombrage son pre. La mutilation fige les pulsions sexuelles et fixe Mathilde dans un
rle de
commandeur, gardienne de la mmoire familiale. LÕamnorrhe dont elle est atteinte voque lÕimage dÕune misrable tentative de troc, Ç sang pour sang È, fminit contre survie É qui dtruit le lieu commun de lÕorigine. Le silence paternel, identifiant la fille la mre et un tre tout-puissant, nÕest pas venu librer Mathilde de la confusion dans laquelle lÕa plonge la mort de sa mre, trop tt disparue. La parole de la fille nonce pour consoler son pre cre un monde clos, sans altrit. LÕamour du pre ne sÕest pas fait connatre, ne sÕest pas fait entendre. Denis Vasse crit que, Ç [f]aute dÕtre entendue et symbolise par des mots qui sÕchangent et rvlent la joie partage, la violence passionnelle reste tapie comme un monstre au cÏur du mutisme. È3 La fille sÕest tourne vers son pre, a attendu un certain regard, quelques mots de sa part qui auraient pu lui permettre de ngocier son accs sa fminit pour consommer la rupture avec le maternel. Or, ce regard vient manquer, Mathilde nÕest pas vue, elle reste comme invisible. Sa boulimie scopique, qui sÕexprime tout dÕabord discrtement, se clame ensuite dsesprment lors de la dissmination de la famille : Ç Un mot se dtacha et se mit claquer plus fort que les autres. Pre. PreÉ preÉ Mais son pre ne la regardait pas, peut-tre mme ne la voyait-il pas. È (LN, 287). Souffrante Mathilde, oublie mais tenace Antigone, qui veut enterrer ses morts aprs le passage de lÕarme allemande, alors que la terre est gele et le pre terrass : Ç Pre. Tous ces corps. Creuser. È (LN, 287). Son personnage devient le centre dÕun monde clos impermable la parole qui le fonde, ce Ç monde nÕest plus un univers mais un puzzle dont les lments sont tenus ensemble sous la pression dÕun cerclage contraignant, et non dans lÕouverture un unique esprit. È4. Ë la fin de sa vie, la solitude et lÕtat de misre de sa vie affective font
1
Bruno BETTELHEIM, Les Blessures symboliques, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1971. Isabelle DOTAN indique que Ç lÕexcision [É] lÕempchera de commettre lÕinceste avec son pre, corrigeant ainsi la faute dont il est lui-mme le fruit. È, Les Clairs-obscurs de la douleur. Regards sur lÕÏuvre de Sylvie Germain, Namur, Les ditions Namuroises, 2009, p.98. 3 Denis VASSE, Inceste et jalousie, op. cit., p.237. 4 Ibid., p.237. 2
277
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
irruption, lorsque la jouissance du dvouement ne suffit plus compenser le fiasco du dsir propre et de lÕamour inconsol : Mais quelle avait t au bout du compte sa rcompense pour tant de fidlit ? Ð Rien quÕindiffrence et trahisons. [É] Mais pourquoi, dis pourquoi, Tu ne mÕas jamais aime, ni toi, ni personne ! Ha ! Je suis l, et personne pour le savoir, pour mÕaimerÉ (LN, 292)
Alors que Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup meurt dans lÕvocation de tous les siens, aims et disparus rconcilis, Mathilde vit une incommensurable terreur. Envahie par une Ç terreur dÕenfant È dans une drliction la plus totale, le chagrin et lÕabandon, quÕelle nÕa pu ressentir ni exprimer lors du dcs de sa mre, sÕengouffrent dans les vannes ouvertes par la mort de son pre : lui faudrait-il donc mourir, elle aussi, pour que son pre, enfin, la prenne dans ses bras et la console de cette immense peine qui lui faisait si mal ? Lui fallait-il mourir ? (LN, 288)
LÕimage la plus pathtiquement expressive est sans doute celle o elle tranche le lieu du souffle et de la parole avec un ustensile cens librer les mots emprisonns au cÏur des pages colls dÕun livre : Ç Elle touffait. Alors la sensation dÕtouffement se fit soudain si forte en elle, quÕelle se saisit dÕun coupe papier pos sur la commode et se trancha net la gorge. È (NA, 383). LÕabsence intolrable du pre a rendu toute la vie irrespirable, le suicide sÕimpose alors comme le Ç triomphe final sur le nant de lÕobjet perduÉ È1. Mathilde suit son pre dans la tombe, dfinitivement seule.
Si Mathilde se voue la chastet et se charge dÕentretenir le feu sacr du nom paternel, Claude Corvol restaure le vcu de lÕabandon paternel par une formation ractionnelle qui la place dans une fidlit sa mmoire. Curieux retournement dÕune fille en souffrance dÕamour, qui se vit comme celle qui a abandonn et qui doit tre pardonne dÕtre alle dans les bras Ç dÕun autre homme È, quÕelle nÕa pourtant ni dsir, ni aim. Rien de plus terrible que ces filles qui maintiennent cote que cote un lien parental dans lÕoubli total de leur vie de femme. Claude travaille dmler les fils dÕun abandon maternel, dcouvrant sans cesse dÕautres accrocs dans son histoire. La reconqute dÕune vie, qui illusoirement lui semble tre nouveau accessible, passe par le retour au nom paternel : Ç Elle reprendrait son nom, ce nom chu du corps de son pre, ce nom en dshrence. Corvol. È (JC, 156). Suffit-il de changer de nom pour Ç quitter È son pre et devenir la femme dÕun hommeÉ ? En pousant Marceau, Claude est reste une
1
Julia KRISTEVA, Soleil noir. Dpression et mlancolie, op. cit., p.18.
278
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Corvol, une trange trangre pour la communaut villageoise. Suffit-il de reprendre son nom pour redevenir la fille de son pre ?
CÕest ce que semble
croire Claude, dupe de la prcarit de ce subterfuge. Ç Devient-on jamais quelquÕun dÕautre, efface-t-on quelque chose que lÕon a t ? È1 se demande Nadine Vasseur. Le nom de Mauperthuis nÕa t quÕun nom dÕemprunt, port comme un costume mal taill, dans lequel elle nÕa pu se mouvoir. Se sentira-telle mieux dans ce qui ressemble un nom linceul, dans lequel, elle veut se blottir avec son frre, inexorablement fixe dans une vieille enfance ratatine. Ç Claude tenacement reprenait possession de son nom. L, face au cercueil de son pre, face au grand drap de velours noir o luisait le doux clat dÕargent de sa lettre initiale. C comme Claude Corvol. È (JC, 152). Ce faisant elle annule son mariage et tranche ce qui la reliait sa fille. Elle revient une antriorit o rien de tout cela nÕaurait exist puisque Ç tout recommencera È (JC, 156). Claude ancre sa mmoire dans une douleur dÕenfant abandonne et tente de revenir son enfance pour mieux la rejouer ; rgression illusoire une priode dÕavant son mariage, un tat avant sa maternit, un temps que pre et fille auraient partag dans la quitude. Elle protge ainsi son pre de toute agressivit et dÕventuels reproches. Idalise, la figure paternelle lui permet de ne pas se sentir compltement dlaisse et favorise lÕlaboration dÕun scnario sur une enfance qui aurait t douce et lgre. Claude, dans sa pit filiale, devient le tombeau dÕun pre qui a prsent ses enfants le corps dÕun homme vaincu, terrass par la culpabilit pour avoir assassin sa femme, la mre de ses enfants. LÕinstallation dans la maison paternelle dpasse largement lÕutilisation dÕune btisse familiale. Il ne sÕagit pas de lui prter une nouvelle vie mais de sÕy clotrer pour enterrer jamais son corps et son devenir de femme dans une mmoire paternelle qui nÕouvre aucune altrit. Elle prend le relais dÕun pre qui sÕtait lui-mme enferm vivant : Ç Il ne sortait plus [É] ne recevait personne. Il vivait en reclus dans sa maison È (JC, 56), au point que lÕon pourrait se demander, en paraphrasant J.-B. Pontalis, sÕil avait quand il mourut, Ç retrouv un berceau ou sÕil tait dj depuis longtemps dans son cercueil È2 . QuÕen est-il de ses maisons dÕenfance quÕil faudrait conserver comme un souvenir du temps jadis qui pourrait se fragmenter si on ne lÕimmobilisait pas ? De ses maisons dÕenfance dans laquelle il faudrait retourner vivre, pour trouver, inchang, un bien dÕautant plus prcieux quÕil est imaginaire ? Le pre Claude pourtant lui avait donn le ton et montr la voie, sa vie ne serait quÕun long chtiment. Ë sa mort, Claude Corvol ne peut natre une nouvelle vie, elle 1
Nadine VASSEUR, Le Poids et la voix, Paris, Le temps quÕil fait, 1996, p.107. J.-B. PONTALIS, Ç LÕHomme immobile È, Le champ visuel, Nouvelle Revue de Psychanalyse, n¡35, 1987, p.21. 2
279
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
renonce tout mouvement et se fige pour loigner la scne du meurtre maintenue forclose. Son entreprise est de contourner ce qui risquerait de rveiller un vcu terrorisant. Empche tre pour soi et pour lÕautre dans un rel investissement, elle reste la trace mmorielle dÕun deuil jamais impossible dÕune mort innomme. En lÕabsence dÕune parole qui nÕa pu tre mise pour quÕelle survive au dsastre, elle intriorise un manquement dont elle nÕa pourtant pas t coupable. Claude Corvol assume son appartenance filiale en offrant un corps, le sien, advenu son tour cercueil. Peut-on dire quÕelle ressent la mme affliction que Cordelia prouve pour son pre ? Ç CÕest pour toi bless que je me sens abattue. È (Acte V, sc.3).
Les pres dans leur absence, dans leur silence ont englouti leurs filles dans un attachement des plus mortifres. Elles font corps avec les maisons et les chambres, Ç cette chambre [É] CÕest mon corps. Mon corps de bois sombre È (NA, 123) pense Mathilde ; se fondent dans leur mort en se revtant dÕun linceul pour ctoyer la jouissance dÕune noce ainsi consomme : Ç De ce grand drap de velours noir qui ensevelissait son pre elle ferait sa nouvelle robe dÕpouse. pouse de la mmoire des morts. È (JC, 157). Ce vertige incestueux des plus morbide permet la fille de sÕapproprier la chambre du pre et de se coucher dans un lit qui semble encore conserver les irrsistibles traces des treintes et des derniers soupirs Ç o elle et tous ses frres et sÏurs avaient t conus, taient venus au monde, et o sa mre avait rendu la vie un matin de printemps. Ce lit trois fois souill par les nouvelles amours successives de son pre infidle È (NA, 55). Quelle est glaciale cette fable de la transgression qui se replie dans le refuge dÕune mmoire qui se referme comme un cercueil ! : Ç Elle tait prisonnire dans sa chambre ; dans la chambre si vide o rsonnait plus que jamais lÕabsence de son pre. È (NA, 383). Alors que Claude pouse Ç la mort de son pre È et fait sonner le piano Ç tombeau-sorcier È (JC, 157), Mathilde meurt la mort de son pre. Le Ç couper È avec la situation familiale infantile ne consiste pas dnier, ni refouler, encore moins prtendre annuler le pass, mais cesser de faire du systme relationnel ancien le moteur principal du fonctionnement affectif, tout en intgrant les aspects narcissiques avantageux dans le courant de la satisfaction libidinale objectale, cratrice de liens nouveaux et de capacits nouvelles. La loi qui, pour saint Paul, Ç fait le pch È, prside pour Jacques Lacan lÕordre symbolique. Les filles peinent lÕaccomplissement dÕune mancipation paternelle. Les personnages de Mathilde et de Claude exposent les moyens mis en Ïuvre pour parer lÕimpossibilit dÕaccomplir une vie de femme et de renoncer un espoir dÕattachement illusoire. Claude comme
280
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Mathilde ont une dimension transgressive dans lÕexpos de leur farouche volont de ne pas renoncer au vÏu amoureux de lÕenfant qui devient la quintessence mme de leur dsir. Toute nouvelle perspective dÕune relation autre que paternelle est irralisable et interdite de reprsentation. Dans LÕEnfant Mduse, Lucie agit autrement, lorsquÕelle amnage la maison paternelle, elle sÕefforce de faire sienne Ç une maison quÕelle avait pourtant tellement hae È par des travaux. Seul lÕappentis du pre, jadis lieu de son retrait et de son absence, chappe la rnovation, Ç Tout y est rest en lÕtat dÕautrefois È (EM, 271), comme si quelque chose encore restait en souffrance et chappait la restauration et lÕembellissement. Cette greffe que les filles, fussent-elles adoptives, veulent faire prendre dans le sillon paternel, donne leur existence Ç des relents de fadeur È qui oblitrent lÕclosion de leur vie. Eva, qui a suivi Brum dans sa retraite Ç un peu sauvage [É] quelque part en province È aprs sa mise lÕcart de lÕuniversit, vit avec lui Ç en solitaires, entours de livres et de silence È (ES, 114). Elle fait Ç ses cts office de servante, de dame de compagnie, de secrtaire, et prsent de sÏur de charit È (ES, 23).
II-3.C Une prsence apaise
LÕabsent cependant nÕest pas forcment fig, son portrait, tel celui de Georges Brynx, peut remplir des fonctions diverses, fluctuantes selon les personnes. Il offre un souvenir ouvert au dsir et la mmoire des diffrents membres de la famille, celle : du Pre invisible veillant sur ses enfants, celle du Fils prvenant le nouveau-n quÕil fut de sa mort venir en pleine force de lÕge, ou, plus modestement, celle dÕun bon ange protgeant la famille Brynx ? Tantt lÕune tantt lÕautre, selon lÕimagination souffrante et le pouvoir de sublimation de chacun. Aucune des trois pour Sabine Ð non quÕelle soit dnue dÕimagination, mais le drame fut dÕune telle trivialit quÕil lui est difficile de le magnifier. (In, 25)
CÕest avec cette douceur de la mmoire apaise et aimante que Sylvie Germain voque son pre deux reprises dans son Ïuvre. Par sa maladie et sa mort dans La Pleurante des rues de Prague, par lÕvocation de sa douce prsence dans lÕouvrage Voies de pres voix de filles, qui runit, selon le souhait dÕAdine Sagalyn, les textes de quinze femmes crivains qui parlent de leurs pres avec le projet de leur permettre dÕexplorer par lÕcriture Ç lÕempreinte de son pre sur sa perception du monde, tenter de circonscrire ou de rvler ce qui existe et perdure en elle de cette relation È1. Ce rcit a t repris et intgr dans Le 1 Adine SAGALYN, Ç Avant-propos È, Ç Kalidoscope ou notules en marge du pre È, Voix de pres, voix de filles, Adine Sagalyn (d.), Paris, Maren Sell & Cie, 1988, p.8.
281
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
monde sans vous, crit peu aprs la disparition de la mre de lÕauteure. Ce livre, Ç double pome en prose È, compos de textes dÕpoques diverses, runit en un unique tombeau polyphonique le pre et la mre disparus. Sylvie Germain plante deux stles proches lÕune de lÕautre, qui se font cho dans la discrtion des murmures intimes des chants des potes qui les entourent, les bercent et maintiennent le dialogue au-del de leur mort. Dans les morts ou les sparations,
crit
Michel
Schneider,
Ç ce
nÕest
pas
lÕabsence
qui
est
insupportable, cÕest la prsence [É]. Une prsence comme celle des objets hallucins, une prsence dont on ne peut rien faire, dont on ne sait se dfaire, parce quÕil nÕy a plus de lien. È1. Avec les romans qui voquent le souvenir des tres chers, les romanciers essayent de faire taire les ombres, sans les admonester, sans les congdier, pour tmoigner ainsi de lÕamour qui perdure tant que bat encore le souvenir dans le cÏur des vivants. Ç LÕcriture joue le rle dÕun rite dÕenterrement È, crit Michel de Certeau, Ç elle exorcise la mort en lÕintroduisant dans le discours. DÕautre part, elle a une fonction symbolisatrice [É] : Ç marquer È un pass, cÕest faire une place au mort [É] et par consquent utiliser la narrativit qui enterre les morts comme moyen de fixer une place aux vivants È2. Dans un entretien radiophonique Sylvie Germain raconte : Ç aprs la mort de mon pre, jÕavais envie dÕcrire quelque chose sur lui et autour de lui, et finalement je nÕy suis pas arrive. È3 CÕest avec le retour dÕune image Ç dÕune femme grande et claudicante È que sÕest impose lÕapparition de Ç lÕimage de mon pre È fcondant ainsi lÕouvrage venir.
Sylvie Ducas4, dans son article
Ç Pre ou fils de ses Ïuvres È, souligne que : le corps paternel est rarement dcrit, mdiatis le plus souvent par des rcits dÕautres agonies ou enterrements, ceux de proches qui ont ctoy le mort, comme chez Rouaud ou Bergounioux [É] Quant il est abord de faon frontale par la narration pour voquer son agonie, il apparat comme ce grand corps malade rduit une mcanique grippe, de la chair souffrante bout de souffle, proprement inanime, comme chez Annie Ernaux5 ou Jean Rouaud6.
Ainsi en est-il pour Sylvie Germain qui, dans un fragment autobiographique de la sixime apparition de La Pleurante des rues de Prague voque la maladie et le dcs de son pre : Ç un homme qui gisait alors dans un lit mille kilomtres de l, le corps rompu par la maladie. Un homme atteint dans son souffle et ses
1
Michel SCHNEIDER, op. cit. Michel DE CERTEAU, LÕcriture de lÕhistoire, op. cit., p.118. 3 Sylvie GERMAIN, mission Ç Panorama È de Michel BYDLOWSKI, Radio France, France Culture, 27 mai 1992. 4 Sylvie DUCAS, Ç Pre ou fils de ses Ïuvres È, Relations familiales dans les littratures franaise et francophone des XXe et XXIe sicles. La Figure du pre, op. cit., p. 176. 5 Annie ERNAUX, La Place, Paris, Gallimard, 1984, p.107. 6 Jean ROUAUD, Des Hommes Illustres, Paris, ditions de Minuit, 1993, p.110. 2
282
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
os. [É] Toute la lutte muette de cet homme couch, clou entre deux draps, sa lutte contre la mort, se rvla [É] È (PP, 55). Elle participe, au mme titre que les romanciers tudis par Sylvie Ducas, ce quÕelle nomme Ç lÕellipse gnralise du cadavre du pre È. LÕenveloppe corporelle phmre poursuit un principe de dcomposition qui adopte la rhtorique chrtienne, Ç prsent que son corps se dsincarne, se disloque dans la nuit et le froid de la terre, que son visage tombe en poussire È (PP, 57). Dans un autre ouvrage consacr Bohuslav Reynek, le corps apparat travers la mtaphore de lÕarbre qui, Ç rompu, gisant sur le sol, a la mme puissante expression quÕun corps humain, tendu, ptrifi par la mort Ð mais non ananti. [É] "dpouille vitale", car le corps condense alors en lui toute criture dÕune vie qui vient dÕexpirer son dernier mot au terme dÕun rcit qui fut plus ou moins long [É] È (BR, 125). La disparition nÕempche pas que la part spirituelle rsiste la mort ou possde quelque
nergie
pour
la
traverser.
Le
principe
spirituel
du
dfunt,
mystrieusement engag dans une forme dÕexistence, se dploie dans une dimension cache ou oublie de la vie qui donne au Ç quotidien temporel une part dÕternit, souvent enfouie È1. La mmoire du pre est possible grce aux fragments contenus dans la mtaphore du kalidoscope, dont la beaut qui chappe ne peut se cerner que par le jeu des variations lumineuses et formelles. Rien dÕclatant, de fig ou de triomphant dans la simplicit dÕune Ç beaut enfouie, diffuse, et dÕautant plus vivace quÕelle se tient secrte [É] qui nÕest nullement de lÕordre de la splendeur et de la force mais qui procde dÕune constellation dÕinfimes je-ne-sais-quoi, simples et doux. È2. LÕimage premire et fondatrice du pre est en dcalage avec la reprsentation traditionnelle, elle Ç nÕest pas close, ni fixe, ni acheve surtout. CÕest une image ouverte, plurielle, toujours en marche È3 qui se nourrit de mtaphores surprenantes plus traditionnellement associes la fminit, Ç une image vgtale qui bouge imperceptiblement selon la lumire qui tourne autour dÕelle et qui parfois lÕenserre, lÕblouit, parfois sÕestompe, tremble. È4 Demandant de la distance et la diversit des points de vue, elle se manifeste par le Ç trop È qui ncessite une apprhension dlicate en douces couches successives. Car parler de son pre nÕest pas une dmarche facile, quelque chose, comme une pudeur Ç retient de parler directement de [s]on pre È5. Quand il sÕagit dÕcrire sur celui-ci lÕauteure se situe, non pas dans la clbration, mais dans lÕvocation qui invite au dcentrement pour permettre lÕapproche dÕune beaut Ç trop intime pour 1 2 3 4 5
Henri BOURGEOIS, Ç La vie ternelle È, Encyclopdie des religions, op. cit., p. 1921. Sylvie GERMAIN, Ç Kalidoscope ou notules en marge du pre È, op. cit., p.53. Ibid, p.54. Ibid. Ibid.
283
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
sÕavouer de plein front et qui en appelle aux dtours È1. Ce nÕest pas par la luminosit clatante et aveuglante que sÕvoque le pre, mais par le biais de la fresque Le Songe de Constantin du cycle de la Lgende de la Croix de Piero della Francesca, dont les couleurs oscillent du rose ple au vert bleut et lÕocre orang. Ç Les formes, toujours monumentales, ne psent pas ; elles se dploient avec grce È. LÕempereur, figure majestueuse du pouvoir, est endormi et
Ç ouvert È la promesse de lÕannonce de lÕange. Le souci de la juste perspective et du bon clairage tmoigne de la volont de superposer Ç les regards, les visions È et de proposer Ç une criture de glissements et de surimpressions È2. Le pre offre ainsi son souvenir dans la libert de lÕvocation et peut survivre la fiction filiale. Pour assimiler une voix paternelle encore est-il ncessaire que cette voix soit altrit, substance et diffrence, pour se reposer dans un lieu autre que le corps de sa fille. Contrairement Mathilde et Claude, la filiation ne se situe pas dans une perspective de Ç prise de corps È3 mais dans Ç lÕacceptation dÕune temporalit la fois linaire et fragile : ligne sur laquelle les fondateurs disparaissent pour laisser place aux hritiers. È4. Le pre sÕprouve pleinement dans ce rle de transmission et de lien qui permet de lguer sa descendance ce quÕil a reu en hritage : Il y avait tant de visages et de voix de dfunts dans les plis de sa robe. Et dsormais il y a, parmi cet immense peuple de dfunts qui sommeille dans ses haillons, le visage et la voix de mon pre. [É] Dsormais il y a le visage, le sourire et la voix de cet homme qui en tout me prcde, - en la vie, en la mort. [É] Dsormais. Et cÕest ainsi que nous vivons : de dsormais en dsormais. (PP, 109).
1
Ibid., p.56. Ibid. 3 Monique SCHNEIDER, Le Trauma et la filiation paradoxale, Paris, Ramsay, 1988, p.13. 4 velyne LEDOUX-BEAUGRAND, Ç Filles du pre ? Le spectre paternel chez quelques auteures contemporaines È, Relations familiales dans les littratures franaise et francophone des XXe et XXIe sicles. La Figure du pre, op. cit., p.52. 2
284
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
III Ð LA PAROLE DES PéRES, DU FRACAS AU FIN SILENCE O as-tu mal ? Pas de rponse - As-tu mal ta tte, tes paules, ton dos ? Un moment de silence : - Ah non, madame ! moi, jÕai pas mal des choses. - Alors quoi as-tu mal ? - Ah oui, jÕai mal mon pre. 1
III- 3 Une parole qui se fige III-3.A Le descendant de Zacharie Sylvie Germain nous enseigne que le silence se glisse dans les plis de lÕorigine et de lÕaccueil. Dans son article Ç Blasons de la paternit È elle prsente ce qui dans les vangiles constitue, selon elle, des figures remarquables de la paternit : mentionnes fugacement, voiles de discrtion, certaines ne portent mme pas de nom. Des figures paternelles qui passent ainsi que des toiles filantes et dont lÕintensit lumineuse, premire vue assez faible lors de leur apparition dans le texte, sÕaccrot et sÕaiguise indfiniment aprs leur passage. 2
De nombreux pres silencieux, au verbe taiseux, la prise de parole parcimonieuse, sont reprsents dans les crits de Sylvie Germain. Certains sÕloignent du langage par simple dfiance, dÕautres en raison dÕun dfaut de positionnement, dÕautres enfin par discrtion. Marque par le silence, cette parole est parfois simplement suspendue pour laisser place lÕautre. En cela, le premier pre du dyptique germanien peut sÕinscrire dans la gnalogie de Zacharie que
Sylvie Germain
prsente par
un
dsir de paternit Ç en
souffrance È. Alors que son Ç pouse lisabeth est strile et tous deux sont dj 1 2
Franoise DOLTO, Lettres de lÕcole Freudienne, 22, 1977, p.492. Sylvie GERMAIN, Ç Blasons de la paternit È, op. cit., p.207.
285
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
gs È, Ç soudain lÕinespr survient : un ange lui apparat pour lui annoncer que sa longue prire a t exauce, lisabeth va enfanter un fils. Sur le coup, cÕest moins la joie qui lÕenvahit que la surprise, le doute mme. È1 Ce mme doute est prsent lÕorigine du Livre des Nuits alors que la maternit dfectueuse de Vitalie est miraculeusement vaincue. Lorsque, riche dÕun savoir ancestral, elle sait quÕelle est enceinte et annonce que son enfant vivra, son mari ne la croit pas : Ç Tais-toi donc, malheureuse, rpondit lÕhomme en se retournant vers le mur, ton ventre nÕest quÕun tombeau qui ne peut rien engendrer. È (LN, 20). Ainsi, ce nÕest pas la mre qui balaie la paternit, mais bien lÕhomme lui-mme qui impose le silence sa femme, silence qui retombera sur lui une fois devenu pre. LÕannonce qui lÕimpliquait, cÕest--dire qui lÕengageait
dans
lÕacte
dÕune
parole
fconde,
est
balaye.
Il
refuse
autoritairement de se laisser saisir par le dire dÕune femme qui le place symboliquement une place possible de pre. La seule parole que le pre prononce dans ce roman est celle dÕune dngation et la dsignation mortifre du lieu des origines. Cette mise en doute des capacits de la femme fait cho aux propos du pre de LÕEnfant de sable de Tahar Ben Jelloun qui, en mal dÕhritier mle, dit un jour la mre de ses enfants : Notre malchance, pour ne pas dire notre malheur, ne dpend pas de nous. Tu es une femme de bien, pouse soumise, obissante, mais au bout de ta septime fille, jÕai compris que tu portes en toi une infirmit : ton ventre ne peut concevoir dÕenfant mle ; il est fait de telle sorte quÕil ne donnera Ð perptuit Ð que des femelles. 2
Aux nombreux propos de disqualification et de doute ports sur la qualit de la matrice, aux sentences de rpudiation, rpond la parabole du figuier infertile qui souligne, selon la lecture de Sylvie Germain, ce souci constant Ç de faire crdit lÕautre, encore et encore, pour quÕil se rtablisse dans la droiture, la dignit. Mais une telle restauration exige la collaboration pleine et soutenue de lÕintress È3 : Un homme avait un figuier plant dans sa vigne. Il vint chercher du fruit sur ce figuier, et nÕen trouva pas. Il dit alors son vigneron : Ç Voil trois ans que je viens chercher du fruit sur ce figuier, et je nÕen trouve pas. Coupe-le. Ë Quoi bon le laisser puiser le sol ? È Mais le vigneron lui rpondit : Ç Seigneur, laisse-le encore cette anne, le temps que je bche autour pour y mettre du fumier. Peut-tre donnera-t-il du fruit lÕavenir. Sinon, tu le couperas. (Luc, 13, 16-9).
LÕirruption de la naissance met un terme au doute et laisse place la stupeur et lÕmerveillement : Ç Vitalie mit au monde sept enfants mais le monde nÕen lut 1
Ibid., p.205. Tahar BEN JELLOUN, LÕEnfant de sable, Paris, Le Seuil, 1985, p.21. 3 Sylvie GERMAIN, Ç SÕinterroger sur soi-mme È, Le supplment de La Vie Ç En route vers Pques avec Sylvie Germain È, La Vie, n¡3210, 8 mars 2007, p.53. 2
286
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
quÕun seul Ð le dernier. [É] Par sept fois, lÕenfant cria [É] et par sept fois [le pre] sentit son cÏur sÕarrter [É] È (LN, 19-20). La rptition du chiffre sept place cette naissance dans la ligne des contes et du rcit biblique1. Lorsque le pre se rend au chevet de sa femme qui vient dÕaccoucher et prend son fils dans ses bras, la parole sÕabsente devant Ç le petit corps nu È qui Ç pesait un poids immense. Le poids du monde et de la grce. È (LN, 20). Les mots dsertent : Ç il ne trouva aucun mot, ni pour la mre ni pour lÕenfant comme si les larmes quÕil venait de verser lÕavait lav de tout langage È (LN, 20). Le pre se trouve, tel Zacharie Ç frapp de mutisme par lÕarchange Gabriel sitt que lui fut fait lÕannonce de sa prochaine, et si inespre, paternit È (C, 92), comme si la prophtie de lÕange, Ç Voici que tu vas tre rduit au silence et sans pouvoir parler jusquÕau jour o les choses arriveront pour ce que tu nÕas pas cru mes paroles, lesquelles sÕaccompliront en leur temps È2, se dposait sur sa destine. Bndicte Lanot indique que ce mutisme Ç peut bien tre celui de la sidration de la joie, des pleurs de joie Ð voire un symptme hystrique -, mais cÕest aussi le chtiment symbolique ou une preuve qualifiante comme dans Les Douze frres ou Les Six cygnes de Grimm [É]È3. Le symptme hystrique de conversion est une proposition intressante quand on sait que les pres germaniens traversent physiquement le vcu de leur paternit, renversant ce qui, de la plus haute antiquit, et en particulier chez Hippocrate, dsignait les troubles nerveux que lÕon observait chez les femmes qui nÕavaient pas eu de grossesses et abusaient de plaisirs vnriens. La paternit se parle alors en silence, car la parole nÕest pas quÕune affaire de mots, cÕest aussi celle dÕune parole donne, et dÕune parole reue, qui inscrit lÕengagement en se donnant audel des mots. Le monde animal et vgtal frmit la naissance de lÕenfant, Ç son cri affola les chevaux serrs les uns contre les autres È (LN, 20) et bouleverse lÕassise paternelle. La rencontre avec le nouveau-n, qui contient le cÏur de la rencontre, peut tre rapproche de Ç lÕinstant dÕapparition/vision È qui Ç ne concide jamais exactement avec le moment de reconnaissance nommante et identifiante È (PV, 39). Son arrive place le pre en prsence de lÕaltrit qui, selon Levinas, Ç fend le temps dÕun entre-deux infranchissable "lÕun" est pour lÕautre dÕun tre qui se dprend, sans se faire le contemporain de "lÕautre", sans pouvoir se placer ses cts dans une synthse sÕexposant
1
Jean CHEVALIER et Alain GHEERBRANT dans leur Dictionnaire des symboles, op. cit., dnombrent 77 fois son apparition dans lÕAncien Testament. Les auteurs livrent quelques exemples : chandelier sept branches, sept esprits reposant sur la tige de Jess, le septime jour et la septime anne sont de repos, quant aux sept ternuements dÕlise pour que lÕenfant ressuscite nÕest pas sans voquer lÕouverture du Livre des Nuits, p.861. 2 Luc, I, 20. 3 Bndicte LANOT, Ç Images, mythmes et merveilleux chrtiens dans lÕÏuvre de Sylvie Germain È, Roman 20-50, n¡39, op. cit., p.19.
287
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
comme un thme È1, elle induit une ncessaire rorganisation du temps, de la relation conjugale et du langage.
Zacharie retrouve lÕusage de la parole aprs la circoncision de son fils, et aprs quÕil eut grav le nom de lÕenfant sur une tablette Ç Jean est son nom È. Aprs quoi, crit Sylvie Germain, Ç la parole revint comme un flot de lumire dans sa bouche, comme si cet acte double dÕcriture, par incision du corps du nouveaun et par celle de la tablette, librait le souffle du pre jusque-l retenu. È (C, 92). Contrairement au personnage biblique, la parole du pre germanien ne se suspend pas mais se fige sans jamais tre libre comme Ç flot de lumire È (C, 92). Sa langue ne se dlie plus et sa bouche reste Ç comme scelle È dans le mutisme au-del de la naissance. Certes, il y a des temps de suspension de la parole qui laissent la place lÕautre, lorsque lÕon se tait pour permettre lÕautre de parler, lorsque lÕon consent Ç donner temps et place au dit de lÕautre È, Ç se laisser couper et suspendre la parole par celles des autres, la discontinuit, lÕinterruption, au heurt et la fascination È (PV, 9). Or, cette absence de mot qui se prolonge pse trangement sur sa filiation. Pour Denis Vasse, ce qui se Ç parle ds lÕorigine È est une rfrence une Ç parole originaire È, dont les Ç effets du langage dans le corps [É] fonde lÕordre symbolique È2. Dans cette situation romanesque, cette rfrence est soumise aux effets dÕun langage qui se tait ds le commencement. CÕest en effet dans le sillage du Ç silence inexpugnable de son pre È (LN, 21) que grandit ThodoreFaustin et que se faonne son langage. Tout comme Jean qui fut le fruit Ç dÕune double grossesse : lÕune passe dans les entrailles de sa mre, lÕautre dans le silence qui emplit la bouche de son pre È3, la vie du fils est situe Ç entre deux silences, deux ruptures de parole È (C, 92). La voix du fils garde la trace de cette origine qui chappe lÕvocation du nom paternel : elle Ç semblait toujours tre sur le point de se taire, de se perdre dans le murmure de son propre souffle, et elle avait dÕtranges rsonances È (LN, 21). Toujours la limite de rejoindre celle du pre, la parole de Thodore-Faustin sÕinscrit dans le mystre mme de sa naissance et rsonne encore du chiffre symbolique : Ç lorsquÕil finissait de parler, les derniers mots quÕil venait de prononcer grenaient pendant quelques instants encore un imperceptible cho, qui, par sept fois, troublait vaguement le silence. È (LN, 22). Ainsi se parle lÕorigine dans le corps du fils, elle se niche dans son verbe qui avance de faon incertaine et balbutiante, comme mise en doute par ses ricochets. Ce pre qui assure une 1 2 3
Emmanuel LEVINAS, Humanisme de lÕAutre Homme, Saint-Clment-le-Rivire, Fata Morgana, 1972. Denis VASSE, Inceste et jalousie, op. cit., p.65. Sylvie GERMAIN, Ç Blasons de la paternit È, op. cit., p.206.
288
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
prsence rassurante ainsi quÕun ordonnancement paisible, est proche de la figure de Joseph que Sylvie Germain conoit comme un Ç des personnages les plus discrets
des
vangiles,
et
certainement
le
plus
mystrieux. È
(CP,
9).
Descendant de la ligne dÕAdam, Ç il est un hritier de lÕAlliance. Il nÕen demeure pas moins un inconnu È (CP, 10) et reste un homme Ç de silence, de lÕeffacement [É] chacun de ses gestes est de soutien et de protection [É] tout en se tenant lgrement en retrait. È1. LÕenfance de Thodore-Faustin se rsume en quelques lignes tant il est intgr dans une gnalogie qui semble aller de soi. Il sÕest nourri durant sa vie intra-utrine de la force dpose au sein du ventre maternel par ses frres non-advenus, et bnficie dÕune ducation humblement partage par le pre et la mre en portant lÕvidence dÕune destine : Ç DÕemble, il devint batelier ainsi que lÕavaient t tous ses aeux paternels [É] È (LN, 21). Un ordre semble ainsi respect et les signes avant-coureurs, tels que le cri fÏtal de sourde mmoire ainsi que le geste de bndiction inacheve, semblent se tenir en dehors de la scne familiale.
Quelque chose achoppe cependant, le pre nÕtablit pas son fils dans la parole et son entre dans la communaut humaine sÕen ressent. Cette voix signe lÕtranget pour les gens de la terre : Ç Il nÕosait pas leur parler, tant les intonations tranges de sa voix tonnaient ceux qui lÕentendaient et qui alors, pour se dfendre du trouble ressenti confusment son coute, se moquaient de lui. È (LN, 23). Le souvenir du pre se rappelle lors de la demande en mariage lorsquÕil sÕagit de sortir du statut de fils, Ç une fois encore les mots lui manqurent È (LN, 30). Thodore-Faustin se trouve alors devant son futur beaupre, qui lÕaide formuler sa demande et veille ce quÕelle soit adresse lÕintresse, Ç CÕest que ce nÕest pas moi de rpondre [É] Va donc le lui demander elle. È (LN, 30). Le pre Orflamme est un sage qui nÕoffre pas sa fille, ni ne la retient malgr la possible souffrance cause par leur absence, Ç CÕest quÕelle me manquera, ma premire-ne È (LN, 29). Il est le pre de la simplicit et de lÕordonnancement : Ç CÕest juste. Il faut commencer par le commencement È (LN, 29) cÕest--dire, pouser lÕane des filles. Le jour mme de son mariage, alors que le fils doit se dprendre de lÕombre du pre, pour trouver sa place auprs de sa femme Nomie : pour la premire fois il mesura combien le mutisme de son pre avait marqu son cÏur et inflchi sa propre voix en plainte tremble de fin silence. Il songea alors ces jours dÕautrefois o il marchait avec les chevaux le long des chemins de halage sous le regard de ce pre qui ne lui avait jamais parl [É]. (LN, 33)
1
Sylvie GERMAIN, Ç Blasons de la paternit È, op. cit., p.208.
289
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Alain Goulet prsente le personnage maternel du Livre des Nuits comme Ç origine de la transmission dÕune maldiction ancestrale È1, pour prolonger son propos, nous prciserions que, si cette maldiction advient dans le cri maternel, elle perdure en raison dÕune parole inarticule du pre et par le silence de celuici. Ainsi, la parole originelle, fondatrice, jamais prononce, est sans cesse interroge. SÕil y a dfaillance, Sylvie Germain la niche dans lÕarticulation du couple parental et de lÕhistoire familiale.
III-1.B Une parole drobe Dans son ouvrage, Fils dvoys, filles fourvoyes, Peter von Matt indique que la littrature du XIXe sicle prsente quelques modles de mres fortes qui vivent auprs dÕhommes mal assurs et vellitaires, dissimulant volontiers leur faiblesse derrire toutes sortes de philosophies. Le modle de la paternit estompe fut thorise par Bachofen se rfrant un ancien stade mythique du droit maternel selon lequel les enfants nÕavaient pas de pre officiel, mais seulement une mre qui nÕtait lie Ç exclusivement aucun homme È2. Certains romans de Sylvie Germain portent lÕinterrogation dÕune fonction paternelle qui souffre dÕun manque de lgitimit. La faiblesse, la maladie ou la vieillesse rendent le pre vulnrable et le livrent la captation de la fille ou de la femme, perdues dÕun amour trahi, se livrant ainsi aux dlices de lÕemprise enfin rendue possible par la vulnrabilit. Mathilde dans Le Livre des Nuits ou Nora dans Magnus revtent la panoplie inquitante de la soignante bienveillante qui, sous couvert de Ç zle È et de dvouement, imposent une garde farouche de la porte de la chambre, empchant toute intrusion rconfortante. La souffrance et le deuil offrent un bnfice secondaire certain ces femmes dont les amours bafoues se sont Ç glaces de jalousie È (LN, 326) et expriment sans vergogne la puissance de leur cruaut et de leur cynisme. Mathilde Ç interdit dÕailleurs lÕaccs de la chambre de Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup tous ; elle seule montait trois fois par jour le visiter [É] Son pre, par le deuil devenu son enfant. Sa chose. Un enfant fou, frapp dÕabsence et de mutisme. Mais pour un temps livr elle, rien quÕ elle. È (LN, 326). Le personnage de Nora ressent Ç plus de satisfaction que dÕinquitude devant cette maladie soudaine È qui livre son poux et empche ainsi la visite de lÕamante aime. Ç Et quand vers la fin il appelait dans un souffle le nom de Judith quÕil voulait crier, elle rpondait dÕun air candide : " Je suis l, mon chri. " È (M, 131). Les dernires volonts du 1
Alain GOULET, Ç Des rinyes au sourire maternel dans Le Livre des nuits È, Roman 20-50, n¡39, op. cit. 2 Johann Jakob BACHOFEN, Das Mutterrecht, Le Droit maternel (1861), trad. E. Bariler, Lausanne, LÕåge dÕHomme, 1996.
290
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
mourant ne sont pas respectes par une gardienne du temple drape dÕune dlicieuse souffrance maritale et de convenances sociales. Parfois, un dsir enfantin tout puissant charmante consonance incestueuse, relgue le pre comme donne ngligeable. Ainsi Jean-Baptiste qui harcle sa mre Ç de son dsir È dÕavoir une petite sÏur dclare, lorsque celle-ci est enceinte, que lÕenfant Ç tait dj le sien È (LN, 312). Le silence de Baptiste, au cours de la deuxime grossesse de son pouse, laisse libre cours la fantaisie de son jeune fils, petit Hans en culotte courte aux puissants fantasmes Ïdipiens. Plus complexe est lÕvincement de Nicaise la naissance de son fils Flix. Rose-Marie a dÕemble plac sa grossesse sous le signe du don Ç pour rpondre lÕappel suppliant È (NA, 328) de son fils adoptif, Crve-CÏur terrass par la culpabilit lie lÕassassinat du jeune Belad. Par cette vise rconciliatrice, et dans le but de le Ç mettre au monde, remettre au monde et la vie È (NA, 328), Rose Hlose lui fait don de son enfant. Crve-CÏur, en affirmant Ç CÕest mon fils È et en prenant le nouveau-n des bras de son pre, lÕvince avec le soutien de la mre. Crve-CÏur serait-il le pendant masculin dÕéve, dont la parole Ç JÕai acquis un homme de par YHWV È, laisse le pre dans lÕombre ? Pour Jean-Marie Delassus, le pre gagne Ç dÕune nouvelle identit de ce que lui renvoie le regard de la mre È1, en cela, Edme Verselay ne facilite pas le positionnement paternel de Jous qui souffre dÕun dficit de ce regard son endroit ainsi que dÕune profonde et srieuse dfaillance de sa fonction langagire. En son autarcie maternelle, le personnage dÕEdme rejette le pre et ne se rfre pas lui pour occuper sa place gnalogique, il suffit pour cela de ne lui reconnatre aucun rle dans la procration, si ce nÕest peut-tre celui de gamte. Quelle place pour le pre dans cette danse trois (si nous prenons Marie comme partenaire du couple mre/enfant) dont il est maintenu distance pour protger cette triade sacre ? Selon Pierre Legendre la paternit est institue par un acte de parole qui donne place lÕenfant, Ç il ne suffit pas de produire de la chair humaine, encore faut-il lÕinstituer È2. Or, la nomination de Reine rejoint la croyance dÕavoir enfant par la grce mariale et Jous ne contrebalance pas lÕordre biologique qui octroie un caractre exclusif dans la relation lÕenfant. Le prnom, premier et lÕultime phonme qui soit en rapport avec la vie de lÕenfant et avec un autrui, claire grandement le signifiant de la relation la mre et au pre : Ç en hommage la Vierge, sa bienfaitrice [É] elle avait gratifi sa fille du nom de Reine È. Jous ne se voit octroyer aucun statut par sa femme et nÕest pas introduit auprs de sa fille par la parole, la nomination 1 2
Jean-Marie DELASSUS, Le Sens de la maternit, Paris, Dunod, 2002, p.155. Pierre LEGENDRE, LÕInestimable objet de la transmission, op. cit..
291
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
reste lÕaffaire de la mre qui confond Ç sa vie et celle des siens avec un perptuel miracle consenti par la Vierge È (JC, 16). Car si la naissance, comme lÕindique Aldo Naouri, a souvent lieu sous le regard de tiers tmoins, Ç la conception, lÕorigine de la procration, reste toujours quelque chose qui sÕeffectue dans la plus grande intimit. Incise apparemment simpliste et superftatoire si elle nÕavait faire admettre de la manire la plus simple la ncessit dÕun rapport de parole mdiatise [É] È1, condition ncessaire pour quÕun espace paternel soit possible. Jous ne participe pas cette transmission, son
silence nÕvacue pas le mythe de la
parthnogense suffisamment
envahissant pour avoir fond les religions. Sa prsence, ou ce quÕil reprsente, ne vient pas rompre lÕunit de cette dyade ni marquer les limites du grand rve de lÕunit premire.
La mre, blouie par sa passion mariale, ne voit pas les
signaux de dtresse de sa fille et le pre ne lui dcille pas les yeux. Le regard de Jous, certes inquiet, nÕest pas cependant pas suffisant pour oprer une interposition et une ncessaire disjonction, il ne signifie pas quÕil existe dÕautres attachements et de nouveaux investissements possibles en rintroduisant le monde extrieur. Les modalits dÕexpression de sa fille, Ç il lui arrivait de sangloter de dsespoir et dÕimpuissance È, Ç cris touffs dans lÕpaisseur de sa chair È ne sont pas reprises. Ses plaintes se chargent de celles, plus anciennes, adresses dÕautres pres : celle de lÕenfant emport par le Roi des Aulnes dans une chevauche mortelle, Ç Mon pre, mon pre, mais nÕentends-tu pas È ; au questionnement angoiss dÕune rveuse Ç Pre ne vois-tu pas que je brle ? È 2 relat par Sigmund Freud dans sa clbre Interprtation des rves ; aux chos des dernires paroles du Christ Ç Eli [Elo] Eli [Elo] lema sabachtani ? È. Jous voit, remarque, constate, mais ne dit rien qui puisse entraver la captation de sa fille. Par son silence, il lÕabandonne et la laisse se retirer derrire un mur de graisse, sans que ce mur de langage ne soit ouvert par la parole. Ç Les sentiments de Jous lÕgard de sa fille taient plus troubles que ceux quÕprouvait et manifestait avec solennit Edme. Il ressentait face Reinettela-Grasse un obscur mlange de stupeur, de fascination et dÕeffroi. È (JC, 26). Est-ce la raison pour laquelle il ne prend pas place entre Edme et Reine, les laissant lÕune lÕautre, dans une relation duelle alinante ? Il ne fait et ne dit rien qui permette sa fille de ne pas sÕapprhender comme possde, comme acquise par la mre et prdestine par elle. Denis Vasse prcise que :
1 2
Aldo NAOURI, Une place pour le pre, Paris, Le Seuil, coll. Points, 1985, p.154. Rve dÕune patiente racont par Sigmund FREUD (1900), LÕInterprtation des rves, op. cit.
292
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lorsque le lien charnel et/ou imaginaire nÕest pas marqu, ds le commencement, par la prsence dÕun tiers qui scande de sa parole les sensations imprimes lÕintime de la chair et qui poinonne de ses interventions les soins donns au temps de la prcocit et de la prmaturation, lÕenfant risque de sÕenfermer dans le refus dÕtre suspendu la parole qui fait vivre [É]1
Selon une reprsentation pathologique du dsir de la mre, Jacques Lacan conoit lÕinterdiction paternelle comme fonction ayant pour but dÕduquer la mre et de proposer une lgislation culturelle qui barrerait lÕanthropophagie maternelle. En nonant une seconde formulation, Jacques Lacan esquisse un autre modle de lÕÏdipe : Ç CÕest pour autant que lÕobjet du dsir de la mre est mis en question par lÕinterdiction paternelle, que lÕinterdiction paternelle empche que le cercle se referme compltement sur lui [lÕenfant], savoir quÕil devienne purement et simplement objet du dsir de la mre. È2 Si nous nÕadhrons
pas
cette
vision
systmatique
de
la
maternit,
certains
personnages de lÕÏuvre romanesque de Sylvie Germain se glissent dans le champ de la dviance. Jous est cependant rinvesti par Edme lors de la demande en mariage dÕphram, Ç Faut rflchir, rpta Edme. Reviens au soir, lÕJous sera la maison. Faut quÕon en parle tous deux. È (JC, 38) et cÕest luimme qui accueille Ephram
lorsquÕil est chass par son pre : Ç Jous
sÕapprocha de lui et le prit par le bras. " Assieds-toi donc, on va boire un coup. Edme ! Apporte-nous donc des verres, et la gnle. CÕest quÕil faut fter a, ta venue, mon gars [É]". La joie le rendait tout bonnement idiot [É] il en aurait dans. È (JC, 59-60). Indpendamment de ces deux pisodes, Jous reste foncirement discret, voire cart, jusquÕau moment de sa mort, discrte et humble comme le fut sa vie. il sÕeffaa tout fait aprs toute une vie de soumission lÕeffacement. [É] JÕai assez vcu, pensa-t-il [É] La relve est prise [É.] et avec a on manque de place ici. [É] Il sÕtait alors tourn vers Edme couche ses cts. Tout de mme elle avait t sa compagne pendant prs dÕun demi-sicle. Il lui devait bien un dernier regard avant de fermer les yeux pour toujours. Puis il sÕtait tourn la face vers le mur, car il est de ces choses qui exigent la pudeur. (JC, 70)
III-1.C NÕen rien vouloir savoir, nÕen rien pouvoir dire Il est des silences paternels plus mortifres, issus de vcus traumatiques. Ils bloquent une parole qui ne peut noncer la csure et lÕinterdit et ne contiennent aucune promesse. Silences teints de renoncement et doubls de ccit qui vouent les enfants, surtout les filles, au vertige de lÕabandon et de la
1
Denis VASSE, Inceste et jalousie, op. cit., p.103. Jacques LACAN, Sminaire sur Les Formations de lÕinconscient, sance du 29 janvier 1958, Livre V, Paris, Le Seuil, 1998.
2
293
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dvoration. Francis Marcoin rappelle que si Ç la tyrannie est insupportable, elle est presque dans lÕordre des choses, tandis que la faiblesse dsempare. È1 Portrait du pre en mlancolique, Hyacinthe connait par cÏur Les Vagues de Virginia Woolf, sans tre mme de Ç prononcer voix haute ces mots connus par cÏur. È (EM, 231). Homme du murmure, il chantonne Ç lvres presque closes È les destins des trois personnages du roman qui tous contiennent un trait de son caractre : Louis accabl du sentiment de son infriorit sociale, Neville accabl de ses penses morbides et attach lÕordre, Bernard la riche imagination. Autant de monologues aux flots ininterrompus, aux flux potiques incessants qui, comme les vagues, sÕachvent au bord des lvres dÕHyacinthe dans une voix qui Ç se perd dans la morne tendue du monde dsert È (EM, 244). Hyacinthe semble ne pas pouvoir occuper un espace paternel en raison de la mort de son pre qui le laisse sans ressources, incapable dÕoprer un travail de distinction, de sparation et dÕidentification avec ce dernier. Ë lÕinstar de Bruno Schulz, Ç ce fils trop aimant È voqu par Sylvie Germain dans La Pleurante des rues de Prague qui Ç sÕalita six mois auprs du lit o se mourait son pre, et qui [É] se mit errer [É] pendant prs de dix ans È (PP, 43), Hyacinthe, fils lÕamour filial Ç extrme È, veille Ç la longue agonie de son pre È et se fige dans un Ç chagrin fou È sa mort, laissant en errance la tendresse Ç quÕil nÕavait pu donner sa mre, trop tt disparue È (EM, 245). Si Ferdinand est la crypte qui accueille le fantme de son pre dcd, Hyacinthe est
le
tombeau
non
referm
de
son
pre
duquel
merge
une
parole
abandonnique. Pris dans la maladie du deuil, Hyacinthe se retrouve seul et tombe amoureux dÕune femme Ç lÕair souverain de tristesse È dont il ne sait dceler, aveugl par son propre amour, quÕelle reste fermement arrime la mmoire de son premier poux. Une belle veuve sans amour, qui se caparaonne dans la frigidit pour ne pas porter trahison la mmoire de son premier mari Victor. La relation entre Hyacinthe et Alose se solde par le retrait en rgle du mari et du pre. Son destin peut se rsumer ce terrible constat que propose J.-B. Pontalis au sujet dÕun de ses analysants, Ç Il savait seulement quÕil nÕavait pas t, quÕil ne serait jamais le douloureux amour de cette femme occupe. Par quoi ? par de lÕinconnu de lui et peut-tre dÕelle-mme. È2 Alors que la naissance de Lucie est charge dÕesprance tant il attend que son enfant le remette dans la vie en lui permettant de retrouver Ç les saveurs de lÕenfance È (EM, 241) et comble ses manques en le situant dans une filiation narcissique, sa paternit contribue son exclusion dfinitive. Maud Mannoni, dans son ouvrage 1
Francis MARCOIN, Ç Figures paternelles È, Cahiers Robinson, Arras, Universit dÕArtois, n¡22, 2007, p.8. 2 J.-B. PONTALIS, LÕEnfant des limbes, Paris, Gallimard, 1998, p.34.
294
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
LÕEnfant arrir et sa mre, prsente lÕenfant qui joue sur le plan fantasmatique un rle prcis qui est de combler le vide, Ç cet enfant est dÕabord une espce dÕvocation hallucinatoire de quelque chose de son enfance [É] qui fut perdu[e]. Cet enfant de demain, cÕest dÕabord sur la trace du souvenir dans lequel se trouvent inclues toutes les blessures subies, exprimes dans le langage du cÏur ou du corps [É] È1. Hyacinthe est une Ç voix mendiante È (EM, 246) qui qumande un amour filial auprs de sa fille, il lui adresse des Ç regards dsesprs, suppliants È alors que sÕvanouit ce quÕil avait pu y placer comme Ç dernire chance de bonheur et de consolation È (EM, 241). Cette place de pre nÕest pas automatique et Hyacinthe a du mal sÕlever jusquÕ sa fonction paternelle. Il sollicite Lucie comme le ferait un enfant, or, prcise trs justement Jean-Marie Delassus, Ç Pour un pre, rester enfant signifie, lÕgard de son propre enfant, adresser celui-ci une demande dÕenfant, autrement dit le mettre en place de pre. È2
Hyacinthe nÕest pas plus lgitime sa place dÕpoux, trs vite aprs la naissance de Lucie, les cartes du mariage sÕavrent truques : Ç Ds le retour de la clinique, Alose lÕavait congdi comme un valet jug trop grossier et maladroit, et sÕtait claquemure dans son rle de farouche vestale. È (EM, 237). Lorsque Pascale Roger3 voque les relations de Laura et de son mari le Capitaine dans la pice Pre dÕAugust Strindberg, elle parle de meurtre psychique. Sans doute ne pouvons-nous pas aller aussi loin pour dcrire la relation Alose/Hyacinthe, pourtant, lÕquilibre mental de Hyacinthe est atteint Ç par son long tourment dÕpoux humili È (EM, 245). LÕattaque quÕil subit au quotidien vise lÕintgrit et lÕunit subjective produite par une blessure narcissique : il nÕavait t quÕun amoureux flou, un amant mortifi, un mari pous par utilit, et vite jug fcheux. LorsquÕil avait compris quoi se rduisait son misrable rle auprs dÕAlose, lorsque enfin il avait mesur lÕampleur de sa mprise et lÕtendue de son malheur, il tait dj trop tard. (EM, 239)
Pour Pascale Roger, cela doit tre rapproch de la notion de crancier-dbiteur dveloppe par Nietzsche dans La Gnalogie de la morale. Les crances fausses ou inadquates crent, au niveau intime, des relations de type pervers au sein dÕun couple en apparence uni, mais spar par la volont de dominer. Dans LÕEnfant Mduse, la lutte entre Hyacinthe et Alose sÕest trs vite solde par le retrait en rgle du mari et du pre : Ç comment partir en guerre contre un rival
1
Maud MANNONI, LÕEnfant arrir et sa mre, Paris, Le Seuil, 1964, p.66-67. Jean-Marie DELASSUS, Le Sens de la maternit, op. cit., p.153. 3 Pascale ROGER, La Cruaut et le thtre de Strindberg. Du meurtre psychique aux maladies de lÕme, Paris, LÕHarmattan, coll. Univers thtral, 2005. 2
295
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
mort et difi [É] qui gardait ses droits de jouissance sur le corps de sa femme È (EM, 236). Terreau fertile pour la folie, chacun des membres du couple reste fidle un mort, Ç pouse du disparu È pour la mre, orphelin inconsol pour le pre, dans une collusion des parents autour du silence des deuils respectifs. Peut tre est-ce uniquement autour de la relation incestueuse que les parents sÕentendent dans le non-entendement commun ? Il est tonnant de constater que les pres trop endeuills, qui ne peuvent ou ne savent pas parler, prtent aux animaux le soin de relayer leur plainte. Dans Tobie des marais, Thodore coute le soir venu Ç le long monologue pareil au gmissement dÕune scie, la fois plaintif et courrouc, obsdant È du paon Basalte, Ç comme si cet animal tait son messager, le porte-voix de sa douleur. È (TM, 111). Alors que Hyacinthe prte un crapaud du potager, baptis du nom du roi Mage Melchior, reprsent dans lÕiconographie comme un vnrable vieillard, la voix de son pre disparu : Ç Un soir, la voix sÕtait leve, sombre et sourde comme grenant des pleurs et des regrets. tait-ce la voix du dfunt qui sÕen venait ainsi hanter le lieu, ou bien tait-ce ses larmes lui, le fils incapable de pleurer, qui sÕexprimait de la sorte ? È (EM, 31). La voix, attribut du mort, qui Ç psalmodie une obscure prire È (EM, 31) est porte par un batracien dont le coassement constitue le paradigme du langage inarticul. Nous nous demandons alors comment cette voix sÕest transmise dÕune gnration lÕautre et comment Hyacinthe lÕa reue comme transmission dÕune culture dÕenseignement, dÕinstruction et de formation. Ç CÕest la voix du pre È, crit Janine Abcassis, Ç qui fonde la parole du fils parce quÕelle est elle-mme fonde sur la loi du langage È1, ainsi le logos peut-il parfois glisser du mutisme au bredouillement et au coassement. Il est significatif que cet animal, Ç tapi ras de terre È surgit Ç du cÏur du mort ou de celui du fils È (EM, 31), se taise dfinitivement le jour mme de la premire des visites nocturnes de Ferdinand Lucie. La nature aussi fait silence, mettant un terme tout
espoir,
Ç dsormais
son
malheur
tait
irrmdiable,
sa
solitude
irrvocable È (EM, 245). Dans la mythologie chinoise, le crapaud, divinit de la lune, dvore cet astre lors de lÕclipse. Il est aussi possible que le pre, tel le soleil, se cache pour Ç ne peut-tre pas voir ce qui va arriver È en ce jour qui est, pour Marceline Desbordes-Valmore, Ç moins clair quÕun autre È2, alors que sa face obscure tombe sur lÕunivers enfantin.
Et pourtant, la voix de Hyacinthe est douce pour la petite fille. Porteuse de promesses et de posie, Ç dÕune merveilleuse douceur È (EM, 140), elle Ç est 1
Janine ABCASSIS, La Voix du pre, Paris, PUF, 2004, p.135. Marceline DESBORDES-VALMORE, Ç Les Petits Sauvages È, Le Livre des mres et des petits enfants, Paris Charpentier, 1834.
2
296
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
rare [É] et ne commande rien, personne È. Ce pre, qui peut monder les Ç lgendes obscures de ses images parasites È (EM, 44) pour apaiser les craintes de Lucie, sÕavre incapable de soutenir un discours instituant un cadre la violence des rapports familiaux et dÕinstaurer une limite pour que chacun de ses membres trouve une place dans la filiation. Janine Abcassis prcise lÕimportance de la voix du pre pour indiquer sa prsence comme sujet de parole, Ç cÕest la voix qui la porte et la vivifie [É] le sujet parlant est prsent concrtement dans sa voix È1. En effet, elle dlocalise le sujet dÕune pure et seule inscription charnelle, elle le subtilise et le porte dans la parole quÕelle supporte. La parole pour Hyacinthe est Ç douloureux mutisme È (EM, 118). Pas plus que sa voix ne se fait passeuse dÕune parole structurante, le corps ne peut lÕincarner, il Ç avait tendance depuis lÕenfance confondre son corps avec lÕombre de son corps ; il aurait si souvent aim pouvoir se dissoudre dans cette ombre. È (EM, 232). Sans doute la sÏur de Hyacinthe, toute la haine porte sa famille, a-t-elle raison lorsquÕelle prononce comme une sentence, Ç Vous tes trop faibles tous les deux, mon frre par mollesse, et vous par excs dÕamour maternel. Cela ne donne rien de bon. È (EM, 83). Doublement coupable de nÕavoir pas empch la dvoration du fils par sa mre, et de la dvoration de la sÏur par le frre, le silence de Hyacinthe est un vitement qui dnie lÕexistence de lÕexpression des souffrances familiales. Aussi, en se dtournant, laisse-t-il toute la place aux rveries incestueuses de la mre qui se livre des sances de Ç rver-vrai È au chevet de son fils pour le dlivrer des mauvais sorts qui lui auraient t lancs. Pour que Ç lÕembrouille des places et des noms, des fonctions et des lieux È 2 cesse, encore faudrait-il quÕune personne fasse fonction de tiers, or Hyacinthe se tient dans un silence slectif ainsi qualifi par Alose : Ç vous vous tenez comme une carpe la maison mais vous prenez des heures bavarder avec des inconnus perdus dans tous les coins du globe. È (EM, 39). Car Ç radio-amateur passionn È (EM, 226), Hyacinthe conoit le dialogue dans la distance, comme si le danger de la rencontre ne pouvait se supporter que dans lÕloignement et lÕinvisibilit de ses interlocuteurs. Pour cela, il sÕest Ç appliqu matriser parfaitement È (EM, 227) lÕanglais. La langue de prdilection du pre est celle qui lÕloigne des conflits, une langue morte en quelque sorte dsaffective, dsincarne, hors de tout contact humain, Ç rduit une voix, et de la sorte soustrait la duret, ou lÕironie, ou mme le mpris des regards È. LÕanglais est la Ç voix du dehors, la voix des lointains. La voix des vivants invisibles, inoffensive donc. È (EM, 228). Paradoxalement expert pour dtecter les
1 2
Janine ABCASSIS, La Voix du pre, Paris, PUF, 2004, p.135. Denis VASSE, op. cit., p.90.
297
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
messages et Ç dcrypter les conversations È provenant des pays les plus loigns aux langues les plus varies, vivant sous le mme toit que sa fille mais submerg par le contact avec les ondes qui le relient aux paroles virtuelles, il manifeste une surdit slective lÕgard des messages de Lucie. SÕil peroit certains signes de souffrance chez sa fille, il se contente de poser une question timide, Ç Ma petite Lucie, tu nÕes pas malade au moins ? È (EM, 92). Hyacinthe, avec son lot de dprime, dÕanxit, de solitude et de pauvret affective, est incapable de reconnatre chez sa fille sa souffrance et dÕy rpondre, tant celle-ci rpond comme en cho son propre abandon. Hyacinthe prolonge son absence pour ne pas imposer de limite, il sÕamnage un abri et Ç sÕenferme seul dans son appentis È, il y construit son Moi et les limites de son Moi. Se situant ni lÕextrieur, ni lÕintrieur de la maison familiale, il est inapte apprhender le moindre signal de dtresse et construit son dsinvestissement des liens, cÕest-dire un ensemble dynamique qui entretient ou facilite lÕentre en matire incestueuse. Ç Homme de si peu de poids, homme oubli È (EM, 227), Hyacinthe nÕest certes pas un parent abuseur, il reste mme un pre la puissance potique importante, mais son impuissance, sa soumission et son absence, lui font accepter passivement la promiscuit ambiante qui existe entre sa femme et son beau-fils et son beau-fils et sa fille. Son silence, dans son malheur, le rend complice. Psychiquement aveugle, le maintien de son quilibre personnel se ralise au prix de lÕinceste. Hyacinthe peut tre dit dmissionnaire sur le plan parental, il est celui qui se retire physiquement et symboliquement et ne peut se situer en parent protecteur. Il accepte progressivement dÕtre remplac par son beau-fils et ce, avec dÕautant plus de facilit, quÕil peut craindre un clatement familial, submerg par lÕchec de sa vie conjugale et les squelles du deuil paternel. Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire, cÕest ne rien savoir, ne rien vouloir savoir, cÕest faire comme si rien ne se passait, et cÕest devenir au moins complice du silence. Monsieur Lepic tait Ç incapable de dfendre È Poil de Carotte en nÕosant pas sÕopposer sa femme, le pre de Brasse-Bouillon se trouve handicap par la mme faiblesse, Hyacinthe ne peut ou ne sait pas occuper Ç sa È place auprs de sa femme et de la fille.
298
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
III- 2 Des pres qui ne se paient pas de mots III-2.A La voix des pres Les mythes moyen-orientaux enseignent que le monde fut cr ou organis par la parole, la Bible pose mme le principe quÕÇ au commencement tait le Verbe È. Les psychanalystes, comme les linguistes, sont convaincus que Ç Tout est langage È1. Dans cet univers de discours, il Ç est classique de rappeler quel point la place du pre est fragile en raison de la ncessit de se dfinir ses propres yeux comme pre [É] et de passer par la mre pour le dsigner comme tel È 2 affirme Pierre Lvy-Soussan. Michel Fain et Denise Braunschweig3, quant eux, ont insist sur la ncessaire prsence du pre dans le psychisme maternel afin que lÕenfant le peroive suffisamment. Pour que cet espace paternel trouve sa place, existe et fonctionne, il faut certes que la mre le concde, mais galement que le pre lÕoccupe. Un homme qui devient pre est affect, prcise Jol Clerget. CÕest--dire que lÕannonce faite au mari, selon lÕexpression de Franoise Hurstel dÕune paternit venir ne laisse aucun homme indiffrent. Elle lÕaffecte, au double sens du terme : elle le touche et le met une place. [É] cette occasion, rsonne et vibre en lui ce quÕest avoir eu un pre.4
Notons toutefois, et ce lÕencontre peut-tre de lÕorthodoxie psychanalytique, quÕun pre nÕa pas besoin dÕtre Ç nomm È et Ç prsent È par la mre, sÕil sait prendre auprs de son enfant, et ce ds le dbut, une place attentive et paternante. Dans ce cas, affirme Christiane Olivier, Ç il est apprhend comme pre par sa voix, son odeur et sa faon de tenir lÕenfant. Nulle prsentation nÕest ncessaire pour celui qui nÕest pas et ne sera plus jamais un tranger. È 5 Questionner ce principe mme de la paternit revient faire entrer ce qui travaille le roman franais depuis le dbut des annes quatre-vingt. SÕil est une figure qui est le plus mme de faire rsonner la question du soupon, de la creuser cÕest bien en dsquilibrant ce qui semblait tenir comme une vidence, cÕest bien ce lieu dÕune nonciation dÕun type de parole que la pragmatique linguistique appelle Ç parole performative È. La parole est au cÏur de la problmatique paternelle : silencieuse ou rveuse, elle est relie une ralit clinique et potique. La parole paternelle fait question, elle se cherche et ne se situe pas dans lÕvidence du tiers ou de la loi, 1
Franoise DOLTO, Tout est langage, Paris, Vertiges/Carrre, 1987. Pierre LVY-SOUSSAN, Ç Travail de filiation et adoption È, op. cit., p.52. 3 Michel FAIN et Denise BRAUNSCHWEIG, La Nuit et le jour : essai sur le dveloppement mental, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Le Fil rouge, 1975. 4 Jol CLERGET, Ç LÕhomme devenant pre È, Le Pre, lÕhomme et le masculin en prinatalit, Spirale, n¡11, 1999, p.101. 5 Christiane OLIVIER, Les Fils dÕOreste ou la question du pre, Paris, Flammarion, 1994, p.104.
2
299
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ç Comme si le pre tait tenu un rle impos, ne pouvant chapper cette question du pouvoir, - trop ou pas assez [É] È1. La voix des pres, empreinte Ç charnelle la plus archaque È selon Anne Dufourmantelle, elle est Ç la seule aussi qui fasse office de peau, dÕenveloppe, comme un autre corps lÕintrieur du corps, non touch plutt quÕintouchable, et cÕest cette voix dans le rcit qui devient alors le lien dedans vers le dehors, de lÕmotion vers le rel [É] È2. Elle est celle que lÕenfant entend lÕintrieur du corps maternel, intouchable mais potentiellement enveloppante, possiblement destructurante. Les sons et les paroles ont pour lÕenfant un rle de prothse de la psych Ð le Ç plaisir dÕour È est le premier investissement du langage Ð et la voix devient la premire incarnation de lÕobjet perscuteur comme de lÕobjet gratifiant.
Pour Andr
Missenard les voix premires peuvent baigner lÕenfant et Ç ventuellement marquer son histoire venir [É]. Comme objet partiel, la voix apporte lÕenfant un repre auto-rotique, pr-identificatoire, qui est pralable la phase du narcissisme secondaire. È3 La voix physique et incorporelle, au sens littral aussi bien que mtaphorique, est selon Dominique Rabat, comme : le ftiche mlodieux de notre impossible unicit. Partie dÕun tout, la voix exprime mtonymiquement le sujet ; elle est comme sa signature. Surgie du corps et marque par lÕaffect (la voix tremble, sÕenroue, se dploie, chante ou trbuche), elle dcorporalise pourtant lÕmotion en la faisant passer par le mdium du langage. Ë la fois contrle et immatrisable, elle est expression et trahison.4
Les pres germaniens se heurtent de nombreux obstacles dans lÕnonciation de leur place, exhibant dans leur parole mme le lieu de la fracture, o se nichent sanglots, cris contenus ou arrachs. Le pre de lÕauteure, doux conteur, est touch dans son souffle, timbre teint et voil : Ç La maladie [É] sÕest love au plus intime de son corps comme un animal acrimonieux dont la colre ttue siffle sans cesse dans ses os, dans sa chair et son souffle. È5 Ainsi en est-il pour son alter ego de fiction, Joachim Brum, homme Ç de la race des nomades immobiles, ceux pour lesquels la moindre fleur sÕouvre en jardin, une goutte dÕeau contient un fleuve, le tremblement dÕune ombre ou dÕune lueur sur un mur se fait invitation au rve [É] È (ES, 18). La maladie se niche pour dvaster les richesses dÕun homme qui sa vie durant a Ç arpent les gographies du langage, des images et des formes [É] avait acquis la connaissance de plusieurs langues [É] une bibliothque en mouvement [É] formidable citateur la mmoire en
1
Francis MARCOIN, Ç Figures paternelles È, op. cit., p.5. Anne DUFOURMANTELLE, La Sauvagerie maternelle, op. cit., p.159. 3 Andr MISSENARD R., Ç Narcissisme et rupture È, Crise, rupture et dpassement, op. cit., p.87. 4 Dominique RABAT, Ç " Le Chaudron fl " : la voix perdue et le roman È, Les Imaginaires de la voix, tudes franaises, Presses universitaires de Montral, vol.39, n¡1, 2003, p.36. 5 Sylvie GERMAIN, Ç Kalidoscope ou notules en marge du pre È, op. cit., p.59.
2
300
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
perptuel veil. È (ES, 19, 20). Frapp de catalepsie, le langage se retire et le laisse gisant. Au cÏur de toutes les mtamorphoses, loin de lÕpaisseur de la mue, les fractures, les deuils se nichent dans la voix qui laisse le passage aux maux qui ne peuvent trouver dÕautres issues pour sÕexprimer1. La voix seule de Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup Ç avait chang. Comme si le mutisme qui longtemps lÕavait frapp aprs la mort de Ruth et de leurs quatre enfants avait laiss en lui une trace. È (NA, 54). Le deuil dsorganisateur de la pense se rpercute sur une
parole
qui
se
fragmente,
se
mtamorphose
et
contribue
la
mconnaissance. Thodore qui chantonne : le refrain dÕune vieille chanson apprise dans son enfance et quÕil ne se lassait pas de ressasser depuis, " tschiribi, tschiribi, tschiribim, bom bom bom, tschiribom, - oy ! tschiribi biri bomÉ " sÕarrte net la vue de la jument qui porte sur son dos sa cavalire dcapite, [É] sa raison demeurait foudroye. Il ne dit pas un mot. (TM, 23)
Un chant sÕarrte pour laisser place des rles de Ç mots inaudibles È (TM, 94). La voix qui se fige en un dernier souffle sortie de la bouche Ç durcie [É] glace de silence È (MV, 114) reste pourtant Ç en suspens, quelque part, nulle part. Partout dans la mmoire, et cependant si volatile È (MV, 114) au-del de la disparition du pre de lÕauteure. La voix paternelle continue rsonner Ç de loin en loin [É] elle se murmure dans lÕindistincte rumeur du sang. È (MV, 114). La guerre fracasse la voix paternelle et son souvenir se fraye un passage privilgi dans sa voix. Les survivants ou les revenants deviennent rceptacles des chos des camarades disparus dans les tranches. Sylvie Germain crit au sujet de son grand-pre Frdric-Thodore : Tout en taillant avec douceur et prcaution ses rosiers, le visage impassible pench sur son ouvrage, il se mettait profrer dÕune voix touffe tous ces cris et ces bruits remonts du fond des tranches. Du fond de son corps. Bribes dÕun cho fou, perdurant depuis prs dÕun demi-sicle. Il hurlait en sourdine, injuriait lÕennemi, la mort, la terreur ; il appelait ses compagnons sous la mitraille et les clats dÕobus.2
La guerre sÕinscrit dans le corps du pre, la voix, porteuse dÕune parole, devient localisation des conflits et du souvenir. Au sortir de la guerre, cÕest en elle que se logent la blessure de lÕme et la flure du sicle. Elle se brise alors, sÕaltre dans le silence ou la discordance, lÕinarticul ou lÕincohrence, et annonce la fracture incestueuse, tout avait chang chez Thodore-Faustin Ç Sa voix surtout [É] Il
1
Nous retrouvons cette blessure quelques romans plus tard fiche dans la gorge de Laudes Ç Ma voix nÕest pas sortie indemne du cri que jÕavais profr. Elle est soudain devenue sourde, mlant la raucit et des feulements touffs. Au moindre mot que je prononais, je mÕtonnais moi-mme, croyant entendre une trangre. Ma gorge avait pris un timbre de corne de brume. È (CM, 193) 2 Sylvie GERMAIN, Ç Kalidoscope ou notules en marge du pre È, op. cit., p.59.
301
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
parlait maintenant dÕune voix criarde et syncope, aux accents heurts, trop puissants. Il parlait avec effort, cherchant incessamment ses mots quÕil jetait ensuite dans des phrases dsarticules, incohrentes presque. È (LN, 42).
La
survie dÕune conscience claire, lucide qui pourrait engendrer une action constitue, solide, a t dtruite par lÕexprience de la guerre. Dans le silence ou les soubresauts du pre se dit toute la tragdie. Comment en effet, transmettre lÕeffroi et ce quÕil est convenu dÕappeler lÕinnommable. Giorgio Agamben1 rappelle que, ds 1933, Walter Benjamin avait diagnostiqu avec prcision cette Ç pauvret en exprience È de lÕpoque moderne. Les survivants des champs de bataille : revenaient frapps de mutisme [É] non pas enrichis dÕexpriences susceptibles dÕtre enrichis, mais appauvris [É].Toute une gnration, qui tait alle lÕcole en tramway chevaux, se retrouve debout sous le ciel dans un paysage o rien nÕtait rest inchang Ð sauf les nuages et, au centre, dans un champ de forces destructrices et dÕexplosions, le fragile, le minuscule corps humain.2
La voix, dclare Dominique Rabat, Ç a perdu son caractre magiquement liant. Elle est de lÕordre du discontinu [É] fondamentale, laisse[e] la parole ses zones dÕindicible, la voix sa flure primordiale. [É] " parole humaine " est forcment du ct du manque. Elle peut mme se penser comme entreprise de ratage expressif chez Samuel Beckett. È3
III-2.B La voix conteuse et chanteuse
La musique se niche galement dans la parole paternelle. La voix du pre de lÕauteure sÕlve Ç comme un chant de tuba se frayant un espace dans la rumeur des cuivres, ainsi sÕlance lÕcriture dÕune vie, ainsi se lve et perce la parole. È4 Il nÕest pas anodin que Sylvie Germain choisisse un instrument vent de la famille des cuivres, au timbre plus doux que celui des trompettes ou des trombones et la tessiture particulirement tendue sur quatre octaves, pour cerner la voix paternelle. Dans sa jeunesse il fut surnomm Chrysostome. [É] CÕest de cet or-l, ptri dans la matire et la saveur des choses de la terre, quÕil a nourri sa bouche. Chrysostome
1
Giorgio AGAMBEN, Enfance et histoire. Destruction de lÕexprience et origine de lÕhistoire, op. cit., p.24. 2 Walter BENJAMIN, Der Erzhler. Une traduction franaise, a t publie par Maurice de Gandillac sous le titre : Ç Le Narrateur È, Posie et Rvolution, Paris, Denol, 1971 (et reproduite dans Rastelli raconteÉ, Paris, Seuil, 1987). Cit p.24 par Agamben, Ibid. 3 Dominique RABAT, Ç "Le Chaudron fl " : la voix perdue et le roman È, op. cit., p.35. 4 Sylvie GERMAIN, Ç Kalidoscope ou notules en marge du pre È, op. cit., p.57.
302
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
la voix lgrement sourde, calme et douce. Et dont lÕor incrust dans la chair et le souffle du corps a pris la vulnrabilit de lÕor qui tremble au cÏur des roses.1
La voix paternelle est un chant lancinant dont lÕcho Ç des plaintives et splendides mlodies È parvient au-del de la disparition. Elle peut, dans LÕEnfant Mduse, faire retour dans la mlope dÕun crapaud pour rsonner dans le cÏur mlancolique du fils, elle est galement la Ç voix des shabbat et des ftes È (TM, 61) du chantre Yoshe Rosenkranz, qui se rappelle sa fille Dborah au cÏur de lÕocan, localisant le tombeau maritime de sa mre et de son frre. Le chant, dans la fragilit du souffle, parle de la vulnrabilit du mortel et bat Ç en la folie de sa foi et de son esprance, en la bont de ses amours È (TM, 61). Il peut ressurgir la veille de la mort, douce prsence qui relie les vivants et les morts, dans une comprhension faite dÕaccueil et de renoncement. Le chant du pre parle de la place de la musique et du chant dans la tradition juive dans le domaine liturgique, la synagogue, dans la vie familiale et dans les ftes officielles, effaant les frontires entre le profane et le sacr. Il se glisse dans le chant de Dborah qui Ç chanta ce soir-l comme jamais Tobie ne lÕavait entendue chanter [É] Elle avait retrouv les inflexions du chantre Yoshe Rosenkranz son pre. [É] JÕai mis presque un sicle pour comprendre ce que mon pre a souvent dire [sic], quÕil suffit pour bien chanter dÕaller chercher son souffle jusque dans la plante des pieds, au bout de ses orteils. È (TM, 115). Car le chant reste un moyen dÕexpression de lÕme juive, pour exprimer le deuil de la destruction du temple mais aussi pour lever lÕme, en exprimant tous les sentiments humains : Ç Le silence vaut mieux que la parole, mais le chant vaut mieux que le silence È2 nous rappelle le proverbe.
Parfois, le pre, en fermant les yeux, en baissant le ton, en livrant ses mots aux contes, permet lÕenfant de garder son esprit grand ouvert, pleins de mots et de saveurs. Il ne craint pas de dire que quelque chose du rel lui chappe qui peut pour autant se penser ou se chanter. Comme Bohuslav Reynek, il donne regarder : intensment et rveusement le visible, pour voir vraiment, pour tout la fois dployer et affter sa vue et lÕblouir alors de vision, non pas de fantasmagories, dÕhallucinations, mais dÕimages bien concrtes satures de matire, de couleurs, de prsence, et par l-mme infuses dÕinvisible, poreuses et rsonnantes ; ainsi le familier se rvle-t-il soudain puissamment insolite. (BR, 20)
1 2
Ibid. Proverbe hassidique cit par Herv ROTEN, op. cit., p.70.
303
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Porteuse de promesses et de posie, Ç cÕest la voix des rveries, du doux dsordre imaginaire È (EM, 39). Conteurs, de nombreux pres germaniens transmettent ou improvisent contes et histoires pour border le sommeil de leurs fils, se faire passeurs de mmoire ou concevoir une posie de la consolation dont le sens mtaphorique et les doux vocables tentent dÕapaiser le dsespoir des chagrins dÕamour ou soulager les disgrces physiques de leur enfant. Ils assument leur tendresse et leur vulnrabilit. Leur fantaisie propose une enveloppe fictionnelle pour que le monde gagne une lisibilit. La rationalit austre et sparatrice qui signifierait lÕordre et la loi laisse place la crativit. LÕimagination des pres nÕest plus, selon la conception de lÕge classique Ç matresse dÕerreur et de fausset È. Elle ouvre la perception et lÕintelligence du monde. Ainsi, Sophie Ernst signale, dans un article sur le film La Vie est belle du ralisateur italien Roberto Benigni, que le personnage peut dans la fable mettre en Ïuvre des forces de vie bien diffrentes, Ç il introduit de lÕordre et de la loi, mais cÕest comme gnrateur de sens et non comme statue du Commandeur. CÕest grce cette invention de tous les instants, quÕil est mdiateur lÕgard dÕun ordre ou dÕune Loi dÕhumanisation. È1. Ce fut la campagne, que le pre de Sylvie Germain : acquit cette sensualit du langage, cette sapidit des mots. Et galement la passion de conter. Pas le temps dÕattendre la vieillesse pour se faire conteur au coin du feu ; il aimait se jucher dans les arbres et parler, inventant des histoires, des popes de quatre sous. [É] Mais sÕil fut orpailleur du langage il nÕen devint jamais orfvre.2
Le pre aim, dont lÕenfance mla Ç le patois È Ç sa langue È (MV, 92), se distinguait pour son got pour les roses lÕphmre beaut, pour le dsert ouvert lÕinfini et son lopin de terre Vzelay conserv comme un Ç lieu pour rien, vou au vide et au silence È (MV, 101). Cela est suffisant pour se faire Ç passeur dÕinvisible, un conteur dÕindicible, un fileur de lumire È comme le fut Bohuslav Reynek que Sylvie Germain aime qualifier de Ç veilleur du monde en temps de dtresse È3. LÕinvention dÕhistoires peut faire reculer les ombres, solliciter les mondes tranges des rves et des rveries. Pour Bruno Bettelheim4 le conte, en sollicitant lÕinconscient de lÕenfant et en rpondant ses angoisses et ses interrogations, a surtout le mrite dÕexprimer des ralits que ce dernier pressent mais dont il ne veut pas Ð ou ne peut pas Ð parler. Victor-Flandrin 1
Sophie ERNST, Ç La Vie est belle, une fiction sur les nouveaux pres ? È, Cahiers Robinson, Universit dÕArtois, n¡22, 2007, p.151. 2 Sylvie GERMAIN, Ç Kalidoscope ou notules en marge du pre È, op. cit., p.58. 3 Sylvie GERMAIN, Ç Un Veilleur du monde en temps de dtresse È, Prface Serpent sur la neige, Had na snehu, de Bohuslav Reynek, Grenoble, Romarin, coll. Les Amis de Suzanne Renaud et Bohuslav Reynek, 1996. 4 Bruno BETTELHEIM, Psychanalyse des contes de fes, op. cit.
304
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ç Chaque soir [É] venait sÕasseoir au pied du lit de ses fils et il leur racontait les mmes histoires quÕautrefois Vitalie lui murmurait pour lÕendormir. [É] Les deux garons ne tardaient pas alors glisser dans le sommeil È (LN, 97). Pierre Fdida 1 a explor cette fonction du conte dont lÕhistoire agit comme un organisateur secondaire de lÕespace corporel menac dans ses limites au moment
de
lÕendormissement.
Intercesseur,
Victor-Flandrin,
exprime
une
mmoire anonyme, collective dÕune origine mythique et laisse place une vocation de son enfance. Laurent Demanze
dcrit ce Ç temps tram de
rumeurs et de lgendes, enserr dans les voix ancestrales qui colportent les rcits de la tradition. [É] et elles font pressentir les merveillements et les terreurs de ces temps qui ont prcd lÕhistoire. È2 Ce pass indfini, qui a t dramatis, perlabor et rsolu dans lÕhistoire conte3, permet de contenir le sommeil. En transformant des motions, des affects parfois non pensables, Victor-Flandrin reprsentations,
offre
Ç ravis
ses
fils
dÕimages
la
capacit et
dÕengendrer
dÕaventures
de
nouvelles
merveilleuses
quÕils
poursuivaient encore longtemps en rve. È (LN, 97).
La rverie du pre et sa volont de transmettre peut dborder le cadre du conte. Il offre, dans un imaginaire anim, des bribes dÕhistoires amasses et condenses sur la lanterne magique dont il a confectionn Ç lui-mme ses propres images [É] È (LN, 105). Offrant, telles les parois prhistoriques, des dessins nafs qui donnent corps aux histoires, aux croyances et aux souvenirs, il rconcilie Ç la mmoire de tous en lÕveillant des images absoutes du temps et de lÕespace, - sinon ceux du seul songe. È (LN, 103). Il faonne ses propres rves et les projette Ç au-dedans mme de son corps, avec tous ceux quÕil aimait dans des paysages intrieurs connus dÕeux seuls [É] (LN, 104), faisant de ses enfants les hritiers de traditions narratives rinventer. La lanterne magique nous convie Du ct de chez Swann : On avait bien invent, pour me distraire les soirs o lÕon me trouvait lÕair trop malheureux, de me donner une lanterne magique, [É] elle substituait lÕopacit des murs dÕimpalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, o des lgendes taient dpeintes comme dans un vitrail vacillant et momentan. [É] Certes je leur trouvais du charme ces brillantes projections qui semblaient
1
Pierre FDIDA, Ç Le conte et la zone dÕendormissement È, Psychanalyse lÕUniversit, 1, 1, 1975, p. 111-151. 2 Laurent DEMANZE, Ç Les trois coffrets È, Sylvie Germain. Regards croiss sur Immensits, Mariska Koopman-Thurlings (dir.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques Littraires, 2008, p.49. 3 Ainsi en est-il de la fonction du conte tudi par Christian GURIN, Ç Une fonction du conte : un conteneur potentiel È, Ren KAèS et R. PERROT et al., Contes et divans. Les fonctions psychiques des Ïuvres de fiction, Paris, Dunod, 1984.
305
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
maner dÕun pass mrovingien et promenaient autour de moi des reflets dÕhistoire si anciens.1
Ce thme qui inaugure, selon Bernard Raffalli, Ç un paradoxe sur lequel se fonde lÕÏuvre entire, la simultanit du successif, la prsence dans le prsent, dÕun autre prsent qui est le pass È2, est galement lÕÏuvre dans le Livre des Nuits. Le Ç Thtre magique È contient des trsors inoubliables de lÕimmmorial qui survit encore chez Thade, jusquÕ ce quÕune Ç autre fume noire È engloutisse et dissolve Ç toutes les images, tous les rves È (NA, 101) faisant disparatre jamais la fin heureuse des contes fabuleux dans un monde archaque qui Ç hante le devenir historique et [É] menace dÕengloutir tout instant È3. Le temps du conte est celui de lÕaccompagnement qui sÕadapte son interlocuteur, son ge et ses questionnements. Le pre marche au pas de lÕautre et ne cherche ni freiner, ni acclrer, ni matriser ou imposer sa parole. Car, crit Sylvie Germain : Assener une vrit douloureuse quelquÕun sans se soucier de savoir si cette personne est prte lÕentendre, et surtout capable dÕen supporter le choc, cÕest enfermer cette vrit dans sa duret et son tranchant, en faire une arme contre lÕautre. Toute formulation de vrits dont la gravit risque de mettre lÕautre en pril doit se soucier de la disposition intrieure et de la capacit dÕcoute et de rception de son interlocuteur Ð cÕest--dire de son dsir. LÕnonciation de la vrit exige toujours une thique.4
Bruno Bettelheim indique que la tche Ç la plus importante et aussi la plus difficile de lÕducation est dÕaider lÕenfant donner un sens sa vie. [É] Pour dcouvrir le sens profond de la vie, il faut tre capable de dpasser les limites troites dÕune existence gocentrique et croire que lÕon peut apporter quelque chose sa propre vie, sinon immdiatement, du moins dans lÕavenir. È5. Prokop offre son fils une lecture mtaphorique pour faciliter lÕacquisition dÕune comprhension, non par le dvoilement dÕune vrit qui relverait dÕun Ç verbe bavard et tonitruant È6, mais par une laboration patiente qui fait broderie de rves veills, de contes et de mmoires endormies, qui picore aux lments du contes pour un Ç dire patient, affin et subtil qui luit dans le secret et en appelle lÕcoute, au dsir, lÕentendre de celui auquel elle sÕadresse Ð auquel elle
1
Marcel PROUST, Ç Du ct de chez Swann È, Ë la recherche du temps perdu (1913-1927), Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1987, p.30 2 Bernard RAFFALLI, Ç Introduction È, Marcel Proust, Ë la Recherche du temps perdu, op. cit., p. XCV. 3 Laurent DEMANZE, Ç Les trois coffrets È, op. cit., p.47. 4 Sylvie GERMAIN, Ç Verbaliser la vrit È, La Vrit, Bernard Van Meenen (d.), Bruxelles, Publications des Facults universitaires Saint-Louis, 2005, p.50. 5 Bruno BETTELHEIM, Ç Introduction È, Psychanalyse des contes de fes, op. cit., p.16. 6 Sylvie GERMAIN, Ç Verbaliser la vrit È, op. cit., p.52.
306
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
sÕoffre en toute prodigalit, libert, et pudeur È1. Ç JÕai lu dans un roman italien È, crit Gaston Bachelard, Ç lÕhistoire dÕun balayeur des rues qui balanait son balai avec le geste majestueux du faucheur. En sa rverie, il fauchait sur lÕasphalte un pre imaginaire, le grand pr de la vraie nature o il retrouvait sa jeunesse, le grand mtier du faucheur au soleil levant. È2 Ce balayeur des rues de La Potique de lÕespace pourrait bien tre Prokop Poupa, dont la mlancolique rverie nÕa pas oblitr sa capacit creuser le rel pour que des semences fcondent son existence. Cette troite parent se fait plus prcise lorsque, quelques pages plus loin, le philosophe crit : Ç LÕimmensit est, pourrait-on dire, une catgorie philosophique de la rverie. È3 Prokop Poupa, malgr sa solitude et les preuves de la vie, conserve une facult de rverie et de mditation qui lui permet de lire dans les marges du visible, Ç devenu expert dans lÕart du je-ne-sais-quoi et de la tnuit È, il est dtenteur dÕun sens Ç de la drision et dÕune modestie teinte dÕun brin de loufoquerie È et Ç dÕune rveuse contemplation È (Im, 26). Pre en minuscule qui se satisfait du doux et fou titre honorifique de Seigneur des Lares aprs avoir consacr un Ç long dithyrambe la louange des toilettes È (Im, 32), il ne se mprend pas sur la condition humaine. Ë lÕinstar du protagoniste de Maurice Blanchot4, Henri Sorge, fonctionnaire ordinaire de lÕhtel de ville lÕtat civil, qui se fascine pour une tache sur le mur, Ç orifice noir È dont le Ç bruit croulant ouvrait une paisse tache humide È, Ç sans contours È, Ç sortant des entrailles du mur comme le suintement dÕune humeur È, il offre un environnement triqu, une lecture potique. Ainsi, une surface de pltre gonfle par lÕhumidit, cause par la dfaillance de quelque canalisation voisine, est transfigure en un nnuphar, sculpture vivante et volutive5. Ses toilettes sont le lieu propice ses rveries mtaphysiques, lieu dÕaisance et de prdilection pour qui nonce avec modestie quÕil Ç faut descendre trs bas pour trouver accs au Trs-Haut. Trs bas au fond de soi, dans les tnbres de ses entrailles. È (Im, 35). Ainsi Ç roi nu È assis sur le trne, le Ç mystre de la vie lui semblait sur le point de se faire palpable, de se rvler pleinement, lumineusement lui È (Im, 39). Trs prosaquement le narrateur de LÕappareil-photo de Jean-Philippe Toussaint nous avait dj appris que du pisser au penser, les vertiges de la mditation se glissent parfois dans une allitration douteuse :
1
Ibid.. Gaston BACHELARD, La Potique de lÕespace op. cit., p.75. 3 Ibid., p.168. 4 Maurice BLANCHOT, Le Trs Haut (1949), Paris, Gallimard, 1988. 5 Loin du sentiment dÕAurlien qui dans Hors champ vit pareil dsagrment aux rsonances fortement ngatives Ç odeur de dsastre rde en lui, non pas sur sa peau, mais dessous, dans la chair ; elle lui lche le cÏur. [É] La sensation de nause continue le lanciner [É] la cloque apparue au plafond lÕautre jour a tripl de volume [É]. È (HC, 121). 2
307
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Je refermai la porte derrire moi, la verrouillai et, rabattant le monocle en plastique du cabinet, je mÕassis pour pisser. Mes yeux sÕattardaient distraitement sur une lzarde dans un angle du mur. Un robinet coulait goutte goutte derrire la paroi, on entendait au loin le bruit dÕun transistor. Assis l depuis un moment dj, le regard fixe, ma foi, je mditais tranquillement, idalement pensif, pisser mÕtant assez propice je dois dire, pour penser.1
Son got et son approche trs sensorielle de la lecture confrent ses contes une dimension tout fait exceptionnelle : Ç Il rentrait dans le livre comme on sÕenfonce dans un sous-bois ombreux et odorant. Il rvait lÕintrieur des mots dans lÕpaisseur de leur chair bruissante dÕchos, dÕassonances, de souffles, dans la saveur de leur chair pleine de plis et de replis. È (Im, 39). Prokop utilise le conte, pour mettre distance lÕmotion qui lÕtreint lÕannonce du dpart de son fils Olbram qui doit aller rejoindre sa mre en Angleterre, ou pour apaiser le chagrin de sa fille. La narration paternelle dans sa dimension potique et pudique aide dchiffrer le monde. Il ouvre la mtaphore et au mlange des imaginaires, suspend son rcit, inscrit la patience dans les pauses, et facilite la cration dÕune histoire double voix dans la tradition du conte oral qui se nourrit de la participation du public. Ce maillage, qui intgre chant et questionnement du fils, solidifie un lien mis lÕpreuve de la sparation prochaine. Prokop installe, entre ses deuils, ses douleurs de pre et le monde de son enfant, un espace symbolique o il joue des variations du langage pour manipuler le rel, le remodeler, lÕadapter un vcu vivable. Le concept dÕespace transitionnel de Winnicott pense le conte comme lÕespace de rverie, Ç [É] espace particulier qui est dfini en forme de paradoxe, espace la fois moi et non-moi È2 qui suspend temporairement les questions et surtout les rponses, pour que lÕenfant fasse de cette aire transitionnelle sa proprit dans laquelle il pourra puiser sa crativit et participer la gense narrative. Madeleine Natanson3 prcise que lÕillusion est inhrente la condition humaine, prsente ds le commencement, elle cherche dfier le temps et lÕespace. En cela le conte forme une matrice psychique, peau contenante pour le pre, dans le jeu de lÕillusion et de la dsillusion dessinant un fragile chemin vers lÕesprance et la consolation. Pierre Zbreuze tisse de la mme faon les histoires quÕil conte Marie. Par sa prsence discrte, il sait couter le srieux de Marie qui se nimbe de fantaisie et dÕangoisse. Il accueille sans interprtation, jugement ou commentaire, il porte lÕhistoire individuelle et lui donne une dimension mythique : Ç le surlendemain, il lui a racont la lgende dÕOrphe et de sa bien-aime, la nymphe des arbres Eurydice È (In, 100). Il 1
Jean-Philippe TOUSSAINT, LÕAppareil-photo, Paris, ditions de Minuit, 1989, p.30-32. Daniel MARCELLI, Ç La relation matre-lve : une subtile perversion toujours lÕÏuvreÉ È, Le Tlmaque, Ç LÕAmour des enfants È, Caen, Presses Universitaires de Caen, n¡17, mai 2000, p.58. 3 Madeleine NATANSON, Ç LÕillusion : alination ou chemin vers lÕesprance ? È, Imaginaire & Inconscient, n¡17, 2006/1, p.135-143. 2
308
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
mle les fils multicolores des bizarreries de Marie et de Zlie, pour tricoter une charpe narrative, alternant maille aprs maille les univers imaginaires de la petite fille et de sa sÏur disparue.
III-2.C Lorsque la parole se fait geste La chute du conte du jeune mari est sans aucun doute prmature. Prokop se laisse emporter par un lyrisme qui nÕest pas toujours au diapason de lÕenfant. Ses mtaphores, entre ciel et terre, qui voquent les toiles de Chagall en leur substance et principe de gravitation, signalent que le temps de la nostalgie et celui de lÕenfance ne sont pas sur la mme partition, ou plus exactement, ne se joue pas sur la mme porte, lÕune en mineur lÕautre en majeur. LÕimpatience bouillonnante de lÕenfant ramne au prsent : Ç Dis donc, a va durer longtemps ton histoire ? lÕinterrompit Olbram en billant È (Im, 68). Marie-Hlne Boblet note que Ç la relation filiale se drobe la responsabilit immanente du futur. Le rapport entre le pre et le fils est riche et fcond, [É] il est potique, enchant [É] mais il nÕinvente pas lÕHistoire È1. Sans doute cette dmarche est prmature pour Prokop qui ne peut que puiser dans le creuset de ses visions pour fabriquer une fable sans parler lÕenfant de ce dpart qui lÕtreint. La malle qui contient, ce que Gaston Bachelard nomme lÕ Ç esthtique du cach È2, invite nanmoins penser, rver son contenu, mme si cela sÕopre en dcalage dans le temps. Dans le coffret sont les choses inoubliables, inoubliables pour nous, mais inoubliables pour ceux auxquels nous donnerons nos trsors. Le pass, le prsent, un avenir sont l, condenss. Et ainsi, le coffret est la mmoire de lÕimmmorial. [É] il y aura toujours plus de choses dans un coffret ferm que dans un coffre ouvert. La vrification fait mourir les images. Toujours, imaginer sera plus grand que vivre. 3
Un autre conte, aux tonalits lgiaques et litaniques, suspend le rcit dÕImmensits. En identification la figure de la Pita, Prokop Ç donne [s]on chant È, et Ç soutien[t] È (Im, 220) les pas de sa fille Olinka dlaisse par son fianc. LÕouverture des diffrentes squences par le Ç coute jeune fille È, voque lÕattention requise pour entendre le psaume 45 : Ç coute, ma fille, vois, et prte lÕoreille È (45, 11). Les pres germaniens sont des conteurs pour leur fils, pour leurs filles cependant, ils se font plus maladroits, la parole sÕabsente, sollicitant le passage par lÕcrit. Les destinataires de la parabole de vie du Ç petit
1
Marie-Hlne BOBLET, Ç LÕImmensit en notre finitude : histoire et humanit È, Sylvie Germain. Regards croiss sur Immensits, op. cit., p.39. 2 Gaston BACHELARD, La Potique de lÕespace, op. cit., p.19. 3 Gaston BACHELARD, La Potique de lÕespace, op. cit., p.87-88-90.
309
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
chemin È se mlent. La dtresse de sa fille se superpose aux diffrents abandons amoureux dont ont t victimes sa sÏur, son pouse et lui mme. Prokop se fait alors le traducteur dÕune souffrance qui est lie la reconnaissance de celle quÕil provoqua : Ç Il sÕassit sa table et se mit crire. Il lui fallait parler sa fille, et travers elle sÕadresser son ancienne pouse, et surtout sa sÏur. A luimme peut-tre. È (Im, 206). Son rcit ouvre une voie parcourir, petit chemin universel que lÕhumain doit parcourir pour aller de la nuit la lumire. Pour cela il convoque le tourment des arbres aux racines Ç nourricires et fatales È (Im, 210), ainsi que la figure mariale qui, au pied de la croix berce le corps de son fils mis mort. La croix, instrument du supplice et de rdemption, blesse par les Ç outrages È (Im, 216), condense les deux signifis extrmes du signifiant arbre. Les chos retentissent trop fortement et brouillent le message, Prokop pleure pour la premire fois Ç depuis la dsertion de Marie È (Im, 221). Les phrases sont frappes dÕinutilit. Comment : transcrire noir sur blanc lÕinou silence de Dieu ? Comment pouvoir, comment oser ? [É] crire, parler ne pouvaient, ne pourraient jamais consoler de ce qui restait exprimer, de ce qui toujours chappait au langage, refusait lÕemprise des signes. (Im, 221)
Les mots font alors dfaut, leur sens convoque la dfiance et bloque son projet, abandonnant sa parabole sans destinataire. Prokop ne peut assumer lÕexprience de lÕcrivain que Sylvie Germain dcrit comme la ncessit de : traquer les mots, tantt ruser tantt lutter avec eux [É] pour affronter lÕaventure de la vie et lÕinconnu de la mort, pour questionner le monde, sans fin, et pour veiller sur le seuil du mystre le plus extrme, celui de Dieu. Seuil o le langage sÕpuise, confine au silence, et o culmine lÕexprience de notre pauvret.1
L o les mots chouent, le geste peut offrir un espace de connaissance ou de survie. Il peut tre maladroit, drisoire, sans palette ni toile, mais laisser sur le pltre une trace dÕun rconfort ou la subsistance dÕune vie. Un simple signe inscrit, dpos sur une surface. Une fleur, pour elle-mme, sans que la finesse du trait soit ici requise. Dans La Pleurante des rues de Prague le pre de la petite Sara2 a peint pour elle Ç quelques fleurs sur le mur derrire le lit que la misre lui assignait comme gte. È :
1
Sylvie GERMAIN, Ç LÕcrivain en veil È, entretien avec Franois Thuillie r, Tmoignage Chrtien, n¡3450, 23 juin 2011, p.7. 2 La photo Ç Fillette dans son lit È issue dÕun album de photographies prises en Pologne avant la Deuxime Guerre mondiale par le photographe juif, Roman Vishniac, qui avait pressenti le gnocide, immortalise ainsi la petite Sarah. Roman VISHNIAC, Un monde disparu, Paris, Seuil, 1996. Photographie reproduite dans (VC, 26).
310
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Car ces fleurs, loin dÕtre des trompe-lÕÏil et des leurres des sens faussant la connaissance du monde sont dÕune extrme ralit. PuisquÕelles ont fleuri sous la main dÕun pre qui nÕavait rien dÕautre offrir son enfant, sous la main dÕun homme que dÕautres hommes acculaient la misre, sous la main dÕun vivant sur lÕhistoire, une fois de plus sduite par la tentation du mal, livra la mort dans lÕindiffrence universelle. (PP, 69)
Le pre cre entre la violence dÕtat, intenable, et le monde de lÕenfant, une surface fleurie prcaire qui toise lÕhostilit, une peau fragile, espace-tampon entre sa fille et la mort qui sÕapproche. Dessins et peinture ont cette mme vertu dÕexpliquer, de saisir et dÕextirper ce qui emprisonne lÕenfant. Ainsi en est-il de Ragoul qui, veillant sur sa fille, le corps et lÕesprit
en
alarme, souhaite
Ç traduire ce cri de dsespoir prisonnier en Sarra. Il veut lÕexpulser hors de son corps grce la magie de la peinture È (TM, 202). La reprsentation picturale, qui sÕaccompagne dÕune tension incandescente, peut donner lÕimpression dÕune violence qui viscre pour arracher ce qui est lÕorigine du cri. Le Ç regard du peintre coute le conciliabule entre le visible et lÕinvisible È (QA, 49). La sublimation conduit au chemin inverse de Perse en restituant des visages dforms comme la figure de la Mduse : Ç Sa bouche est grande ouverte, noire, les yeux normes, furieux ; du sang jaillit en rayons rougetres de son cou tranch, sa tte voque un soleil dÕapocalypse. [É] Ragoul tient son pinceau ainsi quÕAbraham son couteau, - dans lÕespoir dÕun miracle È (TM, 202) confirmant, de ce fait, les dires des voisins superstitieux : Ç CÕest pas de la peinture, cÕest de la boucherie È (TM, 195). Ragoul dpasse le dbat classique qui sÕtait engag aux XVIIIe et XIXe sicles propos du Laocoon, selon lequel Ç le cri constituait la limite mme du reprsentable È1, les arts visuels, Ç la sculpture tout spcialement È ne pouvant rendre compte de ce que la posie pouvait saisir. Car, poursuit Franoise Coblence, le visage, qui se livre dans une hideuse dformation due la contraction des muscles, ne peut prsenter que la laideur mme qui lui confrent une allure de masque, dshumanis ou animalis. La reprsentation du cri en peinture, lÕinstar de ce quÕOlivia Bianchi nonce propos du rire, Ç clipse le visage È2. Il nÕexisterait que lorsque le visage se retire, aussi la pratique du peintre qui tenterait de le reprsenter perd son sens mme qui correspond au moi profond. Ragoul sÕefforce toutefois de peindre le cri qui se tient avant les mots, pour le livrer racontable, reprsentable, et ainsi dpasser la blessure de la bouche bante qui abolit le regard du portrait. En prenant sur lui la dimension du cri, le pre transforme, en un vcu commun de sublimation, les vcus de sa fille. En cela, il effectue le mme travail quÕune 1
Franoise COBLENCE, Ç Le Portrait de peinture lÕge de la photographie È, Autrement, srie Mutations, n¡148, 1994, p.132. 2 Olivia BIANCHI, Le Rire sans tableau, Belval, Circ, 2011.
311
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
mre qui fait le lien entre ce quÕprouve son bb et ce qui prend sens pour elle travers ce que Winnicott a appel Ç la proccupation maternelle primaire È1. Ce
systme de
reprsentation port
lÕextrieur par les
capacits de
symbolisation de Ragoul viserait transformer lÕampleur du cri pour ensuite permettre que de nouvelles capacits vitales soient intriorises par sa fille. Cette capacit de se voir, assimile celle de rflchir, permet de lier les penses comme se conjuguent les diffrentes parties dÕun visage. En sÕidentifiant la capacit du pre de rflchir non seulement le cri, mais le sens quÕil prend pour lui, sa fille Sarra pourrait alors se voir hors dÕun miroir, partiellement opaque ou bris, pour regarder son reflet en son miroir-tableau dlest des afflictions ou des catastrophes innomes. Pour parvenir peut-tre au souhait quÕexprimait Francis Bacon : Ç JÕai toujours espr pouvoir peindre la bouche comme Monet peignait un coucher de soleil È2, Ragoul doit faire avec lÕinsuffisance. Il ne peut rpondre tout, mais tente que sa prsence et son geste pictural soient tels quÕils permettent sa fille de trouver les complments de rponses ncessaires. III- 3 Un autre versant de la prsence III-3.A Un silence assourdissant et obsdant La notion du pre est, dans sa complexit mme, troitement lie la question de Dieu, ne serait-ce que par le biais de son idalisation dans la Bible qui, selon Anne-Marie Pelletier3, subvertit toutes les reprsentations que lÕhumanit se fait de la paternit partir de son exprience profane. Dans leur dialogue Rivon Krygier et Charles Mopsik rappellent que Ç Dieu a parl, il a communiqu certaines occasions qui ont t fondamentales, fondatrices et qui ont permis de crer un lien entre lui et lÕhomme. Mais, par la suite, il nÕa plus donn sa prsence sa pleine intensit dans le monde, il sÕest mis en retrait È4. Dieu aurait ainsi volontairement voil sa prsence dans le monde, et se serait en quelque sorte exil pour susciter, par son absence, un autre type de relation avec lÕhomme. Nous pouvons rapprocher ce rapport la parole et la prsence lÕvolution des figures paternelles au cÏur de lÕÏuvre de Sylvie Germain. Ce lien nous semble dÕautant plus crdible que lÕcrivain se sert dÕune lecture du Roi 1
Donald Woods WINNICOTT, Ç La proccupation maternelle primaire È (1956), De la pdiatrie la psychanalyse, Paris, Payot, 1969. 2 David SYLVESTER, Interviews with Francis Bacon, Thames and Hudson, 1987, p.50, cit par Franoise Coblence, Ç Le Portrait de peinture lÕge de la photographie È, Autrement, srie Mutations, n¡148, 1994, p.132. 3 Anne-Marie PELLETIER, Lectures bibliques, Paris, Cerf, 1995 ; Le Christianisme et les femmes Ð Vingt Sicles dÕhistoire, Paris, Cerf, 2001. 4 Dialogue entre Rivon KRYGIER et Charles MOPSIK, Ç Qui est comme toi parmi les muets È, Une conversation inacheve, Paris, ditions Autrement, coll. Mutations, 2004, p.31-39.
312
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Lear pour clairer la thorie du tsimstsoum, que lÕauteur emprunte lÕcole lourianique de la pense kabbalistique, en vertu de laquelle Ç Dieu sÕest retir dÕun point de son infinie expansion pour faire place la cration et son aboutissement, la crature humaine È1. Imposition directe et imprative, la voix de lÕAncien Testament ordonnait, tonnait, punissait, chassait. Puis, Dieu perd la voix au profit de lÕcriture de la loi et entre dans le silence, alors quÕun Verbe nouveau se rvle dans le Nouveau Testament. Ds lÕorigine, crit Sylvie Germain dans sa thse : Le Verbe prcde et informe le monde, le DIRE de Dieu annonce et pro-pose chaque acte de Cration - Dieu dit : Ç Que la lumire soit È et la lumire fut È (Gen.I,3) et ce dire de Dieu ne cesse dÕaccompagner et de scander la Cration quÕ chaque fois il affirme, confirme, bnit et sanctifie, imprimant ainsi en toute chose, en toute vie cres, lÕcho de sa Parole, la TRACE de son DIRE ; - et cet CHO sÕentoure alors de SILENCE afin que ce recueillement soit espace/temps de rsonnance et dÕcoute du DIRE inaugural. [É] Et cÕest dans le silence qui pro-longe cette parole que tout se poursuit. (PV, 63).
Dieu se retire pour faire place lui-mme, il se condense et se densifie au risque de ne plus tre reconnu : Ç Un Dieu dpouill de sa gloire et de tous les signes extrieurs de sa souveraine puissance a peu de chance de se faire reconnatre, et, mme sÕil est reconnu, il court le risque dÕtre rejet È (MP, 53). DÕautant plus que, constate Sylvie Germain : Qui se tient muet face aux dsastres est coupable de non-assistance enfants, hommes et femmes en extrme danger. Coupable de non-alliance avec autrui, de trahison de fraternit, de reniement de lÕhumain. Coupable de parjure lÕamour, au respect, au souci d lÕautre. Coupable dÕindiffrence lÕgard du souffrant. Coupable donc de ralliement tacite au mal. (Ec, 18)
Ce silence conduit au questionnement et lÕinterprtation thologique dont le kiosquier dÕclats de sel se fait le porte parole : Ç Quant Dieu, je ne peux que constater la froide tnacit de son silence, mais jÕignore si, en de, il sÕafflige et gmit au secret de sa conscience. È (ES, 74). Ce silence est-il, comme lÕnonce Dostoevski, le silence dÕun Dieu mort ? Est-ce une autre facette dÕun Dieu Ç grand pervers È qui, comme lÕimagine J.-B. Pontalis, Ç en rendant lÕhomme et surtout la femme jamais coupables du pch originel [É] en les dtournant violemment de lui Ð aversio, perversio Ð [É] sÕautorise tout ce quÕil interdit aux malheureux humains È2. Pour Philippe Julien, le reproche adress ce pre
1
Shmuel TRIGANO, Ç Judasme : lÕhomme cr lÕimage de Dieu È, Encyclopdie des religions, op. cit., p.1439. 2 J.-B. PONTALIS, Frre du prcdent, op. cit., p.161.
313
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
crateur peut se formuler jusquÕ ce que le deuil de ce pre idal, tout-puissant, soit accompli : le deuil ne pourra sÕoprer que par le risque du dire tout ce que lÕenfant grandissant a lui reprocherÉ tout, jusquÕ la lie, jusquÕau fond de la coupe dÕamertume. En effet, le renoncement lÕamour pour la puissance dÕun tel pre suppose ncessairement de passer par un moment de haine son gard, pour que le deuil se ralise.1
Aprs des manifestations lÕtat incarn dans lesquelles la Parole se donne entendre, Dieu ne se rend plus prsent aux hommes par la proclamation dÕune parole mais par une irruption de lÕinvisible dans le visible. Sa prsence nÕest plus une argumentation mais le don dÕune prsence au cÏur mme du silence, comme Job en fait lÕexprience. Ce que Sylvie Germain nomme Ç Les ternels chuchotements È de lÕinvisible, qui firent se prosterner le prophte Elie au mont Horeb (IR, 19), il est Ç donn quelques-uns de les percevoir puis de les couter avec une patience, une attention continues, toujours plus aiguises È (EH, 117). Porter attention ce qui nÕexiste pas : cÕest apprhender la moindre chose comme recelant de secrtes merveilles, chaque individu comme dtenant de grandes promesses dont lui-mme souvent ne souponne pas la prsence. Porter attention ce qui nÕexiste pas, cÕest provoquer lÕavnement de ce qui, dans sa latence et son invidence, confinait au nant. (EH, 189)
Il sÕagit de dpister Ç des traces de ce Dieu en clipse, aussi brouilles et souilles, fussent-elles en apparence È (BR, 26). La voix peut tre parpille dans un irrmdiable silence, mais le souffle quant lui ne se disloque pas, il devient prsence spirituelle qui se peroit dans un murmure ou un soupir doucement exhal. Ainsi que le note Mariska Koopman-Thurlings, Ç le " silence de Dieu " devient progressivement au fil des Ïuvres de Sylvie Germain, " la voix silencieuse " de Dieu È2.
Pour Joseph, le silence prend une place importante dans sa mission paternelle : Ç L o lÕange apparu Abraham retint la main de celui-ci lÕinstant fatal, lÕange qui a visit Joseph retint la bouche de ce dernier, le dissuadant de prononcer les paroles de rpudiation È (CP, 12). Il nÕest en effet nullement mentionn dans les vangiles des paroles de Joseph. Homme de silence, son oue en a t affine Ç tant sur le plan spirituel quÕaffectif ; il coute " la voix de fin silence " qui bruit
1
Philippe JULIEN, Le Manteau de No. Essai sur la paternit, Paris, Descle de Brouwer, 1991, p.40. Mariska KOOPMAN-THURLINGS, Ç Du pre, du frre et du Saint-Esprit È, Relations familiales dans les littratures franaise et francophone des XXe et XXIe sicles. La Figure du pre, Murielle-Lucie Clment et Sabine van Wesemael (dir.), Paris, LÕHarmattan, 2008, p.244. 2
314
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
en son esprit, qui remue en son cÏur. Il lÕcoute, la reoit, la mdite, et y rpond par des gestes, des actions È1. Sans doute est-ce dans cet espace et cette filiation que se logent les paternits de discrtion et de pudeur, dont les silences sont de vertus et non de tnbres. Thodore Lebon Ç avait des eaux lentes, profondment mles la terre, aux nuages et aux arbres, le calme et la douceur, la force secrte et surtout la vertu de silence. È (TM, 26). De cette lenteur vient la capacit mmoriser ce qui irrigue le monde. Sa fantaisie, pleine de posie, recueille les images, paroles et fables, les condense et les pure Ç pour engendrer ces stances insolites È (TM, 29). La fonction du pre est alors dÕtre un donateur de mots qui transite, tel Bohuslav Reynek : dÕune langue une autre, de songes et de visions, de la splendeur du monde cache dans le chaos apparent du visible et restitue, frle et pure lÕextrme, dans ses pomes et ses gravures. Un semeur de silence, de transparence et de misricorde. Un pourvoyeur dÕhumbles merveilles rcoltes au fil du temps, extraites de la dure matire des choses et des jours force de patience et dÕattention aigu. (BR, 15)
CÕest une voix qui ne pse rien, qui sÕchappe, sÕenvole et livre les messages. Elle Ç dlocalise le sujet dÕune pure et seule inscription charnelle. Elle le subtilise et le porte dans la parole quÕelle supporte. È2 CÕest ce qui, selon Nadine Vasseur3, dans son rythme, dans ses syncopes, ses silences et ses vibrations, nous rvlent ce quÕil y a entendre. Brum est Ç un rveur de mots, une anthologie vocale. Mais en dehors des cours, il parlait peu, il tait trs rserv È (ES, 114). CÕest une voix qui porte et vivifie une parole qui devient performative, Ç qui donne existence soi en donnant existence lÕautre et que caractrise loquemment la formule de Michel de Certeau dans Ç un horizon de rencontre entre la psychanalyse et la mystique È : Ç Si tu me parles, je nais È ; ou encore : Ç Si tu me parles, jÕexiste È4. voquant la mmoire de Maurice Zundel, qui crivit que les Ç vrais croyants font peu de bruit È5, Sylvie Germain lie le silence comme une vidence chez un tre mystique, au corps de charit en perptuelle effusion de prire, de compassion et de gnrosit, ne pouvant faire aucun bruit, en effet. [É] toute sa personne pntre de la lumire de lÕvangile irradiait de silence Ð un silence mont du plus profond de son tre force de recueillement dans lÕoubli et lÕobservation de soi, un silence puis la source mme de son tre l o lÕextrme intriorit se laisse secrtement
1
Sylvie GERMAIN, Ç Blasons de la paternit È, op. cit., p.208. Jol CLERGET, La Main de lÕautre, op. cit., p. 47. 3 Nadine VASSEUR, Le Poids et la voix, op. cit., p.20. 4 Michel DE CERTEAU, Ç Mystique et psychanalyse È, Cahiers pour un temps, Paris, Centre GeorgesPompidou, 1987, P.184, 187. 5 Maurice ZUNDEL, LÕvangile intrieur (1936), Saint-Maurice, (Suisse), ditions Saint-Augustin, 1997, p.27.
2
315
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
effleurer, fconder par la prsence divine. Et ce silence qui manait de lui tait musical [É] Ce silence, surtout, tait lumineux [É].1
Il est possible que certains pres aient, comme Mose, la Ç langue lourde È mais alors, leur visage rayonne. Le silence offre un espace de rsonance : Il faut que tout se taise Ð en soi, autour de soi Ð pour que lÕcoute puisse se dployer, et que des profondeurs du silence tinte une Parole insouponne : cela est au cÏur de lÕexprience mystique. Ç CÕest dans le silence que lÕon entend les paroles de la sagesse infinie È, constate saint Jean de la Croix2, [É] 3.
Le silence clbr par Maurice Zundel ou par les mystiques avant lui est, selon Sylvie Germain, Ç une passion active qui exige vigilance et patience. [É] en tension de veille. È (QA, 40).
Si le pre imaginaire doit, selon les termes de Ren Roussillon, Ç mourir È Ç au nom du pre symbolique, le mdiateur privilgi de lÕassomption de celui-ci est la Ç survivance È oppose par le pre rel, par le pre au quotidien, par la survivance du plaisir du pre au quotidien. CÕest l que la fonction du pre trouve tout son sens, cÕest l quÕelle se dfinit. È4. La relation paternelle volue entre distance et tendresse. Tisse de beaucoup de silence, elle initie au monde social, culturel et spirituel, sa tiercit5 est alors au service du lien. La fonction paternelle nÕest pas sparatrice, interdictrice et castratrice, mais elle se prsente en tant que protectrice, assurant les conditions de la rencontre6. Salomon Resnik7 envisage la fonction paternelle comme une Ç fonction pont È qui spare et runit en mme temps. Cet espace est celui o se dploie un pre qui nÕa nul besoin de se farder de la majuscule qui, selon Alain-Nol Henri8 souligne bien souvent les concepts ftichiss pour tenter de baliser du vide sur un mode conjuratoire. Dans le cheminement que le pre effectue sur la voie de la paternit, sans doute y-a-t-il cette tape ncessaire du silence de celui qui est perdu et qui les repres chappent, temps utile pour reprendre ses esprits et tre ensuite en mesure de rpondre dÕune autre voix, dÕune autre place. DÕun espace qui nÕest pas celui du cri, ni celui de lÕaphasie, dÕun lieu qui fait advenir,
1 Prface Maurice ZUNDEL de Bernard de Boissire et France-Marie Chauvelot, Montral, Presses de la Renaissance, 2004, p.9. 2 SAINT JEAN DE LA CROIX, Îuvres spirituelles, trad. G. de Saint Joseph, Paris, Seuil, 1971, p.1023. 3 Sylvie GERMAIN, Ç Verbaliser la vrit È, op. cit., p.53. 4 Ren ROUSSILLON, Ç Figures du pre : le plaisir de la diffrence È, Le Pre, figures et ralit, op. cit., p.196. 5 Terme utilis par Guy ROGER, Ç Les Enjeux de lÕimprescriptible tiercit È, Topique, Revue Freudienne, Ç La fonction paternelle È, Le Bouscat, LÕEsprit du Temps, n¡ 72, 2000, p.49-65. 6 Albert CICCONE, Alain FERRANT, Honte, culpabilit et traumatisme, op. cit., p.141. 7 Salomon RESNIK, Le Temps des glaciations. Voyage dans le monde de la folie, Ramonville SaintAgne. rs, 1999. 8 Alain-Nol HENRI et al., La Formation en psychologie. Filiation btarde, transmission trouble, Lyon, PUL, 2004.
316
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
qui aide venir au monde et donne au monde. Loin du pre de la Ç Horde primitive È que nous avons voque, il ne se prend pas pour le grand Autre, Ç il ne se dfend pas de ce qui menace son pouvoir, il entend la voix de lÕOriginaire [É] È1 crit Xavier Lacroix dans son article sur la paternit. ætre pre amne rpondre de la vie mme de son enfant dont la vulnrabilit suscite la responsabilit. Le philosophe Hans Jonas dsigne cette responsabilit lÕgard du nouveau-n comme lÕarchtype de toute responsabilit : Ç cet tre sans dfense suspendu au-dessus du non-tre, dont la simple respiration adresse un Ç on doit È irrfutable lÕentourage, savoir : quÕon sÕoccupe de lui. È2. Il rejoint en cela Emmanuel Levinas pour qui Ç aimer, cÕest craindre pour autrui, porter secours sa faiblesse È3 et tablit un lien entre Ç fcondit È et Ç transcendance È : Ç la paternit est une relation avec un tranger qui, tout en tant autrui, est moi ; une relation du moi avec un soi qui cependant nÕest pas moi [É] La fcondit du Moi, cÕest la transcendance mme. È4. La responsabilit dont le premier mot est Ç Me voici È suppose dÕentendre lÕappel qui vient du plus petit et suppose un minimum dÕouverture de lÕoreille et du cÏur. Ainsi la vertu de silence, qui place le sujet dans lÕvidement de soi pour tre en tat de recevoir, est proche de la paternit qui ncessite de sÕouvrir lÕhospitalit. Ce chant humble et solitaire permet Ç lÕadvenue dÕun autre inattendue au sein mme du rgne de " personne ", lÕmergence dÕune parole inoue, la leve dÕun souffle vif au creux de lÕabsence È (QA, 43). Il est celui de lÕcoute attentive qui se dtourne des chos intrieurs, gargouillis de penses parasites qui engorgent lÕespace mental. Ç Le silence est le flot-palimpseste de toute criture quÕelle soit posie ou prose, il doit raffleurer au ras des mots, entre les mots. È (QA, 48). QuÕest-ce que la voix ? demande saint Augustin, Ç L o il nÕy a rien comprendre, cÕest une sonorit vide. La voix sans la parole frappe lÕoreille, elle nÕdifie pas le cÏur È5.
1
Xavier LACROIX, Ç Visages du pre È, Christus, Ç La paternit. Pour tenir debout È, tome 51, n¡202, avril 2004. 2 Hans JONAS (1987), Le Principe de responsabilit, Paris, Cerf, 1990. 3 Emmanuel LEVINAS, Totalit et infini, La Haye, Martinus Nijhoff, 1968, p.233. 4 Emmanuel LEVINAS, Autrement quÕtre, La Haye, Martinus Nijhoff, 1986, p.173. 5 SAINT AUGUSTIN, Homlie pour la Nativit de Jean-Baptiste.
317
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
III-3.B Une paternit corporise Ç DÕemble, le pre est une stature. La verticalit, lÕacte de se tenir droit en est un des signes lmentaires. Avoir une colonne vertbrale, se dresser, [É] sous le ciel et face ce qui arrive, nous voici devant un trait caractristique de la figure du pre È1. La notion de la paternit oblique prsente par Sylvie Germain va lÕencontre de cette verticalit que Xavier Lacroix prsente comme allant de soi. Dans lÕÏuvre de Sylvie Germain, les pres spirituels et adoptifs rvlent le sens dÕune paternit qui se situe hors de la logique de lÕengendrement et de la filiation biologique associe au lien du sang. Elle se fraie un passage hors des traumatismes familiaux, des rgles de soumission et de subordination pour aboutir
une filiation par affinit et choix. Fonde sur la volont et
lÕengagement, elle offre aux enfants orphelins ou abandonns ce que les Ç parents nÕavaient pas su tre È (NA, 135). Le Pater est quem justae nuptiae demonstrant2 marque la distinction fondamentale entre gniteur, pre et fonction paternelle. La fonction paternelle, prcise Claude Revault dÕAllonnes, Ç est exerce par les voies symboliques de la dlgation, la dsignation et lÕacceptation des places dans la ligne, la reconnaissance mutuelle : rien dÕautre que des marques dÕhumanit, des garants contre lÕanimalit [É] parfois la folie. È3 La culture et les mythes, par leurs dispositifs propres, dsignent qui est le pre, qui est nomm pre, cependant, aucune organisation sociale ne dit ce quÕest un pre. La paternit nÕest pas une affaire de dfinition ou dÕides, mais un engagement dÕactes qui implique galement une dimension corporelle. Dans la Gense, cÕest un Dieu misricordieux (rahum) qui cre lÕhomme. Or lÕadjectif rahum drive de la racine rahem, qui signifie matrice, utrus. Ainsi, Ç dans le rcit biblique, trs explicitement, si lÕhomme a t cr Ç lÕimage de Dieu È, il lÕa t Ç masculin et fminin È4 (Gense 1,27) ce que Sylvie Germain exprime de la faon suivante : Ç des entrailles de son Verbe fut enfant le monde, des entrailles de son amour pour le monde fut engendr le Fils, et, dans le mystre de ses entrailles, la mort sÕest retourne en vie. È5
Avant dÕenvisager la filiation symbolique travers le processus de nomination, la paternit se noue des identifications fminines, tel que l'illustrent le fantasme de
lÕhomme
enceint
et
les
rituels
de
couvade.
Sylvie
Germain
utilise
1
Xavier LACROIX, Ç Visages du pre È, Christus, Ç La paternit. Pour tenir debout È, tome 51, n¡202, avril 2004, p.139. 2 Est prsum pre, le mari de la mre. Les professionnels du droit utilisent simplement l'adage Ç Pater is est È. 3 Claude REVAULT DÕALLONNES, ætre, faire, avoir un enfant, Paris, Plon, 1991, p.131. 4 Shmuel TRIGANO, Ç Judasme : lÕhomme cr lÕimage de Dieu È, Encyclopdie des religions, op. cit., p.1639. 5 Sylvie GERMAIN, Ç Solitudes de Madeleine È, LÕÎil, n¡489, octobre 1997, p.85.
318
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
frquemment cette approche quÕelle relie lÕorigine biblique, Ç Dieu le Pre, lors de la Passion, puis de la Rsurrection, est " en parturition ", il renfante lÕhomme cr depuis des millnaires pour que Ç la lumire soit È dans le cÏur de chacun. È (MP, 127). De mme, saint Paul nonce, Ç Mes petits enfants que, dans la douleur, jÕenfante nouveau jusquÕ ce que le Christ soit form en vous È1. La paternit emprunte ici les traits maternels de lÕenfantement, Ç paternit
et
maternit
spirituelles
manifestant
deux
dimensions
complmentaires de leur participation active lÕunique paternit divine. È2 Le pouvoir de mettre au monde est-il tellement exorbitant que lÕhomme se rserve la mise au monde de lÕesprit quÕexprime Victor Hugo : Ç Il sentait la paternit natre et se dvelopper en lui de plus en plus, il couvait lÕme de cet enfant È3 ? Sylvie Germain mle la ralit corporelle et lÕabstraction dÕune fonction introduisant le corps des pres comme un nouvel quilibre, ainsi le pre nÕa pas quÕune fonction, pas plus que la mre nÕa quÕune matrice. La tradition patriarcale ne retient du masculin que la verticalit, selon le matre mot Ç LÕanatomie, cÕest le destin È que retient volontiers Sigmund Freud. Or Monique Schneider nous alerte, Ç rduire la masculinit son symbole, on relgue la vulnrabilit, la peau, la chair, le viscral È4. LÕaccession la paternit passe par le corps, VictorFlandrin, lors de lÕaccouchement de Mlanie, se retrouve accompagner en premire ligne quelque chose qui est lÕessence mme de la fminit, quelque chose quÕil nÕa jamais vcu et ne vivra jamais et qui met en jeu le corps de sa compagne.
Il ne pouvait plus supporter ce silence et ce doute qui lÕaccablaient plus que des cris de douleur et la fin il ressentit lui-mme dans son ventre cette souffrance que Mlanie refusait dÕexprimer. Et ce fut lui qui se mit hurler, hurler plus fort que toute femme en couches ne lÕavait jamais fait [É] Il ne cessa que lorsque sÕleva le cri du premier-n. Alors, pour la premire fois, il se laissa prendre par les larmes, pleurant tout la fois dÕpuisement, de dlivrance et de bonheur. (LN, 91-92)
Victor-Flandrin accompagne en tant totalement ignorant par rapport ce qui se passe, Ç sans aucune transmission familiale, traditionnelle et culturelle È5. La naissance lÕtat de pre passe par son corps. La paternit se fraie un passage, pousse, trouve place, et opte pour un vocabulaire de la parturition :
1
ptre aux Galates, 3,26 ; 4,6.19. Michel BUREAU, Ç La paternit spirituelle È, Christus, Ç La Paternit. Pour tenir debout È, op. cit., p.182. 3 Victor HUGO, Les Misrables, "Cosette", Paris, Gallimard, coll. Bibliothque de La Pliade, 1951. 4 Monique SCHNEIDER, Gnalogie du masculin, Paris, Aubier, coll. Psychanalyse, 2000. 5 Paul MARCIANO, Ç Le Pre, lÕhomme et le masculin en prinatalit È, Spirale, n¡11, Ramonville Saint-Agne, rs, 1999.
2
319
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Crve-CÏur se sentit fauch la hauteur des genoux, ses jambes flchirent [É] DÕun coup une douleur terrible lui dchira le ventre. Il sÕeffondra au milieu de la cour, tenant toujours lÕenfant contre son torse. [É] Le feu aussi gonflait dans les entrailles de Crve-CÏur, lui lacrait les reins. [É] Son visage, son corps, ruisselaient de sueur. (NA, 330)
La complexit du corps masculin infuse du fminin. Cependant, selon Sylvie Germain : cette part du fminin reste le plus souvent refoule au nom de lÕimage persistante que toute socit sÕest forge du Ç mle È : un roc, rtif aux larmes, matre de ses motions. Mais que surgissent la mort et la violence de lÕarrachement pulvrise ce clich portant incandescence la secrte tendresse paternelle.1
Le pendant de la venue au monde est le dcs de lÕenfant, qui creuse le corps paternel pour quÕune place se cre en lui. Ç LÕenfant dfunt se renfante dans le pre, dans la nuit de sa chair blesse, il bouge dans ses entrailles, cogne contre son cÏur È2, il est incorpor en une ternelle gestation transformant le pre en homme gravide jusquÕ la fin des ses jours. Sylvie Germain convoque Paul Celan pour traduire cet tat : Ç Le monde nÕest plus, il faut que je te porte È.
Comme le Dieu tout-puissant laisse le passage au Dieu tout-puissant dÕamour, le pre du droit franais glisse de la Ç puissance paternelle È Ç lÕautorit parentale È3, teinte de responsabilits, de reconnaissance de droits mais aussi de devoirs partags au sein du couple parental, dont le souci premier est lÕintrt de lÕenfant. Selon les propos de Guy Coq et dÕAlain Houziaux lors dÕun change avec Sylvie Germain, Ç Cela change tout, car cela ne retire rien la puissance cratrice, mais cela empche de coller sur Dieu des lments qui ne peuvent en faire quÕun Dieu mchant. [É] cÕest en tant que Pre que Dieu est tout-puissant, justement, son amour de Pre est tout-puissant. Il aime en dpit de tout È4. Ephram, dont le nom est rapprocher de lÕhbreu hiphrani : Ç Il [Dieu] mÕa rendu fcond È5 est un pre rconcili avec la paternit. Il se dtache de lÕombre paternelle et de la puissance de sa haine, pour atteindre une paternit qui ne reproduit pas lÕempreinte paternelle mais sÕouvre dans lÕamour pour sa femme et 1
Sylvie GERMAIN, Ç Deux pres " dessinent " lÕamour È, Postface JÕai envie de rompre le silence de Ren Veyre et Grard Vouland, Paris, Les ditions de lÕAtelier/Les ditions Ouvrires, 2001, p.92-93. 2 Ibid. 3 Loi sur lÕautorit parentale date de 1971. LÕarticle 371-1 de la loi sur lÕautorit parentale rnove le 5 mars 2002 nonce clairement, Ç LÕautorit parentale est un ensemble de droits et de devoirs ayant pour finalit lÕintrt de lÕenfant. Elle appartient aux pre et mre jusquÕ la majorit ou lÕmancipation de lÕenfant pour le protger dans sa scurit, sa sant et sa moralit, pour assurer son ducation et permettre son dveloppement, dans le respect d sa personne. Les parents associent lÕenfant aux dcisions qui le concernent, selon son ge et son degr de maturit È . 4 Sylvie GERMAIN, Ç Questions-rponses È, Peut-on apprendre tre heureux ?, Alain Houziaux (d.), Paris, Albin Michel, coll. Question de, n¡128, 2003, p.65. 5 Gense 41, 52.
320
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
ses enfants. Le mariage devient une alliance qui unit deux patronymes hors de la dimension de la puissance et du pouvoir : Ephram avait donn son nom Reine, il le partagerait avec elle ; il portait dornavant un nom vid de puissance et de richesse. Il avait li son nom celui des Verselay, il sÕtait allg du poids de son nom en le mlant la douceur de celui des Verselay. (JC, 64)
Il
inaugure
un
autre
rapport
au
nom,
lÕavoir
et
la
richesse
et
progressivement, apaise la colre contre le pre : Ç Auprs de Reine il avait trouv la paix, le bonheur [É] lÕoubli surtout de cette haine sourde qui lui avait tant taraud le cÏur contre son pre È (JC, 65). La rconciliation atteint les deux enfants descendants de ses deux fous, quÕtaient et restent, Edme et Ambroise. Ces enfants qui unissent leur destin par le lien matrimonial sont deux affams qui attendent pour donner une nourriture qui lvera leur faim insatiable en dsir.
Celui-l est pre qui engendre dans lÕordre temporel. Il aide venir au
monde et il donne un monde, il amnage lÕespace pour la vie de ses fils. La fort nÕest plus associe lÕtat sauvage mais elle est domestique pour accueillir les enfants : Au fur et mesure des naissances Ephram avait amnag un galetas pour les ans, dÕabord au grenier puis dans la grange, et la fin ces ans sÕtaient construit eux-mmes une cabane de rondins, de glaise et de branches dans la fort de Jalles o ils dormaient sur des litires de paille. (JC, 89)
Le projet ducatif dÕEphram est clairement nonc et port, Ç mes garons ils feront comme ils voudront. Parce que moi je crie pas comme un chien aprs mes fils, ils sont pas mes esclaves, mes fils, mais des hommes. È (JC, 116). La relation filiale sÕinvite sur une autre scne. LÕordre du monde, qui instaurait une diffrence entre Les Natures Humaines, selon la conception dÕAristote au sujet des matres et des esclaves, est bouscul. Le rapport de domination entre ceux qui, en vertu dÕun ordre suprieur seraient fait pour commander, et les autres, pour obir dans la soumission et le respect, ne peut pas rsister. LÕespace familial est travers par les grandes crations de valeurs qui depuis la Renaissance voluent vers la dclaration Ç tous les tres naissent et demeurent libres et gaux en droits È. Il devient le lieu o des sujets surgissent comme sujets de parole. La reprsentation de lÕordre du monde et des tres humains nÕest plus la mme et la relation triangulaire entre religion, tradition et pouvoir se stabilise. Ephram entend la voix de lÕOriginaire et tablit un lien avec ses fils qui nÕest pas du ressort dÕune application de la loi ou de lÕimposition directe et imprative dÕun ordre mthodique, il vient de la symbolique propre lÕidentit
321
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
originaire partage. Ç Vivre et prouver cela, cÕest ressentir la bont È1 constate Xavier Lacroix. Contrairement son pre qui dshrite et tranche les liens filiaux, Ephram partage son hritage sans diviser, en tant que pre donateur, Ç il se partage de lÕintrieur, sans le fractionner ni surtout le couper de sa souche, lÕarracher sa source [É] È (QA, 112).
III-3.C Les paternits obliques LÕadoption prolonge le Dieu crateur de la Gense. Si ce Dieu est pre, Ç cÕest dans les limites prcises, correspondant aux frontires du peuple quÕil a choisi. [É] cette paternit biblique nÕa plus rien voir avec une fonction de gniteur, puisquÕelle est relie un vnement de lÕhistoire dÕIsral : cÕest parce quÕil a sauv son peuple de la servitude dÕgypte que Dieu est dit " pre dÕIsral ". Sa paternit dsigne une prsence vigilante et aimante occupe faire grandir des fils dans une relation de confiance et dÕchange. È2 Franoise Dolto affirme quÕun Ç pre doit toujours adopter son enfant È3 et Sylvie Germain, dans son petit essai sur saint Joseph, reprend que lÕadoption Ç incombe tout parent È (CP, 25), elle est le cÏur mme de toute paternit qui ne peut se satisfaire du pre selon la chair sur le modle dÕAbraham, prt commettre le pire par obissance passive. ætre pre reste une place conqurir en acceptant de Ç mourir sa condition dÕenfant pour la cder son enfant È4. Car pour adopter, encore sÕagit-il de retrouver ou de crer ce qui a mis au monde, de modifier le rapport au pre, et de se reconnatre un hritage quÕil convient dÕenrichir, de forger, dÕinventer ou de perptuer. Sylvie Germain choisit comme figure Ç exemplaire de la paternit È un des personnages les plus discrets et le plus mystrieux des vangiles. En lisant cet Ç homme de lÕombre, du silence È, elle prolonge le mouvement de lÕvolution de celui qui tait considr comme un pre adoptif vou disparatre aprs avoir accompli sa mission de protection envers Marie et lÕenfant Jsus et qui, au cours du XVIe sicle, devient Ç pour lÕglise catholique une figure mythique de la paternit. È5 CÕest dÕailleurs cette reprsentation que peindra Le Grco en 1599 avec son Joseph et lÕenfant6 pour lÕautel de la premire glise espagnole ddie au saint. Joseph semble pourtant dÕabord fortement marqu par la configuration fraternelle, il est le frre. Or cet
1
Xavier LACROIX, Ç Visages du pre È, Christus, Ç La paternit. Pour tenir debout È, op. cit., p.165. Anne-Marie PELLETIER, Ç Nul nÕest pre comme Dieu est pre È, Le Nouvel Observateur, Hors-srie n¡49, dcembre 2002, janvier-fvrier 2003, p.84. 3 Franoise DOLTO, Grard SVERIN, LÕvangile au risque de la psychanalyse, tome 2, op. cit. 4 Pierre LEGENDRE, Le Crime du caporal Lortie. Trait sur le pre, op. cit., p.67. 5 Josiane CHAMBRIER, Ç Hamlet et lÕhallucination ngative È, Image du pre dans la culture contemporaine. Hommage Andr Green, op. cit., p.97. 6 Saint Joseph et lÕenfant, huile sur toile, 113x57 cm, peint vers 1599 par Domenikos THETOKOPOULOS, dit El GRECO, Tolde, Muse de San Vincente.
2
322
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
homme, qui se prsente Ç premire vue comme une branche strile [É] va manifester une prodigieuse fcondit È (CP, 13). Il transforme Ç les racines terrestres, biologiques, en Ç racines È spirituelles et affectives, il libre la filiation dÕun socle trop rigide, il transmue le sang en souffle. È1 Ce bouleversement ne peut tre ngoci que par ceux pour qui le sang ne contient pas lÕidentit de lÕtre, pour qui la paternit nÕest pas ancre dans lÕanimalit du biologique. Ainsi nÕest-il pas donn Clemens dÕtre pre par procuration, celui qui Ç ne dsirait nullement recueillir un enfant inconnu. Il en prouvait dÕautant moins le dsir quÕil venait dÕavoir un fils, illgitime, certes, mais bien de lui. È (M, 116), ne peut accder une paternit Ç fonde thiquement et spirituellement dans lÕamour È (CP, 14). Pre adoptif, saint Joseph lÕest, il en assume la charge et les responsabilits avec dvouement. Il est celui qui permet lÕenfant de se nidifier dans un contexte symbolique vivable, marque par lÕalliance et la parole dÕamour. La vie peut ainsi sÕincarner dans un sujet qui a de qui tenir. Le symbole de fertilit nÕest plus li lÕvolution biologique, lÕenfant est accueilli pour lÕinscrire dans une ligne et lÕduquer, Ç le formant au langage, au travail et la Loi [É] il lui a transmis lÕhritage messianique. È2. Ce que Marcel Pagnol dans une scne clbre de Fanny rsume sa faon : Csar : Moi, jÕai donn ma part. Elle aussi. Mais celui qui en a donn le plus, cÕest Panisse. Et toi, quÕest-ce que tu lui as donn ? Marius : La vie. Csar : Les chiens aussi donnent la vie. Non, Marius, cet enfant, tu ne lÕas pas voulu. Ce que tu as voulu, cÕest ton plaisir. La vie, tu ne la lui as pas donne : il te lÕa prise. Ce nÕest pas pareil. Marius : Mais qui cÕest, le pre : celui qui a donn la vie ou celui qui a pay les biberons ? Csar : Le pre, cÕest celui qui aime. 3
Cet ample geste de lÕadoption est celui o Sylvie Germain voit collaborer Ç lÕesprit, le cÏur, la volont, o lÕgosme et le narcissisme sont chasss par le souffle vivace du souci, de la responsabilit, de lÕintelligence de lÕamour. È4 Deux-Frres qui dcoupe son temps entre les deux foyers de la maison des Veuves et de la Ferme-Haute partageant son repas Ç assis entre Juliette et Hortense È
et
berant
Ç chaque
soir
Benot
Quentin
jusquÕ
son
endormissement È (LN, 184), se glisse dans cette tonnante paternit. Alors que la paternit biologique nÕest pas assure, Ç Quant son pre, on ne savait mme pas qui il tait exactement È, Deux-Frres prend dans ses bras celui quÕil
1 2 3 4
Sylvie GERMAIN, Ç Blasons de la paternit È, op. cit., p.208. Sylvie GERMAIN, Ç Jsus, lÕenfant adoptif de Joseph È, Le Nouvel Observateur, op. cit., p.90. Marcel PAGNOL, Fanny (1931), Pice en trois actes et quatre tableaux, Paris, Fasquelle, 1932. Sylvie GERMAIN, Ç Jsus, lÕenfant adoptif de Joseph È, op. cit., p.91.
323
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
nomme son fils Ç et sÕen chargea È (LN, 203). Il y a cette mme conscience trs forte de la responsabilit et de la gravit qui incombe au pre chez Novembre. Alors que son jumeau Octobre est envahi par lÕmergence de trs fortes angoisses lÕannonce de sa future paternit, Novembre devient un pre de soutien, de lgret et de retenue devant la femme sauvage. Il canalise la libration des reprsentations inhrentes aux projections maternelles dont Octobre a t lÕobjet et assume le risque dÕune descendance, sans que celle-ci soit porteuse dÕune maldiction ou dÕune menace de destruction. Ces paternits Ç obliques È sont parfois transitoires, simplement tayantes pour faciliter certaines traverses de lÕadolescence ou de lÕge adulte, pour se dgager de matrices mortifres ou trouver attention, quilibre ou soutien. Ainsi en fut-il pour Eva, Ç JÕavais quinze ans quand mes parents sont morts, tus dans un accident de voiture. CÕest alors que mon oncle Joachim mÕa recueillie È (ES, 143). Le principe de lÕadoption rate parfois, Hyacinthe ressent Ç de lÕaigreur lÕgard de son beau-fils, ce bon rien qui vivait depuis si longtemps sous son toit, sans avoir jamais rien donn en change des soins, de lÕaffection et du constant soutien financier que lui, Hyacinthe, lui avait apports et continuait malgr tout lui dispenser. È (EM, 242) un rare exemple qui nous renseigne sur la dimension altre de lÕenfant.
Certains pres oscillent entre le statut de pres adoptifs et de pre spirituels, ils dessillent les yeux sur les origines ou le sens de lÕexistence parfois encore obscur qui ne sait entendre ou regarder. Dans Magnus, cette figure est doublement reprsente et se dveloppe au fil de lÕvolution du personnage principal. Lothar occupe une place complexe. Oncle de Magnus, il glisse sur le versant du pre adoptif pour sÕarrter celui de passeur. Complice dÕun mensonge concernant la filiation de Magnus, Ç il savait. Il savait depuis longtemps È (M, 116), il prolonge un temps les mystifications maternelles et laisse Magnus le temps de cheminer dans le labyrinthe de ses questionnements afin que celui de la formulation advienne. Il est un tuteur soucieux Ç avant tout de la bonne instruction scolaire, morale et religieuse de [s]on neveu È (M, 74). Aprs le temps de lÕapprhension qui a conduit Lothar prolonger le mensonge par excs de discrtion, il accompagne la fin du temps des fables maternelles et amne la complexe et douloureuse ralit historique. Le dpart ncessaire vers dÕautres espaces de vie et de pense amne Magnus retrouver un homme dmuni, Ç priv de la vue, de sa voix, et presque autant du pouvoir de marcher È. Cette souveraine et discrte prsence rappelle celle de Brum dans clats de sel. Ces hommes, assigns rsidence Ç dans la nuit muette È (M, 204) de leur corps, sont en
324
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dialogue intense avec les morts et la part inconnue du monde, la ccit leur permettant de traverser la nuit pour accder une lumire plus spirituelle. Diderot dans La Lettre sur les aveugles avait pos cette question fondamentale dÕpistmologie et de morale. LÕaveugle compenserait le manque dÕun sens par un penser plus, ou un penser mieux. Il est lÕhomme des Lumires en raison de sa lucidit intellectuelle qui vient de lÕeffort quÕil accomplit pour ne jamais tre prisonnier de ce quÕon lui dit. Il confronte ses sensations avec ses autres sens efficients pour laborer un nouveau systme dÕexplication du monde par ses hypothses intellectuelles. La force de Lothar est Ç abrasive È, il voit Ç au revers du visible È. Il rpand une clart dans son sourire et sur ses mains comme sÕil Ç mettait nu le fond de son tre : lÕintelligence et la pudeur dÕune bont sans souci dÕelle-mme. È (M, 204). Il participe la Ç fcondation spirituelle È de Magnus, et prend place entre un pre idalis et un pre mort en offrant une nouvelle ligne paternelle au personnage qui aura Ç choisir È un destin. Ç Lothar Schmalker nÕa rien possd, et il a donn en abondance son dnuement reu È (M, 207), dÕaustre tuteur, il devient ami tutlaire et pre.
Brum, le professeur de littrature de Ludvk tait peru par ce dernier en tant que matre spirituel qui, selon Vronique Poirier Ç est en mme temps le dpositaire, lÕagent de transmission et le garant de la perptuation dÕun hritage collectif. [É] Lieu de savoir et rfrence, le matre spirituel incarne la fois une mmoire, une loi et une parole sacre. È1 Ludvk, alors tudiant, vouait Brum une admiration Ç si vive quÕil lÕavait considr comme pre second, un pre qui lÕavait remis plus pleinement, ou du moins autrement au monde È (ES, 18). Face une figure dÕidentification idalise, le jeune homme se place dans une relation proche dÕun culte rendu par un disciple. Il est prt instrumentaliser la nice du professeur, avec laquelle il engage une brve aventure amoureuse, pour Ç rentrer un peu dans lÕintimit du grand Brum È (ES, 23). Sans doute, lÕombre de celui qui est investi la place du matre ne peut quÕcraser le jeune disciple qui sÕabandonne tant de Ç constance et [...] ferveur discrte È (ES, 18). En sÕloignant de Brum, Ludvk rompt avec une figure parentale magnifie, Ç personnage de lgende dore È dont Ludvk ne peut soutenir lÕinvitable dsillusion de lÕeffritement : Ç lgende dont la dorure sÕtait fane, puis craquele È (ES, 18). Lorsque, des annes plus tard, Ludvk retrouve Brum confront la dchance physique, il est encore incapable de discerner ce que contient ce retrait, tant il est lui-mme priv de la gnrosit Ç que seul octroie
1
Vronique POIRIER, Ç Modes de transmission et exprience personnelle. Le modle du matre spirituel et son rapport la tradition È, Encyclopdie des religions, op. cit., p.1335.
325
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lÕoubli de soi. È (ES, 21). Or Brum ne se confond jamais avec cette figure du matre, au contraire, il invite la dprise. Mme sÕil fut autrefois appel Ç le grand Brum È (ES, 18), il ne sÕest jamais laiss Ç griser dans les hauteurs des mots È (ES, 191) et il vit lÕloignement de Ludvk, non comme une remise en question, mais comme une tape ncessaire qui appartient au cheminement de lÕindividu. Brum ne dtourne pas ce Ç transfert È son avantage mais propose une prsence et une relation de paternit spirituelle. Il exclut toute tentation dÕexploiter lÕascendant quÕil pourrait avoir sur Ludvk et se dcale du culte idoltre. Il instaure une relation qui Ç inclut donc une notion de dtachement, de renoncement, dÕextinction de tout orgueil et le tmoignage constant dÕun amour pur de tout rapport de forces È1, ce dont tmoigneront la forme et le contenu de sa carte postale dcrypte post mortem. Ç Le pre spirituel nÕest pas un rabbi qui explique la Thora, ni un mufti, ni un casuiste aidant rsoudre des problmes de morale. Il est pre È2 au sens chrtien du terme. Sa fonction est instrumentale, explique Michel Bureau : Il permet une me de se laisser habiter pleinement par lÕEsprit. Pour tre fidle sa fonction de pre spirituel, lÕinstrument doit se tenir constamment sous la motion de lÕacteur principal. [É] ce nÕest rien dÕautre quÕune invitation retrouver la place de pre pour permettre lÕEsprit dÕÏuvrer dans une me. On ne peut tre pre selon lÕEsprit sans revivre constamment pour soi-mme : Ç Non pas ce que je veux, mais ce que tu veux È (Luc 22,42)3
Il sert de rvlateur pour dcouvrir les richesses portes en soi et aider construire sa propre identit et, dans le cas de Frre Jean, trouver Dieu par sa voie personnelle, par voix de silence, de souffle ou de chant. Il est intressant de constater que lÕidentit sexuelle de Frre Jean soit, a priori, difficilement identifiable, comme les enfants qui surgissent et surprennent les personnages par leur arrive intempestive. Ë la suite de Gabriel dans Tobie des marais, celui qui appelle tout le monde Ç mon fils È ou Ç ma fille È (M, 273), se prsente Magnus comme une vieille femme, son corps Ç semble encore aussi alerte que celui dÕun enfant. È (M, 244). Frre Jean, tel Jean Baptiste, vit entour dÕabeilles Ç braises volantes, manne de pure lumire et dÕintense saveur dont le bourdonnement est chant de vie, de sve, louange du jour È (C, 88), qui le nourrissent de leur miel, Ç soleil intrieur de lÕarbre [É] puissance qui tout tour concentre et irradie È4, et emplissent Ç sa chair de lumire, son cÏur dÕallgresse, et sa voix de douceur È (C, 88). Rien de grandiloquent chez cet
1 2 3 4
Ibid., p.1339. Michel BUREAU, Ç La paternit spirituelle È, Christus, op. cit., p.182. Ibid., p.187. Gaston BACHELARD, La Potique de lÕespace, op. cit., p.184.
326
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
homme la lvre fissure. Passeur de vie, il invite passer outre le questionnement sur son nom propre pour conduire Magnus vers une identit qui le dpasse. Il ne cherche pas lui donner un nom, mais lÕinvite se dprendre du sien pour aller Ç au-devant de son nom qui toujours le prcde È (M, 274). LÕengendrement de Magnus passe par une co-paternit, celle de Lothar puis de Frre Jean, qui invite se dfaire dÕune recherche dÕun soi qui occupait la premire place. Sylvie Germain crit au sujet de Maurice Zundel, quÕil nÕa cess de rappeler la ncessit de Ç changer de moi pour pouvoir circuler en nous comme dans un espace illimit, o tout donn se transforme en don È, ce qui implique de rompre le cordon ombilical qui nous rive notre psychisme infantile. Tel est ce long travail de consentement la dprise de soi qui sÕouvre une mmoire qui Ç le dpasse infiniment, celle de la Vie dans sa radiance originelle È1. Sans doute est-ce cela la particularit de cette paternit qui donne naissance une vie spirituelle et un nouvel tre par une prsence, une parole et un silence, qui propose, dans le respect de la libert, une voie pour chercher et penser. LÕhistoire de Magnus ou de Ludvk nÕa pas besoin dÕun historien, mais dÕun interprte. Comme le rappelle Jos-Luis Goyena2, le travail de restauration nÕest pas tant un travail archologique quÕune attention porte sur lÕici et maintenant, lieu o se cre lÕintimit et o le sujet acquiert la responsabilit de sa vie psychique et spirituelle. Ç LÕhritage [É] est peut-tre appel, pour un temps indtermin, tre murmur plutt que clam. Murmur tout bas, mais alors vcu en profondeur, en cohrence, afin dÕtre tangible pour redevenir audible È (QA, 124). Certaines familles transmettent des objets, de gnration en gnration, comme un ensemble strictement inaltrable. LÕhritage prend alors la forme dÕune contrainte transmise car, loin de conqurir ce dont il a hrit, lÕindividu est dpouill de toute vellit appropriative et astreint lÕobligation de transmettre les biens reus sans les altrer en aucune faon. Dans cette conjoncture, expose par Alain Ferrant, Ç le sujet ne devient jamais propritaire de ce dont il hrite, il est au contraire possd par les objets transmis. È3. Les paternits de traverses donnent lieu des hritages obliques qui transforment le donn en don. Ç Les paroles et les expressions de Brum retrouv[ent] vie È (ES, 143) en Eva qui partage le got pour le silence et lÕcoute du silence avec son pre adoptif. Marceau quant lui, laisse trace non chez sa fille, non chez sa femme, son pre ou son frre, mais chez Lger qui conserve prcieusement en son souvenir une toupie, jouet qui dans sa simplicit
1
Sylvie GERMAIN, Ç Souffle de la mmoire, grce de lÕoubli È, Christus, n¡219, juillet 2008, p.269. Jos-Luis GOYENA, De lÕImpasse la transmission. Approche clinique de la thorie de la technique, thse de doctorat de psychologie, Lyon, universit Lyon 2, 2002 [dact.]. 3 Alain FERRANT, Pulsion et liens dÕemprise, Paris, Dunod, 2001, p.103. 2
327
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
colore signe lÕempreinte du beau-pre sur la matire : Ç Lger [É] serrait entre ses genoux une grosse toupie de bois peinte en bleu vif. CÕtait Marceau qui la lui avait taille. È (JC, 194). Le rcit Ç paradoxal et scandaleux È selon les termes de Jean-Marie Delassus, ne vise-t-il pas Ç faire comprendre que la vritable paternit est dÕun autre ordre, quÕelle ne tient pas seulement la capacit dÕengendrement. È1 Un homme qui engendre peut tre lÕanctre dÕune ligne nombreuse, matre de sa descendance mais il nÕen est pas forcment le pre. Le pre transmet la vie sans en tre le matre, il indique lÕorigine sans se prendre pour elle. En cela, lÕexemple dÕAbraham qui dut passer par Ç le sacrifice de son propre cÏur et non par celui du corps de son fils È
2
est fondateur. Le
pre omnipotent, concupiscent et ivre de possession devient un pre nourricier et aimant, qui nÕest pas redouter ou Ç renverser pour SÕemparer de son pouvoir. È (MP, 124). Ce pre/Dieu qui est Ç ntre È pre renvoie une Ç fraternit sans limites o chacun est la fois, Ç lu È et galit avec les autres È (MP, 124).
1
Jean-Marie DELASSUS, Ç Les Pres et la paternit È, QuÕest-ce quÕun pre ?, op. cit., 176. Joseph MARTY, Ç Le cinma en qute de pre È, Christus, Ç La paternit. Pour tenir debout È, op. cit., p.190. 2
328
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Troisime partie DES FRéRES ET DES SÎURS
CÕest, la vrit, un beau nom et plein de dilection que le nom de frre [É]. Les frres ayant conduire le progrs de leur avancement en mme sentier et mme train, il est force quÕils se heurtent et choquent souvent Michel de Montaigne1
1
Michel DE MONTAIGNE, Essais, Livre premier, chapitre XXVIII, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1965, p.265.
329
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
INTRODUCTION Si chacun est, ainsi que le propose la mtaphore dÕAlain Ruffiot, Ç tissu avant dÕtre issu È1, nous mesurons quel point la famille, avec ses liens dÕalliances et filiaux uniques, pr existe au sujet et propose dans sa dimension transgnrationnelle des structures de relations fantasmatiques spcifiques. CÕest sur ce terreau de lÕimaginaire familial que sÕorganise la place ainsi que la reprsentation de ses membres, que se construit lÕidentit du sujet en lien avec les autres et que nat le sentiment dÕappartenance. Ç La caractristique du lien fraternel est dÕassurer la mdiation et lÕchange entre le soi familial et le soi social, culturel et le soi politique È2 postule Rosa Jaittin. Les diffrents sentiments et motions qui lÕirriguent voluent au fil du temps, avec des consquences varies sur la vie sociale, affective et intrapsychique du sujet, infusant dans la faon dont se tissent les liens sociaux, amicaux et amoureux futurs. Le groupe fraternel se conoit comme un systme de relations entre des enfants dÕune mme gnration qui doit galement se penser par rapport Ç aux liens fraternels des parents È3 ainsi quÕ lÕinscription du dsir dans la ligne maternelle et paternelle. Jean Bergeret affirme que la famille est une institution destine : traiter et organiser les effets de la gnrativit de la sexualit adulte. Elle est lÕorganisation sociale qui permet de dramatiser, de mettre en jeu, voire en sens, la matrice de la question de lÕengendrement qui, ramene sa forme la plus aride et abstraite, sÕnoncerait ainsi : la diffrence des sexes produit une diffrence de gnration qui produit une diffrence dans le sexuel.4
Les questions qui travaillent la fratrie interrogent la diffrence des sexes et des gnrations, tout autant que la diffrence entre la sexualit enfantine et la 1 Alain RUFFIOT, Ç Fonction mythopotique de la famille, mythe, fantasme, dlire et leur gense È, Dialogue, 70, 1980, p.3-18. 2 Rosa JAITTIN, Clinique de lÕinceste fraternel, op. cit., p.39. 3 Ibid., p.39. 4 Jean BERGERET, Ç La Capacit dÕtre seul en prsence du couple È, Revue Franaise de Psychanalyse, Tome LXVI, janvier-mars 2002, p.13.
330
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
sexualit adulte ; avec elles, les nigmes de la cration alimentent la pulsion pistmophilique. Le lien fraternel ncessite de se penser, de se vivre et de se reconnatre comme le frre ou la sÏur, il interroge le sentiment dÕappartenance une famille et demande se situer une place autre que celle du couple parental. Il est parfois difficile de penser lÕarrive de celui ou de celle qui vient dloger celui qui se croyait lÕunique, parfois prilleux de se pencher sur le berceau de celle qui fait natre les vertiges des dsirs incestueux, souvent risqu de sÕaventurer sur le chemin de lÕaltrit alors que les dents sÕaiguisent pour entamer la dvoration de cet trange familier qui sÕaltre alors dans un silence dchirant. Si, selon Nathalie Prince, les fratries Ç constituent a priori la dimension initiale du conte, elles constituent en mme temps le facteur de la discordance, lÕlment problmatique qui vient mettre dÕemble un grain de sable dans la linarit du rcit È1.
Les modalits de la relation fraternelle offrent lÕimaginaire germanien un vaste champ de possibles qui se dploie de faon protiforme Ç lÕintrieur ou lÕextrieur de la cellule familiale, avec, contre, ou sans le noyau parental È2. Dans la ligne des contes et des filiations bibliques, la fratrie des premiers romans se signale nombreuse, parfois monosexue ou avec la gmellit comme horizon ; puis progressivement, dans une perspective plus contemporaine, elle se restreint et devient mixte, dans un systme dÕopposition significatif. Chaque mise en fiction cependant est propre au rcit qui Ç lui prte une forme et une valeur spcifiques. È3. Caisse de rsonance de prdilection, les fracas du monde se rpercutent en dsquilibre et perturbent durablement la configuration de la fratrie par la cration de failles desquelles surgissent le dmembrement et la dispersion. La fratrie devient le sige privilgi des sentiments de rivalit et de jalousie. Le frre, la sÏur, cet autre semblable, reprsentent une part unique en notre monde interne, dans lÕambivalence de lÕamour et de la haine. Tel un miroir, ils se donnent comme une relation constituante aux multiples facettes. LÕinterrogation quÕils portent en nous est celle du visage trangement familier de lÕautre, au sens o le Frre, la SÏur, tout en tant le non-Moi, est aussi lÕalter ego et peut ainsi tre le plus parfait reprsentant du moi. La qute de lÕidentit est propice au jeu de miroirs et aux vertiges des reflets divers. Image fidle, altre ou dforme, le frre et la sÏur renvoient au double et au phnomne de lÕinquitante tranget tout autant quÕ lÕindivision du sujet. Le lancinant 1
Nathalie PRINCE, Ç "Il tait une fois un bcheron et une bcheronne qui avaient sept enfants [É] " ou des fratries dans les contes de fes des Grimm et de Perrault È, Fratries. Frres et sÏurs dans la littrature et les arts de lÕAntiquit nos jours, op. cit., p.391. 2 Florence GODEAU et Wladimir TROUBETSKOY (dir.), op. cit., p.13. 3 Ibid.
331
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ç qui va l ? È qui sÕnonce Ç entre surprise et trouble È (C, 14) se complexifie avec la venue des lignes gmellaires qui confondent et deviennent un destin revendiquer ou radiquer. Le dsir ou la nostalgie de la fusion sont propices aux enfermements mortifres ou au deuil pathologique et se dploient dans le fantasme androgynique qui devient le modle du couple. La fraternit se dploie galement dans le duel et le meurtre. Le frre se prsente alors comme la figure de lÕintrus et du rival qui est har et liminer dans les sillons dÕAbel et de Can, dont le crime originel continue de tourmenter les personnages. Le fratricide, drame de lÕhumanit, ne peut se contenir dans la sphre familiale, il la dpasse et se trane dans les rais historiques pour alimenter les conflits guerriers et les gnocides du XXe sicle qui se nourrissent de ces rivalits. La voix du frre se fait alors entendre dans le sang rpandu et la question Ç o est ton frre ? È ouvre la condition de notre naissance de sujet vivant qui nÕa de cesse de sÕatteler la prise en considration de lÕautre pour faire surgir le frre ou la sÏur dans un renversement radical sous forme de sublimation de la jalousie. La complexit du vcu fraternel sÕinverse alors en un idal, ou en un fantasme, de la fratrie harmonieuse et apaise, condition de lÕmergence de la fraternit comme rapport thique lÕautre selon Levinas.
332
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
I Ð AVOIR UN FRéRE, AVOIR UNE SÎUR
Je dtestais les bbs. Moi qui, pendant deux ans et demi, avait t le centre dÕun univers de tendresse, jÕai ressenti comme un coup de poignard, et un froid polaire a immobilis mes osÉ [É]. JÕai ressenti alors, froidement et sobrement, comme si jÕtais au loin sur une toile, la sparation de toute choseÉ Sylvia PLATH, La Cloche de verre
I-1 Le dard de la jalousie I-1.A LÕirruption de lÕindsirable et lÕpreuve du deux La venue de lÕautre, frre ou sÏur, non souhait et non attendu, est vcue comme une irruption, une intrusion, qui bousculent les exigences de lÕancien-n lÕgard de ses parents. Avoir un frre ou une sÏur, contraint tre frre, tre sÏur, natre au nouvel tat de frre et sÏur et pour certains, nÕtre plus que sÏur ou frre en une terrible preuve narcissique et identitaire. La rivalit peut se nicher au sein mme du couple gmellaire dans la volont dÕapparatre le premier la lumire du jour. La Gense rapporte comment Rbecca, lÕpouse rpute strile dÕIsaac, donne naissance aux jumeaux dont le premier n fut nomm Esa et lÕautre Jacob. Premiers jumeaux de la Bible ils poursuivent, aprs Abel et Can, lÕexploration du sentiment de la rivalit et de la jalousie fraternelles. Dans son Dictionnaire de la Bible, Andr-Marie Grard rappelle lÕanecdote, fonde sur un jeu tymologique insr dans ce rcit, selon laquelle au moment de la naissance le pun tenait son frre par le Ç talon È, Ç (en hbreu qb, paronyme aqob) È. Cette lutte prcoce pour conqurir la premire place Ç dans lÕordre de primogniture È sÕeffectue Ç comme si le second des deux fils de Rebecca ait voulu sÕassurer avant lÕheure la primaut que lui promettait, ds ses premiers mouvements dans le sein maternel, un oracle
333
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
[É] : " LÕan
servira le cadet. " È1. Cette lutte originelle nÕest pas anodine
lorsque lÕon sait que le nom de la famille Pniel provient de la lutte de Jacob avec lÕange, comme le rappelle lÕpigraphe de Nuit-dÕAmbre. Dans son essai sur Le Complexe fraternel, le psychanalyste Ren Kas rappelle, en une numration introductive, la grande varit de figures mythologiques qui sÕattache ce complexe : Ç Can et Abel, Jacob et sa, Joseph et ses frres, dans la tragdie et les mythes grecs ros et Hermaphrodite, Artmis et Apollon, Castor et Pollux, tocle et Polynice, Antigone et Ismne, dans la mythologie latine, Remus et Romulus, Narcisse et sa sÏur, les Horace et les Curiace ; dans lÕaire gyptienne, Isis et Osiris, dans le Coran Khabil et Halil, dans la cosmologie dogon Nommo et le Renard ple, dans le cycle des Niebelungen, Siegmund et Sieglinde, etc. È2. Sachant que les Ç grandes figures de la mythologie sont les dpositaires de vrits sur lÕhumain È et que chaque Ç personnage mythique avance sur la scne du monde avec son masque incandescent dou dÕune immense amplitude de rsonance È (RN, 127), Sylvie Germain puise cette riche matire de la rivalit jalouse au sein de la fratrie pour en actualiser les figures, en reprendre la question fondamentale de lÕaltrit et ajouter la rivalit susceptible de surgir dans le couple frre/sÏur. De manire gnrale, lÕapparition de la sÏur ou du frre dans la vie familiale oblige lÕenfant renoncer se considrer comme lÕobjet exclusif et privilgi de lÕobjet maternel, et par consquent, Ç diffrencier le rel de lÕimaginaire È3. Le lien unique qui se cre au sein de la fratrie se fonde sur une parent commune, or cÕest de cette vidence, qui peut prendre des allures de fatalit, que nat la source de la disjonction. Les frres et les sÏurs, confronts la convoitise du mme objet, peuvent se concurrencer ou se dmanteler dans la discorde. Le rapport entre la similitude et lÕaltrit au sein de la fratrie se rvle difficile, comme si la prsence de lÕautre se pensait toujours comme tant celui de trop, alors mme que cÕest par lui que la rencontre peut advenir. Saint Augustin dcrit, dans un passage bien connu des Confessions, le spectacle dÕun enfant confront lÕallaitement de son frre de lait, Vidi ego et expertus sum zelantem parvulum : nondum loquebatur et intuebatur pallidus amaro aspectu conlactaneum suum4, Ç JÕai vu moi-mme et bien connu un petit jaloux : il ne parlait pas encore et fixait, ple, dÕun regard amer, son frre de lait È. Il sÕagit bien dÕune tragdie qui se joue alors devant le tmoin oculaire qui assiste lÕexhibition dÕun couple bienheureux, suppos jouir 1
Andr-Marie GRARD, Ç Jacob È, Dictionnaire de la Bible, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1989, p.565. 2 Ren KAèS, Le Complexe fraternel, Paris, Dunod, 2008. , p.35. 3 Rosa JAITTIN, op.cit., p.97. 4 Saint AUGUSTIN, Les Confessions, Livre I, chapitre VII, Ç LÕenfant est pcheur È, Paris, Ernest Flammarion, 1993, p.50-51.
334
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dÕun corps corps qui lÕexclut et le maintient, amer, en coulisse. Sigmund Freud analyse cette ambivalence vis--vis du frre de la faon suivante : LÕenfant, [É] voue lÕintrus, au rival, une haine jalouse. Le nouveau venu nÕa-til pas dtrn, dpossd son an ? Et la rancune est tenace aussi contre la mre infidle qui partage entre les deux enfants son lait et ses soins [É] SÕil nat dÕautres enfants, la jalousie est ravive chaque fois avec la mme intensit. Le fait nÕest gure modifi quand lÕenfant demeure le prfr de la mre, car lÕamour du petit tre nÕa pas de bornes, exige lÕexclusivit, et nÕadmet nul partage.1
Le traumatisme qui accompagne lÕarrive dÕun frre ou dÕune sÏur peut tre compris comme lÕaprs-coup du traumatisme plus ancien du sevrage, o lÕenfant fut confront la perte de lÕobjet et la distance corporelle quÕil implique. PaulLaurent Assoun prsente ce drame comme celui Ç de la dpossession de lÕobjet, ralisation dÕune compltude au profit de lÕautre È2, au cours duquel l'enfant doit en mme temps, symboliser non seulement le sevrage, la coupure avec la mre, mais cette prsence dÕun autre, dÕune intrusion sur le lieu le plus intime de sa mmoire premire. Cette exprience de transitivit est gnratrice dÕangoisse car elle conduit se voir dans lÕautre lÕpoque o les frontires du moi individuel encore floues se constituent et font de lÕautre un double. Ç Serait-ce l lÕorigine de lÕenvie ? È3 demande J.-B. Pontalis. Sylvie Germain, dans la ligne des travaux dÕobservations conduites auprs des tout petits4, relve dans Ç le comportement des enfants ds le plus jeune ge, quand lÕun a un jouet que lÕautre nÕa pas ; mme si celui-ci possde beaucoup dÕautres jouets, il sÕen dsintresse soudain pour ne plus convoiter que lÕobjet appartenant son "rival". È (MP, 121). Si la rivalit, qui suppose dj une diffrenciation entre soi et lÕautre, ne peut advenir, cÕest lÕenvie qui, dans sa force destructive, surgit pour abolir cette diffrence et nÕouvre aucun espace au jeu : Ç La jouissance par lÕautre de biens, aussi dnus de valeur soient-il bien souvent, se fait dfi, outrage, blessure, tourment pour celui qui en est exclu et qui sÕestime ls. Chez les adultes ce processus peut sÕemballer et conduire jusquÕau crime. È (MP, 122). Denis Vasse5 parle ce sujet de jalousie originaire, celle qui conduit tre jaloux de ce qui anime lÕautre alors que nous ne participons en rien ce qui le fait vivre. Bruno Mounier dcrit cette mise mort de lÕautre nonce par le jaloux
1
Sigmund FREUD (1932), Ç La Fminit È, Nouvelles confrences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1978, p.147-178. 2 Paul-Laurent ASSOUN, Ç La Relation fraternelle : lÕpreuve de lÕintrusion È, Leons psychanalytiques sur Frres et SÏurs, t.1, op. cit., p.21. 3 J.-B. PONTALIS, Frre du prcdent op. cit., p.91. 4 Marie-Blanche LACROIX, Maguy MONMAYRANT (dir.), Les Liens dÕmerveillement. LÕobservation du nourrisson selon Esther Bick et ses applications, Toulouse, Ers, 1998. ; Jol Clerget et al., LÕAccueil des tout-petits, Toulouse, Ers, 1998. 5 Denis VASSE, Ç La Jalousie structurante È, Session du Centre Thomas More, LÕArbresle, 11-15 mai 1989.
335
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
pour qui il ne peut y avoir deux vivants ou alors, Ç ce deuxime vivant doit vivre de la vie È1 quÕil veut bien lui concder. Comme si la vie nÕtait pas de lÕordre de la transmission mais dÕune libralit. L o ne peut se concevoir une place pour deux, la question du meurtre est lÕÏuvre. Nous
retrouvons
ce
dilemme
Ç sÕil
vit,
je
meurs È,
dans
lÕpreuve
du
surgissement du frre dans la vie de Bruno-Pierre Estampal et de la sÏur pour Philippe
de
Fontelauze,
dans
la
Chanson
des
mal-aimants.
Ces
deux
personnages, traverss par la jalousie, engagent le dlicat passage de la place du fils unique celle de lÕan. Si cette envie sÕveille pour des biens Ç dnus de valeur È, selon les propos de Sylvie Germain, comment ne pas har celui qui est suppos tre gratifi de lÕattention, de lÕamour et de lÕadmiration maternelle dont lÕenfant se sent dornavant priv ? La question qui peut sÕadresser la mre sous forme de Ç pourquoi mÕas-tu fait ce coup-l ? È, se justifie comme de la lgitime dfense et se transforme en dclaration de guerre contre celui ou celle, plus sa taille, qui sera la victime dsigne de la haine du dtrn. voque dans Les chos du silence au sujet de la thorie du tsimstsoum, la tragdie Shakespearienne Le Roi Lear contient une intrigue subordonne trs proche de la principale, qui est lÕhistoire de Gloucester et de ses deux fils, Edmond et Edgar. Le fils btard, Edmond, est taraud par la haine de son frre et nÕa de cesse de vouloir sa ruine. Pour sa part dÕhritage, il nÕhsite pas trahir Edgar et le diffamer auprs de son pre afin de le faire condamner mort et encourager sa fuite. Figure malfaisante, Edmond obit : aux lois qui rglent, depuis toujours le type dÕhomme auquel il appartient ; comme Can qui voit ses sacrifices repousss, comme Ganelon qui ne russit pas obtenir lÕaffection de son roi, il est marqu par le destin : son tat civil lÕhumilie et lÕobsde, le sens de son infriorit le rend agressif avec ses semblables.2
Bruno-Pierre Estampal et Philippe de Fontelauze partagent le mme point commun que les personnages shakespeariens, Richard III, Iago et Edmond, habits par le dmon du mal. Tous trois se sentent spolis par leur position de pun ou de btard qui ne leur permet pas dÕoccuper la place laquelle ils rvent dÕaccder. Selon Andr Green les Ç vilains de Shakespeare prsentent tous les trois un complexe fraternel qui les pousse au fratricide, tout comme dans la Bible Can tue Abel le plus aim de Dieu. È3. Selon Ren Kas, Ç le complexe fraternel est un vritable complexe, au sens o la psychanalyse en a formul la structure 1
Bruno MOUNIER, Ç Jalousie paternelle È, Places du pre violence et paternit, Jol et Marie-Pierre Clerget (dir.), Presses Universitaires de Lyon, coll. Champs, 1992, p. 124. 2 Robert LAFFONT, Valentino BOMPIANI, Ç Edmond È, Dictionnaire des personnages (1960), Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2003, p.332. 3 Andr GREEN, Ç Pourquoi le mal ? È, Le Mal, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1988, p.422.
336
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
et la fonction dans lÕespace psychique du sujet de lÕinconscient È1. Forme archaque du rapport lÕautre, Jacques Lacan le thorise comme le complexe de lÕintrus pour lequel le destin volutif du frre est de devenir un rival avant que dÕtre reconnu comme un autre que soi. LÕexploration du complexe fraternel se rvle fconde pour Andr Green qui relve que Lucifer se rvolte contre Dieu Ç parce quÕil a perdu la prfrence aux yeux de lÕEternel. [É] Cette haine fraternelle qui pousse aux extrmits du Mal nat souvent parce que lÕobjet de la haine est suppos tre plus aim par lÕun des parents Ð dans le cas de Satan par le Pre. " LÕexplication " de la haine rside donc apparemment dans la douleur cre par la perte dÕamour. È2. La plainte dÕAurlien dans Hors-champ nÕest-elle pas lÕexpression de la crainte qui foudroie lÕenfant lorsquÕil redoute dÕtre oubli par sa mre ? : Ç Maman, je suis l ! Souviens-toi de moi, je suis ton fils ! Aurlien, ton fils, ton unique, entends-tu ! MÕentends-tu ? Maman, maman ! È (HC, 193). Cette terrible supplication, qui dans le cas dÕAurlien est une exprimentation fatale de lÕoubli, ne peut sÕexprimer que dans une confusion telle que les corps de Jol, dÕIota et de Lilli, dont la ventriloquie se dclenche, en deviennent rceptacles et caisses de rsonance.
Bruno-Pierre Estampal et Philippe de Fontelauze ne transforment pas la forme archaque du complexe fraternel, pour eux la sÏur ou le frre conservent la consistance dÕun objet partiel, simple appendice du corps maternel imaginaire. Ë la mort de sa mre, Bruno-Pierre Estampal qui Ç sÕtait toujours cru fils unique avait dcouvert la prsence dÕun demi-frre mtis de onze ans son an È (CM, 222), il ressent alors Ç lÕeffet dÕune piqre de scorpion dans la nuque. Ë prs de cinquante ans, il sÕtait senti aussi flou par sa mre que Gabriel lÕavait t lÕge de neuf ans quand cette mme mre lÕavait abandonn È (CM, 223). LÕapparition du demi-frre rsonne comme la fin de lÕge dÕor. Les traces de la thorie darwinienne se font plus prcises et, froce, lÕanimalit se rveille au sein de la fratrie. Quand le territoire est dfendre, la loi du plus fort prvaut : un vrai chat, cet Estampal, il avait rtabli son quilibre avec une souplesse bondissante sitt le choc encaiss, tandis que le frre tait rest pareil un oisillon dgringol du nid, crevant de faim, de froid. Et le chat avait jou avec le vieil oisillon. (CM, 223)
La perversion du lien rduit le frre un objet que Bruno-Pierre utilise son gr, il attrape son frre dans ses griffes et exige quÕil ne soit plus quÕun sujet ananti, dpendant de son bon vouloir. Bruno-Pierre dcide seul de resserrer ou de
1 2
Ren KAèS, Le Complexe fraternel, op. cit., p.1. Andr GREEN, op. cit.
337
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dgager son treinte. La fraternit ne se dcrte pas, pas plus que les origines communes ne valent pour liens. La Ç forme brutale et catastrophique È1 que peut prendre la rencontre avec lÕtranger selon Julia Kristeva, est ici littrale. Le frre, Ç tranger catapult si tardivement dans sa vie È (CM, 224), est dclencheur de lÕinquitante tranget. Il saisit Bruno-Pierre par sa singularit : il est un Ç tranger la puissance trois de par son long incognito, de par son origine africaine du ct paternel, et enfin de par sa maladie mentale È (CM, 224), autant de signes de singularit qui le distinguent de lui. Bruno-Pierre ne prend pas le temps de savoir ce que rvle cette diffrence, pas plus quÕil ne peut reconnatre en lui la Ç face cache de notre identit, lÕespace qui ruine notre demeure, le temps o sÕabment lÕentente et la sympathie È2. LÕpreuve de lÕorigine qui sÕimpose lui demande de supporter une fissure provoque par quelquÕun dÕautre, aussi proche et distinct quÕun frre. Ç Ë dfaut de lien fraternel, il en avait cr un de dpendance et dÕexploitation, ayant vite compris quel profit il pouvait retirer de ce dpressif hallucinant. È (CM, 224). La dialectique du Matre et de lÕEsclave, dveloppe par Hegel3, est lÕÏuvre dans lÕutilisation que Bruno-Pierre fait des visions de son frre des fins personnelles et littraires. Estampal incarne la figure du mal et Gabriel reprsente celle de la fragilit humaine perscute, avec cependant toute lÕexpression de la complexit contenue dans de telles stratgies. En effet, Gabriel ne se peroit nullement comme domin par son nouveau frre, il craint mme de perdre la protection illusoire quÕil lui confre, alors que, paradoxalement, Bruno-Pierre a besoin de Gabriel Ç pour des enjeux narcissiques, et en particulier pour se projeter dans lÕautre, faire prendre en charge lÕautre ses propres angoisses lui [É] È4. La crainte de se retrouver face son impuissance cratrice, si son frre venait lui chapper ou si sa mise en scne macabre nÕoprait plus, le taraude. Pour Bernard Brusset, le Matre, lui-mme soumis un tyran interne, a besoin dÕtre reconnu comme tel, alors que le Ç domin È se passe du Ç dominant È et sÕen accommode È5. Estampal aurait consentir Ç leur origine partage È, que Daniel Sibony voque au sujet du conflit isralo-palestinien. Il conviendrait pour cela de sÕengager dans un voyage-exode qui excentre le rapport soi-mme Ç ex-istant et se tenant, ainsi, hors de sa propre origine È6, dans une dimension
1
Julia KRISTEVA, trangers nous-mmes, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1988, p.280. Ibid., p.9. 3 Georg Wilhelm Friedrich HEGEL (1807), La Phnomnologie de l'Esprit, Paris, Gallimard, coll. Folio/essai, 1970. 4 Albert CICCONE, Alain FERRANT, Honte, culpabilit et traumatisme, Paris, Dunod, coll. Psychismes, 2009 p.92. 5 Bernard BRUSSET, Ç Le Lien fraternel et la psychanalyse È, Revue Franaise de Psychanalyse, Ç Frres et sÏurs È, Paris, PUF, 2, tome LXXII, mai 2008, p.358. 6 Daniel SIBONY, Violence. Traverses, Paris, ditions du Seuil, coll. La Couleur des ides, 1998. 2
338
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
essentielle de lÕtre , lÕtranger permettant, crit Edmond Jabs, Ç dÕtre toimme, en faisant de toi un tranger È1.
I-1-B Un paradis tout jamais perdu Philippe de Fontelauze jouit longuement du statut de lÕenfant unique auprs de sa mre. Alors que son pre est au front, il est lÕobjet de toute lÕattention et de lÕblouissement maternels : Il avait t dÕautant plus choy et ft quÕil tait dou dÕune voix admirable. Une voix aussi pure que celle que lÕon attribue aux anges et qui ravissait tous ceux qui lÕcoutaient chanter. Et des anges, il avait galement la beaut diaphane, la blondeur, la sveltesse. (CM, 75)
Nous pourrions dire que lÕenfant se trouve en position phallique, mais nous prfrons2 le terme emprunt par Bndicte Lanot3 Bellemin Nol, pour affirmer que Philippe est le Ç machin È qui est exhib au sein de sa famille. Ç Sa Majest È Philippe vit les ultimes instants avant la chute, qui sera dÕautant plus douloureuse que son pidestal fut lev. La permission du pre impose au fils une ralit cruelle : la mre a un autre objet dÕamour que lui. La grossesse conscutive annonce une terrible ralit quÕil ne veut ni reconnatre, ni accepter : Les sentiments de Philippe, lorsquÕil comprit ce qui se tramait dans le ventre de plus en plus arrondi de sa mre toute vtue de noir, furent eux, sans ambigut. Un bloc de hargne et de jalousie. Il souponna lÕembryon de vouloir lui voler sa place de petit prince dchu et de le forcer prendre celle du pre laisse vacante. (CM, 78)
åg de quelques semaines seulement, le fÏtus se voit dÕemble attribuer une intentionnalit captatrice. Revtu de la panoplie de lÕimposteur, son unique destin est de dpouiller le petit monarque de ses prrogatives et de sÕemparer de son sceptre. Ainsi en est-il du destin de lÕenfant merveilleux dont lÕextrme splendeur, que Serge Leclaire compare celle de Ç lÕenfant Jsus en majest, lumire et joyau rayonnant dÕabsolue puissance È, prdestine lÕabandon et la perte : Ç Dans lÕextraordinaire prsence de lÕenfant de chair sÕimpose [É] lÕimage rayonnante de lÕenfant-roi laquelle fait pendant la douleur de la Piet È4. On
1
Edmond JABES, Un tranger avec, sous le bras, un livre de petit format, Paris, Gallimard, 1989. Si le phallus nÕest pas confondre avec le pnis pour la psychanalyse, il nÕen demeure pas moins que le choix du terme emporte avec lui une forme de prminence de lÕhomme au dtriment de la femme, et surtout une insuffisante distinction entre ce qui relve dÕune part de la nature et dÕautre part de la culture. 3 Terme quÕelle utilise dans sa thse au sujet du personnage de Reine dans Jour de colre. Bndicte LEMOINE-LANOT, LÕUnivers romanesque de Sylvie Germain : lÕimaginaire thique, Thse de Doctorat de lÕUniversit de Caen, spcialit : Langue et Littrature franaises, directeur de thse Alain Goulet, 2001. 4 Serge LECLAIRE, On tue un enfant. Un essai sur le narcissisme primaire et la pulsion de mort, Paris, ditions du Seuil, coll. Points, 1975, p. 11. 2
339
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
pourrait cet gard voquer ici la situation de Ç dprivation È, au sens winnicottien du terme, qui est le vcu de la Ç perte de quelque chose de bon et de positif, [É] qui [É] a t retir È1. LÕarrive du pun conduit une nouvelle Ç arithmtique È dans la mesure o celui qui sÕajoute, et avec lequel il va falloir dornavant compter, gnre des sensations haineuses dont le but, clairement exprim, est dÕvincer sans gard celle qui contrarie les prtentions de lÕan. Devenir lÕan nÕest en rien une promotion rjouissante, sÕil tait besoin, la parabole vanglique du fils prodigue2 en rappelle le rle ingrat. Car avant dÕtre dsign Ç an È, lÕenfant fut lÕunique et, selon les propos de J.-B. Pontalis, sans Ç quÕil y soit pour rien et sans avoir dmrit, dpossd de son trne ; dchu, il redoute lÕexil È3.
Dans le cas de Philippe, cette alarme imprgne lÕhorizon fraternel de forts relents de champs de bataille, car en effet, tre ainsi propuls sur le devant de la scne fraternelle, cÕest galement tre destin prendre la place du pre, non auprs de la mre, mais pour tre livr, arme la main, au sillon dÕune tout autre figure maternelle, celle de la patrie. Le pre nÕavait pas tort lorsquÕil voyait en son fils un futur soldat, cependant ce dernier tablit sa ligne de front sur le thtre familial.
Dlocalisant
le
front
des
guerres
patriotiques
pour
protger
prioritairement dÕautres dmarcations, il renforce les lignes dfensives face la menace intrusive de lÕtranger : Ç Et par avance il dclara la guerre cet usurpateur. [É] fille ou garon, lÕintrus nÕen demeurait pas moins son ennemi. È (CM, 78). Philippe dcouvre les limites insouponnes de son univers, rvles par la venue de celle qui lÕen chasse. Abandonn de tous, il doit reprendre le douloureux travail de deuil dj amorc Ç lors du dsillusionnement et du sevrage È4. Ce processus est compliqu par le fait que ce qui a t perdu tout jamais, et qui est dornavant indisponible, lÕest pour une autre qui semble en jouir, devant lui, dans toute sa compltude. J.-B. Pontalis situe lÕorigine des conflits familiaux dans le tragique constat quÕÇ une mre ne se partage pas È5 ainsi que dans lÕinquitante certitude quÕune mre ne pourra jamais tre possde. LÕenvie se nourrirait du Ç refus que nous soyons issus dÕune mme mre, sortis dÕun mme ventre. [É] il ne nous suffit pas dÕtre ou, de nous croire le prfr, il nous faut lÕexclusivit. Une mre ne saurait tre indivise [É]È6.
1
Donald Woods WINNICOTT, Dprivation et dlinquance, Paris, Payot, 1970. vangile selon Luc, ch.15, versets 11 32) 3 J.-B. PONTALIS, Frre du prcdent, op. cit., p.89. 4 Nicole BERRY, Ç Le Roman original È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Ç LÕEnfant È, Paris, Gallimard, n¡19, 1979, rd. LÕEnfant, J.-B. Pontalis (dir.), Paris, Gallimard, coll. Folio essais n¡378, 2001, p.253-254. 5 J.-B. PONTALIS, Frre du prcdent, op. cit., p.99. 6 Ibid., p.95. 2
340
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ainsi, la rivalit exacerbe et la lutte mort impliquent les impasses dÕune revendication identitaire mortifre et fige, position excluant la possibilit de tout manque et de tout partage. Le vÏu de mort dpasse les rives du rve et sÕinscrit dans un projet patient qui prolonge les volonts de reprsailles au-del du temps de lÕenfance.
Sa sÏur Agd le dtourne de son dsir de grandir tant Ç lÕillusion et lÕespoir de retrouvailles È1 sont fortement ancrs dans la fange de la rage. Philippe ne peut renoncer la compltude de son enfance ni aux jouissances auxquelles il aurait gotes, ne serait-ce quÕune fois. Secrtement, il souhaite retrouver sa position dans le dsir de sa mre et se lance dans la reconqute dÕun royaume quÕil pense avoir perdu, celui de lÕadmiration maternelle quÕil confond avec lÕamour, celui de la fonction de lÕan quÕil confond avec son tre mme, celui dÕune monarchie o rgne la confusion entre les registres de lÕtre et de lÕavoir. En sÕacharnant chanter un motet de Tallis, en faisant fi de sa mue, il cherche regagner le substitut du narcissisme perdu de son enfance, temps o il tait lui-mme son propre idal : il voulut reconqurir son royaume. [É] Il allait leur montrer tous, sa mre en premier, de quoi il tait capable, il allait raffirmer son excellence. [É]. Il ferait sÕlever son chant, faire plir les chrubins, jusquÕau pays des morts o dsormais rsidait son hros de pre. (CM, 79)
Point nÕest besoin des rprimandes pour dvelopper son jugement, la rupture sÕopre dans sa voix qui bascule de celle de lÕange celle du fausset, lÕobligeant cder le pas et se dpartir de sa morgue : Dieu se montra fort irrit et nullement bienveillant. Aprs plusieurs essais calamiteux, le mutant insoumis avait forc sa voix dans un accs de colre folle et cÕest alors quÕil lÕavait casse. Casse en mille morceaux, irrmdiablement. (CM, 80)
Philippe, comme Nuit-dÕAmbre, souffre de cette propension se substituer Dieu pour devenir le crateur dÕune nouvelle ralit. Les dieux, crit Mircea Eliade, ne frappent pas les hommes sans raison, aussi longtemps que les mortels ne transgressent pas les limites prescrites par leur mode dÕexistence et ne subvertissent pas les lois divines. Mais, poursuit-il, Ç il est difficile de ne pas transgresser les limites imposes, car lÕidal de lÕhomme est lÕexcellence (arete). Or une excellence excessive risque de susciter lÕorgueil dmesur et lÕinsolence
1
Nicole BERRY, Ç Le Roman original È, op. cit., p.253-254.
341
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
(hybris). È1. Dans lÕAncien Testament le tmoignage de la rvolte ou de lÕorgueil humain dmesur, qui consisterait ravir au Crateur son pouvoir ou forcer la porte du ciel, est prsent depuis la chute originelle et se poursuit avec lÕpisode de la tour de Babel, Ç Construisons une ville, avec une tour dont le sommet soit dans les cieux È2. Yahv interrompt rapidement les folles entreprises pour rappeler les limites ainsi que la dpendance de ses cratures terrestres. Aussi, Ç La crature bouffie de vanit fut donc chtie sance tenante, et dfaut dÕhumilit il lui fut assen une durable humiliation. È (CM, 80). Le Ç a ne sera jamais plus pareil È se signale avec la mue et la perte de la voix de lÕenfant qui ne pourra plus tre lÕobjet ftiche, support de lÕadmiration et de la sduction. DÕun seul coup dchu de tous les cieux, Philippe de Fontelauze, tout sa douleur, ne peut ngocier les diffrents deuils qui sÕimposent lui et ne peut rompre avec un temps mythique o il fut, pense-t-il, tout pour sa mre. Pour exister cependant, la voix doit sÕinscrire dans le langage. Dominique Rabat dans son article Ç "Le Chaudron fl" : la voix perdue et le roman È, voque la ncessit pour la voix de se Ç dissocier dÕelle-mme, [et de] se sparer de lÕenveloppe sonore de la mre qui baignait le sujet dans son stade utrin È3. En rappelant les thses de Pascal Quignard4 il signale que le garon traverse un deuil avec la mue et ne peut devenir homme Ç quÕau prix de cette sparation dfinitive dÕavec la voix de ses premires annes È5. Le temps des illusions nÕest pas encore perdu pour celui qui nÕattend des autres quÕune admiration sans limite et Philippe reste dans lÕincapacit infantile dÕaccepter et de reconnatre la ralit.
En
refusant de
sortir de
lÕalternative
idalisation/perscution,
la
6
production fantasmatique de lÕadolescent ne peut se dtourner de lÕintolrable intrusion au point de devenir tyrannique pour raliser son projet : Il fit un pacte avec lui-mme : ce dshonneur et cette maldiction sans rmission, il les ferait payer trs cher celle quÕil en jugeait responsable. Il a attendu un quart de sicle, mais son heure est venue. (CM, 80).
1
Mircea ELIADE, Histoire des croyances et des ides religieuses, tome I, Paris, Bibliothque Historique Payot, 1979, p.274. 2 Gense, 11, 4-6. 3 Dominique RABAT, Ç " Le Chaudron fl " : la voix perdue et le roman È, Les Imaginaires de la voix, tudes franaises, Presses Universitaires de Montral, vol.39, n¡1, 2003, p.37. 4 Pascal QUIGNARD, La Leon de musique, Paris, Hachette, 1987. 5 Dominique RABAT, op. cit., p.37. 6 Ren DIAKTINE, Ç Devenir adolescent, rester adolescent È, Adolescence termine, adolescence interminable, Anne-Marie Allon, Odile Morvan, Serge Lebovici, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Psychiatrie de lÕenfant, 1985, p.60.
342
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
I-1.C Le retour destructeur du ressentiment La jalousie est muette et farouche, elle sidre le langage et fige le temps dans une longue attente qui laisse intacte le ressentiment. Bruno-Pierre reste Ç embourb dans ses larmes dÕenfant trahi È et cÕest lÕternel garonnet qui persiste Ç pleurer dans sa peau de sexagnaire È (CM, 223). NÕayant su trouver le chemin pour que les mots lÕexpriment, la jalousie sÕinscrit et sÕenkyste dans un double mouvement dÕaversion et dÕidentification la sÏur, elle pointe ses flches vers le cÏur de cette dernire pour causer sa disgrce. La dimension du regard est, comme dans le souvenir de saint Augustin, accroche lÕenvie : Ç Voyant que sa sÏur voulait se destiner une carrire de cantatrice, il sÕest ht de contrecarrer ses plans È (CM, 81). La satisfaction et lÕpanouissement quÕAgd peut trouver dans le chant ractivent lÕimage dÕune compltude perdue et assaillent Philippe dÕun accs de violence, haine nostalgique envers cette sÏur qui exhibe le mirage de ce qui fut. La thorisation psychanalytique sur la violence de lÕenvie a t labore par Mlanie Klein la suite des premires perspectives ouvertes par Karl Abraham sur les destins de la pulsion orale. Dans sa puissance archaque incontenable, crit-elle, lÕenvie Ç est le sentiment de colre quÕprouve un sujet quand il craint quÕun autre ne possde quelque chose de dsirable et nÕen jouisse ; lÕimpulsion envieuse tend sÕemparer de cet objet ou lÕendommager È1. NÕtant plus en mesure de possder la puissance du chant, le frre atteint la sÏur dans son choix amoureux. En instrumentalisant le chant comme objet du crime, il veut lÕtouffer et, par l mme, dtruire Agd. Il occupe alors la premire place dans les dcisions qui la concernent, niant le dsir et lÕaltrit mme de sa sÏur : il a jou soudain au pre par procuration, soucieux de lÕavenir de la jeune fille. Il a commenc par dissuader sa mre de permettre Agd dÕaller poursuivre des tudes [É] il lÕa convaincue quÕil convenait plutt de songer la marier. Il sÕest mme charg de lui trouver le gendre idal. (CM, 81)
La jalousie remplit ainsi pleinement son projet qui vise, selon la description quÕen donne Denis Vasse, Ç rduire rien la vie de lÕautre en tant quÕelle est autre chose que moi, moins quÕelle ne se prte tre idoltre pour devenir ma Chose È2.
Nous pourrions formuler, lÕinstar dÕAnne Dufourmantelle, que la
haine nÕa pas de destinataire tant elle Ç annule le sujet qui la porte È3. Lorsque le frre entre en scne, il se pense, tel Faust, le grand ordonnateur et labore un scnario dÕune Ç somptueuse mise mort È (CM, 85). En livrant sa sÏur
1 2 3
Mlanie KLEIN, Envie et gratitude et autres essais (1957), Paris, Gallimard, 1968, p.18. Denis VASSE, Inceste et jalousie, Paris, Le Seuil, 1995, p.28. Anne DUFOURMANTELLE, La Sauvagerie maternelle, Paris, Calmann-Lvy, 2001, p.100.
343
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lÕamoral Geoffroy Maisombreuse, il glisse Ç un serpent dans le nid de sa sÏur È (CM, 81) et guette, lÕafft, les consquences du dsastre conjugal. Dcelant dans les puissances du chant de sa sÏur les signes de lÕexistence dÕun amant follement aim, Philippe nÕhsite pas livrer celui-ci en pture son beau-frre et ses complices pour que sÕaccomplisse le supplice de celui quÕelle nommait son Orphe. Par ricochet il est cause de la lente agonie de sa sÏur car Ç [b]eaucoup de gens meurent ainsi tranant des mois, des annes, voire des dcennies dans les dcombres de lÕamour, de lÕespoir, o le malheur les a prcipits. È (CM, 82).
Philippe ainsi que Nuit-dÕAmbre sont les auteurs de ce quÕAndr Green nomme Ç le crime froid È. Leur amre solitude les amne lÕacte de trahison envers leur sÏur ou leur frre et leur destructivit vise tuer leur victime, sans avoir cependant les toucher, en confiant ces basses Ïuvres des Ç complices È pour lÕun, ou des Ç associs malfaisants È pour lÕautre. En cela, ils incarnent le mal qui Ç est insensible la douleur dÕautrui et cÕest en cela quÕil est le mal. [É] Ce qui souhaite augmenter cette souffrance. Pire : il prfre lÕignorer. È1. Si Philippe se Ç charge de la corve de rabattage È (CM, 85), Nuit-dÕAmbre-Ventde-Feu Ç fut lÕinstigateur, [É] mme pas celui de lÕassassin [É] il eut le rle de celui qui livre È (NA, 275). Auteurs de la mortification, ils dlguent lÕhumiliation et lÕavilissement mais ne portent pas la responsabilit des actes ports sur la victime. Ainsi, Agd et Roselyn, aprs avoir t totalement investis par la haine, se voient soudainement ignors et livrs dÕautres mains. La destruction de la sÏur occasionne la destruction du soi qui devient hassable : Malgr la densit de son ressentiment de vieil enfant bless, il lui restait assez de conscience pour mesurer soudain lÕampleur de sa faute, la dmesure de la vengeance. (CM, 99)
Il nÕest pas si simple de ressentir le trouble qui saisit Le Bourreau du roman de Pr Lagerkvist2 que Sylvie Germain voque au sujet de la perscution du Messie : Ç il a eu lÕimpression de crucifier son propre frre, ce quÕil nÕavait jamais ressenti bien quÕayant excut des hommes et des femmes par millions. È (MP, 23). Avec le sang qui, goutte aprs goutte, perle Ç continment, telle lÕeau dÕune clepsydre È (CM, 96) de la blessure du creux de la main dÕAgd, la vie sÕchappe. Pareils Judas et Pilate qui se savent dsormais Ç [É] concerns aussi bien par la souffrance de la victime que par la dtresse des coupables Ð et
1
Andr GREEN, Ç Pourquoi le mal ? È, op. cit., p.419-420. Pr LAGERKVIST, Le Bourreau, trad. Marguerite Gay et Gerd de Mautort, Paris, Stock, coll. La Bibliothque cosmopolite, 1997, p.103. 2
344
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
coupables leur tour dÕun grave manquement la bont, la sagesse et la sollicitude de lÕamour È (Im, 197), Philippe de Fontelauze, Ç figure dsole de lÕUnique È1, rejoint le cortge de ses frres malheureux, Bruno-Pierre et NuitdÕAmbre, que la passion haineuse laisse esseuls dfaut dÕavoir trouv lÕespace transitionnel o la rivalit aurait pu se reposer et se sublimer. Tous sÕabment dans lÕimmobilit qui les attache au ressentiment infantile qui ne peut renvoyer aucun reflet. La part de lui-mme que Philippe veut anantir est dj trop envahie par le dlitement de la pulsion de mort, pour que celle-ci parachve le travail. Ce qui chez lui tait mort-n sÕinscrit dans son corps mutil qui porte le ratage de son suicide.
La force du ressentiment lÕgard du rival fortement jalous dans sa petite enfance est galement lÕÏuvre dans Magnus qui contient un passage lÕacte qui peut tre lu comme un acte manqu, dont on sait que le Ç rsultat explicitement vis nÕest pas atteint mais se trouve remplac par un autre È2. LÕimpulsion de Magnus, que nous avons voque dans la prcdente partie, reprsente une relle rupture avec les comportements habituels du personnage, plutt marqus par la passivit et la patience. La scne de reconnaissance du pre dans un restaurant isole le surgissement dÕune action qui peut tre lue comme la marque de lÕmergence du refoul. La manifestation intempestive et la conduite irrationnelle de Magnus ne peuvent tre sans consquence, tant il est ais de supputer quÕun ancien nazi, criminel de guerre en cavale sous le nom de Walter Dhrlich, ne soit pas rebut par un acte meurtrier supplmentaire afin de prserver sa fausse identit. Alors que la fbrilit de Magnus sÕapaise, il peroit un geste Ç de fiert et dÕaffection. Celle dÕun fils pour son pre È (M, 218) qui rallume les feux de la passion. CÕest de ce trop que nat le drame. Un trop surgi de la jalousie infantile relie une situation ancienne o Magnus, g de sept ans, dcouvrit lÕexistence dÕun frre au cours dÕune sortie avec son pre qui fit basculer celui qui se pensait lgitime dans le ngligeable. Ce qui atteint alors Magnus nÕest pas que son pre ait une double vie (il en aura dÕailleurs bien plus lÕavenir), mais que celui-ci prsente la figure dÕun pre inconnu de lui, un pre aimant, alors quÕil lui faut sans cesse esprer, guetter et qumander un regard attentif, sinon fier, son endroit. Ce nÕtait cependant pas la prsence importune de cette femme volubile qui avait gch sa joie dÕenfant, mais celle du gamin, un joufflu, prnomm Klaus, auquel le
1
Paul-Laurent ASSOUN, Ç Fonctions du frre : lÕimago phallique È, Leons psychanalytiques sur Frres et SÏurs, t.1, op. cit., p.78. 2 Jean LAPLANCHE et J.-B. PONTALIS (1967), Ç Acte manqu È, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 7me dition, 1981, p.5-6.
345
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ç matre de la nuit È avait manifest bien plus dÕattentions et dÕaffection quÕil nÕen avait jamais tmoign son propre fils. (M, 127)
LÕexceptionnelle sortie au zoo de Berlin se rvle pour ce quÕelle est : une occasion de retrouver un autre que soi qui est, de surcrot, bnficiaire de lÕintrt paternel. La morsure de la jalousie sÕassocie la crainte de lÕabandon qui fendille imperceptiblement la certitude de la filiation. Le dpit aiguillonne le jeune enfant qui dforme le prnom du rival, disqualifi en Ç morveux È puis compact au nom dÕun hippopotame Ç vautr contre le ventre informe de sa gnitrice : de Klaus il avait fait " Klautschke " È (M, 129). La vengeance reste lÕarrire-plan, susceptible dÕtre convoque tout moment. L o dÕautres jaloux, comme Philippe de Fontelauze, doivent patienter des mois ou des annes, la force du fantasme de Franz-Georg nÕa dÕgale que la rapidit de sa ralisation, Ç quelques semaines aprs cette visite, Berlin avait t pilonn È. Les rsultats dpassent les vÏux de disparition puisque le lieu mme dÕo surgit la rvlation de lÕintrus ha est dtruit, Ç tous les animaux du zoo avaient pri sous les bombardements. Ç Klautschke È et sa mre avaient-ils subi le mme sort que les btes ? È (M, 129). Le fait quÕils soient frres ou non a bien peu dÕimportance, tant lÕidentification jalouse qui lie Magnus Klaus est totale. Aussi, des annes plus tard, lorsque Magnus aperoit le Ç btard bien-aim È (M, 219) de lÕorgueilleux baryton, sa haine, intacte, clate nouveau envers le frre ressuscit qui a pris la place de lgitime. Mlant les souvenirs lÕobservation de la scne, il Ç revoit lÕodieux chrubin juch sur les paules du pre ou assis sur ses genoux, et lui, une fois de plus laiss lÕcart. [É] toutes ces images lui reviennent dans le flou des larmes de dpit et de colre qui avaient alors embu ses yeux. È (M, 128). Comme Larte et Hamlet, les deux Ç frres È sÕaffrontent en un seul et dernier combat, qui sÕavrera mortel pour Klaus.
Une des questions que nous nous posons est la suivante : est-ce contre le pre ou contre le lien pre-fils que sÕexprime la haine ? Sans doute un peu des deux rpondrait le diplomate, car le complexe fraternel ne cesse de croiser le chemin du complexe dÕÎdipe. Dans la tragdie de Sophocle, rappelle Ren Kas, Ç le complexe fraternel apparat aprs quÕÎdipe sÕest perdu et bless dans le drame du meurtre du pre et de lÕinceste maternel. Les figures dÕAntigone et de ses deux frres, enfants et frres dÕÎdipe, nouent indissociablement les deux complexes È1. Le frre est profondment li au pre en
raison de sa
ressemblance, cÕest en effet le fils qui dsigne involontairement son pre :
1
Ren KAèS, Le Complexe fraternel, op. cit., p.4.
346
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
mme corpulence, mme port de tte, mmes nez busqu et bouche lvres minces, mme pli oblique entre les sourcils arqus, mme menton carr. [É] il nÕa pas pris garde au fait que son fils est devenu son miroir en temps dcal. Et le voici trahi par ce dont il est le plus fier, sa voix de sducteur et son btard bien-aim [É]. (M, 219)
Cette filiation vidente, qui sÕexhibe dans les traits du visage, rappelle nouveau lÕexclusion de Magnus. La rivalit initiale nÕa pas pu tre ni aborde ni sublime, pour la simple raison quÕelle avait t balaye par la dcouverte que ce frre et ce pre nÕtaient pas les siens. Or, lÕinconscient ne se soucie gure de la temporalit ou de la filiation. Aussi, la vision du pre, qui se superpose celle du frre excr, suffit rveiller les rancÏurs enfantines touffes qui se rappellent, avec le mme lexique motionnel, hors de toute manifestation de la raison. La blessure secrte suppure encore pour lÕenfant, ni btard, ni lgitime, mais simplement trouv. Quel dlice de penser que cÕest ce fils aim qui trahit son pre, alors que dans les tragdies shakespeariennes cÕest toujours le btard qui use de la dlation pour accder la place convoite du lgitime ! La mort du frre reprsente le souhait enfantin ralis bien des annes plus tard lÕendroit dÕun homme duquel Magnus pourrait se sentir tranger. Si le meurtre reste pour Magnus un vÏu inconscient, le rsultat est cependant trs rel pour ce frre qui fracasse son vhicule contre un rverbre alors quÕil cherche craser Magnus, et qui dcde le visage lacr par les clats du pare-brise, anantissant toute prtention au Ç double È paternel. Nous sommes donc bien en prsence dÕun acte qualifi de manqu, dont Sigmund Freud dans sa Psychopathologie de la vie quotidienne1, souligne quÕil est un acte en tout point russi tant le dsir inconscient sÕy accomplit de faon manifeste. La puissance de lÕacting out, au terme fortement imprgn de Ç significations appartenant au domaine du thtre È2, nous ramne au Fatum de la tragdie grecque dont lÕpilogue entrane la mort de lÕinnocente et aime Peggy. Alors que cÕest la vanit qui a empch Îdipe de se plier donner le libre passage au char qui lui barrait la route, signant toute lÕambivalence entre la vanit vexe et la vanit triomphante, Magnus Ç a fait pire que laisser lÕamour sÕcÏurer jusquÕ la rpulsion Ð il lÕa livr tout vif au massacre, par inadvertance et fureur au nom dÕune haine rassise devenue soudain fulgurante forcene. Une haine plus forte que son amour. È (M, 228). La rencontre avec le pre, retrouv par hasard, est surtout la rvlation douloureuse que le lien fils-pre a perdur au fil des annes. Nous constatons que la jalousie a d tre le tourment profond de lÕenfant qui, meurtri par un pre
1
Sigmund FREUD (1901), Zur Psychopathologie des Alltaslebens, Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, coll. Petite Bibliothque Payot, 1980. 2 Jean LAPLANCHE et J.-B. PONTALIS (1967), Ç Acting out È, Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., p.6-8.
347
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
sans considration, reste vulnrable au moindre affront. Les triomphes obtenus momentanment sur lÕadversaire ne sont que des caricatures de combats hroques. Magnus par sa boiterie garde le frre sur les talons, ce double est toujours prt lui marcher sur les pieds et se mler en vrac dans le tumulte mmoriel des noms des tres qui ont crois, travers ou accompagn sa vie : Knautschke, Klautschke Ð ces sobriquets le taraudent, ils clapotent dans sa bouche, se font vermine grouillante en mots divers [É] Des mots gifles, des mots crachats ; [É] Que Knautschke ferme sa gueule ! (M, 246)
Mais sa prsence fait toujours retour dans la violence, au point quÕil convient de la chasser, avec rage, coups de bton redoubls.
I-2 Le choc de la diffrence I-2-A LÕtonnement pistmologique La question volontairement simpliste de lÕhistorienne Yvonne Knibiehler, Ç Est-il insignifiant quÕil y ait presque toujours des garons et des filles dans une fratrie ? È1, alors quÕelle dplore que le sujet soit peu abord par les spcialistes de la famille, est en fait minemment provocatrice. Nous ne pouvons en effet que
constater
que
dans
de
nombreux
ouvrages
psychanalytiques
et
philosophiques, la fratrie est pense comme un groupe constitu de frres. Point de sÏur lÕhorizon de la pense. La question du frre et du lien fraternel dans lÕhistoire des ides psychanalytiques est rare2, que dire alors de la sÏur qui ne semble aborde que comme une denre indiffrencie. Par principe elle est frre. Ainsi que lÕnonce Monique Wittig3, la division hirarchise entre les sexes est bien enracine dans la langue, lÕutilisation systmatique du terme Ç frre È vacue de lÕanalyse le rapport spcifique sÏur/sÏur, frre/sÏur derrire une prtendue vidence naturelle. Si les sÏurs apparaissent, elles ne nichent dans le temps suspendu de lÕentre parenthses, se rappelant soudainement, comme une lointaine
ventualit,
aux
souvenirs
tronqus
du
petit
Hans
thoricien.
Ç Oublier È la ou les sÏurs, ne penser la fratrie que comme groupe monosexu, est une dlicate faon dÕvacuer la diffrence sexuelle du lieu mme o elle se joue en plusieurs actes.4 ætre frre ou sÏur nÕest en rien anodin, cela signifie 1 Yvonne KNIBIEHLER, Ç Garon et fille dans la fratrie È, Le Groupe Familial, Ç Des frres et des sÏurs, de la fratrie la fraternit È, n¡155, octobre 1997, p.23-32 2 Chantal LECHARTIER-ATLAN, Ç Frres et sÏurs, une introduction È, Revue Franaise de Psychanalyse, Ç Frres et sÏurs È, Paris, PUF, 2, tome LXXII, mai 2008, p.331. 3 Monique WITTIG, Les Gurillres, Paris, Les ditions de Minuit, 1969. p.127. Les protagonistes, regroups sous le pronom elles, lvent le fminin au statut universel rserv selon les conventions grammaticales. 4 Didier LETT signale trs justement la difficult viter dans la langue franaise Ç un terme form partir de la racine frater pour rendre compte dÕun ensemble de sÏurs È. Nous garderons donc, sa suite, le terme de fratrie pour dsigner lÕensemble des frres et sÏurs et, lÕinstar de Jacques
348
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
crit Bernard Brusset, Ç avoir la mme gnalogie, la mme hrdit au sens large, la mme famille, les mmes parents et tre de la mme gnration Ð dans un cart dÕge variable (nul dans la gmellit relle ou fantasmatique) Ð et une fois sur deux, tre du mme sexe. È1 CÕest sur ce terrain aux diffrentes possibilits que sÕouvrent les portes de la curiosit et de la recherche enfantine que Sylvie Germain voque comme une faon dÕtre au monde.
Ç LÕenfance a la gravit dÕun funambule traversant gouffres et tnbres, portant son cÏur comme un pendule ; elle a lÕinpuisable curiosit dÕun arpenteur de lÕinconnu quÕun rien tonne, blouit, quÕun autre rien blesse et bouleverse È 2 crit-elle dans la prface au recueil de posies de Colette Nys-Mazure. Avec cette Ç capacit dÕtonnement, dÕenchantement du rel È3 que la romancire prte tous les enfants alors quÕelle voque ses propres souvenirs, elle dcrit un processus cognitif au cÏur de la vie psychique, celui de lÕimagination qui explore le monde mentalement et fait des expriences de penses ncessaires pour faire des choix et rsoudre des problmes. La pulsion pistmologique qui se manifeste chez de nombreux enfants germaniens a pour but, crit Denis Vasse, Ç le plaisir de connatre, [É] son objet est lÕinscription, dans les reprsentations du savoir, de ce qui diffrencie un objet dÕun autre objet, et de tous les objets, par rapport au sujet. È4. L'enfant possde ce que Kant appelait Ç l'entendement sparateur È, c'est--dire la puissance logique, qui lui permet de se lancer la recherche de lÕabsolu, de vouloir percer les mystres du visible et de lÕinvisible. Ainsi, Louis-Flix qui Ç passe pour un enfant bizarre [É] pose des questions insolites et manifeste un inpuisable dsir dÕapprendre, de tout comprendre. È (EM, 23). Face lÕtranget et la grandeur de lÕinconnu, le savoir est une possession qui rassure et apaise lÕenfant. Grce lui, il peut avoir accs des objets extrieurs et tenter de les recrer pour mieux sÕen saisir et les mettre la porte de ses proccupations. Enfants, Magnus et Aurlien posent les Ç grandes questions È et mettent plus particulirement en question lÕorigine. LÕinterrogation ne se donne pas comme une interrogation sexuelle, mme si la
Matre, qui dans son tude sur Thrse de Lisieux parle de la petite dernire de la sororit des Martin, nous utiliserons, si ncessaire, celui de Ç sororie È pour dsigner le groupe ne comprenant que des sÏurs. Didier LETT, Ç Genre et rang dans la fratrie dans les exempla de la fin du Moyen AgeÈ, Fratries. Frres et sÏurs dans la littrature et les arts de lÕAntiquit nos jours, op. cit., p.158 et Jacques MAITRE, Ç Une sainte et ses sÏurs au dbut de la IIIe Rpublique È, Socits et cultures enfantines, Saadi MOKRANE dir., Lille 3, 2000, p.273-277. 1 Bernard BRUSSET, Ç Le Lien fraternel et la psychanalyse È, op. cit., p.351. 2 Sylvie GERMAIN, Prface Feux dans la nuit : posie 1952-2002, de Colette NYS-MAZURE, Tournai, La Renaissance du livre, 2003, p.8. 3 Ç En guise de conclusion : questions Sylvie Germain È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aot 2007), sous la direction dÕAlain GOULET avec la participation de Sylvie GERMAIN, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p. 318. 4 Denis VASSE, LÕOmbilic et la voix. Deux enfants en analyse, Paris, Le Seuil, coll. Le champ freudien, 1974, p.204.
349
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
rponse implique la sexualit, elle porte dÕabord sur lÕidentit. Ces deux enfants uniques1, au pass trou, se reportent vers les diffrentes formes dÕun savoir qui fouille dans les profondeurs ou scrute les hauteurs. Vers lÕge de six ans, Aurlien sÕtait passionn pour la prhistoire et il voulait devenir soit vtrinaire pour soigner des bisons, des mammouths, des aurochs [É] soit archologue, rvant de dcouvrir de nouvelles grottes [É]. Puis son rve de dcouvertes sÕtait hiss sur la terre, il serait explorateur [É] ensuite, son me de dcouvreur sÕtait lance vers le ciel, il serait astrophysicien, ou astronaute, il hsitait. Il avait fini par trancher en changeant de cap et en plongeant au fond des mers, il serait ocanographe. (HC, 19)
En sÕintressant tous deux la prhistoire, dont lÕtude correspond une qute de lÕhomme dans son environnement immdiat gographique et dans son comportement, ses traditions et ses croyances, ils creusent leur phylogense, lÕHistoire avant leur lÕhistoire. La question de lÕorigine, Ç Qui je suis, moi ? È, minemment
philosophique,
se
prsente
sans
laboration,
discours
ou
conceptualisation. Jean-Luc Nancy rapproche lÕenchanement des sries de demandes interminables chez lÕenfant qui ne se satisfait dÕaucune rsolution finale,
au
questionnement
du
philosophe
qui
conserve
Ç quelque
chose
dÕenfantin È dans sa faon dÕaborder Ç les problmes dans un tat vierge, proche de
lÕenfance È.
En
accordant
au
terme
de
purilit
le
sens
noble
de
Ç lÕtonnement philosophique È dcrit par Platon et repris par Aristote dans la Mtaphysique, il rappelle que cÕest Ç lÕtonnement qui poussa les premiers penseurs aux spculations philosophiques È2. Dans cette soif de connaissance, le lien fraternel se prsente comme objet de jeu privilgi parce quÕil se constitue comme tayage de la pulsion de recherche de lÕorigine ou devient Ç support de lÕobstacle pistmologique È en empchant Ç de penser soi et la ralit sociale et culturelle È3. La venue dÕun autre enfant est une exprience qui ouvre la voie de lÕempirie et permet de formuler autrement les interrogations fondamentales concernant la diffrence des sexes et la nature des relations dÕun pre et dÕune mre. Le surgissement dans le rel de cet vnement, qui est plus souvent vcu comme inattendu, permet lÕenfant de chercher comprendre ce quÕil ignore encore. Par sa naissance et la ralit de sa prsence, il Ç oblige la connaissance de lÕorigine de la vie, de lÕactivit sexuelle des parents. La naissance dÕun ou dÕune rival(e) le conduit construire ou
1
Magnus ne dcouvrira que plus tard la prsence dÕun frre et Aurlien grandira partir de 5 ans avec son demi-frre Jol, an dÕune quinzaine dÕannes. 2 Jean-Luc NANCY, Ç Quand surgit lÕtonnement È, Philosophie magazine, n¡38, avril 2010, p.46-47. 3 Rosa JAITTIN, Clinique de lÕinceste fraternel, op. cit., p.94.
350
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
rlaborer ses premires thories sexuelles infantiles È1. Freud voit dans le complexe fraternel le point de relance du complexe Ïdipien car le nouvel enfant Ç pose lÕan la question : dÕo vient-il ? Une fois amorce, la curiosit de lÕenfant dbouche naturellement sur les questions fondamentales de la vie, de la mort et de la sexualit È2. Selon le pre de la psychanalyse, la pulsion de savoir des enfants ne crot pas spontanment en consquence dÕun besoin de causalit inn, Ç mais sous lÕaiguillon de pulsions gostes [É] qui les dominent, quand ils sont touchs [É]
par
ce sinistre
stimulant
quÕest "lÕarrive dÕun
nouvel
3
enfant" È . En se rfrant la suggestion freudienne sur la gnalogie du savoir selon laquelle la qute de lÕorigine serait anime par une volont dÕempcher la survenue de lÕvnement, le psychanalyste Paul-Laurent Assoun suppose que lÕinterrogation archologique concernant lÕorigine de la naissance des enfants se double dÕune volont dÕannulation de celle-ci, car Ç se demander dÕo vient le frre, cÕest chercher en prvenir la venue au monde, lÕadvenue lÕtre È4. Aussi, le nouvellement arriv dtourne le questionnement gnral Ç dÕo viennent les enfants ? È vers celui, plus proximal, dont il est possible de se demander Ç "dÕo vient-il (elle), celui (celle)-l ? " Car, on le sait, le sujet inconscient nÕa gure de propension lÕuniversel et son investigation est profondment "inductive ". È5 Que lÕenfant soit un frre ou une sÏur change la donne de la curiosit infantile et, lorsque le regard apporte la rvlation quÕtre garon ou fille nÕest pas tout fait pareil, lÕamorce de lÕnigme se modifie. La diffrence sexuelle ouvre alors le champ de la connaissance et de lÕexprimentation pour lÕenfant chercheur qui mesure bien quÕil ignore ce que dÕautres savent. Pourtant, si lÕon se rfre au commentaire du Talmud, la Ç midrache È, tout enfant saurait ce quÕil en est de la diffrence sexuelle, puisque, avant sa naissance, chacun possderait un savoir universel qui sÕenfoncerait dans lÕoubli par lÕapparition dÕun ange qui dposerait son doigt sur la lvre suprieure du nouveau-n, enfonant tout jamais ce savoir dans lÕoubli et inscrivant son empreinte sur le philtrum comme un rappel de ce qui doit ne jamais tre dvoil. Pour Janine Chasseguet-Smirguel cette lgende, qui reprsente le refoulement primaire, Ç est tout fait approprie aux thories sexuelles infantiles, et en particulier celle du monisme sexuel phallique et de lÕignorance corrlative du vagin dans les deux sexes È qui 1
Ren KAèS, Le Complexe fraternel, op. cit., p.98. Anne DE BUTLER, Ç LÕcho du lien fraternel dans la sduction et la conflictualit conjugales È, Dialogue, Ç La Dynamique fraternelle È, n¡149, septembre 2000, p.66-76 3 Sigmund FREUD, (1908), Ç Les Thories sexuelles infantiles È, La Vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, 174. 4 Paul-Laurent ASSOUN, Leons psychanalytiques sur Frres et SÏurs, t.1, op. cit., p.28. 5 Ibid., p.9. 2
351
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
viendraient Ç se substituer un savoir vraisemblablement inn È1. LÕintense curiosit visuelle de lÕenfant proviendrait bien plus srement de la Ç prescience È dÕune diffrence. Ainsi, Nuit-dÕAmbre dploie-t-il une nergique curiosit mise en mouvement par la rencontre avec une petite fille quÕil nomme Ç Lulla-MaGuerre È. LÕinvestigation sexuelle porte alors sur le sexe de lÕautre en la pimentant de lÕexprience de la sduction. Le jeune investigateur sÕengage dans une conqute sous tendue par une pulsion de voir qui nÕa rien voir avec Ç le "dj-connu", voire lÕidentique È2. Sa joyeuse et indpendante adversaire de jeu sÕoffre sa dcouverte dans Ç un vrai corps corps È (NA, 50), il Ç se battait avec elle comme un jeune chien fou [É] premier camarade, sa premire compagne de jeux, de rves et dÕaventures. È (NA, 51). Nuit-dÕAmbre, qui Ç considrait dÕailleurs le sexe de la petite fille comme une seconde bouche retenant en son fond des mots fabuleux, encore inconnus de lui È (NA, 52), confirme la description de Freud selon laquelle le petit enfant est, comme un Ç pervers polymorphe È3, capable de dtourner de leur rle des organes ncessaires lÕaccomplissement de certaines fonctions physiologiques pour en faire des organes de plaisir ou dÕrotisation. Ce que constate par ailleurs Alos ds que les enfants aperoivent sa petite poupe dculotte au doux nom de Zdenicka : Ç ils nÕont plus dÕyeux que pour son cul timbr [É] Je sais, approuva Prokop [É] tu es mme un si bon conteur que tu avais gnialement inspir Olbram ; cette andouille a barbouill un jour les fesses dÕune de ses copines de classe avec des dcalcomanies de petits cochons. È (Im, 106). Ernst Jones dans son Hamlet et Îdipe confirme que la Ç Connaissance È est souvent ressentie comme synonyme de Ç connaissance sexuelle È, lÕexpression biblique Ç Adam connut éve son pouse È (aprs avoir got au fruit de lÕarbre de science) en sont autant dÕexemples. Quand un enfant a perc ce grand secret, il estime savoir ce qui compte dans la vie. È4. Notons que pour Charles-Victor, ce Ç premier amour [É] du ct de la vie, de dsir, de la joie È (NA, 52), se prsente dj comme substitut dÕune sÏur encore inexistante : Ç Ë chacun sa sÏur, - la sÏur qui nÕexistait pas, la petite blonde invisible, pour le mort enfoui en terre, et pour lui, le vivant, une sÏur sauvage et rieuse au joli cul enjou. È (NA, 52).
1 Janine CHASSEGUET-SMIRGEL, Les Deux Arbres du jardin. Essais psychanalytiques sur le rle du pre et de la mre dans la psych (1986), Paris, Des femmes, 1988, p.43. 2 Janine CHASSEGUET-SMIRGEL, thique et esthtique de la perversion, Seyssel, ditions du Champ Vallon, coll. LÕOr dÕAtalante, 1984, p.51. 3 Sigmund FREUD, Un souvenir dÕenfance de Lonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1987, p.49-64. 4 Ernest JONES, Hamlet et Îdipe (1949), Paris, Gallimard, coll. Tel, 1969, p.149.
352
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
I-2-B Les vertiges incestueux et androgyniques ætre frres et sÏurs implique le fait dÕavoir les mmes parents. Cette vidence cre un lien unique en son genre au sein dÕune famille qui devient le terrain
de prdilections
de
nombreuses
explorations
et
exprimentations
inaugurales, qui se diversifient dÕautant plus quÕil est marqu par la diffrence des sexes. La dcouverte du sexuel se fait lectivement entre les membres de la fratrie,
sexuel
comme
enjeu
de
la
naissance,
puis
comme
matire
dÕinvestigation, enfin comme objet de sduction, au point quÕils inventent parfois un lien initiatique amoureux, quelquefois incestueux, qui sera le modle prhistorique des relations objectales et amoureuses venir. Le cheminement souvent complexe du sentiment fraternel, qui Ç nÕa pas toujours les couleurs pastel que peut lui prter la littrature morale È1, emprunte des voies tortueuses qui font ressentir aux jeunes explorateurs le vertige voluptueux du jeu exploratoire, toujours au bord de lÕinterdit. Ainsi, de tous les enfants vivant la ferme de Terre-Noire, Alma demeure pour Benot-Quentin Ç la plus aime. Il la considrait comme sienne, la fois sÏur et fille, et parfois dans le trouble des nuits, il lui arrivait dj de la rver comme femme. È (LN, 256). Le plaisir de la tentation, le fantasme de lÕinceste est substantiel au rapport entre le frre et la sÏur et constitue un moteur majeur de lÕimaginaire social que la littrature relaie par des Ïuvres, aussi nombreuses que varies, qui traversent les sicles. LÕamour philadelphe, Ç qui met en jeu les notions dÕaltrit, de semblable, de diffrence È nÕest pas, le rappelle Claude Cohen-Boulakias, Ç un donn, un tat de nature, mais une construction, une laboration de lÕhumain advenu luiÐ mme dans sa propre connaissance de lÕautre dans sa diffrence È2. Si lÕon peut se demander la raison du dsir incestueux entre le frre et la sÏur, Robert Musil rpond logiquement, Ç Parce que la moiti du chemin amoureux est dj parcourue et que chacun se trouve devant son semblable È3. Cela explique sans doute quÕil apparat souvent comme une simple histoire de famille qui se droule dans la mme gnration et agit comme une protection contre le vritable interdit de lÕinceste parental qui, vertical, remonte le temps. Respectueux de la diffrence des sexes et des gnrations, sinon de lÕautonomie de lÕobjet, il chappe au destin judiciaire et semble ne pas menacer le cercle familial qui, lÕaccepte, sinon le pardonne ou le minimise, en raison dÕun interdit souvent dvaloris par son aspect relatif et mal fond. Pourtant, lÕinceste nÕest pas Ç un 1
Michle PERROT, op. cit. Claude COHEN BOULAKIAS, Ç Philadelphes des sangs. Le premier fratricide, Can et Abel È, ros philadelphe. Frre et sÏur, passion secrte, Wanda Bannour, Philippe Berthier (s. dir.), Paris, Editions du Flin, 1992, p.19. 3 Robert MUSIL, LÕHomme sans qualit, [Der Mann ohne Eigenschaften] (1931-1933), trad. JeanClaude Huens, Karl Krauss et Ludmila Okuniva, Paris, Le Seuil, 1956. 2
353
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
simple penchant, ni dÕailleurs un penchant simple [É] CÕest un chass-crois qui fait que deux sujets lis par une conjecture familiale, vivent ensemble leur lien Ïdipien, au fond vous un seul et mme objet Ð le couple parental È1. Avec LÕInaperu, Sylvie Germain prsente un inceste rarement voqu, celui agi par une femme lÕgard de son neveu quÕelle considre comme son frre. Le personnage de tante dith tente de contenir en secret les traces de son amour, le souvenir troublant de Ç la seule voix qui lui importe, le seul rire quÕelle ait aim, le seul souffle qui lÕait boulevers. Ceux de son neveu Georges, son amour unique, exclusif, interdit. È (In, 111). Le dsir incestueux surgit alors que les places et les repres se trouvent brouills, Georges glisse Ç de lÕtat de neveu celui de petit frre tardivement arriv dans sa vie de benjamine, et de fils spirituel È (In, 111), rduisant ainsi lÕcart entre les gnrations et favorisant le passage lÕacte. LÕamour ainsi dgrad en Ç mi-fraternel mi-maternel È change de teneur et prend la mesure dÕun dsir lÕÇ accent discordant, la fois rauque et suraigu È (In, 111). Surnomme Ç Tante Chut ! È par ses petitsneveux, dith est allergique Ç aux bruits, aux cris È (In, 16), tant elle veille ce quÕaucun parasite sonore ne la dtourne de son unique
objectif : mobiliser
Ç toutes les forces de sa mmoire, de ses sens, de son imagination au service de la prservation de chaque perception, de chaque sensation, chaque motion quÕelle avait prouves cette nuit-l. È (In, 120). dith aime entendre la douce musique du bruissement de cet unique pisode rotique qui rsonne encore dans les fibres de son corps. En revanche, elle veut faire taire le surgissement du souvenir de Georges qui se ractualise douloureusement au contact du rire de son petit-neveu Hector, la si terrible ressemblance. Ç Chut, chut !, que nul ne rveille celui qui dort dans lÕombre laiteuse dÕune chambre [É] È (In, 122). Si tout choix dÕobjet sexuel hrite des dterminations infantiles de la sexualit, si tout objet de la sexualit adulte porte les traces des premiers objets de lÕenfance, alors la dimension incestueuse est coextensive, imminente la vie sexuelle en gnrale. Soit pour en alimenter, ou en perturber le dsir, soit pour en inventer lÕinterdit. Le frre et la sÏur verraient ainsi refluer vers eux une partie de la libido et de la fantasmatisation Ïdipienne, laissant se tramer entre eux un vritable univers dÕchanges fantasmatiques.
LÕhistoire tragique du pote autrichien Georg Trakl, mort dÕune overdose de cocane en laissant derrire lui quelques pomes hallucins, est voque par Claude Louis-Combet dans son ouvrage Blesse, ronce noire. Sylvie Germain son tour rappelle la maldiction de cet amour incestueux une premire fois en 1
Paul-Laurent ASSOUN, Leons psychanalytiques sur frres et sÏurs, t. I, op. cit., p.64.
354
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
1996 sous le nom de Ç LÕenchanteur la lyre È dans La Nouvelle Revue franaise puis, huit annes plus tard, dans un texte lgrement modifi dans Les Personnages en 2004. Les chos de cette passion, de son origine, de ses manifestations et de ses consquences sont rapprocher des fantasmes qui lient Nuit-dÕAmbre sa sÏur Baladine, et se rpondent dÕun livre lÕautre. Le penchant adelphique se prsente prcocement, discrtement, en une relation spculaire qui se fonde sur lÕvidence dÕune relation galitaire : Tt, lÕamour vint lui. Ë Pas dÕenfant, pas de loup. Ë pas de louve Ð infantesa sÏur. Sa sÏur aime la folie, sa sÏur Ð sosie, sa sÏur amante, ou du moins violemment dsire telle. Ë pas de louve Gretl pntra dans la vie de Georg lorsquÕil avait plus de cinq ans. Et cette petite sÏur, qui lui ressemblait tant, de visage et de cÏur, sÕavana dans sa vie [É]. 1
La relation frre-sÏur facilite la rgression narcissique en raison de ses caractristiques, Ç un nom unique, actualis dans un double genre È2, qui peuvent gommer facilement tout espace de diffrenciation. Cette configuration familiale, quÕtudie Jean-Jacques Berchet en appui sur le troisime livre des Mmoires dÕoutre-tombe de Chateaubriand, runit les lments dÕun systme clos, angoissant voire pathogne, qui favorise une Ç attitude de repli sur sa propre image, de rgression infantile vers un univers indiffrenci [É] È3. Seul lÕinceste frre-sÏur est valoris par le romantisme cause de son aspect fusionnel qui voquerait le rve de symbiose dnique, efficace palliatif lÕparpillement humain. LÕinceste adelphique viendrait reprsenter la nostalgie de lÕobjet perdu, paradis des premiers temps de vie. Privilgier une relation avec celle qui est sortie du mme utrus, qui a connu et renonc la mme jouissance et a vcu strictement, du moins le frre peut-il le croire, les mmes manques, cÕest aller chercher chez la sÏur ce qui produit de lÕidentique lÕoppos de la fonction structurante de la rivalit fraternelle : Ç Elle ft lÕlue entre ses sÏurs, Maria et Minna ; il fut lÕlu entre ses frres, Fritz et Gustav. Elle fut lÕunique parmi les femmes, il fut lÕunique parmi les hommes È4. Ainsi en est-il pour Nuit-dÕAmbre qui se Ç voulait lÕunique danseur, lÕunique cavalier, dÕelle, sa petite sÏur dj rve comme amante È (NA, 167). Pour dfendre des lignes en pril, il fut parfois possible dÕassister des alliances entre la sÏur et le frre. Alors que le monde de lÕenfance et que le socle identitaire de Nuit-dÕAmbre se dsagrge au fil des dparts et des disparitions, la relation incestueuse peut tre 1
Sylvie GERMAIN, Ç LÕEnchanteur la lyre (dans le sillage dÕOrphe et de Georg Trakl) È, La Nouvelle Revue franaise, 518, mars 1996, p.59. 2 Jean-Jacques BERCHET, Ç Le frre dÕAmlie ou la part du diable È, ros Philadelphe, frre et sÏur, passion secrte, op. cit., p.128. 3 Ibid., p.128. 4 Sylvie GERMAIN, Ç LÕEnchanteur la lyre (dans le sillage dÕOrphe et de Georg Trakl) È, op. cit., p.60.
355
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
envisage fantasmatiquement comme Ç une solution vivable. Dsirer sa sÏur, cÕest conserver intact, sans dperdition objectale È1, un tat dÕavant la gnitalisation qui prserve une assise rassurante. Dans un cadre familial dltre, le frre et la sÏur paraissent vivre une relation intense qui vite les conflits et les alinations aux figures parentales. La sÏur reprsente une figure de substitution de la mre disparue, venant redoubler lÕimage maternelle et articuler un dsir incestueux moins frocement refoul, la ralit dÕune femme autre que la mre. Il est ainsi possible de conserver ou retrouver un espace dÕinfantilisation qui offre une relation idalise au-del mme de la jouissance sexuelle, chacun tenant lieu pour lÕautre de rfrence pour dcrypter le monde extrieur. Ç Ainsi hante la sÏur tous les lieux du langage explors par le frre, tout espace de son cÏur, champ de pavots. Figure dÕautant plus nue quÕelle est pare de rve, de dsir, de tourment et de lune. È (P, 57). Trakl et Nuit-dÕAmbre se rfugient dans les plis de leur enfance pour conserver un socle identitaire, avec pour Nuit-dÕAmbre, la possibilit supplmentaire de se dlecter de la dimension transgressive. Le personnage de Baladine idoltre par son frre reste un modle fminin sans commune mesure avec les autres femmes et peuple ses rves pour alimenter ses dsirs incestueux. Frdric Monneyron souligne que les Ç mythologues ont souvent remarqu les relations quÕentretiennent le mythe de lÕandrogyne et lÕinceste adelphique dans de nombreuses civilisations È2. Ainsi, Marie Delcourt a pu souligner, dans ses analyses des mythes de lÕAntiquit classique, Ç les curieuses contiguts entre lÕandrogynie et lÕinceste du frre et de la sÏur È3. Le couple ainsi constitu interroge les liens frre/sÏur et tente une remonte vers lÕtre total. Il nous donne voir ce que pourrait tre la reprsentation dÕun couple imaginairement reli par le fantasme dÕune peau commune, rduplication de la peau commune la mre et lÕenfant. La passion de la sÏur peut galement servir symboliser les deux ples de la contradiction du lien fraternel/sororal : Ç lÕautre que moi È le plus proche et le plus lointain qui renvoie inluctablement cette tension quÕil sÕagit de reconstituer comme point dÕorgue. La question du lien incestueux embrasse de nombreuses problmatiques autour du double et de la confusion identitaire pour celui qui nÕenvisage de rencontre amoureuse quÕavec la sÏur. Marguerite Yourcenar, dans Anna Soror, saisit cette intense rencontre sidrante avec la sÏur, qui renvoie Don Miguel son unique reflet : Ç Ce visage 1 Jean-Jacques BERCHET, Ç Le Frre dÕAmlie ou la part du diable È, ros Philadelphe, frre et sÏur, passion secrte, op. cit., p.130. 2 Frdric MONNEYRON, Ç Transgression sociale et tradition occulte : ZoÕhar de Catulle Mends, ros Philadelphe, frre et sÏur, passion secrte, op. cit., p.211-212. 3 Marie DELCOURT, Hermaphrodite, mythes et rites de la bisexualit dans lÕAntiquit classique, Paris, PUF, 1962, p.10.
356
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
effarouch parut Don Miguel si semblable au sien quÕil crt voir son propre reflet au fond dÕun miroir È1. Le dsir incestueux vhicule, selon les propos de Jean Libis, Ç la nostalgie dÕune reconstruction, dÕune runification qui serait tout la fois une dissolution du principe de sparation et une promotion ontologique [É]È2 vers une fusion impossible et une indiffrenciation mortelle. Refusant la brisure par laquelle chaque tre est livr au manque qui le fonde, le couple frre/sÏur rve dÕeffacer toute trace du partage originel. Il sÕenferme ainsi lÕintrieur dÕun systme ferm, excluant les intrusions de la ralit extrieure. Jean-Christophe Millois, quant lui, lit la recherche de lÕunit androgynique comme Ç une qute de lÕtre pradamite qui possde la fois les vertus masculines et fminines et qui embrasse une totalit cosmique. LÕacte charnel, idalement, devrait annuler la diffrence des sexes qui, ds lÕenfance, a cr la sparation entre le frre et la sÏur È
3
et, plus largement, revenir au temps o
lÕhomme et la femme nÕtaient pas spars. Cette dissolution de soi et de lÕautre en cette fusion incestueuse est analyse par Marie-Hlne Boblet, dans son article sur le roman Les Bienveillantes4, dans lequel le narrateur, Max Aue, peroit sa sÏur jumelle Una comme un Ç double altr de soi, autre soi-mme ou soi-mme en une autre [Équi] manifeste la fusion gmellaire et lÕabolition dans le fminin de toute diffrence fondatrice, de toute identit virile [É] È5. Les rves de Nuit-dÕAmbre rejouent la scne de lÕOrigine dans laquelle le frre et la sÏur vivent un narcissisme deux, o la personnalit de chacun, dans le miroir de lÕautre, retrouve sa compltude : Ils se ressemblent, - frre et sÏur. Ils se ressemblent tant quÕils semblent tre dÕune mme et unique figure, la version masculine et la version fminine. Mais ils se tiennent lÕun prs de lÕautre comme deux amants. (NA, 306)
La mise en scne onirique rejoint le mythe du retour lÕunit conquise, retrouve loin du chaos et du tumulte des sens, avec le mme morceau de peau en partage : le frre et la sÏur sont couchs cte cte en travers de la plage. Leurs ttes, leurs bras, leurs flancs se touchent. Ils sont nus, enserrs des chevilles jusquÕaux paules dans un morceau de la bche verte. Un lambeau de la mer. È (NA, 308)
1
Marguerite YOURCENAR, Ana Soror, Paris, Gallimard, 1981. Jean LIBIS, Le Mythe de lÕandrogyne, Paris, Berg international, 1990, p.204. 3 Jean-Christophe MILLOIS, Ç Pchs dÕcriture Claude Louis-Combet : Blesse, Ronce noireÈ, La Revue des lettres modernes, Ç critures contemporaines.1. Mmoires du rcit È, Paris-Caen, Minard, 1998, p.107. 4 Jonathan LITTELL, Les Bienveillantes, Paris, Gallimard, 2007. 5 Marie-Hlne BOBLET, Ç Roman historique et vrit romanesque : Les Bienveillantes. Comment le romanesque redonne une mmoire lÕhistoire È, Romanesque et histoire, Christophe REFFAIT (dir.), Romanesques-3, Amiens, Centre dÕtudes du Roman et du Romanesque de lÕUniversit de PicardieJules Verne, Encrage Universit, 2008, p.233. 2
357
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Lieu de lÕimaginaire, ce paradis Ç sans pres, sans mres È1, est celui o le couple frre et sÏur vit un rapprochement des corps dnuds dans un temps avant la chute, prs de lÕlment liquide qui en dessine le contour flou, pour devenir lÕhermaphrodite reconstitu : Ç en sÕapprochant la fine aiguille dÕargent qui volte vivement autour dÕeux en sifflant, - [É] les coud peau peau. È (NA, 308). I-2.C Le tremblement dÕune criture sulfureuse Nuit-dÕAmbre poursuit ses rveries incestueuses en tentant de les coucher par crit. Des crivains nÕont-ils pas, avant lui, fait Ïuvre de lÕamour incestueux quÕils portaient leur sÏur ? Byron ne fut-il pas tout sa passion pour sa demi-sÏur Augusta pour donner naissance son drame gmellaire Manfried ? Chateaubriand nÕa-t-il pas pens sa sÏur Lucile lorsquÕil crivit Ren ? Pourquoi Nuit-dÕAmbre ne jetterait-il pas dans sa fivre pistolaire les fantasmes qui lÕassaillent dans sa solitude ? seule demeurait sa sÏur, - son rve dÕelle, son dsir dÕelle. Il lui crivait, sans cesse, des lettres quÕil nÕenvoyait jamais. [É] Celle laquelle il crivait ne pouvait avoir dÕadresse, elle habitait dans le nulle part. Elle habitait un songe. (NA, 199)
Les contacts avec la sÏur ne deviennent plus quÕun monologue, amas de lettres cachetes, non envoyes, amonceles dans une valise qui ne sÕouvre que pour recevoir dans son antre la missive suivante, ventre dÕombre, caverne qui vise Ç dchirer lÕespace de leur sparation È (NA, 199).
Contrairement la liaison
pistolaire tudie par Jean-Jacques Hamm, lÕcriture de Nuit-dÕAmbre nÕa pas la forme dÕun simulacre qui consisterait Ç jouer ce qui ne saurait tre, ce sur quoi lÕon pourrait rver si lÕon osait È2. Les visions se crient, les mots se couchent dans leur crudit et Nuit-dÕAmbre nÕattend aucun jeu en retour car Ç il savait bien que lÕenfant ne les aurait pas lues È (NA, 199). Il crit ce qui ne peut tre dit, il rvle ce quÕil doit cacher. Alain Vircondelet analyse le lien qui unissait Blaise Pascal sa sÏur Jacqueline comme travers des mmes mois irrationnels difficilement matriss. Dans la violence Ç presque archaque, o sÕingrent et sÕintgrent les dfis personnels, la brutalit, lÕorgueil mme, issus dÕune relation sororale difficilement matrise [É] È3, sÕaffrontent Ç quelque chose de lÕordre du dsir et de la ralisation de soi È ainsi que Ç le masculin et le 1
Alain VIRCONDELET, Ç Blaise et Jacqueline Pascal, jeux de passion, jeux de vertiges È, ros Philadelphe, Ibid., p.90. 2 Jean-Jacques HAMM Ç Dsirs et complicits : criture et liaison pistolaire entre frres et sÏur È, ros Philadelphe, frre et sÏur, passion secrte, op. cit., 1992, p.147. 3 Alain VIRCONDELET, Ç Blaise et Jacqueline Pascal. Jeux de passion, jeux de vertiges È, ros Philadelphe, frre et sÏur, passion secrte, op. cit., p.52.
358
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
fminin
È1 qui
nommerions
relveraient
aujourdÕhui
la
dÕune
difficult
bisexualit
reconnatre,
psychique.
ce
que
Nuit-dÕAmbre
nous
parvient
cependant ne pas mettre sa sÏur lÕpreuve de ses fantasmes incestueux et exorcise, par voie dÕencre, un dsir qui nÕarrive que trop prcisment sa conscience. LÕcriture de Ç la douleur infinie de son impossible dsir dÕelle aussi bien que la magique jouissance de ce dsir È (NA, 199) nÕest pas tant une tentative de sublimation, quÕune longue traque, quÕune Ïuvre chirurgicale pour dposer les Ç mots arrachs son corps, - son corps de frre intemprant, son corps dÕamant imaginaire. Avec des mots extirps son corps, comme des bouts de peau, des concrtions de chair, des prcipits de salive et de sang È (NA, 219), comme autant de maux extraire sans anesthsiant. Ce temps de la correspondance, qui dbute avec la sparation du lieu de lÕinscription familiale, choue. Nuit-dÕAmbre ne peut transformer ce monologue en Ç aire du secret partag, [É] aire de lÕintime, de ce qui peut tre vcu sur le plan du flou È2. LÕinceste fraternel, Ç pur objet de littrature È pour Bertrand dÕAstorg3, fait affleurer son versant sombre au fil de ces missives qui permettent de parsemer allusions et dclarations. Nuit-dÕAmbre pourrait sÕinscrire dans cette filiation littraire si ses lettres nÕtaient pas surcharges dÕrotique et dÕagressivit incestueuses ; or, il nÕa pas accs aux mots couverts, ni lÕallusion ou la sublimation de lÕinavouable. Ses lettres se situent dans la transgression du langage, de la pense et de la familiarit, elles ne sÕinscrivent nullement dans le registre de la correspondance qui constitue un ensemble de pratiques sociales qui intgre la notion de refoulement du dsir incestueux Ç au nom de la socialit. È4. Ce qui sÕcrit habituellement dans lÕcriture solitaire se dverse ici dans la lettre la sÏur. Les lettres sont le rcit dÕune qute pour abolir un monde et en former un autre, une qute du premier amour dont les sens gardent le souvenir en vouant lÕchec les rencontres venir. Le souvenir tourne en rond, dans un univers ferm, cltur, producteur dÕimages et de sensations simplement dupliques. Ces lettres de lÕexil sont une qute pour abolir le temps de la maturation de la sÏur. Ce faux semblant des retrouvailles offre la possibilit de se dlecter de lÕillusion que rien ne change, que rien de nouveau nÕadvient mme en son absence de Terre-Noire et que le couple frre/sÏur est toujours efficient. Or, vient le temps quÕAlain Vircondelet qualifie
1
Ibid. Jean-Jacques HAMM, op. cit., p.144. 3 Bertrand DÕASTORG, Variations sur lÕinterdit majeur. Littrature et inceste en Occident. Paris, Gallimard, p.14. 4 Jean-Jacques HAMM, op. cit., p.153. 2
359
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
de Ç fatal, incontournable o la petite fille accde sa sexualit de femme È1. Pourtant, le fait de ne pas envoyer ces lettres leur destinatrice, rapproche la pratique de Nuit-dÕAmbre de celle du journal intime. La correspondance reste, littralement, lettre morte, missives inabouties et empiles. Lorsque, aprs le meurtre de Roselyn, il ouvre la valise dans laquelle il enfouissait ses lettres Baladine, Ç Tous les mots, lettre par lettre, par milliers, sÕtaient brusquement envols en une formidable trombe de signes, pareils de minuscules insectes dÕencre È (NA, 280), pareils aux insectes qui, des dcennies auparavant, sÕtaient chapps du ventre de Juliette pour ravager les rcoltes. De lÕinceste aux insectes, Ç Pas un seul mot nÕtait rest crit, toutes les feuilles et les enveloppes avaient perdu leurs textes et ne portaient plus que des traces rousstres de brlures È (NA, 280). Celui qui Ç depuis lÕenfance sÕtait voulu le complice des mots È se trouve brutalement Ç priv de toute parole È (NA, 282). Dornavant castr, le dsir aura sÕexprimer autrement. La figure sororale demeure chimrique et expose la dception celui qui pense lui faire subir sans dommage la confrontation avec le rel. Par nature, la relation idale est condamne buter sur lÕimpossibilit pour la personne aime dÕadhrer pleinement au modle qui lui est assign. En rabaissant ses amantes, cÕest autant de miroirs que Nuit-dÕAmbre sÕvertue briser, Ç il tordit le cou au nom dÕUlyssea, tout comme il avait balanc aux orties le nom de Nelly, [É] Seule demeura sa lancinante nostalgie de Baladine. È (NA, 235). En voulant regarder sa sÏur, crer sa sÏur, pour sÕy mirer, il ne peut quÕchouer dans cette demande dÕamour qui manque son objet. Insatisfait, il exprimente le terrible constat de Jacques Lacan, Ç Jamais tu ne me regardes o je te vois È2. En injuriant la femme, il vise la sÏur tout en la prservant dans les brumes de la nostalgie. Fruit dÕune contradiction insurmontable, son attachement incestueux pour la figure sororale quÕil adule le retient prisonnier et le perd. Cette alination touffante est un fardeau dont il tente de se dfaire en exerant, son dtriment, la rancÏur dont il est dvor. La haine surpasse-t-elle de beaucoup lÕamour quÕil avait prouv ? Ne voyons pas en cela une contradiction avec ce que nous avons crit dans la premire partie de ce travail au sujet du meurtre de la mre qui se perptue travers le viol de Nelly. En effet, nous assimilons ces actes des tapes successives dans le cheminement de Nuit-dÕAmbre pour que la reprsentation
1
Alain VIRCONDELET, Ç Blaise et Jacqueline Pascal. Jeux de passion, jeux de vertiges È, ros Philadelphe, frre et sÏur, passion secrte, op. cit. 2 Jacques LACAN, Le Sminaire XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p.94-95.
360
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
incestueuse soit suffisamment apprivoise et que lÕacte amoureux sÕaccomplisse sous une forme symbolise. Nous nous rfrons ce propos, une remarque de Freud dans Psychologie de la vie amoureuse : Ç pour tre, dans la vie amoureuse, rellement libre et, par l, heureux, il faut avoir surmont le respect pour la femme et sÕtre familiaris avec la reprsentation de lÕinceste avec la mre ou la sÏur È1. LÕamour de lÕobjet est un amour perdu, toute une vie nÕest pas de trop pour tenter de la retrouver, pour reprer dans la silhouette de lÕobjet actuel, aussi loign puisse-t-il paratre, les traits de lÕamour premier. La mre et la sÏur sont ainsi assimiles dans le dpassement ncessaire des fixations incestueuses qui entravent lÕpanouissement amoureux de Nuit-dÕAmbre. Cette formule situe lÕenjeu considrable du lien incestueux, fondateur de la vie amoureuse, pour lequel la sÏur Ç est une figure de relais fantasmatique qui doit tre encore dplace pour permettre la rencontre avec un autre objet dÕamour È2. Nuit-dÕAmbre est confront la ncessit de se librer de lÕobjet dÕamour incestueux mre/sÏur, qui se trouve tout la fois dsir et interdit, pour pouvoir aimer et dsirer ailleurs une autre femme. Pour cela, il doit reconnatre en lui cet obstacle lev sous une forme figurable afin de ne pas la laisser agir en lui son insu. Plutt que dÕen prendre conscience il sÕagit, pour Paul-Laurent Assoun, dÕen affronter Ç la puissance de faon ne plus en avoir peur È3 et ne pas la voir sÕinsinuer dans les mandres de la vie amoureuse tel le fantme dÕune jouissance mal oublie et regrette. Le frre ne peut plus poursuivre sa route sur le chemin de lÕillusion de lÕamour adelphique qui ne survit pas lÕpreuve de la ralit car, en fminisant les propos dÕAlain Vircondelet, Ç celle qui lÕattend en retour nÕest plus sa sÏur mais une possible amante È4. Cette Ç lection, fervente et exclusive È, reste sans issue, le frre et la sÏur tant emports par une puissance autodestructrice. Sylvie Germain parle dÕune Ç maldiction È de ce couple consum par un amour qui laisse les amants aux yeux Ç brls de fatigue, de dsir fou, dÕamour malheureux È (NA, 306). Car, Ç la race des amants fraternels, [É] unis par les plus proches et vifs liens du sang [É] sont ds lÕorigine interdits de toute autre forme dÕunion, condamns la sparation. È (P, 55). Comme lÕcrit en cho Marguerite Duras : Ç CÕest une douleur communeÉ ils sÕaiment, ils sont ensemble devant cet interdit et ils ne se rejoindront jamais. Ils sÕaimeront toute leur vie. Rien, rien nÕarrivera dÕautreÉ
1
Sigmund FREUD, Ç La Psychologie de la vie amoureuse È (1912), La Vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p.54. 2 Hlne PARAT, Ç La Relation fraternelle entre vÏux Ïdipiens et plaintes pr-Ïdipiennes È, Revue Franaise de Psychanalyse, Ç Frres et sÏurs È, op. cit., p.425. 3 Paul-Laurent ASSOUN, Ç La Relation frre/sÏur : figures de la sduction È, Leons psychanalytiques sur Frres et SÏurs, t.1, op. cit., p.62. 4 Alain VIRCONDELET, op. cit., p. 90.
361
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
que cet amour l. È1. Une sourde plainte sÕchappe de dessous Ç leurs lvres rougies de sang [É] je veux tre ton amant, je veux tre ton amante. È (NA, 308). Une mme blessure atteint lÕorigine du souffle, des mots et des baisers. Nuit-dÕAmbre Ç se rve enserrant Baladine, la caressant, lÕembrassant. Mais le corps de la petite se fait de plus en plus glac entre ses bras, sous ses lvres. Glac au point que ses mains et ses lvres se mettent saigner. È (NA, 170). Alors que Baladine offre un corps abandonn la mort dans un refus de cette relation mortifre, lÕamour enfivr de Trakl pour sa sÏur Ç SÕlana dans sa vie, sÕenlaa ses rves, sÕenroula sa gorge, sÕempara de son cÏur. Brla dans son regard, et saigna dans sa bouche È2. Le motif du sang qui revient au cÏur de ces couples incestueux voque celui qui, chang, scelle le pacte secret dÕun engagement commun, mais il parle galement de la blessure, signe clinique qui permet de poser le diagnostic de lÕtat morbide dont la trahison peut tre un des versants, ainsi les lvres de Judas Ç ne cessaient de saigner sous la douleur dÕun baiser fourbe ? È (Im, 194).
I-3 LÕunivers clos de la fratrie I-3.A LÕobstin refus de lÕaltrit Le repli sur lÕunivers fraternel contient ainsi les risques de la perte et de lÕalination. En multipliant les formes de lÕenfermement Sylvie Germain prsente, avec les tripls Pniel, lÕorganisation dÕun clan vivant en autarcie qui porte en luimme les germes de sa propre destruction. Dans le paysage des naissances multiples o le couple gmellaire constitue la norme, parfois porteuse de promesse et dÕpanouissement, surgit la brisure du viol qui donne naissance aux tripls. Cette filiation exponentielle se greffe sur lÕarbre gnalogique des Pniel par lÕacte de reconnaissance de Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup. Le surgissement de la sauvagerie dans lÕacte transgressif du viol se retrouve dans la Ç beaut blouissante, presque inhumaine dans sa perfection, presque animale È (LN, 204) de cette fratrie incongrue. Les frres dploient, en une large palette de possibles, lÕunion paradoxale entre lÕunique et la ressemblance, entre lÕextrme singularit, Ç ces enfants ne ressemblaient personne È, et la fidlit une filiation, Ç chacun portait la mme tache dÕor lÕÏil gauche È. Leur inhumanit sous-jacente rside dans la reproduction dÕun modle qui, bien que porteur de diffrences, ne rsulte pas du processus de la procration qui implique la cration unique dÕun sujet partir de deux tres distincts. Ils se prsentent 1
Marguerite Duras Montral, 11 avril 1981, Montral, ditions Spirale, p.51-52. Sylvie GERMAIN, Ç LÕEnchanteur la lyre (dans le sillage dÕOrphe et de Georg Trakl) È, op. cit., p.59. 2
362
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
comme Ç trois copies dÕun unique enfant, absolument identiques quant la forme du corps et aux traits du visage, mais radicalement diffrents quant au teint de la peau et la couleur des yeux et des cheveux. È (LN, 204). Perus par leur pre comme les Archanges de lÕApocalypse, la venue de Raphal, Gabriel et Michal rvle les fins prochaines de lÕhomme et du monde. En cumulant les lments qui, selon Jean Libis1 constituent une mme famille mythogne, ils transgressent les fondations de la tribu Pniel et dvient son fonctionnement pour sÕriger en groupe autonome, autosuffisant, se dfinissant par lÕabsence dÕintrt en toutes choses, lÕexception de son unit. Les tripls gomment toute trace de lÕexistence dÕun monde autre que le leur et se situent rsolument hors du groupe familial. Ces enfants, rceptacles de la Ç haine impuissante È (LN, 207) de Mathilde et de la Ç frayeur È et du Ç doute È de leur pre, se crent un monde en vase clos sans relation avec leurs autres frres et sÏurs. Si Romulus et Remus furent nourris par la louve terrienne et chthonienne, les tripls sÕlvent seuls et sont nourris indiffremment au lait des Ç chvres, des truies et des brebis aux mamelles desquelles ils allaient dÕeux-mmes ds quÕils furent en ge de se traner È (LN, 205). Malgr les soins dont seule Elminthe-Prsentationdu-Seigneur-Marie su les entourer pendant des annes, la mort de celle-ci, Ç Raphal, Gabriel et Michal, que dcidment rien ne semblait pouvoir affecter, passrent outre avec une totale dsinvolture [É]. Ils sÕloignrent simplement davantage de leurs autres frres et sÕenfoncrent plus avant dans les sentiers quÕils se traaient en marge de lÕamour È (LN, 228). La notion de Ç sympathie È quÕAdam Smith expose dans sa Thorie des sentiments moraux2, ou ce qui, selon Jean-Jacques Rousseau3, tmoigne de la piti, semblent ne pouvoir prendre racine au sein de cette fratrie hors norme. Leur isolement ne les conduit ni imiter les motions dÕautrui, ni relier Ç leur vcu affectif aux traces mnsiques laisses par des expriences motionnelles analogues antrieures È4, capacits sur lesquelles se fonde lÕempathie. Leur absence dÕidentification et de projection les privent dÕun prouv du sens commun qui les empche de se mettre la place de quiconque. Assurment chacun des tripls se trouve gratifi Ç de la mme indiffrence quÕils prouvaient lÕgard de tous, ni plus ni moins È (LN, 216). Ils ne se sentent pas tout un chacun au point de partager les tats dÕme de lÕautre, de les ressentir comme siens ou de se sentir en affinit morale, voire, dÕprouver une certaine compassion lÕgard dÕautrui. 1
Jean LIBIS, Le Mythe de lÕandrogyne, Paris, Berg international, 1990, p.210. Adam SMITH (1759), Ç De la sympathie È, Thorie des sentiments moraux, trad. Michal Biziou, Claude Gautier, Jean-Franois Pradeau, Paris, PUF, coll. Lviathan, 1999. 3 Jean-Jacques ROUSSEAU (1755), Discours sur lÕorigine et les fondements de lÕingalit parmi les hommes, Paris, Garnier Flammarion, 1971. 4 Franoise COBLENCE, Jean-Michel PORTE, Ç LÕEmpathie È, Revue Franaise de Psychanalyse, 3, tome LXVIII, juillet 2004, p. 759. 2
363
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Dans leur monde o rgnent lÕautarcie et lÕautosuffisance, la cryptophasie devient langue nationale : les tripls Ç ne se mlrent dÕailleurs jamais aux autres enfants Pniel, ils vivaient farouchement replis sur eux-mmes et inventrent entre eux un langage incomprhensible tout autre. È (LN, 206). Giorgio Agamben nous invite comprendre la structure du langage humain en prtant une attention particulire au fait quÕun enfant ne peut acqurir le langage que sÕil est expos prcocement des actes de parole. Ç Contrairement ce quÕaffirme une ancienne tradition, lÕhomme nÕest pas de ce point de vue " animal dot de langage ", mais plutt lÕanimal qui en est priv et qui doit par consquent le recevoir de lÕextrieur È1 au risque de voir compromise toute possibilit de lÕacqurir. Avec Ç ses mots invents, sa charge motionnelle, lie lÕinstant prsent È, lÕidiolecte referme la fratrie sur elle-mme et Ç fait obstacle lÕacquisition du langage ordinaire È2. La communication avec lÕenvironnement humain est affaiblie voire inutile, Ç tous trois comprenaient le langage des btes dont ils semblaient prfrer la compagnie celle des humains, et ils savaient se faire comprendre dÕelles. È (LN, 206). Les tripls vivent dans le monde comme si aucun humain nÕavait fait dÕeux des nourrissons parlants. La satisfaction de leurs besoins, ou lÕapaisement de leurs tensions, paraissent avoir t le seul but de la relation Elminthe-Prsentation-du-Seigneur-Marie. En revanche, lÕappel du cri a trouv un cho et une rponse suffisante entre les autres membres de la fratrie qui pourvoyaient la dimension vitale sans quÕadviennent les signifiants de lÕAutre pour constituer un nouvel tre de langage. Aussi restent-ils comme des tres qui nÕont pas reu des gnrations prcdentes, ni bnfici des tonalits et des accents de la langue maternelle3 qui isolent les phonmes, les accents rythmiques et les variations tonales ncessaires la formation dÕun support relationnel o chacun peut se reconnatre interlocuteur. Dans son roman Les
Mtores
Michel
Tournier,
fortement
inspir
par
les
recherches
du
psychologue Ren Zazzo sur le couple gmellaire et en particulier par les tmoignages retranscris dans son ouvrage, fait dire Paul au sujet de la cryptophasie quÕil partage avec son jumeau Jean, quÕil sÕagit dÕun Ç des plus beaux fleurons de notre monstruosit È. Ce quÕil nomme lÕolien est Ç ce jargon impntrable, qui nous permettait de nous entretenir des heures sans que les tmoins pussent percer le sens de nos paroles. [É] Voil ce qui fait dÕune langue gmellaire un phnomne absolument incomparable toute autre formation 1
Giorgio AGAMBEN, Enfance et histoire. Destruction de lÕexprience et origine de lÕhistoire, traduit de lÕitalien par Yves Hersant, Paris, Petite Bibliothque Payot, 2000, p.111. 2 Ren ZAZZO, Ç LÕentretien inachev avec Laurence et Georges Pernoud È, Le Paradoxe des jumeaux, op. cit., p.38. 3 Jean-Pierre DURIF-VAREMBONT, Ç La fonction croise de la parentalit È, Places du pre violence et paternit, Jol et Marie-Pierre Clerget, (dir.), Presses Universitaires de Lyon, coll. Champs, 1992, p.145.
364
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
linguistique È1. En rsistant aux influences extrieures et en utilisant un langage des origines usage personnel, les tripls deviennent Ç le Verbe È. Selon la linguiste Catherine Kerbrat-Orecchioni, Ç la proprit prive dans le domaine du langage nÕexiste pas : tout est socialis [É] ; lÕidiolecte nÕest donc, en fin de compte, quÕune fiction quelque peu perverse. È2. La cration dÕune langue, comprise et parle uniquement pas trois locuteurs, bloque lÕchange et consacre lÕisolement extrme de la fratrie qui construit une muraille destine enfermer les nonciateurs dans un monde clos qui Ç ne peu[t] que nourrir lÕexcs destructeur È3. Leur langue invalide la relation autrui : hors jeu les schmas traditionnels de la communication qui jalonnent les ouvrages de linguistique, hors champ les schmas de Jakobson qui exposent les conditions idales dÕune communication verbale. Les parasites et autres obstacles la communication ne sont rien par rapport aux laborations des tripls qui empchent lÕadvenue de la symbolisation en raison du dsinvestissement du contenu de la reprsentation et de la qute dÕune satisfaction immdiate dans lÕacte dialogique lui-mme.
Dans sa dimension incestueuse, le dsir ne se soumet pas plus lÕaltrit et redouble la scission avec le monde extrieur quÕassurait la cryptophasie en ne se soumettant ni aux rgles, ni la dimension communicative et informative du langage. Au sein des tripls, un couple se forme, Ç une entente particulire entre Mickal le blond et Gabriel le brun qui ne se quittaient jamais. Mme la nuit ils dormaient enlacs lÕun lÕautre. È (LN, 206). Pour des personnages qui se dlectent du cadre endogamique, la sexualit incestueuse nÕest quÕune forme supplmentaire dÕun autisme qui peut se lire, pour Marie-Hlne Boblet, comme Ç attachement au mme Ð homo -, impossibilit [É] de sÕinventer comme autre et de se tourner vers lÕautre È4. Leur relation revendique le refus de toute altrit et vise une fusion impossible, une indiffrenciation mortelle ou, comme le suggrent Les Confessions, une Ç jouissance de nant meilleure que toute plnitude È5. Ç Ils ne connaissaient en effet de lÕamour que les chemins de traverse les plus obliques, les plus djets hors de la tendresse et de la patience. Des chemins taills lÕabrupt du dsir, pic sur le vide, fleur de hte et de folie È (LN, 228). Ë lÕinstar des deux hros de Sang rserv6 de Thomas Mann, Gabriel et Michal sont unis physiquement par leur gmellit et prouvent un
1
Michel TOURNIER (1975), Les Mtores, Paris, Gallimard, coll. Folio, p.180. Catherine KERBRAT-ORECCHIONI, LÕnonciation, Paris, Armand Colin, Coll. U, 1999, p.16. 3 Gilles MARCOTTE, Ç Rejean Ducharme contre Blasey Blasey È, tudes Franaises, Ç Avez-vous relu Ducharme ? È, Montral, 11/34, octobre 1975, p. 277. 4 Marie-Hlne BOBLET, Ç Roman historique et vrit romanesque : Les Bienveillantes. Comment le romanesque redonne une mmoire lÕhistoireÈ, op. cit., p.233. 5 Saint AUGUSTIN, Les Confessions, op. cit. (II, 462). 6 Thomas MANN, Sang rserv (1905), Paris, Grasset, 1971. 2
365
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
attrait rotique lÕun pour lÕautre, un amour paroxystique, un amour pouss lÕextrme dont les voies taient dj ouvertes par leurs aeux. Franoise Hritier1 a prsent lÕinceste par le jeu des catgories Ç principielles È de lÕidentique et du diffrent qui seraient apparues, prcise lÕanthropologue, avec une humanit qui avait Ç donner sens au monde et notamment lÕirrductible diffrence des sexes È. LÕquilibre du monde et son harmonie dpendraient Ç toujours et partout de la balance des causes de nature identique ou de nature diffrente È2. Aussi, dans ce cadre, lÕinceste entre jumeaux est le comble de lÕendogamie, car toujours de premier type, il est le plus extrme en ce quÕil met en contact le cumul dÕidentiques. La relation symbiotique qui anime Raphal et Gabriel, strilise lÕimaginaire et empche la diffrenciation ncessaire au dveloppement dÕun lien qui conoit et respecte lÕautre. LÕattrait entre les deux frres rduit les tripls un couple gmellaire minemment archaque : Ç ils communiquaient plus par sons et par gestes que par mots. Jamais ils ne se formulrent lÕamour quÕils se portaient ; cÕtait l un amour trop entier, trop violent, pour trouver place dans les mots. Cet amour-l, aussi, ils lÕexprimrent la force du corps, [É]. È (LN, 258). Ce sjour hors du monde socialis fait fructifier les pulsions de mort, lesquelles tirent vers la dsorganisation de lÕaltrit et vers lÕillusion de lÕunicit propre au moi-narcissique. La vie, prcise Vronique Lonard-Roques, Ç permet la reprsentation de soi-mme dans le miroir, comme dans la pense. La mort qui se mle la vie, efface toute reprsentation en effaant la distance entre le moi et son objet. È3. La socit des frres qui se confine dans le couple homosexuel nÕest pas viable, elle nÕest en rien une relation pacifique qui serait le noyau dÕune socit paisible, mais se prsente comme une cellule morte, strile dans la ressemblance et la contemplation mutuelles. Le repliement sur soi, sur le groupe et sur la consanguinit que constitue lÕinceste, peut galement se retrouver dans un Ç corps social menac dÕindiffrenciation dont le totalitarisme fournit la figure politique : un seul peuple, un seul leader, une seule pense, mouvement vers lÕUn dont lÕhistoire a, en chaque occasion, confirme la force de destruction [É] È4. Ce rgime politique, qui se profile lÕore des bois de TerreNoire, aimante Michal et Gabriel qui finissent par Ç quitter les leurs quÕils nÕavaient jamais vraiment considrs comme tels È (LN, 258) pour retourner sur le lieu de leur conception. La fort nÕa pas ici la bont primitive de la Nature que
1
Franoise HRITIER, Les Deux SÏurs et leur mre. Anthropologie de lÕinceste, Paris, Odile Jacob, 1994. 2 Franoise HRITIER, Ç Prsentation È, Boris Cyrulnik, Franoise Hritier Ado Naouri (dir.), De lÕinceste, Paris, Odile Jacob, coll. Opus, 1994, p.11. 3 Vronique LEONARD-ROQUES, Ç Mythe de Can et enjeux amoureux È, Fratries. Frres et sÏurs dans la littrature et les arts de lÕAntiquit nos jours, op. cit., p.97. 4 Jacques ANDR (dir.), Mres et filles. La Menace de lÕidentique, Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de Psychanalyse, 2003, p.12.
366
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
rechercheront les jumeaux Septembre et Octobre. Alors que les deux fils benjamins de Mahaut et de Nuit dÕOr se protgent lÕombre des arbres de la folie maternelle et prolongent leurs rveries dÕintimit heureuse et de rgression au sein de la chaleur dÕune serre pour cultiver Ç des fleurs, des fruits et des lgumes È, Michal et Gabriel rgressent lÕtat de nature et adoptent les comportements naturels et adaptatifs en se nourrissant de la chair des animaux chasss. Si lÕon en croit Jol Dor, Ç lÕisolement social ne constitue en rien une condition favorable au dveloppement dÕun tat naturel, mais, au contraire une condition de dveloppement aberrante È1. En sÕenfonant dans les forts, comme les gnies de la brousse en Afrique, ils poursuivent leur transgression des limites Ç de lÕordre normal et ses oppositions entre espace villageois humain et espace "sauvage", non socialis [É] È2.
Raphal, lÕenfant albinos, opte pour une autre forme dÕenfermement. Dot du don de voyance qui lui est chu comme un destin, il est mme de Ç percevoir la voix tue des disparus, - y rpondre et mme lÕinterpeller È (LN, 259). Son chant est une parole transfigure qui, en instants de grce phmre, promet la rconciliation en faisant apparatre la douce prsence des disparus comme une lueur dans lÕobscurit. Or, Raphal ne parle pas, il chante. Sa voix a cette caractristique, aussi fascinante quÕinquitante, dÕtre une parole sans sujet et sans locuteur. Le chant quÕil lance nÕest que pure rverbration comme peut lÕtre la voix dÕcho, il ne porte aucun sens et nÕapporte rien qui puisse tre offert une rencontre vivante. Il sÕlve, en une dlicieuse et illusoire apesanteur, pour mieux se dtourner de la relation et se clturer sur soi-mme. Il allait seul et se parlait lui-mme dÕune voix si claire et chantante quÕelle se suffisait elle seule. [É] Parfois Raphal venait auprs de ses frres et, balanant tout doucement la tte et les paules, il se mettait chanter. Sa voix trs blanche avait des accents et des sons inous qui incitaient aussitt Gabriel et Michal se mettre danser. Ce chant et ces danses pouvaient durer si longtemps que les trois enfants finissaient par entrer dans un profond tat de transe. (LN, 206)
Dans le gouffre de la parole attendue, qui nÕa jamais cess de manquer ds leur naissance, la voix de Raphal prend valeur de Ç ftiche È, elle est le signe dÕune Ç supplance rparatrice È3 ainsi que le support dÕincarnation de ce qui fut une parole absente. Le mcanisme hallucinatoire permet la fratrie de se refermer sur les effets de lÕirruption auditive dÕun chant qui tmoigne de la puissance
1
Jol DOR, Le Pre et sa fonction en psychanalyse, Ramonville Saint-Agne, ditions Ers, coll. Point Hors Ligne, 1998, p.29. 2 Ren ZAZZO, Ç Jumeaux È, Encyclopedia Universalis, version lectronique. 3 Paul-Laurent ASSOUN, Le Regard et la voix. Leons de psychanalyse, Paris, Anthropos, 2001p.158.
367
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
attractive de la voix quÕUlysse et ses compagnons ont d affronter. Raphal rejoint ses sÏurs mythologiques qui sont, selon Paul-Laurent Assoun : la jouissance par la voix ce que Mduse est la jouissance par le regard. De mme que la Mduse fascine et tue par le regard (hyptonique), les Sirnes mdusent par la voix. Ce que lÕune ralise par la terreur, les autres lÕobtiennent pas le Ç charme È.1
Raphal cependant, selon lÕconomie interne des tripls, destine la jouissance vocale ses frres ou, selon une logique extrme de lÕenfermement, la retourne en une vise onaniste. Tel Pygmalion, sduit par lÕobjet de sa propre cration, il Ç devint amoureux de son Ïuvre È. Sa passion dclare pour sa propre voix le capte tout entier dans un mirage dont il ne peut plus ds lors sÕabstraire. LÕoreille tendue vers la sonorit clatante de cette partie de lui-mme quÕil nÕa de cesse de vouloir perfectionner, il nÕaime plus que lÕcho idalis de son souffle : Il ne sÕunit jamais quÕ sa seule voix qui lui tait plus que sa vie et son unique amour, et cette voix-amante fit de lui lÕun des plus extraordinaires hautes-contre qui se ft jamais trouv. (LN, 258)
Il nÕest pas anodin de noter que son registre de contre-tnor lÕinscrit dans la ligne dei castrati, qui furent mutils afin de conserver un organe la tessiture aux frontires du soprano et de lÕalto et aux limites de la diffrence sexuelle, qui permettrait dÕatteindre, prtention perverse, Ç la jouissance hors-sexe È2. Le corps de Raphal voque tout autant la rupture avec lÕhritage du pre qui transporte, bondissant dans son ombre, le sourire de sa grand-mre ; que la mmoire de son arrire grand-pre, disparu dans la transparence. Dans son corps Ç si transparent quÕil ne projetait jamais dÕombre È (LN, 206) lÕpaisseur symbolique ne peut advenir, car celle-ci ne peut exister que si elle se double de ce qui nÕest pas reprsentable. LÕutilisation de sa voix, au service de sa propre mise en valeur, engendre un monde o la coexistence de deux champs visuels ne sÕapprhende plus. La scission est si grande entre les tripls et la tribu Mauperthuis quÕelle ne permet aucune vocation dans la mmoire familiale, la rvocation de leur existence plombe le souvenir du poids du dni : On ne parla plus jamais dÕeux, leurs noms furent arrachs la mmoire familiale, leur souvenir jet aux cendres. Ils furent pour toujours exils dans le nant assign aux rprouvs. Quant leur frre Raphal, on perdit galement trace de lui. (LN, 326)
1 2
Ibid., p.78. Ibid., p.159.
368
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
I-3.B La chair de la sÏur Parfois le couple fraternel se prsente comme un systme dont un des lments ne peut vivre quÕau dtriment de lÕautre considr comme tant possder. Les frres organisent alors avec leur sÏur un rapport trs particulier qui se fige dans un attachement dont les liens se nouent, puis se resserrent, autour de la premire fille familire avec laquelle ils peuvent, dans le champ de lÕintimit, exprimenter les formes et lÕexpression du dsir ainsi que de la relation duelle. LÕhistorien Alain Corbin1 voit dans le sentiment fraternel une forme majeure de lÕchange affectif, premire forme du rapport lÕautre sexe et il repre quÕau XIXe sicle, dans les familles bourgeoises, la sÏur reprsente Ç la cire molle et ductile qui autorise le pygmalionisme du frre, le faonnage tranquille du double È2. En cette relation, poursuit lÕhistorien, le garon Ç se fait les dents, lÕoccasion lui est tt donne de dessiner une jeune fille de ses rves et de se prparer ainsi une conjugalit future. È3. Cette perspective, peu reluisante, est au cÏur de la relation que Charlam entretient avec sa sÏur dith : il Ç avait de bonne heure outrepass son statut de grand-frre en exerant son gard une autorit paternelle, et cela plus rigoureusement que ne lÕavait fait leur pre È (In, 111). Souffrant dÕune incapacit regarder sa sÏur, Charlam ne se soucie aucunement de lÕexpression dÕune quelconque volont de cette dernire qui nÕest pas objet dÕattention pour elle-mme, en tant quÕellemme sujet dsirant. La dimension orale est prcocement lÕÏuvre pour grignoter la sÏur dont la croissance se voit ainsi freine : sur Ç des photos de groupe, on voit souvent dith, la tante pousse comme un surgeon tardif lÕombre de son frre È (In, 126). Cette avidit se dporte plus tard auprs de lÕpouse pour sÕy dployer et ainsi, au fil des ans, Andre perdra son nergie vitale passant de Ç petite fille enjoue, jeune fille radieuse È un tre qui Ç sÕest lentement affadie, racornie ; croire que lÕun a grignot lÕautre avec un zle de termite. È (In, 126). Tel lÕorganisme parasite sÕaccroche son hte pour puiser en lui des ressources manquantes afin de vivre ses dpens, le frre trouve en la sÏur ce qui constitue un moi auxiliaire. Cette stratgie permet Charlam, enfant et adolescent sans Ç aucun relief È qui Ç paraissait banal, voire insipide È, de se forger, au fil des annes, Ç une prestance È (In, 126), en profitant Ç du
1
Alain CORBIN, Ç La relation intime ou les plaisirs de lÕchange È, Histoire de la vie prive, Philippe ARIéS et Georges DUBY (dir.), (1987) Paris, Seuil, coll. Point histoire, t. IV, 1999. 2 Alain CORBIN, Ç La Relation intime ou les plaisirs de lÕchange È, Histoire de la vie prive, op. cit., p.475. 3 Ibid.
369
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
moi dÕautrui È et en vivant Ç sur lÕorganisme È1 de sa femme. Celle-ci disparatra, diaphane, sans reprendre consistance, alors que sa sÏur retournera cette possession cannibalique en une pulsion castratrice lÕgard des cordes vocales de ses chiens. Sylvie Germain nous offre une lecture particulire de cette pulsion dÕemprise lÕÏuvre ds lÕenfance chez Jean-Baptiste et compulsivement agie par son frre Charles-Victor. Jean-Baptiste, dit Petit-Tambour, vit au sein de la ligne des Pniel une situation incongrue, il nÕa pas de jumeau. Fils unique, il grandit dans la nostalgie de la sÏur manquante et reste fascin par le mystre de Ç lÕamour profond qui liait Tsipele et Chlomo È (LN, 312). Ce couple Ç frre et sÏur, unis absolument, dans un amour fou auquel lui nÕavait nulle part, et pas mme accs È (LN, 311), semble offrir une possibilit de dsirs quÕil ne peut accomplir seul. Pour celui sur qui repose lÕesprance de la paix mondiale retrouve,
la
fratrie
dcondensation,
une
rend
possible
diffraction
ce et
que une
Ren
Kas
rpartition
nomme de[s]
Ç une charges
2
dÕinvestissement È parentales. La recherche absolue de cet autre, Jean-Baptiste va lÕattendre, voire lÕexiger : ce Ç quÕil voulait, cÕtait une petite sÏur. Cette petite sÏur il se lÕimaginait sous les traits de sa mre, miniaturiss autant que magnifis. È (LN, 312). La rsolution de la solitude passerait par la sÏur avec laquelle Petit-Tambour recrerait la dyade initiale jamais disparue. Le travail de deuil sÕlaborerait ainsi par un nouvel investissement qui ne se dploierait pas sur lÕextrieur mais se tournerait sur un objet familial le plus proche de la mre, la sÏur, qui serait la plus mme de procurer une compltude jamais interrompue puisque cette petite sÏur Ç serait lui, rien quÕ lui, toute lui. È (LN, 325). Dans lÕurgence de son fantasme, Petit-Tambour vince le pre comme partenaire potentiel de sa mre et exprime, sans censure, un puissant dsir dÕavoir un enfant dÕelle : il Ç nÕeut bientt de cesse de harceler sa mre de son dsir, "maman, suppliait-il avec une sorte de violence trangement douce et lancinante qui tonnait la mre, je veux une petite sÏur" È (LN, 312). La croyance en la toute-puissance de la pense qui confre lÕillusion quÕil est pour quelque chose dans la grossesse de sa mre, Ç elle portait pour ses noces lÕenfant que son fils avait tant dsir È (LN, 312), et qui le persuade que lÕenfant natre est Ç dj sien, et sÏur È (LN, 312), est de courte dure. Le principe de ralit, qui se prsente sous la forme dÕun frre, tt fait de rattraper lÕÎdipe en herbe. Nanmoins, son projet se ralisera par lÕentremise de ce frre qui deviendra lÕagent de son excution avec une force dcuple.
1
Cloptre ATHANASSIOU-POPESCO, Reprsentation et miroir : essai psychanalytique sur la naissance de la reprsentation et son rapport avec lÕimage observe dans le miroir, Paris, Ed. Popesco, 2006, p.81. 2 Ren KAèS, Le Complexe fraternel, op. cit., p.145.
370
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ë la mort de Petit-Tambour, Charles-Victor reprend le fantasme dÕemprise de ce dernier et russit l o son an avait chou. La sÏur tant dsire advient, permettant la mise en acte de sa possession par procuration. Alors que les parents sont engloutis par le deuil de Petit-Tambour, Charles-Victor est livr une toute-puissance non canalise par une prsence adulte. Ë lÕinstar de La Sylphide cre par Chateaubriand qui est, selon la description de Jean-Jacques Berchet, Ç un objet narcissique exemplaire, image mouvante, polymorphe È1, Baladine devient le bien de son frre, Ç crateur solitaire qui anime le produit de ses rves ; comme Pygmalion, il est pris de sa propre cration. Il cherche bien raliser ce dsir du mme, qui gale Dieu [É] È2. Ce que Charles-Victor ignore cÕest que lÕemprise, ncessairement Ç dsorganisatrice, dsordonne, voire destructrice et dangereuse È3, est une tentative dsespre pour le soutenir dans la remise en chantier de son identit dvaste quÕil externalise sur la personne de la sÏur, perue comme une part non spare de lui-mme. CÕtait Ç comme si lui mme venait dÕtre remis au monde. Il voulait lÕenfant pour lui, pour lui tout seul. [É] Et ce fut lui qui lui choisit son prnom [É] È (NA, 90). Ce faisant, lÕenfant poursuit le trouble gnrationnel familial en brouillant jusquÕau systme des noms. La prohibition de lÕinceste que nous avons voque dans la partie prcdente vise donner une place dans les gnrations et un nom dans la filiation. Or, en prnommant sa sÏur, Charles-Victor se substitue ses parents. Il ordonne selon son propre systme, qui est celui de son unique dsir, les noms lÕintrieur de sa famille et assigne une place sa sÏur en se proposant comme unique rfrence symbolique et seul repre temporel. En se propulsant sur le devant de la scne familiale comme unique acteur, le frre fait natre sa sÏur de ses Ïuvres, Ç en imposant ainsi sa petite sÏur le prnom de son choix il la liait lui dÕun lien sacr, secret, et tout puissant. È (NA, 90). Le prnom de Baladine concentre en lui la multiplicit des sens qui lÕattache, non lÕhumanit, mais son frre qui la fait exister dans et par son langage. En sÕappropriant et en structurant son monde et son tre selon sa volont, NuitdÕAmbre fait de sa sÏur sa cration. Lorsque les enfants se retrouvent orphelins, Charles-Victor : devint simplement fou de sa petite sÏur. [É] Baladine tait tout pour lui. Il fit en sorte de devenir tout pour elle. [É] Et il sut lÕoccuper cette place laisse vacante, sÕy fonder un empire. De cet empire il sÕacharna dÕailleurs loigner tout autre, car son amour tait jaloux. (NA, 91)
1 Jean-Jacques BERCHET, Ç Le Frre dÕAmlie ou la part du diable È, ros Philadelphe, frre et sÏur, passion secrte, op. cit., p.128. 2 Ibid. p.128. 3 Alain FERRANT, Pulsion et liens dÕemprise, Paris, Dunod, 2001, p.145.
371
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Allant lÕencontre du Dcalogue qui fait commandement Ç dÕhonorer ses parents È1, il lÕexhorte oublier Ç en premier le nom du pre et celui de la mre car ces deux-l ils sont des moins que rien [É] È (NA, 118). Nuit-dÕAmbre se centre sur lÕobjet quÕil veut saisir et se dresse entre le monde et sa sÏur avec jubilation. LÕagressivit fratricide originaire sÕinfiltre sous les plis de la panoplie du frre protecteur et des sentiments tendres qui cachent une sauvage jalousie. Sous couvert dÕattention se dissimule la virulence du mobile incestueux qui les maintient tous deux hors du monde, attachs lÕun lÕautre, dans une origine exclue de Terre-Noire. Il se dsigne le matre de toute chose, le Ç langage, les mots, les sons, ce serait lui, et lui seul, qui les lui enseignerait,- sa faon. È (NA, 92). Par le biais de rcits dÕenfance reconstruit pour Baladine avec les dbris de lÕhistoire familiale, ce nÕest plus le conte, par de toutes les sductions du merveilleux et de lÕinsolite, qui se glisse dans le quotidien de lÕenfant. Les histoires inquitantes racontes par Charles-Victor ne sont pas soumises aux rgles qui permettent au chambardement de la fiction de rester suffisamment rassurant pour pouvoir rver en paix les ombres venues. Le pourvoyeur de contes glisse dans ses rcits trop dÕlments puiss dans la tragdie familiale pour que sa fantaisie soit apprcie. Baladine qui, comme tout enfant a besoin de vivre dans un univers ordonn qui la scurise, ne peut faire face lÕirruption des fantmes qui se glissent, sans filtre, dans le rcit du frre, particulirement sensible lÕchec du processus secondaire de la sublimation. Il lui raconte : sans jamais se lasser lÕhistoire du Putois bleu de frre an, il prtendait quÕil tait devenu un gant aux yeux de fer, un ogre la bouche violette et au ventre gigantesque, horriblement affam. [É] CÕest pourquoi tu dois rester avec moi, toujours rien quÕavec moi, sinon il te mangera toi aussi. [É] Tous, ils veulent te prendre et te manger. (NA, 98)
La crainte nÕest-elle pas que les contes pour enfants deviennent vrais ? Autant les loups peuvent tre dompts, autant les rcits de Vitalie, nourris de temptes avaleuses dÕanctres, auxquels sÕajoutent ceux de Charles-Victor infests du spectre du frre, alimentent lÕeffroi enfantin. Ce ple-mle narratif, qui ne respecte pas plus la forme du rcit que ses diffrentes tapes, efface la frontire entre les mondes de lÕimaginaire et de la ralit rendant lÕeffraction dÕautant plus inquitante. La peur fendille peu peu tous les aspects de la ralit et le frre le plus inquitant nÕest pas toujours celui que lÕon croit : Elle avait peur de tout, - du vent, des arbres, du grand Putois de frre mort aux dents dÕogre, mais plus encore de son frre Nuit-dÕAmbre qui la serrait dans ses bras si fort contre lui, et lÕembrassait dans les cheveux, la nuque. (NA, 99)
1
Livre de lÕExode, 20, 14 ; Livre du Deutronome 5, 11.
372
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Le frre nÕest plus celui qui console et rconforte la sÏur, comme ses aeux ont pu le faire, il est celui qui fiche la terreur dans son esprit, rendant les disparus particulirement envahissants et lÕenvironnement pourvoyeurs dÕabandons et dÕanantissements futurs. La dcouverte de lÕespace passe par le frre qui guide, contrle, loigne, prvient, rduisant nant lÕexprimentation de la petite fille qui, trbuchante et incertaine, se fraie un chemin petits pas Ç travers ces cases du savoir dessines par son frre È (NA, 119). De cet univers dÕo ne sourd aucune voix trangre, lÕappropriation du langage est bouleverse par le chant qui sÕoffre dans le renouvellement de la diction et dÕune articulation qui se module avec les notes. La musique ouvre les frontires dÕun territoire inconnu encore inexplor par le frre, la modulation du chant ne se soumet plus sa dtermination mais lÕarticulation du langage musical qui lui chappe. Baladine donne ainsi son propre relief expressif au texte musical, o lÕintime de sa sensibilit peut se nicher dans lÕesthtique de la voix. Charles-Victor consent tre Ç mis en arrt et en alerte par lÕimprvu, pourvu que cet imprvu soit grandeur et beaut. [É] È (NA, 119). Dans ce monde dÕune extrme violence, le personnage de la sÏur est sauvegarder comme le lieu de puret, aussi la musique, qui loigne pourtant la sÏur de son frre, est-elle accepte car elle se livre en partenaire abstrait, Ç pas de visage, nul corps È (NA, 119), asexu.
La primaut de la zone buccale comme zone rogne ou source corporelle pulsionnelle est lÕÏuvre dans le dsir amoureux qui sollicite cette phase dÕorganisation libidinale qui ouvre chez Maxence Ç une faim cannibale [É] È (HC, 71). Quant au grand-pre dÕAurlien, une Ç force de la nature È, il dploie la puissance de son apptit dans lÕimage apprivoise dÕun ogre amoureux, Ç dou dÕun formidable apptit pour tout, pour la vie, et sa femme [É]È (HC, 14). En revanche, avec LÕEnfant Mduse la dvoration se manifeste par la ralisation de lÕinceste. Ce cannibalisme latent, qui oublie que la chair de la sÏur nÕest pas comestible, sÕinscrit dans un double fantasme primitif : dvorer et tre dvor. Sous sa pression mortifre, lÕimaginaire et les fantasmes enfantins se retournent tel un gant, et de la gourmandise, toute imprgne de dsir enfantin pour la saveur de la vie, surgit lÕombre qui engloutit. Ainsi Anne-Lise, surnomme lÕcureuil Ç car elle avait tout de cet animal, - la rousseur, la grce et la vivacit. Et elle tait doue dÕune formidable gourmandise È (EM, 60), sera dvore par lÕOgre. Jol Clerget indique ce propos : on ne mange pas un enfant pour le plaisir de sa chair : quÕon le dvore des yeux, lÕavale dans sa bouche ou lÕengouffre dans les abysses du sexe. Un bb
373
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
nÕest pas comestible. [É] lÕinceste, cÕest quand la chair, toute crue, se prend pour la parole. Abusivement.1
Or parfois, dans les familles, il sÕagit de savoir qui sera mang et par qui. Comme nous lÕapprend la charmante chanson pour enfants Ç Le petit navire È2 le jeu de hasard de la courte paille tombe bien souvent sur le plus jeune. Philippe Bessoles rappelle que la chanson Ç ne dit pas si cÕest bien de vivres alimentaires dont il sÕagit, toujours est-il que le corps du moussaillon repat lÕquipage. È3. Personnage des contes ou des mythes, lÕogre rappelle les Gants et les Titans, il Ç symbolise la force aveugle et dvoratrice [qui] a besoin de sa ration quotidienne de chair humaine frache È4. LorsquÕil reste couch sur les pages des livres pour enfants, il avale en prservant lÕobjet Ç dans sa totalit et son intgrit, transport de la ralit extrieure lÕintrieur du ventre, il change simplement de lieu È5. Car, dans les histoires enfantines, prcise Franoise Couchard, Ç lÕogre et lÕogresse avalent sans dtriorer, sans faire mal ni blesser et cette oralit de bon aloi permet toujours la rgurgitation par une toux ou une djection anale È6. En revanche, lorsque lÕtre Ç par dÕune lgende qui en impose beaucoup la petite si prise de fables È (EM, 41) ne se tient pas dans le rcit et sort pour investir le champ du rel alors, lÕangoisse originelle dÕtre mordu et mis en morceaux envahit lÕespace mental et tue tout imaginaire : Ç son hros nÕtait quÕun voleur de rves [É] Le grand frre nÕtait quÕun ogre qui se rassasiait de la tendre chair des petites filles. È (EM, 99). Les contes fournissent lÕenfant un univers aisment dchiffrable parce que fond sur des oppositions trs marques entre petits et grands, riches et pauvres, bons et mchants, et sur des valeurs positives qui se trouvent par dfinition du ct du hros. Avec Ferdinand, le schma narratif habituel des contes qui doit fournir lÕenfant, ce quÕric Berne appelle un Ç scnario de gagneur È7, ne fonctionne pas. Lucie nÕaffronte pas lÕpreuve de lÕogre pour la dpasser, elle subit lÕpreuve de la dvoration et de lÕanantissement par un frre qui nÕest plus ni roi, ni ange, mais est un monstre tel que Goya reprsente le gant Chronos. Dans son essai sur Etty Hillesum, Sylvie Germain cite Simone Veil (EH, 23) pour laquelle : 1
Jol CLERGET, op. cit., p. 92. Ç Au bout de cinq six semaines / Les vivres vin Ð vin Ð vinrent manquer / On tira zÕ la courte paille (bis)/ Pour savoir, qui, qui, qui serait mang / [É] Et commÕ cÕtait le capitaine, / Le mousseÐ se-se mit pleurer, / Puis il dit : Ôa me fendrait lÕme, (bis) / JÕaime mieux mieux mieux le remplacer È, Chansons populaires. Album chansons, pinal, Imagerie Pellerin, coll. Srie bleue, 1978, ouvrage non pagin. 3 Philippe BESSOLES, Le Meurtre du fminin. Clinique du viol, Lecques, Thtte ditions, 1997,2me dition 2000, p.60. 4 Jean CHEVALIER, Alain GHEERBRANT Alain (1969), Ç Ogre È, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 693. 5 Franoise COUCHARD (1991), Emprise et violence maternelles, Paris, Dunod, coll. Psychismes, 2003, p.39. 6 Ibid. 7 ric BERNE, Des jeux et des hommes, Paris, Stock, 1975. 2
374
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
La grande douleur de la vie humaine, cÕest que regarder et manger soient deux oprations diffrentes. [É] Peut-tre les vices, les dpravations et les crimes sontils presque toujours ou mme toujours dans leur essence des tentatives pour manger la beaut, manger ce quÕil faut seulement regarder.1
Ainsi en est-il de Ferdinand qui, incapable de contrler ses pulsions orales et tiraill par une exigeante fringale Ç dÕun frle corps dÕenfant È (EM, 86), en frre paresseux mais organis, restreint son champ dÕinvestigation au domicile familial. Pour assouvir une faim, dÕaucun ouvrirait la porte du rfrigrateur, Ferdinand change simplement de pice et se sert dÕune sÏur sur canap. Sacrifie pour nourrir lÕOgre, sorte de dit dvoratrice qui nÕen finit pas de rclamer son d, Lucie est conue comme un vritable garde-manger disposition du frre qui Ç consomme È (EM, 86) Ç la dlicieuse douceur de lÕenfance selon ses envies. Ce corps, lui tait soumis, il tait sien, et dlectable È (EM, 176). Valeur unique usage sexuel, Ferdinand prend le corps et lÕesprit de sa sÏur dfaut dÕavoir pu vivre et jouir de son propre corps dÕenfant. LÕogre se double du loup, face sombre de Lou-F, Ferdinand en adopte la dmarche, Ç ses pas de loup sont trbuchants È (EM, 104) et manie la rhtorique du conte du Petit Chaperon Rouge Ç Grand-mre, comme vous avez de grands yeuxÉ / CÕest pour mieux te voir, mon enfant ! [É] / Grand-mre, comme vous avez de grandes dentsÉ / CÕest pour mieux te manger, mon enfant ! È2. Cet animal, qui reprsente la nuit dans les mythologies orientales, engloutit le Chaperon rouge3, comme lÕclipse de lÕincipit laissait prsager la dimension rvolutionnaire de ce qui se prparait au sein de lÕunivers de Lucie : Ç Le loup cleste dvore la lumire. Et les petits enfants aussi prennent peur, certains mme se mettent pleurer. È (EM, 16). Ce phnomne astronomique, qui plonge totalement ou partiellement le corps clips dans lÕombre projete par un autre corps, apparat comme signe de la disparition de la lumire du monde de lÕenfance qui entre dans les tnbres. La lune qui Ç monte lÕassaut du soleil È (EM, 15) devient mtaphore de lÕattaque incestueuse du frre au corps envahi de dsir Ç plein dÕexcs, ivre dÕoubli et dÕobscures jouissances È (EM, 76). Telle une menace, lÕinscription temporelle se suspend Ç Ce nÕest pas le jour, ce nÕest pas la nuit. CÕest un temps tout autre È (EM, 16).
1
Simone VEIL, Attente de Dieu (1942), Paris, d. La Colombe, 1950, p.169. Charles PERRAULT (1697), Ç Le Petit Chaperon Rouge È, Contes, Paris, Garnier Flammarion, 1991. 3 Robert LAFFONT, Valentino BOMPIANI, (1960), Ç Chaperon rouge È, Dictionnaire des personnages, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2003, p.213. 2
375
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
I-3-C La dvastation incestueuse en son criant silence Par rfrence la notion du chiasme dvelopp par Ferenczi1, le passage lÕacte incestueux fait effraction dans lÕme enfantine, mais cÕest lÕinfantile qui opre dans les coulisses de la conduite perverse de Ferdinand. Passant les annes comme la luminosit des toiles, la beaut et lÕclat de lÕamour perdu de la mre Ç rayonnent travers Ferdinand È (EM, 41). Le corps du Ç petit Roi Soleil È (EM, 77) sÕabat sur Lucie et teint lÕclat de ses rayons, avant quÕune nouvelle rvolution cleste obscurcisse pour toujours le faible clat dÕun astre usurp. Ce qui fait effraction dans lÕunivers de la petite Lucie est inassimilable : Elle nÕavait rien compris. LÕhomme qui venait dÕapparatre en pleine nuit dans sa chambre portait bien le visage de son frre, mais ce corps lui tait inconnu. Un corps la fois trs beau, et monstrueux. A quel animal avait-il donc vol ce membre trange qui lui saillait en bas du ventre ? (EM, 106)
LÕimmaturit psycho-affective due son jeune ge place Lucie dans lÕincapacit de comprendre la mtamorphose de son frre. Aussi, puise-t-elle dans son univers familier pour reprsenter cette irruption qui impose une inquitante diffrence avec sa perception habituelle du rel. Le frre devient monstre par un jeu de type combinatoire qui associe des lments disparates en une greffe sauvage et obscure qui veille des peurs trs primitives. Christian Morzewski emprunte la langue du Moyen-ge le mot de bestournement de lÕenfance pour commenter le roman LÕEnfant Mduse, Ç [É] de ce verbe bestorner, bestourner, qui dsignait lÕaction de corrompre, dÕaltrer, dÕestropier, de contrefaire, de dtruire mais surtout de " mettre lÕenvers " [É] È2. Celle qui apparaissait les yeux levs au ciel pour en dnicher les beauts contenues, le Ç regard droit, et brillant de gaiet È (EM, 26), se retrouve le Ç regard [É] clou au sol, enfoui dans la boue. Son imagination rampait dornavant ras de terre. È (EM, 123). Ce qui tait remarquable chez lÕenfant choit, renvers en bris pars. Ferdinand fait passer pour la vrit du dsir une chose interdite, il introduit la dfiance la loi et la mfiance dans les choses du dsir. Ç LÕogre tait un sorcier qui retournait toute chose en son contraire et transformait le familier en angoissante tranget. [É] parfois [Éil] tente [É] de la sduire et de lÕapprivoiser. Il feint alors la douceur et la complicit È (EM, 101) ou utilise la Ç menace, et cÕest par cela quÕil la tient. È (EM, 103). Ce passage indique le principe mme de la perversion qui sÕexprime, malgr les prophties du Grand Prophte Isae
1
Sandor FERENCZI, Ç Confusion de langue entre les adultes et lÕenfant È (1933), Psychanalyse 4, Îuvres compltes 1927-1933, Paris, Payot, 1982 2 Christian MORZEWSKI, Ç LÕEnfant Mduse ou lÕenfance bestourne È, Cahiers Robinson, n¡20, 2006, p. 144.
376
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ç Malheur ceux qui appellent le mal, / bien, et le bien, mal, qui changent les / tnbres en lumires, et la lumire en / tnbres, qui changent lÕamer en doux et le / doux en amer È1. LÕordonnancement pass o Ç chacun tait sa place et tenait le langage qui tait le sien È (EM, 118) nÕa plus cours. Dans un monde o la parole est dnue de valeur signifiante, o lÕordre symbolique est bafou, la discordance rgne, le discours des proches est tour tour qualifi par Lucie de Ç bourdonnement È,
Ç mutisme È
Ç caquetage È,
Ç charabia È
É
tous
a-
signifiants. Pour Lucie qui Ç possdait son propre monde et son propre langage È (EM, 118), dornavant crit Christian Morzewski, ce Ç ne sont plus des paroles de miel et de rose qui couleront de la bouche de lÕenfant souille, mais lÕordure et la fange des mots adultes, le sabir dÕune possde, qui nÕest autre que lÕexpression dfensive dÕune psych blesse. È2. LÕabus finit jusquÕ corrompre le regard port sur les adultes qui voluent dsormais dans un univers hyper sexualis, Ç elle nÕprouvait plus soudain que mfiance et malaise lÕgard des adultes. CÕest quÕelle connaissait dsormais leurs vrais corps, elle savait ce quÕils faisaient la nuit dans leurs chambres closes. Elle comprenait les sousentendus È de ceux qui mettent en place des protections illusoires pour Ç ne pas parler de a È (EM, 119). Avec lÕinceste crit Denis Vasse, Ç la loi du langage devient drisoire. CÕest un loup. Une bouche dvorante È3. Les actes de Ferdinand sÕinscrivent dans le non-dit et le mutisme, tant Ç lÕinceste, le silence et la mort ont partie lie È4. Paradoxalement alors que lÕinceste nÕaime pas les discours, Sylvie Germain se saisit du langage pour dcrire le mutisme sculaire agissant autour de la transgression dÕun tabou qui est prsent comme un des mythes fondateurs dÕune socit en des temps o des acteurs dÕorigine divine et incestueuse sÕoctroyaient des droits de pouvoir et de jouissance. La romancire dploie
un
des
fondamentaux
de
la
situation
incestueuse
qui
est
la
problmatique du silence qui se dcompose en diverses tonalits que rappelle Yves-Hiram L. Haesevoets : silence de lÕenfant traumatis et contraint ; silence de lÕagresseur en marge de la parole structurante ; silence du tiers horrifi ou complice ; silence sur ce que personne ne veut entendre.5
Le secret, quÕil faut garder en limitant les changes et les recours, enferme Lucie en une bien triste ritournelle : Ç Son secret, - une obscure alchimie qui
1
Livre du prophte Isae, v, 30. Christian MORZEWSKI, Ç LÕEnfant Mduse ou lÕenfance bestourne È, Cahier Robinson, n¡20, 2006, p. 148. 3 Denis VASSE, Inceste et jalousie, op. cit., p.81. 4 Yves-Hiram L. HAESEVOETS, LÕEnfant victime dÕinceste, Bruxelles, ditions De Boeck Universit, 2003, p.5. 5 Ibid. 2
377
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
soudain a transform lÕenfant enjoue quÕelle tait È (EM, 91), Ç Ce secret lui ronge la chair du dedans È (EM, 92), Ç Son secret, - une Ïuvre au noir accomplie dans sa chair È (EM, 98), Ç son secret, - un sceau invisible le maintient enfoui, billonn. È (EM, 102). Alors que Lucie est suspendue un silence qui tue le langage et le geste de vie, le secret est lÕunique et malheureuse possession qui billonne et favorise la prennisation de la situation. Solide comme les murs dÕune prison, il enferme le corps bafou dans sa fonction dÕchange, bloque les mots, touffe les plaintes et anantit le refus. LÕogre, en lui volant sa voix, prolonge quotidiennement la jouissance ressentie lors de lÕtranglement de la petite Anne-Lise alors que sa Ç gorge sÕemplissait de silence. È (EM, 179). Musele, Lucie est lÕotage de sa propre famille car le monstre dont il faut se mfier Ç est dj l, et il ne sort dÕaucun film. Il est de la famille È (EM, 102) et la mre qui devrait apporter la protection Ç est en mme temps celle du loup et celle de la chvre È (EM, 98). Lucie, par le silence impos, dtient un pouvoir contradictoire et coupable, duquel dpend sa propre survie ou la destruction de sa famille. Le silence impos est un faux choix, une injonction paradoxale, qui place Lucie devant le dilemme de perdre ses seuls objets dÕattachements et dÕtre ainsi expose lÕextrieur, Ç Lucie est rduite au silence, et mme se faire la complice de son perscuteur È (EM, 103). LÕattente dÕune parole, lÕirruption dÕun tmoin, dÕun regard extrieur non complice, sont autant de points dÕappui qui permettraient de se dgager de lÕemprise. Or, les lancinants appels lÕaide, Ç la piti, quÕelle avait lancs en silence, et en vain. Nul nÕavait su apercevoir ses signaux de dtresse, nul nÕtait parvenu deviner son secret. È (EM, 126).
LÕexprience dsorganisante trouve sÕexprimer sur le corps de Lucie qui, dvor par la contamination, se mtamorphose. De son enfance vanouie, il ne reste quÕun regard qui sÕagrandit alors que le corps fond, laissant poindre les os et dfiant la fminit de sÕy loger et le dsir de sÕy accrocher. La souffrance se donne voir celui qui chausse les bonnes lunettes. Telle la belle princesse sÕaffuble dÕune peau dÕne1 pour chapper lÕamour incestueux de son pre, Lucie se couvre de taches Ç de la tte aux pieds È (EM, 102) et souhaite Ç revtir la peau gluante et boursoufle de verrues des crapauds des marais pour pouvoir horrifier le frre È (EM, 100). Car si les princes embrassent les grenouilles, coup sr les Ç ogres ne croquent pas les crapauds È (EM, 100). Faute dÕlaboration mentale, le vcu de souillure sÕinscrit sur le corps de faon permanente et fait ressentir un sentiment de pourriture, tenace et indcrottable 1
Charles PERRAULT, Ç Peau dÕåne È, Contes, Paris, Garnier Flammarion, 1991.
378
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ç elle a pris sa propre chair en horreur È (EM, 99). LÕexacerbation de la propret vise arracher la noirceur de lÕacte, Ç si elle lÕavait pu, Lucie se serait lave lÕeau de Javel, se serait dcape la paille de fer, frotte au soufre et lÕther, afin de dgoter ce frre au nez dÕogre È (EM, 100).
Les mots se dissolvent
dans le corps corps qui laisse dans son sillage lÕeffroi Ç lÕodeur nauseuse È (EM, 90) dont lÕempreinte indlbile envahit lÕespace. Elle accroche le souvenir au sens archaque de lÕodorat qui ne peut faire sens. Il reste une trace insaisissable, fugace mais dÕune grande violence, Lucie garde son frre dans le nez, localisation qui rend vaine toute tentative dÕlaboration : Ç tout ce qui lui rappelle lÕodeur du corps de son perscuteur, tout ce qui voque ce corps et les scrtions de ce corps, lui fait un effet immdiat de violente rpulsion È (EM, 93). LÕabsence de la dpouille du pre transforme le fils en mausole vivant qui bascule de tout son poids, Ç un corps pesant et touffant comme une pierre tombale È (EM, 90), sur celui de la fillette, Comment survivre la chute dÕun tel lment qui crase jusquÕ sÕinscrire, profondment, durablement dans le corps, jusquÕ devenir pierre angulaire de la vie de Lucie ? La figure de lÕhermaphrodite est ici propose dans la version mortifre dÕune gographie corporelle aux repres gomms, comme si lÕodeur et le corps de lÕun imprgnaient lÕodeur et le corps de lÕautre, au point quÕil ne soit plus possible de distinguer les contours de son tre, de diffrencier le vivant du mort, le frre de la sÏur. Arielle Caisne le formule ainsi dans son livre de tmoignage : Ç Je ne sais plus, malgr les annes, o finit sa peau, o commence la mienne. Je suis deux. È1. Au Ç Je nÕai pas faim, je ne parviens pas ce soir digrer ma vie È, de lÕAntigone de Marguerite Yourcenar2, pourrait rpondre un Ç je nÕai plus faim È de Lucie qui Ç a perdu lÕapptit, elle a pris la nourriture en dgot. È (EM, 93). Le vcu cannibalique se retourne et se revit au quotidien dans des conduites alimentaires perverties. LÕaprs-coup dÕavoir t dvore se met lÕÏuvre dans le dsordre de lÕalimentation. Lucie te la nourriture tout ce qui est susceptible de la relier du vivant en ne se nourrissant que Ç de lgumes et de fruits, et de pain È. Philippe Bessoles lit dans ces troubles alimentaires qui font suite un viol Ç plus quÕune identification lÕagresseur, une identification lÕagression elle-mme È3. LÕunique perspective dploye par Lucie est de Ç devenir maigre jusquÕ se rendre insaisissable, invisible, afin de dcourager le dsir du loup, de couper le dsir insatiable de lÕOgre È (EM, 94) et ne plus tre gote telle une denre toujours disponible et ainsi chapper toute tentation comestible par lÕexposition
1
Arielle CAISNE, LÕOrtie, Paris, Fayard, 1991. Marguerite YOURCENAR, postface un texte de 1935 publi dans Feux, Paris, Gallimard, 1974, p.169. 3 Philippe BESSOLES, Le Meurtre du fminin. Clinique du viol, op. cit., p.59. 2
379
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dÕune maigreur, de creux et dÕangles, apte produire des bleus qui oserait sÕy frotter : Ç Un bleu dÕopprobre, l, en plein front, comme la tache de cendres la messe des Cendres, afin que tous puissent le voir, et comprendre enfin È (EM, 94).
Le raz de mare de lÕinceste fraternel met la dimension corporelle ainsi que la spatialit familire sans dessus-dessous, les repres habituels sont pervertis et les vagues du passage lÕacte laissent derrire elles un dsordre cataclysmique dsolant. LÕombre de lÕogre sÕtire sur les lieux de lÕenfance et rend leur exploration solitaire impossible, Ç Depuis le crime les enfants du bourg nÕont plus le droit de sÕen aller tout seuls se promener dans la campagne. È (EM, 61). Les stratgies de protection et les consignes des parents pour que lÕenfant ne soit jamais seul dehors ne peuvent quÕchouer, lÕOgre se niche dans les alcves de la maison. Alors quÕelle travaille sur les maisons dÕenfance dans lÕÏuvre dÕHenri Bosco, Leocadia Molina Leal prsente la chambre dÕenfant comme Ç lÕultime rduit de la rverie particulire lÕenfant. Elle se prsente dÕabord comme un berceau [É] È1. Dans Hors champ, Aurlien se rfugie dans sa chambre dÕenfant, lorsque son monde sÕeffondre elle reste lÕultime lieu o dposer son dsarroi : Ç Il dsencombre le lit des sacs, piles de revues et de vtements entasss dessus, et sÕallonge. Il est transi de froid, il sÕenveloppe dans le couvre-lit. Il sÕendort. È (HC, 141). Lieu des rves, des songes et des fantaisies, la chambre ouvre la connaissance et au passage du monde diurne aux profondeurs nocturnes. Dans LÕEnfant Mduse, le dmnagement de la Ç trs petite chambre enclave entre celle de son pre et celle de sa mre È (EM, 30) pour une nouvelle chambre correspond lÕmancipation de la tutelle parentale qui demande traverser le couloir pour accder lÕautre rive. Or ce passage symbolique du Ç recoin de son enfance È (EM, 30) la vastitude du nouvel espace dcouvrir, contient un risque accru. LÕpreuve de lÕmancipation devient Ç dfiguration de lÕenfance È (EM, 121). La fentre, qui ouvre du ct du levant sur le potager, nÕest pas lÕouverture sur le monde bucolique des sages plantations familiales, ni lÕaccs la connaissance, mais elle favorise lÕirruption de lÕogre dans le monde enfantin, lÕinsu des parents. LÕesprance de la Ç grande aventure È (EM, 30) se ngativise en isolement. Le rgime nocturne nÕest plus propice aux rves, mais favorise la concrtisation des cauchemars en des personnages issus du monde inconscient par lÕarrive du monstre. La chambre dÕenfant ne remplit pas sa fonction protectrice, lÕintrusion transforme
1
Leocadia MOLINA LEAL, Ç Maisons dÕenfance chez Henri Bosco È, Cahiers Robinson, Ç Henri Bosco : Rver lÕenfanceÉ È, Christian Morzewski (dir.), Arras, Universit dÕArtois, n¡4, 1998, p.91.
380
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lÕespace en une Ç trappe o on lÕavait jete en pture au loup, elle en avait ferm lÕaccs tout le monde. È (EM, 121). La chambre, pays de lÕenfance, espace intime, personnel et protg, devient un tombeau o lÕisolement nÕest pas celui du refuge mental mais Ç cabinet de magie noire, o tout se retournait en son contraire È (EM, 121). Les nigmes de la sexualit classiquement contenues dans la chambre des parents se dversent crment dans la chambre de Lucie, Ç il avait transform le divan en couche de dtresse È (EM, 121) sur laquelle se dversent les associations les plus mortifres. LÕinceste a effac dÕun coup toute lÕhistoire, il nÕy a plus dÕavant, plus dÕaprs, la vie de lÕenfant commence et sÕarrte avec le passage lÕacte de son frre. LÕatteinte de lÕenfance par incorporation condamne la sÏur la mort psychique, douleur ingurissable dÕune maladie la mort comme lÕcrit Sren Kierkegaard1, qui peut conduire lÕenfant au suicide, pour tuer cet autre en soi qui ne peut plus tre aim comme un prochain, comme un frre. La petite Irne Vassalle se pend prouvant Ç sans profrer un seul mot que lÕoutrage port un corps dÕenfant tait dÕemble une mise mort È (EM, 143). Le lien entre Lucie et son frre continue dans une sphre qui nÕest pas celle du rel ni du symbolique mais celle de lÕimaginaire. Mme en son absence le frre sort grandi de ses actes comme une ombre quand on sÕen loigne, reprenant en cela la mtaphore de la lumire et de lÕombre. Le bourreau est transform en Ogre et vient encombrer plus encore lÕenfant dans son advenir. La relation incestueuse, cependant, ne peut se rsumer une relation duelle dÕabsorption de Lucie comme objet du dsir du frre. Le frre et la sÏur sont indissociables de lÕenvironnement familial dont ils restent directement dpendants, lequel se cre et sÕalimente de la relation incestueuse : A ce meurtrier elle tait lie par le sang ; ils taient ns tous les deux de la mme mre. Tous deux avaient grossi, comme des ttards, dans les mmes eaux troubles, dans les mmes entrailles. Et elle lui tait lie aussi par un autre sang, - celle du vice. Le lien du sang qui la ligotait son frre tait en vrit multiple, plus volubile quÕun liseron et plus pineux quÕun chardon, brlant comme une brasse dÕorties, et noir. (EM, 136).
Intergnrationnelles, les relations incestueuses correspondent des modes particuliers dÕinteractions entre membres dÕune mme constellation familiale. La famille devient le vhicule de mythes transgnrationnels sur lesquels se greffent tant les pathologies individuelles que les troubles du lien. Ferdinand initialement objet de transactions abusives, est amen jouer des rles antinomiques
impliquant
une
distorsion
des
paramtres
temporels
1
Voir Aude-Marie LHOTE, La Notion de pardon chez Kierkegaard, ou Kierkegaard lecteur de lÕpitre aux Romains, Paris, Vrin, 1983.
381
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
gnrationnels la fois suspendus et acclrs. NÕayant pu se dgager des obstacles de lÕincestualit maternelle, les conditions de lÕinceste fraternel sont cres lÕintrieur mme de la famille pour que le fils affirme son appartenance la catgorie des vivants. En raison dÕune dficience de lÕenveloppe familiale, lÕinceste fraternel serait, selon Rosa Jaittin, Ç lÕexpression de la transformation de lÕaffect en son contraire, de lÕamour en haine, dplac du lien maternel au lien fraternel. CÕest une forme de destruction du lien qui peut tre quivalente la lutte fratricide des rcits bibliques et mythiques. È1
1
Rosa JAITTIN, Clinique de lÕinceste fraternel, op. cit., p.91.
382
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
II - LE DOUBLE ET LÕAUTRE EN CE MIROIR JÕai peur de toi, miroir, jÕai peur de ton eau morte O dort un lourd Pass sous un trouble avenir ; JÕai peur de lÕau-del que ton reflet mÕapporte ; JÕai peur de ma prsence et de ton souvenir. Franoise Renaud, Le Miroir
II-1 Le miroir rflchissant II-1.A Une inquitante tranget Le frre ou la sÏur peuvent tre considrs comme le non-Moi ou lÕtranger qui fait intrusion. Toutefois, ce frre ou cette sÏur peut galement, et contradictoirement, tre ce familier qui est le plus fidle reprsentant du Moi. Ç Le frre, alter ego, est en effet un reprsentant parfait du double È1, un mdiateur, un intermdiaire entre lÕimaginaire et le rel qui sert de passeur entre la relation narcissique et la relation dÕobjet. De ce fait, cette relation est souvent prilleuse et hsitante devant ce qui se rvle dans une relation spculaire basique. La confusion et la perplexit saisissent le sentiment dÕidentit qui risque de vaciller dans ce vertige de lÕalter. Dans son texte sur le phnomne de LÕInquitante tranget, Freud retrace brivement le parcours du Double travers les ges. Ë lÕorigine, le double assurerait la fonction de garantie contre la destruction du moi et de Ç dmenti nergique de la puissance de la mort È2. Une telle reprsentation, qui a pouss sur Ç le terrain de lÕamour illimit de soi È du narcissisme primaire de lÕenfant, volue, pour tre dpass, et aussitt modifi : Ç dÕassurance de survie quÕil tait, il devient lÕinquitant avant-coureur de la
1
Genevive BOURDELLON, Isabelle KAMIENIAK, Ç Argument È, Revue Franaise de Psychanalyse, Ç Frres et sÏurs È, op. cit., p.326. 2 Sigmund FREUD, Ç LÕInquitante tranget È (1919), LÕInquitante tranget et autres essais, traduit de lÕallemand par Bertrand FRON, Paris, Gallimard, Folio, 1985, p.237.
383
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
mort È1. Quand le double sÕcarte lgrement de son modle, un mouvement de bascule fait glisser le trs semblable au pas totalement reconnaissable, pour se parer de la figure angoissante de lÕUnheimlich. Le phnomne de lÕinquitante tranget est ainsi une autre composante du double fraternel, dont le surgissement questionne les notions dÕidentit et du mme, susceptible de se transformer en autre en une troublante mtamorphose. La relation et le lien avec une sÏur ou un frre contiennent cette possible confrontation existentielle la figure du narcissisme originaire, dont un des risques est de perdre momentanment les limites de son tre ou de redouter lÕintrusion de cet tre qui implique de se Ç confronter ce double que je suis pour moi-mme È2. Face la crainte de se sentir rgresser Ç des poques o le moi ne serait pas encore nettement dlimit par rapport au monde extrieur et autrui È3, le vertige peut envahir lÕespace intrieur avant de se tourner vers lÕautre pour le dtruire. Ë maintes reprises dans son Ïuvre, Sylvie Germain se sert du motif du double, joue sur le procd du ddoublement et sur les effets de miroir. Dans Cracovie vol dÕoiseaux lÕcrivaine se remmore une scne du film de Krzysztof Kieslowski, La Double Vie de Vronique4 qui se droule sur le Rynek Glowny de Cracovie. Le personnage de Weronika, interprt par Irne Jacob, aperoit dans un car de touristes trangers : une jeune femme qui nÕest autre quÕelle-mme. Est-ce un sosie, un double, une projection dÕelle-mme hors de son corps, son ombre qui se serait dtache son insu et aurait pris chair, une vie indpendante. Est-ce un signe, un appel, un bon ou mauvais augure ? (CV, 53)
LÕimage du double, introduit le doute et reste une exprience infiniment troublante. J.-B. Pontalis voque, au cours dÕun entretien avec Albert Jacquard, cette situation vcue par chacun de nous dans sa forme la plus tnue, lorsque Ç nous apercevons sans le vouloir, en marchant dans une rue, notre reflet dans la vitre dÕun magasin : " CÕest moi a ? " Un moi qui est un autre. Je ne peux nier que ce soit moi et, pourtant, je ne me reconnais pas dans cette image È5. Il relate galement dans Fentres6 une scne dans laquelle il se trouve sduit par une voix radiophonique Ç qui lui parle È et dont il sÕaperoit avec consternation quÕil sÕagit de la sienne, enregistre quelques annes plus tt. Sylvie Germain exploite lÕaspect la fois inquitant et fascinant du miroir dans lequel le 1
Ibid.. Paul-Laurent ASSOUN, Leons psychanalytiques sur Frres et SÏurs, t.1, op. cit., p.22. 3 Sigmund FREUD, Ç LÕInquitante tranget È (1919), op. cit. 4 Krzysztof KIESLOWSKI, La Double Vie de Vronique, scnario Krzysztof Kieslowski et Krzysztof Piesiewicz, Sidral Productions, Tor Productions, 98 mn, 1991. 5 J.-B. PONTALIS, Ç Une tte qui ne revient pas. Entretien avec Albert Jacquard È, Perdre de vue, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, n¡351, 1988, p.57-78. Texte initialement publi, Le Genre humain, n¡11, 1985, p.60. 6 J.-B. PONTALIS, Fentres, Paris, Gallimard, 2000. 2
384
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
personnage peut se perdre dans un tat proche de lÕhallucination spculaire. Valentine, dont la raison se fracasse contre lÕhorrible vision de la tte dcapite de sa belle sÏur brandie rageusement par son mari, ne trouve plus son reflet dans le miroir. Sa rencontre avec le miroir devient, selon le terme de Franoise Dolto, Ç d-symboligne È, dans le sens o elle ne reconnat pas lÕimage de son corps propre comme tant le sien. Elle se voit elle-mme, devant elle, dans la glace, et avec un bton de rouge : elle se mit barbouiller, non sa bouche, mais le reflet de celle-ci dans les miroirs. Son visage lÕavait quitte, il sÕtait dtach dÕelle et flottait dans les glaces, sur les vitres. Chaque fois quÕelle apercevait son visage, elle lÕinterpellait en profrant ses onomatopes et en agitant drlement les mains dans le vide, et elle riait dÕun petit rire cass, lamentablement triste. (TM, 90)
Le personnage du Horla de Maupassant1 connat pareil sentiment dÕpouvante face la glace vide. Valentine ne sait plus si elle est au-dedans ou au dehors dÕelle-mme, comme si ce qui devait se trouver au-dedans dÕelle ne sÕy trouvait plus, mais avait gliss entirement au-dehors dÕelle. Aussi sÕvertue-t-elle solliciter celle qui nÕest plus son double mais qui est elle-mme. Car ne plus avoir un objet Ç qui soit un double de soi-mme, attendre la prsence dÕun objet qui vous porte et non plus simplement qui entre en rsonance avec vous, cela fait courir le risque de ne trouver plus rien la place de ce qui a t perdu. La glace est vide. È2 . Si ne pas avoir de double signifie le fait de ne plus tre, Magnus dniche celui-ci parmi les personnages du roman Pedro Paramo de Juan Rulfo 3 afin de ne pas courir ce risque. Juan Preciado devient Ç son double dans les dcombres de la mmoire, dans le labyrinthe de lÕoubli È (M, 85). Le personnage de roman trouve dans le miroir dÕun autre roman ce qui pourrait contribuer former son identit sur son versant papier. Les miroirs, vitres et autres surfaces rflchissantes Ç apparemment disperss au hasard dans les romans, forment en fait des dispositifs complexes qui permettent au personnage qui sÕy reflte de se connatre, de se reconnatre, de trouver une trace de lÕunit perdue de son me È4 crit velyne Thoizet. Lorsque Laure, personnage de la nouvelle LÕEncre du poulpe, entre dans un aquarium lors de sa dambulation dsespre, elle vise lÕeffacement de son tre et, lÕinverse des autres personnages, elle ne se sent plus concerne par Ç son image en miroir È (EP, 24) qui la sollicite pour une ultime confrontation avec elle-mme. Alors quÕelle se dtourne de ce quÕelle pense tre son reflet, elle dcouvre, derrire la vitre, les yeux prominents dÕun 1
Guy de MAUPASSANT (1887), Le Horla, Paris, Gallimard, 1986. Cloptre ATHANASSIOU-POPESCO, Reprsentation et miroir, op. cit., p.146. 3 Juan RULFO, Pedro Paramo (1955), traduit de lÕespagnol (Mexique) par Gabriel Iaculli, Paris, Gallimard, coll. Folio n¡ 4872, 2005. 4 velyne THOIZET, Ç Des clats de miroir au miroir du livre È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.210. 2
385
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
poulpe Ç qui semblaient la regarder, la fois de tout prs, et dÕinfiniment loin. È (EP, 24). Laure est saisie par le sentiment de voir passer un fantme qui prtend exister vritablement au-dehors dÕelle, et Ç eut en effet soudain la sensation que cÕtait elle-mme qui sÕobservait par lÕintermdiaire de lÕanimal È (EP, 25). Ce double monstrueux qui la dnonce sa conscience, convoque lÕorigine et conduit une runification de lÕtre qui se reconstitue. La surface du reflet devient le portrait Ç de son cÏur, de son me È, il atteint lÕintriorit pour favoriser la dcouverte Ç du dedans È (EP, 27) comme lÕaurait fait lÕÏil maternel, instrument normal de la construction du monde intrieur. Le double perceptif devient le Ç rvlateur du double mental, son piphanie È1. La mtamorphose en cadavre de Laure ne sÕoprera pas, lÕanamorphose de lÕtre, attendue dans la destruction de la dcomposition, sÕinverse en une dcouverte favorise par le ddoublement du moi en animal informe qui sÕoppose ainsi sa mort. II-1.B Un autre moi-mme Cette exprience du double qui, pour un temps, fixe lÕinstabilit du mme et lui confre une identit provisoire, est dmultiplie dans le roman clats de sel pour le personnage de Ludvk qui est, moult occasions, confront au double qui menace de lÕengloutir. De Ç Prface È en Ç Face faces È Ç Volte-face È, les multiples jeux de miroirs, de reflets et de ddoublement, accompagnent ce parcours initiatique. Le personnage, qui se demande initialement si la plus grave douleur tait de Ç voir se dgrader lÕimage de ceux que lÕon aime et admire, ou bien voir sa propre image souille aux yeux des autres ? [É] Le pire [É] cÕest peut-tre la fltrissure de lÕimage de soi-mme ses propres yeux [É]È (ES, 22), sÕengage, avec une relative passivit, sur un trajet difficultueux. Il sÕagit de revenir au Ç degr zro de la mise en miroir È (ES, 23) afin de rassembler les fragments pars dÕune me en souffrance et tre en mesure de porter sur les autres un regard Ç de misricorde È (ES, 23). Le miroir permet, ainsi que lÕtudie velyne Thoizet, Ç dÕeffectuer le trajet de Retour vers lÕunit originelle. Pour que lÕme puisse commencer son Retour, il faut quÕelle sache distinguer lÕimage vraie du simulacre È2. Le premier temps de cette aventure spculaire se droule dans un train. La contemplation de la fentre laisse apparatre, de biais, le reflet dÕun passager quÕil ne reconnat pas : Ç il lui semblait dceler un je-nesais-quoi de familier dans le profil de lÕinconnu, sans pouvoir cependant se rappeler la personne quÕil lui voquait È (ES, 31). Le premier effet du reflet est 1
Ren ZAZZO, Les Jumeaux, le couple et la personne, Paris, PUF, 1960, vol. I-II (rdition rvise et augmente, 1986). 2 velyne THOIZET, Ç Des clats de miroir au miroir du livre È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.203.
386
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
celui du doute et de lÕintrigue qui mnent la diffraction de son tre, en de multiples fragments identitaires, et fait connatre la perte de soi. Cette scne nÕest pas sans voquer une note de lÕInquitante tranget qui traite du double et du retour des morts. Freud y relate lÕpisode du chemin de fer et la trs mauvaise surprise qui fut la sienne lorsquÕil aperut, dans le compartiment, un vieux bonhomme venant sa rencontre par-del le miroir. LÕapparition soudaine de son image, reflet du fantasme, lui avait Ç profondment dplu È, comme lÕet fait
une
reprsentation
inacceptable
de
lui.
Mariska
Koopman-Thurlings
rapproche lÕchange des impermables entre Ludvk et lÕtonnant passager dÕun passage de lÕApocalypse, Ç Heureux qui veille et garde ses vtements pour ne pas sÕen aller nu et quÕon voie sa honte È1. Alain Goulet, pour sa part, repre que la rencontre avec Ç lÕespce de sosie qui lui tendait un miroir de son indiffrence et de sa ngligence lÕgard de son matre, et par ses grains de sel, lui indiquait une manire de retrouver la voie de lÕalliance avec Brum et les mystres de lÕexistence È2. Quant nous, nous y dcelons le dbut de la mue du personnage qui, par une sorte de dpeage, engage un processus de transformation. Le vtement est atteint lui aussi par les vertiges de la spcularit : Ç Cet impermable jumeau tait tout froiss, [É] la doublure maille de trous È3 (ES, 33) et entame la fragilisation de ce qui fait protection contre le monde extrieur le rendant, chaque fois, un peu plus permable aux effets des rencontres. Lorsque Ludvk se rend plus tard lÕexposition de Jiri Kol!, il reconnat cette fois son propre reflet travers un portrait de Baudelaire : Ç tout aussi lamell que celui
du
modle.
Baudelaire
dcoup
sur
fond
rflchissant,
et
jetant
abruptement la face du passant son image en clats entretisse son propre visage, comme un cho visuel son dfi lanc chaque lecteur [É] È (ES, 42). Dans la logique des relations fraternelles, vouloir comprendre son frre ou sa sÏur, cÕest tenter de se comprendre soi-mme et de se dfinir en ngatif sans craindre dÕtre ou de devenir lui ou elle. Le frre ou la sÏur est lÕinstance du double, dans la mesure ou sa ressemblance donne forme une altrit en miroir, que Paul-Laurent Assoun prsente plaisamment sous la forme du Ç si ce nÕest moi, cÕest donc mon frre È4. Tous deux sont prioritairement invits aux auditions afin dÕincarner la figure du double au ct de la vie du sujet. Le frre est prompt tre sollicit par lÕinterpellation baudelairienne Ç Hypocrite lecteur -
1
Mariska KOOPMAN-THURLINGS, Sylvie Germain, La Hantise du mal, Paris, LÕHarmattan, coll. Ç Critiques Littraires È, 2007, p.180. 2 Alain GOULET, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fantmes, Paris, LÕHarmattan, 2006, p.154. 3 CÕest nous qui soulignons. 4 Paul-Laurent ASSOUN, Ç Le Fantasme originaire : de lÕexpulsion la punition È, Leons psychanalytiques sur Frres et SÏurs, t.1, op. cit., p.36.
387
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
mon semblable, mon frre ! È1, ou tre reconnu, dans sa triste et noire vture, par le pote qui constate quÕil lui Ç ressemblait comme un frre È2. Ludvk ne peut cependant rien dchiffrer de ces correspondances. Absent, il reste la marge Ç [d]es mandres et [d]es tourments baudelairien È (ES, 43), tout en tant projet sur le front de son identit instable et brouille. Il griffonne alors quelques lignes au sujet de lÕart du peintre Kol!, dont il voque les Ç troues dÕinsolite È qui redonnent Ç voir de faon singulire ce quÕon croyait connatre, de donner revoir ce qui sommeillait au fond de nos pupilles È (ES, 48), sans mesurer quÕil symbolise le processus majeur du dveloppement de lÕtre la conqute de son identit qui sÕengage son insu. Le comportement de Ludvk devant les miroirs Ç reflte È celui quÕil adopte devant son propre miroir intrieur, porteur de lÕensemble des reprsentations quÕil se fait du monde. Le dernier voyage en train nÕest pas tant un retour quÕune transformation. Hlne Dottin constate trs justement, que la dernire rencontre du roman, qui est en fait Ç la premire, est la rconciliation avec soi-mme, reconnaissance de soi et du prochain. È3. Lors de cette nouvelle halte dans une gare, les lments de son image altre, ou dforme, se rassemblent. La rptition des jeux de miroirs qui se sont grens dans le temps, par secousses et surprises, prcde lÕidentification sous les auspices dÕun regard qui le fait tmoin de la forme du semblable. Les miroirs ont ouvert la voie au sujet et la mise en prsence de lÕAutre : Il ne savait plus qui appartenait ce visage en miroir qui lui ressemblait trait pour trait mais paraissait vivre dÕune vie autre, sourdre dÕailleurs que de sa propre personne. (ES, 179)
Il ne fut pas simple pour Ludvk de soutenir le regard, car cela passe par la capacit de regarder un objet au fond de soi, de sÕen faire une reprsentation et de sÕidentifier lÕtre qui regarde. Dsormais Ludvk est en mesure de regarder sans se dtourner. La bouche qui sÕentrouvre pour nommer et implorer Ludvk met une lente et douce plainte fraternelle qui peut enfin tre entendue : je te recherche et je tÕadjure comme un frre en qute de son frre prodigue et oublieuxÉ Ludvk, il fait si froid dans ton oubli, il fait si sombre dans ton ennui [É]. (ES, 179)
1
Charles BAUDELAIRE, Ç Au lecteur È, Les Fleurs du mal (1840-1857), Paris, Gallimard, coll. Folio classique, 1999. 2 Alfred de MUSSET, Ç Nuit de dcembre È, Premires posies, Posies nouvelles, Paris, Gallimard, coll. Posie, 1976. 3 Hlne DOTTIN, Ç Des critures lÕcriture : lÕun des "tranges chemins" menant la connaissance È, Roman 20-50, n¡39, juin 2005, p.103.
388
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Lorsque Sylvie Germain voque le titre Look at me dÕun ouvrage de la romancire britannique Anita Brookner, elle associe le dsir dÕtre regard au besoin dÕtre aim, Ç un dsir vital que chacun prouve ds la petite enfance, et qui dÕailleurs perdure avec de touchants accents dÕenfance tout au long de la vie È1. Ludvk connait et manifeste, comme un jeune enfant, sa jubilation devant sa propre image que lui renvoie un autre semblable, en qui il se reconnat et sÕidentifie, Ç il prouvait un bonheur neuf, enfantin, car ce flottement nÕtait plus un errements mais une chappe belle au large de son tre. È (ES, 181). Cette joie vient du sentiment de compltude que lui offre une image, sienne et autre, qui devient un visage, suffisamment proche pour tre effleur du bout des doigts et des lvres. Une compltude laquelle sa dtresse et sa prmaturit affective ne lui permettaient pas dÕaccder. LÕenfant, au hasard de ses rencontres, sÕest lui aussi confront au miroir et lorsque la maturit neuronale le lui permet, il comprend que son double spculaire est le reflet dÕune permanence qui rsiste lÕabsence et lui ouvre les portes de lÕimaginaire et du symbole corollaire de la saisie de la ralit, perue comme objet. Le temps ncessaire la mylinisation des rseaux neuronaux est plus rapide que ce temps qui ouvre au dvoilement ou la dcouverte du sujet. Les personnages adoptent les mmes ractions que celles dcrites par Henri Wallon2 dans son tude approfondie de lÕenfant devant le miroir. Pour sÕapproprier lÕimage de soi, lÕenfant passe par les phases Ç dÕextriorisation È puis de Ç rduction È. CÕest--dire quÕil traite dÕabord son image comme extrieure et indpendante de lui, avant dÕeffectuer un collage entre lÕimage externe renvoye par le miroir et la perception quÕil a de lui-mme. Ces tapes successives de reprsentation de soi et de lÕautre, aprs une phase dÕgarement, permettent au personnage de se retrouver. Peu peu, il intriorise un savoir, un pass et les caractristiques de lÕautre, jusquÕ ce quÕon ne puisse plus distinguer le propre de lÕtranger jusquÕ ce que ne faire plus quÕun : Ç Me voici. Te voici. Toi et moi ne sommes quÕune È pour Ç assigner la rflexion È (P, 26) et la mmoire. Comme le ferait un trs jeune enfant, les personnages remanient les premires impressions que leur renvoie le miroir et doivent leur dire adieu jamais, comme on dit adieu aux revenants, en se saisissant des reliquats des expriences passes pour les transformer. Le fameux Ç Qui va l ? È, interrogation Ç entre surprise et trouble È qui se lve selon Sylvie Germain face Ç toute Ïuvre, quÕelle soit littraire, plastique ou musicale, tout
1
Sylvie GERMAIN, Ç Anniversaire de la mort de Diana È, La Vie, 31 aot 1998, p.3. Henri WALLON, Les Origines du caractre (1931), Paris, PUF, 1976, chapitre 3 et 4 ; et (1954), Ç Kinesthsie et image visuelle du corps propre chez lÕenfant È, Enfance, n¡3, 1959, p.252-263.
2
389
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
comme lÕintrieur de toute Ïuvre en train de se crer È (C, 14) semble venir la suite de cette exprience. Les diffrents parcours de ddoublement de soi font clater cette mise en miroir du monde pour accder la Ç leve par la diffrence dcouverte et qui rompt le charme et la fascination [É] È1. Le double, qui Ç propose lÕtrange mtaphore de se substituer au sujet lui-mme È2, constitue le fond inconscient du mme. Selon les propos de Julia Kristeva, il creuse Ç le mme en abme, il ouvre en lui un fond insouponn et insondable È3 qui ne cesse de renvoyer qui le regarde. Le double se situe dans un espace temporel, spatial et psychique, domin par la symtrie et le bidimensionnel. Les lments se reproduisent de manire identique Ç plutt quÕils ne sont le produit dÕune transformation È4. Cette rciprocit initiale contient lÕapparente rversibilit des situations pour, celui ou celle, qui Ç se reconnat, non point dÕune manire partielle, fragmentaire, mais dans un ensemble donnant une impression de compltude È5. Ce que Jacques Lacan nomme Ç le drame È et Franoise Dolto Ç lÕpreuve du miroir È, offre une forme allgorique qui, au-del de la constitution de lÕidentit, condense et produit une transformation radicale, structurante et fondatrice de lÕorganisation de Ludvk. II-1.C La rassurante prsence des doubles imaginaires Le compagnon imaginaire est une autre figure du double fraternel qui sÕloigne de la figure du jumeau imaginaire tudie par W.R. Bion6 en 1950 dans son premier texte de psychanalyse individuelle, lequel avait pour fonction Ç de dnier une ralit diffrente de soi-mme et la ralit psychique interne È pour Ç maintenir un contrle absolu du Moi sur lÕobjet È7 en empchant lÕmergence du sujet. Zo est la compagne imaginaire de Marie, fille de Georges et Sabine Brynx. Son existence, secrte et invisible, lui permet de sÕextraire de la prsence agite de ses frres pour sÕchapper dans ses douces rveries. Elle est une : amie imaginaire, doue en consquence de toutes les qualits, dont celles dÕcoute complaisante et de comprhension subtile. Comme lÕinitiale de son prnom, M, se situe vers la moiti de lÕalphabet, elle avait choisi les deux lettres extrmes, A et Z, pour les noms de ses compagnes, celle en matire plastique et celle en aucune matire. Ç A nous trois, se disait-elle, nous formons un bataillon, mais le chef, cÕest moi, au centre. (In, 26) 1 Guy ROSOLATO, Ç tude des perversions sexuelles partir du ftichisme È, Le Dsir et la perversion, Paris, ditions du Seuil, coll. Points, 1967, p.27. 2 Ibid. 3 Julia KRISTEVA, Soleil noir. Dpression et mlancolie, (1987), Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1989, p.253. 4 Cloptre ATHANASSIOU-POPESCO, Reprsentation et miroir, op. cit., p.34. 5 Guy ROSOLATO, op. cit., p.27. 6 Wilfred-Ruprecht BION, Ç Le Jumeau imaginaire È (1958), Rflexions faites, Paris, PUF, 1983. 7 Didier ANZIEU, Ç La Scne de mnage È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Ç LÕAmour de la haine È, Paris, Gallimard, n¡33, 1986, p.322.
390
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Zo fait partie des phnomnes transitionnels, objets Ç du monde È que lÕenfant investit, comme si grce eux, il recevait en miroir une image aimable de lui, rassemble, entire et non menace par une destruction toujours possible. Le compagnon imaginaire est, selon lÕavis dÕAndr Missenard : lÕillustration de ce quÕune autre image narcissique a pris la place de lÕego spculaire et fonctionne dans la psych du sujet de la mme faon que celle-ci : que cette image ait pris jadis la forme de Ç lÕange gardien È, ou quÕelle soit celle dÕun objet avec lequel lÕenfant joue, ou quÕelle soit la reprsentation dÕune activit dans laquelle le sujet se reconnat [É].1
LÕamputation du pied droit de Marie qui lui Ç assurait lÕassise sur le sol, et la mobilit et lÕlan È confre un dsquilibre cette petite fille qui se tient Ç de guingois È depuis ses sept ans. Ç Pour essayer de rtablir son aplomb, elle cherche, parfois outre mesure, un appui du ct de lÕimagination È (In, 59). Confronte au srieux problme de lier ce qui est objectivement peru et ce qui est subjectivement vcu, Marie le rsout sainement en pntrant dans lÕaire intermdiaire du jeu Ç alloue lÕenfant È2 o tout est illusion et vrai, soutenant ainsi la prcieuse esprance qui ouvre Ç un rve cratif dans la fantaisie de [l]Õimaginaire [É] È3. Franoise Dolto notait que chacun, ds son enfance, apprhende par Ç lÕimaginaire le monde qui nous entoure È en le peuplant Ç dÕtres imaginaires È4. Aprs les premiers heurts avec la ralit, lÕimaginaire devient une tentative mdiatrice ncessaire afin de mieux approcher une ralit qui se prsente dans ses sparations et ses bouleversements. LÕenfant joue des illusions sensorielles et, petit prestidigitateur, il utilise le trucage pour sÕarranger de ce qui ne survient jamais comme il lÕaurait souhait ou imagin. Anne Frank, voque par Sylvie Germain dans son ouvrage Etty Hillesum, fait de son Ç journal lÕamie elle-mme et cette amie sÕappellera Kitty È5. Celle quÕelle nomme Ç sa sÏur dÕencre È (EH, 54) participe de lÕeffort de comprendre un monde qui la condamne mort et de continuer vivre en gardant sa conscience Ç en haute considration È. Kitty soutient la rflexion et le dialogue avec soimme en permettant le ddoublement et lÕextriorisation. La pense naissante devient visible ; les questions se structurent au fil des mots couchs et peuvent ainsi progresser. Ç Kitty sÕoffre en confidente [É]. Kitty est la plus sre amie,
1
Andr MISSENARD, Ç Narcissisme et rupture È, Crise, rupture et dpassement (1989), Ren Kas et al., Paris, Dunod, coll. Inconscient et culture, 1993, p.115. 2 Donald Woods WINNICOTT, Jeu et ralit, op. cit., p.77. 3 Madeleine NATANSON, Ç LÕIllusion : alination ou chemin vers lÕesprance ? È, Imaginaire & Inconscient, n¡17, 2006/1, p.135. 4 Franoise DOLTO, Grard SEVERIN, LÕvangile au risque de la psychanalyse, tome 1 (1977), Paris, Le Seuil, coll. Points, tome I, 1980, p.75. 5 Anne FRANK, Journal, trad. Nicolette Oomes et Philippe Noble, Paris, Calmann-Lvy, coll. Livre de Poche, 1992.
391
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
[É] Kitty est le fantme bienveillant qui lui prodigue quelque consolation dans ce monde grouillant dÕennemis, dans sa propre ville dont des tueurs sillonnent les rues È (EH, 59). Ainsi, lorsque les enfants nÕont pas de jumeaux ils peuvent toujours se crer un confident ou un double, Zo pour la petite Marie, un ours en peluche pour Magnus, qui fonctionnent comme des Ç gardiens narcissiques È, des prothses qui maintiennent lÕestime de soi, au fur et mesure que progresse le dveloppement des personnages.
LÕours en peluche Magnus est galement la jonction de deux aires de ralit. Du point de vue de Tha il est un objet matriel identifi, du point de vue de Franz-Georg, cet ourson fait partie de son monde, au point de prendre dÕailleurs son identit. Le jeu se dploie dans cet espace de lÕentre-deux de ces mondes, Ç cÕest ce qui fait la qualit de la transitionnalit, une suspension entre processus secondaires et primaires, une aire de crativit È1. Seule rescape de la petite enfance de Franz-Georg, cette peluche duveteuse et protectrice conquiert la fonction minente de premier dieu quÕavait lÕours lÕaube de lÕhumanit. Revenant du bord extrme de la mort, Magnus continue tromper lÕabsence de lÕtre manquant. Le Ç Drisoire bouclier de tissu È (M, 18) suspend le temps et fait Ïuvre de distraction vers un prsent moins douloureux, il protge des dmons nocturnes sans jamais parvenir Ç chasser la menace [É] toujours prt[e] revenir la charge È2. Il prte son oreille blesse et attentive aux Ç bribes dÕhistoires incohrentes È (M, 18) qui sÕnoncent en une langue qui se faufile travers la pnombre, lorsque les frontires vacillent, rendant le geste protecteur moins efficace. LÕourson en peluche dsigne le secret et tmoigne dÕun avant des parents adoptifs. Visible fragment dÕune poque, il matrialise le rcit cach et indique une obscurit dans le rcit des origines comme lÕvoquaient le fossile, lÕos ou lÕclat de mtorite de lÕouverture du roman. Magnus conserve quelques traces signifiantes, une oreille Ç grignote par une brlure È (M, 16) et Ç une discrte odeur de roussi È, dont il conviendra de dchiffrer le signifi mais qui, pour lÕinstant, constitue un simple signe distinctif qui nÕvoque rien au jeune garon. Ces stigmates persistant sur le corps pelucheux contiennent les signes de la mort de la mre par le feu, tout comme Georges Perec dans W ou le souvenir dÕenfance3 signale que sa mre lui a laiss, en guise de traces, des cicatrices de brlures sur les phalanges sur les deux mains. Autour du cou de lÕourson est nou Ç un carr de coton brod È, 1
Denis MELLIER, LÕInconscient la crche. Dynamique des quipes et accueil des bbs, Issy-lesMoulineaux, ESF diteur, 2000, p.135. 2 Aldo NAOURI, Les Filles et leurs mres (1998), Paris, Odile Jacob, coll. Poches, 2000, 74. 3 Georges PEREC, W ou le souvenir dÕenfance (1975), Paris, Gallimard, coll. LÕImaginaire, n¡ 293, 1997, chap. 8, p.24.
392
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
palimpseste qui fait office dÕune dclaration dÕtat civil rimbaldien : Ç M grenat, A rose, G violet, N orange, U bleu nuit et S jaune safran. Mais ces lettres ont perdu de leur clat, les fils sont encrasss et le coton a jauni. È (M, 16). Aux couleurs monochromes et fondamentales primaires des voyelles rimbaldiennes, Ç A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles, / Je dirai quelque jour vos naissances latentes : [É] È1, rpondent les couleurs spectrales issues de la dcomposition du blanc par le prisme. Le foulard, forte valeur programmatique, contient la polysmie de la nomination et conserve la couleur des flammes qui ont dvor la mre. En tant que reprsentant de lÕintrojection dÕune relation avec une mre relle, lÕourson signale Tha lÕexistence dfaut du souvenir, de ce lien originel. Cette dernire Ç nÕaccorde aucune place Magnus, quÕelle traite dÕailleurs avec mpris, voire rpugnance È (M, 14). Cette raction est sans doute fonde tant lÕobjet transitionnel permet de survivre la sparation et fait encore lien avec la premire figure dÕattachement. La mre, pourrait-on dire, est contenue dans lÕourson qui, tmoin et rescap de la catastrophe, tient encore ensemble Magnus et sa mre dans ce qui fut un ailleurs sans Tha. Comme lÕours Otto du livre pour enfants de Tomi Ungerer2, Magnus est un passeur, son intercession favorise la formulation de la demande en mariage Peggy. Le sachet en velours quÕil porte son cou contient lÕanneau lÕintrieur duquel il a fait graver Ç Toi È (M, 212) et soutient le passage et lÕouverture lÕaltrit affirme. Animal protecteur, il joue, selon Alain Goulet, le rle de totem tout au long de son existence, au point quÕil adoptera lÕidentit de ce tmoin de ses origines disparues : ce sera sa manire dÕaccder au plus prs de lui-mme et dÕentrer dans lÕge adulte en recouvrant son identit dÕorigine, comme les hros tudis par Rank.3
En revanche, lorsque Tha remplace les yeux de lÕourson, qui Ç ont la forme et le dor luisant de la corolle de renoncules, ce qui lui donne un regard doux et berlu È (M, 16), par deux diamants, Ç yeux de mouche monstrueuse, aveugle et aveuglante È, elle lui te toute capacit de Ç rverie È (M, 67). Son charme nÕopre plus tout autant et sa fonction est dornavant inutile.
1
Arthur RIMBAUD, Ç Voyelles È, Posies, Îuvres compltes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque de la Pliade, 1972, p.53. 2 Tmoin de diffrentes scnes de guerre en Allemagne, lÕours Otto offert David pour son anniversaire, a un grand gnon sur lÕÏil gauche, tout violet. Au niveau du cÏur, il porte des cicatrices en astrode. DÕautres points de suture marquent quÕil a t recousu en croix, de haut en bas et de gauche droite. Tomi UNGERER, Otto, autobiographie dÕun ours en peluche, (1999), Paris, cole des Loisirs, 2001. 3 Alain GOULET, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fantmes, Paris, LÕHarmattan, 2006, p.218.
393
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
II- 2 Les chos de la gmellit
II-2.A Une extraordinaire et suggestive destine Le frre est un double direct, invers, symtrique, asymtrique, quÕil soit rel ou imaginaire. Prokop le constate sa faon aprs avoir termin la lecture du manuscrit que lui a remis son ancien voisin : Ç Celui-ci sentait, un peu tard, plus quÕun frre en imbcillit spirituelle, en son ancien voisin ; un jumeau. Un frrot de tnbres, en quelque sorte. È (Im, 172). Les jumeaux greffent sur la fratrie la notion du ddoublement en multipliant et en approfondissant ses chos. La gmellit participe, de la mme faon que le sosie et le double spculaire, cette exprience perceptive qui est un dfi pour lÕidentit. Le double visible et matrialis ne peut tre compar avec le double mental que chacun porte en soi, car il ne sÕagit pas de se lÕapproprier, mais de le faire diffrent, malgr la ressemblance. Il sÕagit pour les jumeaux dÕoprer ce que Ren Zazzo nomme, Ç la transmutation du double en couple, et du mme coup la construction pour chacun dÕun double mental, dÕune image qui lui soit propre È1. Cet individu, qui se prsente en deux exemplaires, questionne la singularit et lÕindividualit de chacun. Simone de Beauvoir voque ce que provoqua la prsence dÕun couple de jumelles dans sa classe : Je me demandais comment on peut se rsigner vivre ddouble je nÕaurais plus t, me semblait-il, quÕune demi-personne ; et mme, jÕavais lÕimpression quÕen se rptant identiquement en un autre, mon exprience et t cess de mÕappartenir. Une jumelle et t mon existence ce qui en faisait le prix : sa glorieuse singularit.2
Se trouve pose nouveau la question de lÕidentit et de sa survivance, en dpit de la prsence dans sa proximit dÕune personne qui se prsente dans sa troublante ressemblance. LÕindiscernabilit des jumeaux nÕexiste que pour les autres, qui peuvent y voir un prodige. Laudes ressent cette confusion devant la ressemblance des insparables jumelles Jeanne et Hlne, et exprime ainsi ce qui fait dfi la croyance en la singularit de tout tre : Ç Comme jÕtais incapable de les distinguer, je les appelais Jeannlne, en bloc. Elles rpondaient sans broncher ce prnom commun, elles-mmes ayant tendance se confondre lÕune lÕautre. È (CM, 26). La conviction de lÕunicit et de lÕindivision doit pourtant survivre ce dfi et les jumeaux ont se diffrencier lÕun de lÕautre en dpassant lÕopposition qui ne fait que renforcer la dtermination face lÕautre. Ils ont se dfinir lÕun par rapport lÕautre et tre frre ou sÏur de 1 2
Ren ZAZZO, Le Paradoxe des jumeaux, op. cit., p.161. Simone DE BEAUVOIR, Mmoires dÕune jeune fille range, Paris, Gallimard, 1958.
394
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lÕautre. Ren Zazzo, qui a effectu pendant un demi-sicle des recherches sur la psychologie des jumeaux dont il a profondment renouvel lÕapproche, aide rsoudre un problme fondamental qui consiste savoir comment un enfant parvient affirmer son identit et devenir une personne. Il a t le premier voir que les jumeaux forment un couple, ils ne sont Ç pas simplement une paire, un cho lÕun de lÕautre [É] mais un couple, cÕest--dire une unit complexe dÕexistence, o chacun joue son rle È1 et possde sa propre personnalit. Le couple gmellaire peut tre source dÕenchantement mais aussi de rvlation de traits distinctifs dpendant dÕun rgime global de distribution des similitudes et des diffrences. Les jumeaux ne naissent pas en mme temps et de ce fait, le couple gmellaire reprsente lÕultime diffrence de cette temporalit, paradoxe qui pointe quÕaucune origine nÕest partageable. Or, cette dimension scientifique nÕest pas celle qui intresse lÕÏuvre romanesque. LorsquÕune fte est organise pour la naissance de jumeaux, le signe du double est rapidement dpourvu de sens pour Aurlien qui constate amrement Ç Mais les jumeaux sont faux, un garon et une fille È (HC, 84). Car ce quÕattendent les personnages cÕest dÕprouver lÕtonnement provoqu par la rencontre des jumeaux, identique celui qui saisit les hommes depuis des millnaires devant lÕexceptionnelle survenue de cette situation humaine, source de nombreuses rveries qui puisent aux questions de lÕorigine et de la destine. Ç Extraordinaire et suggestive È, toute gmellit se fraie une place dans la mythologie pour rpondre Ç aux questions plus ou moins angoissantes sur lÕorigine et le destin de lÕhomme, sur son unit et sa duplicit, sur la qute de lÕamour et de soi-mme travers lÕamour [É]È2. Le double narcissique spculaire en la figure du jumeau imaginaire, paradigme de la fraternit parfaite, permet la jeune Lucie de LÕEnfant Mduse dÕexprimer et de tmoigner de lÕamour fraternel quÕelle prouve pour Flix. En ce que la gmellit est pour Ren Zazzo Ç une fraternit excessive È3, elle multiplie les signes qui pourraient annuler les carts entre eux, les rduire au point le plus extrme afin de crer un phnomne de spcularit. Elle rclame Ç des lits jumeaux È (EM, 32) pour sa future chambre et souhaite quÕelle et son ami portent tous deux des charpes rouges comme une Ç bannire de ralliement, un signe clatant de son amiti pour celui quÕelle surnomme LouF È (EM, 27). La proximit et la complicit ne suffisent pas pour exprimer le lien qui les unit :
1
Ren ZAZZO, Ç LÕEntretien inachev avec Laurence et Georges Pernoud È, Le Paradoxe des jumeaux, op. cit., 1994, p.13. 2 Ren ZAZZO, Ç Jumeaux È, Encyclopaedia Universalis, version lectronique. 3 Ren ZAZZO, Ç LÕEntretien inachev avec Laurence et Georges Pernoud È, Le Paradoxe des jumeaux, op. cit., p.24.
395
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Celui-ci est bien davantage pour elle, - il est son jumeau. Un jour dans la rue elle a crois une femme qui tenait par la main deux enfants qui paraissaient ddoubls tant ils se ressemblaient. Cela a tellement frapp son imagination, elle a trouv ce phnomne si admirable, quÕelle a dcrt la gmellit qualit suprieure. Bien suprieur au banal fait dÕtre amoureux. [É] De plus elle est du signe des Gmeaux, - cela doit bien avoir un sens tout de mme. (EM, 27)
Lucie joue des coudes pour se faire une place, au ct de Castor et Pollux, dans le Panthon de lÕamour fraternel. Elle se niche dans la constellation stellaire des Gmeaux pour porter comme un
tendard,
preuve sÕil en
faut,
de la
prdestination de cette fabuleuse aventure fraternelle. La sÏur ou le frre lu, double narcissique spculaire, reprsente lÕidal admirable et extraordinaire qui semble vivre plus parfaitement que soi-mme, en mme temps et lieu, les mmes vnements. Un mme corps, un mme espace psychique pour ce couple particulier qui se glissa avec dlectation dans les grandes pages de la littrature romantique du XIXe sicle. II-2.B Une prdestination familiale Les jumeaux des romans germaniens privilgient les destins parallles o lÕun Ç ne pouvait se passer de son frre. È (LN, 102). La romancire dcrit la notion de dualit sans partage : deux tres pareils, deux destins parallles. Les jumeaux vivent des relations fondes sur la contemporanit et la ressemblance absolues, hors du temps. La ligne de Victor-Flandrin est marque du sceau de la gmellit que Laurent Demanze origine dans la perte du nom paternel qui dessine le parcours dÕune flure qui Ç traverse les membres de la ligne et disjoint chaque individu de lui-mme. [É] cÕest ainsi une descendance ddouble qui possdera travers un jumeau ou une jumelle, le reflet qui manquait au pre. È1. Ses nombreux enfants se prsentent, au premier jour de leur vie, sous le signe du double qui donne lieu une stupfaction merveille. Ë chaque nouvelle naissance, lÕimage du miroir confre lÕimpression Ç trange dÕtre face une unique personne ddouble comme en un miroir. È (LN, 98). Le corps rflchissant tmoigne cependant dÕun manque : Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup nÕapparait pas dans ce miroir, sa paternit nÕest pas spcularisable et reste non accessible lÕimage, Ç il se heurta la mme opacit quÕil rencontrait face tout miroir et se sentit exclu de ce triple corps plong dans un commun sommeil. È (LN, 93). La rencontre, qui se tisse autour du miroir, place le pre comme penseur solitaire qui ne partage pas le mme tat de fusion et de vcu motionnel. Cette situation lui permet de dmler plus facilement, au fil de lÕexprience, Ç les failles imperceptiblement glisses dans le jeu des reflets È 1
Laurent DEMANZE, Ç Le Diptyque effeuill È, Roman 20-50, n¡39, juin 2005, p.65.
396
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
(LN, 98) et de discerner la gense de deux enfants individualiss. Alors que les jumeaux, comme tout enfant, se trouvent dans lÕincapacit de voir leur propre visage et sont Ç les derniers voir quÕils se ressemblent È, ne devenant jumeaux identiques que Ç sous le regard dÕautrui È1, les jumeaux germaniens quant eux, ne connaissent pas le compos, ils ne se vivent pas comme deux individualits mais comme Ç deux moitis du mme È2. Il Ç nÕtait pas un geste, pas une expression, que les deux [Augustin et Mathurin] nÕaient en partage. È (LN, 96). Dans une transmission qui se peroit comme galement partage entre le pre et la mre, la distribution est quitable et les caractristiques physiques sÕinterprtent comme un Ç double legs È (LN, 136). Rose-Hlose et VioletteHonorine attestent leur tour de cette puissance de lÕhritage qui Ç tait double, [É] les petites reurent chacune en prime un double prnom. È (LN, 136). Cette puissance de rptition en miroir, qui comprend la fois le mme et lÕautre, est image
par
leurs
parcours
fraternels
ou
sororaux.
Tous
les
signes
diffrenciateurs fonctionnent comme autant dÕaimants qui donnent naissance une compltude, expression du dualisme et du complmentarisme universel : En lÕune, Mathilde, tout semblait avoir t taill dans une roche dure, alors que lÕautre, Margot, paraissait modele dans quelque glaise douce. Et cÕest sur de telles impondrables diffrences que se soudaient avec le plus de force lÕintimit et lÕattachement des jumeaux et des jumelles entre eux, chacun recherchant et aimant dans son double ce presque rien qui prcisment lui manquait. (LN, 98)
La complmentarit de ces couples gmellaires symtriques exprime la dualit de tout tre, alors que les couples absolument semblables expriment lÕunit dÕune dualit quilibre. Leur attrait est alors extrme puisquÕils se prsentent en symbole de Ç lÕharmonie intrieure obtenue par la rduction du multiple au un È3.
Bndicte Lanot nous propose de lire : le motif du double, ou de la gmellit, toujours traite sur le mode de la complmentarit È comme lÕexpression dÕune Ç thique au sens de Lvinas È pour lequel, Ç lÕhomme ne se dcouvre que dans lÕinter-humain, par la rencontre de lÕAutre, lequel est ncessairement deux, la fois mme et autre. [É] LÕautre comme miroir est opaque : il me permet la fois de mÕidentifier et de me connatre comme inconnaissable.4
1
Ren ZAZZO, Les Jumeaux, le couple et la personne, op. cit., 1986. Franoise RULLIER-THEURET, Ç Les Pniel et la multiplication des noms È, La Langue de Sylvie Germain "En mouvement dÕcriture", Ccile Narjoux et Jacques Drrenmatt (dir.), Dijon, ditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.70. 3 Jean CHEVALIER, Alain GHEERBRANT, Dictionnaire des symboles, Ç Jumeaux È, op. cit., p.546. 4 Bndicte LANOT-LEMOINE, LÕUnivers Romanesque de Sylvie Germain : lÕimaginaire thique, op. cit., p.140. 2
397
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Les jumeaux Ç donnent une expression loquente de la nature fondamentale double de lÕtre, de la rflexivit essentielle du sujet, du rapport sujet-Moi, du rapport " je-tu " et, tous les niveaux, du clivage du sujet. È1, crit Bernard Brusset. Aussi, nÕest-il pas tonnant que Nuit-dÕAmbre soit un des rares personnages vouloir sortir du mythe des jumeaux tant ils parlent de nous, de nos conflits, de nos passions avec tous les excs que cre leur situation trop souvent mythifie sous le regard dÕautrui. Il avait la gmellit en horreur et sÕappliquait traquer en lui-mme toute ressemblance avec son gibier crev de frre pour lui tordre aussitt le cou ; il se voulait [É] Un vrai vivant, libre et unique, sans obligation de partage avec un double. Alors, que ses petits oncles sÕamusent donc ensemble, dans le miroir absurde de lÕautre ! (NA, 64-65)
Nous assimilons ce refus un geste de survie devant le marasme de la perte du jumeau chez le frre survivant. Le peintre Salvador Dali, dans ses mmoires, voque une des stratgies quÕil labora pour se sentir un vivant lgitime : Ç En commettant les plus extravagantes excentricits, jÕai d me prouver moimme et aux autres que je nÕtais pas lÕenfant mort, mais lÕenfant vivant. È2. Par ailleurs, la posture de Charles-Victor est galement imprgne dÕune jalousie face tout ce qui pourrait signaler la force du lien fraternel dont il se trouve exclu : Quand Chlomo, il en crevait de jalousie de le voir objet de tous les soins de la belle Tsipele. QuÕavait-elle donc celle-l, chanter son frre des romances et lui raconter des histoires dans une langue quÕil ne connaissait pas ? (NA, 39)
Ce qui est peru comme un refuge et une solution aux blessures, exerce sur Charles-Victor un formidable attrait auquel il ne veut cder. Il ignore sans doute quÕil prend, en cette posture, la fidle relve de son frre Petit-Tambour qui ne cessait, de son vivant, dÕtre hant par leurs maigres silhouettes quÕil Ç voyait jusque dans ses rves, passer sur fond de nuit, inaccessibles. È (LN, 324). Il sÕenferme dans une position dÕexclu de la filiation, et ce faisant de la communaut humaine. Comme Richard III dans Henri VI de Shakespeare, il pourrait affirmer : Diffrent de mes frres, je ne tiens aucun Ce mot Ç amour È - divin au dire des barbes grises Ð QuÕil aille au cÏur de ceux qui sont semblables aux autres ! Il nÕa place dans le mien Ð je suis moi, et tout seul 3
1 2 3
Bernard BRUSSET, Ç Le Lien fraternel et la psychanalyse È, op. cit., p.357. Cit par Ren KAèS, Le Complexe fraternel, op. cit., p.69. William SHAKESPEARE, Henri VI, V, 7, Îuvres compltes, op. cit., p.573.
398
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Rendu unique, il est un enfant qui affronte son sentiment dÕomnipotence infantile sans possibilit de lÕmousser par des identifications intermdiaires un frre. Devenu orphelin de frre et du mme coup, rtif la fraternit, il incarne jusquÕen ses impasses, sa rsistance toute tentative de fraternisation. Avec la venue de Nuit-dÕAmbre, note trs judicieusement Laurent Demanze, le double ne passe plus dsormais par une ressemblance familiale, que lÕenfant rejette vigoureusement lorsquÕelle se prsente, mais : travers le trouble dÕune diffrence ou dÕune discordance. Ce qui est sans doute pour Sylvie Germain une manire de dresser le portrait de lÕhomme moderne, qui nÕest plus enracin dans une identit familiale, mais se dcouvre dans lÕtrange miroir que nous tend lÕinconnu crois dans la foule, ou lÕange contre lequel nous nous battons.1
Au sein dÕune famille o la gmellit est la norme, la naissance simple peut tre interprte selon la pense des Dogons2, comme une perte et une incompltude eu gard au prototype de lÕunion originale. Charles-Victor sÕengage sur le parcours non balis de la rencontre avec lÕautre ds son arrive Paris. LÕinconnu du pont saint Michel qui lÕinterpelle par un Ç Vous y tiez ? È (NA, 182), en voquant le massacre des Algriens lors de leur manifestation pacifique du 17 octobre 1961, lui ouvre les yeux sur la fatalit du lien social et lÕexistence possible dÕune conscience politique qui sÕoppose lÕexigence de lÕun. Ces fantmes nanmoins auront tt fait de le rattraper puisquÕil ne sera pas en mesure de concevoir la nouvelle donne de lÕamiti autrement que sous le signe du double, Ç Jasmin, lÕunique dans la ville sÕtre pour lui dtach de la foule, avoir pris visage et nom. LÕunique ami, son double, son revers. È (NA, 199) II-2.C LÕallgorie du couple originaire Si les couples, au fil du temps et de lÕamour partag, deviennent jumeaux, Ç Le nom de celle qui fut son amour immdiat et unique et qui travers lÕpaisseur des annes devient et se fera corps jumeau È3, ceux qui se crent en leur fulgurante passion entrent dans cette relation gmellaire aux profondes et fascinantes rsonances. Didier Anzieu4 relve, dans lÕtat de lÕexaltation amoureuse, lÕinstauration dÕune croyance selon laquelle chaque partenaire du couple nouvellement instaur est celui qui compte le plus pour lÕautre, tout en esprant tre pour lÕautre lÕobjet de prdilection. Les lointains chos de cette 1
Laurent DEMANZE, Ç Le Diptyque effeuill È, Roman 20-50, n¡39, juin 2005, p.67. Ç En effet dans les temps immmoriaux, lÕorigine de notre espce il y eut, selon les Dogons, deux couples de jumeaux È. Ren ZAZZO, Le Paradoxe des jumeaux, op. cit., p.84. 3 Sylvie GERMAIN, Ç Kalidoscope ou notules en marge du pre È, Voies de pres, voix de filles, Adine SAGALYN (d.), Paris, Maren Sell & Cie, 1988, p.68. 4 Didier ANZIEU, Ç La Scne de mnage È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Ç LÕAmour de la haine È, Paris, Gallimard, n¡33, 1986, p.322.
2
399
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
relation primordiale symtrique qui unissait la mre son tout-petit, ainsi que les ondes sonores des mots chaleureux partags, subsisteraient dans la communication
amoureuse
et
dans
lÕillusion
gmellaire.
Ce
dlicieux
et
1
ncessaire mirage se dcline, selon Isodora Berenstein et Jamine Puget , sur le modle de Narcisse fascin par lÕimage de sa sÏur jumelle reflte par la surface de lÕeau. Otto Rank, dans Don Juan et le double, nous propose plusieurs variations sur le mythe de Narcisse, dont lÕinterprtation la plus tardive, rapporte par Pausanias, considre la nymphe cho comme la sÏur jumelle du beau jeune homme. Voil ouvert le passage entre Narcisse et Hermaphrodite. Inconsolable aprs la mort de son double fminin, Narcisse trouva un jour dans une source qui lui renvoya son reflet, la consolation de la perte. Bien quÕil st quÕil sÕagissait l de sa propre image, il prouva un soulagement en se mirant dans ce miroir dÕeau pour retrouver cette sÏur jumelle Ç qui dans ses vtements et dans son aspect extrieur lui ressemblait exactement È2 et chercha sÕunir cette autre moiti quÕil aimait comme lui-mme. Pour Julia Kristeva les amoureux ne font pas autre chose que de concilier narcissisme et hystrie, en imaginant volontiers tre jumeaux. Durant ce moment narcissique, lÕautre, idalisable, renvoie sa propre image idale qui est la fois autre. Pour se contempler mutuellement en cette unit duelle qui permet de toucher les sommets de la compltude heureuse, il Ç est essentiel pour lÕamoureux de maintenir lÕexistence de cet autre idal, et de pouvoir sÕimaginer semblable lui, fusionnant avec lui, voire indistinct de lui È3. Les mythes de lÕorigine font apparatre lÕide de la gmellit avec sa connotation sexuelle, comme sÕil tait impossible dÕimaginer Ç une gense sans un ddoublement de ce qui tait initialement confondu, indiffrenci. DÕo lÕambigut du couple qui est la fois sparation et union. È4. Dans le monde o flottent les effluves des vertiges androgyniques, le jeune couple de Tobie et de Sarra reprsente la souche humaine revenue en ce temps des mythes gmellaires o, selon Andr Green : lÕUn renvoie au Double. [É] Si lÕUn est fait de deux moitis, chacune des deux moitis comprend la fois un statut de division et dÕincompltude et pourtant chaque moiti est unit constituante de lÕunit forme par lÕunion des deux moitis.5
1 Isidora BERENSTEIN, Jamine PUGET, Ç De lÕEngagement amoureux au reproche È, La Thrapie psychanalytique du couple, Alberto Eiguer et al. (dir), Paris, Dunod, 1984. 2 Chantal THOMAS, Ç Casanova, LÕIcosameron ou lÕutopie du double È, ros Philadelphe, frre et sÏur, passion secrte, op. cit.. p.75. 3 Julia KRISTEVA, Histoires dÕamour, Paris, Denol, 1983, p.47. 4 Ren ZAZZO, Le Paradoxe des jumeaux, op. cit., p.142. 5 Andr GREEN, Ç Un, autre, neutre : valeurs narcissiques du mme È (1976), Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, ditions de Minuit, coll. Critique, 1983, p.56.
400
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ragoul ne distingue pas, des deux corps endormis sur le sol et troitement enlacs, Ç celui de sa fille. Ils sont nus, leurs cheveux emmls ; double chevelure noire bouriffe sur un fond rouge fonc. [É] È (TM, 237). La fusion des corps ne se conoit que sur le modle de lÕun et lÕunit du couple rduit temporairement la diffrence son point le plus extrme. Cette dernire subsiste nanmoins dans sa forme minimale qui est celle de la symtrie, chaque moiti constituant lÕunit : Ç Les dormeurs reposent front contre front, leurs profils sont en miroir, la clart de lÕun nimbe la face de lÕautre, le sourire de lÕun se reflte sur les lvres de lÕautre. È (TM, 238). Tobie et Sarra prsentent une version du couple primordial qui constitue une unit duelle dans une nouvelle mise au monde : [É] Il est sorti des limbes du pass, des lymphes grises de la mlancolie. [É] Tous deux sont descendus au plus secret du sommeil, celui des origines o éve sÕploya du flanc dÕAdam, et tout autant Adam dÕentre les bras dÕéve. (JC, 134)
Pour de nombreux exgtes Adam et éve, jumeaux originels, auraient t crs en tant Ç quÕunique crature, avec deux faces et deux cts, lÕun mle et lÕautre femelle È1. Dans le modle chrtien, le couple primordial nÕexiste vraiment que lÕun par rapport lÕautre dans une parfaite complmentarit, dÕune seule et mme
chair,
ils
sont
crs
pour
tre
spars
et
revenir
nouveau
complmentaires : É CÕest pourquoi lÕhomme quitte son pre et sa mre et sÕattache sa femme et ils deviennent une seule chair.
La plus ancienne des traditions rabbiniques prsente la version dÕun Adam androgyne : Ç Adam et éve avaient t dÕabord faonns dos dos, attachs par les paules. Mais comme ils avaient grand mal se mouvoir, ils sÕen plaignirent Dieu qui se rsigna les sparer en deux dÕun coup de hache È. Cette lecture sÕexpliciterait par le clbre passage du Banquet de Platon. Convive de ce banquet philosophique o lÕon dbat de lÕamour, le pote Aristophane explique le dsir amoureux par le drame primordial des humains bienheureux dÕantan, sphriques et parfaits, qui furent coups en deux par les dieux. Une autre tradition, rappele par Sylvie Brodziak, explique quÕAdam tait homme du ct droit et femelle du ct gauche avant dÕtre fendu par Dieu È2. En une nuit, le jeune couple plonge jusquÕaux origines du monde et, nouveaux Adam et éve, qui
1
Adin STEINSALTZ, Hommes et femmes de la Bible, Paris, Albin Michel, coll. Prsence du judasme, 1990, p.21. 2 Sylvie BRODZIAK, Ç Le Jardin perdu ou lÕinvention de lÕamour È, Cahiers Robinson, Ç Andre Chedid, lÕenfance multiple È, Christiane Chaulet-Achour (dir.), n¡14, 2003, p.41.
401
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
selon Descartes Ç nÕont pas t crs enfants È en raison de la toute-puissance de Dieu Ç qui fait toute chose parfaite ds le commencement È1, ils en reviennent mtamorphoss. La rconciliation passe par la rencontre amoureuse qui annule les tensions conflictuelles pour faire natre un tat positif dÕunification dans une formule exauce de lÕamour : Ç DÕun tel sommeil on se relve transfigur, autre infiniment, et au premier matin lÕesprit sÕtonne de cette radieuse renaissance, de cette mtamorphose de la chair et du cÏur È (TM, 242). Lorsque Camille dcouvre la fratrie joyeuse des frres Mauperthuis elle vit galement ce Ç trs simple miracle tout humain, magnifiquement humain : le regard de Camille sur les autres et sur sa propre vie avait t remis au monde dÕun coup aussi brusque que superbe. È (JC, 134).
Un glissement est cependant lÕÏuvre avec la rencontre de Simon et de Camille dans Jour de colre. La fraternit, selon les termes de Ren Zazzo, Ç devient ressemblance, la ressemblance devient gmellit, la gmellit devient amour fou È2. La dcouverte amoureuse, associe au dtachement de la figure grandpaternelle, nat de la rencontre avec la fratrie des Mauperthuis qui ouvre la possibilit dÕune vie qui se rclame urgemment, Ç La seule compagnie [É] tait celle des neuf frres. Elle brlait de les revoir, de se lier eux. Elle se savait semblable eux. Elle se voulait leur amie, leur sÏur. È (JC, 134). CÕest dÕabord la possibilit dÕun frre que Camille dcouvre en Simon ainsi que la perspective dÕune vie anime par des chants et des imprvus au sein dÕun groupe familial unifi. Bndicte Lanot relve que Ç Simon et Camille sont les mmes. Ils ont t engendrs par les mmes. [É] ils sont cousins [É] ils sont porteurs du mme hritage : celui dÕEdme comme celui dÕAmbroise ne laisse pas de place lÕenfant pour une existence de sujet. È3. Cette force de lÕhritage, qui facilite la similitude et le repliement narcissique, puise au mythe de lÕandrogyne dans sa dimension cosmologique et tiologique. Elle Ç conduit aux sources de lÕhumanit [É] exprience anhistorique et mmoire de lÕorigine È4 en runissant les principes du masculin et du fminin. Le jeune couple soutient le pari utopique de faire perdurer le paradis perdu qui se prsente dans le fantasme hermaphrodite
1
Ren DESCARTES, Les Principes de la philosophie (1644), III, art 45 (III, 248). Ren ZAZZO, Le Paradoxe des jumeaux, op. cit., p.198. 3 Bndicte LANOT-LEMOINE, LÕUnivers Romanesque de Sylvie Germain : lÕimaginaire thique, op. cit., p.252. 4 Laetitia LOGI, Ç Le Corps mlancolique : prsence de lÕandrogyne dans lÕÏuvre de Sylvie Germain È, Sylvie Germain et son Ïuvre, textes runis et prsents par Jacqueline Michel et Isabelle Dotan, Bucarest, EST Samuel Tastet diteur, 2006, p.130. 2
402
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ç o sÕexprime le rve de devenir la fois homme et femme, nostalgie de la plnitude antrieure la section mutilante opre par la sexualisation È1 : Ils nÕavaient en cet instant ni matrise ni possession dÕeux-mmes, chacun ne savait plus lequel des deux tait son propre corps. Tout ce que chacun savait, cÕtait que seul le corps de lÕautre tait dsormais son vrai corps. (JC, 211)
Le manque se trouve ainsi exclu dans ce ressenti dÕintgrit narcissique qui peut rappeler un vieux rve ainsi quÕune une ralit jamais connue, lÕhallucination dÕune fusion de lÕenfant avec Ç une mre nourricire-et-un-pre-idal È que Julia Kristeva nomme Ç un conglomrat [É] qui dj condense deux en un. È2. Ce sentiment amoureux traversent Camille et Simon en un rve dÕternit o Ç Chacun devenait la doublure du corps de lÕautre, la sensibilit du corps de lÕautre. La volupt du corps de lÕautre. È (JC, 236). Cet tat nÕest cependant gratifiant que provisoirement car il enracine Narcisse en lui-mme : Ç Elle confondait son corps celui de Simon. Elle confondait les mots, les images, la chair È (JC, 215), prouvant ce que Jean-Yves Debreuille dcrit comme Ç une composante de la joie amoureuse [qui] est une exaltation de sÕprouver pour autrui, ou le croire È3. Bndicte Lanot interprte cette Ç bute contre la gnitalit È la lumire de la problmatique maternelle. Comment en effet, interroge-t-elle, celle Ç qui nÕa jamais eu de vritable accs lÕautre, pourraitelle tre une initiatrice ? Son appel est dÕune morte, ou de la mort. Le message est donc ambivalent. Il dit lÕalternative qui sÕoffre aux amants : ou le grandirensemble, le passage lÕge adulte, ou le mourir È4. En revanche, nous ne pensons pas que Camille Ç renonce son altrit È5, pour la simple raison quÕelle ne fut jamais duque pour se constituer et se penser en tant que sujet. Sans doute est-ce la raison pour laquelle elle accde si facilement la plnitude du lien gmellaire qui ne la livre pas dÕemble seule, en tant quÕelle-mme, sur le chemin du dsir. Quant Simon le bien-aim, dont la beaut Ç faisait la fiert de son pre et lÕmerveillement de sa mre [Éil] avait trouv en elle son double au fminin, la rponse son dsir, le vrai lieu de sa joie. È (JC, 255). Ainsi, nouveaux Paul et Virginie, Simon et Camille faonnent un couple fond sur le faux semblant, tre frre et sÏur sans lÕtre vraiment. Exils du monde, fuyant les terres grand-paternelles, ils ne peroivent plus aucune sparation, ni en eux, ni dans les choses, ils fusionnent et tendent ne plus former quÕun seul tre. Le 1 Jean-Jacques BERCHET, Ç Le frre dÕAmlie ou la part du diable È, ros Philadelphe, frre et sÏur, passion secrte, op. cit., p.127. 2 Julia KRISTEVA, Histoires dÕamour, op. cit., p.281. 3 Jean-Yves DEBREUILLE, Ç Posie amoureuse et altrit, ou les ruses de Narcisse È, Le Croquant, n¡30/31, t 2001, p.39. 4 Bndicte LANOT-LEMOINE, LÕUnivers Romanesque de Sylvie Germain : lÕimaginaire thique, op. cit., p.233. 5 Ibid., p.251.
403
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dsir de cette compltude se lit dans les dtails physiques et se reflte dans la tenue vestimentaire. Recueillis par Huguet Cordebugle qui offre son hospitalit, Simon et Camille lavs et vtus Ç de la mme faon, accoutrs moiti en femme, moiti en homme È prsentent une Ç ressemblance [É] troublante È (JC, 299), si proche que la figure de lÕautre disparat. Ce couple trange, qui fascine Huguet Cordebugle qui Ç nÕen finissait pas dÕtre bloui par les mtamorphoses de ce corps double et un È (JC, 301), incite rver aux possibilits du double et jouer avec la notion de lÕindividuation, lÕinstar des figures des jumeaux de Plaute Shakespeare. Les personnages Ulrich et Agathe de LÕHomme sans qualits de Robert Musil explorent galement cette gmellit imaginaire. Spars depuis leur prime enfance ils dcident, alors quÕils se retrouvent aprs de longues annes de sparation, de vivre leur amour en faisant une seule et mme chair. Ce quÕUlrich nomme Ç utopie gmellaire È est un fantasme qui prend pour origine la ressemblance de leur habillement : Ç Nous descendons les rues des hommes avec le mme ge, la mme taille, les mmes cheveux, les vtements aux mmes rayures [É] È1. Camille et Simon apparaissent comme un tre double spculaire qui se confronte ses propres limites, renvoyant aux dfaillances de sa propre organisation psychique. Ils tendent vers lÕunit plus quÕils prouvent leur union et leur idal de communion les bloque dans le rgime du mme o toute diffrence sÕabolit. Les subterfuges pour fuir les effets de la rage de leur grand-pre ralisent phmrement le mythe de lÕandrogyne : ainsi habille, elle semblait tre un frle jumeau de Simon, et cela lui plaisait. Cela mme la rassurait, car de la sorte elle effaait la terrible ressemblance que le vieux sÕtait obstin plaquer sur elle ; cette ressemblance avec une femme morte que le vieux avait tant invoque travers le bois de la porte. (JC, 323)
Ces deux tres, galement beaux, dont la ressemblance troublante questionne leur complmentarit, laissent deviner le surgissement de la catastrophe prochaine. Comment un tel couple pourrait-il rsister lÕexprience de la vie ? La tradition romanesque nous prvient que les histoires qui contiennent en germe le rve dÕun
attachement capable de vaincre
la
mort,
sont bien
souvent
annonciatrices dÕune passion fatale ou impossible. Ce destin se dessine comme une ombre mortifre ds la premire treinte passionne du jeune couple. En ce dernier jour de lessive, au cours duquel Camille aide Fine nettoyer Ç tout le linge de la maison È, (nous savons bien ce que peut vouloir signifier le fait de laver son linge sale en famille !), Camille et Simon se rejoignent en une intense union sexuelle. La description de cette scne qui prsente les amants :
1 Robert MUSIL, LÕHomme sans qualit, [Der Mann ohne Eigenschaften] (1931-1933), Paris, Le Seuil, 1956.
404
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
enlacs lÕun lÕautre ils avaient roul dans lÕherbe trempe de rose [É]. Ils avaient ramp contre la terre [É] Les draps tout autour dÕeux talaient leur blancheur crayeuse dans la nuit comme une calme et pure nudit. (JC, 210)
dvoile dÕinquitantes similitudes avec la scne de lutte entre Catherine et Vincent Corvol : Ç Ils avaient dval le talus, avaient roul dans la broussaille tincelante de rose. Ils sÕtaient relevs et sÕtaient nouveau battus ; mais sans cris. È (JC, 44). Le projet de fuite de Catherine est ainsi brutalement interrompu au bord de la rivire, Ç Le couple sÕtait disloqu. È (JC, 46). Une gnration plus tard, lÕunique tmoin de cet assassinat devient le meurtrier de toute vellit de libert de ce Ç corps jumeau È quÕil Ç disloqu[e] È (JC, 302) au bord dÕun torrent. Huguet Cordebugle qui reconnait dans Ç le couple en train de sÕenlacer dans lÕherbe. Camille et Simon, deux Mauperthuis des fermes ennemies È (JC, 211), sait galement reprer lÕamour transgressif qui prvaut dans la conscience courante, ainsi que dans les textes littraires. LÕimagination de ce vieil homme revche, capable de parer son lit de draps taills dans le linge de femmes et de rapporter, par brasses, des fleurs pour couvrir le corps jumeau, sait dceler dans cet amour, tout entier de fracheur et de jeunesse, les chos des anciennes amours vnitiennes. Car il y a du Capulet et du Montaigu dans ce couple aux amours contraries par les folies et les emportements familiaux. Il y a du Romo et Juliette dans lÕexaltation amoureuse qui dcrte lÕvidence et lÕimptuosit de leur passion au-del de lÕhostilit du grand-pre. Leur couple clandestin, impossible et solitaire, est vou la mort, ce qui pourrait faire crire Julia Kristeva leur sujet quÕils Ç mettent moins de temps sÕaimer quÕ se prparer mourir. È1. Aprs un bref passage dans le paradis des fougueuses treintes et le passage dans la chambre blanche, Mauperthuis les poursuivra de son hostilit. Le vieux tue par deux fois en prcipitant tour tour Camille et Simon dans le torrent. Au jeu des apparences les corps se confondent, les voix se mlent : Ç Ce cri nÕtait pas dÕhomme, mais de femme. Ambroise Mauperthuis se redressa, hagard. Il ne comprenait plus. È. Le corps frapp nÕest pas celui qui git au fond du lit du torrent, il se ddouble : Ç Il regardait, hallucin cet autre corps, ce drle de double de lui-mme ; son reflet dans lÕeau, tout dsarticul contre les cailloux. È (JC, 330). Dans sa folie meurtrire, ses jets de pierre atteignent par ricochets un corps et son double, Ç Ils taient deux, l, en bas ; Simon le voleur et Simon lÕincendiaire. Ils taient deux, le jumeau fort et le jumeau plus frle. È (JC, 330). Ainsi, aprs avoir chass et poursuivit Simon, le vieux Mauperthuis spare rageusement la crature qui semble le narguer en rsistant ainsi ses coups rpts. Tel le Zeus de la cosmogonie de la Grce
1
Julia KRISTEVA, Histoires dÕamour (1983), Paris, Gallimard, coll. Folio essais, n¡24, 1985, p.265.
405
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
antique, il disloque le couple androgyne qui veille sa jalousie et Ç riait dÕtre le matre, le matre des lieux et des destins. Il riait dÕavoir tranch en deux ce double corps [É] È (JC, 256). Simon et Camille, se ddoublant sur la surface rflchissante du miroir aquatique, sÕy noient ensemble, runis nouveau dans leur chute. La mort du corps jumeau cependant nÕouvre sur aucune rconciliation et nÕa pas de valeur rdemptrice, elle laisse le monde un peu plus vide mais ne le transforme pas. Ainsi lÕamour de Romo et Juliette qui ne fut quÕune Ç brve illumination avant une ternit de tnbres È1. Mauperthuis se terre un peu plus dans sa folie dcrpie, quant aux jeunes gens du village ils ne partent plus au bois pour chantonner quelque complainte et vaquer aux dlices amoureuses, mais sÕen vont la guerre pour ne pas en revenir. II-3 LÕexcessive prsence dÕune extrme absence II-3.A Le frre et la sÏur en leur disparition Lorsque vient disparatre la sÏur ou le frre, la douleur aigu sÕincruste durablement dans le regard, elle vrille le corps et lance parfois ses longues plaintes dans le chant dÕune flte qui grne les notes dÕune complainte qui ne peut se dire. La vie de Pauline bascule avec la mort dÕAnne-Lise qui la fait mourir son statut de sÏur, Ç prsent elle nÕest plus rien È (EM, 59). Le deuil affecte en profondeur tous les liens et identifications tisss au sein de la famille, les places initialement signifiantes et vivifiantes au sein de la sororie nÕont plus cours. Pauline rgresse ainsi lÕtat dÕenfant unique, seule, face lÕamour parental, intact, mais dvast par la souffrance. Les mots se font curieusement drisoires et souvent incongrus, pour exprimer la douleur et appeler la disparue. LÕinstrument vent offre la petite fille de quoi canaliser un souffle, il lui reste sa flte. [É] Comme le magicien qui avait ensorcel les rats puis les enfants de Hammelin pour les perdre sans retour, elle joue, elle joue sans fin. Mais elle joue rebours du magicien de Hammelin ; elle voudrait dsensorceler sa petite sÏur, rompre le charme noir de la mort [É]. (EM, 61)
Le deuil devient une musique qui se lve chaque soir par la force dÕune enfant qui, souffle Ç tremblant È et doigts Ç maladroits È (EM, 57), appelle sa sÏur. LÕinconsolable Orphe, fils dÕÎagre et de Calliope, lui aussi crie sa souffrance et pleure sa bien aime Eurydice. Par son art, Orphe nÕa-t-il pas su, avant elle, anantir les sortilges et envoter la nature qui lui fait cortge !? Lors de sa descente courageuse au Tartare dans lÕespoir de ramener son Eurydice, nÕa-t-il pas su, par le jeu de sa lyre, toucher les dmons, charmer Persphone et adoucir
1
William SHAKESPEARE, Ç Romo et Juliette È, Îuvres compltes, op. cit., p.509-525.
406
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
le cruel Hads !? La patience Ç immense È, de la petite Limbourg vaut bien la virtuosit du joueur de lyre et de cithare. Pauline Ç ne peut plus arrter de jouer È et laisse pleurer sa sÏur Ç travers elle È (EM, 61). Elle partage la douleur du pote, chanteur et musicien, veuf inconsolable, qui put cependant, lors de la catabase de la descente aux enfers, sonder les secrets de la mort et ramener son aime jusquÕaux portes des vivants. Dans Tobie des marais, Rosa Rozmaryn
drive
dans
une
mlancolie
croissante
lorsquÕelle
constate
Ç lÕanantissement de tout le Yiddishland È et quÕil ne subsiste de sa sÏur Wioletta, assassine dÕune balle dans la nuque et jete dans une fosse commune, quÕune dent de lait qui rejoindra la mdaille du pre dans le modeste mausole/pot de fleur : Ç Elle sÕen voulait [É] de nÕavoir pas accompagn sa sÏur, de nÕavoir pas partag sa mort, [É]. È (TM, 79). La sÏur ou le frre dcd apparait comme le double mortel et mortifre de lÕenfant survivant dont il peut entraner la perte, comme si, cras par le poids de la souffrance, ce dernier nÕavait plus la force ncessaire pour engager le Ç travail du deuil È qui vise sauvegarder le moi. La sparation avec la sÏur bien aime fige Trakl dans un miroir ltal qui ne laisse place aucune nouvelle identification, Ç ptrifi, [Éil] sombra dans le vide, lorsque dans le miroir bris apparut la sÏur [É] È1.
La gmellit accentue la difficult de survivre sa part manquante alors que la perte fait retour sur soi dans un vcu dÕamputation de son autre soi-mme. Figure de la spcularit narcissique, le jumeau, Ç lÕautre semblable absolu chez les jumeaux vrais tmoigne radicalement de la difficult dÕtre deux dans la sparation È2. Dans le dsastre de la mort, lÕemprise du double peut tre complte. Dans Osnabrck, la romancire Hlne Cixous affirme aprs le dcs de son frre, Ç Nous sommes encore un seul enfant È3 et souligne leur corporalit fusionnelle par le terme Ç encore / en corps È. Elle convoque galement dans son ouvrage Tours promises lÕtat de la gmellit perdue par la voix de la narratrice : il Ç est moiti moi, en le peignant je me peins, en me plaignant je le plains È4. Jrme Garcin, dans son ouvrage Olivier5, se demande galement si le survivant du couple gmellaire est un jumeau qui a perdu son double, ou sÕil devient avec le temps un tre singulier. La perte du jumeau ou de la jumelle poursuit la traverse du mystre de la gmellit qui, de lÕosmose amniotique peut sÕachever dans le risque dÕembrasser son propre reflet sur le
1
Sylvie GERMAIN, Ç LÕEnchanteur la lyre (dans le sillage dÕOrphe et de Georg Trakl) È, op. cit., p.63. 2 Ren KAèS, Le Complexe fraternel, op. cit., p.63. 3 Hlne CIXOUS, Osnabrck, Paris, Des femmes, 1999, p.166-167. 4 Hlne CIXOUS, Tours promises, Paris, Galile, 2004, p.87. 5 Jrme GARCIN, Olivier, Paris, Gallimard, 2011.
407
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
masque de la mort. Lorsque Margot, la Maumarie du Livre des Nuits, dcde en tombant dans une ravine aprs treize annes de folie amoureuse, Mathilde, dans le dsert de sa solitude, crie son prnom en lieu et place de lÕabsente. elle ne pouvait plus distinguer entre elle-mme qui nÕtait plus rien et cette autre qui lui avait toujours t plus quÕelle-mme. Ç Mathilde ! Mathilde ! È disait-elle, sÕappelant travers le silence de cette mort qui venait de la frapper si bizarrement en visant ce corps second dÕelle-mme. (LN, 236)
La clbre formule rimbaldienne selon laquelle Ç Je est un autre È prend ici tout son sens, mais ne permet aucunement la trajectoire dÕun retour sur soi. Le corps de la jumelle ramne au questionnement que lÕenfant connat devant son reflet dans le miroir qui montre, avec une brutalit rarement gale, que ce corps a t spar. Dans son tude consacre au rapport entre le double et le jumeau, Otto Rank prcise que le ddoublement de lÕimage de soi renvoie une partition du moi. Ainsi, seule, penche au dessus du corps de sa sÏur quÕelle surplombe, Mathilde ne peut saisir de celle-ci quÕun reflet glac qui lui jette la figure lÕhorreur de ce corps arrach au sien. La folie de la douleur fait perdre pied et multiplie le pouvoir spectral qui clame que Mathilde nÕest que le reflet dÕune autre. Sans doute est-ce pour cela que les rituels de deuil invitent couvrir de voiles les miroirs afin que cesse cette multiplication de lÕtre et que le retour la terrible solitude de soi-mme puisse sÕeffectuer. Dans la mort, le visage de la sÏur appelle Mathilde se reconnatre en ce double perceptif. Son visage, quÕon ne connait jamais directement, se donne dans sa ressemblance, exprience indiscernable, que Ren Zazzo associe
une Ç secousse rvlatrice de
lÕambigut fondamentale de la gmellit et de tout ddoublement È1. Plusieurs couples de jumeaux germaniens ne savent plus, dans la mort de leur frre ou de leur sÏur, distinguer lÕaltrit au cÏur du familier, ils restent confondus et conjurent la crainte de sÕtre soi-mme perdu. Mathilde, ainsi que Deux-Frres, ne savent plus que le visage de leur jumeau ressemble au leur, sans tre le leur. Le visage quitte alors le sujet et souligne la fragilit de la reprsentation de soi qui, dans lÕenfance, nÕa pas permis la distinction progressive entre soi et son jumeau. Ils restent en gmellit avec leur frre ou leur sÏur, dans le sens o ils ne sont plus en mesure - ou quÕils refusent - dÕtablir une frontire entre lÕun et lÕautre. Le mme processus est lÕÏuvre chez le couple parental de lÕauteure qui passe par diffrentes tapes de la sparation, Ç devenus dans la vieillesse comme un unique corps [É] double corps alit [É]. Corps jumeau naufrag au bord dÕun temps tale [É]. Et au bout de lÕattente, la dislocation du corps
1
Ren ZAZZO, Ç Dialogue avec Michel Tournier È, Le Paradoxe des jumeaux, op. cit., p.59.
408
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
jumeau, puis la disparition totale. È1. O se niche le moi de celle ou de celui qui se vit comme double de lÕautre ? Lorsque le parcours de vie se construit pour viter la sparation, la mort ne peut laisser Rose-Hlose que dans un dsarroi absolu : Ç Je ne suis entre au couvent que pour accompagner Violette, je nÕy suis reste que pour ne pas mÕen sparer. Maintenant quÕelle est morte je ne veux plus rester. È (LN, 326). La situation de Deux-Frres tmoigne du refus de la sparation et de lÕimpossibilit du clivage. Le jumeau ne peut tre mortel, il est amen survivre, en devenant le survivant qui ne se soumet ni la limitation du temps, ni celle de lÕespace. Le meilleur moyen de supporter la douleur pour Mathilde, qui connat Ç ce que signifiait pour un enfant Pniel dÕtre soudain priv de son jumeau, de son double È, est de ne pas se soumettre lÕirruption de la ralit pour viter tant que possible Ç le dsespoir |É] ce chagrin fou, inconsolable, dÕtre livre lÕabandon, la solitude. È (LN, 326).
Dans le mythe o les destins gmellaires sont si souvent associs aux Ç rcits de fondation È, la disparition dÕun des jumeaux dvoile le motif Ç de la rptition funeste dÕun drame originaire È qui se dvoile par le Ç retour lÕindiffrenci du dclin et de la mort È2. Les parcours fraternels achoppent sur la loi inexorable de la guerre qui sÕexprime comme maldiction ancestrale relaye par lÕHistoire qui fait peser sur les fratries les menaces de lÕclatement et de la dissmination. Le couple gmellaire dÕAugustin et Mathurin, marqu par une telle ressemblance que Ç seuls leurs parents parvenaient les distinguer È (LN, 96), porte en lui le tragique de ce destin. Leur dpart au front pour se rendre sur Ç Le Chemin des Dames È scelle leur indiffrenciation. Les compagnons dÕarmes, Ç les autres È : ne tardrent pas se moquer de ce couple insparable quÕils surnommrent Ç les Siamois È [É] Mais il ne pouvait tre question de mourir chacun de son ct, du moins pas tout de suite, pas vingt ans, car ils sentaient bien que porter lÕabsence de lÕautre tout le reste de leur vie et t une charge beaucoup trop lourde et douloureuse. (LN, 154)
Cette image des frres siamois condense remarquablement lÕinsparabilit et la dangerosit contenue dans la fusion comme dans la sparation des frres. Le risque est toujours grand en effet, de vouloir oprer un dtachement des frres relis par une peau commune, dÕautant plus quand un seul organe sert maintenir la vie chez les deux frres. Cette coupure qui conduit la distinction peut galement donner la mort. Un obus aura rapidement raison de cette union,
1
Sylvie GERMAIN, Ç Kalidoscope ou notules en marge du pre È, op. cit., p.68. Carole KKSIAZENICER-MATHERON Ç Fratries : romans de la fin dÕun monde È, Fratries. Frres et sÏurs dans la littrature et les arts de lÕAntiquit nos jours, op. cit., p.605. 2
409
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
et le frre, rest dans la tranche, voit son jumeau propuls dans les airs. La terre sera une tombe informe pour celui qui nÕest mme plus un corps : Il vit seulement que cÕtait l le bras de son frre et il oublia lequel des deux, il tait lui, qui restait sauf, et absurdement seul. Il ramassa le bras, contempla longtemps, hbt, la main pareille aux siennes, puis lÕenfouit sous sa capote. (LN, 166)
Isis, femme et sÏur dÕOsiris, russit avec lÕaide de Nephtys, du serviteur Anubis, de Toth et dÕHorus, reconstituer le corps de son poux en retrouvant les quarante morceaux1 de son corps dmembr et rpandu travers le monde par son frre rival Seth. La guerre nÕoffre pas cette opportunit de patient rafistolage, seul le fragment gmellaire peut-tre maintenu sous le manteau et serr contre le corps du frre survivant, comme sÕil pouvait, tel un greffon, engager une nouvelle vie. Augustin et Mathurin dpassent le sens mythique des jumeaux souvent dfinis en deux concepts opposs par lÕesprit binaire, ils fusionnent pour ne plus former quÕun tre. Le dcs de lÕun dÕeux inaugure la priode de lÕenkystement du frre mort chez le frre vivant. La perte de lÕindividualit et de lÕidentit par lÕanantissement des prnoms cre une nouvelle crature nomme Ç Deux-Frres È. Le sujet se dissout et donne naissance un monstre, Ç mi-diurne, mi nocturne È, ni vif, ni mort, qui permet de contenir, cte cte, les deux parts de ce qui constituaient le couple initial. Non seulement le frre survivant a perdu son identit, mais encore, dans lÕpreuve de lÕamputation identitaire, son humanit devient problmatique. Rescap silencieux, il se situe la frontire indcise entre les vivants et les morts. Sa prsence sÕimpose la fois comme la mtaphore exemplaire dÕune difficile nomination de lÕhorreur et, paradoxalement, comme son expression mme, en tant que symptme dÕune plaie ouverte, celle du traumatisme collectif de la guerre. Les travaux des historiens nous rappellent que les diffrentes formes dÕagression sensorielles lies aux combats auquel furent livrs les soldats nÕest pas sous estimer dans les traumas conscutifs. Dans trange Dfaite, Marc Bloch a prcisment dcrit lÕangoisse du dmembrement pour lÕhomme qui Ç ne supporte jamais plus mal lÕide de sa fin que sÕil sÕy ajoute la menace dÕun charppement total de son tre physique [É] È2. Le choc visuel que reprsente le corps dmembr de son jumeau est Ç insparable de lÕanticipation de ce qui peut advenir de son propre corps. Dans cet instant lÕautre est soi. È3. Ë cette figure du double incorpor est attach le sentiment de perte prouve, non 1
Ë lÕexception de son sexe, qui avait t jet au fond de la mer et aval par un poisson, quÕil fallut remplacer par un appendice en bois. 2 Marc BLOCH, trange Dfaite, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1990, p.88. 3 Stphane AUDOIN-ROUZEAU, Ç Massacres. Le corps et la guerre È, Histoire du corps (2005), tome 3, Paris, Le Seuil, coll. Points/histoire, 2011, p.313.
410
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
seulement pour soi-mme, mais pour les parties de soi que lÕon a perdues. LÕinquitante tranget associe cette exprience peut susciter le fantasme de la substitution de lÕun lÕautre, la survivance nÕtant possible que par le Ç ddoublement intrieur È (LN, 172). Le destin des Ç frres pareils È, du roman Les Mtores de Michel Tournier, peut tre rapproch de celui de Ç DeuxFrres È tant la sparation du couple est source de dvastation pour celui qui entend maintenir intacte la fusion primitive. Aprs un long voyage initiatique quÕengage Paul pour se lancer la recherche de son jumeau Jean, il revient chez lui amput dÕun bras et dÕune jambe et Ç grce lÕillusion du membre fantme [É] sa qute [É] aboutit autre chose et lÕincorporation de son frre È1. Alors que le frre survivant du roman germanien ramne, comme une relique, le bras du frre qui devient surnumraire, Ç Deux-Frres avait refus que cet ultime reste de son frre ft port en terre, - il ne le serait que lorsque la mort aurait consomm cette autre moiti du disparu qui continuait perdurer en lui, le survivant. È (LN, 174). En refusant de se nommer devant son pre, le fils laisse planer le doute sur lÕidentit du survivant : Ç Mon filsÉ È rpta-t-il comme en rve en effleurant le visage tremblant et glac de ce fils quÕil ne pouvait mme pas nommer. LÕautre redressa subitement la tte dÕun air farouche et tonn. Ç Non pas ton fils, sÕcria-t-il. Tes fils ! (LN, 170)
Deux-Frres nat de la mort dÕun jumeau quÕaucune parole ne vient rvler tant lÕvocation de la perte est inenvisageable afin de ne pas entriner sa mort. Le temps qui lui reste sera dornavant consacr la tentative de redonner vie cette figure du revenant, obtenue par incorporation du frre disparu. Il se veut frre-mort et vivant tout la fois, auto-engendr par la force du dni. Une clbre boutade de Mark Twain rappele par Bernard Brusset2 montre la difficult de la logique du ddoublement narcissique et de lÕindiffrenciation qui laissent toujours poindre le doute : Ç JÕavais un frre jumeau. Nous nous ressemblions tellement que, lÕun de nous tant mort la naissance, je nÕai jamais pu savoir si cÕtait lui ou moiÉ È. La proccupation de dtecter, par de menus indices et de minutieuses dductions, qui serait le frre survivant ne nous intresse gure, tant Deux-Frres creuse la complexit des relations gmellaires en prsentant rsolument le choix de personnifier les diffrentes parties dissocies, non seulement de son frre, mais des siennes propres, basculant ainsi du ddoublement narcissique, figur par les jumeaux, lÕindiffrenciation partielle des frres siamois. Double incarn, il ne fait quÕun seul. Ni miroir, ni reflet, Deux-Frres porte son comble le danger dÕalination que comporte tout 1 2
Ren ZAZZO, Ç Dialogue avec Michel Tournier È, Le Paradoxe des jumeaux, op. cit., p.68. Bernard BRUSSET, Ç Le Lien fraternel et la psychanalyse È, op. cit., p.359.
411
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
rapport intime autrui. Lorsque la question de lÕidentification se pose : Ç Lequel des deux es-tu ? È, la rponse est lÕexpression du plus svre dni : Ç " Je ne sais pas, je ne veux pas savoir " [É]. Il ne survivait quÕau prix de ce ddoublement intrieur. È (LN, 172). La mort prcoce du double fait lien entre les deux hommes, lÕun fonctionnant pour lÕautre comme substitut de lÕobjet perdu. Il fait corps/me avec son frre disparu et cesse dÕtre lui, pour tre tour tour ce que sa femme/belle-sÏur attend quÕil soit. Car cette volont de taire le nom du frre mort trouve le mme cho chez les femmes des jumeaux dont aucune ne peut ainsi se dire et se vivre veuve. Le survivant trouve donc exister pour lui et pour son frre, dans cette illusion partage trois, que cÕest lÕautre qui est mort. Deux-Frres prolonge ainsi la liste des diffrentes formes de passages lÕacte incestueux au sein de la famille Pniel en organisant celui que Franoise Hritier1 nomme lÕinceste de deuxime type indirect, qui met en contact des consanguins par lÕintermdiaire dÕun partenaire commun. Du vivant des jumeaux le trouble du dsir pour la femme de lÕautre sÕimmisait dj lors de la rdaction et de la lecture du courrier au front : Le corps dÕHortense mis nu par les mots et les images de son frre se dvoila lui avec une fantastique impudeur et son tour il se mit rver dÕelle quand bien mme il pensait tout le jour Juliette. (LN, 150)
En devenant Deux-Frres, il rpond lÕattente de ses femmes et se livre avec constance lÕamour dÕHortense autant quÕ celui de Juliette : Ç LÕune lÕappelait Mathurin, lÕautre Augustin. [É]. Dans les bras de Juliette, il redevenait Augustin [É] Contre le corps dÕHortense il devenait Mathurin [É] È. (LN, 173). Alors que dans tous Ç les cas, lÕinceste Ð ou lÕexclusion du tiers Ð fabrique du binaire partir du ternaire È2, avec lÕinceste du deuxime type ce nÕest pas une personne qui est exclue, cÕest une place. Ainsi en fusionnant deux places de ce qui devrait tre du ternaire, le frre mu par un dsir de poursuivre une relation de sduction narcissique, entre en contact intime avec son frre en sÕunissant sa belle-sÏur. Le tabou de lÕinceste est ici transgress autant par le partage dÕhumeurs corporelles identiques que par le refus de lÕobligation de la diversification. De cette union nat Benot-Quentin avec sa bosse sur le dos, qui formule parfaitement le ddoublement. Il est le seul tmoigner par son corps de la problmatique paternelle et de la contrainte smantique irrconciliables, lÕUnique contient le Double. La gmellit ne vient pas marquer la descendance de Ç DeuxFrres È, mieux que cela, la fusion des tres prend corps dans le corps mme de
1
Franoise HRITIER, Les Deux SÏurs et leur Mre. Anthropologie de lÕinceste, Paris, Odile Jacob, 1994, p.11. 2 Caroline ELIACHEFF, Nathalie HEINICH, op. cit., p.245.
412
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lÕenfant par un phnomne dÕincrustation. Au del de la gmellit et de la mtaphore des frres siamois, lÕenfant devient porteur du fantasme paternel : Deux-Frres lui disait en effet que sa bosse enfermait un trs grand et trs merveilleux secret, - quÕau dedans dormait un autre petit garon. Un tout petit frre dou dÕune remarquable beaut et de grands talents, et ce petit frre, si Benot-Quentin savait lÕaimer et le porter sa vie entire avec confiance, eh bien il veillerait sur lui et le protgerait contre tous les malheurs. (LN, 204)
La bosse de Benot-Quentin signale lÕenkystement du double non enterr au-del de la gnration par la prsence dÕun frre rsiduel, une fratrie imaginaire et solidaire qui, au sens plein, fait corps. Une autre figure du double fraternel est ainsi obtenue par lÕincorporation du frre comme un autre en soi, ou par dtachement ou clivage dÕune partie de soi. La mort traumatique du pre/oncle demeure hors deuil se fixe dans la gnration suivante dans la revenance du mort. Le doux Benot-Quentin arrive cependant ne pas vivre ce surplus de prsence en fantme encombrant. Le Ç petit frre mystrieux enferm dans sa bosse È devient une prsence lgre qui contient, selon Sang-Bleu, la promesse dÕun chant futur : Un jour viendra, lui disait-elle, o ton petit frre lui aussi se mettra chanter. Alors tu seras le plus heureux des petits garons ! Les gens viendront de partout pour couter ton chant et ils pleureront en entendant, tant ce chant sera doux et beau, et tous regretteront de ne pas avoir une bosse comme la tienne. (LN, 220)
II-3.B Le poids du frre mort
LÕvnement dramatique de la perte du frre lÕest dÕautant plus quÕen sa survenue Ç se conjuguent le lien adelphique, dans sa rupture, et le complexe fraternel qui exerce ses effets dans le travail du deuil È1. Ainsi, les propos de Salvador Dali, Ç JÕai vcu toute mon enfance en portant agripp mon corps et mon me mon frre mort È2, qui pouvaient convenir la situation morphologique de Benot-Quentin, prend tout son sens dans le vcu de Charles-Victor pour qui le disparu prend place dans lÕomniprsence et lÕinfinie persistance de son absence. Charles-Victor engage un combat bien singulier qui sÕapparente la mise mort de son frre dcd afin de se dfaire de son poids qui pse sur lÕexistence du survivant. Jean-Baptiste, qui aurait pu tre le Ç gardien de son frre È, sÕavre tre un fantme bien encombrant, parce que, clame Alose dans LÕEnfant Mduse : Ç les revenants, a existe ! Et a ne porte ni voiles ni suaires,
1 2
Ren KAèS, Le Complexe fraternel, cit. op., p.157. Salvador DALI, cit par Ren Kas, Le Complexe fraternel, Paris, Denol, 2008, p.63.
413
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
ni chanes ni grelots, - a porte sa maldiction avec soi, cÕest bien pire. È (EM, 166). Quel hritage partager en effet avec ce frre disparu et comment concevoir lÕidentification ventuelle avec lui sans tre soi mme englouti dans le caveau ct, ou la place du mort ? En tant que premier-n, Jean-Baptiste est lÕorigine du groupe familial et de la cration du couple parental, dÕo lÕimportance Ç de son investissement imaginaire et symbolique, tant pour les parents que pour les frres et sÏurs venir [É]È1. Par ailleurs, cet enfant qui porte lÕesprance du retour du pre, est fantasmatiquement install par sa mre comme un Ç messager de lÕespoir È (LN, 298) de la fin de la guerre. Son surnom de Petit-Tambour contient le souvenir du bruit de la pluie ruisselant le jour de sa conception autant que lÕesprance du roulement des caisses claires qui rsonne au cÏur des dfils victorieux. Cette identification lÕinscrit fortement dans le dsir maternel et dans les reprsentations imaginaires du roman de la famille Pniel. Jean-Baptiste est porteur dÕune destine qui le relie trs troitement la guerre, cependant si les armes se sont tues depuis sa naissance, elles font entendre nouveau le claquement de leurs dtonations le jour de sa mort. Ce sont en effet des hommes en armes, Ç en tenue de chasse, aux bottes souilles de boue, aux bras couverts de sang È (NA, 24), qui ont eu lÕenfance pour seul gibier : Ç Il tait le premier mort de lÕaprs-guerre, comme son petit frre Charles-Victor avait t le premier-n de lÕaprs-guerre. Il apportait son enfance en offrande tous les morts venir È (NA, 30). Du fait de sa disparition, le frre an ne servira pas de modle suivre ou a rejeter, il ne jouera pas plus son rle dÕtayage, porteur de toutes les ambivalences et rivalits possibles. JeanBaptiste restera donc, jamais, inaccessible, fig par lÕidalisation parentale, horizon toujours dfaillant de leur bante blessure. Le frre mort nÕapparat que dans ses virtualits, il est une figure en ngatif qui aspire celle de lÕenfant vivant : Ce grand frre qui ne lui avait jamais pardonn, lui, Charles-Victor, de ne pas tre n petite fille. [É] - tait-ce elle quÕil tait all chercher dessous la terre ? - Ç Eh bien quÕil aille, quÕil aille donc, se rptait Charles-Victor [É] QuÕil aille au diable, et la mre avec ! È (NA, 36)
Le travail de deuil du frre chez Charles-Victor ne peut se concevoir sans prendre en considration lÕlaboration du deuil que Pauline et Baptiste font de leur enfant. Or, accabls par la douleur, les parents sont muets, ils nÕenseignent rien et, comme il fut dÕusage lÕpoque, ils taisent la mort et leur peine. LÕexistence mme du disparu nÕtant plus voque, il ne peut accder une place de dfunt et fait retour de faon massive et ruptive dans la vie de 1
Ren KAèS, Le Complexe fraternel, op. cit., p.147.
414
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Charles-Victor, apparaissant comme un trou noir prt lÕabsorber, ou comme un double qui surgit sous forme hallucinatoire. En lÕabsence de parole, le corps du mort prend consistance dans sa puanteur et sa dformation, Ç enfant bleui, au ventre norme È (NA, 89) il occupe lÕespace et capte le vivant qui tente vaillamment de survivre la drliction. Car Charles-Victor rejoint son frre dans la disparition, ses parents ne le voient plus, il sÕabsente de leurs psychs troues par le deuil, il sÕvanouit dans une absence de moindre poids que celle du mort, mais tellement plus ravageuse. Si Dieu joue un rle paternel devant Adam et éve qui nÕinterviennent pas dans le drame qui oppose leurs fils, personne ne vient intercder pour Charles-Victor qui ne peut compter que sur son nergie vitale et les moyens qui sÕoffrent son imagination dÕenfant : Ç il se leva, sÕapprocha du lit vide de son frre, grimpa dessus, arracha les couvertures et pissa sur les draps. Pas dÕautres larmes verser sur le frre. È (NA, 27). Alors quÕil nÕa pas pu intgrer tous les messages de vie, Charles-Victor ne veut pas seulement dtruire le frre, mais galement ceux qui le figent dans la douleur et le ressentiment de lÕattention et de lÕamour perdus. Sa haine sÕexprime en ngatif et se dchane la fois contre la mre Ç flonne È, le pre Ç couard È, et le frre dont il fait son ennemi mortel. Le corps de Petit-Tambour devient le corps du dlit de lÕabandon maternel, dtest pour les dommages causs la fonction maternelle, il convient de le tuer encore et encore, pour lÕliminer une fois pour toutes. Les pulsions destructrice deviennent la colonne vertbrale de Nuit-dÕAmbre, elles le tiennent debout et droit contrairement la posture de ses parents, courbs dans leur dploration. Entre Ç la mort et la folie, entre les larmes, le cri et le silence È (NA, 36) se nichent lÕindistinction et lÕambivalence de lÕamour et de la haine lÕgard du frre. Mais comment lutter face au mort, comment le combattre, quelles armes fourbir ? LÕauto-proclamation du titre de Prince-Trs-Sale-et-Trs-Mchant est un bien triste coup dÕtat pour asseoir Ç son rgne dÕenfant trahi, sauv de lÕabandon par la rvolte et la colre È (NA, 40). Rien nÕest plus rsistant en effet quÕun adversaire dj mort, car il convient de rivaliser avec lÕenfant imaginaire. En se livrant ainsi pleinement au duel avec son frre, Charles-Victor ne fait que renforcer la nature du lien qui les unit, Ç le frre nÕen finissait pas de le hanter, de lieu en lieu, et partout il devait lui relivrer combat. È (NA, 42). La relation fraternelle se fortifie en cette pulsion destructrice si intime, elle se solidifie en un ciment qui garde les pieds de Charles-Victor captifs de cette prise, Ç il hassait tant son Putois bleu de frre quÕil tait jaloux de sa haine comme un amant de son amour È (NA, 52). Ce nÕest pas ce qui est le plus inconnu ou le plus tranger chez le frre qui fige Charles-Victor dans la haine, au contraire, si lÕon en croit lÕanalyse de J.-B. Pontalis :
415
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
cÕest le semblable qui la rend plus durable et plus tenace que lÕamour [É] Si la haine peut tre aveugle, cÕest quÕelle sÕaveugle sur son mouvement premier, elle est projective en son principe, elle exige que je nÕaie rien de commun avec celui que jÕexcre et pourtant je lÕexcre par ce quÕil mÕest presque pareil. Presque, pas tout fait.1
Charles-Victor immobilis par sa haine ne peut ni la dtacher de son frre, ni la retirer de lui-mme, car pour que la haine sÕexerce il faut que son objet perdure cote que cote, au prix de multiples convocations sous forme de cadavre, masse informe qui sÕoffre aux reprsentations rpulsives.
La rivalit fraternelle envers le Ç premier-n. Celui que la mre appelait avec tant de tendresse È se rveille pour sÕexprimer en une rhtorique anale o le dchet et les djections corporelles prennent une place de choix : Ç PetitTambour de merde, oui [É] Prier ? Mon cul, oui ! Je lui pisserai dessus È (NA, 36). La reprsentation du frre en putois puant et visqueux, objet partiel fcalisable, rappelle un rve freudien voqu par Bernard Brusset dans lequel le frre pun est symbolis Ç par la vermine qui grouille, par le petit animal rpugnant, dchet du corps de la mre [É]. La vermine, on la tue, on sÕen dbarrasse, comme des excrments È2. Ces reprsentations, qui peuvent paratre choquantes pour un adulte, ne le sont pas pour un enfant pour lequel il est presque normal de souhaiter la disparition de celui qui encombre de sa prsence. Le frre nÕest pas un ange mont au ciel dans sa splendeur, sa dpouille reste avec les vivants dans une reprsentation sans fard de la mort humaine qui retourne lÕidalisation de Petit-Tambour en dvoilant lÕextrme condition organique de la mortalit. En une comprhension trs diffrente de ce que peroivent habituellement les enfants, la mise nu des processus anatomiques de la dcomposition, qui communique un malaise et une angoisse certaine, rappelle la description que Julia Kristeva3 fait du tableau Le Christ mort de Holbein. La description du corps de Petit-Tambour, dans ce quÕelle contient de destruction
et
de
pourrissement,
rend
impossible
toute
suggestion
de
transcendance. Le corps du frre est marqu et porte les traces de la douleur. Ce mcanisme de dfense nÕest cependant pas sans risque, puisque la perte du frre conduit perdre avec lui des parties de soi-mme :Ç [l]Õimago du frre mort [É] apparat comme le double mortel et mortifre de lÕenfant survivant, 1
J.-B. PONTALIS, Ç La haine illgitime È, Perdre de vue, op. cit., p.47-56. Texte initialement publi, Nouvelle Revue de Psychanalyse, n¡35, 1987, p.50. 2 Bernard BRUSSET, Ç Le Lien fraternel et la psychanalyse È, op. cit., p.360. Sur ce point Ren Kas tudie, entre autres, les reprsentations animales des relations fraternelles dans les contes, Ren KAèS et al., Contes et divans, Paris, Dunod, 1984, plus rcemment, Colette RIGAUD, Ç Figures animales et pulsions fratricides È, Psychanalyse lÕUniversit, 17, 66 1992, p.135-148. 3 Julia KRISTEVA, Soleil noir. Dpression et mlancolie, (1987), Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1989, p.122.
416
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
comme une image de son narcissisme destructeur. È1. Nuit-dÕAmbre et PetitTambour nÕont eu ni la possibilit, ni le temps dÕlaborer leur identit fraternelle car la mort survient au moment o le souhait de la disparition du frre est voque, confondant ainsi le fantasme ralit. Le temps de lÕomnipotence passe, Charles-Victor aura reconnatre, au-del de voir se raliser ses vÏux, quÕil a eu vivre une perte qui lui a t dnie en raison mme du traumatisme de lÕabandon parental. Ce deuil du frre, qui nÕa pu tre symbolis, reste une cicatrice qui facilite, non la rparation, mais le passage lÕacte meurtrier lÕencontre de Roselyn qui assumera les fonctions du double et du disparu. Et lÕon sait que lÕune des particularits du complexe fraternel est de pouvoir sÕexprimer en dehors de toute existence de liens fraternels rels et quÕil nÕen conserve pas moins toute sa force et sa consistance. II-3.C Se dfaire de ce double encombrant Il faut du temps pour se connatre et pour savoir qui est le Ç Je È, il en faut tout autant pour connatre son frre ou reconnatre celui qui pourrait lÕtre. Pour lors, Nuit-dÕAmbre lutte vaillamment pour rester lÕcart du sentiment fraternel : Ç [É] il avait suffisamment faire avec son Putois bleu de frre, son grand chien de pre et le cri de sa mre, contre lesquels il lui fallait lutter sans cesse, pour avoir le temps et lÕenvie de fraterniser avec ses oncles cadets. È (NA, 64). Aprs la mort de son frre et lÕabandon conscutif de ses parents, sa posture existentielle est un combat pour survivre sans ne rien devoir personne. Nuit-dÕAmbre pousse jusquÕau bout la logique de lÕorphelin, il revendique cette place et refuse tout ce qui pourrait sÕapparenter une adoption parentale ou lÕtablissement dÕun nouveau lien fraternel : Ç Charles-Victor refusa de partager la chambre de Chlomo ; il voulait tre seul, radicalement seul. Il devait aller jusquÕau bout de cette solitude dans laquelle les siens venaient de le jeter, de lÕoublier. JusquÕau bout, et au-del encore, si cela pouvait se faire. È (NA, 35). Devenir frre, cÕest aussi tre en mesure de constituer les parents comme tels, or, les siens ont trop failli pour quÕil leur accorde, dans sa dsesprance, des circonstances attnuantes et leur concde cette place. De plus, ce lien a t suffisamment mis mal pour ses aeux qui ont tous connu avec la guerre, lÕpreuve Ç de lÕoubli, de lÕalliance, et de la perte de lÕabsolu de la fraternit È (NA, 144), pour quÕil nÕapparaisse pas comme une vidence leur neveu, petit fils et fils, Charles-Victor. Bndicte Lanot montre comment Nuit-dÕAmbre devra, pour survivre, Ç apprendre dmler lÕabsence du frre en lui, ou de la mre en lui, [et] reconstruire la figure du pre È en traversant une Ç trange exprience 1
Ren KAèS, Le Complexe fraternel, op. cit., p.172.
417
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
initiatique È qui passe par le meurtre de Ç son double en inexistence ou en impuissance, son frre humain, Roselyn Petiou, lÕapprenti boulanger È1. Quand sur son chemin survient un frre, rien nÕest plus comme avant, car, avec lui, se rveille le souvenir de son enfance et de ce qui lÕa marque. En offrant les viennoiseries sorties du four pour satisfaire la demande des noctambules, tenaills par une Ç gourmandise telle quÕils nÕen avaient plus connue depuis lÕenfance È (NA, 258), le mitron se prsente dans une fonction pacifique et nourricire qui sÕoppose la tendance haineuse de Nuit-dÕAmbre. Cette tension entre les deux personnages emprunte au miroir de la relation familiale et fraternelle,
renoue
avec
les
expriences
prcoces
de
lÕabandon
et
des
dfaillances, jusquÕ en ractiver les angoisses perscutives : Ç Roselyn lui taraudait la mmoire, menaant toutes les dfenses quÕil avait riges en son cÏur et sa conscience depuis des annes [É]. È (NA, 269). Lorsque les frontires du moi sont trop permables, crit Jean-Franois Rabain, Ç le sujet risque de se trouver envahi, effract par lÕimage dÕun double menaant qui menace son intgrit. È2. La rencontre avec Roselyn est traumatique pour NuitdÕAmbre, car elle ne lui permet plus de contenir le noyau impensable de lÕenfance, Ç nouveau on lui reflanquait tout son pass en plein cÏur comme un coup de vieux torchon souill. È (NA, 271). Pourtant pourvu de noms surnumraires et affili au puissant et effrayant Cronos, Nuit-dÕAmbre reste marqu par le dsastre mlancolique de son pre dont le sexe sÕinvagina alors que lui-mme accdait lÕadolescence. Aussi, avec son corps Ç malingre, tout en creux È (NA, 259), qui sÕoffre dans sa vulnrabilit et dans lÕindtermination dÕune pubert reste en suspens, Roselyn est un condens de ce qui Ç alarme et panique È
la
fragile
virilit
de
Nuit-dÕAmbre-Vent-de-Feu
dont
il
sÕest
Ç empar[e] sur les dcombres mmes de celles de son pre È (NA, 266). Par ailleurs, Roselyn dverse en un long rcit son histoire qui place Victor-Flandrin dans la rceptivit de lÕcoute, Ç Il le laissait parler, parler sans fin [É] È (NA, 269). LÕvocation des figures parentales dtourne son auditeur de sa filiation mythique patiemment compose, pour mettre nu lÕvidence dÕune semblable origine traverse par la folie, les cris de leur mre et les pleurs de leur pre, Ç ces mmes chiens-poux, ces mmes poux-veufs. Ces larmes qui sÕtaient coules de leurs corps en dtresse, comme une perte de semence par laquelle se tarit leur virilit È (NA, 287). Si nous parlons de frre de lait, pour nommer les enfants qui ont tt le lait aux mmes seins nourriciers, ne pourrait-on pas
1
Bndicte LANOT-LEMOINE, LÕUnivers Romanesque de Sylvie Germain : lÕimaginaire thique, op. cit., p.66. 2 Jean-Franois RABAIN, Ç Liens fraternels, rivalit et narcissisme des petites diffrences È, Adolescence, 39, printemps 2002, tome 20, numro 1, p.136.
418
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dire de Roselyn et de Nuit-dÕAmbre quÕils sont frres de larmes ? Ces racines communes viennent fouiller les entrailles de Nuit-dÕAmbre et veiller sa part fminine, pourtant vigoureusement combattue, jusquÕ ressentir physiquement, Ç monter au creux de ses aines [ne convientÐil pas dÕentendre ses haines ?] se tendre entre ses hanches, sÕlancer entre ses reins, une trange et violente douleur semblable celle des femmes en menstrues. È (NA, 267). Nuit-dÕAmbre est habit par une douleur quÕil ne peut connatre et quÕil semble curieusement identifier, comme si son corps laissait traverser la douleur de la mre qui fait le passage. Il est temporairement un corps fminin qui recueille, contient ou expulse dans un au-del de la bisexualit psychique ou de la dimension anale tant revendique par lÕenfant Charles-Victor. Le rcit de Roselyn ouvre de nouvelles perspectives et fait germer en son interlocuteur une possibilit dÕaccueil. Nuit-dÕAmbre est anim conjointement par la curiosit et le rejet vis-vis de cet indfinissable mitron, autre semblable, qui dans son monde interne sÕapprte occuper une place de frre. Cette rencontre ne se joue pas, pour lÕun et lÕautre, sur la mme porte de la fraternit. Si Roselyn peut se reposer sur le sentiment dÕavoir trouv en Nuit-dÕAmbre son alter ego, un frre dÕadoption lu sans rserve comme ami et confident, ce dernier, au contraire, reste sur le bas ct de la rencontre car il nÕa pas encore, selon les propos de Paul-Laurent Assoun, Ç acquitt les frais de succession È1, de lÕhostilit primitive que connatrait le frre rel. Le sentiment initial dÕinquitante tranget, qui ne fait que lgrement dconcerter Nuit-dÕAmbre devant celui qui prsente comme Ç un double invers de lui-mme, un curieux ngatif È (NA, 269), se transforme peu peu sous la pression de trop fortes similitudes. Roselyn, en se rapprochant, devient le double inquitant et dangereux qui dtruit le sentiment de cohrence interne en ractivant les turbulences de lÕambivalence lÕgard de Petit-Tambour. Le courtcircuit du passage lÕacte meurtrier contre la figure du frre semble rsulter de la masse dÕexcitation qui ne peut tre absorbe par le fantasme et les excs passionnels de la haine irrmissible. Il est rare, note Ernest Jones Ç que lÕhostilit soit le seul mobile dÕun meurtre. Souvent, le meurtrier choisit sa victime en fonction du conflit intrieur quÕelle a engendr, et non de la haine quÕil ressent È2. Roselyn, martyr innocent, est la victime idale tant il concentre ce que Charles-Victor redoute : lÕirruption dÕun tranger qui lui prsente, tel un miroir, les reflets du double invers dont lÕombre envahit son espace intrieur. Comme Can est obsd par Abel, Nuit dÕAmbre lÕest tout autant par Roselyn. Le 1
Paul-Laurent ASSOUN, Ç Sublimation et fraternit È, Leons psychanalytiques sur Frres et SÏurs, t.1, op. cit., p.94. 2 Ernest JONES, Hamlet et Îdipe (1949), Paris, Gallimard, coll. Tel, 1969, p.92.
419
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
projet de meurtre que nourrit Nuit-dÕAmbre semble tre, dans son manque dÕimagination, la seule faon de rtablir ses assises identitaires et de les protger de lÕangoisse de la dsintgration. Plus que le meurtre dÕun frre, Nuit-dÕAmbre tue dans la personne de Roselyn son propre double narcissique. Dans sa violence, il dtruit jusquÕ lÕimage de lui-mme, idalise et hae, qui sÕtait forme dans le miroir tendu par ce frre. Ce nÕest pas une rivalit dtermine par le dsir de possder qui anime alors Nuit-dÕAmbre, mais une problmatique lie un processus dÕidentification, que Jacques Lacan thorise dans la constitution subjective dans le stade du miroir, comme le complexe dÕintrusion1. Victor-Flandrin, dans son procs dÕidentification au double spculaire, ne peut accder lÕassomption jubilatoire lie la rencontre de soi dans le miroir et sÕenferme dans une rage narcissique qui le fixe au temps de la prhistoire de soi. Le fratricide est ici lÕexpression de la conqute de soi sur son double, en une victoire sur lÕinexistence et le non-tre qui ne favorise aucunement les bases de la cration de soi. Comme les rves enfantins expriment une pulsion cruelle qui ne vise pas tant infliger la souffrance ni en jouir, la posture de Nuit-dÕAmbre rappelle, sÕil le fallait, son ignorance de lÕaltrit sensible de lÕautre qui nÕest perue que comme une proie. Sophie de Mijolla-Mellor distingue le sadisme de la cruaut qui a Ç une dimension archaque qui se confond avec la pulsion ellemme È. Celle de Nuit-dÕAmbre se rvle Ç lorsque la motion pulsionnelle dans sa nature autarcique est prise revers par la rvlation Ç a posteriori È que lui renvoie son objet È2, alors, la haine de soi rejaillit sur lÕobjet. Nuit-dÕAmbre hait Roselyn dÕtre lÕobjet-cause dÕun dsir morbide, aussi, lÕattire-t-il dans un guetapens pour le livrer, telle une proie, ses comparses qui ont dcid de se Ç jouer de lui comme des chats avec un souriceau È (NA, 283). Le nihilisme lÕÏuvre chez les compagnons de Nuit-dÕAmbre est celui des Possds3 que Julia Kristeva prsente comme des Ç adeptes esthtes dÕune messe noire, dÕun nietzschisme psychologique È qui, constatant ou clamant la mort de Dieu, jouissent Ç du crime de lÕautre È4 et rigent le mal et la violence lÕtat de sacr. Les tenues vestimentaires et la longue table recouverte dÕune nappe constituent le dcor dÕune tragdie qui prsente la transgression de deux interdits fondamentaux, lÕanthropophagie et le meurtre.
1
Jacques LACAN, Ç Le Complexe dÕintrusion È (1938), Les Complexes familiaux dans la formation de lÕindividu. Essais dÕ dÕune fonction en psychologie, Paris, Navarin d., 1984. 2 Sophie DE MIJOLLA-MELLOR, Ç La Cruaut imaginaire È, Canal Psy, Ç Advenir au fminin È, n¡77, fvrier-mars 1977, p.4. 3 Fdor Mikhailovitch DOSTOìEVSKI (1870), Les Possds, Paris, Gallimard, 1974. 4 Julia KRISTEVA, Ç Sacre mre, sacr enfant È, Libration, 20 novembre 1987.
420
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Yann Quefflec, dans son roman Les Noces Barbares1, dcrivait une scne de viol collectif qui se perptrait, plus prosaquement, sur une table dÕarrire-cuisine. Le meurtre de Roselyn participe pourtant du mme scnario qui conduit, entre agapes et libations forces, consommer du mitron comme de lÕenfance : Tourne, tourne, petit jumeau de mon enfance abandonne, trahie, petit jumeau de ma douleur et de ma solitude ! tourne jusquÕ lÕpuisementÉ jusquÕ user mon ancienne souffrance, jusquÕ laver et purifier mon antique blessure. (NA, 288)
La gmellit convoque lÕintensit de la rivalit et la dmesure du fratricide qui succde Ç la haine inexpiable dÕAtre pour son jumeau È2 qui marque les tragdies de la dynastie des Atrides. La table se mue en autel de torture o lÕenfance de Roselyn gt comme autant de morceaux choisis dont on se sert. LÕorgie romaine3 sÕinvite cette mise en scne o le corps de Roselyn est fermement emmaillot comme une momie pour subir le supplice oral dÕtre touff par des bonbons engouffrs dans sa bouche jusquÕ lÕobstruer et bloquer sa respiration. Dpourvus de tout trait humain susceptible dÕprouver une sympathie, les bourreaux ne peuvent sÕmouvoir des plaintes de Roselyn quÕils ne peroivent que de faon dgrade en Ç geignements È. Ils restent indiffrents lÕapparition du visage Ç dclar tranger absolu, et mme tranger lÕhumanit È4. Leur victime se transforme en un objet fcalis, ils se moquent de ses Ç petites crottes È et dtruisent Roselyn en une longue et douloureuse mise mort. Celui qui offre des bonbons est annul dans son don et devient une friandise pour cannibales. Il nÕest quÕune bouche, trou inerte qui est gav pour quÕaucune voix ne sÕen chappe, jusquÕ lÕtouffement pour lui dnier toute parole. Victor-Flandrin sÕoctroie le droit de remettre en ordre ce qui sÕest trouv drang par la venue de Roselyn. En prtendant ainsi rparer une blessure dÕenfance, il ne fait que se venger au lieu de sÕaventurer dans le pardon qui seul, selon Denis Vasse, Ç rtablit, dans lÕhistoire, lÕunion originelle dchire È5. Le jeu dangereux de miroitement, de diffraction, dÕidentification et de contamination conduit lÕivresse du crime gratuit qui nie Ç le principe de justice selon lequel tout vivant a droit la vie du seul fait quÕelle lui a t donne È6. Nuit dÕAmbre, subjugu par le mal, livre sa victime, se tient lÕcart, assiste sa torture et ne
1
Yann QUEFFLEC, Les Noces barbares, Paris, NRF, Gallimard, 1985. Ren ZAZZO, Le Paradoxe des jumeaux, op. cit., p.152. 3 Ronald NOSSINTCHOUK, LÕExtase et la blessure. Crimes et violences sexuelles de lÕAntiquit nos jours, Paris, Plon, 1993. Dans son tude la fois historique et clinique lÕauteur rappelle lÕexcs et la dcadence de Nron qui selon Sutone Ç se gave de ptisserie, sÕenivre de vins dlicats, toujours impatient de la suite du menu compos de fantaisies rotiques. È, associant le cannibalique ses dviances. 4 Andr GREEN, Ç Pourquoi le mal ? È, op. cit., p.435. 5 Ibid., p.117. 6 Denis VASSE, Inceste et jalousie, op. cit., p.274. 2
421
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
la suspendra aucun instant. Dans sa thse, Sylvie Germain crit, Ç Pour connatre un homme, cÕest le visage quÕon regarde, et pour savoir ce quÕil prouve cÕest son visage quÕon demande la rponse. È (PV, 79). Or, NuitdÕAmbre sÕadosse ce double sans tre en mesure de le rencontrer dans sa propre image reconstruite au miroir : Il voulait voir les yeux de Roselyn pour y surprendre le bref regard de la mort. [É] Les yeux de Roselyn, cÕtait la premire fois quÕil les voyait. [É] Des yeux immenses, dÕun gris de cendre, trs ple et lumineux. Des yeux emplis de larmes quÕirisait la lumire. (NA, 291)
Narcisse accroch son image, il cherche et qumande une rponse sur la vie en guettant lÕombre de son envers et vite ainsi la rencontre avec le regard de lÕautre. Il voit les yeux qui restent pour lui un objet partiel, plein de mystre. Nuit-dÕAmbre est fig dans une volution affective, demeure indcise, entre un auto-rotisme qui nÕa pas t compltement dpass, et un stade objectal peine hallucin qui ne sÕest pas encore trouv.
422
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
III-LES DEVENIRS DE LA RELATION FRATERNELLE
Je ne suis ni dieu ni dmon, Et tu mÕas nomm par mon nom Quand tu mÕas appel ton frre ; O tu vas, jÕy serai toujours, Jusques au dernier de tes jours, O jÕirai mÕasseoir sur ta pierre. Alfred de Musset, La Nuit de dcembre
III-1 Le meurtre du frre III-1.A Les tourments dÕun acte mythique Aborder la question de la fraternit revient envisager les deux paraboles du duo et du duel. Ç Ah ! comme la formule : " Je lÕaime comme un frre " me paraissait mensongre ! et quelle dngation dans lÕappel la fraternit universelle ! Qui donc avait, plus justement, parl de " frrocit " ? È1 sÕexclame J.-B. Pontalis en voquant sa propre relation fraternelle o lÕenvie et la haine semblent prcder lÕamour. La brutalit possible des rapports entre frres au sein de la famille en fait une rplique de la famille mythique, meurtrie par le fratricide originel ou habite par la tentation du fratricide. En cet instant de la fraternit naissante, comme aux premiers temps de lÕhumanit, il semble que la violence lÕemporte sur la ngociation, la mort sur la vie, le silence sur la parole. Pour Hannah Arendt, Ç les commencements lgendaires des Antiquits tant bibliques que classiques semblent le prouver : Can supprime Abel, et Romulus tue Remus ; la violence est le commencement, aucun commencement ne
1
J.-B. PONTALIS, Frre du prcdent, op. cit., p. 27.
423
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
pourrait se passer de violence ni de violation È1. LÕhistoire du monde commencerait par un acte de barbarie qui frappe dÕautant plus lÕimagination quÕil intervient comme un acte originaire : lÕhomme descend dÕun meurtrier et reoit cette violence en hritage. Ce premier fratricide prend la dimension dÕun mythe fondateur, archtype de tous les meurtres, et montre quel point les notions dÕaltrit, de semblable et de diffrent, sont une construction qui, avant dÕatteindre une pense sur la fraternit, repose sur le dsir du meurtre fraternel. Comme un rve, le texte de Gense 4, qui relate le crime de Can lÕencontre dÕAbel,
porte
la
trace
des
origines
et
offre
de
multiples
possibilits
dÕinterprtations. Comme la fable, ce texte voque, sous le voile dÕune fiction, la complexit de la construction de lÕindividu en lien avec ses semblables et dessine la dimension archaque des relations ainsi exposes. Pour Pierre Legendre, il Ç nÕest pas le rcit dÕune affaire de famille È mais une Ç mise en scne des invariants qui donnent tout meurtre son caractre de crime, et cette mise en scne expose pourquoi tout meurtre est ncessairement reli la filiation [É] È2.
Sylvie Germain convoque trs frquemment ce rcit matriciel qui fait cho de nombreuses
situations
humaines
et
se
donne
comme
interrogation
incontournable, tant la gnalogie du meurtre, qui peut se dceler dans la Ç couleur de cet nigmatique fruit dfendu quÕéve et Adam avaient savour dans le jardin dÕden È, ne rsout aucunement lÕnigme : Ç pas plus quÕeux, leurs innombrables descendants, et en premier lieu les assassins, nÕtaient parvenus percer le mystre de ce mal qui les taraudait, les envotait. È (CM, 211). La notion de la rivalit fraternelle qui travaille les romans permet de penser aussi bien les jalousies familiales que les guerres, dans lesquelles la question de la puissance et du pouvoir sont galement lÕÏuvre. Le fratricide, qui nÕest quÕun aspect de la question du mal, reste un tourment et un mystre pour Sylvie Germain, car la question qui se pose est bien de savoir ce que lÕindividu fait dans le monde et fait du monde qui lui est donn. La ville de Cracovie garde un coutelas, sous la vote de la Halle aux draps, expos comme un sombre avertissement, Ç lÕarme du Can de Cracovie, lÕun des deux constructeurs des tours de lÕglise Sainte-Marie, qui gorgea son frre [É] È (CV, 70). Comme Remus et Romulus qui revendiquent chacun, pour lui seul, la gloire dÕavoir fond la ville, les frres btisseurs veulent se surpasser lÕun lÕautre dans la dmesure de la hauteur de la flche3. Alors que le cadet construit patiemment la tour
1
Hannah ARENDT, Essai sur la rvolution (1963), Paris, Gallimard, coll. Tel, n¡93, 1985. Pierre LEGENDRE, Ç LÕimpardonnable È, Le Pardon. Briser la dette et lÕoubli, ABEL Olivier s. dir., Paris, ditions Autrement, avril 1991, Le Seuil, coll. Points/morales, p.20. 3 Ne nous hasardons pas des associations indlicatesÉ
2
424
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
mridionale qui sÕapprte supplanter la septentrionale, lÕan stoppe toute ses prtentions dÕun coup de poignard, laissant la tour inacheve. Ç Quant au fratricide il se jeta dÕune des fentres de sa tour, sÕexpulsant lui-mme du ciel quÕil rvait de conqurir È (CV, 70). Citoyens dÕune humanit dchue, les deux frres la fois fondateurs et meurtriers violent, ainsi que Remus et Romulus, les lois de la cit et les lois du sang. Le fratricide romain tudi par Agathe Salhade-Longevialle, ne peut que rvler Ç [s]elon saint Augustin et lÕapologtique chrtienne, [É] le destin malheureux des cits terrestres dont le pouvoir politique nÕest pas fond sur un ordre transcendant È1. Par ailleurs, lÕarme suspendue comme lÕpe de Damocls au-dessus de nos ttes rappelle notre humaine vanit ce vers quoi nous pouvons tre inluctablement conduits, si nous ne cessons de mettre notre identit au centre de toutes choses et de tout enjeu. Les personnages de Sylvie Germain relaient parfois cette proccupation de faon grotesque, tel Auguste Marrou qui, imprgn de cet pisode biblique, en offre une lecture joyeusement paenne et transgressive dans la Chanson des malaimants : Ç Il vous refaisait la Gense coups de massue, Auguste Marrou, rinterprtait le drame de Can et dÕAbel, la lutte de Jacob, en plaant lÕours tantt dans le rle du fratricide tantt dans celui de la victime [É] È (CM, 50). Cette version drolatique reprend la logique des bestiaires mdivaux qui situent cet animal mi-chemin entre lÕanimalit et lÕhumanit. Michel Pastoureau, dans son essai consacr lÕhistoire de lÕours2, prsente cet animal comme lÕautre de lÕhomme, son frre en sauvagerie pourrait-on dire. Il suffit Auguste Marrou dÕendosser la peau de lÕours pour faire lÕours, redout pour sa force qui fut vnre dans les socits anciennes comme une puissance tutlaire. Quant aux rves-voyages du personnage Prokop dans Immensits, ils visent traiter le Ç tourment le plus aigu, le plus tragique de lÕHistoire È qui sjourne en lui : La blessure du pch originel rpercutait en son esprit stupfi la multitude de ses chos. Mais plus encore que le pch dÕAdam, cÕtaient ceux de Can, de Ponce Pilate et de Judas, et par-del eux tous les crimes commis de peuple contre peuple, dÕhomme homme, de frre frre, qui rpandaient en son tre une affliction terrible. (Im, 190)
Le meurtre du frre envahit sa conscience et conduit au bord extrme du plus terrible des mystres : Plus Prokop sÕefforait de vaincre la distance qui le sparait de cet tre dchu, - le plus bas dÕentre les Trs-Bas, plus sa lutte sÕavrait vaine, et plus il sentait crotre
1
Agathe SALHA DE LONGEVIALLE, Ç Le Mythe de Remus et Romulus dans la tradition littraire È, Fratries. Frres et sÏurs dans la littrature et les arts de lÕAntiquit nos jours, op. cit., p.57. 2 Michel PASTOUREAU, LÕOurs. Histoire dÕun roi dchu, Paris, Le Seuil, 2007.
425
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
en lui le seul mot qui convenait pour qualifier cet intouchable : - mon frre. (Im, 195)
Can sort ainsi du rcit mythologique pour devenir membre dÕune immense fratrie sanglante et ensanglante inscrite dans lÕhistoire du XXe, nous pouvons lui donner un visage, ou nous identifier lui, partir du moment o nous prenons notre compte quelques penses honteusement meurtrires. Comment ne pas se sentir impliqu alors que lÕinterrogation de lÕintertexte de Baudelaire nous sollicite fermement et en appelle notre sagacit pour consentir voir ce frre en sa triste humanit ? Ç Tu le connais, lecteur, ce monstre dlicat, [É] È1. Lorsque le rcit biblique sÕhistoricise dans lÕexprience tragique des deux guerres mondiales et de la Shoah, lÕpisode de la Gense donne une incarnation contemporaine aux deux frres, non pour comprendre, mais pour penser lÕincomprhensible du mal qui sÕabat rgulirement sur les hommes. Nous sommes au temps des gnocides. [É] La terre est peuple dÕAbel de tous ges, de toutes races, qui gisent dans la boue, dans lÕoubli. Le ciel est empest de fumes cres qui furent les corps, les regards, les sourires dÕAbel de tous ges et de toutes les nations. (Ec, 17)
Pour Ccile Hussherr, il est difficile de concevoir Abel sans Can et parfois tentant de ne pas avoir les opposer en voyant en eux un couple structurant qui fonde un Ç homme, ablique et canique la fois È2. Lorsque la rivalit et le fratricide sortent des concepts psychanalytiques et ne se resserrent plus dans la dimension symbolique, mais se propagent dans les diffrentes formes de ngation de lÕhumanit, alors sans doute est-il important de ne pas banaliser le mal en mlant les victimes aux bourreaux qui eux Ç se contentaient de le commettre, le mal, de fourvoyer son service toute leur intelligence et leur fougue. È (CM, 211). Et mme si Ç les plus pntrants des analystes et des scripteurs de ce lancinant mystre [nÕont] pu lÕlucider È (CM, 211), il convient de nommer Ç le mal pour le dnoncer et de rflchir la notion de fraternit humaine. È3
Si lÕaventure dÕAbel et de Can suscite de nombreux commentaires sur lÕorigine et le destin du fratricide, Sylvie Germain en intensifie les variations au point mme quÕelles chappent lÕexistence lexicale, tmoins de lÕimpensable de tels actes qui chappent la nomenclature. Elle ajoute le meurtre de la sÏur par le frre qui se ralise par lÕeffraction incestueuse en y adjoignant le meurtre du frre par 1
Charles BAUDELAIRE, Ç Au lecteur È, Les Fleurs du mal, op. cit. Ccile HUSSHERR, LÕAnge et la bte. Can et Abel dans la littrature, Paris, Les ditions du Cerf, coll. Cerf littrature, 2005, p.13. 3 Ibid., p.206. 2
426
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
la sÏur, en une terrible rplique criminelle. Dans LÕEnfant Mduse, le crime sÕexprime dans le titre Ç premire sanguine È, il se trace lÕhmatite rouge pour dessiner le sang de la blessure inflige lÕenfance, et se rvle dans le paysage dchir par Ç un accroc dans lÕimmensit lisse È (EM, 75). Ë la mmoire dÕun crime dj perptu se superpose celui venir, nourri dÕune vengeance sans reddition. La description de Ferdinand tendu au fond du potager, Ç un homme est couch. Il gt sur le dos [É] Sa nuque repose contre la terre amollie et lustre de rose [É] È (EM, 76), fonctionne en cho du Dormeur du Val dÕArthur Rimbaud Ç [É] Un soldat jeune, bouche ouverte, tte nue, / Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu, / Dort tendu ; il est tendu dans lÕherbe [É] È1. Alors que La Ç boue incandescente È qui sÕest niche dans les reins et le cÏur de Ferdinand se rveille pour rclamer sa part Ç dÕun frle corps dÕenfant [É] lÕivresse lÕa fait culbuter au bas du mur sur lequel il sÕtait hiss È (EM, 86). Ferdinand Ç a chu, il est tomb dÕune masse sur la terre grasse È (EM, 86) qui lui offre sa surface mouvante aprs avoir englouti le grand-pre et le pre, tous deux pulvriss par le dluge de fer et de feu. Le corps tendu est celui du monstre terrass qui git dornavant sur le sol, inoffensif, Ç dÕtre ainsi tendu, si insolite cette heure, en ce lieu, il parat gigantesque. È (EM, 76). Ogre, titan ou roi, il livre son corps terrass, tel Goliath avec ses Ç six coudes et un empan È2, lÕingnuit ou aux pouvoirs dÕun enfant. Dans cet univers o tout bascule, le rle dÕagresseur et dÕagress se dplace et se renverse pour livrer lÕogre dsarm sa sÏur. Contrairement au Petit Poucet, ce nÕest pas ses bottes que Lucie va drober et chausser pendant son long sommeil Ç pour retourner au pays de lÕenfance [É] Non, jamais elle nÕenfilerait les souliers de son frre [É] mais ses pas ! Voil ce quÕelle va lui voler. È (EM, 109). Ferdinand se retrouve sur le dos, impuissant, livr dans son immobilit pour tre matris, possd et dtruit son tour : Ç soudain illumine par sa haine pour le frre, Lucie se prpare pour accomplir son Ïuvre de vengeance ; son Ïuvre de justice È (EM, 110). Aprs avoir relev le dfi et triomph du gant qui terrorisait les guerriers isralites, cÕest dÕun bond que le jeune David se trouve sur son corps abattu pour lui trancher la tte. Les fantasmes de dcollation ne sont pas inconnus de Lucie, qui, descendante de Judith, Ç rve de voir expose au beau milieu de lÕtal de monsieur Taillefer la tte de son frre È (EM, 194). Aussi chevauche-t-elle galement le corps de lÕOgre pour distiller son dsir de mort en une excution qui nÕen finit pas de se conclure afin de maintenir sa haine intacte.
1
Arthur RIMBAUD, Ç Le Dormeur du Val È, Îuvres compltes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque de La Pliade, 1972, p. 32. 2 Soit plus de 2m90.
427
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
III-1.B Le terrassement de lÕogre Patiemment, usant de lÕintime liaison entre la pulsion orale et la pulsion scopique, Lucie retourne la bouche dÕombre en un regard qui absorbe et dvore lÕogre en une incorporation cannibalique et supplante ainsi lÕavidit orale par lÕavidit du regard. Par la vertu, ou les malfices, dÕun petit miroir aux multiples reflets et aux profondeurs troublantes, elle capte son frre et lÕimmobilise. Mieux encore, elle le contraint vouloir cette immobilit, celle dÕune proie captive, dpossde de ses pouvoirs inquitants qui signe sa dchance. Aprs avoir t vide de substance par les assauts de son frre, Lucie donne soudainement consistance sa propre existence dsincarne, elle adopte la panoplie et la rhtorique fraternelles : Ç elle sÕapproche pas de loup [É] elle vient le mettre lÕpreuve [É] Elle vient mimer sa haine, et clamer, sans un mot, sa vengeance (EM, 181). Les termes des reprsailles sont semblables ceux de la petite fille des Jeux de la comtesse Dolingen de Gratz1 qui, aprs avoir t abuse par son frre, prononce in petto un serment : Ç elle le regarde, muette et mprisante. Cet vnement fait du frre et de la sÏur des ennemis mortels. Elle va songer la manire de le faire mourir petit feu È. La sÏur formule la peine laquelle le frre doit se soumettre, elle le condamne la rception de la haine sororale et la confrontation rpte aux consquences des actes commis sur ses victimes. Nous pouvons utiliser la notion dÕidentification lÕagresseur, mcanisme de dfense isol par Anna Freud2, pour saisir la stratgie que met en place Lucie qui reprend son compte la peur et la soumission totale la volont de lÕagresseur dont elle a t victime, en la dirigeant sur lÕextrieur, Ç soit en imitant physiquement ou moralement la personne de lÕagresseur, soit en adoptant certains symboles de puissance qui le dsignent [É] È3. Lucie ne se contente pas dÕinverser les rles, elle introjecte vritablement lÕobjet dangereux qui elle a prt une toute-puissance magique. Pour affronter le combat, elle puise ses ressources dans les forces occultes et malfiques dÕune magie noire quÕelle voquait antrieurement au sujet de son frre. La petite Lucie se mtamorphose pour imposer au frre les visions terrifiantes issues des refoulements les plus archaques. Elle devient son tour monstrueuse et se livre en des visions quasi hallucinatoires :
1
Les Jeux de la comtesse Dolingen de Gratz, de Catherine Binet. Avec : Mickal Lonsdale, Carol Kane, Katia Wastchenko, Marina Vlady. Argos Films, 113mn, 1981. 2 Anna FREUD, Le Moi et les mcanismes de dfense (1936), Paris, Presses Universitaires de France, 2001. 3 Jean LAPLANCHE et J.-B. PONTALIS, Ç Identification lÕagresseur È, Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., p.190-191.
428
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
btard hideux [É] chuintante et grimaante [É] sang de griffon, de chat sauvage, dÕoiseau de nuit, de poulpe et de serpent [É] Son regard est un dard, et crache du poison. Ses sifflements sont feulements, stridences aigus et douloureuses. Ses dents sont noires, ses babines gonfles de salive mauvaise. Ses gestes sont pareils aux mouvements des lzards. (EM, 180)
Cette facult transformer le rel rsulte dÕun long apprentissage et dÕune longue observation des forces obscures alors quÕelle traversait le dsert de lÕabandon. La protection de ses proches se faisant dfaillante ou inadapte, Lucie a trouv auprs des crapauds, papillons et autres hiboux, de quoi aiguiser son regard aux puissances chtoniennes. Fascine par les yeux Ç Volumineux globes dÕor et dÕairain È (EM, 133) lÕenfant elle-mme devient, non pas un regard, mais des yeux, lÕinstar des Ç hiboux, les effraies, les chevches [qui É] ne sont quÕimmenses yeux aussi fixes que lumineux È (EM, 134). Lucie descend aux origines des premires reprsentations humaines antrieures de plusieurs sicles celles de la Gorgone, pour sÕapprocher des effigies de cultes primitifs. Jean Clair rappelle en effet que, Ç quand la culture tait encore lie une vision religieuse du monde, antrieure la fondation du Logo grec È, Ç certaines idoles de culte mycniennes [É], apparaissent toutes marques dÕune tonnante exophtalmie. [É] yeux violemment exorbits, [É] regard terrifiant, [É] È1. CÕest par lÕobservation attentive des insectes, des btes grouillantes, rampantes et volantes que Lucie a Ç acquis la fixit glace, tincelante et surtout inquitante, de tous ces ocelles et pupilles de dmesure È (EM, 135). Alors que les humains sÕabsentent de lÕenfance de Lucie, son regard sÕest dgag de la fange et sÕest redress Ç avec une force inespre [É], elle lÕa reconquis auprs des btes et des bestioles les plus dconsidres, sinon rprouves. È (EM, 135). Les oiseaux sont choisis pour leurs fortes charges symboliques, le hibou dans son exil nocturne symbolise la Ç tristesse È et la Ç retraite solitaire et mlancolique È, il est intressant de noter par ailleurs que dans la Chine antique, le hibou jouait un rle important Ç qui tait cens dvorer sa mre. È2. Quant aux deux espces de chouettes, les effraies et les chevches, elles sont lÕemblme de la laideur et leur troite relation avec la lune Ç symbolise la rflexion qui domine les tnbres È3. Lucie partage avec chacun une part de son destin, qui devient ainsi un peu moins lourd porter. En ses productions graphiques, Lucie se reprsente comme un Ç petit guerrier en armure È ; en son miroir, elle attise sa vengeance et arme son regard Ç au feu des morts È (EM, 135). Elle marche sur un fil et frle les frontires qui dlimitent le monde des morts et des vivants. Morte-vivante, elle rend visite sa compagne dÕinfortune au cimetire, observe et aiguise son 1 2 3
Jean CLAIR, Ç La Vision de la Mduse È, Le Mal, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1988, p.146. Jean CHEVALIER, Alain GHEERBRANT, Ç Hibou È, Dictionnaire des symboles, op. cit., p.504-505. Jean CHEVALIER, Alain GHEERBRANT, Ç ChouetteÈ, Dictionnaire des symboles, op. cit., p.246.
429
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
regard au contact des insectes, pingle les papillons et conserve dans du formol ce quÕelle nomme les Ç cadavres de ttards et de grenouilles È (EM, 132). Dans cet univers chaotique, les distinctions entre les univers et les tres sÕeffacent.
Par un phnomne dÕidentification, Lucie se sent dsormais moins sÏur de Ferdinand que sÏur dÕAnne-Lise et dÕIrne dont le suicide Ç avait prouv, sans profrer un seul mot, que lÕoutrage port un corps dÕenfant tait dÕemble une mise mort È (EM, 143). Sa Ç posture de gargouille aux yeux de lave ardente, la crinire hirsute [É] et la bouche grimaante È (EM, 115) semble incarner la crature, assise sur le torse de la dormeuse du clbre tableau Cauchemar1 de Johann Heinrich Fuseli, qui pntre jusquÕaux replis les plus profonds de lÕme avec son cortge de folie et de chaos. Gardienne, elle oscille entre les mondes du visible et de lÕinvisible et veille ainsi la mmoire des mortes. Comme Mduse, elle campe aux portes de lÕHads et livre un Ç combat serr et sans merci È lÕogre. Elle Ç sÕempare plus que jamais de toutes les images aptes donner vigueur son regard È (EM, 193) pour imposer au frre paralys lÕeffroi de ses visions. La guerre est dclare contre celui qui, quelques annes plus tt aurait, pour chapper sa mre, Ç rpondu sans panique lÕappel si on lÕavait dsign pour partir en Algrie. È (EM, 179). Lucie retarde le temps de la conscription et dplace les combats sur un champ de bataille bien peu familier des contingents dÕappels. Son regard ptrifie sur place, il anantit et vide de toute substance vitale celui qui porte les yeux sur lui. CÕest un regard qui siffle, et grince, et saigne, et qui verse sur lui les larmes des enfants quÕil a jets en terre. Et il sent, lÕogre dchu, il sent avec effroi quÕil nÕen reviendra pas de ces normes yeux dÕenfant sorcire qui conjuguent la souffrance et la haine, la hideur et la beaut. Un regard de Mduse. (EM, 145)
Athna, dans sa colre, altre les traits du visage de Mduse qui deviennent grimaants, elle transforme ses cheveux en serpents et lui impose Ç cet effroyable pouvoir dÕimmobiliser, de ptrifier, sur place quiconque rencontrerait le regard de ses yeux exorbits, tincelants È2. Le regard de Lucie retourne son tour le monde : Ç LÕhomme a les yeux ouverts. Il ne cille pas. È (EM, 76). La paupire, clture initiale, ne peut plus filtrer ni sÕopposer pour protger le monde interne de Ferdinand. Cette paralysie est dÕautant plus significative lorsque lÕon sait que lÕÏil est le successeur de la bouche en tant quÕil Ç spare le soi de
1
Cauchemar, 1783. 73,5 x 63 cm. Muse Goethe, Francfort. Johann Heinrich FSSLI (1741-1825), rebaptis FUSELI aprs son installation en Angleterre en 1776. 2 lisabeth ABOUT, Rencontres avec Mduse, Paris, Bayard, coll. Pados, 1994, p.17.
430
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lÕobjet et devance la distance de la sparation verbale. È1. Aprs avoir dvor, Ferdinand est contraint de voir et est dvor son tour par les Ç ocelles È de sa sÏur qui Ç sont des bouches autant que des yeux. Ils sont des gueules dvorantes. È (EM, 114). Il suffirait pourtant de dtourner le regard, ou de faire retomber la paupire sur la bance oculaire, or, Ferdinand ne peut nier les signes qui sÕimposent lui. La paupire ouverte empche toute capacit de retrait ou de repli sur un sentiment intrieur apaisant, elle laisse entrer, passivement, toute la dimension perscutive des visions monstrueuses. Le regard de Mduse de la sÏur opre une torsion et amne le frre se figer dans sa carapace corporelle pour mentaliser quelque chose qui nÕa t quÕagi. En fixant son frre, Lucie plante son regard, comme les pingles dans les photos lors ses crmonies de magie noire. Elle arrte la pense, la ptrifie sur ce que Ferdinand
redoute
de
dcouvrir
sÕil
venait
regarder
en
arrire.
Ce
retournement nÕest pas celui dÕOrphe, il stupfie et paralyse, et voque davantage celui de la femme de Lot qui, devant lÕimminence du flau lors de sa fuite de Sodome, enfreint la consigne donne aux fugitifs par les anges et se transforme en colonne de sel. Cette action, mentionne Jean Clair, entrane une sanction : par le fait mme que lÕon est inattentif ce qui pourrait se prsenter devant soi [É]. Celui qui regarde en arrire nÕy dcouvre pas ce quÕil dsire ou ce quÕil cherche : il sÕy laisse surprendre par ce qui lÕattendait depuis toujours, et cette surprise est de lÕordre de lÕpouvante. CÕest la tte de Gorg.2
Ferdinand a brav un interdit moult reprises, il sÕexpose dornavant, dans un face--face rpt, au regard mortel de la Mduse qui le transforme en gisant catatonique. Jean-Pierre Vernant dans son essai La Mort dans les yeux prcise que croiser le regard de la Gorgone conduit Ç cesser dÕtre soi-mme, dÕtre vivant pour devenir, comme elle, Puissance de mort. Dvisager Gorg cÕest, dans son Ïil, perdre la vue, se transformer en pierre, aveugle et opaque È3. Plus la sÏur le regarde, plus la fascination sÕexerce. LÕemprise saisit le frre dans une minralisation inorganique qui empche toute initiative motrice, source des passages lÕacte dvastateurs. Le voyeur qui Ç ne peut plus dtacher son regard, est arrach lui-mme, dpossd de son propre regard, investi et comme envahi par celui de la figure qui lui fait face. È4. Lucie maintient ainsi son frre, vivant et statufi, dans un processus dÕincorporation rciproque ; lÕÏil pntre tout autant quÕil est pntr de son objet, ractualisant le principe du 1
Annie ANZIEU, La Femme sans qualit. Esquisse psychanalytique de la fminit, Paris, Dunod, coll. Psychismes, 1989, 34. 2 Jean CLAIR, Ç La Vision de la Mduse È, Le Mal, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1988, p.154. 3 Jean-Pierre VERNANT, La Mort dans les yeux, Paris, Hachette, 1985. 4 Ibid.
431
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
viol. Lucie, dvoreuse de son frre, porte avec elle un miroir, sorte de Ç pige mes È et instrument de la rgression autistique qui contient un double fond. Nous envisageons en effet que la paralysie de Ferdinand est galement relie la scne traumatique de lÕirruption de sa mre, dvaste par lÕannonce du dcs de son poux. Cette angoisse archaque, prouve face au visage maternel terrifiant car mconnaissable, la bouche menaante, dforme par le chagrin, telle celle de Mduse profrant des hurlements effrayants, ptrifia lÕenfant. La Ç face bariole dÕocelles ardents È de Lucie Ç qui est penche au-dessus de lui È se superpose la rencontre terrifiante du regard mortifre maternel qui perdure : Ç Il est aval par cette image qui le domine È (EM, 114). Ferdinand est nouveau englouti dans lÕabme qui sÕouvrit sous ses pieds, lorsque le miroir maternel, premier conteneur, vola en clats, imprimant dans lÕÏil le souvenir de ce regard diffract. Francis Pasche suggre que le bouclier de Perse est aussi celui que la mre tend son enfant, afin que tous deux se vivent spars, et quÕil soit empch de Ç rentrer tout entier dans la structure, dans le systme maternel. È1. Dans la situation voque, la dfaillance de ce bouclier-miroir nÕa pu Ïuvrer comme systme protecteur, laissant surgir lÕeffroi provenant dÕun regard trop direct, de face, sur le visage dÕune mre-Gorgone.
III-1.C La puissance attractive des gouffres chtoniens Lucie, regard tourn vers lÕinvisible, dterre le souvenir des petites disparues, sacrifies sur lÕautel de la pulsion dvorante de Ferdinand. Celles qui ne devaient plus croiser le regard des vivants transitent du royaume des morts jusquÕau lit du frre pour imprimer lÕpouvante dans sa pupille. Leur mort est dornavant dans ses yeux et nul ne pourrait en supporter la vue : Elle pose ses yeux en miroir devant lui, pour quÕil sÕy voie tel quÕelle le voit, tel que lÕont vu les deux petites filles quÕil a tues. Et elle dpose sur son visage des bestioles gluantes, - comme les caresses et les baisers quÕil lui a tant infligs. (EM, 192)
En cela tente-t-elle de faire Ïuvre de responsabilisation, en oubliant sans doute que la vue se perd lorsque la fascination mduse. Le frre, enlis dans le regard, ne peut rintroduire un espace o se mouvoir, il ne peut prendre le recul, nÕtant tout simplement pas libre de son regard. Il sjourne dans une identification adhsive de lÕimpensable et de lÕinnommable :
1 Franois PASCHE, Ç Le Bouclier de Perse ou psychose et ralit È, Revue Franaise de Psychanalyse, Tome XXXV, n¡5-6, 1971.
432
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Il voit en perdre la raison. Car ce quÕil voit est si trange, et surtout si vibrant de violence, que les formes des choses alentour semblent sÕtre dissoutes sous la pousse dÕune force terrible. Toute chose parat sur le point dÕexploser. (EM, 112)
Le passage au figurable ne se fait pas, comme sÕil tait obstru. Ferdinand est dans lÕimpossibilit dÕaffronter Ç le rel de Mduse de biais È, ni de crer, comme Perse, une ouverture dans le champ de la reprsentation, du dplacement et de la mtonymie. Perse, en se servant de son bouclier comme dÕun miroir, a pu accder la reprsentation avant dÕaccomplir son acte et a ainsi, selon les propos de Cloptre Athanassiou-Popesco, fait Ç basculer lÕhumanit dans le symbolique È1. Ferdinand, en revanche, ne matrise rien, il a port ses yeux sur lÕobjet de sa convoitise et nÕest nullement apte la mentalisation. Il perd simplement les pouvoirs qui le dirigeaient vers les forces du mal : Ç Le corps du glorieux Roi-Soleil nÕest plus quÕune longue cosse vide. Le splendide mausole nÕest plus quÕun tombeau muet, lÕabandon È (EM, 182). Ainsi en est-il du portrait de Dorian Gray2, peint par Basil Hallward, qui demeure intact dans son blouissante beaut tant que le jeune dandy sducteur ne prend pas conscience de la noirceur de son me et de ses actes. Ë la place de la culpabilit, quelque chose de plus archaque vient du trfonds de lÕinconscient, la peur sans nom, sans origine : Ç lÕeffroi rgne en tyran qui a tout exil, qui a prcipit la vie aux oubliettes le monde entier, le temps, sont vaincus par lÕeffroi. È (EM, 182). Ferdinand subit lÕassaut de ses pulsions et Ç attend comme attendent les btes, sans penses ni questions. Depuis longtemps, depuis toujours, il vit soumis son corps, son corps plein dÕexcs, ivre dÕoubli et dÕobscures jouissances È (EM, 76). Sans comprendre ce qui lui arrive, il reste dans une extriorit face ses actes sans origine, anhistoriques et dpourvus de sens : Ç Comment cela sÕest-il pass ? Ferdinand nÕen sait rien. È (EM, 176). Subsiste en lui un fouillis dÕimages de Ç petites filles en blouses dÕcolires, petite sÏur au corps menu, gosses souilles, creves, jetes en terre, et sÏur gueule de Gorgone. Toutes les images sÕtaient mles, entre-dchires, superposes ; sÕtaient heurtes jusquÕ saigner È (EM, 178). Les souvenirs se bousculent et font basculer lÕquilibre de son monde interne. Est-il possible de rapprocher son exprience de celle de Dorian Gray qui, lorsquÕil se regarde enfin, ne rsiste pas Ç lÕimpact motionnel provoqu par la rvlation de sa propre image. Le miroir, tout comme lÕÏil, la conscience, lÕimage de soi, et lÕobjet interne, se brisent dans une telle preuve È3 ? Lucie pourrait esprer une prise de conscience de ce quÕil est,
1
Cloptre ATHANASSIOU-POPESCO, Reprsentation et miroir, op. cit., p.110. Oscar WILDE, Le Portrait de Dorian Gray (1890), trad. Jean Gattgno, Paris, Le Livre de Poche, coll. Classiques, 2001. 3 Cloptre ATHANASSIOU-POPESCO, Reprsentation et miroir, op. cit., p.75. 2
433
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
de ce quÕil a fait. Or, comment se constituer une intriorit et se lier quiconque alors que sa fonction tait de remplacer un mort ? Cette substitution force a barr lÕaccs lÕidentification aux victimes ainsi quÕ la prise en compte de leur vulnrabilit : Les petits enfants, - mais il les aimait. Ferdinand nÕtait pas mchant. Jamais il nÕavait voulu de mal ces fillettes dont il sÕtait lÕoccasion empar. Il nÕavait cherch, chaque fois quÕun peu dÕapaisement aux tourments de lÕamour qui brlait en lui. (EM, 178)
Il voque ses passages lÕacte avec un dtachement effrayant et une absence totale dÕempathie : Ç la petite rousse, pourquoi avait-elle donc tant sanglot [É] LÕautre, la blonde aux nattes, elle nÕavait ni cri ni pleur. È (EM, 179). Le dni des consquences de lÕabus pointe la perversion et lÕabsence de culpabilit, Ç de quoi se serait-elle plainte ? Des caresses quÕil lui donnait ? È (EM, 180). Ferdinand, sorte de mort-vivant sacrifi lÕinjonction de la sÏur, peut-il, en ce ddoublement spculaire impos, apercevoir sur le visage de lÕautre lÕaspect dÕune souffrance qui lÕeffraie ? Il est bien peu probable quÕavant sa mort, il sut dceler Ç lÕavertissement È dans Ç son reflet distordu dans cette face aux traits figs, hallucins de mort È (C, 84). Nous constatons que les tentatives varies que Lucie met en Ïuvre pour rassembler les clats dÕun visage diffract par lÕabus comportent des risques. Les grimaces,
que
Lucie
sÕimpose
devant
les
miroirs
pour
faciliter
son
dessaisissement, lÕentranent sur dÕautres contres, tout aussi dangereuses que celles franchies par sa mre dans ses sances de Ç rver-vrai È. En tentant de se regarder Ç avec les yeux de son frre nocturne È (EM, 199), elle introjecte des signifiants lis au dsir de son frre afin dÕavoir accs ce qui lui chappe en saisissant des bribes de comprhension de ce qui ne peut lÕtre. Dans un excs hallucinatoire positif, elle souhaite transformer, en des scnarii secrets, ce regard quÕelle sent toujours sur elle, sÕy accroche pour mieux le matriser et ne pas tomber dans le vide. Leonard Shengold1 souligne lÕimportance que peuvent avoir les stations devant le miroir pour les enfants qui ont subi des abus ou des chocs traumatiques afin de dpasser, ou dÕlaborer, ses premires expriences. Cloptre Athanassiou-Popesco quant elle, mesure les enjeux Ç de telles rptitions o le regard autrefois, saisi par le trauma et fix comme sur une photographie, doit se transformer pour devenir un regard nouveau. È2. Or, Lucie achoppe sur cette tentative de transformation et dÕlaboration, Ç sans oser le 1 SHENGOLD Leonard, Ç The metaphor of the mirror È, Journal of American Psychoanalytic Association, 22, 1974, 97-115. 2 Cloptre ATHANASSIOU-POPESCO, Reprsentation et miroir, op. cit., p.77.
434
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
reconnatre, elle prouvait un plaisir trouble, une joie honteuse se voir ainsi dmultiplie, travestie en personnages fabuleux hroques, se contempler en petite reine dÕune secrte nuit de crimes et de dbauche È. (EM, 199). Ainsi que le souligne velyne Thoizet, la fonction initiale des miroirs qui, selon Snque, Ç ont t invents pour que lÕhomme se connt lui-mme È1, subit un retournement. Le miroir devient Ç lÕinstrument de la perte de soi-mme et de lÕavilissement moral È, o Lucie, Ç finit par se perdre dans le jeu des reflets comme si la vision indirecte se retournait contre celle qui en tait le sujet. È2. Son miroir, o se ctoient et se confondent diverses catgories de doubles, reflets et fantmes en tout genre, se prsente comme une fragile zone dÕinterfrence entre la vie et la mort. Dans cette fantasmagorie morbide, la contemplation dÕune photographie dÕIrne sÕouvre elle comme un tombeau, apte lÕabsorber dans une identification o lÕquilibre entre les forces dÕattraction et de rpulsion ne maintient gure la cohsion structurante ncessaire pour viter lÕclatement. Ë scruter ce regard disparu jusquÕ la fascination, elle sÕempare de la violence muette qui monte de sa face, elle devient ces puissances de haine et de vengeance. Familire dÕIrne, elle se taille une place dans son monde et porte, Ç pos fleur de mort, un masque grand ouvert sur la mort. Un masque, dont elle pare en rve son propre visage È (EM, 145). Pose sur le lit de son frre, la petite tient solidement sa posture de chimre sculpte en porte faux : Ç Une face encastre entre deux genoux osseux. La petite est accroupie sur le sommet du mur. È (EM, 114). Devenir statue de pierre, Ç cÕest revenir au-del de toutes sensations, dans lÕabolition des fonctions vitales, en premier chef le souffle È3, Lucie se ptrifie dans le silence des murs de sa prison. Quittant son corps elle en bloque les mouvements et le souffle, fige dans un regard mutique et une posture de gargouille, mduse.
1
SNéQUE, Questions naturelles, p.48. velyne THOIZET, Ç Des clats de miroir au miroir du livre È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.199. 3 Jol CLERGET, La Main de lÕautre, Ramonville Saint-Agne, Ers, 1997, p.88.
2
435
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
III-2 Destins du fratricide III-2.A LÕchec du chtiment Lucie sÕest lance dans lÕaventure du meurtre du frre comme une catharsis, elle : joue la folie avec le plus parfait srieux. Lucie y joue la vie et lÕme de son frre. Sans se douter que la frontire entre son frre et elle sÕest efface, et que le mal est prsent dans son camp plus encore que dans celui du frre dj vaincu. Dj chti. (EM, 201)
Le jeu est grave en effet, car les enfants Ç jouent avec toute anticaille qui leur tombe sous la main È1 et pour Lucie, il sÕagit de jouer sa vie, sa mort, la vie, la mort. Avec le travail du jeu, qui constitue avec le travail de rve, un espace de mise en scne, il convient de se demander avec Pierre Fdida Ç si lÕenfant qui joue est bien le sujet de son agir ou sÕil ne serait pas plutt agi par le fantasme de dsir ou la motion pulsionnelle. È2. La chute du frre ralise lÕintrusion du fantastique et de la toute puissance de lÕimaginaire dans la ralit : Ç Il nÕy a dsormais plus la moindre frontire entre la ralit et lÕimaginaire È (EM, 202). LÕaire intermdiaire dÕexprience, dcrite par Winnicott, est alors annihile. Le tissage duquel nat le jeu sÕeffiloche. Ferdinand tout autant que Lucie sÕy perdent dans une reprise de lÕinterrogation quÕexprime lÕenfant dans Ç Bleu È : Ç o est le rve, o la ralit ? O, la vie ? Et, cache-cache, quel est lÕenjeu ? / Et, au fait, qui cherche qui ? È (CI, 21). Ë lÕinterrogation jubilante de la sÏur Ç Et si lÕogre tait mort ? Mort le frre ! Mort le loup ! Mort le voleur dÕenfance ! Mort, enfin mort, le bel ogre blond ! È (EM, 108) rpond la perplexit du frre : Ç La petite sÏur a disparu. Lucie serait-elle morte ? È (EM, 182). Rien ne sort indemne de cet attentat, la crativit Ç qui consiste maintenir, la fois spares et relies lÕune lÕautre, ralit intrieure et ralit extrieure È3 ne permet plus de Ç dcouvrir le soi È4. Le glissement de lÕindiffrenciation saisit la mise en scne mortifre qui fait se demander lÕenfant Ç sÕil rve, sÕil vit toujours ou bien est en train de mourirÉ ou sÕil est en train de natreÉ È (CI, 19). Cette confusion fut lÕorigine mme du drame, car de toute cette boue surgit lÕinterrogation
de Ferdinand :
Ç tait-ce celle o
son
pre sÕtait
dcompos, ou bien celle de sa propre enfance soudain noye, souille et englue de larmes ? È (EM, 85). Nous ne tenterons pas de trouver une
1
Giorgio AGAMBEN, Enfance et histoire. op. cit., p.130. Pierre FDIDA, chapitre VIII Ç LÕobjeu È. Objet, jeu et enfance. LÕespace psychothrapeutique È (1978), LÕAbsence, Paris, Gallimard, coll. Folio essais n¡ 458, 2005 p.262. 3 Donald Woods WINNICOTT (1971), Jeu et ralit. LÕespace potentiel, op. cit., p.9. 4 Ibid., p.76. 2
436
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
explication rationnelle la mort du frre comme certains commentateurs1, pour notre part, la dimension lgendaire et mythologique, associe la dimension de la toute puissance de lÕenfant, sont fantasmatiquement lÕorigine du dcs, ardemment souhait, terriblement redout, joyeusement accueilli, amrement regrett. Peu importe la rationalit dÕune telle posture. Ce qui importe dornavant pour lÕenfant, puis la jeune fille et la femme en devenir, cÕest de devoir faire avec la certitude dÕavoir t la meurtrire de son frre : Ç LÕenfant se veut, et se sait, lÕassassin de son frre. Elle seule sait cela. CÕest son plus beau secret. Secret miraculeux qui a lav de ses souillures le secret initial, si boueux, si sanieux, que son frre avait pendant trois ans fait peser sur elle. È (EM, 250). LÕabsence dÕaffects lorsquÕelle apprend la mort de son frre se prolonge par un long videment intrieur, Ç depuis la mort de Ferdinand, Lucie nÕa pas retrouv ces lans de rage jubilante È (EM, 250). En lÕabsence de lÕobjet de sa haine, contre lequel elle avait rig une stratgie de survie, tout sÕeffondre, tout autre motion ou ressenti ont t balays par la revanche et la haine. Tout comme la tte de Goliath brandie par David Ç ne surabonde nullement de force, ne diffuse aucune nergie Ð elle be de vide. Coupe du corps qui la supportait [É] elle nÕest plus quÕune outre dÕos et de chair dgouttant de sang noir et visqueux, sonnant le creux, grimaant de colre et de stupeur. È (C, 84).
En lÕabsence de rparation et de consolation, Lucie devient cette Mduse que Sylvie Germain prsente dans Cphalophores, Ç horrifie par son propre nant. È (C, 84). Le Ç dsir de vengeance È, voire mme lÕÇ obsession de vengeance È ne dbouche sur aucun apaisement, car il est rare en effet, crit lÕauteure, Ç que le malheur purifie, ennoblisse, sanctifie les tres È2. Lucie est libre certes, mais nouveau Ç toute livre elle-mme. Nul ne prend souci dÕelle. È (EM, 255). La nature est dpeuple, Ç La plupart des tangs taient vides È (EM, 251), et ceux qui furent ses compagnons dÕarmes restent muets : Ç Aprs ses allies les btes, ses petites sÏurs dfuntes la laissaient seule, amrement avec son secret pourtant si fabuleux. È (EM, 252). En lÕabsence Ç dÕennemi dfier È et Ç dÕadversaire transpercer et foudroyer È (EM, 253), les miroirs eux-mmes ne rflchissent plus, sans profondeur, ils cessent Ç dÕtre des lanternes magiques È (EM, 254). LÕabsence de lÕennemi la laisse inerte et rend aveugle tous les objets investis de pouvoirs. La ralisation fantasmatique du meurtre du frre ternit leur surface rflchissante et demande 1
Ç Ferdinand meurt probablement des consquences de lÕalcoolisme, mais les choses sont prsentes de telle manire quÕil semble tre victime des manigances de sa sÏur. È, Mariska KOOPMAN-THURLINGS, Sylvie Germain, La Hantise du mal, Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques Littraires, 2007, p.133. 2 Sylvie GERMAIN, Ç LÕEndroit et lÕenvers È, Imaginaire et inconscient, n¡15, 2005/1, p.37.
437
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
une transformation par un engagement dans le travail de deuil. La victoire de la pense magique maintient encore en vie mais ouvre la brche de la culpabilit, nÕa-t-elle pas caus, comme disent les enfants Ç pour de vrai È, la mort du frre ? La disparition du frre nÕa pas permis de contenir la relation dans une exprience dont lÕenfant pourrait parler. Le frre dcd clt lÕespoir dÕune possible rconciliation ou dÕune explication. Sa mort empche que se dise la culpabilit, le regret ou la demande de pardon qui tente dÕexprimer le tort inflig, dÕnoncer la faute commise et de revenir sur elle. La psychanalyste Mary Balmary remarque ce processus terrible par lequel lÕincapacit formuler les offenses se transforme en culpabilit, Ç ayant subi sans pouvoir attribuer lÕoffense son auteur, nous avons port cette offense qui nous tait faite comme si nous en tions les auteurs È1. CÕest en cette seconde quÕune pense affole a transperc lÕesprit de Lucie, quÕune question insense sÕest arrache de son cÏur : - savoir si son frre, lÕinstant de mourir, avait pens elle, savoir si Ferdinand avait murmur son nom, lÕavait appele, elle, la petite, dans son ultime souffle. Savoir enfin, surtout, sÕil lÕavait aime. Savoir. Et toute rponse jamais interdite. Alors la pense folle a dvast lÕesprit de Lucie, la question dvorante lui a nou les entrailles et Lucie sÕest abattue contre le sol en sanglotant. (EM, 258)
Ainsi, le frre abuseur tient-il toujours la victime dans les rets de la culpabilit et de la rparation. Nous touchons l la confusion laquelle a t confronte Lucie dans son jeune ge qui mlange la manifestation de lÕamour fraternel celle de lÕabus. Alors mme quÕelle voulait lui prouver sa dtestation, elle prononce encore le mot de caresse qui est dfinitivement perverti, Ç elle a toujours eu en horreur ses caresses de brute È (EM, 192). Avec quels mots en effet exprimer le vcu dÕeffraction, lÕtranget et la dpersonnalisation lÕÏuvre aprs lÕabus sexuel ? Comment faire appel au verbe aimer, alors que ce frre tant admir, fut galement si furieusement ha ? Derrire le Ç mÕaima-t-il ? È sÕentendent aussi les terribles Ç Pourquoi mÕaima-t-il ainsi ? È, Ç QuÕest-ce que jÕai pu faire ? Y suis-je pour quelque chose ? È. Penser que ce qui a provoqu un tel acte tait de lÕamour, et non une instrumentalisation, est une dernire tape pour ne pas sombrer dans un constat terrifiant : il nÕy aura aucune rponse au comment et au pourquoi, et aucune justification ne pourra advenir. La mort du frre ne permet plus de savoir si une rconciliation, ou une reconnaissance de lÕacte auraient pu avoir lieu, celui qui est cens tout savoir ne peut plus rien dire. CÕest maintenant que Lucie chausse les bottes de son frre, en voulant comprendre son abuseur, elle sort de ses souliers de victime pour mettre les bottes de lÕOgre au risque de perdre toute comprhension et toute certitude. Ce 1
Mary BALMARY, Le Sacrifice interdit, Paris, Grasset, 1986, p.64.
438
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
que Lucie oublie, cÕest quÕavec lÕinceste, le terme de frre nÕa plus cours pas plus que lÕide dÕun lien fraternel. La question qui se pose alors est de savoir en quoi cette souffrance peut tre transmue pour que le cycle de la souffrance ou de la violence ne se renclenche pas. Dans LÕEndroit et lÕenvers Sylvie Germain prcise que la recherche dÕexplication ne peut advenir car cette dernire nÕexiste pas, il convient de Ç reconnatre quÕon ne peut ni comprendre ni justifier la souffrance. Et en mme temps, une position humble la Socrate qui avoue juste " savoir quÕil ne sait pas " peut dboucher, force dÕinterrogations, sur une certaine lumire intrieure. È1. Pour cela la mise distance est convoque dans une fin de non recevoir qui consiste mettre distance son tre souffrant, Ç de le contempler sur fond de vide bant en nous et au Ciel, et de le laisser se consumer dans ce vide È2 pour que lÕhumain reste profondment humain. III-2.B Le surgissement du visage La haine sÕenracine sur le terreau de la souffrance et la violence se prsente comme une bien triste tentative de dlestage puisquÕelle ne peut quÕalimenter
un
cercle
infernal,
Ç La
violence
cre
de
la
violence,
du
3
ressentiment, de la haine et lÕesprit de vengeance È . Et lÕon nÕchappe pas aux tnbres, crit Sylvie Germain, Ç en rpandant la nuit autour de nous, ni la pesanteur en chargeant les autres de nos maux, au contraire, nous nous y engluons davantage. La violence ractive des victimes est le fruit vnneux dÕune illusion È4. Le destin des jumeaux Franz et Georg de Magnus se rapproche fortement de celui de Mickal et de Gabriel du Livre des Nuits. Ces couples ports par un idal de puret propre au narcissisme primaire, puret de Ç races È pour les uns, puret de la relation pour les autres, ont engendr un lien fraternel empli de destruction et dÕautodestruction, qui conduit la perte dÕidentit et produit une distance avec les autres qui demeurent radicalement trangers. La vigueur avec laquelle ils sÕengagent dans les combats et la frocit dont ils font preuve tmoignent des carences affectives qui les ont ancrs dans un lien non-humanis. Nourris par Ç lÕivresse du crime lev au rang de sacerdoce. Franz et Georg taient entrs avec une foi de jeunes croiss dans la Waffen-SS, et ils avaient tu, incendi, massacr sans compter [É] È (M, 60), alors que Gabriel et Michal
sÕengagent
dans la
Division
Charlemagne,
Ç LÕÏuvre-au-sang ne se pouvait accomplir que de ce ct-l, - celui de la plus 1
Sylvie GERMAIN, Ç LÕEndroit et lÕenvers È, Imaginaire et inconscient, n¡15, 2005/1, p.38. Ibid. 3 Ç Germain, Sylvie È, Dictionnaire des crivains contemporains de langue franaise par eux-mmes, sous la direction de Jrme Garcin, Paris, Mille et une nuits, 2004, p.191-193 (Notice rdige en 1988). 4 Sylvie GERMAIN, Ç LÕEndroit et lÕenvers È, op. cit.. 2
439
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
vive haine, de la fraternit hautaine et destructrice. È (LN, 275). Pour ces jumeaux qui se situent hors de tout lien, le monde nÕest pas le leur, ils ne sÕy reconnaissent pas et livrent combat en une passion paroxystique, Ç Dtruire, et dtruire et dtruire È (LN, 275) disent-ils. Cette violence puiser dpasse leur propre corps et cherche dÕautres territoires conqurir, un nouvel espace vital pour que la pulsion de mort se rpande dans lÕaveuglement de leur fureur. Reprenant la rflexion de Maurice Zundel qui prsente lÕenfer, non comme une localisation hasardeuse, mais Ç comme une situation È de notre aujourdÕhui de vivants, Sylvie Germain crit : LÕenfer, cÕest quand lÕAutre nÕest plus en nous, quÕil nÕa plus accs notre conscience, nos penses, notre cÏur que sous une forme ngative o en se mlangent en un poison confus la mfiance, le ressentiment, la hargne, la douleur et le dgot ; cÕest quand toute dimension dÕaltrit est perdue. [É] LÕenfer, cÕest quand il nÕy a plus personne, ni autour de soi, ni au-dessus de soi, ni lÕintrieur de soi. Radicalement personne. (QA, 23)
Cela contredit pleinement les rveries de lÕtat gmellaire que propose Michel Tournier dans Les Mtores. Le personnage de Paul nourrit le fantasme dÕune gmellation originelle universelle, et soutient que, dpourvu de jumeau, lÕhomme ne peut tre que fratricide. En gnralisant lÕexistence de jumeaux papyracs, rsultat dÕune anomalie des changes nutritifs qui sÕopre par le placenta, il dveloppe la mtaphore selon laquelle le survivant aurait dvor son frre dans le ventre maternel. Les enfants ordinaires, quÕil nomme les Ç sans-pareils È, sont alors promus au rang dÕogres, Ç Nous seuls, les jumeaux, sommes innocents. È1 dclare-t-il. LÕuniversalit du mal est ainsi affirme chaque gnration et rpte pour chaque grossesse, lÕexception des gestations gmellaires, elle fait partie intgrante de lÕhistoire humaine et se rpte dans toute guerre. Rien de tel pour Ç les deux frres amants, les deux frres de sang È germaniens qui sentent dÕinstinct, Ç que lÕheure tait enfin venue pour eux de porter leur passion, leur violence et leur cri en pleine lumire, et de livrer combat, partout travers le monde È (LN, 275), ramassant leurs satisfactions ou leurs raisons Ç dÕexister dans les dbris, dans la boue, dans le sang et les larmes dÕautrui. È2. Dans la passion malheureuse, Ç lÕamour se dfigure trs souvent en haine, et parfois la haine passe lÕacte È3. Pour Sylvie Germain, la haine est Ç la voie la plus dangereuse, la plus trompeuse, elle est sans issue. [É] car la victime, aussi innocente soit-elle, se laisse alors atteindre au plus intime de son tre, de son 1
Michel TOURNIER, Les Mtores, Paris, Gallimard, 1975. Sylvie GERMAIN, Ç La Morsure de lÕenvie : une contrefaon du dsir È, [dialogue avec Julia KRISTEVA, Sylvie GERMAIN, Robert MISRAHI et Dagpo RIMPOCH], Marie de SOLEMNE (d.), Entre dsir et renoncement, ditions Devry, coll. A vive voix, 1999 [Paris, Albin Michel, coll. Espaces libres, 2005], p.56. 3 Ibid., p.65.
2
440
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
esprit, par la maladie du mal. È (EH, 145). Les jumeaux font partie de ces enfants que lÕon retrouve dans le Ç Blanc È des Couleurs de lÕinvisible : Ils sont les matres du nant et de lÕindiffrence. hve est le monde blafard le chagrin poisseux qui sans fin suinte dans leur sang blme est la mort qui clapote chacun de leurs pas. (CI, 81)
Ces couples gmellaires qui ont fait Ïuvre de dmolition de lÕhomme, ont dfait les apparences qui permettaient la reconnaissance qui restitue le semblable en notre humanit. Selon Pierre Fdida, lÕapparence : cÕest le visage, lÕchange des visages, lÕchange dans un geste, la faon expressive entre deux personnes. La dmolition dÕun homme, cÕest lÕimpossibilit de faire exister lÕhumanit au niveau de lÕessentiel, cÕest--dire de lÕapparence.1
La vision du visage du frre jumeau mort fait surgir un autre rapport lÕhomme qui apparat ds lors dans Ç son inachvement et sa vulnrabilit È (M, 61). Les analyses de lÕpiphanie du visage par Levinas montrent que la relation avec le visage ne peut tre relie la perception, que ce dernier rsiste la connaissance et ne peut se limiter une simple description. Celui qui croirait sÕen approcher en accumulant les dtails pour attester les caractristiques des sous ou des surhommes, tmoignerait de sa perspicacit, mais le rduisant un objet, prouverait son ignorance du sens du visage. La dvastation du visage ainsi expos sans dfense, dans la dchirure de la peau la plus fragile et la plus dnue, signale lÕimportance des meurtres commis qui se sont inscrits dans une relation o le visage nÕa pas t vu ni signifi. Ç Devant le visage fracass de son frre, il avait dcouvert soudain le vrai facis de leur desse guerre : un morceau de viande charpe et sanglante. [É] Mme la vue de ses camarades tus au front ne lÕavait pas boulevers ce point. È (M, 60). Le personnage de Pierre dans la nouvelle lÕAveu, dcouvre galement, dans la mme crudit, le visage du jeune homme quÕil a renvers, Ç fait demi de peau humaine au grain fin et au teint clair, et demi de viande crue, sanguinolente. È Proche du dgot, Pierre constate mais ne parvient pas tre en lien avec le visage dans un rapport lÕunicit, il se trouve devant un Ç Monstre bi-face È qui prsente ses deux profils Ç lÕun qui nÕtait que plaie informe, lÕautre qui lui seul tait visage È (AV, 3). En dtournant le regard, puis en prenant la fuite, il ne rpond pas de sa responsabilit et ouvre la porte la culpabilit qui ne cessera de 1
Pierre FDIDA, Ç LÕOubli, lÕeffacement des traces, lÕradication, subjective, la disparition È (2001), Humain/dshumain. Pierre Fdida, la parole de lÕÏuvre, Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de psychanalyse, 2007, p.31.
441
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lÕassaillir pour lui rappeler son acte transgressif. Pour les couples gmellaires, il semble quÕil faille attendre lÕatteinte porte au visage du jumeau pour que sÕintroduise une comprhension de lÕhumain : Il nÕavait quÕun frre jumeau, Franz, son double, son corps second, son cÏur en cho. Lui seul pouvait lui ouvrir les yeux Ð en se laissant arracher son masque dÕhomme prtendu nouveau pour exhiber la chair cru de son pauvre visage de mortel. (M, 60)
Avant cette rencontre catastrophique, ces frres, enferms dans leur propre miroir, semblent nÕavoir jamais pu se mirer dans le reflet dÕun regard humain ou nÕavoir rencontr quÕun regard dÕune extrme froideur, tel celui de Clemens. Pour ceux qui nÕont pu, dans cette identification barre, accder lÕprouv de leur existence ni se lier avec celle dÕun autre, la mort du frre jumeau renvoie lÕhumanit et constitue lÕtape manquante leur dification. Tel Narcisse qui Ç nÕest plus tout fait Narcisse partir du moment o cette diffusion fascinante fait retour sur lui-mme È1, ces hommes, qui ne connaissent pas lÕautre et sont rests impuissants devant le secret de lÕaltrit, vivent en acclr un dbut de face--face qui se dplie pour imposer la prsence de lÕautre reconnu dans ce quÕil reprsente et ce quÕil est. Cette identification, dramatiquement tardive, constitue un Ç revirement radical È en Georg, sa Ç croyance dans le surhomme clbr par son parti dÕun coup dissoute, frappe dÕinanit, pour faire place une foi
en
lÕhomme,
en
lÕhomme
tout
simplement,
tel
quÕil
est
dans
son
inachvement et sa vulnrabilit. Il avait jet son arme, et refus de reprendre part aux combats. [É] dgrad de ses titres, [É] condamn mort et excut sans dlai. È (M, 61). Ce nÕest pas le visage du frre qui apparat au moment de la mort des deux Obergrenadiere Pniel, mais la voix de celui qui incarne la figure de Ç LÕautre È (LN, 320) qui les accompagne dans la chute fatale de la disparition. Situ sur lÕautre versant de la guerre et de la haine, Ç lÕautre, le petit, achevait dÕexhausser ce que toute leur violence, tout le sang quÕils avaient vers, nÕavaient pu porter au jour. È (LN, 321). La voix du frre se fait visage, illustrant la conception levinassienne selon laquelle le visage nÕest pas tant regarder quÕ couter. Elle fait entendre Michal et Gabriel redevenus des enfants perdus Ç tremblants de songe et de tendresse. [É] se serrant par la main jusquÕ la douleur È (LN, 321), une trs ancienne parole, celle de Dieu qui commande : Ç Tu ne tueras pas È. La voix de Gabriel porte en elle la mtamorphose qui permet de Ç consentir et renoncer È (LN, 322).
1
Cloptre ATHANASSIOU-POPESCO, Reprsentation et miroir, op. cit., p.97.
442
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
III-2.C Chuter dans le puits dÕun regard Pour celui dont la survie a dtermin le rapport au monde, la question de la coexistence de soi et de l'autre se pose avec acuit. Nuit-dÕAmbre se prcipite dans lÕabme de la spcularit en plongeant dans le miroir tendu par Roselyn, mais il reste cependant obstinment bloqu devant ce qui fait obstacle la rvlation dÕune parole et de lÕinvisible. Roselyn le regardait. [É] CÕtait le regard dÕun ternel enfant, dont lÕinnocence et la bont nÕtaient mme pas altres par la trahison de celui dont il avait fait son ami venait de commettre. [É] Dans ces yeux devenus miroirs il aperut le reflet de son propre visage. Son portrait miniature tremblait dans les eaux argentes des yeux de Roselyn. JusquÕo allait sÕenfoncer son image, - jusquÕau cÏur, jusquÕ lÕme ? [É] Il sentit son visage basculer tout fait en Roselyn, sombrer jusquÕen son me, - son me dÕhomme en agonie. (NA, 292)
Sans fard, ni masque, Roselyn nÕa rien dÕautre offrir que son regard dans la nudit de lÕenfance dsarme, tout comme le corps de lÕamant dÕAgd, expos ses bourreaux et jet en Ç pture des regards enjous de cruaut avai[t] la vulnrabilit dÕun visage. [É] Un visage dsastr Ð un cÏur arrach vif du sein de lÕamour mme. È (CM, 93). Nuit-dÕAmbre ne voit rien, nÕapprend rien, car crit Simone Veil : LÕinnocent qui souffre sait la vrit sur son bourreau, le bourreau ne la sait pas. Le mal que lÕinnocent sent en lui-mme est dans son bourreau, mais il nÕy est pas sensible. [É] Ce qui dans le criminel nÕest pas sensible, cÕest le crime. Ce qui dans lÕinnocent nÕest pas sensible, cÕest lÕinnocence. CÕest lÕinnocent qui peut sentir lÕenfer.1
Nuit-dÕAmbre Ç aperut ce portrait minuscule de lui-mme glisser et tournoyer dans la pupille comme sÕil tombait au fond dÕun puits. È (NA, 293). Ce vcu particulier de la chute peut se rapporter au lchage physique que sa mre lui a fait subir, lorsque prise par son deuil, elle dirigea son attention loin de son fils. Il contient aussi celle dÕAdam et dÕéve, ainsi que celle, fatale, de Narcisse. NuitdÕAmbre en se penchant sur lÕeau lacrymale tente-t-il, frntiquement, de rejoindre son propre reflet afin dÕatteindre dans cet lan spculaire, cet autre qui lui ressemble comme un frre ? LorsquÕelle travaille sur la figure de Narcisse dans sa thse, Sylvie Germain fait tat de lÕchec du jeune homme qui ne se sensibilise pas la rponse car : il ne sut que mourir DE lui-mme et non pas Ë lui-mme. LÕeau dans laquelle il se mire est trop " pure " pour fconder la question. [É] Une eau si pure, non altre, non trouble, quÕelle ne peut en retour altrer Narcisse. Une eau sans profondeur et sans mandres, toute close sur elle-mme ; une eau o scintille le 1
Simone VEIL (1948), La Pesanteur et la Grce, Paris, Presses-Pocket, Plon, 1988.
443
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
manque. Ce que dcouvre Narcisse en son miroir cÕest donc lÕabsolu du manque, lÕabsence totale du visage soi-mme, par soi-mme, - et par l il accde au vif du sujet, lÕextrme amont du visage. (PV, 184)
Nuit-dÕAmbre
est incapable de penser ou
de vivre
lÕexprience
thique
levinassienne1 fonde sur le mouvement vers lÕautre dans une relation fondamentalement dsintresse. Il reste au seuil de la rencontre et ne peroit pas lÕinviolabilit du visage, la Ç partie la plus nue du corps humain È qui se prsente dans sa plus extrme fragilit. SÕengouffrant dans la tentation du meurtre il ne peut voir, et de ce fait ne peut entendre, le Ç Tu ne tueras point È, qui constitue Ç la vision mme du visage È2. CÕest en raison de la fossilisation Ç en pur principe dsincarn du visage de la victime È que lÕassassin peut Ç perptrer son acte |É] lÕassassin est celui qui doit se faire aveugle et sourd, insensitif, pour ne pas entendre lÕInterdit. È (PV, 131). Devant le visage de son frre, Nuit-dÕAmbre Ç refuse de dfaillir et dsarmer devant lÕinnocence du juste È (PV, 145). Comme Can, il tue sans un mot. Le regard seul domine dans cette violence qui est une mise en acte de lÕhomicide et non un acte de parole. Il nÕy a pas dÕouverture de sens, aucune confrontation, explication ou ngociation dans ce fratricide qui empche le meurtrier de sÕaccomplir comme humain. Le triomphe infantile de Nuit-dÕAmbre est de courte dure. L o Nuit-dÕAmbre croit vaincre en se dbarrassant de son double invers, il choue au contraire en rgressant la ncessit dÕagir avec son corps, au lieu de mettre en action sa pense. Il continue se penser comme lÕunique rfrence, le sans frre, qui ne peut tre sujet en raison de son absence de confrontation la prsence dÕun autre. Sans Abel, crit Franois Marty, Ç Can nÕest rien. LÕhistoire de lÕun est solidaire de celle de lÕautre. [É] Si lÕautre disparat, le sujet perd lÕtayage qui le fait sujet, il se replie lÕinquitante animalit dÕo la crature Ð celle qui a t conue de son crateur Ð cherche pourtant sÕloigner È3. Le meurtre de Roselyn au cours de ce banquet de la mort attache Nuit-dÕAmbre lÕobjet de sa faute, tout comme le viol lÕattache sa victime. Il ne pourra si facilement sÕarranger du meurtre. Le frre indsirable, si dangereux dans sa ressemblance, revient pourtant et prive de lÕillusion que les actes poss nÕont aucune consquence. Ç Suis-je le gardien de mon frre ? È, cette rponse pleine de morgue que fait Can lÕinterpellation divine Ç O est ton frre Abel ? È, contient toute la porte thique qui interroge la nature et la limite de la responsabilit. Nuit-dÕAmbre reste dans la mme ignorance que Can et ne peut rpondre. Tous
1
Emmanuel LEVINAS, Totalit et infini, essai sur lÕextriorit, La Haye, ditions Martinus Nijhoff, 1961. 2 Ibid., p.173. 3 Franois MARTY, Ç Le Meurtre du double. Fonction mythique du fratricide È, Dialogue, Ç La Dynamique fraternelle È, n¡149, septembre 2000, p.15.
444
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
deux pensent que chacun est pour soi, que chacun est spar de lÕautre et que la fraternit nÕa aucun sens. Sylvie Germain dans Mourir un peu
analyse cette
riposte : En un sens, cÕest vrai que Can ignore o est son frre : il lÕa repouss si loin de son cÏur, et en outre il ne sait rien de la mort o il vient de le prcipiter. Can veut voracement le royaume de la terre des vivants, sans partage ni rivalit. (MP, 67)
Il nÕa Ç pas simplement faut par lÕacte du meurtre mais il a aussi faut par ses paroles o il se met hors jeu, hors monde, hors responsabilit. È1
Aprs son crime, Dorian Gray se dtourne du peintre quÕil vient dÕassassiner, parce quÕil partageait son secret et quÕil le jugeait responsable de sa dgradation. Le dandy rsume son acte en une formule lapidaire avant de sÕen dtourner, Ç LÕami qui avait peint le portrait fatal auquel il devait tous ses malheurs tait sorti de sa vie. CÕtait tout È2. Nuit-dÕAmbre, lui, sÕen retourne sur ses terres natales. Il chappe la justice des hommes, car lÕenjeu de ce meurtre nÕest pas du ressort de lÕenqute policire. LÕacte reste entier, et son traitement sjourne dans une temporalit qui fait contrepoids lÕinconscient sauvage et destructeur, qui laisse le temps de la maturation et de la transformation. La possibilit du retour ne peut advenir que si Nuit-dÕAmbre sÕengage sur lÕapprentissage de la responsabilit, processus dÕhumanisation qui ne se caractrise pas par sa linarit. Dieu ne condamne pas Can de son crime, en revanche, il le marque dÕun signe du remords, fruit de la culpabilit. Souille par le crime, la nature du sol de Terre-Noire se modifie et rsiste la prtention cultivatrice de Nuit-dÕAmbre. La main qui a vers le sang du frre ne peut travailler la terre, ni lÕensemencer, elle la rend strile : Ç Si tu cultives le sol, il ne te donnera plus son produit : tu seras un errant parcourant la terre. È3. NuitdÕAmbre nÕest pas appel vagabonder, son immobilit le place face la figure souffrante de la culpabilit incarne par Crve-CÏur. Dvast par les actes de torture commis en Algrie sur lÕenfant Belad, il confronte Nuit-dÕAmbre un nouveau reflet, il Ç lui renvoyait son propre crime comme un miroir dformant, un miroir grossissant qui lÕeffrayait. Crve-CÏur expiait son crime de la mme faon dont il lÕavait commis, - hors raison. È (NA, 322). Ç La conscience de Can tait sourde, il fallait quÕune autre voix que celle de la victime se fasse espace de rsonance et lui renvoie le cri de lÕinnocent assassin, lui ouvre la conscience È (MP, 67) crit Sylvie Germain. Thrse, au doux nom prdestin, qui fut pour 1
Franois MARTY, Ç Le Meurtre du double. Fonction mythique du fratricide È, op. cit. p.12. Oscar WILDE (1891), Le Portrait de Dorian Gray, trad. J. Gattegneau, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1992. 3 Emmanuel LEVINAS, Totalit et infini, op. cit.
2
445
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Roselyn Ç une sÏur, une sÏur ane, aime sans jalousie È (NA, 269), est la femme par laquelle Nuit-dÕAmbre apprend Ç lÕabsolu de lÕabandon et de lÕoubli de soi en lÕautre, jusquÕ la perte. È (NA, 314). Passeuse, elle part avec le secret du crime de Nuit-dÕAmbre Ç quÕelle avait perc dÕemble en lui È, emportant ainsi Ç la part la plus obscure de lui-mme, et galement en ravissant la mmoire la plus vive de Roselyn. È (NA, 316). Elle est celle qui, un instant, sjourne dans le cheminement laborieux de Nuit-dÕAmbre et le conduit vers son humanisation par la prsence du fils quÕelle lui confie sa mort. LÕassassinat de Roselyn est proche du sacrifice christique dont la mort nÕest pas, selon Julia Kristeva, Ç djection, mais une discontinuit vivifiante, plus proche de la nutrition que de la simple destruction dÕune valeur ou de lÕabandon dÕun objet dchu. È1. Roselyn reste la part dÕombre ncessaire pour faire advenir Nuit-dÕAmbre lÕtat dÕtre un frre, prsent par Emmanuel Levinas, dans sa seconde prface de Totalit et Infini2, comme le modle mme du rapport thique lÕautre, dÕun amour Ç dÕtranger tranger, meilleur que la fraternit au sein de la fraternit mme È3. Cette fraternit, qui ne se rduit la relation
horizontale frres/sÏurs dans
lÕexclusivit de la relation familiale, est celle qui, sÕexprimant avec un tranger, transcende tout lien dÕexclusion. CÕest lorsque les yeux de Roselyn prendront vie dans le regard de son fils Cendres, que Charles-Victor, qui se voulait sans attache ni responsabilit, aura se saisir de lÕinjonction la responsabilit de lÕautre. Dlivr de la guerre ou de la passion dÕemprise, il peut entrer dans une relation dÕaccueil rciproque qui prouve la Ç gratuit de la transcendance lÕautre È. Nuit dÕAmbre russit enfin se lier son fils, lÕexemple des Patriarches qui rpondent immdiatement lÕappel de Dieu par un Ç me voici È qui transforme la ralit. Son humanisation nÕest pas un procs linaire, mais se fonde sur la possibilit dÕaccder au conflit avec son fils, qui vient empcher la jouissance et dloger son pre de la toute-puissance sans partage. La reconnaissance de ce qui a amen la haine ouvre la possibilit dÕune construction qui ne fonctionne pas coup dÕvidence. Celui qui voit dans sa main leve le bras arm dÕun meurtre quÕil a commis peut nouveau se situer comme sujet. Nuit-dÕAmbre ne devient ni fondateur dÕune cit, ni pre dÕune nombreuse descendance, mais il peut natre la fraternit et la paternit. Le conflit sÕintriorisant, lÕacte devient ainsi acte de parole : L o lÕacte se mue en pense, lÕhumain conquiert un nouvel espace pour devenir. L o lÕhomme renonce la satisfaction dÕun plaisir narcissique pour laisser place
1
Julia KRISTEVA, Soleil noir. Dpression et mlancolie, (1987), Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1989, p.142. 2 Emmanuel LVINAS, Totalit et infini, op. cit. 3 Ibid.
446
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lÕautre, l o son narcissisme sÕaltre au contact de lÕautre et lui fait place, alors cÕest lÕhumanit tout entire qui avance dans le lien social, dans la solidarit.1
Roselyn, le frre, a introduit lÕide dÕune altrit qui convoque la responsabilit dÕune fraternit qui Ç commande È et Ç met en dette du prochain È. Avec elle, crit tienne Gruillot, Ç Je me dcouvre un-pour-lÕautre, appel, happ par la dtresse de lÕtranger. È2. Nuit-dÕAmbre, dont le moi nÕa pu se constituer que lorsquÕil fut en mesure de se livrer la rencontre de lÕautre, peut dornavant sÕlever au rang de la crature qui dans la perspective germanienne est faite lÕimage du Crateur, Ç autrui qui ne se redresse pleinement Autrui que par la mdiation du Tout-Autre qui sous-tend et creuse toute rencontre interhumaine È (PV, 106). III-3 LÕhorizon de lÕapaisement III-3.A Du rempart contre lÕadversit lÕouverture sur la fraternit Bernard Brusset voque les fratries qui, dans de nombreux contes, aprs avoir quitt le domicile de leurs parents Ç se retrouvent pour vivre ensemble heureux et paisibles, au terme dÕaventures pleines de risques, de dangers, de meurtres ou dÕpreuves initiatiques dans la fort. È3. LÕimposition du deuil dfinitif du lien originaire permet de dboucher sur une alliance solide. Le couple peut
se
nourrir
de
ce
modle
relationnel
frre/soeur
dans
lequel
la
complmentarit se prsente comme lÕapaisement dÕun couple asexu qui peut vivre hors du conflit Ïdipien, Ç en marge du couple parental et des conflits extrieurs la sphre familiale font alliance de manire gale et solidaire È4. Magnus devine dans le couple form par Terence et May Ç une troite complicit, mais plus fraternelle quÕamoureuse, ce qui donne leur prsence autant de simplicit que de gnrosit, et il se plat en leur compagnie. È (M, 83). Ce mode fraternel permet May de puiser dans la tendresse et le silence Ç de ce corps dÕhomme demeur inaccessible son dsir, son frre poux, son me frre, peuvent lÕaider rendre les armes, passer sans effroi ni colre dans lÕinconnu de la mort. È (M, 136). La relation entre frre et sÏur reprsente parfois le dernier rempart pour compenser la dsagrgation familiale en se regroupant selon des mcanismes primitifs, Ç Tsipele et Chlomo, parlaient, ou plus exactement chuchotaient, une langue incomprhensible et ne se lchaient jamais la main, comme sÕils avaient peur de se perdre È (LN, 310). Ombres frileuses et tremblantes, ce frre et cette sÏur arrachs leur enfance, ont survcu au 1 2 3 4
Franois MARTY, Ç Le Meurtre du double. Fonction mythique du fratricide È, op. cit., p.14. Etienne GRUILLOT, Petites chroniques de la vie comme elle va, op. cit., p.123. Bernard BRUSSET, Ç Le Lien fraternel et la psychanalyse È, op. cit., p.350. Ibid..
447
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
massacre, cachs au fond dÕune cave, soutenus par une forte identit fraternelle qui compense le risque de perte de lÕidentit individuelle, Ç ils taient frre et sÏur, unis absolument, dans un amour fou auquel [Petit-Tambour] nÕavait nulle part, et pas mme accs È (LN, 311). Les observations des enfants du camp de Terezin, effectues par Anna Freud et Dorothy Burlingham
1
aprs la seconde
Guerre mondiale, soulignaient les relations privilgies entre les enfants qui avaient perdu leurs parents. Une relation horizontale fraternelle de solidarit et dÕaide Ç avait suppl, tant bien que mal, lÕabsence de la dimension verticale de la relation aux parents È2 afin de ne pas sombrer dans lÕanantissement. Le lien frre/sÏur serait-il la protection contre la barbarie et la catastrophe collective, pour des enfants livrs sans mode dÕemploi une survie Ç hors repres culturels et hors contenants psychiques È3, alors que leurs parents sont abandonns sans protection une mise mort en masse ? Certes, lÕamour port au frre ou la sÏur, dans le dfaut de lÕattention parentale, se donne en substitution et en soutien mutuel, non sans une certaine difficult compte tenu de la jeunesse des protagonistes. La complexit de la sollicitude peine clore lorsque le frre est promu trop tt rfrent de la sÏur pour surseoir la dfaillance ou lÕabsence parentale. Ainsi Pierre Zbreuze, dbutant tout juste sa vie dÕadulte, reste le seul tre qui puisse Ç prendre en charge È (In, 272) sa jeune sÏur de quatorze ans et demi, alors quÕil ne fut jamais sollicit auparavant pour lui porter attention. Mal Ç lÕaise dans son rle de tuteur È (In, 272), il reste cependant lÕunique figure dÕattachement qui sa sÏur accorde sa confiance. Pierre ne peut prendre cette place qui mobilise le souci de lÕautre et porte le poids de la trahison fraternelle aprs avoir, par Ç patience et ruse È (In, 273), organis lÕhospitalisation de Zlie. Il est pourtant celui qui devient, aprs le suicide de sa sÏur, la figure du frre. Celui qui sÕinquite du sensible et se maintient la marge dans la dlicatesse de sa prsence, permet aux autres dÕadvenir selon leur besoin et dÕendosser les diffrentes panoplies que les membres de la famille Charlam lui attribuent. Henri le peroit comme Ç le frre an quÕil nÕa pas eu et dont il rvait È, un Ç frre devancier, un claireur È qui initie Ç aux jeux È et Ç la vie È (In, 229). Pour Sabine en revanche, cet homme providentiel, Ç de grande loyaut [É] bon, tout simplement È (In, 94). Il reprsente cette notion du fraternel qui caractrise un lien homme/femme dsexualis, Ç Pierre est de ces hommes qui font natre davantage une affection fraternelle que du dsir È (In, 96), que lÕon peut 1
Anna FREUD et Dorothy BURLINGHAM (1943), Enfants sans famille, trad. Anne Berman, Paris, PUF, 1949. 2 Bernard BRUSSET Ç Le Lien fraternel et la psychanalyse È, op. cit., p.348. 3 Janine ALTOUNIAN, La Survivance. Traduire le trauma collectif, Paris, Dunod, 2000, p.14.
448
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
galement retrouver dans le lien conjugal apais. Dans Tobie des marais en effet, Valentine porte sur son mari dcd un regard dsormais rconcili, Ç sent-il battre son cÏur dÕpouse qui lui voue dsormais une tendresse de sÏur ? È (TM, 235). Le personnage de Pierre Zbreuze, qui se caractrise par lÕabsence, le manque ou le dnuement : Ç sans pouse ni compagne, sans enfant, sans fratrie, sans parents, morts prmaturment, sans proprit, sans lieu dÕattache particulier, sans formation spciale, sans, sans, sansÉ È (In, 53), est lÕtre qui ouvre lÕaltrit et sert de rvlateur aux autres, comme une encre sympathique, qui contient des messages dchiffrer et insuffle une mmoire au papier. Tout pourtant, dans ses apparitions, laissent surgir le grotesque, le drisoire, la maladresse : Ç Pre Nol en train de pisser derrire un marronnier È (In, 12), Ç bouffon au nez rougi [É] au bonnet de guingois È (In, 14) [É] Ç clown de Nol È (In, 15), Ç guignol È (In, 22). Ç Il rajuste discrtement son couvre-chef et son postiche, et renoue sa ceinture qui pendouillait sur sa hanche. È (In, 14) Ç Il avait lÕair [É] dsempar [É] nglig dans sa mise È (In, 22), Ç vtu dÕune combinaison de ski blanche qui le boudine avec beaucoup dÕinlgance (É] et coiff dÕun chapeau melon noir beaucoup trop petit (É) È (In, 75). Ses dguisements et ses rles semblent se succder pour confrer une identit celui dont on ne sait sÕil en a une. Et cÕest pourtant cet homme inaperu, mal connu, qui ouvre une fentre sur lÕinexplor du monde Ç o le visible et lÕinvisible, la lumire et la nuit se frlent [É] È (In, 229). CÕest du creux ou du manque de son tre, que se dessinent les devenirs des enfants de la famille Brynx. Ë sa disparition inexplique, chaque personnage sÕintroduit dans son appartement pour oprer quelque Ç menu larcin È (In, 165). Marie prend une chemise en carton qui
contient, pense-t-elle, les histoires que Pierre
Ç inventait pour elle autrefois È (In, 165), Sabine la photographie Ç o ses quatre enfants avaient pos autour de Pierre dguis en Pre Nol È (IN, 165), Pierre qui pense Ç dnicher des preuves de son hypocrisie, de sa malhonntet È (In, 189) reste mu devant la reproduction du tableau de Mark Rothko peint lÕanne de sa naissance Ç Image de lÕinstant de ma conception, celle de ma gestation, ou celle de lÕblouissement subi ma sortie des limbes ? È, sÕest-il demand en dcouvrant cette concidence. È (In, 193). Ce faisant, Pierre accomplit sans le savoir le souhait du peintre selon lequel : Les tableaux doivent tre miraculeux : lÕinstant o lÕun est achev, lÕintimit entre la cration et le crateur est finie. Ce dernier est un tranger. Le tableau doit tre
449
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
pour lui, comme pour quiconque en fait lÕexprience plus tard, une rvlation, la rsolution inattendue et sans prcdent dÕun besoin ternellement familier.1
Pierre sert de rvlateur aux autres, travers les objets, les affiches ou les tableaux quÕils choisissent. Toutes les questions quÕil suscite au sujet de son identit laissent lÕautre advenir. Marie Ç sait ce quÕelle lui doit, quÕelle sÕest beaucoup inspire des histoires quÕil lui racontait autrefois et des crits de cette Zlie trouvs dans sa table de nuit pour crire ses propres livres È (In, 227), Ç CÕest un peu cause de lui que Henri est devenu un tmoin itinrant, soucieux dÕarracher lÕinaperu, et donc lÕoubli immdiat, des destins qui passent et aussitt sÕeffacent, [É] cause de cet homme qui sera mort sans que lÕon sache ni comment ni pourquoi, car justement sans tmoin, et sans laisser dÕautre trace quÕun grand poster jaune dont lÕclat se fane avec le temps. È (In, 229). Dans les situations de fracture ou de deuil irralisable le lien fraternel tient lieu de clan. Enferms dans une dtresse cause par lÕnigmatique abandon maternel et le douloureux mensonge paternel, Claude et Lger Corvol se perdent dans une forme dÕinsularit psychique, Ç On ne les entendait jamais rire, ils nÕadressaient la parole personne È (JC, 79). Confronte lÕa-symbolisable du rel qui ne peut donner une rponse leur dtresse, la fratrie se transforme en lieu de lÕenfermement mortifre, dont lÕenjeu est proche de la dialectique fusion/scission des Trois sÏurs tchekhoviennes, qui les livre au sort de rester, Ç debout, serres lÕune contre lÕautre È la fin de la pice, ne pouvant que constater, Ç Ils nous quittent, et lÕun dÕeux nous a quittes tout fait, tout fait, pour toujours, nous resterons seules pour recommencer notre vieÉ È2. Lger reporte son amour dÕenfant bless sur sa sÏur et greffe son cÏur au sien alors quÕelle sÕapplique le tenir distance et le garder Ç auprs dÕelle comme un oiseau en cage È (JC, 195). Dans cette exclusion de la
communaut extrieure, lÕintrieur se
reconstruit autour dÕun lien artificiel qui ne permet pas dÕenvisager la sortie pour se porter au dehors. CÕest pourtant dans la cration dÕun nouveau lien fraternel que sÕouvre pour Lger lÕespace dÕune rverie partage avec Camille, qui le considre Ç davantage comme un trs jeune frre que comme un oncle È (JC, 196). Lors de rares et doux moments drobs la vigilance de ceux qui les encerclent, la notion de clan cde le pas celle de communaut fraternelle. Lorsque la romancire affirme que Pauline Ç nÕest pas jalouse, elle nÕa jamais t jalouse de sa petite sÏur È (EM, 60), il ne sÕagit pas dÕune dngation, mais bien
1
Mark ROTHKO, Ç The romantics were prompted È, Possibilities, New York, n¡1, hiver 1947-1948, repris dans Mark ROTHKO, crits sur lÕart, 1934-1969, prsentation, dition et notes de Miguel Lopez-Remiro, traduit de lÕamricain par Claude Bondy, Paris, Flammarion, 2005, p.104-105. 2 Anton TCHEKHOV, Les Trois sÏurs (1901), trad. Jean-Claude Huens, Karl Krauss et Ludmila Okuniva, Paris, Le Livre de poche, 2001, p.150-151.
450
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
de la description dÕun lien dÕune tout autre ralit que la rivalit. Ce nouvel amour fraternel, parfois inconditionnel, peut offrir une consolation lÕabandon parental. La fratrie est alors considre comme un refuge qui maintient loigne lÕadversit et contient les inquitudes en apportant la consolation celui ou celle qui, plus fragile, se sent dmuni. Herminie-Victoire, en qui sige lÕinquitude rsiduelle des lgendes peuples dÕogres et de gants raconte par Vitalie, est rassure par son frre Honor-Firmin qui Ç toujours savait la distraire de ses chagrins et de ses peurs È (LN, 33). La qualit si prcieuse de gentillesse, dont le philosophe Emmanuel Jaffelin fait loge dans ses ouvrages1, est une valeur morale qui sÕexprime sans navet, ni mivrerie, au sein de la fratrie. Sa vertu caressante est hauteur de la force de Benot-Quentin qui va la rencontre dÕAlma pour lui prendre la main : Ç Tu ne dois pas avoir peur, lui dit-il. [É] Et moi je serai avec toi, pour toujours, pour te dfendre. Et puis je te ferai un bel lphant en bois comme celui du mange. È (LN, 246). La comprhension de la peur et de la souffrance, chez des tres potentiellement ou galement vulnrables, permet dÕaller au secours dans une disposition de service ou dÕaide : elle Ç avait trouv en Benot-Quentin un frre si aimant, si dvou quÕelle aussi avait fait sienne cette terre travers lui. È (LN, 256). Septembre sait sÕeffacer lui-mme pour servir la relation gmellaire dans la mesure du besoin dÕOctobre, lÕenfant malade de la mmoire maternelle. La compassion qui se donne pour protger de la folie maternelle au sein du monde vgtal de la serre, se formule dans un acte de prsence absolue : Ç Ne crains rien, je suis l. Ds que tu seras guri on retournera jouer lÕombre des grands arbres. Tous les deux on parle la mme langue. Je te raconterai des histoires qui te feront oublier les cris pousss par les dieux de notre mre. È (NA, 71). Dans sa prface au recueil de pomes de Colette Nys-Mazure, Sylvie Germain prsente travers les figures de Marthe et de Marie le modle de Ç deux sÏurs moins opposes que complmentaires, deux versants dÕun unique corps de labeur et de grce, de douleur et de gloire ; deux sÏurs en rsonnance, sÕclairant, sÕirriguant, se vivifiant mutuellement È2. Vieux de plus de cinq mille ans, plus ancien que La Bible et Le Mahabharata, le rcit potique de la Msopotamie antique, lÕpope de Gilgamesh, roi sumrien de la cit dÕUruk, qui est au cÏur dÕOpra muet, suggre le cheminement ncessaire pour parvenir la fraternit. Gabriel dcouvre ce rcit par la bouche dÕune femme inconnue quÕil rencontre la poste. La desse mre, Aruru, faonne dans lÕargile un homme du nom dÕEnkidu, pour dfier Gilgamesh, 1
Emmanuel JAFFELIN, loge de la gentillesse, Paris, Franois Bourin, 2010 et Petit loge de la gentillesse, Paris, Franois Bourin, 2011. 2 Sylvie GERMAIN, Ç Prface È, Feux dans la nuit : posie 1952-2002, de Colette NYS-MAZURE, Tournai, La Renaissance du livre, 2003, p.9.
451
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
prestigieux roi dÕUruk, Ç toujours prt combattre et se lancer dans des aventures, sans y tre pouss par des considrations de caractre moral È1. Conu comme lÕalter ego sauvage du roi, cÕest par lui quÕelle entend que ce dernier matrise ses colres et endigue ses ardeurs lÕgard des femmes et des jeunes hommes quÕil envoie la guerre pour mourir. Ç Lorsque Gilgamesh apprit quÕil existait un homme qui tait son double, mais invers, et qui seul tait digne dÕtre son rival, il voulut aussitt le rencontrer (OM, 102). Mais au lieu dÕune rivalit, cÕest une amiti fidle qui se forgea entre eux, Ç Gilgamesh lui-mme fut sduit par lui ; la passion de Gilgamesh pour son rival, son double, son frre, ressemble de lÕamour. Les animaux eux-mmes aimaient Enkidu. È (OM, 105). La conteuse rsume les hauts faits de lÕpope Ç accomplis par Gilgamesh et Enkidu, ces deux hros insparables, ces demi-dieux rivaux et frres È (OM, 103), tant il existe de versions pour relater cette rencontre qui suit un rituel dÕinitiation et dÕintgration de lÕtranger. Il est intressant de pointer que les hros passent par les diffrentes tapes de la dcouverte, de lÕinitiation, une forme de lutte norme entre les adversaires, pour dcouvrir la tendresse des sentiments, chacun trouvant en lÕautre la source pour sÕapaiser mutuellement et progresser dans leur existence. Certes, la lecture germanienne attnue le rcit de lÕamiti virile et passionne qui seule pouvait avoir court dans les socits mditerranennes orientales. Ce que rvle cependant lÕinterprtation de la curieuse conteuse, cÕest que la fraternit nat de la complmentarit et non de la similitude. La perte dÕEnkidu rend Gilgamesh inconsolable et, sa trs belle dploration sur la disparition de lÕami cher, dbouche sur un questionnement mtaphysique du roi qui se dcouvre mortel. Ainsi, lÕtre humain, dont nous prenons visage sÕarticule au fraternel, dpassant la question du double et du reflet en ouvrant sur la question de lÕaltrit et de la dcouverte de lÕautre. Cet horizon dÕune violence rprime et sublime laisse sceptique J.-B. Pontalis qui, lorsquÕil se rend lÕvidence que la Rvolution franaise ne fut Ç entre les prtendus frres [É] que rivalit, que lutte mort È, exprime sa forte dsillusion dans un : Ç Foutaise, lÕidal de la fraternit ! È2. Le psychanalyste voit mme dans le transfert de la souverainet au peuple, lÕinvitabilit de la guerre en raison de la prsence dÕune Ç multiplicit dÕhommes qui ne tarderont pas se reconnatre comme autant dÕindividus spars, alors la lutte ne peut manquer de sÕengager entre eux. È3 Son analyse rejoint le cruel et cynique constat de Freud qui explique la frocit destructive lÕÏuvre dans la rage de la revanche par le
1
Robert LAFFONT, Valentino BOMPIANI (1960), Ç Gilgamesh È, Le Dictionnaire des personnages, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2003, p. 421-422. 2 J.-B. PONTALIS, Frre du prcdent, op. cit., p.174. 3 Ibid., p.182.
452
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
fait que Ç des centaines de milliers dÕindividus indiffrents expieront le fait que le petit homme froce ait pargn son premier ennemi È. Pour Freud, la haine, qui fait partie du dveloppement du jeune enfant qui Ç nÕaime pas ncessairement ses frres et ses sÏurs, et gnralement il ne les aime pas du tout È1, est une des causes des malheurs du monde, en revanche, la notion de Ç lÕidal du frre aura nourri lÕidal historique [É] È2. Ainsi, pour Jacques Lacan, la jalousie est fondatrice du rapport lÕautre et dans son texte de 1938 intitul Les Complexes familiaux, il montre quel point elle joue un rle dterminant dans la gense de la sociabilit et la structuration du lien social. La dcouverte et lÕexprience que lÕon nÕest pas titulaire dÕune place ouvre la perspective dÕune solution car, au lieu de lÕimmobilit et de la fixation une place dont aucun ne veut partir, lÕexistence dÕune place vide
3
qui peut tre occupe momentanment selon le hasard de
lÕhistoire et des besoins, ouvre lÕhorizon dÕun lien fraternel. La notion de frre et de sÏur, qui se construit dans lÕenfance la plus prcoce, constitue le fondement du lien social en ce quÕil dpasse lÕexprience du double qui, tout en restant teinte dÕun sentiment dÕinquitante tranget, scelle un lien entre lÕautre et soi, constituant la trame inconsciente du lien fraternel, puis du lien social. Lorsque J.B. Pontalis prcise quÕil ne croit pas en la fraternit tardive et exprime son doute quant lÕexistence dÕune communaut fraternelle, il ajoute cependant Ç Mais je crois en la fraternisation. Ë quelle condition devient-elle possible ? Ce soldat voyait juste quand il crivait, parlant de ses frres ennemis : " Ils sont dans la mme mouise que nous. " Autrement dit, des humains. È4 Il retrouve sur ce point Sylvie Germain, ou plus exactement Prokop, dont nous avons dj cit les propos aprs la lecture du manuscrit de son voisin. Cet tre ambigu capable, dans sa diffrence, de se comporter de faon surprenante, peut tre aussi celui dans lequel il est possible de se reconnatre. Dmarche facilite sans doute par son souhait de nomination qui laisse la place lÕmergence de lÕhumaine condition : Ç jÕaurais bien aim mÕappeler Homme, - monsieur Homme, tout simplement È
(Im,
162).
Ce
processus
de
reconnaissance
et
de
rconciliation met sur la piste dÕun Ç destin majeur du lien fraternel qui nÕest autre que le lien social Ð passage de lÕadelphos au frater. È5. CÕest parce que la nature du lien au sein dÕune fratrie est susceptible de vivre de profondes transformations que la perspective de la fraternit opre.
1
Sigmund FREUD, Introduction la psychanalyse (1915-1917), Paris, Payot, 1965. NÕoublions pas que ces propos crits en 1917, ont pour toile de fond, le terrible constat des massacres de la guerre. 2 Paul-Laurent ASSOUN, Ç Fonctions du frre : lÕimago phallique È, Leons psychanalytiques sur Frres et SÏurs, t.1 op. cit., p.77. 3 Ce qui est la dfinition du petit a lacanien. 4 J.-B. PONTALIS, Frre du prcdent, op. cit., p.190. 5 Paul-Laurent ASSOUN, Ç Fraternit et gnalogie du lien social È, Leons psychanalytiques sur Frres et SÏurs, t.1 op. cit., p.81.
453
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
III-3.B La ronde des frres La communaut fraternelle peut galement se dfinir par la pluralit et la non-mixit : Nomie Orflamme, la femme de Thodore-Faustin, est Ç lÕane des onze filles des bateliers du Saint-Andr È (LN, 27). Si le nombre de sÏurs ou de frres
ne
correspond
plus
au
terme
administratif
actuel
de
Ç famille
nombreuse È, il peut toutefois paratre bien faible en comparaison des fratries bibliques et troyennes. Florence Godeau et Wladimir Troubetskoy rappellent que Ç sous les remparts de Troie, ce sont cinquante enfants quÕEuripide attribue au roi Priam et Hcube, sa seconde pouse, quand dÕautres leur en concdent dixneuf, voire quatorze " seulement " chez Apollodore. È1 Les caractristiques de la fratrie de Jour de Colre sont suffisamment dterminantes pour la situer dans le champ du merveilleux. Cette Ç tribu È des Mauperthuis se rapproche des fratries de Charles Perrault2 tant par le nombre et le genre monosexu, qui suspend la question de la diffrence sexuelle en son sein. Si certaines fratries, comme nous lÕavons prcdemment soulev, se distinguent par lÕhostilit, la jalousie et le meurtre qui y rgnent au dtriment de la fraternit, celle des Mauperthuis se caractrise par les traits moraux axiomatiques que sont la solidarit entre les frres, lÕamour port leurs parents et la fidle pit envers la figure mariale. Ce que Vladimir Propp dans sa Morphologie du conte3 appelle la situation initiale des contes merveilleux, met jour un jeu subtil dÕidentits et de diffrences. Les neuf garons qui composent la fratrie Mauperthuis naissent tous, pendant neuf annes conscutives, le jour de lÕAssomption, aurolant leur venue au monde dÕune indniable prsence mariale. Rien ne semble distinguer les frres qui se lovent, les uns aprs les autres, dans les sillons de la folie grand-maternelle dont les prires et les bndictions semblent avoir eu raison des alas des accouchements qui auraient pu oprer une distinction entre les frres. La fratrie devient ainsi elle seule une constante reprsentation de la glorification : Ils clbraient dans une joyeuse confusion tout la fois la vierge dans lÕadoration de laquelle leur grand-mre les avait levs, leur propre mre Reine qui tait lÕincarnation fabuleuse de la grce mariale, et leurs neuf anniversaires qui se doublaient de leurs neuf ftes, le nom de Marie renforant le prnom de chacun comme un magique garde-fou contre le mal, le pch et la mort. (JC, 110)
1
Florence GODEAU et Wladimir TROUBETSKOY (dir.), Fratries. Frres et sÏurs dans la littrature et les arts de lÕAntiquit nos jours, op. cit., p.10. 2 Natalie PRINCE remarque Ç que chez Perrault, les fratries sont assez frquemment rduites deux ou trois enfants, soit filles, soit garons, alors que les Grimm, eux, imaginent des familles beaucoup plus nombreuses composes de sept, huit ou encore treize enfants. È op. cit. 3 Vladimir PROPP, Morphologie du conte (1928), Paris, Seuil, coll. Point Essais, 1970.
454
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Les individualits cependant ne se dissolvent pas dans une sorte dÕensemble indistinct o les frres se dtermineraient travers une conflictualisation de leurs relations fraternelles. La similitude initiale est rapidement quilibre par une nette opposition entre les caractres fortement marqus qui diffrencient les frres les uns des autres. Surnomms, ils cumulent les dnominatifs. Ë leur prnom de baptme se greffe, en sa divine protection, celui de la Vierge auquel sÕajoute une particularit physique ou de caractre. Ils sont ancrs dans ce qui les dfinit une fois pour toutes, figs dans leur prnom, ou plutt leur surnom, qui fait office dÕidentit. Ils ne deviennent pas dans la surprise dÕun lendemain, ils sont un type dtermin destin remplir une fonction, tmoigner dÕune raction et assurer, dÕune manire ou dÕune autre, la prennit du groupe. Les frres sÕlvent la hauteur des lgendes, des mythes ou des contes et portent en hritage les influences clestes des astres qui les ont vus natre, dont ils absorbent lÕessence. Les fils du Matin gardent du soleil la puissance et lÕclat de ses rayonnements, ceux du Soir conservent la lumire tnbreuse de la lune dans des variations solitaires et silencieuses. Porteurs de quelques traits dÕune extrme originalit qui faonnent chaque caractre, la rputation des Ç fils clatants de force et de sant È (JC, 80) nÕest plus faire. La description hyperbolique, les notions de dmesure et dÕexcs, rappellent tout autant le chant des popes que le style conventionnel du dbut de la Princesse de Clves : Ferdinand-Marie Ç surpassait ses frres du Matin par la puissance et par la taille ; devenu homme sa force sÕtait hisse la hauteur des lgendes [É] rire prodigieux, norme, tonitruant, quÕun rien suffisait provoquer È (JC, 89). Au sein de la fratrie, les places ne sont pas similaires, elles ne sont pas non plus interchangeables. Chaque enfant est pos dans une histoire repre qui lui permet de se sentir compter parmi les siens. LÕunicit est telle quÕelle ne peut tre abdique mais elle nÕempche en rien lÕaffiliation au corps fraternel de cette famille, caractrise par un mode de relation o nÕexistent ni la diffrence des sexes, ni la diffrence de cultures. Rien en eux ne rsiste au frre. La fratrie est le plus souvent le lieu du rappel des hirarchies plutt que le site des galits et des ressemblances. Dans la majorit des socits en effet, il nÕy a aucune galit entre une sÏur et un frre et lÕordre des frres est fond sur lÕanesse au risque de crer une entaille dans la mise en quivalence totale de tous les enfants dÕune mme gnration. Cet tat de fait, soutenu par Ambroise Mauperthuis, nÕentrane aucune fiert chez son fils Ephram qui refuse de porter une panoplie qui ne signifie rien pour lui et opte pour une tout autre ducation pour ses propres fils. Ceux-ci ne grandissent pas dans lÕillusion que tous sont aims de la mme faon, chacun est aim pour sa diffrence ce qui permet dÕamener une
455
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
sublimation de toute tension fraternelle : Ç Malgr toutes ces diffrences qui opposaient les frres du Matin, celui de Midi et ceux du Soir, lÕentente qui rgnait entre eux tait profonde, bien plus profonde quÕen toute autre famille du hameau ou des villages alentour. È (JC, 106).
Si le groupe fraternel est considr comme une sorte dÕarchologie du social dont lÕacte originaire collectif du meurtre du pre fait natre le clan des frres dans une fraternisation au service du crime, la fratrie des Mauperthuis fait rempart pour protger le pre et tourne son animosit contre le grand-pre. La solidarit des frres peut ainsi se rassembler autour du pre aim dans lÕincorporation symbolique de sa force et de sa bont. Ce pacte tablit la confraternit comme loi, mme si la fratrie peut reprsenter, pour son voisinage, le fantasme dÕune horde inquitante qui se situe la marge du hameau. Le risque de confusion entre lÕgalit et la ressemblance pourrait tre prilleuse car, chacun a sa langue et chacun son dsir, cependant, les Mauperthuis tissent du semblable et du dissemblable, de la coupure et du lien, tmoignant, quÕau sein mme de la filiation, peut oprer une fraternisation qui ne se pense pas selon une logique dÕordre hirarchique ou dÕgalisation des sujets. Il y a bien lÕordre des cadets et celui des ans, lÕordre des parents et celui des enfants, mais les valeurs de fraternit qui sÕaffirment ne se limitent pas un rve de relations strictement horizontales. Leur solidarit fraternelle leur permet de faire corps dans un mode de relation porte par le partage dÕune origine commune associs la construction du lien au semblable. Selon lÕidologie des colonisateurs occidentaux, qui recherchaient travers les enqutes ethnographiques1 le stade primitif de la pense religieuse et de lÕorigine de lÕide de Dieu, nous pourrions dire que la foi des frres puise lÕanimisme. Ils taient hommes des forts. Et les forts les avaient faits leur image. Ë leur puissance, leur solitude, leur duret. [É] ils sÕtaient nourris depuis lÕenfance des fruits, des vgtaux et des baies sauvages [É] Un mme chant les habitait, hommes et arbres. (JC, 87)
Ils partagent la croyance des peuples dits primitifs qui considraient la nature et le monde par analogie avec eux-mmes notamment par identification des espces animales ou vgtales. Or, si nous nous reportons La Pense sauvage2 de Claude Lvi-Strauss, cette pense ne se dfinit pas comme la pense de sauvages - comme le supposent sans doute les suspicieux habitants du hameau
1
Edward BURNETT TYLOR (1832-1917) fut lÕun des fondateurs de lÕanthropologie religieuse. Il crivit notamment en 1871 son premier ouvrage au titre significatif Primitive Culture : Researches in the Development of Myhthologie, Philosophy, Religion, Art, Language and Custum. 2 Claude LVI-STRAUSS, La Pense sauvage, Paris, Plon, 1962.
456
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
du Leu-aux-Chnes qui sÕattendent Ç tout dÕune tribu de sauvages aussi solidaires, aussi ligus, qui alliaient la force la bizarrerie voire la dingoterie. È (JC, 107) - mais comme une pense non domestique qui se manifeste de faon clatante dans un art et un savoir populaire. Dans une inventivit dbordante, ils mlent hardiment leur amour des arbres leur solide foi mariale, qui se manifeste dans le dpassement des conflits des gnrations antrieures et transforme la folie mariale en une pure joie. Nourrie aux bienfaits, aux ressources et aux mystres de la nature, la fratrie fait corps, les frres sont unis. Ë lÕglise Ç ils se tenaient groups dans le narthex avec leur pre [É] et au moment de lÕlvation ils sÕagenouillaient tous en bloc, baissant le front jusquÕ toucher le sol, puis en file indienne ils sÕacheminaient avec solennit vers lÕautel pour recevoir la communion. Et ils chantaient avec puissance, avec clat. È (JC, 107). La fte de lÕAssomption, en tant que crmonial religieux cens raffirmer, selon Vronique Poirier, Ç la stabilit de lÕordre social et la lgitimit des pouvoirs, en ritualisant la fois les divisions hirarchiques institutionnelles ou mythiques et la transition qui pourrait les remettre en cause È1, offre la tribu Mauperthuis lÕoccasion de sÕimposer Ç de faon remarquable, mme inquitante au got de certains. Car alors ils sÕimprovisaient orchestre. È (JC, 108). En dehors de toute clbration liturgique traditionnelle, ils donnent lieu de grandes scnes de rjouissances qui puisent aux rites favorisant toutes les formes dÕexpressions, chants, danses, instruments, dclamationsÉ susceptibles de dclencher un tat de transe afin dÕtablir la communication avec le divin et exprimer la vnration pour la Vierge et leur mre.
Le sentiment familial se renforce des liens qui unissent lÕindividu au groupe et en ravivent lÕidentit collective. LÕhritage et la mmoire des parents sont pleinement assums dans la rconciliation, Ç leur tendresse pour Edme, leur amour pour leur mre, leur fiert pour leur pre qui avait tout sacrifi sans un instant dÕhsitation pour aller jusquÕau bout de son dsir ; leur passion des forts. È (JC, 137). LÕaccord tend vers ce que Sylvie Germain nomme dans ses Quatre actes de prsence : Ç La connaissance de Dieu, la sagesse de lÕamour, lÕintelligence de la fraternit : tout est li, tout sÕirrigue, se fconde. È (QA, 56). La vie enfantine devient une Ïuvre commune partage, Ïuvre cratrice au service de leur foi : Ç Dans le tronc de chacun de ces arbres ils sculptrent un ange. Dans le htre dress juste en face de la Madone ils donnrent forme un ange aux bras chargs de fruits la gloire de leur mre, et sa gauche un 1
Vronique POIRIER, Ç La Sacralisation du temps et de lÕespace humains È, Encyclopdie des religions, Frdric Lenoir et Ys Tardan-Masquelier, (dir.), tomes II Ç Thmes È, Paris, Bayard ditions, 1997, p. 1973.
457
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
ange aux mains ouvertesÉ È (JC, 138). Chacun des frres sculpte un arbre, offert en une ronde dÕanges dont les noms leur confrent de nouvelles grces, hors des iconographies et des chants suranns. Leur langage se faonne selon le souffle du vent Ç qui filait travers la clairire glissait dans la bouche des anges, sifflait ras de leurs lvres, entre leurs doigts, entre leurs ailes, dans les plis de leurs robes. Rles et stridences, mugissements et chuintements. (JC, 139). Anne-Galle Weber parle ce sujet dÕun langage Ç qui se situe en de des mots È et qui pourrait satisfaire lÕutopie de la parole anglique, le Ç langage " transparent " des anges vaut notamment par ce quÕelle rvle des limites du langage des hommes ; ceux-l seuls offrent le modle dÕune parole qui puisse concider absolument avec la pense, dÕun " vouloir-dire " qui soit un " dire ". Entre eux, les anges nÕont nul besoin de mots. È1. Les frres Mauperthuis dtournent les biens/possessions de leur grand-pre, Ç Ces arbres ils sont personne. Pas plus toi, quÕ nous. Ils sont la Madone. È (JC, 140). Dans une alliance mutuelle, ils recomposent une filiation arboricole en taillant dans lÕcorce et le cÏur des arbres, hritage offert par la mre nature. Les arbres, que le grand-pre abattait, se voient levs vers le ciel par leur chant ascensionnel qui facilite le passage du visible lÕinvisible. Les frres rinventent la donne gnalogique, sans abandonner le modle de lÕarbre qui sÕest impos en Occident depuis si longtemps, ils en modifient le mouvement et partent de la gense pour suivre et revivre le mouvement de croissance de la plante. La mmoire se glisse dans ces arbres de vie qui retrouvent en eux le souffle qui passe des ascendants aux descendants, de la terre aux cieux, et revivent dans leur matire sculpte la dynamique de la transmission. Pour les frres, la gnalogie se fraie une voie en dehors dÕune hirarchie fonde sur un prsuppos naturaliste et entrin par le symbole, elle relve du libre jeu de lÕimaginaire.
La
notion
de
Ç surimpression È
que
le
philosophe
Franois
Noudelmann prfre celle Ç dÕengendrement È dans son essai consacr la gnalogie, peut valoir pour un schma qui Ç dbarrasse le geste gnalogique de ses figures enracinantes ; [Éet] permet de penser lÕentrelacs du sens autrement que par lÕenchevtrement des racines. È2. Les frres Ïuvrent la notion de Ç respect È qui, pour Sylvie Germain, implique le mouvement de regarder en arrire de soi-mme et de : sÕenfoncer dans sa propre paisseur de vivant pour y trouver appui, un appui hauteur de lÕautre qui se dresse sur le mme socle dÕespace et de temps, dans une gale vulnrabilit de mortel, une gale puissance de dsir, une gale dynamique
1 2
Anne-Galle WEBER, Ç La Voix des anges È, Cahiers Robinson, n¡20, 2006, p.105. Franois NOUDELMANN, Pour en finir avec la gnalogie, Paris, Lo Scheer, 2004, p.191.
458
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
de pense, et un gal mystre. Le respect est foncirement li la fraternit, une sagesse dÕamiti et de reconnaissance.1
III-3.C Vers un lien spirituel
La notion de frre et de sÏur renvoie ainsi la communaut humaine soude entre elle, dans son devenir et dans son destin. Sylvie Germain, dans un article de La Croix, commente la devise rpublicaine franaise et sÕarrte sur la notion de fraternit :
Tout en se situant en marge du pouvoir politique, la fraternit assume un rle actif dans la socit, mais sa dynamique sera dÕautant plus vive que ce pouvoir saura mettre en place des conditions propices son exercice. Le mot fraternit, qui fait souvent figure de pauvre dans la triade rpublicaine (on peut exiger lÕapplication dÕun droit, faire des recours en cas de violation, un idal de revanche ne dispose pas des mmes garanties), renvoie par son origine une ralit religieuse.2
Dpourvu de rivalit ou de conflit, le rapport collectif des frres Mauperthuis entre eux nat sans doute dans le maintien de ce lien qui pourrait leur faire chanter cette douce prire des Vpres du mercredi Ç Ecce quam bonum, et quam/jucundum, habitare fratres in unum. È, Ç Comme il est bon, comme il est agrable/pour des frres dÕhabiter ensemble. È3. LÕinstauration de la concorde atteste une solidarit rgulatrice des tensions au quotidien relie par lÕamour de leur mre. Aprs avoir t un corps intermdiaire entre le Ciel et sa mre, Reine est adule par ses fils et se trouve lÕorigine dÕun imaginaire de la communion fraternelle et dÕune unit qui se fonde dans ce rapport au corps maternel, espace corporel et charnel o tous ont sjourn successivement. Ë sa mort4, Reine est transmue, par un deuil partag, en une commmoration qui entend traverser les gnrations : Ç Ils le feraient durer, le nom de leur mre, eux, les fils. Ils le feraient durer dans leur mmoire, ils lui feraient traverser leurs vies, ils le dposeraient dans le cÏur de leurs enfants. È (JC, 268). La mmoire de celle qui fut pour ses fils silence, don et bont, se transmet dans les liens de filiation emplis de gratitude dont ne ressort pas la relation singulire et exclusive quÕelle a pu entretenir avec chacun de ses fils. L encore la fratrie se singularise. Les frres Mauperthuis tirent la mtaphore fraternelle jusquÕ superposer en son sein le lien spirituel et consanguin en devenant des frres spirituels. Ë la mort
1
Sylvie GERMAIN, Ç Les Mots de lÕanne. Respect È, La Croix, n¡ 37332, 30 dcembre 2005, p.13. Sylvie GERMAIN, Ç Un hritage recueillir È, La Croix, n¡ 37715, 3 avril 2007, p.20. 3 Frres, photographies de Stanislas KALIMEROV, Paris, Les ditions du Huitime Jour, 2006. 4 Cause ne lÕoublions pas, par le dpart de Simon qui branle le groupe familial et cre une irrmdiable flure chez Reine.
2
459
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dÕEdme, Louison-la Cloche et BlaiseÐle-laid rejoindront leur pre dans un monastre Ç Ils se feraient frres la suite de leur pre. È (JC, 340). Les relations au sein de la fratrie comprennent aussi lÕamour, se donnant dans une puret simple, comme puissance porte au frre et la sÏur dans le dpassement de la tentation et de la ralisation du fratricide. Cet amour nÕest pas lÕros platonicien, marqu par le manque et la passion amoureuse. Son enjeu ne se situe pas seulement dans le fait dÕavoir une sÏur ou un frre, mais dÕtre une sÏur et un frre dÕun autre en humanit, dont la prsence dpend de la suite des gnrations et de la relation parentale. Cet amour de la sÏur et du frre Ç qui met en jeu les notions dÕaltrit, de semblable, de diffrence, nÕest pas un donn, un tat de nature, mais une construction, une laboration de lÕhumain advenu
lui-mme, dans sa propre connaissance et dans la
reconnaissance de lÕautre dans sa diffrence. È1. Sylvie Germain voque au sujet dÕEtty Hillesum lÕvolution de sa passion pour Julius Spier en lÕamiti : au sens le plus lev, celui dont parle Aristote dans lÕthique Nicomaque : celle qui se rjouit de faon dsintresse de lÕexistence de lÕautre, parce que cet autre est tel quÕil est, et qui ne dsire que son bonheur et son libre panouissement, sans considration goste pour soi-mme. (EH, 43)
Ce sentiment laisse se profiler un troisime versant de lÕamour Ç nimb dÕune lumire qui irradie vers les deux autres : lÕ Ç agap È, ou charit au sens vanglique. È (EH, 43). Chacun devenant, dans lÕoptique chrtienne, la figure du prochain. La paix crit Sylvie Germain Ç transparat, parfois, dans le sourire dÕun frre, dÕune sÏur, dans un soupir, un geste, un simple mot. È2. Ainsi, la relation fraternelle qui peut comporter le summum de la dliaison et de la discorde, peut aussi se prsenter comme lÕemblme de la Concorde, Philia, et sÕavrer tre la mtaphore qui conduit lÕAgap paulinienne. Certains tres luttent mme pour prserver des valeurs quÕils estiment tre non ngociables, et que Sylvie Germain numre en trois points, Ç le sens de la libert, de la fraternit, de la dignit humaine È (RV, 107). Les Justes font partie de ces tres Ç fraternels È et Ç secourables È, bien souvent minoritaires, qui Ç entendent Ç la voix du sang de leurs frres crier du sol È de la commune terre, et qui y rpondent en se faisant Ç gardiens de leurs frres È, et ainsi Ç sauve-gardiens È de la fraternit et de lÕhumanit. È (RV, 107).
1
Claude COHEN BOULAKIAS, Ç Philadelphes des sangs. Le premier fratricide : Can et Abel È, ros Philadelphe, frre et sÏur, passion secrte, op. cit.,p.19. 2 Frres, photographies de Stanislas KALIMEROV, Paris, Les ditions du Huitime Jour, 2006.
460
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ç Ce nÕest pas sans
raison
profonde que
lÕon
voque lÕanalogie de la
communaut chrtienne avec une famille et que les croyants se nomment frres dans le Christ [É] cÕest--dire frre par lÕamour que le Christ a pour eux È1. Nous pouvons facilement penser au texte que Sylvie Germain entremle aux photographies
de
portraits
de
moines
bndictins
prises
par
Stanislas
Kalimerov : [É] Et cÕest ainsi quÕils vont ensemble, dans le mystre et lÕinfini de lÕesseulement. Ensemble : lÕhomme persvrant faire acte de prsence Face Dieu qui fait acte dÕabsence Ð et la relation Prsence/absence peut tout instant sÕinverser. 2
La fraternit spirituelle des Frres et des SÏurs en Christ devient une fraternit dsexualise, dgage de sa gaine sensuelle, notamment dans lÕinflexion paulinienne de la christologie dont le modle est lÕamour divin. Ç La petite Thrse È, qui influence profondment les personnages fminins Rose et Violette-Honorine marques par les rcits de la grce, se consume dÕamour et ressent cruellement Ç lÕinsoutenable amertume de lÕabsence È. Elle prend le contre-pied de lÕesprit doloriste dominant le catholicisme de lÕpoque et pense Ç que la saintet ne sÕobtient pas par des sacrifices, des mortifications ou des pnitences È3 mais en se livrant en un total abandon aimant Dieu. Pour elle, crit Frdric Lenoir Ç Dieu nÕest pas un Dieu courrouc et vengeur [É] mais un Dieu dÕamour et de tendresse. La saintet ne provient pas de nos efforts hroques, mais de la confiance que nous mettons en Dieu, tel un petit enfant, et de notre vigilance de chaque instant aimer ceux qui nous entourent. È4. Sans doute est-ce dans cette exprience de lÕamour quÕelle accde la demande dÕun jeune sminariste qui sollicite quÕune religieuse puisse se dvouer au salut de son me reoit un bonheur inespr. Sylvie Germain dans la prface Ç Histoire de deux mes È, quÕelle accorde au recueil de correspondance entre Thrse de Lisieux et un jeune prtre, rappelle quÕelle Ç nÕa pas eu de frres, les deux garons ns dans sa famille, bien avant elle, sont morts en bas ge, Ç envols au Ciel È pour devenir Ç des petits anges È, selon ses expressions et elle porte depuis
toujours
la
nostalgie
de
ces
frres
disparus. È5.
En
entrant
en
correspondance spirituelle pour soutenir deux jeunes hommes dans leur 1
Sigmund FREUD, Psychologie collective et du moi, chapitre X, G.W. XIII, 139. Sylvie GERMAIN, Frres, op. cit., 2006. 3 Frdric LENOIR, Ç Thrse de Lisieux È, Encyclopdie des religions, Frdric Lenoir et Ys TardanMasquelier (dir.), tomes I Ç Histoire È, Paris, Bayard ditions, 1997, p.670. 4 Ibid., p.670. 5 Sylvie GERMAIN, Maurice et Thrse, lÕhistoire dÕun amour, Correspondance entre Thrse de Lisieux et un jeune prtre passionn, d. Plon, 1990 (rd. Maurice et Thrse, lÕhistoire dÕun amour, introduction et prsentation de Mgr Patrick AHERN, Prface de Sylvie GERMAIN, Paris, Plon/Descle de Brouwer, 1999), p.9. 2
461
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
prouvante vocation, elle fait entrer dans sa vie Ç deux frres dÕme È
1
comme
un don de Dieu. Les Ç cordes musicales È, restes longtemps inutilises en Thrse, et quÕenfin elle va pouvoir faire vibrer, pleinement rsonner, sont bien davantage que celles dÕun cÏur aspirant connatre lÕamour fraternel, aussi lumineux et profond soit un tel amour ; il sÕagit surtout des cordes de son Ç me apostolique È [É] È2. La relation fraternelle est une exprience de lÕamour qui ne ritre pas les affirmations dogmatiques, mais parle de lÕintime dÕune exprience spirituelle. Comme les mystiques partagent lÕide que Dieu est un tre en manque, qui a besoin de la mystique et de lÕamour quÕelles lui apportent, ce rapport ne peut se comprendre que comme la relation de deux sujets o chacun est un manque et que seul lÕautre peut apporter ce qui lui fait dfaut. Faon de se rendre disponible la demande dÕamour que son Dieu adresserait chacun, dÕune union sans intermdiaire. Sylvie Germain approfondit la notion de fraternit en la reliant lÕacte du Christ qui se met au service des disciples en leur lavant les pieds et en les conviant faire de mme : Ç Tous matres et serviteurs les uns les autres ; il ne sÕagit pas de plate galit, mais de fraternit Ð charnelle, spirituelle, vivace. Et joyeuse, lumineuse, car cette fraternit a la saveur de lÕamiti : " Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ne sait pas ce que fait son matre ; mais je vous appelle amis. " (Jn 15,15). È (RV, 90).
1 2
Ibid., p.9. Ibid., p.10.
462
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Quatrime partie CHEMINS DE MMOIRES
Singulier et magique LÕÏil de ton enfance Qui dtient sa source LÕunivers des regards Andre Chdid, Pomes pour un texte
463
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
INTRODUCTION JÕai pu trouver ce que je cherchais, parce que je suis mont sur les paules de la gnration qui mÕavait prcd. Isaac Newton
Le destin sÕentend habituellement comme la reconnaissance que quelque chose serait dj l, prsent ds lÕorigine, comme un lot dont chacun serait pourvu, alors quÕil sjournait encore dans les eaux amniotiques du ventre de sa mre. Cette force du destin, que Victor Bourgy qualifie dÕimpersonnelle, Ç dterminerait les vnements de la vie de faon inluctable. En ce sens, le "destin" se distingue du concept de Fortune, selon lequel tout, au contraire, lÕheureux comme le malheureux, ne serait quÕaccidentel, le produit dÕun hasard erratique, pour ne pas dire anarchique È1. Ces reprsentations mtaphysiques, antrieures lÕre chrtienne, se sont modifies au fil des sicles sans cesser de conserver leur puissance lorsquÕil sÕagit dÕvoquer le tragique. La notion de destin se joue aujourdÕhui sur une autre scne avec lÕapparition de personnages qui, dans leur absence, psent de tout leur poids mort sur le droulement de lÕhistoire. Colette Audry, dans la prface quÕelle proposait en 1964 lÕessai de Maud Mannoni, LÕEnfant arrir et sa mre, le formulait de la faon suivante : Ç le drame dÕun enfant sÕest jou parfois vingt ans, quarante ans avant sa naissance. Les protagonistes en ont t les parents, voire les grands-parents. Telle est lÕincarnation moderne du destin È2. Lors dÕune journe dÕtudes qui lui tait consacre, Sylvie Germain rpondait une question dÕAlain Goulet sur lÕapparente ressemblance entre son travail dÕcriture et la lecture propose par la psychanalyse transgnrationnelle. Tout en prcisant modestement ne pas avoir
lu
dÕouvrages
spcifiquement
consacrs
cette
thmatique,
elle
reconnaissait que, si chaque histoire est Ç invente È, il existe cependant un
1
Victor BOURGY, Ç Romo et Juliette È, Îuvres compltes, Tragdies I, William SHAKESPEARE, Prsent et traduit par Victor Bourgy, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1995, p.519. 2 Colette AUDRY, Ç Prface È, Maud MANNONI (1964), LÕEnfant arrir et sa mre, Paris, Seuil, coll. Points n¡132, p.11.
464
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
hritage culturel, familial, qui joue dans lÕlaboration dÕune fiction. Nul ne saurait mieux que la romancire rsumer le propos quÕAnne Ancelin Schtzenberger dveloppait dans son essai consacr Ç lÕimpens dvastateur de la mmoire de lÕinconscient, qui travaille lÕinsu des gnrations [É] È1. En plus de la dimension familiale, avec son lot de Ç cadavres mis au placard qui ont la peau dure È2, notre origine procde Ç depuis un lieudit culturel. Immense lieudit/parl/crit/grav qui nous entoure, nous enserre nous imprgne de sa rumeur constante. LÕespace mental de chacun est dÕentre de jeu orient, agenc et balis. È (RV, 11). Aprs Le monde sans vous, dans lequel Sylvie Germain voquait la mmoire et lÕempreinte de ses parents disparus, les Rendez-vous nomades lui font cho sur la route des doutes et des errances spirituelles. LÕauteure cite alors Maurice Zundel ds le premier chapitre de son essai : Les milliards dÕAnnes qui nous sparent de nos origines, nous les portons tous ! Toutes ces origines du monde, nous les portons tous et chacun sur nos paules, dans nos viscres et dans nos glandes, nous les portons dans nos humeurs. [É] Oui, il y a en nous des dterminismes biologiques innombrables ! Oui, nous sommes le rsultat de lÕHistoire, de notre histoire infantile et de lÕhistoire de toute lÕhumanit.3
Cette troite parent peut provoquer les mmes bafouillages dans le champ du priv que dans celui de lÕHistoire, ne distinguant pas forcment les destines collectives des destines individuelles : Ç Il nÕy a pas que lÕHistoire en majuscule qui se rpte, cela arrive aussi dans lÕhistoire des familles. Dans les deux cas, la rptition se pimente de nuances, de menues modifications, ainsi tempre-t-elle lÕeffet de rabchage. È (M, 135).
Les antiques figures du destin ne cessent de traverser la gographie de la pense contemporaine sous des aspects qui peuvent paratre immuables. LÕÏuvre de Sylvie Germain se joue des classifications et permet ainsi aux anciennes croyances de la prdestination, dont la pense scientifique ne sÕest jamais compltement dpouille, de se frayer un chemin pour interroger les mandres de la mmoire et du souvenir des personnages. La survivance de cette mmoire familiale se dessine sur la peau ou sÕaffirme dans un nom qui prsentent une soumission une origine. La peau palimpseste enregistre et formule ce qui a prcd, comme si le destin tait Ç fixe et inscrit de toute
1
Anne ANCELIN SCHTZENBERGER, Ae, mes Aeux !, Paris, Descle de Brouwer, 1993. Ibid. 3 Maurice ZUNDEL, Le Problme que nous sommes, (textes indits choisis par le pre P. Debains), Paris, Le Sarment, ditions du Jubil, 2000, p.234 et 236-237. 2
465
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
ternit dans les astres È1, et se double de la notion de Fortune qui est essentiellement instable et imprvisible. La mmoire des personnages, parfois marque par le traumatisme ou la catastrophe, ouvre la complexit de ses formes. Elle dploie lÕoubli jusquÕ lÕvanouissement total de lÕtre, ou se manifeste dans son excs jusquÕ sÕaccrocher aux pas des personnages comme un boulet dans une soumission force un destin, dont la formule, Ç Chaque balle son billet È rpte par Jacques Le Fataliste2, laisse entendre Ç que chaque vnement sÕaccomplit selon le mot qui le prescrit È3. L o Pierre Legendre nous met en garde sur le risque de la rptition : Ç [É] nous nÕavons pas recevoir de leons du pass. La leon de lÕhistoire ne saurait faire de nous des perroquets ; simplement elle consiste nous mettre face notre solitude, tcher dÕaccepter lÕinterrogation que cela comporte [É] quant au problme de la limite È4, Sylvie Germain propose dÕassumer Ç un constant travail de mmoire, de rflexion, de vigilance È (ST, 26) au risque que le pire ressurgisse dans Ç nos demains È. LÕenfant, au cÏur des gnrations, se doit de traiter cette dlicate question, ainsi que le personnage qui se tourne vers son enfance, ou qui est sollicit par elle, pour rpondre de sa vie et de ses actes. Ç Comment chapper au cercle vicieux de la rptition ? È (ST, 27). Le sujet, parl plutt quÕil ne parlerait, passe de cet tat dÕinfans celui de romancier pour quÕmerge son propre rcit, au-del des questionnements sur son tre identitaire. Cette cration, qui nÕest pas ncessairement relie causalement un tat antrieur, implique que lÕenfant devienne, par sa voix narrative, le sujet dÕune histoire. Dmarche particulirement facilite pour lÕenfant germanien qui entretient avec le langage une relation savoureuse et ludique pour puiser dans la pulpe des mots afin de raconter le texte, qui ne devient lisible que dans lÕaprs coup, pour rtablir une libert cratrice et, par l, humaine.
1
Victor BOURGY, Ç Romo et Juliette È, Îuvres compltes, Tragdies I, William SHAKESPEARE, op. cit., p.519. 2 Denis DIDEROT (1796), Jacques le Fataliste et son matre, Paris, Garnier Flammarion, 1997. 3 Jean STAROBINSKI, Ç Destin et rptition dans Jacques le Fataliste È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, numro 30, Automne 1984, p.29. 4 Pierre LEGENDRE Ç LÕImpardonnable È, Le Pardon. Briser la dette et lÕoubli, Olivier Abel dir., Paris, ditions Autrement, Le Seuil, coll. Points/morales, 1991, p.26.
466
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
IÐ SURIMPRESSIONS Tout est dit, en silence, ds le commencement et ds avant cela, mme, dans la profonde nuit qui prcde notre journe.1
I-1 Fait de la chair des autres I-1.A Le corps en sa mmoire LÕhomme Ç concret È, tel que lÕvoquait Lucien Febvre, est Ç lÕhomme vivant, lÕhomme en chair et en os È2. Dans la prface leur Histoire du corps, les historiens Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello voquent le : fourmillement dÕexistence [qui] merge de cet univers sensible : un cumul dÕimpressions, de gestes, de productions imposant lÕaliment, le froid, lÕodeur, les mobilits ou le mal, en autant de cadres Ç physiques È premiers. CÕest ce monde immdiat, celui des sens et des milieux, [É] ; un monde variant [É] imposant des modes diffrents dÕprouver le sensible et de lÕutiliser [É]. 3
Ce corps individuel manifeste, travers ses gestes et sa posture, la faon dont le corps social fabrique des normes et des valeurs collectives qui livrent un usage du corps. Le corps des personnages germaniens sÕexposent dans la survivance dÕune histoire qui se dpose sur le parchemin de la peau pour livrer une lecture de la trace. Le corps, dans sa complexit, tmoigne de ce que Michelet appelle Ç la rsurrection intgrale du pass È4, et participe de lÕaventure fictive et narrative
dont
le
sens
peut
tre
interprt.
Ses
cartographies,
parfois
accidentes, souvent chaotiques, font passer des prsences loignes et entendre des chos dÕun corps qui parle, parfois son me dfendante, sous forme de mtaphores qui relient les traces fragmentes dÕun parcours. Travers dÕinfluences secrtes et mystrieuses, le corps, sensible aux empreintes de la 1
Pierre BERGOUGNOUX, Le Premier Mot, Paris, Gallimard, 2001. Lucien FEBVRE, Pour une histoire part entire, Paris, SEVPEN, 1962, p.544-545. 3 Alain CORBIN, Jean-Jacques COURTINE, Georges VIGARELLO, (2005), Ç Prface È, Histoire du corps, vol.1, Paris, Le Seuil, coll. Points/histoire, 2011, p.7. 4 Jules MICHELET, Histoire de la Rvolution franaise (1847-1853), cit par Jacques LE GOFF et Nicolas TRUONG, Une histoire du corps au Moyen åge, Paris, Liana Levi, 2003, p.15. 2
467
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
puissance mmorielle, prsente une surface reprsentative et subjective qui dborde la seule limite de sa peau. Pour qui sait lÕobserver, ou pour le simple curieux, il devient miroir de lÕtre, comme on dit parfois des yeux quÕils ouvrent les portes de lÕme. La tradition physiognomonique, aujourdÕhui considre comme lÕarchaque de la physiologie, prsente un savoir qui consiste dchiffrer les langages du corps et dnouer le lien qui existerait entre : ce qui, du sujet, est peru comme superficiel et profond, montr et cach, visible et invisible, manifeste et latent. Bref, entre le royaume de lÕme Ð caractres, passions, penchants, sentiments, motions, une nature psychologiqueÉ - et le domaine du corps Ð signes, traces, marques, indices, des traits physiquesÉ 1
Si lÕÏuvre de Lavater2 au XVIIIe sicle essaie, en une dernire tentative, de conjurer la sparation inluctable entre Ç lÕtude objective de lÕhomme organique et lÕcoute subjective de lÕhomme sensible È3, la fracture des savoirs et des discours ports sur le corps en Occident est aujourdÕhui profonde. Le personnage de Laudes-Marie sÕinterroge sur les multiples faons de faire parler le corps : Toutes les manipulations et explorations excessives des corps, les usages les plus extrmes qui en taient faits, soulevaient en moi des questions ; cela allait des simples tatouages, des scarifications et incrustations jusquÕ la pratique de la torture, aux mutilations, au dpeage, au prlvement des scalps et au rapt des crnes considrs comme des trophes, et, point culminant, au cannibalisme. (CM, 150)
Ce corps animal, le premier sur lequel les inscriptions peuvent se porter le transformant ainsi en corps humanis, est pris en compte par Sylvie Germain qui constate que dans les socits primitives, il est Ç peint, tatou, scarifi, excis, affiche publiquement son appartenance sa communaut dont il a littralement incorpor les rgles, les interdits, les paniques et les rves. È (P, 57). Il est aussi celui qui, marqu, porte les cicatrices, tmoins des blessures passes. Sur ce thtre des apparences et de la reprsentation de la mutilation ou de la tache, il nÕest pas plus question dÕatteindre une vrit historique quÕ une vrit somatique. En effet, si Ç les traits du visage dessinent un palimpseste, nulle patience, mme infinie, en saurait venir bout de son dchiffrement, car lÕhomme est toujours au-del È4. Nous sommes loin des empreintes gntiques qui faciliteraient la lecture des marqueurs dÕune hrdit qui ferait le bonheur des eugnistes ou des manipulateurs politiques. Les corps des personnages germaniens, qui souvent se font visages, proposent au regard un message 1
Jean-Jacques COURTINE, (2005), Ç Le miroir de lÕme È, Histoire du corps, vol.1, Paris, Le Seuil, coll. Points/histoire, 2011, p.321. 2 Johann Kaspar LAVATER, Physiognomische Fragmente, Leipzig, 1775-1778. 3 Jean-Jacques COURTINE, Ibid., p.325. 4 David LE BRETON, Ç Note anthropologique sur la physiognomonie È, Autrement, srie Mutations, n¡148, 1994, p.174-175.
468
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
vocateur, auquel chacun peut ragir diffremment. En lÕabsence de mots, le message passe par le regard de ce qui est expos et laisse aller, au devant de cette existence matrielle, lÕimprvisible du sentiment. La physiognomonie tant Ç aux personnages ce que la topographie est aux paysages È, elle favorise Ç le grand rve dÕcriture dÕune virtuelle identification de lÕapparence externe et de la vrit interne, cÕest--dire le fantasme " cratylien " dÕune motivation des signes, selon laquelle le caractre motive le corps et vice versa. [É] È1. Chez Sylvie Germain, plus que le corps, cÕest la peau qui sÕoffre en critoire privilgie, tout aussi bien pour une narration individuelle ou familiale que pour tout ce qui dpasse la destine humaine dans une perspective du grand livre mmoriel : Ç Tout est critoire : la terre, le ciel, le corps, le temps È (RV, 152). La peau devient lieu dÕinscription, porteuse de gnalogie ou de destin tragique. Dans Les Personnages, lÕauteur associe la peau du nouveau-n un palimpseste fait de signes, de traces et de rminiscences, Ç prts se dployer en surface, multiplier ses ramifications, les transformer au gr de toutes les nouvelles marques qui se formeront sur cette peau durant la vie de la personne È (P, 64). Ç [E]space secret, [É] labyrinthe de chair È (JC, 23), le corps humain se dchiffre, se sent, se devine avant enfin que dÕtre aim et dsir.
Nous rejoignons Batrice Lehalle lorsquÕelle note que le regard dans Le Livre des Nuits est : charg de son histoire mais aussi riche de son futur. [É] tous les clats de soleil qui apparaissent dans lÕÏil de Nuit-dÕOr sont porteurs de ses enfants mais aussi de ses deuils. La fonction du regard intgre ainsi une nouvelle perspective, diffrente, plus vaste, inscrite dans lÕhistoire personnelle du personnage et de ses descendants.2
Si lÕon soutient habituellement que les deux parents nÕoffrent pas le mme degr de certitude concernant leur parent3, infusant le doute et le soupon dans la filiation, Le Livre des Nuits au contraire, prsente un principe de paternit qui ne fait aucun doute. Victor-Flandrin inaugure la prsence des taches dÕor dans lÕÏil gauche de ses enfants qui hritent de cette filiation patrilinaire conue en termes gntiques. LÕaffirmation de lÕhritage est invitable et permet VictorFlandrin de soutenir son inscription sur un territoire et de dclarer sa paternit la face de tous, alors que la mre, telle celle des tripls, peut sÕvanouir dans lÕoubli. Les dix-sept taches dans le regard du pre, qui correspondent au nombre 1
Philippe DUBOIS, Ç Les rhtoriques du corps È, Le Grand Atlas des littratures, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1990, p.63. 2 Batrice LEHALLE, (table ronde anime par Alain Goulet) ; Ç Ouverture et rsonances psychanalytiques actuelles de lÕÏuvre de Sylvie Germain È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aot 2007), sous la direction dÕAlain Goulet avec la participation de Sylvie Germain, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.302-303. 3 Mater certissima, pater semper incertus. Adage dj voqu dans la premire partie.
469
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
de maisons son arrive Terre-Noire, sont le signe de reconnaissance de lÕenfant et la preuve de son existence terrestre. Elles conservent galement le souvenir de lÕagonie dÕHerminie-Victoire qui, dans son vcu dÕabandon face lÕpreuve de lÕaccouchement, porte un dernier regard vers les toiles scintillantes pour trouver appui sur lÕune dÕelles. Ce sont les chos de ce Ç sang de la nuit mme constell de poussire dÕtoiles È (LN, 52) qui vibrent encore dans les toiles qui tablissent le lien entre le ciel et la terre dont elles clairent lÕobscurit. La particularit du temps de la conception ou de la naissance de lÕenfant laisse sur son corps une trace de son origine ou de son destin. Les mouvements plantaires et les divers phnomnes clestes contribuent au faonnement de ses gots et de sa destine. Nous sommes ici au plus proche des croyances astrologiques qui considrent un vnement cleste comme un signe. La correspondance entre le cosmos et le monde terrestre se situe lÕenvers
de
la
conception
linaire
historique
pour
laquelle,
la
survenue
dÕvnements uniques, pas forcment reprables, sÕinscrit dans un processus. Le lien causal, qui unit la naissance de Louis-Flix aux astres,
rvle un
temprament et un destin plus quÕil ne le prvoit : Il est n lÕheure o culminait Vga, sous lÕclat de la Lyre. Et la lyre, semble-t-il, mit cette nuit-l un son trs clair qui vibra jusque sous les paupires de lÕenfant nouveau-n, et qui, depuis ce temps nÕen finit plus de monter lÕaigu dans le cÏur envot du garon. (EM, 19)
LÕengouement pour le ciel saisit Lou-F ds sa petite enfance, Ç dÕemble les toiles, les astres, les plantes lointaines ont sduit son regard È (EM, 19), il partage cette passion des astres et des mystres du lointain visible avec le personnage de Thade dans Nuit dÕAmbre. Ainsi existe-t-il une analogie entre les origines de lÕunivers et la cration dÕun tre, qui ne se prsente plus si dnud dans cette synchronicit entre les vnements terrestres et clestes. Ç CÕest sans doute pour la premire fois dans le grand livre des cieux que lÕÏil a repr des signes È crit Mircea Eliade1. Le ciel sÕouvre avec des caractristiques varies aux yeux de lÕenfant fascin : Ç vaste [É] fcond [É] profond [É] lger le ciel, et doux, avec ses laits dÕtoiles [É]. CÕest un livre, le ciel, un grand livre dÕimages qui sont forces et vitesses [É] un texte toujours en train de se rcrire, de se poursuivre, et de se r-enluminer. È (EM, 20). Les enfants ne peuvent pas cependant interprter les signes du prsent, ni prdire les vnements venir. Ils ne sont pas en mesure de prvoir les catastrophes, et par consquent, dÕviter leurs consquences nfastes par des rituels. La convergence quÕopre
1
Mircea ELIADE, Histoire des croyances et des ides religieuses, vol. 1, Paris, Payot, 1978, p.213215.
470
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Carl Gustav Jung entre la psychanalyse et lÕastrologie, en soutenant que le symbolisme est le soubassement de la nature humaine, ouvre une perspective nouvelle. Les astres ne sont pas la cause de la destine humaine, mais ils sont les signes Ç des actions humaines. Ce ne sont pas les vnements de la destine [É] qui sont inscrits dans la carte du ciel, mais les forces psychiques profondes qui les conditionnent et les gnrent È1. Dans un conte du XVIIe sicle, intitul La Princesse Belle-Etoile et le prince Chri, Madame dÕAulnoy met en scne des enfants pourvus dÕune incroyable beaut. Deux garons et leur sÏur arborent, ds leur venue au monde, une brillante toile sur le front et une riche chane dÕor autour de leur cou, qui les distingue du commun des mortels. La gnalogie des Pniel est marque par la transmission de la particularit de Victor-Flandrin, qui consiste en une Ç remarquable tache dÕor qui irisait la moiti de son Ïil gauche. Cette tache tait si tincelante quÕelle brillait mme dans la nuit et permettait lÕenfant de voir aussi bien en plein jour que dans la pnombre la plus dense. È (LN, 54). Chaque enfant, engendr de ses diffrentes unions, conserve la trace de sa nuit dÕor qui toile son Ïil gauche, comme autant de grains dÕor parsems dans sa filiation gmellaire. La tache, dont il nÕest pas anodin quÕelle se localise sur lÕorgane mme de la contemplation lÕorigine du surgissement incestueux, peut jouer un rle dÕinducteur de symboles infiniment polyvalents. Pensons, ce propos, aux taches qui constituent le test projectif du psychologue suisse Rorschach, dont la signification provient de lÕinterprtation quÕen donnent les sujets, prenant ainsi une valeur symbolique extrmement diffrente selon les individus. Dans la diversit des lectures qui lui sont donnes, la tache est relie lÕide Ç dÕune dgradation, dÕune anomalie, dÕun dsordre ; elle est, en son genre, quelque chose de contre-nature et de monstrueux. [É] la tache signe la contingence de lÕtre, dont la perfection, si elle est atteinte, nÕest que de courte dure È2. Cette transmission de lÕhritage paternel peut se modifier sous la pression dÕvnements extrieurs qui conjuguent leurs effets la puissance gntique. Ainsi les yeux de Baladine se parent, en plus de la tache dÕor, dÕun Ç bleu violtre È (NA, 97), couleur au fort symbolisme mortuaire qui signe lÕinvolution de la vie la mort. LÕÏil de la sÏur porte, dans ce que Rimbaud nommerait Ç O lÕOmga, rayon violet de Ses Yeux È3, la couleur du deuil tenace du frre mort : Ç ce nÕtait pas des poussires dÕastres que la semence de son pre sÕtait mle pour lÕengendrer, - cÕtait des larmes. È (NA, 343). Quelque chose chappe toujours la fixation par la coexistence de deux versants qui 1
Frdric LENOIR, Ç LÕastrologie. Croyances, symboles, pratiques des origines nos jours È, Encyclopdie des religions, Tome 2, Lenoir Frdric et Tardan-Masquelier Ys, (dir.), Paris, Bayard, 1997, p. 1596. 2 Jean CHEVALIER, Alain GHEERBRANT, Ç Tache È, Dictionnaire des symboles, op.cit., p.919. 3 Arthur RIMBAUD, Ç Voyelles È, Îuvres compltes, op. cit., p.53.
471
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
conjuguent lÕhistoire et le mythe familial dans un mouvement de balancier continuel entre ces deux ples. Le temps des origines constitue un dpt stable qui est cependant subordonn une temporalit en train de sÕaccomplir. LÕirruption de la contemporanit dans lÕexistence nÕÏuvre pas pour autant en tant quÕaltrit et ne constitue pas plus une libration. Ainsi rvl, lÕvnement ne peut tre oubli et le corps, toujours, se fera le rceptacle privilgi de ce nouveau rcit formuler qui pourra mme modifier la nomination. Au sortir dÕun rve troublant, Nuit-dÕAmbre voit que Ç la tache qui marquait son Ïil gauche sÕtait comme dtache et courait en tous sens travers son iris telle une gupe ivre, flamboyante. Ce vol fou de la tache dÕor dans son Ïil ne devait plus cesser. Dsormais tout le monde lÕappellerait Nuit-dÕAmbre-Vent-de-Feu. È (NA, 172). En revanche, Cendres porte un ensemble de signes oculaires qui rvle, son insu, la mmoire du meurtre de Roselyn par Nuit-dÕAmbre : Ç Les yeux de cet enfant il les connaissait, il les connaissait jusquÕ la dtresse, la honte. Il les connaissait jusquÕ la folie [É]. Les yeux de Roselyn. Mais lÕÏil gauche lÕenfant portait la tache dÕor des Pniel. È (NA, 386-387). Ainsi, sans quÕaucun lien de filiation existe entre Cendres et Roselyn, lÕenfant conserve lÕempreinte du meurtre de ce dernier. En sa prsence impromptue, Cendres fait irruption dans la ralit et dans lÕimpens de son pre et dvoile Ç le contenu ngatif de la bote de Pandore È, participant ainsi, sans le savoir, Ç une co-production traumatique È1. Nuit-dÕAmbre semble tre menac par cet enfant dont le chagrin empche tout lien et rend difficile lÕtablissement dÕun contrat narcissique, puisque Cendres ne se situe pas comme hritier du pacte dngatif de son pre, mais en rvle au contraire le contenu destructeur. Il vient ainsi rompre le silence qui entourait le meurtre de Roselyn et fait apparatre, par son seul regard, ce qui a t un rel irreprsentable et inacceptable : un dernier regard dsespr qui nÕa pas t sauv. Seul le processus de la lente adoption respective du pre et du fils fera surgir dans les yeux de lÕenfant son appartenance la ligne Pniel : Ç [É] leur gris prenait une teinte dÕargent. Et cet clat dÕargent, Cendres ne devait plus le perdre. È (NA, 409). La ligne des taches dÕor se termine avec celui qui reoit, Ç comme les autres Pniel È un surnom, Nuit-dÕArgent. La filiation se dtourne de lÕarrire-grand-pre et inaugure un nouvel hritage ; lÕor, mtal solaire et prcieux, marqu du sceau de lÕinceste, succde lÕargent, mtal lunaire et froid, marqu du sceau du meurtre.
1
Evelyn GRANJON, Ç SÕapproprier son histoire È, La Part des anctres, Paris, Dunod, coll. Inconscient et culture, 2006, p.52.
472
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Alors que la petite Alma, sans pre, demeure par fatalit Ç sans signe ; ses yeux trop grands, couleur dÕardoise, ne renvoyaient quÕ sa mre, - et peut-tre, audel, la mre de sa mre È (LN, 256), la filiation se prsente parfois quitablement partage entre les souches maternelle et paternelle. LÕquilibre se lit dans des signes distinctifs qui se rpartissent au sein de la fratrie. Mlanie donne Ç naissance deux petites filles galement jumelles et marques du signe dÕor lÕÏil gauche. Ë lÕinverse de leurs frres elles prirent de leur mre lÕpaisse chevelure noire et de leur pre les traits plus anguleux du visage. È (LN, 98). Cette logique de la filiation est porte son comble dans Chanson des malaimants par le sculpteur Anthis qui : tait double en tout, jusquÕ ses yeux vairons, [É]. LÕÏil bleu, il le tenait de sa mre, une Estonienne, et le noir de son pre [É] Anthim tait un raccourci de ses deux prnoms fracturs et rassembls ; sa mre lÕavait nomm Anton [É] son pre lÕavait nomm Ibrahim. Le fils nÕavait opt ni pour le luthrianisme maternel ni pour lÕislamisme paternel, et pour aucune de ses terres dÕorigine. (CM, 237)
Le corps incarne un prilleux quilibre gnalogique dans lequel le sujet peut advenir, si lÕenjeu de son existence ne tend pas au maintien constant de cette ressemblance, qui prcisment rappelle que lÕon est ni lÕun, ni lÕautre, mais bien issu de ses gniteurs. Il est important que lÕenfant puisse sparer, selon les propos de Jol Clerget, Ç la face imitable [É] de la ressemblance ses parents et une face inimitable. È1. Si la face imitable est contenue dans les traits prcdemment voqus, la Ç face inimitable, de lÕenfant le fait sujet, singulier, nul autre pareil, fils de la parole invisible et agissante È2. Le pre et la mre ne ressemblent pas au fils ou la fille, car celui-ci ou celle-ci sont crs, Ç lÕimage de qui ne ressemble rien È3. Parfois en revanche, la filiation porte les stigmates de lÕenvie ou du pch de ceux qui ont prcd. Jean-Paul Valabrega rappelle la pense de Jacques Lacan selon laquelle, Ç la marque, la trace ou lÕempreinte comme signifiant du dsir et reprsentant dÕun sujet pour un autre signifiant Ð [É] est lÕobjet dÕune transmission È4. La faute maternelle rejaillit sous la forme dÕune tache couleur lie-de-vin sur le corps de Blanche, qui conserve ce qui fut un pass et donne lire la promiscuit dangereuse dans laquelle la mre sÕest complu. Blanche condense le cynisme de lÕoxymore car la tache ne cesse de dmentir la notion de virginit contenue dans son prnom. Le corps de la descendance se substitue au corps social qui dnonce, juge et stigmatise. Il expose la faute maternelle, comme le ferait un criteau, pour signaler, sÕil le 1
Jol CLERGET, La Main de lÕautre, Ramonville Saint-Agne, Ers, 1997, p. 141. Ibid. 3 Ibid. 4 Jean-Paul VALABREGA, Ç Le Problme anthropologique du phantasme È, Le Dsir et la perversion, Paris, ditions du Seuil, coll. Points, 1967, p.186. 2
473
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
fallait, la persistance de la faute dÕéve. Son oncle, le pre dÕAvranches, peut tout propos se dlecter de voir ainsi expos Ç lÕirrmdiable pch È. Ç Cette tache, avait-il coutume de lui dclarer en pointant du doigt son envie dÕun air o se mlaient le dgot et lÕopprobre, est la preuve mme du pch de ta mre. Vois donc ce quÕengendrent le vice, la luxure et la concupiscence ! Tu as t conue dans la salet et te voil souille jamais ! È (LN, 131). La croyance aux Ç envies È exacerbe la surveillance des femmes dont le moindre cart, ou dsir non satisfait, Ç inscrit immdiatement sa marque sur le corps de lÕenfant [É] marque indlbile, au vu et au su de tous È1. La prsence de la tache sur le corps de lÕenfant nous ramne une croyance, que nous avions voque dans le premier chapitre, selon laquelle la mre enceinte est susceptible de faonner le fÏtus par le pouvoir tout-puissant de ses fantasmes, dsirs et peurs. Ç Dans cette logique, les corps de la mre et de lÕenfant se prsentent comme une seule surface dÕinscription, le dsir de lÕune trouvant dans le corps de lÕautre sa surface idale de projection
et de rvlation È2. LÕenfant est le vecteur de la
dnonciation, dans le sens o il montre ce quÕil en a t de la puissance du dsir de sa mre. Muriel Djeribi voit du monstrueux dans ce qui est Ç le signe reconnaissable dÕun dsir qui nÕest pas limit par lÕinterdit qui lÕhumanise et qui le maintient proprement dsir. Il est le pur produit dÕun imaginaire sans limites, [É] È3. Le pouvoir de contamination dpasse la relation mre-enfant puisque, la marque, enkyste sur la peau de la jeune femme, fait craindre Margot qui la dcouvre : Ç que cette tache de sang [soit] contagieuse, [É] aussi porta-t-elle vivement ses mains son visage comme pour en vrifier lÕintgrit. È (LN, 132). La tache nÕest pas ici le signe distinctif grce auquel la mre pourrait reconnatre son enfant aprs une priode de sparation. Blanche ne sÕinscrit pas dans la ligne des enfants de noble extraction abandonns qui seront, un jour, reconnus Ç comme roi ou prince, par lÕentremise de la petite tache. È4. La tache, objet dÕune singularisation, permet cependant Blanche dÕaccder une dignit distinctive qui la fait entrer dans le rseau de la mystique. La reprsentation de la souillure se transforme, chez elle et sa fille, en lieu dÕexpression de la piti et de la compassion sans limites lÕgard des victimes des guerres.
1
Muriel DJERIBI, Ç Îil dÕamour, Ïil dÕenvie È, Le Mal, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1988, p.171. 2 Ibid., p.172. 3 Ibid., p.174. 4 Jean-Paul VALABREGA, ibid., p.187.
474
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
I-1.B La charnire du visible et de la transparence Si le destin, comme lÕaffirme Didier Anzieu, est crit sur la peau, celle-ci est Ç selon les circonstances, le lieu ou lÕinstrument du destin, le prsage ou le constat de son action, son porte-parole ou son porte registre, dans la plupart des cas sa marque. È1. La peau dfinit, limite et dtermine. Ë la fois dedans et dehors du corps, lÕanalyse tymologique dÕtienne Gruillot prcise que la peau recouvre tout autant quÕelle dcouvre. Dans la peau, Ç le monde sÕimprime et le sentiment sÕexprime. [É] La peau est une plage dÕcriture o le sens filtre [É] ou bien la plage dÕcriture o le sens sÕinfiltre [É] La peau est comme une voix dÕoutre-chair. Ë travers la peau, la chair se confesse. È2. Les personnages qui ne laissent pas prise aux marques du temps nÕont souvent jamais connu le temps de lÕenfance ; ce dfaut existentiel se fait absence dÕinscription corporelle. Daphne : dpassait maintenant la quarantaine sans que lÕge part lÕavoir atteinte. [É] sa peau restait lisse et mate. Cela nÕtait en rien une perdurance de jeunesse car, jeune, elle nÕavait jamais su lÕtre. Elle faisait partie de ces gens qui naissent presque dÕemble adultes et le demeurent inbranlablement de bout en bout de leur vie tire dÕun seul trait, sans ponctuation ni rature [É]. (Htr, 216)
Alors que Ç dÕautres au contraire ne quittent jamais lÕenfance È (Htr, 216), tout en prsentant sans crainte leur peau voue aux rides et Ç la poussire enfin, car peau forme lÕorigine par une nue de poussire souleve du sol par le vent de lÕEsprit. È (C, 135). Chez les personnes ges, Ç il arrive que ce soit le corps le plus ancien qui raffleure le plus sensiblement ; allges du souci de leur bel air È, ce qui est de lÕenfance et de la spcificit de Ç ce grain dÕenfance premire [É] se remet luire È (Im, 112), et les annes, acceptes, marquent Ç discrtement [le] grand corps dÕenfant atemporel È (HC, 128) de la mre dÕAurlien. Il arrive que, dÕun point lÕautre de la vie, la peau exprime sa fragilit, en devenant lieu de la pliure et du dchirement, de lÕeffacement et de lÕamnsie. Ë la naissance du nouveau-n, le surgissement du cri peut rendre le monde Ç infiniment lger comme si toute chose, et lui-mme tait fait de papier È (LN, 92). Ë la mort, le passage vers lÕau-del gangrne lÕtre dÕune transparence qui lÕefface progressivement du champ de la visibilit. Lorsque Blanche disparat, il Ç ne resta dÕelle quÕun grand pan de peau tanne jusquÕ la trame È (LN, 138), effaant dans la mort la trace du pch maternel et laissant paratre sur son derme dessch, le mme langage que lÕon prte aux saints : Ç comme si la peau parchemine de leur cadavre tait un palimpseste recelant 1
Didier ANZIEU, Ç La peau de lÕautre, marque du destin È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Ç Le destin È, Paris, Gallimard, numro 30, automne 1984, p.58. 2 tienne GRUILLOT, Petites chroniques de la vie comme elle va, Paris, Seuil, 2002, p.23.
475
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
un texte crit par le souffle de lÕEsprit [É] È (CM, 157). La folie amoureuse qui submerge
Margot
gomme,
dans
son
aveuglement,
toute
trace
de
son
individualit. Depuis le jour o Guillaume Ç lÕavait blanchie la craie, son corps nÕtait plus quÕune page clatante de vide toute tendue dans lÕattente de cette criture nouvelle qui ferait dÕelle et de sa vie un livre en mouvement, en fte et en folie. È (LN, 182). Le dsir dÕemprise, qui se manifeste dans le geste dÕeffacer toute trace du pass, ne peut conduire quÕ la Ç perte absolue dÕelle-mme È. LÕhistoire qui prcde la rencontre amoureuse nÕest plus lire ou reprendre, les gestes ancestraux sont gratts pour accder cette fausse virginit arrache lÕhistoire. LÕcriture ne viendra pas, la dsertion du scripteur tant attendu laisse Margot dsesprment dmunie. Ë vouloir gratter la peau, on efface la mmoire en raison de son rapport si spcifique au parchemin originaire. Pour Georges Didi-Huberman,
la
notion
de
peau
recueille,
comme
un
vlin,
lÕhistoire
individuelle et collective Ç sur le mode scriptural et tissulaire, par entrelacs de lÕcriture et des signifiants È1. Pour illustrer ses propos il cite et commente les crits de Lonard de Vinci : Ç " Plus tu parleras avec les peaux vestures du sens, plus tu acquerras sapience ". Les peaux conjoignent ici lÕcriture : scritture et le sens du toucher : il senso del tatto. Parler avec les peaux, cela vise rendre lisible ce qui sÕinscrit mme la peau [É] È2. Effacer et blanchir cette peau relve dÕune atteinte organique qui prte son dysfonctionnement. Dornavant sans trace pour faciliter le dchiffrement dÕune nouvelle lecture ou lÕinvention dÕune criture, Margot se perd dans le rabchage de la dernire scne de lÕabandon qui se rejoue sans cesse. Ë dfaut dÕinscription, sa vie stagne dans un ternel prsent. En lÕabsence de mise en mots, la jeune femme ne peut dissiper les ambigits du texte prcdent et se dgager ainsi de lÕemprise des mcanismes rptitifs. LÕchec du processus de perlaboration livre Margot la chute. En revanche, Laudes-Marie, lÕenfant albinos de la Chanson des mal-aimants, est celle qui sera la plus mme de lire ou de dceler lÕcriture dÕune nigme qui tmoigne dÕun rel, qui lui, ne sÕcrit pas. Isabelle Dotan dcle dans lÕanomalie physique de Laudes-Marie Neigedaot Ç la marque corporelle de son indigence radicale È3, elle souligne galement que : cette enfant sans-couleur est trs particulire si lÕon considre lÕimportance des couleurs dans lÕÏuvre germanienne. On pense spcialement la couleur blanche telle quÕelle est crite dans Les couleurs de lÕInvisible : ces parias Ç sans couleur È 1
Georges DIDI-HUBERMAN, La Peinture incarne, Paris, ditions de Minuit, 1985. Ibid. 3 Isabelle DOTAN, Les Clairs-obscurs de la douleur. Regards sur lÕÏuvre de Sylvie Germain, Namur, Les ditions Namuroises, 2009, p.99.
2
476
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dont la seule identit est la puanteur secrte par leurs corps qui, comme LaudesMarie sont des Ç trs vieux petits enfants abandonns, des orphelins de lÕentire humanit, des btards inconsols È (CI, 78). La couleur [É] de Laudes-Marie reprsente une insipidit et un vide identitaire qui lÕaccompagne au cours de sa vie.1
Nous ajouterons cette proposition, que cette absence dÕinscription sÕoffre comme une surface sur laquelle reste crire ce qui est inventer dÕune mmoire, dÕune filiation et dÕune vie. LÕenfant albinos ne sera pas, comme ses prdcesseurs, prsente lÕacadmie des sciences. Si, selon la tradition hrite de Platon et transmise par certains potes du Moyen åge et du XVIe sicle, la beaut du visage est le reflet de la beaut de lÕme, la blancheur de la peau de Laudes-Marie peut reflter la page blanche de lÕorigine. Elle est de la blancheur de lÕabsence, Ç charnire du visible et de lÕinvisible È2, sa peau nÕest pas un palimpseste sur lequel les traces dÕun message resteraient dcouvrir et dchiffrer. Si, crit Sylvie Germain Ç Tout nouveau-n est un recueil de dits, de cris, de soupirs, de faits et gestes ancestraux, mais encore illisible È (P, 64), le silence des ascendants sÕimpose en guise de commencement pour la vie de Laudes-Marie. Sa peau, prte recevoir lÕcriture, est dÕabord une surface de projections diversifies et support dÕhistoires ptries de superstitions livres par les autres. Les religieuses lisent cette peau comme un signe, couleur des revenants ou de la rvlation et de la grce : Ç Certaines ont suspect dans ma blancheur outre une bizarrerie de mauvais augure, dÕautres au contraire y ont vu un signe de puret [É]È (CM, 16), Ç quel funeste animal avait donc lu domicile en moi, imprgnant mon corps dÕune blancheur suspecte ? Nul nÕtait dispos me recueillir, je portais certainement la poisse. È (CM, 58). La blancheur de la peau se fait la messagre privilgie de lÕme et porte-parole des sans voix, des petits et des oublis. Elle pose son inscription dans la vie par une intense capacit sÕexposer lÕaltrit : JÕai vu la lessive mise scher sur les fils arachnens et qui claquait dans le vent stellaire. Il y avait des suaires o tremblaient lÕombre des visages incendis un instant plus tt, et de grands pans de peau humaine. [É] Les peaux provenaient de corps divers Ð femmes, hommes, jeunes et vieux, petits enfants [É] Les lavandires avaient beau les laver, les frotter, les essorer, on y distinguait toujours, en plus de ces multiples traces, des rsidus de sang, de larmes, de sueur, ici ou l. CÕtaient les peaux de tous les tres humains depuis les origines. Des milliards et des milliards de peaux gouttaient leurs vies dans lÕternitÉ (CM, 260)
La peau montre crment, lÕinstar de celle de saint Barthlemy, reprsente dans la fresque du Jugement Dernier de Michel Ange, de quelle trange toffe
1 2
Ibid., p.62. Jean CHEVALIER, Alain GHEERBRANT, Ç Blanc È, Dictionnaire des symboles, op. cit., p.125-127.
477
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
est fait le corps humain. Elle Ç sÕoffre comme une formidable mtaphore du territoire quÕil revient au romancier dÕexplorer, dÕinterroger : celui de tous les possibles. È (P, 72). Alors que la peau du saint corch ne fut pas conserve, celle de Marsyas, dpec par Apollon, fut cloue au pin. Les peaux ainsi conserves et suspendues dans leur intgrit figurent encore, selon Didier Anzieu,
Ç lÕenveloppe
protectrice,
le
pare
excitation,
quÕil
faut
fantasmatiquement prendre lÕautre pour lÕavoir soi ou pour redoubler et renforcer le sien propre [É] È1. La vision de Laudes-Marie retourne cette proposition, les peaux sont ainsi exposes dans leur vulnrabilit pour que lÕattention et les soins leur soient apports et quÕun discours leur soit rendu. Ainsi en est-il du travail du romancier qui consiste, pour Sylvie Germain, Ç en ce drle de travail dÕauscultation, de dpeage et de raccommodage en constante alternance, de grattage, de tatouage, broderie sur la peau humaine ourle de pnombres, trame dÕinvisible. On crit toujours sur la peau humaine, il nÕy a pas dÕautre sujet [É]. crire sur la peau, cÕest faire rsonner les cris, les paroles et les silences [É]È (P, 73). De mme, la page encore vierge de la chair de Laudes-Marie peut tre le lieu de naissance de la littrature en sÕoffrant lÕcrit et la parole comme un territoire fantasmatique perdu o il est possible de faire comme si Ç le langage redevenait formule magique È2. La chair du mot prend vie dans ses multiples rencontres qui inscrivent lÕcho de leurs voix et de leurs souvenirs par le biais des confidences ou de la pertinence de lÕobservation. Laudes-Marie voit la peau des autres avec lÕacuit de celle qui semble en tre prive, elle engrange, fait calligraphie des autres, tissant et crivant en elle pour rpondre aux appels de lÕhumain. Elle ralise le devenir-livre de lÕhomme, virage du devoir tre lÕtre, de lÕautrement quÕtre lÕtre, que propose de prendre le philosophe Jean-Michel Salanskis3 pour atteindre le plus humain de lÕhomme. Il nÕest pas anodin que celle qui trouve dans lÕencre des livres une sve pour irriguer les racines de sa nouvelle famille, Ç Aprs les arbres, je me dcouvrais une nouvelle famille : les livres È (CM, 188), souhaite baptiser son enfant, non advenu, du nom de Pergame. Ce prnom contient en effet le souvenir de lÕinvention lgendaire du parchemin attribue Eumne II, roi de Pergame en Asie Mineure4. Laudes-Marie dote son enfant, disparu dans les limbes, du nom du centre de fabrication dÕune matire rare, nomme pergamineum, qui rsulte dÕune prparation des peaux de bte destine les rendre plus aptes recevoir
1
Didier ANZIEU, op. cit., p. 149. Anne-Marie PICARD, Lire, Dlire. Une psychanalyse de la lecture, Ramonville Saint-Agne, Ers, coll. Psychanalyse et criture, 2010 3 Jean-Michel SALANSKIS, Levinas vivant, tome 2, LÕHumanit de lÕhomme, Paris, Klincksieck, coll. Continents philosophiques, n¡5, 2011. 4 Voir Albert LABARRE, Histoire du livre, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 1970. 2
478
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lÕcriture.
Laudes-Marie
compense
lÕabsence
dÕinscription
filiale
par
une
gnalogie livresque qui se prsente comme un moyen de diffusion et de conservation de Ç la rumeur du monde È, des ides et des connaissances. Le livre, en consignant sa place dans lÕhistoire du groupe et Ç dans le dfil des gnrations È1, participe en effet lÕhistoire de la civilisation et de la culture tout autant quÕ lÕinscription temporelle du personnage qui trouve pleinement son aboutissement au sein dÕun livre, qui ne peut tre Ç complet que [É] lu È2. I-1.C Des maux exposs en leur impossible rcit
Le corps parle sa faon, et ce dÕautant plus que les mots sÕabsentent, ou que la pense bute sur le sens. Il se livre alors comme un indice ou un symptme de quelque chose qui est autre que lui-mme. Il sÕagit de ce que Philippe Dubois nomme le Ç corps figur È, qui peut, tel un instrument de langage, faire entendre les diffrentes harmoniques symboliques qui rsonnent en sens second ds lors Ç que celui-ci est entendu comme [É] un outil rhtorique. È3. LÕimage du palimpseste utilise par Sylvie Germain, que nous avons voque prcdemment, se rapproche fortement de la notion quÕavait utilise Didier Anzieu au sujet du Moi-peau quÕil dcrit comme Ç le parchemin originaire, qui conserve, la manire dÕun palimpseste, les brouillons raturs, gratts, surchargs, dÕune criture " originaire " prverbale faite de traces cutanes. È4. Si la fonction de la peau est dÕinscrire la prsence, ou lÕabsence, des traces sensorielles et tactiles de lÕenvironnement maternant, elle est le vecteur privilgi pour fixer les Ç inscriptions infamantes et indlbiles provenant du surmoi, comme les rougeurs, lÕeczma [É] È5. Le personnage de Daphn Desormeaux de la nouvelle LÕHtel des Trois Roses transpose parfaitement la notion dÕenveloppe psychique, analyse par Didier Anzieu6, qui se double dÕune surface dÕinscription. Lorsque le systme pare-excitation nÕest plus en mesure de sÕinterposer en cran protecteur entre le monde extrieur et la ralit psychique, le filtre se dsintgre et dploie son ratage dans le champ visuel. Le visage de Daphn Desormeaux porte une beaut qui se donne voir avec calcul. Son visage, non habit, est prsent comme une Ïuvre dÕart dont elle veille toujours montrer aux visiteurs Ç la perfection de son profil È. Daphne centre 1
Grard HADDAD, Manger le livre : rites alimentaires et fonction paternelle, Paris, Grasset, coll. Figures, 1984, p.150. 2 Albert LABARRE, op. cit., p.4. 3 Philippe DUBOIS, Ç Les rhtoriques du corps È, Le Grand Atlas des littratures, op. cit., p.62. 4 Didier ANZIEU, Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1985, p.104. 5 Albert CICCONE, Marc LHOPITAL, Naissance la vie psychique, Paris, Dunod, coll. Psychismes, 1991, p.122. 6 Didier ANZIEU, Ç Cadre psychanalytique et enveloppes psychiques È, Journal de la psychanalyse de lÕenfant, n¡2, Paris, Le Centurion, 1986, p.12-24.
479
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lÕessentiel de sa stratgie dfensive dans la production de preuves de son existence par des manifestations factuelles et corporelles, destines dÕabord elle-mme. La faille se niche cependant dans lÕtranget du regard, son Ç Ïil gauche tait marron fonc, le droit dÕun bleu lumineux. Cette bizarrerie dont elle avait eu honte dans sa jeunesse car cela crait une discordance dans son visage si empreint dÕquilibre et de rgularit, elle avait su faire un atout. È (Htr, 216). Daphn se double de Mduse qui remarque Ç que cette tranget produisait une impression de trouble, voire une certaine fascination chez les gens quÕelle rencontrait È (Htr, 216). LÕenvahissement de son visage par des plaques dÕeczma qui rongent sa peau suffit faire draper Ç sa vie si solidement canalise È (Htr, 217). Ce qui nÕavait jusquÕalors pas fait marque, ni trace, retourne son visage en une Ç face crayeuse È (Htr, 217) qui trahit son type de relation elle mme et au monde. LÕeczma, qui se manifeste violemment sur la surface corporelle, zone archaque des premires sensations, vient, selon la proposition de Vincent Mazeran et Silvana Olindo-Weber1, en lieu et place dÕune inscription psychique impossible, comme si le corps de Daphn ne pouvait plus tolrer lÕexistence de tendances contradictoires dÕun fonctionnement narcissique qui conomise la mentalisation. Ç Son propre corps lÕavait trahie, il tait en proie une mtamorphose sauvage, ou plus exactement une anamorphose. Loin de se transfigurer en glorieux laurier, elle se dfigurait en bauche de pltre.È (Htr, 218). Le dficit de la fonction imaginaire, tudi par Sami Ali2, sÕattaque la fonction du rve, au point que la vie de Daphn est rduite une sorte dÕhyperfonctionnalit, qui ne permet plus le passage au moindre rejeton onirique. Dans cette optique dÕinaccessibilit, le corps rel se prcipite dans la somatisation, dfaut de la mise en jeu du corps imaginaire, avant quÕil ne se jette dans le vide de la pendaison aprs la tentative, et lÕchec, de sa courte escapade dans un monde un peu plus inspir. LorsquÕelles tudient la problmatique anorexique, Caroline Eliacheff et Ginette Raimbault demandent reconnatre la somatisation Ç comme son mode dÕexister, son besoin de dsirer È3. Celui de Gabriel dans Opra muet se manifeste travers son souffle qui tmoigne du discours suffocant qui lÕhabite. Cet tre qui, enfant, doutait du sens des mots et de la mmoire porte par les autres, voit des traces mmorielles archaques sÕinscrire dans son souffle qui se fait rare. Personnage entrav, il traverse de fortes pousses dÕangoisses lorsquÕil 1 Vincent MAZERAN, Silvana OLINDO-WEBER, Ç Somatiser : les paroles singulires du corps È, Journal des psychologues, n¡70, fvrier 1990, p.18. 2 Mahmoud SAMI-ALI, Corps rel, corps imaginaire. Une pistmologie du somatique (1977), 3e dition, Paris, Dunod, 2010. 3 Ginette RAIMBAULT, Caroline ELIACHEFF, Les Indomptables. Figures de lÕanorexie, Paris, Odile Jacob, 1989, p.139.
480
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
se trouve dans des situations de lÕordre du fusionnel susceptibles dÕengendrer une
dsintgration
de
sa
personnalit,
par
perte
du
sentiment
dÕidentit. Ç LÕasthme est une sorte de mort installe dans le personnage, au creux de son tre, une faon de rendre lÕme, littralement È1. Gabriel semble se dbattre avec son identit premire qui dtermine la fois la place du mme et la place de lÕautre. Sur cette opration discriminante de base, il est constamment en quilibre entre un manque de confiance et les dfenses quÕil installe sur ce terrain. Dans son tude sur Proust, Michel Schneider tablit un subtil jeu de correspondance entre lÕamour, lÕasthme et la parole : Ç ætre aim et tre malade, ensuite, [le personnage] ne fera plus la diffrence. Ne sÕagit-il pas dans les deux cas dÕune affection. È2. Cette maladie de la sparation, familire Gabriel, empche le sujet de se sparer de lÕair quÕil inspire, Ç il ne peut expirer, littralement, et pourtant cÕest cela qui le met en danger dÕtouffer, et lui fait prouver la sensation de mourir. Inspirer, cÕest la premire chose que fait le nouveau-n, se sparant ainsi de sa mre. È3. Or, ce vcu de prmaturit ne peut tre travers que si le nourrisson parvient sÕaccrocher pour survivre une enveloppe protectrice qui lui procure un autre peru corporel. Julia Kristeva souligne Ç la redoutable ambivalence pulsionnelle È de la pulsion de vie accroche la respiration qui Ç est radicalement celle, qui, en mme temps, [l]e rejette, [l]Õisole [É] È4. Cette amorce de lÕaltrit ne peut sÕeffectuer avec le filtre du langage : Ç je ne puis inscrire ma violence dans le " non ", pas plus que dans aucun signe. Je ne peux que lÕexpulser par gestes, par spasmes, par cris. Je la propulse, je la projette È5. Dans cette situation, la crise dÕasthme serait la fois un appel et un cri inhibs qui sÕexprimeraient dans un essai dÕindividuation vou lÕchec. Il est ce sujet intressant de noter que Gabriel est un des rares personnages dont la mre et le pre ne soient pas voqus. La seule action parentale relate consiste en lÕloignement du fils du foyer en raison dÕun asthme rcalcitrant, qui gurit auprs de sa grand-mre, et dont la rcidive a Ç lieu peu de temps aprs la mort de sa grand-mre, alors quÕil tait en plonge. È (OM, 45). Les mcanismes de passage demeurent amplement mystrieux pour un personnage qui : sÕtait cru depuis ce temps dlivr de son mal. [É] Mais celle-ci nÕavait fait que dormir [É] et au premier signe elle avait bondi. [É] il avait port trop de drisoire affection au portrait du Docteur Pierre. Il sÕtait une fois de plus attach un lieu, un visage. (OM, 46) 1
Michel SCHNEIDER, Maman (1999), Paris, Gallimard, coll. Folio n¡4203, 2005, p.213. Ibid., p.42. 3 Ibid., p.214. 4 Julia KRISTEVA, Soleil noir. Dpression et mlancolie, (1987), Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1989, p.25. 5 Ibid. 2
481
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Dans les moments o se ractualise la drliction infantile, qui met en jeu la survie psychique de Gabriel, lÕintervention du corps sur le terrain de la somatisation est un moindre mal pour laborer un axe dfensif face au danger qui le dborde. LÕasthme, li lÕambivalence de lÕattachement et la sparation, ressurgit jusque dans lÕimmeuble, corps second du narrateur : Pendant la nuit, le vent qui sÕengouffrait dans le local vide rendit au lieu parole et souffle. Parole affole de silence et de perte, parole cru, prive de mots, dÕimages et de syntaxes. Parole brute qui ne profrait plus que la violence et la douleur dÕun verbe nu ; parole rduite la stridence du souffle, et souffle devenu cri, plainte, sanglot. (OM, 45)
Ç La dtresse dÕtre et de mourir prend alors la forme de la dtresse respiratoire È1 et dpasse largement le manque dÕair pour souligner le manque de mots et de paroles.
Le bref rcit allgorique LÕastrologue, qui constitue la troisime partie de Rendez-vous nomades, prsente le personnage de la clocharde Ombeline la peau dÕune Ç blancheur crayeuse, parseme de taches bruntres ou lie-de-vin de diverses grosseurs. Un hritage du ct maternel, le seul quÕelle ait reu, avec la couleur colchique de ses yeux, et la pauvret È (RV, 169). Il est parfois possible de lire aux sillons de ces traces laisses sur le visage, la mtoposcopie tant au visage ce que la chiromancie est la main. Chacun Ç porterait sur son front lÕcriture de son destin : une marque, qui peut tre la fois signe de bonne ou mauvaise fortune, trait dÕun caractre, symptme dÕune maladie et stigmate social È2. Le corps, dans sa dchance, devient la mtaphore obsdante pour parler, dans sa matrialit physique et sa puissance olfactive, du corps social. Dans Hors champ, la rencontre dÕun clochard dans le mtro se manifeste par son odeur qui sÕimpose Aurlien comme une Ç violente baffe olfactive È (HC, 113) qui le laisse Ç assomm par ce coup de pestilence [É] puanteur È (HC, 114), ainsi que par la vision de la peau des chevilles Ç violace, couverte de plaies noirtres [É] È (HC, 114). Le corps exprime le combat men entre le vivant et la dcomposition, il signale, par lÕexcs, la prsence du vide. La peau, tel un sac crev, nÕa pas reu ou pas retenu, lÕintrieur le bon et le plein de lÕallaitement, des soins et du bain de paroles. Ç Combien de regards mortifiants se sont-ils succds, ou ligus contre cet homme pour le rduire cet tat dÕpave ? Il se peut quÕun seul ait suffi. È (HC, 116). Le questionnement du personnage poursuit la rflexion de Sylvie Germain sur le corps palimpseste : Ç Tout 1
Michel SCHNEIDER, op. cit.., p.186. Jean-Jacques COURTINE, (2005), Ç Le miroir de lÕme È, Histoire du corps, vol.1, Paris, Le Seuil, coll. Points/ histoire, 2011, p.322. 2
482
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
nouveau-n est un [É] petit fablier de chair trs souple et modelable o ce qui est dpos peut constamment tre modifi, ratur, gauchi, exalt, ou effac. È (P, 64). Dpourvu de systme smiotique, le bb ne peut en effet signifier les attaques ou les carences de lÕenvironnement primitif son gard, aussi en exprime-t-il les effets sur son corps sensoriel, postural et moteur. CÕest par le biais de ses traces que le corps parle de ses failles, il les donne voir, entendre, toucher et sentirÉ La peau, premier lment smiologique que lÕon voit dans la rencontre, est, au mme titre que la bouche, Ç un lieu et un moyen primaire dÕchange avec autrui È1. Elle suscite le dgot et lÕvitement dÕune prsence qui ne cesse dÕvoquer la fragilit de lÕhumanit : lÕhomme Ç a mu en un animal improbable, en un loup-pouvantail en rupture de meute, de gte, de faim, de temps. Sa puanteur tient les autres distance, ses yeux en clats de silex assignent le monde indiffrence, glaciation perptuelle ; lÕassignent haine, rien. È (HC, 115). Le vcu, douloureux et souffrant, de lÕexclu est coup de la conscience. Sa situation, son tat et son destin rduisent dornavant au minimum son niveau de pense. Ses plaies comme des stigmates, montrent et mettent en acte ce qui ne peut tre dit dans ce qui a t encaiss de lÕimpensable. Celui qui nÕa plus de parole fait surgir, de sa trace olfactive, un rcit port par Aurlien qui, dans sa perte corporelle trouve en cet excs de corporit, une commune destine : Ç tous les deux, si proches, malgr tout, dans lÕimmensit de leur diffrence. È (HC, 117). Dans cette proximit et cette identification, quelque chose est affect et se transforme dans le mmoriel dÕAurlien. Devant celui qui risque dÕtre confondu un dtritus ou une charogne, l o Baudelaire fit un pome, Aurlien propose une histoire, ft-elle hypothtique, pour offrir une reprsentation et une temporalit humaine : L, devant ce tas de barbaque empaquete de hardes mphitiques qui fut un enfant, un fils, un frre au sein dÕune famille, un camarade au sein dÕun groupe, un ami, un amant, un mari peut-tre, un pre. Qui fut un homme, et qui le reste, infiniment, envers et contre tout bout de souffle, dlabr jusquÕaux nerfs, aux os, dtremp jusquÕ lÕme. (HC, 115)
Ce corps, souffrant ou lumineux, nous ramne au centre du message chrtien dans lequel le Verbe se fait chair. Ë la diffrence des deux autres grandes religions monothistes, le christianisme est la seule o Ç Dieu se soit inscrit dans lÕhistoire en prenant forme humaine È2. Le corps de lÕenfant Jsus, incarnation de la divinit, livr la perscution, laisse encore perler ses fines gouttes de sang vermeil qui sÕpanchent de la tempe de la petite Violette-Honorine ou de la 1
Marc PEYRON, Ç Le trou È, Le Psychanalyste lÕcoute du toxicomane, Jean Bergeret et Michel Fain et al., Paris, Dunod, coll. Inconscient et culture, 1981, p.94. 2 Jacques GELIS, (2005), Ç Le corps, lÕglise et le sacr È, Histoire du corps, vol.1, op. cit., p.20.
483
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
paume dÕAgd, dramatisant la scne de la Passion, Ç Rose-sang, rouge-sang, clatant qui sitt coul, brunit puis noircit È (LN, 194). I-2 Les chos de lÕorigine I-2.A Le cri en hritage Ç CÕest que les choses vont et viennent, que les vivants se transforment en dfunts, et les morts en fantmes qui traversent les rves, que la nuit chasse le jour qui sans fin se relve, et que le temps sÕen va. È (BR, 40). LÕhritage est la fois prsence et absence, prsent du pass ; il est, pour tienne Gruillot, ce qui du pass Ç ne passe pas et demeure donc dans la prsence ; et cÕest en mme temps du pass quÕon nous passe, ce qui du pass nous est offert, lgu comme un cadeau, un "prsent " [É] È1, dans lÕcoulement temporel qui se lie la succession des gnrations, Ç o chaque contemporain est la fois un successeur et un prdcesseur de tous les autresÉ È2. Le personnage de VictorFlandrin se confronte la puissance de lÕhritage de Ç ces deux corps qui nous prcdent, comme de toute ternit, qui nous ont engendr È (PP, 87), dont la mmoire se cristallise en larmes couleur de lait qui sÕcoulent des yeux ferms du pre mort. Les Ç sept larmes glissrent et roulrent jusquÕau sol [É]. CÕtaient des petites perles dÕun blanc nacr, trs lisses et froides au toucher, qui dgageaient une vague odeur de coing et de vanille. È (LN, 61). LÕhritage est alors nettement reprable en une stabilisation qui contient les semences lacrymales du pre et les gouttes de lait nourricires de la mre. La prsence corporelle se matrialise afin de demeurer Ç consubstantiel[le] È (PP, 87) au survivant qui peut se prsenter dans la vie accompagn du sourire et de lÕombre dore de sa grand-mre, ainsi que des larmes paternelles montes en collier. Le motif des larmes qui se transforment est lui-mme le signe dÕune filiation mythique et littraire. Dans la mythologie grecque en effet, les larmes des Mlagrides et des Hliades, qui pleurent amrement la mort de leur frre Phaton, se transforment en gouttes dÕambre. La puissance de protection des larmes est galement prsente dans le film de Jean Cocteau La Belle et la Bte. Lorsque Belle exprime son pre le souhait de retourner vivre auprs de la Bte et voque en pleurant la bont du Ç monstre È, ses larmes se transforment en diamants : - CÕest la preuve que les fes le protgent, car jÕai pleur en pensant lui. - Ces diamants sont peut-tre du diable !
1 2
tienne GRUILLOT, Petites chroniques de la vie comme elle va, op. cit., p.156. Ibid.
484
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
- Rassurez-vous mon pre et gardez-les, je vous les donne. Ils vous feront vivre.1
De ces morts qui nous font marcher dans leurs pas et nous font boiter Ç toujours un peu partir de leur mise lÕarrt È (PP, 103), il sÕagit dÕen faire hritage, alors que le clbre aphorisme de Ren Char prcise quÕil Ç n'est prcd d'aucun testament È2. Pour Dominique Viart et Bruno Vercier, la conscience contemporaine exprime : la conscience dÕun hritage Ð certains gards lourd porter Ð et le besoin dÕinterroger le pass, non pour lÕimiter (esthtique classique), ni pour en jouer (posture post-moderne), mais pour se connatre travers lui, dans une sorte de dialogue qui revitalise des curiosits quÕune certaine modernit avait dfaites au profit de sa pratique de la "table rase".3
Sylvie Germain confirme cette lecture lorsquÕelle voque la notion dÕhritage, quÕelle positionne Ç au cÏur de la conception judo-chrtienne du monde et de la relation entre Dieu et lÕhumanit È et dfinit comme tant Ç le cÏur, le souffle, la dynamique. È (QA, 109). Le retrait du Crateur invite lÕouverture du Testament dont il faut Ç donner lecture afin que le lgataire prenne connaissance du contenu de lÕhritage et des conditions qui lÕentourent, qui lui confrent un sens. È (QA, 109). La faon dont sÕopre cette filiation est questionne par la littrature en un prsent qui Ç affronte une remise en question des repres, des valeurs, des rfrences, des discoursÉ Un certain dsarroi se fait jour sous lÕeffet crois Ð et amplifi Ð des penses du soupon et de la faillite historique des idologies du progrs È4. Les figures parentales dfaillantes, ou mal assures, font trembler les transmissions au pass obscur. Un pre inconnu ne peut que donner lieu un suppos hritage qui se niche chez Aurlien dans le got pour les cornichons ainsi que dans le Ç comportement hrditaire È de ne sÕasseoir Ç jamais pour prendre son petit djeuner È (HC, 14) ; il se limite chez Ombeline une gnante hyperacousie : Ç Peut-tre est-ce de ce pre inconnu quÕelle tient lÕextrme finesse de son oue ; un don prcieux mais qui, laiss en friche, sÕest avr plus un inconvnient quÕune chance car elle souffre du moindre son criard ou discordant [É] È (RV, 169). Sans ancrage, le don offre un hritage qui ne peut tre rfrenc un discours paternel rflchissant. Le sens ne filtre pas les signaux du monde extrieur, et la faillite langagire sÕoppose un systme de pense qui sÕinscrit dans le manque. Bien avant sa naissance, la fantasmatisation 1
Jean COCTEAU, Scnario, dialogues et ralisation, La Belle et la bte, avec Josette Day, Jean Marais et Marcel Andr, maquillage Hagop Araklian, 1945, version adapte du conte publi en 1757, dure 96mn, distribution Distina (Socit Parisienne Distribution Cinmatographique), sortie en France le 29 octobre 1946. 2 Ren CHAR, Feuillets dÕHypnos, 1943-1944, Paris, Gallimard, 1946. 3 Dominique VIART, Bruno VERCIER en collaboration avec Franck EVRARD, La Littrature franaise au prsent. Hritage, modernit, mutations (2005), 2me dition augmente, Paris, Bordas, 2008, p. 94. 4 Ibid., p. 94.
485
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
de lÕenfant dans lÕinconscient et le conscient familial en fait le Ç lieu de projection du
capital
reprsentatif
des
parents È1
dont
il
hritera.
Le
personnage
dÕOmbeline indique, lÕextrme, ce quÕil en est de ne pas porter Ç au plus profond de soi des regards, des sourires, des plaintes, des paroles dposs par dÕautres en legs obscurs ou lumineux, en offrandes ou en forme de plaies [É] È (P, 26). Les voix qui nÕont pas parl de soi, Ç en amont, en aval È, laissent sans voix et rendent caduc le langage des autres, car transmettre un hritage, cÕest tout la fois confier quelque chose mais cÕest galement transmettre, au sens dÕenseigner. Les deux lignes smantiques, dont lÕune Ç appelle la dfinition et le recensement des expriences et des savoirs accumuls, lÕautre voque les tres humains
qui,
de
gnration
en
gnration,
constituent
des
relais
personnaliss È2, ne peuvent se drouler dans cette situation impossible en raison de lÕabandon et de lÕabsence de relais humanis.
Dans le ventre de sa mre, lÕembryon joue Ç avec la mmoire des mondes È (CI, 9) et vibre aux rythmes de ses pulsations cardiaques, il nÕa dÕautre langage que celui qui Ç parle lÕunisson des cieux, / des vents stellaires, du magma de la terre [É] È (CI, 9). Lors de sa mise au monde, la rupture de cette premire poche langagire introduit le nouveau-n dans le monde qui se met rsonner de la puissance de son cri, qui tranche et qui fait lien. Son surgissement, qui se clame comme un Ç Me voici È, est le signifiant Ç dÕun sujet qui entre dans le monde, venant au jour lÕappel de son nom. È3. Avant sa nomination, lÕenfant entre dans le monde par le cri, voix prcoce qui se donne entendre et attend le sens quÕil revtira pour son entourage. Quand lÕenfant natra, Son cri pulvrisera sa mmoire cosmique, son savoir des mondes. LÕoubli fendra sa lvre. (CI, 10)
Le cri ncessite dÕtre repris pour sortir lÕenfant du dnuement extrme et de sa dpendance vitale son environnement, pour tre remplac par un nouveau discours et une nouvelle histoire afin dÕautoriser le passage du fantasme au mythe. Cette Ç mtaphore parentale [É] vient signifier lÕenfant quÕil nÕest pas le premier signifiant de la chane [É] quÕil est un maillon dans une filiation et quÕil est n dÕune alliance È4. Daniel Sibony conoit le cri comme Ç la premire et 1
Albert CICCONE, Marc LHOPITAL, op. cit., p.245. Roland GOETSCHEL, Ç Les traditions religieuses. Introduction È, Encyclopdie des religions, Frdric Lenoir et Ys Tardan-Masquelier, (dir.), Tomes II Ç Thmes È, Paris, Bayard ditions, 1997, p.1319. 3 Jol CLERGET, Ç Son nom de fils dans la cit des pres È, Spirale, coordonn par Jol Clerget Ç Son nom de bbÉ Nomination et choix de prnom È, Ramonville Saint-Agne, rs, n¡19, 2001, p.29. 4 Paul MARCIANO, Ç Prambule È, Spirale, Ç Au-del de lÕamour maternel È, Ramonville Saint-Agne, Ers, n¡21, 2001, p.103. 2
486
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lÕultime vibration de lÕentre-deux-corps, corps visible et corps-mmoire, quand ils sÕaccrochent - lÕun exprimant lÕautre ou lÕatteignant de plein fouet. È1. Cet change de souffle vital se passe diversement, ou la limite, peut ne pas se produire quand le cri nÕest pas repris ou Ç choue tre interprt, avant mme que le bb Ð lÕinfans Ð ait accd au langage, [É] È2. Il se peut galement que le cri de lÕenfant se dchire et se double de celui de la mre qui pulvrise les mots en sa rupture faite lÕtre. Si pour Daniel Sibony, le cri vise exercer une pousse Ç pour sortir de ce corps tranger qui nous est rentr dedans, ou qui a pouss en nous, et quÕil faut pousser loin de soi pour viter quÕil prenne tout ; quÕil devienne tout È3, pour Pauline, lÕappui qui favorise ce mouvement dÕexpulsion est trop chancelant. Elle devient le cri et pose Ç le problme de la dsappropriation : car le cri o se pro-page et se pro-longe lÕcho de lÕorigine nÕappartient pas celui qui le lance, qui dj lui-mme ne sÕappartient plus, tant spar de lui-mme, arrach soi, exil, Ç habit È (voire Ç hant È) par un autre. [É] Et cela est souffrance. È (PV, 257). velyne Thoizet rappelle que dans les fictions de Sylvie Germain : le cri de la naissance renvoie [É] un cri antrieur et en mme temps annonce un cri postrieur ; il inscrit le nouveau-n dans la continuit temporelle des gnrations, [É] le cri inaugural relie le personnage un hors-temps primordial en mme temps quÕil en constitue la faille [É].4
La saga des Pniel, marque par lÕvnement traumatique, met en valeur lÕexpression dÕun cri qui sÕorigine au-del de lÕhistoire : Ç Car ce cri lui aussi montait de plus loin que la folie de sa mre. Il sÕen venait du fond du temps, cho toujours ressurgissant, toujours en route et en clat, dÕun cri multiple, inassignable. È (LN, 11). Alors que le sol se drobe et que la douleur disloque lÕintgrit humaine, le cri de Pauline, terrasse par la perte de son fils, Ç met en place son univers, o la notion de " nuit " est capitale. È5. Il est le cri qui traverse les sicles et les gorges pour se dployer dans son souffle. Il est celui du Christ abandonn des hommes et de son Pre. Il est celui de Job qui, devant lÕclipse tragique du Visage de Dieu introuvable de tous les points cardinaux, pressent son abandon, Ç Je crie vers Toi, et tu ne me rponds pas È6. Il porte,
1
Daniel SIBONY, Violence. Traverses, Paris, Le Seuil, 1998, p.66. Denis VASSE, Inceste et jalousie, Paris, Le Seuil, 1995, p.15. 3 Daniel SIBONY, op. cit. 4 velyne THOIZET, Ç Le Cri de la naissance È, Actes du colloque : Ç LÕEnfant dans lÕÏuvre romanesque de Sylvie Germain È, Universit dÕArtois, 26-27 mai 2005, Arras, Cahiers Robinson, n¡ 20, 2006, p.84. 5 Anne CLANCIER, Mareike WOLF-FDIDA et Batrice LEHALLE (table ronde anime par Alain Goulet) ; Ç Ouverture et rsonances psychanalytiques actuelles de lÕÏuvre de Sylvie Germain È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.293. 6 Job, 30,20. 2
487
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ç aux limites de lÕarticul et du son È1, celui de Thodore-Faustin qui, encore dans le ventre de sa mre, annonce sa prsence en faisant rsonner les vibrations de celui de sa grand-mre endeuille. Surgi la surface de la mer, il se rpand jusque sur les terres et rsonne toujours de gnration en gnration, alors que la rponse reste inaudible, absente ou muette. Le cri, Ç lment principal du paysage auditif du deuil È2, rompt Ç lÕenveloppe sonore È3 dcrite par Didier Anzieu. Le temps ne Ç tarde pas se lzarder sous le souffle corrosif des faits rcents et des dits brlants de lÕHistoire [É] Craquel, bouscul, fragilis, le cocon originel sÕeffiloche, il bille tous les vents [É] È (RV, 20), marqu par le traumatisme. Le cri maternel sÕenchevtre, pour un destin mortifre, au corps de son fils benjamin, Charles-Victor dont le propre cri, silencieux nÕest cout ni interprt par personne. Le parent, enclos dans sa douleur, ne peut tre tmoin de la porte de la souffrance de lÕenfant et rompt toute promesse de rencontre. La ralit devient alors une illusion, ou un mensonge, pour celui qui reste sur le bas ct, abandonn, livr cet lment de
transmission
inarticul
qui
Ç sÕempare
de
lÕenfance È,
Ç lÕarrache
de
lÕenfance È et le Ç dtourne de la filiation È (LN, 12).
Plac en tte du Livre des Nuits et de Nuit-dÕAmbre, Ç le cri est double car il se lance aussi bien vers le pass que vers le futur, exprimant la douleur des pertes passes et annonant la douleur des pertes futures. È4. Alors que Le Livre des Nuits se refermait sur une ouverture ou une promesse possible, Ç Le dernier mot nÕexiste pas. Il nÕy a pas de dernier non, de dernier cri. Le livre se retournait. Il allait sÕeffeuiller rebours, se dsÏuvrer et puis recommencer È (LN, 337), lÕincipit du roman Nuit-dÕAmbre prolonge cette ide comme si rien ne pouvait tre achev. LÕacte de cration, laissant en suspens le cri lanc au dbut du diptyque, demande faire nouveau surgir les noms tombs dans lÕoubli, en restituer, reconstituer, les images et leur survivance. Il faut du temps pour que ce long travail de mmoire fasse son Ïuvre. Il faut deux tomes, comme il faut trois gnrations, pour que sÕarrache Ç lÕoubli le silence È (NA, 17) et encore, convient-il dÕtre en mesure de dchiffrer les pages. Il faut de la patience pour armer ses yeux, son me, pour apprendre regarder, Ç contre-nuit È (LN, 18), la vrit criante. Peut-il y avoir une lisibilit dans tant dÕoubli, de silence et de Ç noms devenus cris È (LN, 17) ? La thse de doctorat de Sylvie Germain,
1
Franoise DOLTO, Grard SVERIN (1977), LÕvangile au risque de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, coll. Points, tome I, 1980, p.66. 2 Isabelle DOTAN, Les Clairs-obscurs de la douleur. Regards sur lÕÏuvre de Sylvie Germain, op. cit., p.105. 3 Didier ANZIEU, Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1985. 4 velyne THOIZET, ibid.
488
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
rappelle Mariska Koopman-Thurlings1, comprenait dj en exergue la prsence du cri par la citation dÕEdmond Jabs2 que lÕon retrouvera au dbut de NuitdÕAmbre et qui invite une lecture programmatique du diptyque tout autant quÕ une interprtation de la dmarche de Charles-Victor : Que se passe-t-il derrire cette porte ? Un livre est en train dÕtre effeuill. Quelle est lÕhistoire de ce livre ? La prise de conscience dÕun cri.
Les deux ouvrages fonctionnent en cho lÕun lÕautre, car le cri demande tre repris, compris et formul. Ainsi que lÕcrit Bruno Blanckeman, Ç La ligne de fiction trace par le premier tome est gomme par le second È3 par une mise en intrigue, qui cre un effet de suspens travers la perturbation de lÕordre gnre par la guerre. Celle-ci a Ç coup la parole des hommes, toute parole È (NA, 17), comme elle a coup les racines et biais la mmoire. CÕest dornavant le cri qui passe les gnrations et vaut pour inscription gnalogique : Ç ce cri qui sÕenta dans sa chair pour y plonger racines et y livrer combat, tai[t] venu[] dÕinfiniment plus loin dj È (LN, 19). Le roman, repre Bndicte Lanot, opre un travail de reconqute transgnrationnelle du sens [É]. Pour lever la maldiction du cri originel, pour permettre la rconciliation, le rcit se fait pope de la mmoire, qute de la filiation. Le rcit ne raconte pas une qute, il est une qute. Il ne raconte pas une aventure, il est un acte : il rtablit la filiation brise par le cri, il rend le cri sa vrit plurielle, ou pluri-gnrationnelle.4
LÕatteinte du premier cri oriente une lecture qui doit sÕeffectuer, selon velyne Thoizet, Ç rebours, en remontant jusquÕau dbut des temps È, dmarche laquelle nous convierait Ç le narrateur invisible du Livre des Nuits et de NuitdÕAmbre [É] celui-ci annonce, avec la paronomase cri/crit/dscrit/rcrit, la qute rebours du premier cri [É] È5.
1
Mariska KOOPMAN-THURLINGS, Sylvie Germain, la hantise du mal, Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques Littraires, 2007, p.31. 2 Edmond JABéS, Le Livre des questions, Paris, Gallimard, coll. Nfr, 1963. 3 Bruno BLANCKEMAN, Ç Sylvie Germain : Le livre des livres È, Lendemains (revue allemande de littrature franaise), Ç Der zeitgenssische franzsische Roman È, Dominique Viart (d.), n¡107108, 2003, p.89. 4 Bndicte LANOT-LEMOINE, LÕUnivers romanesque de Sylvie Germain : lÕimaginaire thique, thse de doctorat, dir. Alain Goulet, Caen, Universit de Caen, 14 dcembre 2001 [dactyl.], p.70. 5 velyne THOIZET, Ç Le cri de la naissance È, Cahier Robinson, op. cit., p.81.
489
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
I-2.B Grandir dans lÕeffroi dÕun regard
De nombreux enfants germaniens sortent de lÕenfance brutalement par la venue dÕune catastrophe qui les condamne lÕexil de la solitude et aux profondeurs du chagrin. De la violence paroxystique de lÕvnement sÕlvent lÕombre du vide et lÕobscurit de la nuit. Les petits riens des paradis enfantins, qui font Ç la couche inaltrable de la mmoire È1, sombrent alors dans la faille ouverte.
La
rupture
fissure
la
figure
parentale
aime,
soudainement
mconnaissable, dont la schize se rpercute sur lÕenfant qui se voit entaill dans la chair de son enfance. LÕirruption dysphorique du regard ou de la voix parentale ne permet plus que sÕcoule le temps de lÕenfance dans le lit de la lente croissance de la maturation. La violence Ç porte un coup dÕarrt au fil naturel de lÕvolution des hommes [É]. Lieu de la sparation radicale dÕavec le monde, dÕavec le temps et dÕavec soi [É] È2. LÕenfant se retrouve seul face lÕindiffrence des adultes, rejointe par celle de la nature qui, dans la ligne dÕAlfred de Vigny, ne peut offrir aucune consolation : Ç lÕindiffrence de la nature lÕgard de son chagrin, lÕavait stupfi et, dÕun coup, il sÕtait retrouv expuls de lÕenfance. È (TM, 76). La capacit du pre et de la mre tenir, selon la conceptualisation de Bion, son rle de conteneur, nÕexiste pas ou nÕest plus adquate. La transformation soudaine du parent se manifeste par lÕtranget de son regard, mconnaissable : Ç Tobie fut saisi de panique ; jamais il nÕavait vu son pre ainsi. È (TM, 24). La mtamorphose atteint le geste, habituellement caressant, les Ç mains de Thodore se refermrent alors ainsi que des serres sur les paules de lÕenfant È (TM, 25), celles dÕHannelore se dotent dÕune force Ç inoue, terrifiante È pour arracher Ç Ferdinand hors de son lit, hors du sommeil. Hors de lÕenfance, dÕun coup. Des bras de Titan. È (EM, 79). Tobie nÕa pas besoin de comprendre lÕinjonction paternelle Ç dÕaller au diable È pour voir surgir en sa prsence la puissance de Ç celui qui divise È (diabolos) et condense les Ç forces dsintgrantes de la personnalit È3. Aussi est-ce moins le dcs de lÕautre parent, que lÕimmdiate rpercussion de celle-ci sur le visage du parent, qui est conserve dans Ç les trfonds et les pnombres de sa mmoire È (EM, 78). La fracture inaugurale est celle de la perte du lien avec le parent, autant que la perte de celui-ci. CÕest dans ce sens-l quÕil faut comprendre la notion de lÕeffondrement, dont Pierre Fdida rappelle la puissance en prcisant quÕelle
1
J.-B. PONTALIS, Ç Les vases non communicants È, Perdre de vue, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, n¡351, 1988, p.171- 194. Texte initialement publi, La Nouvelle Revue franaise, n¡302, mars 1978, p.172. 2 Ccile NARJOUX, Ç LÕcriture des commencements de Sylvie Germain ou le lyrisme " au bord extrme du rve " È, Roman 20-50, n¡39, juin 2005, p.79. 3 Jean CHEVALIER, Alain GHEERBRANT, Ç Diable È, Dictionnaire des symboles, op. cit., p.352.
490
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ç nÕest pas une image, ce nÕest pas une simple mtaphore : vritablement, dÕun seul coup, se dfait une exprience de lÕhumanit È1. De cette exprience de la Ç dshumanit È : [É] rsulte une complte dsorientation accompagne de souffrances touchant aux identifications les plus lmentaires. Quand se dfait le tissu psychique, cÕest le corps tout entier qui disparat en ne laissant subsister quÕune bien fragile apparence.2
Le vcu de Ferdinand convoque des angoisses de chute sans fin : Ç il avait battu lÕair de ses mains, avait tt le vide, non pas tant pour trouver appui que pour retrouver son propre corps, sa peau dÕenfant tide et lgre [É] È (EM, 80). Son agitation fbrile signe la rgression dans un corps corps primitif qui efface son corps autonome et le place dans un tat de dtresse qui rappelle les lments principaux du traumatisme de la naissance, thoris par Otto Rank3. Les grandes discontinuits
sensorielles,
parfaitement
rsumes
par
Genevive
Haag,
correspondent en tout point au vcu de Ferdinand : la perte de la peau, particulirement au niveau de la sensation de pression contre la peau du dos, colmate plus ou moins par la continuit de la voix, les enveloppements, le portage, et plus particulirement la tenue du dos et de la nuque ; la lumire trop blouissante ; la soumission aux flux gravitaires donnant sensation de chute sans fin si lÕobjet externe nÕest pas suffisamment portant, enveloppant, attractant par lÕodeur, la voix, et, plus ou moins rapidement, par le regard (le Ç brille È des yeux).4
La terreur sans nom dÕtre dpec ne peut tre ressentie sans risque vital : Ç Il venait dÕtre arrach [É] la tendre peau de lÕenfance, [É] DÕun geste de Titan qui dÕun coup corcherait, vif, un cheval ou un homme, qui leur retournerait la peau comme on retire un gant. È (EM, 79). Les anxits primitives font effraction et la continuit de lÕtre semble pulvrise dans ce vcu dÕabandon. La catastrophe qui hante alors le psychisme est celle du dcramponnement dont la survenue plonge dans une Ç terreur sans nom È. La thorisation de Jean Laplanche, sur le traumatisme originaire partir de la mtabole, nous permet de saisir ce quÕil en est du passage des gestes ou des comportements de lÕadulte ce qui est vcu et reu par lÕenfant. Le corps et le psychisme de lÕenfant encaissent, non pas la signification du geste, mais ce qui en rsulte pour lui et 1
Pierre FDIDA, Ç LÕoubli, lÕeffacement des traces, lÕradication, subjective, la disparition È, Leon du 13 fvrier 2001, Humain/dshumain. Pierre Fdida, la parole de lÕÏuvre, Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de psychanalyse, 2007, p.13. 2 Ibid., p.12. 3 Otto RANK, Le traumatisme de la naissance : influence de la vie prnatale sur lÕvolution de la vie psychique individuelle et collective : tude psychanalytique (1924), (Das Trauma der Geburt und seine Bedeutung fr die Psycho), trad. Samuel Jankelevitch, Paris, Payot, Coll. Science de lÕhomme, 1968. 4 Genevive HAAG, Ç Le moi corporel entre dpression primaire et dpression mlancolique È, Revue Franaise de Psychanalyse, octobre 2004, Tome LXVIII, p.1135.
491
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
qui sÕinscrit en une coupure irrmdiable. CÕest le visage et le regard de la mre qui devient celui de Mduse : Ç Au dessus de son visage renvers, en arrire, blme, [É] Son regard tait fixe. Il voyait avec effroi, dÕune hauteur qui lui semblait vertigineuse, un masque grimaant et tout chevel de sa mre dÕordinaire si soigne. È (EM, 79). Le regard tragique et fig de la mre, caus par la mort du fils ou du mari, surdtermine profondment le rapport au monde venir. Le regard chang dtruit la premire rencontre, anantit lÕenfant qui ne possde pas encore la capacit de sÕopposer lÕarrive massive de lÕvnement et fait disparatre jamais sa mre, changeant Ç les affres de la nostalgie contre le cauchemar du dsespoir È1. Le parent ne sera plus jamais le mme, lÕenfance bascule alors en mme temps que la raison du parent. Il est possible, comme le fait Cloptre Athanassiou-Popesco, dÕassocier Ç le trou dans le regard, ce trou noir de la psych, ce dans quoi sÕengouffre la psych infantile au moment o, au lieu de recevoir de la mre rassurance et scurit, elle tombe dans une angoisse maternelle suprieure la sienne È2. LÕenfant sidr, sÕimmobilise. Tout comme la Pleurante des rues de Prague, la mre se dfait de sa chair et de son sang, elle ne devient que Ç larmes, rien que des larmes. Elle nÕtait pas ne dÕune femme, mais de la douleur de tous et de toutes. È (PP, 34). Dans ce cas, Ç On ne peut, on ne doit jamais regarder de face cette femme. Tout comme on ne peut contempler sans cran une clipse solaire, sinon ce ne serait plus ensuite que tnbres pour les yeux. È (PP, 36). Par ailleurs, lÕtat de sidration et de prostration, conscutif au deuil, montre la difficult dÕassocier aux images traumatiques rcurrentes, une image, un souvenir, une pense nouvelle. La mort frappe dÕinterdit la parole sur les vnements traumatiques, rend le langage caduc et empche toute tentative de mise en mots du traumatisme par les adultes, pour lÕenfant comme pour euxmmes. Paul Fuchs crit, au sujet de Tobie des marais, que les enfants en grande souffrance, qui ne reoivent Ç Pas de mots [É], mme simples [É] ne se plaignent, ni ne revendiquent, se sentant responsables du malheur qui les frappe, voire coupables, prts " comparatre" È3. Ainsi, le vcu traumatique reste de lÕordre de lÕprouv et continue de faire appel au sens. Tobie, CharlesVictor ou Ferdinand sont livrs un enchanement dÕimages sans signification : Ferdinand Ç ne savait pas sÕil dormait encore, sÕil faisait un cauchemar, ou sÕil tait bel et bien rveill È (EM, 79), ils sont traverss dÕaffects dlis de toute 1
Paul-Laurent ASSOUN, Le Regard et la voix. Leons de psychanalyse, Paris, Anthropos, 2001, p.58. Cloptre ATHANASSIOU-POPESCO, Reprsentation et miroir : essai psychanalytique sur la naissance de la reprsentation et son rapport avec lÕimage observe dans le miroir, Paris, Ed. Popesco, 2006, p.80. 3 Paul FUKS, Ç Le rve-veill de Tobie È, Imaginaire & Inconscient, n¡11, Paris, LÕEsprit du Temps, 2003, p.98.
2
492
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
reprsentation possible, source de la sidration ou de Ç lÕeffroi È freudien, qualifi aussi de Ç corps tranger interne È ou de Ç ralit irrelle È. Les liens qui tissent le rel, lÕimaginaire et le symbolique, se dsintriquent, et le trauma fige le sujet dans une sidration psychique : Ç Celui-ci avait beau ne rien savoir, il percevait tout avec une acuit douloureuse ; tout, cÕest--dire lÕimpossible, lÕinnommable : lÕintrusion subite du malheur. È (TM, 24). Selon les propos de J.B. Pontalis : Quelque chose a eu lieu qui nÕa pas de lieu. Ce qui dtermine tout le fonctionnement de lÕappareil est hors des prises de celui-ci. LÕimpensable fait le pens. Ce qui nÕa pas t vcu, prouv, ce qui chappe toute possibilit de mmorisation est au creux de lÕtre.1
Pour se dfendre du trop-plein dÕexcitation engendr par la scne traumatique, lÕenfant met son nergie au service dÕun contre-investissement massif qui passe par une fragmentation de la perception. La prgnance du dtail signe le travail dfensif de lÕenfant par la focalisation sur dÕautres surfaces de contact. La violence, ainsi diffracte sÕengramme dans les replis de la peau, car cÕest le corps, soutient Anne Dufourmantelle, Ç qui est le lieu unique de la mmoire et du saccage de la mmoire È2. Le corps dans lequel se niche ou sÕenkyste ce qui, insaisissable est conserv Ç dans une mmoire ignore que peut rveiller un toucher involontaire É È3. Pour chapper ce qui sÕprouve lÕintrieur, ce qui bouge dans les profondeurs du corps, Laudes-Marie comme Augustin, organisent des stratgies protectrices par des incantations caractre conjuratoire. La rptition de la prire Ç Mane nobiscum, domine, advesperascit/Reste avec nous, Seigneur, le soir tombe È (CM, 30), ou la rcitation Ç dÕun ton mcanique toute vitesse, la liste des dpartements et de leurs chefs-lieux par ordre alphabtique È (LN, 114), encadrent la psych grce au maillage de la toute puissance
de
la
pense
magique
et
amnent
un
vritable
tat
de
dpersonnalisation. LÕenfant, rappelle Andr Green, Ç est sans dfense ; ou mieux, il nÕest que dfense. Incapable de modifier la ralit qui lÕentoure, il nÕa dÕautre ressource que de modifier sa ralit psychique en y installant des dfenses qui le mutilent gravement. È4. Le face face avec lÕinexistence, ou le risque dÕinexistence, accompagne dÕune passivit totale et de la rduction lÕtat de chose, conduisent Charles-Victor et Ferdinand trouver une rponse dans la violence. Par leurs actes, ils tentent de reprendre et de ne pas revivre ce
1
J.-B. PONTALIS, Ç Prface È, Jeu et ralit. LÕespace potentiel, WINNICOTT Donald-Woods (1971), traduit de lÕanglais par Claude Monod et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, coll. Connaissance de lÕInconscient, 1975, p. XII. 2 Anne DUFOURMANTELLE, La Sauvagerie maternelle, Paris, Calmann-Lvy, 2001, p.211. 3 Ibid., p.213. 4 Andr GREEN, Ç LÕenfant modle È, LÕEnfant, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1979, p.50.
493
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
qui a t subi, sans arriver se dprendre toutefois de la spirale de la violence gnrationnelle. Contrairement la souffrance, qui peut ouvrir soi-mme ou aux autres, la douleur dvaste les paysages enfantins Ç de haine et de ressentiment. [ÉElle] marque la perte de lÕinnocence et de lÕmerveillement enfantins, pour faire passer dans la douleur et la colre È1 qui vrillent le corps et dchirent le cÏur comme le ferait lÕinoculation dÕun poison. Les blessures de lÕenfance peuvent occuper toute la place dÕune vie. Maryse Vaillant crit ce sujet que cette douleur Ç rduit la pense et vide lÕespace relationnel. Elle emprisonne dans un tau sans piti le corps entier et lÕme avec, imposant sa seule prsence, sa seule force, sa seule ralit. È2. Ainsi faut-il comprendre la question de lÕemprise qui traverse tout le roman Nuit DÕAmbre et accompagne le dveloppement de Charles-Victor qui expriment ses diffrentes composantes : crispation sur la sÏur, marquage territorial dans lÕantre de la vieille usine, pulsion dÕinvestigation, intrication de lÕamour et de la haine, endommagement ou anantissement de lÕobjetÉ Alors que Ferdinand reproduit lÕirruption maternelle et fait vivre sa sÏur les mmes vcus corporels qui furent les siens des annes plus tt : Ç cette treinte avait une odeur. Une odeur nauseuse [É] È (EM, 79), Ç sa mre en sa douleur venait de lui voler tout cela, elle avait tout dvor [É] È (EM, 80).
I-2.C Les ramifications racinaires
La multiplicit des sens quÕvoque le substantif arbre, du paradis perdu, de la croix, la gnalogieÉ, explique sans doute sa forte prsence lÕouverture des ouvrages comme clats de sel ou Le monde sans vous. Se manifestant couch ou dress, isol ou en fort, sa contemplation suggre le temps habit Ç avec tnacit, avec patience, tramant sans fin des songes sous son corce grise, tissant et enlaant les fils ligneux de sa mmoire sculaire. È (ES, 16). LÕvocation de lÕarbre est galement prgnante dans LÕInaperu, par son titre dÕabord, dont Alain Goulet3 rappelait, au cours de son introduction aux Actes du Colloque de Cerisy, quÕil fut initialement Arborescences ; par sa structure ensuite, que Jean-Baptiste Goussard rapproche dÕun Ç arbre gnalogique dont les ramifications, parfois fines et lointaines, unissent les personnages autour dÕun
1
Laetitia LOGI, Ç Le corps mlancolique : prsence de lÕandrogyne dans lÕÏuvre de Sylvie Germain È, Sylvie Germain et son Ïuvre, op. cit., p.133. 2 Maryse VAILLANT, Il nÕest jamais trop tard pour pardonner ses parents, Paris, ditions de la Martinire, 2001, p.122. 3 Alain GOULET, Ç Introduction È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.16.
494
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
tronc absent, dÕune branche morte. È1. LÕarbre sÕinvite chaque pigraphe pour ouvrir les chapitres2 afin de dployer la diversit de ses sens et nourrir les nombreuses mtaphores qui filent au cÏur du roman. Les arbres et les arbustes se substituent une prsence maternante pour apporter Septembre et Octobre un Ç amour [É] vgtal È et transmettre jusquÕaux traits de caractres des personnages : Ç ce fut auprs dÕeux que Septembre apprit la si douce patience qui devait lui ouvrir sans fin le cÏur, et Octobre la si grande amertume qui devait lÕaffliger jusquÕ la mlancolie. È (NA, 69). Si lÕarbre est la succession des gnrations, le fruit de lÕarbre est le corps. De lÕhtre lÕtre qui interroge sa filiation et son enracinement, le passage est facilit par le biais des racines qui souvent sont incertaines, tordues, caches ou tranches. Les personnages ne dlaissent pas le modle de lÕarbre pour voquer lÕaltration de leur venue sur terre. Comme Jules Renard qui crit dans son Journal, Ç JÕai appris trop de choses. JÕai trop grandi. Je ne peux plus me baisser jusquÕ mes racines È3, les personnages convoquent les racines et les troncs, les branches et les fruits pour donner image leur absence ou leur dgradation. Magnus est Ç un jeune homme anonyme surcharg de mmoire laquelle cependant il manque lÕessentiel Ð la souche È (M, 120), auquel Laudes-Marie serait susceptible de rpondre : Ç Mes racines, je me les tais inventes, inspire pas les arbres. È (CM, 121). CÕest contre son tronc que peut sÕcraser la Simca que conduit le pre de Marie, cÕest contre sa reprsentation que lÕenfant butte lorsquÕil faut le remplir selon les consignes dÕun enseignant obtus et dpourvu dÕimagination. Lorsque ses contours sont prpars Ç pour englober quatre gnrations, pas une de plus È (In, 99), Marie nÕest pas en mesure dÕy nicher ses blessures secrtes. Le professeur, insouciant de la porte dÕune telle consigne, en disqualifiant et apposant une note mdiocre au dessin insolite, ne saura jamais que lÕon ne touche pas impunment ce qui concerne le sujet dans son histoire et la reprsentation quÕil peut en donner. LÕenfant sait que la Ç poigne de petites racines tait esquisse au pied de lÕarbre È ne peut tre suffisante pour maintenir debout un arbre qui Ç chavirerait au moindre coup de vent È et entreprend consciencieusement de pallier sa fragilit en dotant Ç the family tree de racines aussi longues que robustes, capables de sÕenfoncer jusquÕau magma [É] È (In, 99). Charles-Victor agit, sa faon, le mouvement de rupture que Habiba Sebki dcrit pour traduire la Ç perptuelle structuration o lÕindividu
1
Jean-Baptiste GOUSSARD Ç LÕesthtique du fragment dans la potique de Magnus È, La Langue de Sylvie Germain " En mouvement dÕcriture ", op. cit., p.138. 2 Un chant ostyak ou Ç LÕinstantan È, un pome de Serge Wellens pour Ç Le diaporama È, de Roger Giroux pour Ç Allons zÕenfantsÉ È, Jean Grosjean pour Ç La Gloriette È. 3 Jules RENARD, Journal, (1887-1910), Paris, Gallimard, coll. Bibliothque de la Pliade, 1960, p.254.
495
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ç issu de lÕimmigration È1. Il est le personnage qui dcrte, incontinent, Ç Je hais les arbres ! È (LN, 33). Plus quÕil ne les dracine, il souhaite, dans sa pulsion anti-gnalogique, trancher leurs racines, en refusant leurs essences prdictives de lÕidentit familiale : Ç SÕil avait pu il les aurait tranches, toutes. Trancher toutes les racines des arbres, coup de hache, de couteau, faire saigner toutes les racines comme des muscles dpecs ! È (NA, 44). Il se situe dans ce que Flix Guattari caractrise des minorits modernes, qui Ç ne sont pas la reconstitution
de
territoires
archaques,
mais
des
formations
totalement
2
originales de subjectivit mutante et dissidente È . La question gnalogique se traite diffremment pour les deux frres, un if se dplace pour planter ses racines dÕarbre millnaire dans la terre de la fosse de Petit-Tambour, alors que Nuit-dÕAmbre, travers dÕune volont quasi hallucinatoire de se penser sans ascendants,
refuse
lÕenracinement.
Julia
Kristeva
voit,
dans
ce
dsir
dÕindpendance, un Ç dfi la prgnance parentale È qui procure galement le plaisir de lÕ Ç homicide majeur. È3. La question de lÕorigine et de la filiation, en souffrance pour Nuit-dÕAmbre, se manifeste par lÕattaque des lignes de forces et de faiblesses transgnrationnelles de son arbre de vie. Il refuse de sÕatteler au gnogramme4 et rompt la filiation dans une identit usurpe qui se fonde sur la ngation de lÕappartenance une ligne. La nature mme de lÕambre, rappelle Laurent Demanze, Ç [É] se recueille dans les encoches et les entailles des arbres autant dire dans une blessure gnalogique, voire dans une blessure du gnalogique È5. LÕarbre gnalogique voit ses branches et ses ramures perturbes dans leur agencement, ses fleurs et ses fruits atteints dans leur capacit fcondante, en raison de lÕaltration de la fonction symbolique et du systme classificatoire caus par lÕacte incestueux originel.
Les origines incertaines interrogent la reprsentation quÕil est encore possible de se faire de son arbre gnalogique, lorsque sa figure se profile hors des schmes logiques traditionnels. La nature du sol rend lÕenracinement problmatique, et les ramifications fragiles mettent mal lÕimage de la force qui sÕrige dans lÕvolution de la hauteur, pour porter leur sommet une fconde inflorescence. Les racines ne sont plus mme de fouiller le sol et de sÕy enfoncer pour y puiser lÕquilibre, la force ascensionnelle et les sucs nourriciers ncessaires la
1
Habiba SEBKI, Ç Identit rhizomatique È, Particularits physiques et Marginalits dans la Littrature, Bouloumi Arlette (dir.), Recherches sur lÕimaginaire, Cahier 31, Presses de lÕUniversit dÕAngers, Angers, 2005, p.137-145. 2 Gilles DELEUZE, Flix GUATTARI, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrnie 2, Paris, ditions de Minuit, 1980, p.20. 3 Julia KRISTEVA, trangers nous-mmes, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1988, p.35. 4 Arbre gnalogique complt par la mention de la nature du lien entre les membres de la famille. 5 Laurent DEMANZE, Ç Le diptyque effeuill È, Roman 20-50, n¡39, juin 2005, p.67.
496
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
fortification de la sve. Lorsque Flora Balzano crit : Ç Mon arbre gnalogique provient du croisement dÕun tremble et dÕun saule pleureur. LÕimmigrantus errantissimus quÕon appelle, en latin dans le texte. a pousse dans les sables mouvants. On ne peut en descendre quÕune ligne brise È1, Laudes quant elle constate : Ç Mon arbre gnalogique est un bonsa tout branch, cul-de-jatte ct racines. È (CM, 14). Le sol nÕest pas seulement friable, il ne se prsente plus comme support pour tayer le sujet, qui aura inventer un nouveau rapport aux racines gnalogiques. Le modle de lÕarbre, pour dessiner ou classer la succession des gnrations occidentales, nÕest plus oprant lorsquÕelle se confronte lÕabsence dÕorigine. Sci ou tronqu, lÕarbre ne laisse pas deviner, au cÏur de ses couches gnratrices concentriques, lÕanatomie de son dveloppement. LÕabsence des anneaux de bois qui, se superposent au fil du temps,
ne
peut
livrer
les
circonstances
de
sa
croissance
et
de
ses
transformations successives issues de juxtapositions fertiles. En cela, la figure du rhizome, conceptualise par Gille Deleuze et Flix Guattari, permet de penser la gnalogie qui dpasse les caractres de lÕarbre qui se prsente comme Ç point dÕorigine, germe ou centre ; il est machine binaire [É] axe de rotation, qui organise les choses en cercle, et les cercles autour dÕun centre ; il est structure [É] il a un avenir et un pass, des racines et un fate, toute une histoire, une volution, un dveloppement [É] È2. Par sa structure extrmement confuse et ses traces dmultiplies et entremles qui puisent la diversit des sols, le rhizome prsuppose la coupure, le dracinement, la dissmination, et sied particulirement
au
sujet
qui
est,
selon
le
terme
de
Gilles
Deleuze,
dterritorialis : Un rhizome ne commence pas et nÕaboutit pas, il est toujours au milieu, entre les choses, un inter-tre, intermezzo. LÕarbre est filiation, mais le rhizome est alliance, uniquement dÕalliance. LÕarbre impose le verbe Ç tre È, mais le rhizome a pour tissu la conjonction Ç etÉetÉet È3.
Les chos favorisant lÕarticulation entre les tres restent parfois inaudibles et le personnage, se vivant sans racine, ne se sent pas charnire entre deux gnrations. Pour Ornicar, le lien qui prexiste son existence de sujet est celui de la corde, dont le serrement du nÏud coulant, laisse chapper quelques gouttes dÕune substance sminale provoque par la violence de la strangulation : Ç Au fond, racontait-il parfois, je suis peut-tre une sorte de mandragore. JÕai d natre des spermes dÕun quelconque pendu tombs sur le sol dÕune terre
1 2 3
Flora BALZANO, Soigne ta chute, Montral, ditions Triptyque, 1988, p.41. Gilles DELEUZE et Claire PARNET, Dialogues, Paris, Flammarion, 1977, p.33. Gilles DELEUZE, Flix GUATTARI, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrnie 2, op. cit.
497
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
trangre. È (NA, 223). LorsquÕune potence, la localisation incertaine, se dresse lÕhorizon comme unique arbre gnalogique, comment mieux valoir que la corde pour se pendre et ne pas sentir le vertige sous ses pieds qui restent comme suspendus dans le vide, balanant au dessus du niveau de la terre ferme ? Ornicar sÕidentifie la fragilit dÕune plante qui donna lieu Ç au maximum de superstitions et de pratiques magiques È1, ce faisant, il russit trouver de faon minime prendre place dans la lgende. Quel bruit de syllabes en effet Ç dans son nom, pour une oreille qui rve ! Les mots, les mots sont des coquilles de clameurs. Dans la miniature dÕun seul mot, il en tient des histoires È2, note Bachelard son vocation. Sa racine la forme fourchue, souvent compare une forme humaine, ne cesse de crier son arrachement et semble laisser chapper le poison quÕelle contient, pervertissant jusquÕ la nature mme de son tre : Ç Tout en celui-ci tait indtermin, voire ambigu, son ge, son origine, sa pense, sa race mme. È (NA, 220). Le secret sur la naissance et lÕignorance de la filiation entrane une absence des images identificatoires et un vide existentiel : Ç Je ne suis rien de prcis, rien de dfinitif. En vrit je crois mme que je suis un animal qui nÕexiste pas [É] È (NA, 222). Insaisissable, parce quÕabandonn, Ornicar ne peut se dfinir que par le procd mnmotechnique des conjonctions de coordination visant tendre un filet par une convocation amplifie de la liaison des lments lexicaux ou syntaxiques, qui ne cesse pourtant dÕchouer. Mariska Koopman-Thurlings signale quÕAlain Goulet lÕa informe Ç quÕen outre Ornicar est le nom dÕune revue de psychanalyse lacanienne, cre en 1975 È3 ; ajoutons que le titre de la revue comportait un point dÕinterrogation qui prolongeait le questionnement initi par la tradition scolaire auprs des jeunes enfants. Ce personnage met en question le rapport sa gnalogie dont le manque de coordonnes ne le renseigne pas sur le moment et le lieu o lÕon peut joindre lÕautre. Sans abscisses ni ordonnes, le reprage dans lÕespace, pour se situer est vou lÕchec : moi-mme je ne suis jamais arriv me mettre la main dessus. Cela fait pourtant un grand nombre dÕannes que je me cours aprs, mais rien faire, je suis insaisissable. [É] il avait beau fouiller dans sa mmoire, il lui tait impossible de retrouver des traces, des dates, des lieux et des tres pour circonscrire lÕvnement de sa naissance, lÕhistoire de son enfance et de sa jeunesse. [É]. (NA, 223)
LÕabandon inexpliqu interroge le dsir de ses gniteurs qui lÕont radicalement lch et le secret qui a prsid sa naissance. La qute anxieuse du lieu des origines est voue lÕchec, le personnage a traqu lÕpreuve de sa survie en 1
Jean CHEVALIER, Alain GHEERBRANT, Ç Mandragore È, Dictionnaire des symboles, op. cit., p.609. Gaston BACHELARD (1957), La Potique de lÕespace, Paris, PUF, coll. Quarto, 2008, p.164. 3 Mariska KOOPMAN-THURLINGS, Sylvie Germain, la hantise du mal, op. cit., note de bas de page p.75.
2
498
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
marchant la recherche de son tre, il sÕest heurt ce qui ne lui renvoyait quÕun son creux, sans signification, du statut de lÕobjet Ç laiss tomb È. Ce qui, de lÕhistoire familiale, nÕa pas t reu et reprsent, reste en stase sans tre inscrit. Avec un tel nom, le sujet ne peut soutenir aucun dsir et ne peut rpondre aucun appel, si ce nÕest de rester sans nom, comme un tre dshrit qui ne peut se tenir la proue de ce dernier. Sa naissance problmatique et la faille originaire le font se figer dans lÕinexistence de la rencontre et de lÕindfini. Ornicar sÕattelle lÕimpossible tche de produire, par ses poses figes et ses mtamorphoses animalires, sa propre identit, selon ses humeurs, envies et dtresses. Faute dÕavoir t reconnu comme petit dÕhomme, il est condamn Ç produire ce qui seulement se donne ou est donn : sa vie, ce qui seulement se reoit originellement dÕautres ou dÕun Autre, dÕune unit identique lÕAutre, dÕune rencontre, dÕune union, dÕun acte humain, dÕun symbole. È1. Dot dÕun Ç masque mal ajust, dj us È plutt quÕun Ç vrai visage È (NA, 221), mouvant et non ancr, il tmoigne de la confusion de son identit de sujet, comme si lÕimpossibilit de sÕidentifier un tiers et une figure humaine, le faisait vider de tout ancrage corporel et symbolique. Lorsque la naissance survient de corps oublieux dÕeux-mmes, lÕorigine se nourrit de lÕoubli et de la disparition qui, peu peu gagnent le corps et lÕenvahissent graduellement de leurs zones obscures jusquÕ le dborder. La rigidit, rempart contre lÕemportement de la mort, permet de ne plus laisser de prise lÕangoisse terrorisante, il est le regard de ce bestiaire, de tous ces regards hallucins qui le ptrissent, le dforment et jamais ne le quittent. LÕidentit dÕOrnicar oscille entre le mimtisme vgtal ou animal qui le fige dans des postures corporelles nes de lÕeffroi. La projection dans un corps dÕanimal le plonge dans un hors de luimme. Ornicar sÕvanouit dans lÕentre-deux dÕun monde, o lÕhumain et animal se mlent dans une immobilit minrale, jusquÕ sÕanantir dans la faille de lÕinexistence et se ptrifier dans le nant psychique en lÕtat dÕune chouette harfang perche sur lÕpaule de la statue de Balzac. Il nÕest pas anodin que la dcompensation survienne la vue du doigt dÕun enfant point dans sa direction qui semble convoquer la question de son identit, il le Ç dnonait dÕun coup sa propre mmoire È (NA, 226) pour le renvoyer la connaissance imparfaite de soi.
Sa voix se brise dÕun coup, sa question Ç "ÉmaisÉ o ? ah ! mais o est
doncÉ ? " [É] sa question, sa raison, sÕtaient perdues l, dfinitivement, comme prises de court, de vertige, par la rponse introuvable. È (NA, 227). LÕimpossibilit
de
rpondre
dpasse
le
soupon
qui
anime
lÕentreprise
1
Denis VASSE, LÕOmbilic et la voix. Deux enfants en analyse, Paris, Le Seuil, coll. Le champ freudien, 1974, p.131.
499
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
autobiographique. Comme le souligne J.-B. Pontalis la question nÕest plus : Ç qui suis-je ? È, Ç quÕai-je fait ? È, Ç dÕo je viens ? È. Mais : Ç o suis-je ? È, Ç de quoi suis-je fait ? È, Ç quoi suis-je asservi ? È et surtout peut-tre : Ç quÕest-ce qui me fait parler ? È1. Ornicar ne meurt pas, car pour disparatre il et fallu quÕil soit, il se minralise dans lÕeffroi dÕun questionnement qui ne lui donne ni le droit de mourir, ni celui de vivre. Le dfaut de nom ne peut confrer lÕexistence. Aprs son internement, lÕempilement des bocaux dÕexcrments, entreposs du sol au plafond, retrouvs son domicile nÕest pas ici rattacher au modle de la production valorise Ç parce que premier produit cr par lÕhomme È2 propos par Denis Vasse et repris par Isabelle Dotan3. Le symptme dÕOrnicar nonce la fois sa vocation de dchet et son incapacit concevoir ce qui peut lui chapper comme un objet diffrenci destin la perte. LÕombre inquitante de la psychose se projette sur ses restes rangs mticuleusement pour les garder par devers soi. Serge Leclaire voit dans cette faon loquente de mimer, Ç sur un mode drisoire, une activit subjective inconsciente [É]. CÕest l, dans la marge, qui reste, sans nom, sans lieu, le trs traditionnel comparse du sujet, lÕobjet en son obscurit premire. Ainsi lÕinconscient rvle-t-il lÕanalyse le plus insaisissable de ses lments constitutifs, lÕobjet, comme sa part dÕombre, aussi dense et innomin que la substance mme de notre corps. È4
Le besoin dÕenracinement est fondamental, il se faonne parfois dans lÕinvention de racines qui offre ancrage en souplesse et libert, il provient galement du disparu dont le souvenir favorise le soutien et vite la chute. Moins comme un aimant qui attirerait le vivant dans le royaume des morts, tel que le redoute la petite Marie, mais comme une boussole qui facilite le maintien du cap par un discret tayage. LÕarbre nÕest plus le symbole qui permet de se pencher vers ses racines, mais celui qui favorise lÕlvation du regard. Ç Arbre qui savoure / La vote entire des cieux È5 selon Rilke. Ainsi le pre de la romancire, Ç fait de poussires dÕtoiles et il habite cette terre qui porte le poids de son corps, qui garde la trace de ses pas. Et ce poids est tel que sÕil tait retranch de la terre ma propre assise au monde en serait transforme, blesse, radicalement. È6.
1
J.-B. PONTALIS, Ç Derniers, premiers mots È, Perdre de vue, op. cit., p.335-360. Expos prononc aux Ç Rencontres psychanalytiques dÕAix-en-Provence È, juillet 1987, et publi dans lÕouvrage collectif LÕAutobiographie, Paris, Les Belles Lettres, 1988, p.347. 2 Gilbert DURAND, Les Structures anthropologiques de lÕimaginaire, Paris, Presses Universitaires de France, 1960, p.132. 3 Isabelle DOTAN, Les Clairs-obscurs de la douleur. Regards sur lÕÏuvre de Sylvie Germain, op. cit., p.111. 4 Serge LECLAIRE, On tue un enfant. Un essai sur le narcissisme primaire et la pulsion de mort, Paris, ditions du Seuil, coll. Points, 1975, p. 85. 5 Rainer Maria RILKE, Pomes franais. 6 Sylvie GERMAIN, Ç Kalidoscope ou notules en marge du pre È, Voies de pres, voix de filles, Adine Sagalyn (d.), Paris, Maren Sell & Cie, 1988, p.57.
500
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Laudes-Marie, Ç gamine sans pedigree È se cre une gnalogie avec la nature qui favorise lÕmergence dÕune filiation avec des cerisiers sauvages la gracieuse Ç blancheur mousseuse È (CM, 62). Languissant de ses parents, Laudes-Marie se sent interpelle par les merisiers dansants et vit la mme exprience troublante que le Narrateur de La Recherche lorsque, en voiture avec sa grand-mre et Mme de Villeparisis, il reconnat la prsence de son propre destin dans la vision de trois arbres : je les voyais bien, mais mon esprit sentait quÕils recouvraient quelque chose sur quoi il nÕavait pas prise [É]. Fallait-il croire quÕils venaient dÕannes dj si lointaines de ma vie que le paysage qui les entourait avait t entirement aboli dans ma mmoire ? [É] Comme des ombres, ils semblaient me demander de les emmener avec moi, de les rendre la vie.1
LÕappropriation de figures ancestrales assure le faonnement de racines multiples, suffisamment solides et consolatrices. Laudes-Marie sÕorigine en deux mondes, le minral et le vgtal, qui coexistent sans la menacer. La fluidit de la musique du vent dans les feuillages devient partition du chant maternel et rejoint, en sa verticalit, la solidit grandiose de la montagne, pour porter songes et racines doucement entremls la surface de sa conscience. La profondeur du sol nÕa plus rien voir avec ses racines inventes qui poussent Ç sur un mince socle de terre caillouteuse saillant au-dessus dÕun ravin ; leurs racines pendent en partie dans le vide, les radicelles sÕchevellent en libert È (CM, 121). Les racines ariennes nÕont rien envier au chne enracin dans un sol profond : Ç Ë dfaut de majest, lÕarbuste en suspension jouit de toute part de lÕespace, ses racines ariennes jouent autant que ses branches avec la pluie, avec le vent, avec les oiseaux, les insectes et les nuages, et avec les toiles. È (CM, 122).
1
Marcel PROUST, Ë lÕombre des jeunes filles en fleur, Ë la Recherche du temps perdu (1913-1927), Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, tome II, 1987.
501
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
I-3 LÕarbre gnalogique des noms
I-3.A Un nom porter ou inventer
Dans un texte romanesque, le nom propre est un lieu smantique trs riche. Ç Prince des signifiants È1 pour Roland Barthes, il disperse ou regroupe le Ç sens È
du
personnage
selon
Philippe
Hamon2.
Dans
son
tude
sur
lÕonomastique dans lÕÏuvre dÕHenri Bosco, Nathalie Bertrand met en vidence que le choix des noms propres par un auteur permet lÕidentification des personnages sans se confondre un simple tiquetage. Le nom en effet possde une fonction romanesque et se prsente comme un texte, bref et dense : Sur un nom, par lÕattente quÕil cre ou par ce qui sÕest pass, le rcit dpose des images qui orientent ce que le lecteur attend du lieu ou du personnage. A la fois index et symbole, les noms propres sont plus ou moins motivs puisquÕils connotent le texte et quÕils renforcent ainsi lÕensemble signaltique de lÕÏuvre.3
Au questionnaire que Ccile Narjoux adresse Sylvie Germain concernant son mode de cration, la romancire rpond que la plupart des noms propres de ses personnages lui viennent Ç spontanment lÕesprit, certainement "dicts" par des rminiscences obscures, des jeux de sonorits. Il y en a aussi que je dois inventer sans inspiration pralable ; je choisis au "son". È4. LÕauteure souligne un choix qui ne relve pas de lÕarbitraire, mais sÕattache la fonction potique des noms et leurs sonorits vocatrices et suggestives. Le personnage romanesque se donne lire par une appellation, par un nom Ç la fois signaltique et signifiant, il sÕinscrit parmi les autres signes textuels selon un fonctionnement particulier qui varie dÕun auteur lÕautre. È5. Nous reprons le choix et lÕusage des prnoms comme autant de signifiants qui, lÕinstar des marques, sÕinscrivent et se lisent sur le corps de lÕenfant, tels Ç des tatouages de lÕinconscient.
Transmissions
magiques,
malfiques,
toute-puissance
de
la
pense, reviviscence de lÕarchaque, peur et dsir mls. È6. Le nom des personnages tient son efficacit et sa valeur opratoire tantt de sa signification, tantt de lÕimportance symbolique qui consiste nommer un nouvel tre. En son 1
Roland BARTHES, Ç Proust et les noms È, Le Degr zro de lÕcriture suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Seuil, coll. Points, 1972, p.121-134. 2 Philippe HAMON, Le Personnel du roman, Genve, Droz, 1983, p.135. 3 Nathalie BERTRAND, Ç Noms et prnoms dÕenfants dans lÕÏuvre de Henri Bosco È, Cahiers Robinson, Ç Henri Bosco : Rver lÕenfanceÉ È, Christian Morzewski (dir.), Arras, Universit dÕArtois, n¡4, 1998, p.148. 4 Sylvie GERMAIN, correspondance courriel avec Ccile NARJOUX effectue en 2009 en appui sur questionnaire, Ç Promenade en "germanie" È, La langue de Sylvie Germain "En mouvement dÕcriture", op. cit., p. 225. 5 Diane PAVLOVIC, Ç Du Cryptogramme au nom rflchi. LÕonomastique ducharmienne È, tudes Franaises, 23, 3, 1988, p. 89. 6 Claude REVAULT DÕALLONNES, ætre, faire, avoir un enfant, Paris, Plon, 1991, p.61.
502
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
entier ou dans certains aspects, le prnom sÕinscrit dans lÕhistoire familiale dont il contient
Ç maintes
transformations
scories
traduisent
et
traces.
lÕinconscient
Rptitions,
transgnrationnel
changements È1.
Selon
et Jol
Clerget, le nom rassemble et concentre en lui la multiplicit des liens qui arriment un petit dÕhomme dans son appartenance lgitime lÕhumanit. Ç Subjectivement, la personne nÕa pas de nom, elle est son nom È2, crit Pierre Legendre, sous cet angle, sans nom, lÕtre nÕa pas dÕexistence. La dnomination des tres fut pour Jacques Bril probablement Ç la premire acquisition du langage humain È, en tant que parole dnominatrice elle est potentiellement dangereuse et comporte des interdits trs stricts et des rgles particulires dÕattribution selon les socits. Le nom, Ç lment prototypique du langage, recle ainsi une vertu mortifre et lÕexistence sociale quÕil confre au sujet lÕassocie aux contraintes de toute nature par lesquelles les socits se proposent de grer lÕinstinct. È3. Les prnoms dÕune famille ne sont pas donns par hasard, ou si rarement, ils appartiennent une ligne dans laquelle chaque enfant qui nat est un maillon dans la chane des gnrations et est destin remplacer ses grands-parents dont il porte souvent le prnom. Le prnom prcde lÕenfant et dj lÕinforme. Ainsi Charlam Brynx porte-t-il le Ç double prnom hrit de ses deux grands-pres, Charles et Amde È (Im, 18) quÕil rduit un vocable de deux syllabes. Il souhaite transmettre son tour ses petits-fils cette balise fondamentale pour lui, dans lÕcoulement dÕune histoire o lÕenfant se sentirait autant porteur des vertus de lÕanctre que Ç port par les termes dÕune dcision qui lui vaut parfois, sinon toujours, ordre de mission È4. Le foisonnement des prnoms du Livre des Nuits et de Nuit-dÕAmbre condense lÕimportance de lÕonomastique germanienne, brillamment tudie tant par dith Perry que Franoise Rullier-Theuret5, que nous nÕapprofondirons pas, nous contentant de soulever quelques points saillants utiles notre propos. Les prnoms des Pniel, dont le patronyme figure la lutte originelle avec lÕange, marquent une histoire et un destin. Ils dtiennent les vnements familiaux autant que les fissures historiques, et symbolisent la rupture du sicle autant que le passage du monde fluvial au monde terrestre. Aprs la perte du prnom lignagier dans les champs de bataille, la transmission est interrompue et le fil des gnrations est bris
1
Jean-Pierre DURIF-VAREMBONT, Ç Du pronom au visage, lÕappel du nomÈ, Spirale, coordonn par Jol Clerget Ç Son nom de bbÉ Nomination et choix de prnom È, Ramonville Saint-Agne, rs, n¡19, 2001, p.134. 2 Pierre LEGENDRE, Filiation, tome IV, Fayard, 1990, p.15. 3 JACQUES BRIL, La Mre obscure, Bordeaux-Le-Bouscat, LÕEsprit du Temps, coll. Perspectives psychanalytiques, 1998, p.151. 4 Aldo NAOURI (1998), Les Filles et leurs mres, Paris, Odile Jacob, coll. Poches, 2000, p.221. 5 dith PERRY, Ç LÕenfance des noms È, Cahiers Robinson, n¡20, op. cit., p.121-130 ; Franoise RULLIER-THEURET, Ç Les Pniel et la multiplication des noms È, La Langue de Sylvie Germain "En mouvement dÕcriture", op. cit., p.65-82.
503
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dans une dmarche active de renoncement. Le prnom de lÕanctre ne sera pas redonn un autre enfant, car rien nÕest moins sr quÕil vive assez pour le transmettre son tour. Les personnages, dont certains Ç pisodiques et peu caractriss È, semblent avoir comme principale fonction Ç de procrer et de nommer È1. Ils sont identifis par des noms qui affichent leur irralisme et ne retiennent lÕattention que par le foisonnement et lÕaccumulation de leurs prnoms et de leurs surnoms, comme si la tentative premire de survie transitait par le surnumraire nominal afin de conjurer le sort tragique de la disparition. Le sabre du Uhlan qui a tranch les racines du nom paternel et divis le visage de Thodore-Faustin, scinde jusquÕ son nom mme : Ç DÕun ct Thodore et de lÕautre Faustin, sans plus de trait dÕunion, et un dialogue incessant confrontait les deux morceaux. È (LN, 48). Aussi, la multiplication des prnoms doubles et des traits dÕunion posent linguistiquement et graphiquement Ç la question de lÕidentit et de la cohrence au niveau de la personne È2 qui risque, tout moment,
dÕtre
remise
en
question.
La
filiation
subit
un
nouveau
bouleversement aprs la Shoah. Le nom patronymique de lÕenfant, escort dÕun ou plusieurs prnoms, nÕest plus la garantie de son identit jusquÕ la fin de ses jours et mme au-del. Le nom rdig sur un acte de naissance ne se voit pas assur de se Ç ptrifier sur sa tombe et [de] le reprsenter dans la mmoire des survivants, chair dÕune image mentale que le temps estompera peu peu. È3. Ce que Dominique Rabat analyse au sujet du rcit littraire dÕun sicle Ç trou en son centre È, vaut pour la famille Pniel et lÕÏuvre de nomination : il y manque la pice principale, celle qui pourrait servir de pierre de touche, ou de cl de vote. Cette bance [É] fonctionne comme un trauma indpassable, attirant par le vide le mouvement prolifrant de la parole.4
Quelle mmoire en effet, Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup peut-il garder de ce sicle dont il mesure lÕimpact de lÕhorreur, de la violence des crimes et de lÕextermination de masse ? La dimension du deuil, du dsenchantement et de lÕabandon, ne permettent plus dÕinvestir lÕenfant dans la promesse quÕil contient : Ç Les derniers fils de Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup. Il ne leur fut mme pas donn de prnoms. - " Les noms des saints et des archanges portent malheur ", avait dclar Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup. È (NA, 64). Les enfants nÕont plus rpondre lÕappel de leur nom. Aucun autre ne sÕadresse eux dans la volont de les engendrer, dans le dsir de leur parler comme un acte vital. LÕassociation que 1
dith PERRY, ibid., p.122. Toby GARFITT, Ç Pour dchiffrer le monde È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Paris, LÕHarmattan, 2003, p.210. 3 dith PERRY, op. cit., p.121. 4 Dominique RABAT, Ç Singulier pluriel È, critures du ressassement, Modernits, Presses Universitaires de Bordeaux, n¡15, 2001, p.17. 2
504
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
propose Jol Clerget entre lÕarbre gnalogique et lÕarbre grammatical des noms nous semble ici tout fait judicieuse : LÕarbre gnalogique ordonne les noms dans un systme rgl de places dfinies, quelle que soit la composition de la famille. [É] Ses ramures imposent une classification dans les gnrations pour les engendrs que nous sommes, sujet comptant et compt parmi les vivants et les morts. [É] Engendr par le nom qui nous appelle la vie. Engendr dans lÕappel de paroles qui interprtent notre corps en lui donnant vie et nous intiment rsider comme sujet dans lÕespace de ce corps.1
Les racines nominales tranches et perdues dans la bouche ensanglante de Thodore-Faustin, comme autant de dracinement tymologique, se rpercutent dans la blessure des places confres par les noms, qui ne sont plus reus pour tre partags dans lÕhumanit avec les autres hommes. Le destin de la famille semble scell et ne sÕouvre plus sur la dimension du souvenir, or Ç Il est du devoir des vivants dÕexhumer de lÕoubli les noms, les visages de ces morts dont la voix et les pas sonnent toujours, en creux, sous la peau du prsent. È (CV, 22). La dimension sacre nÕest plus oprante, la temporalit terrestre reprend le dessus. Ns la Ç croise de deux mois È, Septembre et Octobre font rsider en leurs prnoms lÕindcision ainsi que la contradiction de la naissance gmellaire. LÕacte de nomination nÕest plus associ celui de faire advenir un tre lÕexistence, dans et par le langage, il se rsigne apposer Ç quelque vocable È et de Ç surnomme[r] en attendant mieux È Ç les deux derniers rejetons de la horde Pniel È (NA, 64). La notion mme de la transmission familiale est anantie, le qualificatif de Ç horde È signale le retour lÕerrance ou la sdition dÕune famille qui ne peut plus sÕancrer, ou concevoir lÕhistoire dans une inscription qualification
humaine qui ou
en
tmoigne de
signification
È2.
lÕexistence dÕun
sujet donn
Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup
et
Ç en
Mahaut
inventent un systme pour se sparer la fois de leur fonction parentale et des enfants qui ils ont donn le jour. CÕest aux enfants quÕchoit la laborieuse construction dÕune identit dont les parents ont mesur, leur faon, toute la prcarit : Ç Les noms a vous vient avec lÕge, a pousse avec le corps. Ils sÕappelleront comme ils voudront, plus tard, quand la vie leur donnera une histoire. È (NA, 64). Non concomitants du temps de la naissance, les prnoms ne signent pas lÕacte de naissance qui reconnat symboliquement lÕenfant dans la succession des gnrations selon les lois de la gnalogie, des traditions, des appartenances socio-culturelles ou des avatars de lÕhistoire familiale. Les parents se retirent dÕune identit fournir et laissent le soin aux jumeaux de se lancer 1 Jol CLERGET, Ç Son nom de fils dans la cit des pres È, Spirale, coordonn par Jol Clerget Ç Son nom de bbÉ Nomination et choix de prnom È, op. cit., p.33. 2 Jol CLERGET, Ç Son nom de bbÉ Nomination et choix de prnom È, Spirale, ibid., p.11.
505
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dans la conqute de leur prnom, dans une mtaphore sÕapprochant du trouvcr de Winnicott. Ce fait Ç met en lumire lÕorigine et la nature htrognes du sujet psychique È1 qui nÕa plus sa place parmi les siens. LÕarbre de la gnration nÕinscrit plus dans la ramification de ses branches tronques une dimension symbolique qui donne chacun une place irremplaable et insubstituable.
Alors que les noms propres pour Paul RicÏur Ç se bornent singulariser une entit non reprable et non divisible sans la caractriser, sans la signifier au plan prdicatif, donc sans donner en elle aucune information È2, ils peuvent, pour son dtenteur, porter le poids dÕun pass indigeste. Comment se faire un nom et russir le porter sans avoir le supporter ? Sabine nÕaime pas son prnom et constate amrement Ç je nÕaime rien de ce que mes parents mÕont donn. È (In, 147). Elle sait bien que son prnom revt une importance fondamentale dans la structure de son sujet dans la mesure o il se fonde sur le dsir de ses parents. Le nom quÕelle porte est choisi Ç en fonction de cette place o est enchane sa subjectivit È, car, en nommant lÕenfant, ce quÕon dsigne Ç cÕest ce qui est projet sur lui en tant quÕhritier signifiant, cÕest par ce biais que lui est assigne sa premire place sur le plan relationnel. È3. Le fait dÕtre nomme Ç Sabine È rassemble et concentre, en ce prnom, lÕimaginaire parental dont il porte les traces et indique bien la crance et la dette symbolique de sa condition de sujet. Sabine ne se leurre pas cependant et sait quÕelle ne peut natre dÕelle-mme, elle Ç fait avec È et se contente de porter un regard critique sur ceux qui lÕont engendre. Elle nÕaime pas son prnom certes, mais le sens de celui-ci nÕa pas pour vertu de destin, Ç lÕidentification totale son nom tant tout aussi destructrice que lÕabsence de porte symbolique dÕune nomination de pure forme. È4. Alors quÕun prnom prend pour sa propritaire les relents dÕun Ç prnom vieillot, que je nÕai pas aim, surtout le diminutif dont tout le monde mÕaffublait Jojo ! [É] Ð Pas mieux, aussi moche, cÕest Jolle ! È, Aurlien lui, y dcle
une
dimension
potique
associe
la
savoureuse
dimension
tymologique : Ç Mais Jol nÕa rien de moche, la sonorit en est lgre, fluide, et son sens ne manque pas dÕallure, cÕest une sacr tautologie [É] È (HC, 89). Il est des personnages cependant qui, comme les crivains, renversent la filiation et sÕattribuent leur nom : Ç Le nom de lÕauteur nÕest jamais le nom du pre. Le
1 Guy ROGER, Ç Les enjeux de lÕimprescriptible tiercit È, Topique, Revue Freudienne, Ç La fonction paternelle È, Le Bouscat, LÕEsprit du Temps, n¡72, 2000, p.51. 2 Paul RICÎUR, Soi-mme comme un autre, Paris, Le Seuil, LÕOrdre Philosophique, 1990, p.41. 3 Piera AULAGNIER, Ç Remarques sur la structure psychotique È, La Psychanalyse, n¡8, 1963, p.48. 4 Jean-Pierre DURIF-VAREMBONT, Ç Du pronom au visage, lÕappel du nomÈ, Spirale, coordonn par Jol Clerget Ç Son nom de bbÉ Nomination et choix de prnom È, op. cit., p.134.
506
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
pre, en tous les sens, y est refait. È1. Face la rsonnance creuse, ou au dgot que leur voque leur nom, ils sÕattribuent le plaisir de se renommer, parfois dans lÕespoir de faire Ïuvre de leur vie ainsi renouvele et jouent pleinement le projet existentialiste sartrien, Ç LÕhomme est non seulement tel quÕil se conoit, mais tel quÕil se veut [É], lÕhomme nÕest rien dÕautre que ce quÕil se fait È2. LÕacte dÕauto-nomination signale la sortie dfinitive de lÕautorit paternelle dans lÕexistence du fils et facilite lÕillusion dÕune seconde naissance par le rejet de lÕidentit du pre qui a transmis son patronyme. Lorsque CharlesVictor choisit de sÕembarquer dans la vie sous le nom du Prince-Trs-Sale-etTrs Mchant, il se dmarque dÕune destine accomplir ou rpter. En faisant disparatre dans le silence et lÕoubli lÕidentit paternelle fragilise, il balaie catgoriquement toute tentative dÕassimilation celui qui est de si peu de poids. Mais,
comme toutes les
initiatives de Charles-Victor,
celle-ci reste trs
ambivalentes puisque, ce faisant, il redouble le refus du nom du pre que Thodore Faustin avait, avant lui, inaugur et poursuit la tradition familiale en sÕattribuant une nomination surnumraire. Nadine Vasseur, qui crit avoir toujours aim rver sur lÕextravagante polyphonie du Moi de Stendhal et la profusion de ses pseudonymes, se demande si ces nombreux masques taient Ç lÕeffet de la "laideur", quÕon lui supposait et quÕil se supposait lui-mme È3. Elle intensifie le questionnement en se demandant sÕil sÕagit Ç dÕun Moi de surcrot ou dÕun Moi de rechange ? De nom pour vivre ou pour mourir ? È4. Le choix du pseudonyme se situe hors des chemins de la transmission, pas plus quÕil est transmis, il ne se transmet et se tarit avec son inventeur.
En se renommant, les personnages se choisissent une gense et se construisent une antriorit leur convenance en laborant le mythe de leurs origines. Ils bouleversent galement lÕordre gnrationnel puisque la nomination appartient aux parents : Ç La place que lÕenfant tient dans la ligne selon la convention des structures de la parent, [É], les cadres de lÕtat civil et mme ce qui dnotera son sexe È5. Pour lÕhrone de la nouvelle LÕhtel des Trois Roses, le nom nÕest pas immuable et peut se modifier selon son dsir pour prendre lÕorientation dÕune vie qui se veut nouvelle. Sa personnalit, caractrise par lÕorgueil et la fiert, se fige dans la matrise absolue : Ç Depuis lÕenfance elle avanait droit devant elle, sans jamais se retourner ni faire de pause, toute tendue par une
1
Michel SCHNEIDER, Maman, op. cit., p.63-64. Jean-Paul SARTRE, LÕExistentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1946. 3 Henry Beyle, Henri Brulard, Timolon Dubois, William Crocodile, Cornichon, Lisio Visconti, Louis Alexandre Bombet et enfin Stendhal. 4 Nadine VASSEUR, Le Poids et la voix, Paris, Le temps quÕil fait, 1996, p.124. 5 Jacques LACAN, Les crits, op. cit., p.653. 2
507
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
tenace ambition de russite et un souci constant de perfection. È (Htr, 215). En voulant sÕchapper des limites imposes par la dure physique contraignante et de la soumission lÕordre symbolique, elle choisit son identit civile et cre sa propre autarcie. Le contrle passe par lÕradication ou la distorsion de la nomination : Ç Trs tt elle avait chang de prnom, dont elle nÕavait conserv que lÕinitiale, de Denise, prnom quÕelle jugeait trop ordinaire, elle tait devenue Daphn.È
(Htr, 215). LÕordinaire de la filiation et de la parent relle est
remodel par la volont de Daphn qui modifie imaginairement ses liens ses parents, les rabaissant et les exaltant tout la fois. Le choix actif et rflchi de lÕauto-nomination
puise
la
mythologie
classique
pour
fortifier
un
Moi
dficitaire : Ç Ce nom de vierge chasseresse transforme en laurier lui seyait mieux ; elle se sentait en plein accord avec le symbolisme de gloire acquise par la victoire de lÕesprit et du courage qui tait attach lÕarbuste dÕApollon. È (Htr, 215). Elle sÕattribue un pre prestigieux en la personne du puissant fleuve thessalien, Pne, au dtriment cependant de toute rencontre amoureuse puisque sa fille, dÕune grande beaut, obtint de son pre de rester toujours vierge. Si la Daphn mythologique ne peut chapper la poursuite amoureuse dÕApollon quÕen implorant son pre de la transformer en laurier ne laissant Apollon quÕune treinte de feuilles et dÕcorce, Daphne Desormeaux ne se fait pas davantage prendre Ç aux appeaux de lÕamour, [É] elle avait constat combien ce joli chant engendrait en fait de perturbation et dÕmois intrieurs È (Htr, 216). Maitresse dÕune vie qui ne dpendrait de personne, sinon de sa propre volont, Daphn Ç avait choisi [sa] coiffure, aussi mticuleusement que son prnom de nymphe arborise È (Htr, 216) quÕelle modle afin que se lisent clairement dans son apparence la force et la beaut austre. Femme en faux-self et en constante reprsentation orgueilleuse de Ç sa personne È (Htr, 215), le Moi-Je de Daphne se veut auto-engendr, se dsignant comme sa propre origine. Or, pas plus que lÕon choisit son sexe, nous ne choisissons notre nom, sous peine de croire que le sujet sÕorigine lui-mme et que sa naissance dpend de sa volont propre. Parce quÕelle Ç touche la constitution mme de lÕidentit et la possibilit du lien social vivable travers la construction langagire des catgories fondamentales de la diffrence de la vie et de la mort, des sexes et des gnrations È1, pour Jean-Pierre Durif-Varembon, la nomination nÕest jamais laisse, dans aucune socit, la libre disposition des individus sous peine de perdre sa valeur de rfrence universelle au principe du tiers sparateur. Denis Vasse crit ainsi que, Ç ayant reu son nom dÕun autre, il peut tre, cÕest--dire
1
Jean-Pierre DURIF-VAREMBONT, Ç Du prnom au visage, lÕappel du nom È, op. cit., p.133-144.
508
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
tre diffrenci des choses et, par l mme, les nommer È1. La force de Daphn rside dans sa cration constante du Ç Je est un Autre È2, pour transporter sa vie de lÕhistoire la fiction. Sans doute les connaissances botaniques de Daphn lui font elles dfaut, car si le laurier est li lÕimmortalit, elle ignore que les daphns sont des plantes vnneuses qui renferment une rsine irritante toxique. Le surgissement de lÕeczma envahissant, digne dÕune punition divine, retourne la nomination mythique en sobriquets disqualifiants tels que Ç La Galeuse È, Ç la Lpreuse È de la part de ses subordonns et de son entourage. Celle qui sÕest voulue comme origine et commencement, sÕest confondue avec eux. Le temps circulaire, qui caractrise la toute puissance imaginaire et la lutte contre la frustration, a bloqu lÕouverture lÕautre, vers la demande et vers lÕattente. Lorsque Nadine Vasseur soutient que le choix dÕun pseudonyme Ç est un acte qui nous somme dÕagir, un engagement ds le dpart le faire exister par les actions quÕil signera È3, elle voque un projet qui dpasse largement celui de Daphn qui sÕest simplement trouve dans lÕimpossibilit dÕintgrer son prnom dans un temps linaire et hirarchis pour se diriger vers lÕavenir. Son prsent ne peut advenir et cesse brutalement au bout du balancement dÕune corde.
I-3.B LÕalatoire de la nomination
Ç Les vnements vcus par un personnage justifient le nom quÕil porte, de sorte que le nom annonait sa vie et pouvait se lire comme un condens biographique, soit un nonc proleptique pour ne pas dire prophtique : lÕomen nominis de Cicron È4. Le nom concide avec lÕtre et devient le destin de celui qui le porte. Les quelques phonmes ainsi dposs, dans lÕinsouciance, lÕbrit ou le dsintrt notoire, esquissent le dessin dÕune vie et exposent, dans sa vrit, la singularit du sujet ainsi nomm. Franoise Rullier-Theuret souligne que le travail onomastique chez Sylvie Germain Ç sÕinscrit dans la recherche dÕun langage authentique capable de dsigner lÕtre, non dÕune manire abstraite ou raliste, mais concrte et ontologique : le nom propre est dÕabord un nom appropri, conformment lÕtymologie de nomen proprium, (que rappelle GaryPrieur5), le nom authentique, celui qui nomme vraiment. È6. Ainsi, la simple
1
Denis VASSE, LÕOmbilic et la voix. Deux enfants en analyse , op. cit., p.128. Arthur RIMBAUD, Ç Lettre son professeur Georges Izambard È, Îuvres compltes, Paris, Gallimard, Bibliothque de La Pliade, 1972, p.249. 3 Nadine VASSEUR, Le Poids et la voix, op. cit., p.124. 4 dith PERRY, Ç LÕenfance des noms È, op. cit., p.124. 5 Marie-Nolle GARY-PRIEUR (dir.), Ç Le nom propre constitue-t-il une catgorie linguistique ? È ; Langue franaise, n¡29, 1991, p.4-25. 6 Franoise RULLIER-THEURET, Ç Les Pniel et la multiplication des nomsÈ, op. cit., p.71. 2
509
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
amputation de la lettre finale du prnom de Roselyn, le Ç e È porteur du fminin dans la langue franaise lorsquÕil se dit muet, plonge le personnage dans une pubert hypothtique qui empche son accession une maturation virile.
Ce
1
Ç e È ngativement port dans le roman lipogramme La Disparition de Georges Perec, nÕen reste pas moins retentissant dans son absence. Le nom des personnages bloquent lÕouverture du signifiant en produisant du signifi Ç qui ramne lÕautre au littral È2. Il se dissocie progressivement de la personne dsigne pour la contenir tout entire dans son nom et la rduire ce nom qui dcide de ses caractristiques. Le nom influence ou claire le personnage, il sÕinfiltre dans les interstices de la vie et joue un rle dans la dynamique du roman. Ainsi Lucie, dans LÕEnfant Mduse, multiplie les rfrences au regard, et comme la sainte martyre de Syracuse elle se voit dote dÕun Ç double regard, de la facult de voyance mais aussi du regard perforant de Mduse. È3. LÕattribution de nombreux noms se rapproche de la nomination dÕÎdipe analyse par Jean Bollack, dont la valeur pidictique se laisse cerner parce quÕelle provient dÕune situation prcise, clarifie par le berger corinthien, alors quÕelle elle est primitivement Ç apodictique È. La Ç valeur mtaphorique È, par laquelle le Ç pied gonfl È est propre caractriser en profondeur le destin vcu par Îdipe, Ç nÕa pas pris corps dÕemble, elle rsulte de lÕaccord qui sÕest tabli entre lÕvnement primitif de lÕexposition, lÕorigine du nom de lÕenfant trouv, et la nature dÕÎdipe. Ë ce titre le nom exprime la vrit de ce quÕil nomme È4. Celui qui est, prend sens en relation avec qui lÕa nomm, dans un attribut qui abolit le temps en runissant le pass au prsent. La conception primitive dÕune parfaite adquation entre le nom et la personne est ici releve par la Ç justesse È dÕune dsignation Ç tymologique È (dÕun nom parlant È [É] et la situation initiale qui la prfigurait È5 et qui inscrit la circonstance de son origine.
Les constats de Dominique Viart et Bruno Vercier concernant la fragilisation des repres qui Ç invalide la conscience sre de soi et favorise les garements identitaires È6 valent dans le champ de lÕonomastique. Les prnoms deviennent changeants, ils sont des masques qui dissimulent, autant quÕils rvlent, une identit mouvante et incertaine affecte par lÕhistoire. Les noms sÕeffacent sur le sable et les identits se volent aux morts pour chapper la responsabilit de 1
Georges PEREC, La Disparition, Paris, Denol, 1969. Anne Elaine CLICHE, Le Dsir du roman (Aquin, Ducharme), Montral, XYZ diteur, coll. Thorie et littrature, 1992. 3 Marinella MARIANI, Ç Un voyage intrieur : le rle de la lumire dans LÕEnfant Mduse È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (d.), op. cit., p.128. 4 Jean BOLLACK, La Naissance dÕÎdipe. Traduction et commentaires dÕÎdipe roi, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1995, p.158. 5 Ibid, p. 159. 6 Dominique VIART, Bruno VERCIER en collaboration avec Franck Evrard, op. cit., p.91. 2
510
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
ses actes, ils stratifient ou
brouillent la
communication
quÕils devraient
permettre. Le sujet contemporain se sent redevable Ç dÕun hritage dont il nÕa pas vritablement pris la mesure et quÕil sÕobstine valuer, comprendre, voire rcuser È1 aussi, les prnoms offrent des voies du possible pour se dmarquer de lÕancrage des hagiographies et des pesantes lignes familiales. La nomination sÕinvite sur le terrain de la Ç trouvaille È qui ne relie pas une filiation ou une rfrence culturelle ou religieuse. Dans Hors Champ, les invites sÕextasient devant le prnom des jumeaux chrubins firement prsents par leur mre. Les dnominations sont de lÕordre dÕun univers publicitaire, Ç Glamour ! CÕest gnial, fallait oser ! sÕexclame lÕune. Ð Et Saxo, cÕest la fois classe et rigolo ! È (HC, 86). Il convient de Ç profiter È comme dÕune bonne affaire de Ç la libert de choisir et mme dÕinventer les prnoms È (HC, 89). Porteur de lÕidentit, le nom nÕest pas immuable, et les personnages subissent travers lui leur dfaut dÕinscription. Une simple brit fait trbucher le nom initialement prvu en une joyeuse crativit improvise tout autant quÕimpromptue : Le grand-pre Szczyszczaj avait si copieusement arros sa joie dÕtre pre que lorsquÕil sÕtait rendu la mairie pour dclarer la naissance, sa mmoire embrume lui avait jou un tour Ð impossible de retrouver le prnom destin lÕenfant, il croyait juste se rappeler quÕil commenait par un B et comportait trois syllabes. (HC, 87).
Le surmoi tant soluble dans lÕalcool, la petite fille se voit baptise du nom du coloptre
tmoin
de
cette
hsitation
paternelle
et
du
malentendu
du
fonctionnaire du bureau dÕtat civil. LÕinscription de Biedronka sur le registre de lÕtat civil ne sera pas sans consquence pour son fils, qui, avant de sÕinterroger sur la possibilit dÕappeler son hypothtique enfant Ç Papillon, Bombyx, Phalne, Xanthie, Noctuelle ou Machaon [É] È (HC, 94), terminera sa vie comme un simple insecte, comme si le sujet tait appel la rsidence symbolique de son nom. Le prnom de lÕenfant, crit Franoise Dolto, Ç est le premier et lÕultime phonme qui soit en rapport avec sa vie pour et avec autrui, et qui la soutienne, car ce fut aussi, ds sa naissance, le signifiant de sa relation sa mre. È2. Les mres de Hors Champ et de LÕInaperu sont toutes deux en dsaccord avec le choix de leur poux et nÕont pu sÕopposer son inscription sur les registres. En revanche si lÕune Ç avait toujours appel sa fille ainsi quÕelle aurait d lÕtre : Wanda. È (HC, 88), Cleste se sent nouveau bafoue lorsquÕelle apprend que son fils est dclar Ç lÕtat civil sous le prnom dÕphrem, et non celui de Pierre ainsi quÕelle le souhaitait. [É] Elle refusa dÕappeler son fils par le prnom officiel que Pacme lui avait impos È (In, 245). LÕenfant en son prnom 1 2
Ibid. Franoise DOLTO, LÕImage inconsciente du corps, Paris, Le Seuil, 1984, p.46.
511
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
prsentifie quotidiennement la tromperie paternelle et la souffrance maternelle. Dans lÕombre de lÕamour de jeunesse, lÕenfant grandit avec un double prnom, tantt caresse, tantt gifle, quÕil ne relie par un trait dÕunion que dans ses rveries identitaires solitaires : Ç " Je mÕappelle Pierre-phrem, je mÕappelle Pierre-phrem ", se rptait-il dans sa cabane entre ciel et terre, tout bas pour lui seul, pour eux trois. [É] È (In, 247). Le ddoublement impos inscrit lÕenfant dans un conflit de loyaut intenable, comment aimer lÕun sans prendre le risque de trahir lÕautre ? Comment rpondre son prnom sans blesser lÕautre ? Comment enfin se rjouir dÕune bont maternelle qui ne se faufile que dans lÕexil et
la
proscription
du
pre qui
fait
ressentir
une
Ç joie aussi puissante
quÕambigu È (In, 248). Pierre adulte conserve de ce conflit parental une nomination inconsistante, Ç un mot poreux et friable qui sÕteint aussitt prononc. È (In, 134) et une identit qui rsiste la connaissance.
La nomination alatoire questionne la singularit du personnage qui ne se prsente plus en existant singulier. Elle ne permet pas dÕtre appel dans la certitude de son tre et tmoigne de la fragilit de lÕidentit et de lÕexistence du sujet.
Pensons
lÕinterrogation
de Juliette
qui se trouve
confronte
lÕincontournable origine de Romo Montaigu : Ç WhatÕs in a name ? That which we call a rose / By any other word would smell as sweet. È1. La porte performative de confrer un nom par le baptme sÕeffectue habituellement selon certaines rgles, il est possible de donner son nom, celui de ses anctres ou celui dÕun lieuÉ celui qui sera dsign porteur dÕune nouvelle identit. Les circonstances de la naissance, lÕapparence et les particularits physiques du nouveau-n, les prophties dÕun destin hors du commun ainsi que les sentiments de lÕentourage sont autant dÕlments qui contribuent lÕattribution dÕun nom plutt quÕun autre. LÕaccumulation des attributs accords Laudes-Marie perdent toute crdibilit rfrentielle et se rduisent une cration verbale, issue dÕun raccommodage imparfait de plusieurs fragments rsultant des circonstances extrieures, et de lÕimagination quelque peu dbride dÕune personne peu soucieuse des rpercussions sociales dÕun tel tat civil : La cloche de lÕoffice des Laudes-Marie a sonn. CÕest pourquoi on mÕa gratifie de ce prnom en lui adjoignant celui de Marie Ð mois de lÕAssomption oblige. Il a fallu ensuite mÕinventer un patronyme quand jÕai t dclare lÕtat civil ; jÕignore qui a eu lÕide de mÕaffubler de ce nom, Neigedaot, mais je lui dois dÕavoir pass ma vie, lÕpeler, car il prte confusion : Neige dÕaot, ou Neige doux, ou encore Neige dÕo ? Laudes-Marie Neigedaot, donc je mÕappelle. (CM, 16-17) 1
Ç QuÕest-ce aprs tout quÕun nom ? Ce quÕon appelle rose, sous un autre vocable, aurait mme parfum È, Romo et Juliette, Acte II, scne 1, William SHAKESPEARE, Îuvres compltes, op. cit., p.571.
512
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
É et Laudes-Marie Neigedaot, jamais ne sera nomme. Sans cesse menace par la multiplicit des noms pour un mme rfrent, lÕidentit de Laudes-Marie est frappe de contingence. Pour Isabelle Dotan, Ç le nant identitaire fait place la confusion lorsquÕelle saisit lÕabsurdit et le ridicule et de son nom et prnom dÕadoption se rfrant son apparition au couvent [É]. Dsormais, son nom sera le reflet de la reprsentation fragmente quÕelle se fera dÕelle-mme au fil dÕun rcit ironique et sarcastique dans lequel sÕexpriment la douleur et la banalit de son existence È1. La problmatique du manque laquelle rpond celle de lÕexcs, se niche dans le manque de continuit et la multiplicit des adultes, aux attentes et aux sollicitations diverses, qui se succdent dans son enfance pour prendre en charge son ducation. Ë dfaut de nomination, sa vie verra se succder lÕattribution de surnoms les plus fantaisistes et blessants. Franoise RullierTheuret range directement les surnoms du ct du descriptif et de la caractrisation : Ç ils ne constituent pas le rfrent en entit indpendante des vnements. Ils servent organiser la ralit contingente [É], rassembler des traits qui se rvlent progressivement, lis lÕhistoire du personnage, ils oprent la fois une catgorisation et une partition. È2. Les surnoms dplacent lÕidentit du champ familial au champ social qui propose, en un nouveau baptme, la saisie du personnage Ç par le regard dÕun autre ou des autres et vhiculent des opinions intra digtiques È3. Dans le cas de Laudes-Marie, ils ne sont pas le signe de lÕamour dont un des premiers effets entrane bien souvent une appellation surnumraire que Michel Schneider prsente comme le lot de chacun de nous qui Ç a ainsi au moins deux noms, le nom des autres et le nom de soi, le nom dÕexistence et le nom dÕamour. È4. La dformation du nom de Laudes-Marie sÕeffectue hors de tout respect ou dÕintimit affectueuse et ne fait que confirmer lÕalatoire de la filiation : Ç Un tas de sobriquets ont par la suite fleuri comme du chiendent sur mon passage, commencer par laideron. Il y a eu aussi Flaquede-lait, Tronche-de-lune, Bton-de-craie, le Spectre, Sang-de-navetÉ Ë dfaut dÕveiller la tendresse, jÕai copieusement chauff le fief des crtins et titill leur minable
imagination. È
(CM,
17).
Laudes-Marie
partage
Prsentation-du-Seigneur-Marie, une nomination qui nÕa
avec
Elminthe-
nul souci de sa
congruit et sent le confinement du couvent qui se referme sur elles. Elles ne peuvent habiter leur nom ou avoir une identit propre qui leur confre une place au sein de la
collectivit. Leur singularit est telle quÕelle prte
la
discrimination, Ç Sainte-Croix, Sang-Bleu, Sans-Poils, LÕanguille ou la Poisson, 1
Isabelle DOTAN, Les Clairs-obscurs de la douleur. Regards sur lÕÏuvre de Sylvie Germain, op. cit., p.66. 2 Franoise RULLIER-THEURET, Ç Les Pniel et la multiplication des noms È, op. cit., p.72. 3 Ibid., p.74. 4 Michel SCHNEIDER, Maman, op. cit., p.60.
513
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
[É] Pour les gens du dehors elle tait simplement "fille de pute", et par voie de consquence "graine de pute". È (LN, 216). Rducteurs, les surnoms ne sÕattachent quÕ une particularit du sujet, Laudes-Marie et Elminthe sont dsignes par les caractristiques de leurs corps et ne renvoient rien dÕautre quÕaux signes de leur apparence. Sans devenir sujet, elles restent ainsi identifies au rel. Denis Vasse souligne que le Ç glissement mtonymique dstabilise le corps du sujet. Il lÕenserre dans la comparaison et le visible au lieu de le saluer dans la rfrence lÕinvisible de lÕesprit. Le jeu de mot devient pervers quand il dloge celui lÕadresse duquel il est profr du rapport la parole qui lÕengendre. È1. Laudes-Marie est, ainsi que le souligne dith Perry au sujet du hros de Rue des Boutiques obscures de Patrick Modiano, Ç une identit troue qui exhibe le manque [É] È2. Elle est en attente dÕun Ç vrai prnom È qui lui serait rvl par dÕhypothtiques parents dans une merveilleuse scne de reconnaissance. Aussi puise-t-elle la source des Psaumes et des vangiles les noms de villes pour trouver nomination son got : Ç Sion, Bethlem, Nazareth, Ninive, JrusalemÉ a sonnait bien, a mÕenchantait, jÕavais lÕimpression dÕappartenir, ft-ce par raccroc, la famille clate dÕEsther et de Loulou-Elie. È (CM, 31). Rien de plus certain en effet que de trouver un ancrage gnalogique dans la Bible qui contient, aprs lÕpisode du dluge, lÕnumration des noms de toutes les cratures qui sortent de lÕarche de No et participent au peuplement de la Terre. Autant de noms inscrits dans les relations de la gnration et de la filiation
paternelle.
En
qute
de
repres
temporels
et
dÕun
groupe
dÕappartenance, Laudes-Marie trouve en une ville, le lieu et la langue dÕun pays o sÕenraciner, une chronologie et une rfrence de Ç sujets gnrs È3. Aprs la guerre, ses compagnons dÕinfortune, pour lesquels Ç le pass peut remonter bien au-del de [l]a seule naissance puisquÕil[s] reoi[vent] un hritage culturel familial et culturel trs ancien qui constitue [leur] identit È4, peuvent rintgrer leur prnom dÕorigine en affirmant ainsi lÕappartenance une ligne et un peuple. Aprs le gnocide, lÕexigence dÕEstelle Ç de recouvrer son vrai prnom, Esther, transform tant que lÕOccupation avait dur [É]È (CM, 29) lui permet de reprendre, en son nom maltrait, lÕinfamie dÕun destin qui vaut dornavant pour dfi lÕespce humaine et interrogation de ce qui fut nomme civilisation. Georges Prec tourne en drision Ç une lgalit qui, des paternits ordinaires,
1
Denis VASSE, Inceste et jalousie, Paris, Le Seuil, 1995, p.86. dith PERRY, Ç Les prisons de lÕenfance È, Cahiers Robinson Ç Le Clzio aux lisires de lÕenfance È, n¡23, 2008, p.134. 3 Jol CLERGET, Ç Son nom de fils dans la cit des pres È, Spirale, n¡19, op. cit., p.27. 4 Catherine DOUZOU, Ç Histoires dÕenqute : quand le rcit dclare forfait (Daeninckx, Del Castillo, Modiano) È, Le Roman franais au tournant du XXIe sicle, Bruno Blanckeman, Aline Mura-Brunel et Marc Dambre (dir.), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p.119. 2
514
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
fait un privilge È1 : Ç Lorsque la plus lmentaire prudence exigeait que lÕon sÕappelle [É] Beauchamp au lieu de Bienenfeld, Chevron au lieu de Chavranski, ou Normand au lieu de Nordmann, on a pu me dire que mon pre sÕappelait Andr, ma mre Ccile, et que nous tions bretons. È2. La narratrice bute nouveau sur une origine inconnue et innommable, sans inscription dans une histoire nominale, sans ancrage dans une filiation reprable. Dornavant LaudesMarie, btarde dont la blancheur invite crire comme sur un registre dÕtat civil encore vierge, devient un porte-nom. Son abandon, reconnu et affirm, la prdestine une nomination chancelante et non enracine, comme autant dÕclats dÕun miroir fragment, elle signale la fluctuation de lÕidentit du personnage. circonstances,
Les les
prnoms
dornavant
convenances,
les
prolifrent
caprices
ou
et les
valsent
selon
dficiences
de
les ses
interlocuteurs. Provisoires, ces appellations se rduisent une cration verbale qui nÕa dÕautre fonction que dÕinterroger la langue et ses jeux de sonorits, elles se substituent son prnom vritable considr comme insuffisant ou inadquat. Ë lÕhtel des baladins, elle est rebaptise Lola, Ç a sonnait mieux, parat-il, et cela prservait notre anonymat È (CM, 144), Ç le patron de la brasserie, qui sÕobstinait mÕappeler Claude, tait un fan dÕdith Piaf È (CM, 170), Ç La dame avait la vue basse et lÕoreille distraite. Elle [É] a compris que je mÕappelais Maud È (CM, 185), Belleville enfin, la patronne du bar et logeuse la surnomme Ç Lolo, estimant que Laudes-Marie a fleurait trop la sacristie È (CM, 202). Laudes-Marie souffre moins de son Ç anonymat È que de la multiplicit de dnomination qui ne lui en confre aucune, en revanche, elle saura faire de ce morcellement patronymique une identit qui rsiste au morcellement. Elle puise dans le jeu de transformation de ses prnoms une force narrative qui la conduit une mise en rcit dÕune vie qui facilite le dpassement de la qute identitaire. La distinction est donc nette entre le vide de lÕinscription initiale de Laudes-Marie quÕelle parvient combler et lÕeffacement volontaire de lÕorigine de Magnus qui se confronte successivement des identits dÕemprunt et le place chaque fois face la rappropriation dÕune nouvelle histoire qui menace son tour de sÕeffriter.
1 2
Janine ALTOUNIAN, op. cit., p.66. Georges PEREC, W ou le Souvenir dÕenfance, Paris, Denol, 1975, p.55.
515
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
I-3.C Une identit problmatique
LÕeffort que fournit Magnus pour se sparer de la multiplicit des mmoires qui le relient la figure paternelle ne cesse de se rpercuter sur sa nomination qui se fragmente en fonction de son avance dans la vie qui nÕa rien de linaire. Ses prnoms sont autant de Ç moi È qui se modifient au gr des souvenirs, ils sont autant dÕlments de la narration dÕune histoire qui ne cesse de se prciser ou de se contredire. Ses prnoms se superposent ou sÕannulent au fil de lÕexistence, des rencontres ou des efforts, pour ne plus avoir rendre compte dÕun pass qui ne se prsente plus dans une continuit. Le prnom qui ne va plus de soi dtient un pouvoir sur la faon dont le sujet conoit sa vie. La complexit de la qute de Magnus est la hauteur de celle qui constitue le maillage de sa nomination. Sa premire identit, ainsi que tous les souvenirs de sa petite enfance et de ses liens inauguraux, disparaissent avec sa mre sous le bombardement de Hambourg. CÕest sur cette nouvelle page blanche que Tha assure, dans la frnsie de lÕurgence et de la rparation, lÕadoption de lÕenfant qui se voit dot dÕun double prnom compos de lÕaccolement de ceux de ses frres dfunts. Ainsi par, Franz-Georg est prt pour se laisser Ç avec docilit transmuer en mausole vivant È (M, 14). Que lÕon ne se trompe pas, rappelle Christiane Alberti : Ç il nÕy a de souvenir que racont. Il y a toujours une fiction menteuse de lÕvnement, mais cÕest un mentir vrai È1. Dans le cas de Magnus, le mensonge touche la filiation ainsi quÕau nom, il nÕa rien voir avec lÕexprience du secret interne chez lÕenfant qui lui donne la possibilit de se sentir une personne distincte et spare. Le secret qui enferme Magnus ne correspond pas lÕintriorisation de la capacit avoir, lÕgard de lÕautre, le droit au secret, condition ncessaire pour pouvoir penser. Dsormais seul dans cette nouvelle histoire, personne de son pass ne peut tmoigner Ç en vrit de ce qui parle en lui ds sa naissance [É] de gnration en gnration È2. Le nouveau Franz-Georg nÕest pas en mesure de discerner la vrit du mensonge et nÕa pas le choix, ou le droit, de dire ses questionnements intimes, ce qui constitue la forme la plus extrme de la dpendance. Or, qui dÕautre quÕ une mre un enfant peut-il demander son nom ? La rponse de Tha consiste raconter son fils une histoire qui nÕest pas son histoire de vie mais quÕil fait cependant sienne. Ë lÕinstar dÕÎdipe qui ignore que Polybos et Priboa lÕont adopt, Magnus, dlocalis de son origine, ignore que Tha et Clemens sont ses
1
Christiane ALBERTI, Ç Souvenirs dÕenfances et embrouilles du corps È, Parler(s) dÕenfance(s). Que dit aujourdÕhui la psychanalyse de lÕenfance ?, Actes du 5 dcembre 2007 pour le CCAS de La Rochelle, Herv Castanet et Grard Laniez (d.), Nantes, ditions Pleins Feux, 2008, p. 36. 2 Denis VASSE, Inceste et jalousie, op. cit., p.87.
516
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
parents adoptifs. LÕidentit changeante de ce dernier se rpercute en chos sur lÕidentit du fils : quel nom porter, ou ne pas porter, alors que son pre a plus dÕun nom ? Le patronyme se perd et se troque pour changer Ç celui de Dunkeltal contre Keller È (M, 27), lÕidentit peut tre cyniquement usurpe pour revtir celle dÕHelmut Schwalbenkopf avant de Ç finir par crever dans la peau dÕun
certain
Felipe
Gomez
Herrera È
(M,
54).
Dans
quelle
filiation
se
nicher quand cet homme, qui sÕavre ne pas tre son pre, sÕest rendu coupable dÕactes de participation active un meurtre collectif de millions de victimes ? Quel prnom lui a-t-on attribu sa naissance ? Quel choix parental reprsentet-il ? Les noms, que Magnus se donne ou quÕon lui attribue, mettent en jeu la difficult de sÕinscrire symboliquement dans lÕordre gnalogique qui lui fait dfaut. Franz-Georg Dunkeltal, Franz Keller, Adam Schmalker et Magnus sont autant dÕidentits successives qui tmoignent dÕune filiation incertaine ainsi que de la volont de se dcentrer de la nomination parentale. Les prnoms, tout autant que les patronymes, se modifient au gr des conseils et des essais dÕaffiliation : Lothar explique son neveu quÕil serait prfrable quÕil renonce son patronyme de Dunkeltal, qui pourrait lui porter prjudice. Il lui propose de prendre celui de Schmalker, ainsi sÕancrerait-il plus solidement dans sa famille maternelle o il vient dÕtre accueilli. (M, 53)
Les multiples tentatives mises en Ïuvre pour laver des hideurs de lÕHistoire cet Ç adolescent orphelin des ses deux parents, de son pays, de son nom È et pour le dlivrer Ç du double deuil qui le frappe È (M, 54) se rvlent vaines devant un pass qui ne cesse de faire retour. Ainsi, lÕopposition magique dÕun prnom rparateur tel que Ç Flix, par exemple, un joli mot qui allie lÕide de fcondit et celle du bonheur È (M, 53), contient toujours en germe les fantmes des oncles disparus : Ç ce prnom nÕa rien de neuf ni de gai, il avait t donn Georg, en seconde dnomination [É] il est donc charg dÕombres È (M, 53). En optant pour le prnom Adam, le personnage rejoint le souhait de Monsieur Rossignol qui confie Prokop : Ç Quant moi, jÕaurais bien aim mÕappeler Homme, monsieur Homme, tout simplement. È (Im, 162). Ce prnom, selon lui Ç passe partout È (M, 54), contient pourtant la dimension de la qute de lÕhumanit toute entire. Ainsi en est-il du personnage Abel Tiffauges, dans Le Roi des Aulnes de Michel Tournier, qui ne se satisfait pas de sa condition mdiocre jusquÕau jour o il reoit la rvlation de sa vocation dÕAdam archaque. Si Yahv modle Adam partir du Ç limon de la terre È et lui donne vie de son Ç souffle È, la vie de Franz est faonne de cendres et dÕun chant mortifre. Alors que le devoir du premier homme est de Ç cultiver et garder È la proprit qui lui choit, la terre dont
517
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
hrite Franz-Georg est un champ de ruines, de lambeaux et de mensonges, o le bien et mal poussent en une dangereuse confusion. Pour entrer dans lÕge dÕhomme il optera finalement pour Magnus qui est, pour Bndicte Lanot, lÕÇ avatar dÕun nom disparu, un substitut adopt par mtonymie (il est crit sur lÕours qui est la seule trace de filiation perdue) È1. Son origine hypothtique, Ç Est-ce le nom de lÕourson, celui du pre de lÕenfant, ou de lÕenfant luimme ? È (M, 100), lui ouvre les portes des possibles. Magnus, personnage la gnalogie usurpe, trbuche sur le vacillement des identits paternelle et maternelle qui entachent sa nomination. Le titre mme du roman, qui a t modifi la demande de lÕditeur, est affect de cette mue simplificatrice : Ç le premier titre prvu pour le roman, tait Alias Magnus puisque Magnus nÕest jamais que le nom que se choisit finalement le personnage aprs en avoir port bien dÕautres È2 prcise Sylvie Germain.
LÕhtronymie altre la constitution du sujet qui, trop jouer avec les nominations, risque de perdre une identit qui se cherche. Tel lÕcrivain Fernando Pessoa Ç dont le nom signifie "personne" et qui a tant jou les masques, les doubles, les htronymes È3 que cite Sylvie Germain alors quÕelle commente les photographies dÕAurore de Sousa : Ç Je sens que je suis rien que lÕombre / DÕune silhouette invisible qui mÕeffraie È. La qute de cet crivain aux noms multiples vise, selon la lecture quÕen propose Michel Schneider, fuir le dsaccord du nom et de lÕtre en se donnant un second nom dont on attend quÕil authentifie le premier. Ces issues la crise dÕidentit portent cependant en elles leur ncessaire chec : Ç Vous avez beau multiplier les noms, chacun dÕeux gardera en son creux la mme flure, secrte par o lÕtre fuit. È4. Magnus porte la question de ce qui attache un tre au nom quÕil porte, ou qui le porte au-del des interrogations et des crises identitaires qui traversent chacun dÕentre nous diffrentes tapes de nos vies. Du nom de lÕourson celui de lÕtre nu Adam/Homme, jusquÕ la rvlation du Nom, la recherche dÕun nom qui sirait lÕhistoire du sujet risque de perdre ce dernier dans la question de lÕorigine. Les noms que Magnus est contraint de porter rappellent un pisode dÕune odysse quÕont connu, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les juifs rescaps des camps qui ont chang de nom pour Ç inaugurer une "seconde vie", par del la mort et le traumatisme qui les a briss, nouveau dpart certes illusoire en 1
Bndicte LANOT, Ç chos du silence È, Sylvie Germain et son Ïuvre, op. cit., p.70. Sylvie GERMAIN, Ç Magnus È, propos recueillis par Pauline Feuilltre, topo n¡18 Ç rentre littraire 2005 È, p.41. 3 Sylvie GERMAIN, LÕOmbre nue [texte crit en vue de la publication des photographies dÕAurore de Sousa] disponible sur : [www.auroredesousa.com/texte-sylvie-germain.php] 4 Michel SCHNEIDER, Ç Personne È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Ç Le destin È, Paris, Gallimard, n¡ 30, automne 1984, p.241. 2
518
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
mme temps quÕanim du dsir profond de vivre et de recommencer [É]È1. Ce nÕest pas tant un nom propre que cherche Magnus, dont frre Jean relativise dÕailleurs lÕoubli, Ç Cela arrive. Et cÕest bon signe È (M, 245), que de questionner le don de lÕorigine. Ce roman est celui Ç de la qute de lÕidentit È qui, selon lÕhypothse de Bndicte Lanot, doit se renverser : Ç Magnus est celui qui chemine vers lui-mme È2. LÕeffacement, par inadvertance, du patronyme enfin rvl prcise que le nom se refuse et ne cde pas lÕappel de la nomination. Son surgissement, que Magnus tait parvenu immobiliser par son inscription sur le sol dans un tat de semi conscience ou de fulgurante clairvoyance, retourne son illisibilit. vid de tout nom, Magnus met en jeu sa propre existence dans cette aporie, au risque de sÕeffacer, selon lÕimage foucaldienne, Ç comme la limite de la mer un visage de sable È3. Or, cette nuit hallucine reste en suspens comme une impossibilit rvle. Lorsque Nadine Vasseur interroge le rapport sculaire des juifs lÕonomastique, marqu par lÕ Ç atavisme de lÕalatoire È4 en raison dÕune vie marque par Ç tant de hasards, dÕaccidents, de lÕHistoire, de bifurcationsÉ È, elle y dniche une opportunit. La ralit historique qui interrompt le suivi patronymique sur plusieurs gnrations permettrait de se jouer de la transmission des failles de la gnalogie : des noms de famille quÕon se lgue comme des bijoux, ou au contraire un nom en tocÉ il y a toujours dans cette transmission quelque chose qui renvoie la prcarit du sentiment de soi. Il nÕest pas sr quÕil soit plus difficile de sÕy retrouver au dtour dÕune piste brouille que dÕtre un maillon serr dans la succession des gnrations.5
Retrouver le nom perdu ne revient pas sauver le sujet dÕune perte irrmdiable. Le nom effac nÕest pas une catastrophe, il est aussi un trajet, une antpnultime tape dÕun voyage engag par le personnage au nom incertain, taraud par la crainte de lÕanonymat et lÕangoissante Ç maladie de la perte È (M, 245). LÕappropriation de lÕoubli permet Magnus de sÕengager sur un chemin qui se dplace de lÕillusoire qute identitaire pour prendre place dans une vie et une vrit dÕune autre exigence. LÕinsouponn est dornavant entendre dans la Ç lettre : un l È (M, 251) qui subsiste et laisse merger une nouvelle interprtation que nous puisons la lecture de Michel Masson : Ç Que Dieu
1
Nadine VASSEUR, op. cit.., p.112. Bndicte LANOT, op. cit., p.70. 3 Michel FOUCAULT, Les Mots et les choses. Une archologie des sciences humaines, Paris, Galile, 1966, p.398. 4 Nadine VASSEUR, op. cit., p.113. 5 Ibid., p.103.
2
519
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
coute : en hbreu, cela se dit yishma Ôel Ð ce qui, bien sr, signifie aussi Ismal. È1.
1
Michel MASSON, lie ou lÕappel du silence, Paris, Cerf, 1992, p.59.
520
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
IIÐ LES ACCIDENTS DE LA MMOIRE Ce quÕil a oubli ne lÕoublie pas Louis-Ren des Forts, Ostinato
II-1 Se souvenir de son enfance II-1.A Les frmissements mmoriels Paul RicÏur1 conduit la qute dÕun juste quilibre entre trop de mmoire et pas assez de mmoire, que Sylvie Germain nonce son tour en prconisant Ç une certaine dose dÕoubli, sinon la mmoire se sature, se plombe. Il faut surtout un quilibre entre la mmoire et lÕoubli È2. Dans ce prilleux quilibre, dÕo sourd une double contrainte, Philippe Dujardin voit la possibilit dÕun Ç conflit de devoirs È3 : Ç Pas dÕavenir sans mmoire È, assureraient les uns4, Ç Pas dÕavenir sans oubli È, rpondraient les autres5. Distincte de la mmoire informatique, la mmoire nÕengrange pas en une accumulation successive les donnes de la vie, mais elle assure une constante interaction entre ce dont on se souvient et ce que lÕon oublie. Mariska Koopman-Thurlings6 note lÕimportance cardinale de la mmoire dans lÕÏuvre de Sylvie Germain et Laurent Demanze relve que lÕauteur substitue Ç une potique de la mmoire une potique de lÕimmmorial È7 qui concerne les souvenirs enfouis dans les profondeurs de la mmoire pouvant, en leur troits et complexes enchevtrements, hanter le prsent ou basculer dans lÕoubli. La phnomnologie de la mmoire de Paul 1
Paul RICÎUR, Soi-mme comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990 ; La Mmoire, lÕhistoire, lÕoubli, Paris, Le Seuil, 2000. 2 Sylvie GERMAIN, Ç Pour une potique de la mmoire. Discussion È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.239-240. 3 Philippe DUJARDIN, Ç Du traitement de lÕobjet Ç commmoration È et de quelques-uns de ses effets ou de la transmission lÕge dmocratique È, Les Cahiers de la Villa Gillet, Lyon, Circ, n¡10, novembre 1999, p.80. 4 Primo LEVI, Le Devoir de mmoire. Entretien avec Anna bravo et Federico Cereja, trad. fr. Jol Gayraud, Paris, Mille et une nuits, 1995. 5 Marc AUG, Les Formes de lÕoubli, Paris, Payot, 1998. 6 Mariska KOOPMAN-THURLINGS, Ç Pour une potique de la mmoire È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.223-240. 7 Laurent DEMANZE, Ç Pour une potique de la mmoire. Discussion È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.236-237.
521
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
RicÏur, qui se dploie travers le jeu des questions Ç de quoi se souvienton ? È, Ç comment nous souvenons-nous ? È, Ç qui se souvient ? È, se pose de faon brlante dans les parlers dÕenfances de Sylvie Germain. LÕanalyse que propose Ccile Narjoux au sujet de la perception de lÕespace et de la temporalit par Ç les enfants heureux È est tout fait pertinente. Non restreinte, lÕenfance est un Ç espace [É] sur lequel le temps semble ne pas avoir de prise ; cÕest un univers o le temps lui-mme est spatialis. È1 LÕenfant disposerait dÕune mmoire en devenir qui ne devrait pas tre sollicite prcocement afin de ne pas gauchir son dveloppement : La mmoire des enfants nÕest pas faite pour se souvenir, pour se retourner sur le pass et se figer en cette pose. Leur pass est trop mince encore, trop bref et trop brlant, et leur mmoire est une force en marche grande ouverte sur lÕavenir. (NA, 408)
Le temps de lÕenfant serait celui du prsent qui sÕcoule dans le plaisir et la curiosit dÕun monde qui sÕoffre ses dsirs dÕaventure. Il serait celui de lÕimmdiatet qui faonne, dans lÕimprvu et le bondissement des jours, le terreau de la mmoire venir, Ç les dates viennent du temps, prcisment, o lÕon raconte È2. LÕengrangement dÕinformations et de sensations multiples permet leur reprise afin de les panser/penser lÕge adulte. Lorsque la petite Lucie coute le chant du crapaud Melchior, elle lÕaccueille dans sa propre mmoire venir : Elle ne sait pas non plus que cette voix qui aura retenti si souvent dans ses soires dÕenfance rsonnera plus tard, parfois lÕimproviste au fond de sa mmoire, et quÕavec le temps tous les chants de crapauds lui seront nostalgie. Elle ignore que la mmoire sÕempare, pour accomplir son Ïuvre clandestine, de tous les matriaux quÕelle trouve sur son chemin, fussent-ils les plus modestes, et mme drisoires. È (EM, 71)
LÕenfant germanien ressemble celui dcrit par Jean-Yves Tadi, il Ç vit dans un temps sans date [É] qui nie lÕavenir en remontant sans cesse vers lÕorigine. De plus, il nÕest guid par aucune des motivations qui sont des machines progresser dans la dure, faire avancer lÕintrigue È3. CÕest bien sur les terres du ncessaire oubli que le souvenir se fonde et sÕrige, permettant au personnage dÕtre agi, ou saisi, par ses rminiscences. Les marques du pass se logent dans la rserve des souvenirs qui, en leur contraction temporelle, Ç les met notre porte (ils sont dÕhier), mais leur vie est imprissable et demeure en
1
Ccile NARJOUX, Ç LÕcriture des commencements de Sylvie Germain ou le lyrisme "au bord extrme du rve" È, Roman 20-50, n¡39, juin 2005, p.74. 2 Gaston BACHELARD (1961), La Potique de la rverie, Paris, PUF, 1978, p.90. 3 Jean-Yves TADI, Le Rcit potique, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1994, p.89.
522
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
nous È1. Particulirement sensibles aux sollicitations environnementales, ils sont prts ressurgir aux moindres vibrations. Marcel Proust voque la survivance de ce pass ancien alors que : rien ne subsiste aprs la mort des tres, aprs la destruction des choses, seules, plus frles, mais plus vivaces, plus immatrielles, plus persistantes, plus fidles, lÕodeur et la saveur restent encore longtemps, comme des mes, se rappeler, attendre, esprer, sur la ruine de tout le reste, porter sans flchir, sur leur gouttelette presque impalpable, lÕdifice du souvenir. 2
Les souvenirs dÕenfance sont motionnels plus quÕvnementiels, ils avancent Ç du fond de la mmoire È, Ç sÕapprochent petits pas trembls [É] apportent leur discrte chaleur, - chaleur de cendres et de poussire. Chaleur de larmes, souvent. È (PP, 38-39). En leur agencement reconstitu, ils sont un compromis qui permet la romancire dÕnoncer un Ç Je me souviens, dans ma propre enfance, de certains aprs-midi o je passais des heures assise sur une petite chaise, prs du lit o mon arrire-grand-mre faisait sa sieste [É] È3. LÕadulte redevient lÕÇ enfant dÕautrefois È4, comme si ce dernier nÕavait cess dÕtre en veil, prt surgir lÕvocation dÕune anecdote. Les surgissements de la mmoire involontaire nÕont pas la fade saveur dÕune stricte chronologie, ils mlent le pass au prsent, hors de toute reprsentation intellectuelle. En ses puissantes rminiscences, la mmoire restitue les saveurs et les sensations des vestiges dÕun temps qui se situe comme hors de lÕtre et de lÕordonnancement calendaire. Le temps de lÕenfance, qui se prsente aux portes de la conscience, est celui dÕune saison hivernale, dÕune heure du jour qui dcline, dÕun paysage qui se brouille dans les eaux dÕun tang. La mmoire des vnements de lÕenfance est dÕautant plus dlicate quÕelle est paradoxale. LÕamnsie infantile, qui marque du sceau de lÕoubli des faits importants, se double de la prsence de souvenirs-crans qui, selon le mcanisme du dplacement, retiennent, en leur surface mnsique, des souvenirs apparemment insignifiants qui amnent Freud se demander sÕil y a Ç des souvenirs dont on puisse dire quÕils mergent vraiment de notre enfance, ou seulement des souvenirs se rapportant notre enfance ? È5. La mise en veille de lÕordinateur ranime chez Aurlien Ç Le grand autrefois È quÕvoque Bachelard lorsquÕil dcrit lÕexprience psychologique Ç que nous revivons en rvant nos souvenirs dÕenfance È, qui est Ç le monde de la
1
Marie-Jos CHOMBART DE LAUWE, Un monde autre : lÕenfance. De ses reprsentations son mythe, Paris, Payot, 1971, p.225. 2 Marcel PROUST (1913), Du ct de chez Swann, Paris, Ë la Recherche du temps perdu, op. cit. 3 Ç En guise de conclusion : questions Sylvie Germain È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p. 318. 4 Marie-Jos CHOMBART DE LAUWE, op. cit., p.226. 5 Cit par Jean LAPLANCHE et J.-B. PONTALIS (1967), Ç Souvenir-cran È, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1981, p.451.
523
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
premire fois È1. La concentration du personnage fait natre en lui une image qui, peu peu, Ç se transforme, elle sÕtend, lÕhorizon recule, tirant une ligne bleutre entre le ciel blafard et la terre enneige È (HC, 78). CÕest lÕimage qui offre une surface pour que les impressions sensorielles acheminent au seuil de la conscience et se prsentent sous forme de reprsentations mentales quÕil sera possible de retrouver dans les dlices du souvenir consciemment convoqu. La reviviscence conjugue la force de lÕindit, Ç CÕest la premire fois quÕil voit la neige È (HC, 78), et la puissance de la sensualit qui se dgage de lÕtreinte maternelle : L o sÕenlacent lÕoubli et la mmoire pour produire un souvenir flottant qui hante en sourdine les sens, le cÏur, les rveries ; continuellement, et qui cependant manque toujours, chappe tout rappel, sÕvapore Ð sauf en de rares instants, comme celui-ci, o le souvenir-fantme surgit, sans crier gare, net et puissant, bouleversant. (HC, 80)
La restitution de la plnitude de la sensation dÕun instant isol, comme vol la petite enfance, est dÕautant plus troublante quÕelle sÕimpose, en dpit de lÕcoulement du temps et du droulement de lÕhistoire, comme si lÕtre conservait,
sans dperdition, dans sa chair Ç lÕpaisseur toute vive des
sensations qui occupait, lÕorigine, la plnitude de lÕinstant. È2. Le mcanisme de renaissance, explicit par Proust, se manifeste par un sentiment de flicit intense. Les pisodes de la madeleine, de la serviette empese ou des pavs ingaux de lÕhtel de Guermantes, sont quivalents au Ç bonheur enfantin È qui nat en Daphn lÕcoute du petit air mcanique sÕchappant dÕune bote musique achete dans un magasin lors de sa fugue. Ce qui tonne, ce qui ravit le cÏur quand il abonde en cette pense et sÕy fixe, cÕest que le poids de sensation demeur latent se prsente, avec une tonnante vivacit, en un aujourdÕhui fortement loign du vcu de lÕenfant. Alors quÕAurlien sÕapprte descendre dans la bouche du mtro, la sdimentation des souvenirs est saisie par Ç lÕodeur des chtaignes grilles [qui] rveille en lui un de ses plus agrables souvenirs dÕenfance [É]È (HC, 112), provoquant ce que Claude Louis-Combet associe un Ç prcipit chimique du temps, cristallis en sensations et perceptions multiples, intenses, inpuisablement riches, et occupant dans la mmoire un ple de prdilectionÈ3. Paul RicÏur a mis en vidence le rle des lieux
dans
lÕvocation
des
souvenirs,
les
Ç choses È
souvenues
sont
intrinsquement associes des endroits dans lesquels les personnages
1
Gaston BACHELARD, La Potique de la rverie, op. cit., p.101. Claude LOUIS-COMBET, Ç Icnes de la candeur et de la dcadence de lÕenfant È, Imaginaire & Inconscient. tudes psychothrapiques, Ç Images dÕenfance È, Le Bouscat, LÕesprit du Temps, n¡3, 2001, p.7. 3 Ibid., p.7. 2
524
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
apprcient de flner, donnant tout son sens au constat du philosophe selon lequel Ç ce nÕest pas par mgarde que nous disons de ce qui est advenu quÕil a eu lieu È1. Ainsi Aurlien Ç aime bien inspecter ce lieu chaque fois quÕil y revient, faire le tour du domaine maternel qui garde trace de tant de souvenirs [É] de sa propre enfance [É] È (HC, 138). Le personnage du jeune mari dans Immensits emmne, en un frique et visionnaire envol, sa fiance au-dessus de la ville de Prague, Ç dans sa mmoire, dans son amour dÕenfance È (Im, 69). La ville reste au cÏur de lÕesprit, elle se livre dans lÕcrin dÕun espace onirique et protg qui droule ses saisons en une douce progression temporelle. Le don de cette vision, en tat dÕinnocence prserve, se propose comme Ç le haut Lieu dÕenfance merveille È (PP, 44) et vaut pour prsent de mariage. La ville natale qui prside, en son temps primordial, lÕexistence du personnage, ne peut tre prsente que comme la Ç cit magique de lÕenfance È. Ainsi, Sylvie Germain faonne la ville de Drohobycz, o se promne Bruno Schulz, sous les appas dÕun jardin luxuriant Ç qui se faisait tantt serre emplie de fleurs exubrantes, de fruits dÕden et dÕherbes folles, tantt dsert biblique È (PP, 44). Les saisons de lÕenfance sont exposes par Jean-Yves Tadi comme Ç toujours bienfaisantes, totales, indestructibles È2, parce quÕelles sont dotes du dynamisme de ce que Bachelard nomme lÕÇ entre dans le monde È. Cette enfance idale, redessine sans interruption par lÕadulte qui Ç rve, revoit, ou imagine È, se situe pour Ccile Narjoux dans Ç un espace "au bord" du temps, ni tout fait dans lÕHistoire, ni tout fait hors du temps. Ces deux extrmes, constituant pour ce havre une menace dÕgale ampleur È3, peuvent ouvrir et approfondir, dans lÕesprit de Prokop, une faille qui se signale par Ç un cri dÕamour et de vie [É] qui se rend manifeste ses propres yeux È4. Car le conte favorise, par la sollicitation dÕun temps de lÕenfance, Ç lÕespoir dÕune possibilit de rachat pour sa vie lÕaide de la mmoire, la prise de conscience dÕun dsir inassouvi quÕil croyait avoir matris mais qui soudainement revient la surface avec force È5. La terre, qui est dpeinte par lÕauteure sous la forme dÕun Ç norme fablier, illustr dÕimages relles et plus encore dÕimages fictives et virtuelles È (MV, 25), vaut pour celle de lÕenfance, qui met en relation ses images au sein desquelles Ç le rel et lÕimaginaire
transhument
sans
cesse
de
lÕun
lÕautre,
se
colonisent
mutuellement, tantt sÕenlacent tantt se heurtent [É] È (MV, 25).
1
Paul RICÎUR, La Mmoire, lÕHistoire, lÕOubli, op. cit., p.49. Jean-Yves TADI, Le Rcit potique, op. cit., p.88. 3 Ccile NARJOUX, Ç LÕcriture des commencements de Sylvie Germain ou le lyrisme "au bord extrme du rve" È, Roman 20-50, n¡39, juin 2005, p.75. 4 Daniela FABIANI, Ç LÕcrivain et ses doubles dans Immensits È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, op. cit., p.154-155. 5 Ibid. 2
525
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
II-1.B LÕhmorragie nostalgique
LÕextase mmorielle est de courte dure pour les personnages qui souhaitent prolonger cette exprience et trouver une rponse cet appel, celuici perd rapidement de sa vigueur et reste lÕtat inachev de nostalgie. LorsquÕAurlien est pris de lÕenvie de ressusciter, ne serait-ce quÕun instant, un rituel dÕenfant, il se retrouve avec un vendeur de marrons qui Ç ne comprend et ne parle quÕ peine le franais, il se borne sourire dÕun air la fois embarrass et mfiant È (HC, 113). Il apprend ses dpens quÕil nÕy a de souvenir que sur fond de perte et que son temps est celui du temps du jamais plus. Cette ide, que contient le vers de Boileau Ç Le moment o je parle est dj loin de moi È1, ne rend pas pour autant caduque lÕentreprise de remmoration, pas plus quÕelle oblitre la vracit du souvenir, puisque, nous rappelle Christiane Alberti, Ç la condition de possibilit È2 de lÕhistoire et du rcit ne peut que survenir du rvolu. En revanche, le souhait de revivre ou de ressusciter le souvenir est non seulement impossible, mais il renvoie le personnage une dtresse qui, pour Daphn, sÕavre indpassable. LorsquÕelle caresse le tissu dÕune chemise de nuit en satin, elle retrouve Ç un geste quÕelle avait dans lÕenfance lorsquÕelle frottait entre trois doigts le rebord de son drap, ou un mouchoir de fin coton tout lustr pour mieux glisser dans le sommeil. È (Htr, 222). Les penses peuvent Ç refluer vers le pass È, mais le temps est impitoyable et interdit toute rgression, malgr la volont de Ç repartir zro, au degr de lÕenfance È (Htr, 223). Daphn souhaite redevenir Ç Denise et, par-del, Nisette È, un tre pur, simple, non encore dform, propre offrir une nouvelle chance pour celle qui pense, dans le sillage de la chute, que le Ç temps pass È fut le Ç temps gch, celui des chances non saisies È (Htr, 222). Selon Claude Louis-Combet, lÕÇ assurance de lÕinnocence qui a pu rgner dans les commencements ne se laisse concevoir quÕ travers la nostalgie È3. Dans ce mythe de lÕorigine, lÕenfance sert dÕhabitacle une essence valorise de lÕtre dans sa premire forme qui semble meilleure. La petite fille favoriserait les retrouvailles et ferait le lien entre un monde disparu, dont elle provient, et le monde de lÕavenir, en offrant un nouveau destin, en ouvrant un autre monde pour compenser ce qui a manqu. Au petit matin, Daphn nÕa Ç plus le got de la nostalgie et de lÕattendrissement È (Htr, 224), le souhait de rejoindre sa terre natale nÕest plus que Ç drapage È ou Ç faiblesse È, une mascarade voue inluctablement lÕchec et la perte
1
Nicolas BOILEAU, Eptres, M. Arnaud, Docteur de Sorbonne (1673). Christiane ALBERTI, Ç Souvenirs dÕenfances et embrouilles du corps È, Parler(s) dÕenfance(s). Que dit aujourdÕhui la psychanalyse de lÕenfance ? op. cit., p. 36. 3 Claude LOUIS-COMBET, Ç Icnes de la candeur et de la dcadence de lÕenfant È, op. cit., p.13. 2
526
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dfinitive de lÕenfance. Inapte prouver de la compassion envers elle-mme, elle rejette la certitude de J.-B. Pontalis, pour qui une Ç chose sans nom nous accompagne È qui ne serait Ç ni notre origine ni notre avenir È mais demeurerait Ç notre horizon permanent È1. Daphn ne peut tenir cette tension dlicate en raison de lÕabsence de Ç la moindre place en elle pour les sursauts de regret, dÕapitoiement, de rverie [É] È (Htr, 224).
Parfois, lÕadulte conserve les Ç reliques du temps de son enfance È (In, 31) qui servent de supports pour solliciter la leve des souvenirs. La bote en fer-blanc, conserve par Georges de son vivant, contient des objets htroclites glans au fil des annes, mais elle ne peut offrir la jeune veuve Sabine quÕune vision patchwork de celui qui fut. Ce trsor personnel, qui nÕa de sens que pour son propritaire, devient, en sa disparition, de lÕordre du drisoire ou de lÕnigme, car rien ne subsiste de ce qui les marqua de la dimension de lÕvnement individuel. Les personnages, en quilibre sur le fil de leur vie, se souviennent de leur enfance. La mmoire se charge alors de la saveur saline des larmes qui sÕcoulent et chancelle sous le poids, Ç lourd et creux È, du chagrin dÕenfant qui treint le ventre en un Ç long pleurement È (HC, 61). LÕadulte est submerg par ce chagrin Ç si entier, si nu, comme celui qui parfois saisit les tout petits enfants quand la tendresse se retire dÕeux et quÕils se croient abandonns È (JC, 186) ; il reste souvent tonn de ressentir cette morsure qui surgit de sa mmoire car, rappelle Sylvie Germain, Ç cÕest toujours notre insu que se soulve et sÕploie la mmoire, portant dÕun coup le cÏur la plus vive incandescence de la tendresse, de la douleur, du chagrin È2. Les vnements qui entaillent lÕenfance ont une rpercussion immdiate sur la perception du temps et le faonnement de la mmoire. Camille bnficie du court rpit que lui octroie lÕalitement temporaire de son grand-pre pour librer son regard dÕune lecture impose du monde. La mmoire de son enfance se dsengourdit et revient Ç fleur de conscience È pour se muer en souvenirs qui Ç la travers[ent] ple-mle, comme un livre dÕimages feuillet en tous sens. È (JC, 227). La violence faite aux enfants germaniens bloque le droulement de la chronologie. LÕarrt de leur croissance quivaut la sidration psychique de celui qui sÕinstalle la lisire de lÕenfance,
dans
un
entre-deux
destin
demeurer
toujours.
Ce
projet
dÕenlisement ne ressemble pas aux fables des hros sans ge de Peter Pan ou du Petit Prince. La douleur ne leur permet pas dÕtre Ç ce quÕils furent, tout en nÕtant pas encore ce quÕils seront. LÕenfance apparat comme un inaccessible 1
J.-B. PONTALIS, Ç Mlancolie du langage È, Perdre de vue, op. cit., p.249-254. Texte initialement publi, dans le second cahier de Varia, Nouvelle revue de psychanalyse, n¡28, 1983, p.250. 2 Sylvie GERMAIN, Ç Kalidoscope ou notules en marge du pre È, op. cit., p.60.
527
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
chronotope, monde clos dont on est exil, peut-tre jamais È1. Elle est alors illusoirement considre comme un rempart de protection dans lequel lÕenfant se niche, avec ses moyens nafs et drisoires, face au danger et la violence du rel qui menacent. Ce combat titanesque prvalence somatique contre lÕordre biologique, que mnent Loulou et Lger afin de ne pas perturber la scne de reconnaissance avec leurs parents, constitue le bastion dfensif le plus avanc. La plonge Ç en apne temporelle È (CM, 27) pour ralentir la croissance est, certes, voue lÕchec, mais combien rsolue. Herminie-Victoire ou CrveCÏur prennent le risque de sÕenfermer dans leur Ç enfance comme en une bogue dÕternit et dÕinvisible È (LN, 35). Ces enfants peureusement replis dans un Ç simulacre dÕenfance È (NA, 121) ne savent plus sÕil vaut mieux grandir pour mourir ; risquer de vivre, de natre, de nÕtre pas ou plus, pour ne pas mourir. La fossilisation de lÕenfance fige Lger dans une insupportable attente qui le fait mourir lui-mme. Le temps sÕarrte, prt Ç faire croire que rien ne sÕtait pass È (JC, 73). LÕenfance est un territoire dont la traverse prend des allures bien diffrentes selon ses habitants. Certains sont projets hors de ses frontires sans mnagement, ils se retrouvent dpouills et dsenchants la tte dÕune vie mener sans adultes rfrents ; dÕautres sÕy attardent, reviennent sur leurs pas, ne trouvant ni boussole, ni carte pour se diriger vers la sortie en temps et en heure ; alors que dÕautres encore sont propulss, dj vieillards, dans le monde des tnbres et de la mort, les rves et la croissance crabouills par les bottes des assaillants. Un temps est pourtant ncessaire pour parcourir toutes les ctes, dcouvrir les rcifs, visiter les grottes des terres de lÕenfance et se doter des matriaux propices lÕlaboration des souvenirs et de la mmoire.
Les personnages qui hsitent entre lÕenfance et lÕge adulte nÕont pas de souvenirs dÕenfance, ils sont souvenir. Ils restent dans un temps fig ou basculent, dans leur qute dÕabsolu, dÕun monde dans lÕautre. Sylvie Germain dcrit la croissance comme le travail du deuil qui, selon lÕacception quÕen donne Mlanie Klein2, est lÕexpression dÕun processus mis en Ïuvre lÕoccasion des multiples pertes qui jalonnent une vie. Pour devenir adulte nous aurons ensuite nous exiler hors de lÕenfance puis de lÕadolescence, et ainsi dÕge en ge glisser dans un lent flux de menues mtamorphoses. On nÕy accde la vie, on ne sÕy maintient et on nÕy croit quÕen partant constamment, quÕen mourant discrtement, par touches infimes, soimme. (MP, 13)
1
dith PERRY, Ç Les prisons de lÕenfance È, op. cit., p.129. Alors que pour Freud le deuil sÕachve quand la personne endeuille a retir tous ses investissements de lÕobjet perdu, pour Karl Abraham, le deuil sÕachve quand elle russit introjecter lÕobjet perdu.
2
528
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Le personnage de Jason nÕen a pas fini avec son enfance, elle sÕaccroche chacun de ses pas et se prsente comme une maladie chronique dont il ne parvient pas gurir. Alors quÕil veille sÕloigner dÕune enfance Ç trop douce, intemporelle È (NA, 341), elle embarque en passagre clandestine et ne permet pas lÕadulte dÕadvenir. Jason regarde simultanment vers lÕenfance et lÕge adulte sans parvenir choisir : Ç Malgr tous ses efforts pour devenir adulte quelque chose en lui rsistait, il ne pouvait se dcider rentrer tout fait dans ce monde des adultes È (NA, 341). Sa rencontre avec Baladine met en contact deux blesss de lÕenfance et fait sÕentrechoquer deux attentes contradictoires, lÕune faite dÕun Ç beau songe tout de dsir È, lÕautre Ç tout de nostalgie È (NA, 340). Une lgende dore nait de lÕaffabulation du couple qui se nourrit de lÕillusion que Ç le retour aux origines est le seul chemin de la vrit È1 et de la libert recouvre. Jason et Baladine rejoignent Peter Pan et le capitaine Crochet au Ç jardin du jamais-jamais È 2 de lÕenfance. Leur got du conte converge en un projet commun qui faonne un enfant de rve : ils lÕimaginaient toujours sous les traits dÕune petite fille que chacun modelait selon la figure de lÕautre, et ils la surnommaient dÕun nom drisoire et charmant de LillyLove-Lake. (NA, 340)
Reprsentante de lÕge magique, elle condense lÕtre enfant, le redevenir enfant et le dsir dÕenfant des deux personnages en mal de leur condition dÕadulte ; elle ignore la diffrenciation et se contente dÕtre le porte-nom de lÕexil paternel. Ë lÕinstar du jeune Werther3 qui sÕvertue tre un homme suite aux invectives de sa mre et de son ami, Jason veut se dfaire de son enfance pour la maintenir la fois loigne de lui et ternellement silencieuse, comme si le passage lÕtat dÕadulte ne pouvait se faire que par la Ç dormition de son enfance È (NA, 341) sur le manteau des neiges ternelles. Le projet dÕautonomie se confond avec une feuille de route : Ç Aprs quoi, il redescendrait vers les hommes, se mlerait leur foule, il rentrerait dans son pays et se mettrait travailler È (NA, 342). Lorsque lÕon sait que le travail de deuil est aussi un travail de cration pour rinstaller en soi une enfance et reconstruire, en son monde interne dsagrg, une assise scurisante, ce qui se conoit selon une simple formalit accomplir ne peut quÕchouer. Werther se tue parce quÕil ne peut tre lÕenfant quÕil voudrait devenir, Jason tombe au fond dÕune crevasse montagneuse vouloir se dfaire de ce qui ne peut se dtacher. De mythologique mmoire, alors quÕil est de retour Iolcos, lieu de sa naissance, Jason se prsente devant le roi en ne 1
Marthe ROBERT, Roman des origines et origines du roman, Paris, Bernard Grasset, 1972 (Paris, Gallimard, coll. Tel, 2002), p. 105-106. 2 Kathleen KELLEY LAIN, Peter Pan ou lÕenfant triste, Paris, Calmann Lvy, 1992. 3 Johann Wolfgang Von GOETHE (1774), Les Souffrances du jeune Werther, Paris, Garnier, 1976.
529
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
portant quÕune seule sandale, parce quÕil avait perdu lÕautre en traversant un torrent. Le Jason germanien ne part pas en Colchide pour ravir la Toison dÕor ; sujet en dsquilibre, il sombre au fond dÕune crevasse montagneuse. Jason meurt, victime dÕun faux-pas ou dÕun croche-pied dÕune enfance Ç qui nÕen finissait pas de lui coller au cÏur, aux mains, aux yeux È, ou dÕune montagne maternelle qui, dans une ambivalence toute primitive, souhaite le repousser de ses flancs tout autant que lÕenfouir Ç jamais en elle, au fond dÕune crevasse È (NA, 392). Lorsque lÕenfance capte lÕadulte dans ses rets, ce dernier nÕen ressort jamais indemne. Ainsi, la nouvelle LÕAveu qui sÕouvre, comme Opra muet, sur une scne de rveil, place dÕemble le personnage face lÕirruption de souvenirs et de plaisirs enfantins quÕil envisage urgemment de ractualiser. Alors que Gabriel est arrach brutalement au sommeil par la lumire et les bruits qui lui font violence, Pierre prouve une vive sensation de bien-tre face la vibrante clart du jour qui se prsente dans un Ç rose opalin comme un ongle dÕenfant, et cÕtait des plaisirs dÕenfance que conviait ce beau temps È (AV, 1). Nous retrouvons ici les chos des deux vers retrouvs dans les poches du pote Antonio Machado sa mort, Ç Ces jours dÕazur et de soleil de lÕenfance È, qui peuvent laisser prsager de lÕissue fatale de la journe. LÕenvie de Ç musarder È en voiture se mue en excitation : Ç Le bonheur enfantin quÕil avait ressenti son rveil faisait place prsent une joie plus imptueuse. Il acclra. È (AV, 2). Pierre imprime, sur le paysage et le cosmos, les effets dÕune mgalomanie infantile pervertie par une puissance adulte. Les lments semblent chavirer, Ç surgir et basculer È sous lÕeffet de la vitesse qui grise le conducteur dÕun Ç plaisir croissant È et perturbe le mouvement terrestre : La terre tournait vive allure, le ciel glissait folle allure, et lÕensemble du visible entrait en mouvement, se jetait dans la course, brisant les formes et les limites, se librant de la pesanteur. (AV, 2)
La nostalgie du retour lÕinfantile se manifeste dans la toute-puissance et dans la fracheur dÕun dsir indiffrenci qui caractrisent cette priode : Ç Il perdait son nom, son ge, sa mmoire. Il nÕtait quÕun corps sans pense et sans poids lanc sur une trajectoire illimite È (AV, 2). La violence personnifie de lÕHubris, porte lÕtat de dmesure et de puissance instinctuelle, dpasse toute possibilit de contention humaine consciente et volontaire. LÕlan maniaque qui exulte en sa chair et son esprit en fougue pousse Pierre vouloir faire la course avec un nuage. Comme Phaton qui veut diriger la course du Soleil dans les cieux durant un jour, Pierre se montre incapable de diriger son vhicule, il fauche et tue un jeune homme qui se trouve sur sa route. Le refus de mourir lÕtat dÕenfance, qui nÕest pas, notons-le bien, ce que Sylvie Germain nomme
530
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ç lÕesprit dÕenfance È, conduit une autre mort dont lÕextrme violence ne peut que mettre un terme radical lÕillusion rgressive.
Ces personnages ne se situent pas dans la mme perspective que le narrateur proustien qui arrive entrevoir, par Ç LÕadoration perptuelle È du Temps retrouv, le sens cach dÕun monde et dÕun temps quÕil est possible de recrer et auquel il convient dÕchapper. Ils se souviennent et souffrent dÕavoir se souvenir, ou ne font quÕun avec lÕenfant quÕils ne peuvent conjuguer au pass. Ils sont soumis douloureusement aux adhrences encore enfantines de leur me et se trouvent dans lÕimpossibilit de faire rcit ou de se lancer dans une exploration qui dpasse le sentiment dÕtre flou. Le Ç souvenir ne mobilise pas tant la mmoire du pass que la reconnaissance actuelle, le rcit au prsent qui en est sa condition de possibilit È1, cette conception de Christiane Alberti souligne lÕimportance de lÕaprs-coup que relevait dj Jacques Lacan ; lÕhistoire ne peut se confondre avec le pass, elle Ç est le pass pour autant quÕil est historicis dans le prsent [É] ce dont il sÕagit, cÕest moins de se souvenir que de rcrire lÕhistoire È2. Les personnages, qui se tournent vers leur pass dans un mouvement nostalgique, ne parviennent pas raliser ce qui Ç aura t È3. LÕapparition de lÕenfance sur les routes du retour du refoul ne prend sens que si elle est reprise et inscrite dans une dimension symbolique, voil le paradoxe soulev par Christiane Alberti pour laquelle Ç Il ne sÕagit pas de pass mais dÕavenir : advenir au-del de ce qui nous a prcd È4. Le dernier regard que Tobie pose sur les terres de son enfance est une faon de se dessaisir des lments enfantins et de rendre possible la mutation mancipatrice qui conduit de la lecture des paysages celle, plus complexe, des visages. Comme lÕa montr Ccile Narjoux, lÕespace baigne souvent dans une Ç lumire originelle È et
renvoie
au
temps
des
Ç commencements È5.
Il
appelle
la
prsence
mystrieuse des figures disparues et guette, dans les vacillantes et lgres prsences, lÕassise des souvenirs venir. Immerg dans le paysage regorgeant dÕun intense tapage animalier, Tobie parcourt les bosquets, demeure dans le sous-bois et rve la splendeur des marais comme on sÕenfonce en soi-mme, Ç par-del toute distinction dÕintriorit et dÕextriorit È6, soumettant son me enfantine au dtachement. Tobie sera en mesure de se souvenir et de faire se lever le sourire de Dborah et la clairire de son enfance Ç dans sa mmoire 1
Christiane ALBERTI, Ç Souvenirs dÕenfances et embrouilles du corps È, op. cit., p. 38. Jacques LACAN, Le Sminaire, livre I, Les crits techniques de Freud, Paris, Le Seuil, 1975, p.19 et 20. 3 Ibid., p.181. 4 Christiane ALBERTI, op. cit., p. 38. 5 Ccile NARJOUX, op. cit., p.72-84. 6 Claude LOUIS-COMBET, op. cit., p.10.
2
531
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
comme une lune dÕentre les nuages. È (TM, 152). Sylvie Germain prsente une mmoire qui se situe lÕextrieur de lÕtre, niche dans de micro particules qui lÕenveloppent dlicatement : comme les morts se transfondent la terre [É] de mme les rves ardents de lÕenfance ne sont-ils pas dlaisss que pour quÕils se transforment en bruine, en pollen qui flottent dans le vent, scintillent dans le temps par clats fugitifs et discrets. (TM, 174)
Elle est encore rapprocher de la mmoire proustienne dont Ç [É] la meilleure part, [É] est en dehors de nous [É] pour mieux dire, mais drobe nos propres regards, dans un oubli plus ou moins prolong. CÕest grce cet oubli seul que nous pouvons de temps autre retrouver lÕtre que nous fmes È1. Tobie se dgage de lÕprouvante rvlation du muse de La Rochelle qui sÕest sdimente en un Ç bestiaire htroclite È pour sÕassocier aux lments qui composent les soubassements de la mmoire affective. Une tape de sa vie dÕenfant se superpose aux couches dÕimages et dÕimpression sans lÕenfermer dans la nostalgie. La survenue dÕun signe fugace de la statuette, Ç du fond du semi-oubli o elle sommeillait È, fait natre un sourire mu Ç comme sÕil rencontrait par hasard un ami disparu depuis des annes [É] È (TM, 156). Entre le travail de deuil et la qute de lÕidentit, Tobie se fraie un chemin dans ses interrogations. Le dpassement de la rcriture et de lÕinterprtation permet au regard, dsormais adulte, de constater et dÕaccepter que le sens chappe parfois et reste souvent incomprhensible. Tel le nom oubli de Mejdele qui, refaisant Ç surface dans lÕesprit de Tobie È alors quÕil Ç ignore toujours de qui il sÕagit È (TM, 152), souligne que les souvenirs que nous faisons ntres contiennent encore des proprits inconnues qui, peut-tre un jour, se dvoileront ou conserveront leur teneur mystrieuse propice la rverie.
II-1.C Un barrage contre les souvenirs Les Lieux de mmoire peuvent se prsenter comme le symptme dÕune mutation du paysage urbain qui, par la dmolition de ses faades, efface une temporalit et favorise la dconstruction de nos mythes dÕorigine. Sylvie Germain prcise avoir crit Opra muet en 19832 suite son Ç dsespoir de voir comment sont dmolies les traces dÕun pass. CÕest inspir par la destruction dÕun btiment des bains turcs dans un quartier de Paris o jÕavais rsid. [É]. La
1
Marcel PROUST, Ë lÕombre des jeunes filles en fleurs, op. cit. La nouvelle sera remanie et publie cinq ans plus tard en 1989 pour la maison dÕdition Maren Sell aprs la publication du roman Le Livre des Nuits chez Gallimard. 2
532
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
faon dont on jette la mmoire la poubelle me blesse. È1. En se saisissant de cet pisode, la romancire interroge les effets de cette dconstruction sur le personnage de Gabriel qui se voit saisi par le danger du surgissement dÕune mmoire contre laquelle il avait rig un barrage pour protger son tre de la dvastation. Pour chapper au tragique destin de Loth ou dÕEurydice, Gabriel trouve une issue dans la fuite afin de se dessaisir de la gamme des souvenirs et laisser sa mmoire en jachre sans se dtourner de son prsent. Il cultive lÕoubli, assidment et avec une gale constance, afin de maintenir loignes les douloureuses expriences de sparations destructurantes. La stratgie dfensive de Gabriel se situe dans le registre de lÕinhibition et du dsinvestissement pour survivre lÕintolrable frustration de la perte : Il avait appris la patience [É] celle qui nÕattend plus rien. La patience dÕattendre que passe le temps, que se fanent les images et se taisent les cris qui hantent la mmoire. (OM, 17)
La surface inanime de la faade de lÕimmeuble en vis--vis, qui reprsente la fresque publicitaire du docteur Pierre, constitue un solide contre-investissement qui sÕoffre dans la duret et le silence pour faonner Ç un immense visage muet dÕune apaisante indiffrence È (OM, 19). LÕÇ art de lÕesquive È, patiemment Ç dvelopp,
travaill,
consolid,
sinon
parfait È
(OM,
18),
procure
une
satisfaction qui donne lÕillusion dÕune auto-suffisance dlivre Ç des vicissitudes et de la dpendance un objet minemment variable dans ce quÕil donne ou refuse son gr È2. Gabriel conduit sa rgression Ç vers le zro de lÕillusion du non-investissement È, le zro devenant objet mme de lÕinvestissement Ç faisant de cette retraite rgressive une aspiration positive È3. Les stratgies de rsistance pour parer la douleur de lÕeffondrement interne sont mises en place avec beaucoup dÕnergie et de conviction, Ç Il avait lav sa mmoire pour ne plus avoir se tourner vers elle, ne plus avoir endurer la lancinante douleur des regrets. È (OM, 33). La faade double la peau, comme si Gabriel devait, pour prouver sa propre ralit, en visualiser la limite corporelle sur le mur dÕen face et vrifier, par lÕobservation quotidienne, que cette enveloppe de briques et de pierres contient suffisamment le chaos des pertes. Le souvenir dÕenfance, ainsi tenu distance, inhibe le personnage qui rive son existence une image Ç ayant pris pour lui une valeur de destin È4. Ë lÕinstar du modle du cristal de Freud et celui du modle gologique utilis par Proust dans La Recherche, les diverses 1 Sylvie GERMAIN, Entretien avec Pascale Tison, Ç Sylvie Germain : lÕobsession du mal È, Magazine Littraire, n¡286, mars 1991, p.66. 2 Andr GREEN, Ç Un, autre, neutre : valeurs narcissiques du mme È (1976), Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, ditions de Minuit, coll. Critique, 1983, p.36. 3 Ibid. 4 Christiane ALBERTI, Ç Souvenirs dÕenfances et embrouilles du corps È, op. cit., p. 40.
533
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
strates
temporelles
de
la
mmoire,
issues
des
multiples
processus
de
sdimentation des souvenirs, prsentent des Ç bigarrures de coloration, qui dans certaines roches, dans certains marbres, rvlent des diffrences dÕorigine, dÕge, de formation È1, propres chaque individu. Cette constitution unique contient ses propres lignes de failles qui, la faveur dÕun glissement de terrain ou dÕun accident gologique, fracturent le socle de la mmoire selon les sillons dessins au fil du temps. Si les souvenirs ne sÕinvitent pas la table de la quotidiennet, ils sÕavrent parfois indlbiles et sÕchappent de ces lieux de fragilisation, sous la pression des Ç sursauts de la mmoire È provoqus par des Ç heurts obscurs È (MV, 66) qui chappent la conscience. Car on ignore ce qui constitue la mmoire, Ç quelles failles la crevassent, quels courants souterrains la traversent, quel magma ruptif y sommeille È (MV, 67). Le travail de lÕoubli, consciencieusement conduit pour chapper Ç au danger mortel È (OM, 42) de la nostalgie, cde cependant sous les Ç coups sourds, des sons creux È (OM, 41) des pelleteuses et des excavateurs. Ces nouveaux monstres de forme massive, aux gueules dentes et engloutisseuses, menaantes et destructrices, guettent, comme le loup de sa prsence ternelle, pour surgir de lÕenveloppe fracture. Le narrateur de La Recherche Ç sÕveille et le souvenir des chambres o il a dormi le fait remonter jusquÕ son enfance È2; Gabriel, lui, se rveille douloureusement sa mmoire. Sans musique, sans roulement de caisse claire ni vibration de cymbales, ce sont les chos muets Ç des coups assourdissants scands de cris et de bruits de moteurs È (OM, 60) qui rsonnent en chos au cÏur du personnage et effritent son moi pour faire de Gabriel un corch : Ç On creusait. JusquÕo allait-on ainsi creuser ? On creusait jusquÕau-dedans du corps de Gabriel. On arrachait sa chair on jetait de la terre dans sa poitrine. È (OM, 146). Ë lÕinverse dÕAurlien dans Hors champ, pour qui la construction dÕun nouvel immeuble face la fentre de sa chambre strilise ses rveries astrales, Gabriel vit une situation de dsquilibre cause par la destruction du mur et de sa figure tutlaire qui nÕa de sens et dÕimpact que par rfrence la pulsion et au quantum dÕaffect non mtabolis qui sÕveille. Le Ç rempart È (OM, 18) qui maintenait la frontire entre soi et le monde, soi et les autres, fracture littralement lÕtre de Gabriel. Cette surface projective ne protge plus de la bance ainsi laisse nu. Le changement dÕhorizon fait ressurgir les anciens maux quÕil croyait enterrs avec lÕenfance, sa Ç vieille douleur ressurgissait È (OM, 46). Sylvie Germain lÕcrira plus tard dans son essai sur Bohuslav Reynek : 1
Marcel PROUST, Du ct de chez Swann, Ë la recherche du temps perdu, III, dition publie sous la direction de Jean-Yves TADI, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque de la Pliade, 4 vol., 1987-1989, p.184. 2 Bernard RAFFALLI, Ç Prface È, Ë la recherche du temps perdu, vol. 1, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1987, p.5.
534
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Il faut une longue familiarit avec une maison et son environnement pour pouvoir sÕadapter aux transfigurations, parfois brusques et rudes qui sÕoprent sur son site, sinon on est pris au dpourvu et alors la maison, loin dÕtre un abri, se rvle trangre, voire hostile. [É] on ne la reconnat plus. Ce quÕon avait cru un havre [É] sÕavre un pige, un lieu de peine et de tristesse. (BR, 46)
En une sorte de retour du refoul, la tension, que la faade tait cense contenir, se libre. Ce qui tait support de traces, de fragments potiques, dÕcritures balbutiantes de passants, Ç affiches, gribouillis et dessins È (OM, 21) ou jet dÕurine de quadrupdes, laisse la place lÕafflux de la mmoire et des mots qui devront sÕassumer. Les multiples stratgies pour contenir lÕhmorragie du souvenir dfaillent, mme la douce et chaude rgression chocolatire du matin ne colmate plus. Le contenant sÕtant effondr, Gabriel entreprend la rfection des peintures de lÕintrieur de son appartement et se perd dans lÕobservation nocturne des fentres de ses voisins insomniaques qui offrent autant de reprsentations de bouts dÕexistence qui composent lÕhumaine condition1. Baudelaire nous lÕavait souffl, Ç Il nÕest pas dÕobjet plus profond, plus mystrieux, plus fcond, plus tnbreux, plus blouissant quÕune fentre [É] Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rve la vie, souffre la vie [É]È2. Sans cran protecteur faisant office de peau, Gabriel sÕefforce de retrouver un objet satisfaisant par le processus de la ractivation hallucinatoire du souvenir de lÕobjet disparu, or Ç aucun ne jouait pour lui le rle dÕange gardien [É] dsormais, il vivait dans un total abandon, dcouvert. È (OM, 68). La contradiction des termes contenus dans le titre oxymorique de la nouvelle se retrouve dans le choix professionnel du personnage, reprsent par la seconde pigraphe-calligramme en forme de cercle, identique lÕobjectif dÕun appareil photographique. Ç Faiseur dÕimages-souvenirs È (OM, 70), Gabriel construit sa vie autour de la fuite et du rejet des Ç reliques du pass È. Spcialiste de la capture des vnements qui scandent la vie familiale pour les fixer sur une pellicule, il se surprend jouer avec les souvenirs ou les rites familiaux des autres. LÕacte photographique de Gabriel se situe du ct de la captation frntique, il appuie Ç coup sur coup sur le bouton de son appareil, comme un automate. Clic. clic. clicÉ [É] il avalait lÕimage mutile. Son appareil lui tait Ïil autant que bouche. È (OM, 44). Son activit ogresse et destructrice est lÕinverse du photographe crateur respectueux de ses modles, qui ne prend pas mais donne, et fait surgir des mondes qui nÕexistent pas. Aprs un dfaut de 1
Nous retrouvons, dans ces successions de sayntes quotidiennes, ce qui fonde la cration Les phmres dÕAriane MNOUCHKINE et du Thtre du Soleil. Cre le 27 dcembre 2006 la Cartoucherie de Vincennes avant dÕtre prsente au festival dÕAvignon de 2007. 2 Charles BAUDELAIRE, Ç Les fentres È, Pomes en prose, Îuvres compltes, Gallimard, coll. Bibliothque de la Pliade, 1976.
535
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
cadrage ou dÕexposition, Gabriel nÕhsite pas tronquer et falsifier en se laissant submerger par une pulsion meurtrire, il Ç escamot[e] le crne de tous les convives [É] si elle [la cliente] se fche, cette emmerdeuse, je les dcapite tous ses invits, hop ! È (OM, 40). Notons que le conflit se noue avec une madame Vendebout (encore une histoire de souffle !) pour laquelle il balaie la Ç tradition È qui se transmet Ç de gnration en gnration È ainsi que le Ç rite È familial de la photo de groupe. Le scalp prfigure celui du docteur Pierre qui, sans Ç toit [É] semblait scalp [É] È (OM, 43). CÕest lors de la phase du dveloppement de la srie de portraits du Docteur Pierre, Ç dlicate alchimie o se transmuait peu peu le visible È (OM, 125), quÕapparat, Ç en un progressif affleurement È la manire des revenants, le visage dÕun Ç disparu qui fait retour [É] pour sÕassurer que sa trace nÕa pas t oublie sur la terre. È (OM, 126). LÕimage devient signe, criture et parole dÕun souvenir imperceptible. La photographie qui, selon Roland Barthes dans son essai La Chambre claire, est incapable de capter la vrit singulire de lÕindividu, excelle faire Ç apparatre ce quÕon ne peroit jamais dÕun visage rel (ou rflchi dans un miroir) : un trait gntique, le morceau de soi-mme ou dÕun parent qui vient dÕun ascendant È. Elle dvoile la vrit du lignage et Ç la persistance de lÕespce È1. LÕtrange familiarit que Gabriel dcle furtivement dans le sourire du Docteur Pierre Ç lui rappelait vaguement celui de quelquÕun dÕautre, mais il ne parvenait pas mettre un visage autour de ce sourire. È (OM, 56). La photographie traiterait de lÕinvisible et ne figurerait Ç jamais que lÕabsence È2. Plus Gabriel scrute et guette, plus lÕimage se drobe et laisse apparatre le sourire et le regard de la grand-mre, premier miroir rconciliateur. Ainsi que lÕindique Alain Goulet, Ç le sourire du Docteur Pierre rvle en surimpression comme dans un palimpseste, celui de sa grand-mre È3 et avec lui se ravive la blessure Ç dÕune mmoire confuse, ensommeille de nostalgie et de langueur Ð enamoure dÕune enfance devenue fabuleuse force de distance. È (OM, 127). Le mcanisme de Ç lÕaprscoup È, dans la gense du traumatisme et du souvenir dÕenfance, tlescope le pass, le prsent et la situation rve de lÕavenir dans la ngation dÕune psychogense linaire. Le souvenir est une spirale qui mle les ges de lÕenfance convoque, les images vacillent en leur fragile support de reprsentation. Le fantasme effectue un travail de Ç condensation È, de dguisement et Ç de
1
Roland BARTHES, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahiers du Cinma/Gallimard/Seuil, 1980, p.160-161. 2 J.-B. PONTALIS, Perdre de vue, op. cit., p.361-392. Texte initialement publi, Nouvelle revue de psychanalyse, n¡35, 1987, p. 388. 3 Alain GOULET, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fantmes, Paris, LÕHarmattan, coll. critiques littraires, 2006, p.94.
536
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dvoilement du souvenir (comme du dsir) È1 que Gabriel peroit comme un mystre percer : Ç Il dcida [É] de se lancer au-devant des traces du pass. È (OM,
138).
La
tentative
de
dchiffrement
du
sourire,
par
trucages
et
agrandissements successifs, ne cesse de Ç draliser È (OM, 139) le visage et de le faire rgresser Ç lÕtat de masque È sur lequel le sourire se distord et sÕimprime en rictus. Pire encore, lÕimage bouge et, accule Ç lÕaveu dÕune impossible ressemblance È, prsente la face cache de lÕamour : Le sourire ne sÕclaira nullement de la douceur tant dsire, de cette tendresse qui avait apais toutes ses peurs dÕenfant. Mais cÕest lÕÏil qui dÕun coup imposa son dit. Un dit de mpris, un dcret de rpudiation. (OM, 139)
Le tremblement de la surimpression, force de volont de saisie, se dchire comme un suaire qui ouvre la Ç disparition toujours inacheve mais incessamment lÕÏuvre, et lÕabsolu de lÕabsence. È (OM, 131). Gabriel oublie de puiser aux sources des rveries bachelardiennes qui prconisent de maintenir du songe dans la mmoire et de dpasser la collection de souvenirs prcis. CÕest quand rien nÕest fait pour rorganiser Ç la maison perdue dans la nuit des temps È que celle-ci Ç sort de lÕombre, lambeau par lambeau. [É] Son tre se restitue partir de son intimit, dans la douceur et lÕimprcision de la vie intrieure. Il semble que quelque chose de fluide runit nos souvenirs. È2 Fugacement, lÕÏil sombre du docteur Pierre sÕouvre sur les lieux de lÕenfance, par la voie dÕune grande alle ombrage de marronniers, lieu intermdiaire Ç participant de lÕintimit et de lÕextriorit È (BR, 85) qui conduit au perron de la maison de son enfance. Le surgissement de la maison de lÕenfance, dont on connait la puissance mmorielle, nÕest en rien anodin. Gaston Bachelard crit quÕelle Ç est notre coin du monde. Elle est Ð on lÕa souvent dit Ð notre premier univers. Elle est vraiment un cosmos È3. Sylvie Germain la situe Ç en un point central du monde. En son sein naissent des vies, se tissent des histoires, se forment des destins. È (BR, 16). La maison garde en mmoire lÕhistoire de ses propritaires et permet au lecteur attentif et attentionn de glaner de-ci, de-l des indices, des traces, mais en fragments et dans le dsordre. Les meubles, les portraits dÕanctres accrochs sur les murs des couloirs et du salon, les photographies exposes sur les commodes, les bibelots, tout laisse entrevoir des pistes pour avancer ttons vers le pass rcent de la famille matresse des lieux. (CM, 74)
1 2 3
Jean BERGERET et al., (1979), Psychologie pathologique, Paris, Masson, 3me dition, 1989, p.233. Gaston BACHELARD, La Potique de lÕespace (1957), op. cit., p.65. Ibid., p.24.
537
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
En ses murs, revivent les souvenirs qui conviennent Ç au pays de lÕEnfance Immobile, immobile comme lÕImmmorial È1. En ce corps de pierres Ç vou aux lierres, aux craquelures et fissures, la poussire, aux rides et la ruine È, sÕlvent les histoires et les temporalits, Ç tour tour sentant lÕenfance, lÕamour, lÕoubli, la joie, la solitude, lÕespoir, la peine, la vieillesse et la mort. È (BR, 32). Gabriel se veut le nouveau conqurant de la maison de Valombreuse et souhaite se lancer dans lÕexploration. Il entend Ç en gravir les marches, se faufiler lÕintrieur, et pntrer dans les chambres, le salon, la resserre, le grenier mme. Mais sa mmoire lui chappa nouveau et repartit errer du ct de lÕtang È (OM, 135). Le temps des grandes dcouvertes nÕest pas pour celui qui veut se saisir dÕun corps rput pour tre Ç toujours en attente. DÕune attente en sourdine, indfinie, vacante Ð patience illimite des pierres. È (BR, 33). La maison Ç recule au rythme de [l]a course È (OM, 146) de Gabriel qui, avide de revivre ses souvenirs, est incapable de se livrer une lecture kalidoscopique. Cette image rejoint celle du voyageur romantique en qute dÕune terre dÕaccueil qui sÕvanouit au fur et mesure de son approche, le condamnant lÕerrance et la qute perptuelle dÕun pass rvolu. La partition est alors plus celle des lieder schubertiens2 que celle dÕune Ïuvre opratique, ft-elle muette. Ce Ç corps de songes È3, selon les termes du philosophe rationaliste, est le gte de la dambulation rveuse qui se refuse lÕurgence de lÕtreinte mais se donne dans lÕexploration dÕun monde Ç creuset o se mlangent puis se sparent des corps, o sÕlabore et se revifie le langage, o se renfante le monde selon lÕhumain en sÕy rflchissant. Miroir de pierre, de terre et de chair mles en un alliage qui est alliance. È (BR, 17). Ramene aux marcages de la conscience, la mmoire se perd dans la contemplation des eaux mortes de lÕtang. Celui-ci sÕimpose dans la primitivit du reflet dÕun miroir brouill
qui
ne
rvle
rien,
nÕaccueille
pas,
mais
veille
les
hantises
dÕtouffement, Ç la glaise sÕamollit, devint boue, et il sÕenlisait dans de la vase. È (OM, 136). La mmoire rtive prend sjour Ç dans les replis humides et les profondeurs muettes de cette ombre [É] È (OM, 137) qui entrave toute vocation du paradis perdu qui se laisserait saisir par lÕimage du limon de la terre et de la vie insuffle. Si le jardin est Ç un thme frquemment associ lÕenfant, sous forme de lieu o les choses ont leur vritable sens, de paradis initial de monde rv, dÕabri rassurant È4, il est, pour Sylvie Germain, lÕutopie Ç vulnrable et toujours renaissante, o le "je" peut se recueillir tout en se
1 2 3 4
Ibid., p.25. Franz SCHUBERT, Le Voyage dÕhiver, sur des pomes de Wilhelm MLLER. Gaston BACHELARD, La Potique de lÕespace, op. cit., p.33. Marie-Jos CHOMBART DE LAUWE, op. cit., p.248-249.
538
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
laissant visiter par des sensations et des motions diverses, plus ou moins phmres et nanmoins prgnantes. È (BR, 87). Le lieu, qui devrait prmunir des risques de lÕgarement et de la menace, sÕavre source dÕinquitude en nÕassurant pas sa fonction de refuge contre les angoisses et les blessures de la mmoire. Gabriel est chass Ç du paradis terrestre et de la plus ancienne enfance È,1 sa tentative sÕachve et Ç la question de son enfance devint regret. È (OM, 138). Hegel2 exprime la force et la douleur de lÕme emplie de la nostalgie sous la figure de la Ç conscience malheureuse È qui sÕoffre comme ddouble. En effet,
toute
tendue
vers
lÕaspiration
dÕun
retour
soi-mme,
dÕune
Ç rconciliation È (Vershnung) avec soi, la conscience pressent un objet, celuil mme qui lui accordera sa singularit ; mais cet objet, en tant quÕessence de lÕau-del inaccessible, ne cesse de sÕenfuir lÕapproche du geste qui veut le saisir et sÕabandonne alors la qute douloureuse quÕaccompagne le sentiment de sa propre scission. Cette poque devient le temps dÕun dsir revtu de lÕimagination, des vicissitudes de lÕexistence ainsi que des attraits de la consolation. La tristesse de lÕvocation de la perte de lÕenfance sÕexplique par la perte dfinitive de tous les possibles quÕelle contenait encore, aussi, la qute porte revenir sur les pas de son pass dans une aspiration qui relve de lÕillusoire. La visite dans lÕantre du chantier ne fait que confirmer ce douloureux et dceptif constat par la dcouverte du dcor qui Ç nÕtait en vrit mme pas un envers, car jamais il nÕy avait eu dÕendroit ; [É] Il nÕy avait mme pas eu de texte ; cÕtait un opra muet qui sÕtait droul. È (OM, 140). Toby Garfitt 3 dcrit un processus qui favorise chez Gabriel Ç la redcouverte de certains lments de son enfance, qui leur tour lui permettent de se rconcilier avec lui-mme et dÕentrer enfin dans la "lumire pure" (OM, 106) È; quant Alain Goulet, il prsente la Ç lente mutation du personnage jusquÕ ce quÕil parvienne une sorte de rconciliation avec soi, avec son pass, avec le temps, et son vanouissement dans une mort heureuse. Celle-ci surviendra dans un processus de rappropriation de soi, du pass enfoui [É] È4. Les mcanismes de dfense, chafauds par le personnage au cours de sa vie, perdent de leur rigidit et ouvrent la sublimation. Parce quÕil peut nouveau regarder et prendre du recul sans se faire voyeur, le mourant se fait voyant, Ç Je vois tout, je vois tout, et mieux encore quÕavec les jumelles È (OM, 148) et opre ainsi son retrait du monde dans un sourire rconcili dans le souvenir dÕAgathe et de sa grand-mre 1
Michel LEIRIS, cit par Marie-Jos CHOMBART de LAUWE, op. cit., p.222. Georg Wilhelm Friedrich HEGEL (1807), Phnomnologie de lÕesprit, Paris, coll. Librairie Philosophique, Vrin, 2006. 3 Toby GARFITT, Ç Pour dchiffrer le monde È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, op. cit., p.204. 4 Alain GOULET, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fantmes, op. cit., p.90. 2
539
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
qui ouvrit la parole au registre symbolique. Nous reprons cependant dans cette mort lÕinachvement de la rappropriation de soi, comme si lÕeffort soutenu pour se dgager de la somatisation et sÕengager dans la reprise du souvenir en une organisation et une reconstruction dÕun pass, puisait le sujet qui ne peut avancer plus avant. II-2 La force triomphante de la rptition II-2.A Les transmissions intergnrationnelles Il faut reconnatre avec Christiane Alberti1 que la mmoire de lÕenfance sÕinscrit dans celle, plus vaste, de la mmoire familiale, qui sÕincarne dans les souvenirs qui dpassent les limites dÕune trame individuelle : Ç Le moindre souvenir, mme le plus solitaire ou le plus intime, nÕexiste que partag par dÕautres, reconnu, ou reconstruit par dÕautres. Car il se forge dans la langue de lÕautre. È2. Le souvenir prend place dans une chane de discours symboliques qui se poursuit au fil des gnrations, charriant dans son sillage les traumatismes, les conflits, les silences et les non-dits qui faonnent les transmissions fantasmatiques. Parfois non labor, un vnement traumatique peut rester en souffrance sans possibilit dÕappropriation psychique3, condamn au secret. Le Livre des Nuits et Nuit-dÕAmbre sont travaills successivement par des refoulements
conservateurs
qui
mettent
au
secret
un
certain
nombre
dÕvnements au sein dÕune configuration psychique que Nicolas Abraham et Maria Torok nomment Ç crypte È, Ç dans le secret espoir de le faire revivre un jour pour lui apporter un dnouement conforme aux dsirs du sujet. È4. LÕunivers romanesque du diptyque est marqu par lÕaccumulation de traumatismes. Ë chaque gnration, les membres de la famille Pniel traversent les expriences du dsir incestueux, des ruptures et des carences affectives et subissent les chocs propres la violence destructrice des guerres. La rptition peut faire sens puisque, crit la romancire dans Tobie des marais, lorsque le hasard Ç se rpte avec trop de constance, de ressemblance, chappe au jeu singulier des concidences et finit par se rvler loi aussi nigmatique quÕimplacable, et, en lÕoccurrence, le hasard [a] tout dÕun destin dsastreux. È (TM, 130). La lecture quÕen propose Laurent Demanze voit dans le nom Ç condamn lÕoubli È, la source de la gnalogie dfaillante des Pniel, Ç symptme qui marque le retrait
1
Christiane ALBERTI, op. cit., p. 35. Ibid. 3 Lorsque lÕintrojection est impossible, Nicolas Abraham et Maria Torok parlent dÕÇ inclusion È. 4 Serge TISSERON, Ç La psychanalyse lÕpreuve des gnrations È, Le Psychisme lÕpreuve des gnrations. Clinique du fantme, Serge Tisseron et al., Paris, Dunod, coll. Inconscient et culture, 1995, p.7. 2
540
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
du divin et les fractures de lÕHistoire È1. Cette rupture dans la transmission bouscule lÕassise identitaire du pre et amne ses descendants tre levs par un parent porteur dÕun traumatisme non labor et composer avec le clivage parental. Les travaux sur les transmissions psychiques travers les gnrations2 montrent la complexit des modalits de transmission des traumatismes qui dpassent largement le simple
fait de vouloir
cacher ou
conserver
un
vnement. Le fonctionnement psychique dÕun enfant au contact dÕun parent porteur de crypte, est affect par ce que Nicolas Abraham et Maria Torok ont dsign sous le nom de Ç travail du fantme au sein de lÕinconscient È3. Le secret inavouable fomente une lacune dans la transmission, non pas tant en fonction dÕun degr de gravit objectivement mesurable, quÕen fonction de lÕimpossibilit
quÕa
le
parent
de
lÕlaborer
en
raison
de
son
caractre
traumatique. La description trs prcise que propose Serge Tisseron des modalits
de
transmission
des
vnements
traumatiques
relve
leur
transformation au fil des gnrations. DÕindicibles, ils deviennent innommables, cÕest--dire quÕils Ç ne peuvent faire lÕobjet dÕaucune reprsentation verbale. Leurs
contenus
sont
ignors
et
leur
existence
seule
est
pressentie
et
4
interroge È . Ë la gnration suivante, celle du Ç fantme È en deuxime gnration, les vnements en cause qui remontent la gnration des grandsparents, Ç sont devenus non seulement " innommables ", mais vritablement " impensables ". LÕexistence mme, dÕun secret portant sur un traumatisme non surmont y est ignore È5. Celui-ci se manifeste parfois sous la forme de sensations,
dÕmotions,
de
comportements
ou
dÕimages
mentales
qui
surprennent par leur tranget. Enfin, et pour ne pas aller au-del de la troisime
gnration,
le
traumatisme,
dont
lÕexistence
est
dsormais
compltement ignore, subsiste sous la forme Ç de comportements ou de ractions affectives incongrus, cÕest--dire dnus de porte adaptative, et mme parfois en totale rupture avec les appartenances sociales de la famille et la tradition dont elle se rclame. Ces attitudes nÕont plus que la porte dÕun signe dÕappartenance familiale dont les origines ont t perdues. È6
1
Laurent DEMANZE, Ç Le diptyque effeuill È, Roman 20-50, n¡39, juin 2005, p.65. Jean-Claude ROUCHY, Ç Un pass sous silence È, tudes freudiennes, 13-14, 1978, p.175-190 ; Marie BALMARY, LÕhomme aux statues. Freud ou la faute cache du pre, Paris, Grasset, 1975 ; Jean GUYOTAT, Mort/naissance et filiation, Paris, Masson, 1980 ; Piera AULAGNIER, La violence de lÕinterprtation. Du pictogramme lÕnonc, Paris, Presses Universitaires de France, 1984 ; H.-B LEVINE, ÒToward a psychoanalytical understanding of children of survivors of the HolocaustÓ, Psychoanalytical Quarterly, LI, 1982, p.70-92 ; etc. 3 Nicolas ABRAHAM et Maria TOROK, LÕcorce et le noyau, Paris, Aubier-Flammarion, 1978. 4 Serge TISSERON, Ç La psychanalyse lÕpreuve des gnrations È, op. cit., p.8. 5 Ibid., p.9. 6 Ibid., p.9. 2
541
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Le temps du Livre des Nuits et de Nuit-dÕAmbre est celui de lÕHistoire qui Ç va son chemin, dÕun pas de fauve È et qui peut galement Ç haleter force de courir, sÕessouffler dans sa rptition aveugle de violences et de crimes, elle nÕen est pas moins continment anime, en de secrtes profondeurs, par une respiration dÕune ampleur immense. È (ST, 41). Il est aussi celui du temps de la mmoire individuelle, qui garde les vnements en leur diversit ainsi que les tats psychiques des aeux, pour des personnages qui consentent diversement Ç un peu dÕoubli dans leur mmoire È et tournent parfois rsolument le dos Ç une mmoire trop pleine, une mmoire trop entire È1. La mmoire peut laisser Ç raffleurer le souvenir des jours de plus en plus anciens È (LN, 57) pour conduire Vitalie en amont des eaux lentes de lÕEscaut, sur les lieux ancestraux de la plage o sa mre se faisait attente. Cette facilit mnsique reste un point dÕancrage aux souvenirs de son petit-fils qui conserve la nostalgie de la douce lenteur de lÕeau des canaux et de la compagnie des chevaux. Devenu Nuit-dÕOrGueule-de-Loup, la simple vue de la silhouette de ses fils dans la lumire de la serre suffit faire tressaillir lÕombre grand-maternelle en un semblable phnomne de Ç raffleurement È de la mmoire. Sylvie Germain utilise frquemment ce nologisme levinasien pour dcrire la caresse du souvenir qui se prsente au cÏur, aprs sÕtre dlicatement dgag du profond enfouissement des dcombres de la mmoire : Ç Au lieu de rester enlac, ligot une mmoire pesante, il sÕagit plutt de tourner autour, de lÕinterroger, de se laisser surprendre par elle. È2. Cette dernire, encore apaise, ne surgit pas dans la violence du fracas mais sÕlve lgrement pour se plier lÕvocation de Ç la pniche de ses anctres È (NA, 352). La mmoire de Victor-Flandrin est qualifie de Ç longue et profonde Ð il nÕtait pas un seul de ces milliers de jours qui btissaient sa vie dont il ne gardt un souvenir aigu. È (LN, 263). Son poids est celui de lÕexcs qui ne consent lÕoubli et ne tolre aucun dlestage, quitte imprimer lourdement son empreinte dans le sol ou lÕinscrire dans les fondations mmes de la ferme qui, son tour, garde mmoire de lui, Ç Une mmoire muette, scelle dans les murs et les poutres, coffre dans chaque meuble. È (NA, 122). Ce trop de mmoire le rduit au silence et lÕisolement afin de ne plus rflchir au sens des vnements qui, dcidment, lui chappent. Rescap des deuils et des souffrances, il a quitt la Ferme pour sÕinstaller dans la vaste demeure de Ç La Belle Ombreuse È, sise au lieu-dit Ç Les Trois Chiens sorciers È, pour vivre Ç lÕextrme frange de la nuit, si loin de tous, si prs des morts È (NA, 122) au ct dÕune femme, dernire hritire de la famille Roumier, 1
Laurent DEMANZE, Ç Pour une potique de la mmoire. Discussion È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.236-237. 2 Sylvie GERMAIN, Ç Pour une potique de la mmoire. Discussion È, ibid., p.239-240.
542
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
malade de sa mmoire tyrannique et lancinante. Homme Ç mort sa mmoire, mort de trop de mmoire È (NA, 62), il est perdu dans le labyrinthe de sa mmoire brise, encombre dÕombres noires. Paradoxalement, cÕest bien le phnomne de lÕoubli, emblme de la vulnrabilit de la condition historique et humaine, Ç qui se rvle non lÕennemi, mais le meilleur alli de la mmoire È1, que celle-ci soit historique ou individuelle. II-2.B Les deux faces dÕune lancinante mmoire Avant quÕils ne sÕquilibrent,
ces deux versants propices
la vie
sÕopposent, se cherchent et sÕinventent en la personne du grand-pre et du petit-fils Victor-Flandrin. LÕhomme patriarche, fondateur dÕune terre fconde et dÕune prolifique ligne, donne naissance une ramification pour laquelle la mmoire nÕest pas une donne vidente. Ë la mmoire enracine de Nuit-dÕOrGueule-de-Loup fait suite celle, orpheline et dracine, de Nuit-dÕAmbre. Tous deux faonnent, dans lÕignorance, les deux faces dÕune mme mdaille qui reprsente ce que Laurent Demanze nomme Ç la double injonction du souvenir et de lÕoubli. È2. Leur unique face--face, lors du dpart de Nuit-dÕAmbre pour la capitale, condense parfaitement leur fonctionnement en miroir invers : [ils] se regardrent comme sÕils ne sÕtaient jamais vus. Ils se voyaient comme jamais encore ils ne sÕtaient vus, de si prs. Leurs visages se touchaient presque, lÕun tout tendu vers lÕautre, lÕun tout pench vers lÕautre. [É] Ils se regardaient de si loin. Chacun post un extrme bout de temps. È (NA, 172)
Cette scne, qui se rapproche de celles que nous avons prcdemment tudies, laisse les deux protagonistes muets, lÕun avec une demande informule, lÕautre avec une rponse encore non advenue, chacun dÕun ct de la vitre dÕun train, runis par une ressemblance que seule Margot formule : Ç tu lui ressembles plus quÕaucun de ses fils ne lui a ressembl. A croire quÕun mme dmon sÕest empar de votre cÏur. È (NA, 325). La transmission familiale est un vecteur puissant de reproduction et de rptition dont Nuit-dÕAmbre, au parcours de vie marqu par le refus de Ç la geste gnalogique È3, souhaite justement sÕaffranchir. La fin de non-recevoir ne constitue pas cependant une force suffisante pour viter que les drames personnels ne se transforment en destines tragiques. Le petit-fils hrite des douleurs de ses ascendants quÕil porte
comme
des
nigmes
fantomatiques
qui
le
hantent,
rclamant
la
convocation et non lÕvitement. Or, ce qui manque son lieu ou son destinataire, 1 Jean GREISCH, Ç La Mmoire, lÕhistoire, lÕoubli, Paul RicÏur È, Universalia 2001, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2001, p.360 2 Laurent DEMANZE, Ç Le diptyque effeuill È, Roman 20-50, op. cit., p.71. 3 Ibid., p.67.
543
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
sa formulation ou son entendement, risque de glisser dans le symptme de la rptition ou du bgaiement. Grard Sverin, dans son dialogue avec Franoise Dolto, souligne cette tendance reproduire Ç les mmes gestes pour viter dÕinventer autre chose et dÕapprofondir le sens de notre vie. [É] Par cho du gouffre et de son vertige, nous faisons des redites È1. Aussi, en voulant se dfaire de la mmoire familiale, en expulsant les penses qui le drangent, NuitdÕAmbre ne cesse de marcher dans les pas de son grand-pre sans quÕil nÕen dcle les empreintes. Le dchiffrement de la gnalogie de Nuit-dÕAmbre sÕeffectue travers lui, comme son corps dfendant. Lorsque Sylvie Germain affirme que nous sommes ncessairement des hritiers, elle interroge la faon dont chacun labore sa manire de se vivre hritier : Certains se sclrosent autour de cet hritage, le ptrifiant et par l le trahissant, lÕappauvrissement ; certains le dilapident, ou le rejettent, le laissent tomber " en dshrence " ; dÕautres lÕinterrogent, lÕanalysent, lÕenrichissent. (MP, 114)
Nuit-dÕAmbre refuse de donner refuge aux multiples existences familiales passes qui pourraient bruire en lui, il agit dans une forme dÕinconscience qui donne corps au vcu familial et chos aux souffrances rlaborer. Comme dans la parabole de lÕenfant prodigue2, Nuit-dÕAmbre ravage, gaspille, dtruit, nie son pass, sa famille, il est ce que Franoise Dolto appelait Ç un paroxysme de ngation È3. Dans le refus de lÕinterprtation et de lÕappropriation se tissent les analogies et les rptitions qui remplacent la remmoration, dont le dplacement et le changement de perspective sÕeffectueront par tapes. La distinction que Michel de MÕUzan propose entre Ç la rptition du mme et celle de lÕidentique È 4 est prcieuse. Dans le premier cas, la rptition nÕest jamais exactement pareille, elle admet des variantes car quelque chose se rejoue dÕune catgorie du pass qui est suffisamment labore. Dans la notion dÕidentique en revanche, ce qui se rpte parat immuable. En de du plaisir, le besoin de dcharge domine la rptition et rend impossible une Ç rcriture du pass È.
Une des modalits de la rptition se niche dans les voyages quÕentreprennent, quelques dcennies dÕintervalle, Victor-Flandrin et Charles-Victor qui sondent la verticalit et lÕhorizontalit de la terre pour trouver un lieu o sÕarrimer. Aprs la mort de son pre, Victor-Flandrin sÕloigne des eaux des canaux et sÕexile vers les Ç villes noires È afin de sÕenfoncer plus avant dans les entrailles de la terre
1
Franoise DOLTO, Grard SVERIN (1978), LÕvangile au risque de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, coll. Points, tome II, 1982, p.9. 2 vangile selon Saint Luc, Chapitre XV, versets 11 32. 3 Franoise DOLTO, Grard SVERIN (1978), op. cit., p.131 4 Michel de MÕUZAN, Ç Le mme et lÕidentique È, De lÕart la mort, Paris, Gallimard, 1977, 1969.
544
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
pour en extraire le charbon. Les postures exiges par le travail sous la terre mettent en prsence diffrents lments qui relvent dÕune Ç preuve initiatique, prfiguration dÕune naissance symbolique È1. Les Ç troits boyaux en pente È, dans lesquels lÕenfant de douze ans galope, lÕintroduisent un temps et un espace qui favorisent le contact avec les puissances chtoniennes de lÕobscur pour Ç interminablement lutter dans les profondeurs et la nuit de la terre. È (LN, 62). En fuyant la lumire qui aveugle, le mineur se dtourne du visible pour mieux voir, faon dÕaccder la nuit originelle et de Ç trouer le mur du fond ! È de la caverne platonicienne, selon la formule de Jean Brun2. LÕenfant Charles-Victor, quant lui, lit pour royaume une ancienne usine en ruines o rgne un Ç got de fer rong dÕhumidit, de froid et de graisses rances. Il aimait ces odeurs, surtout celle du fer, pour ses relents de sang. È (NA, 40). Cette rplique dÕun monde utrin dvast lui demande galement de ramper dans des galeries troites et humides, corridors et boyaux glissants, parmi lesquels il convient de sÕintroduire pour atteindre au lieu secret de la procration et de lÕenfouissement des morts. Le tunnel quÕemprunte Charles-Victor est un passage qui met en contact deux mondes, lieu de la germination et lÕensevelissement, Ç antichambre qui donne accs lÕoutre-tombe È3 o sjourne le Ç putois violac È (NA, 44) dans son immonde pourrissement. LorsquÕil constate firement, Ç Moi aussi je descends tout au fond de la terre comme le frre ! È (NA, 43), il ignore quÕil succde son grand-pre en adoptant les mmes postures, de la mme faon quÕavant lui encore, Mathurin et Augustin ne surent pas quÕils Ç traversrent le pays de leur pre È (LN, 146) pour partir au front. Le grand-pre et le petit-fils sont unis par un voyage qui les amne, plusieurs annes dÕintervalle, quitter le monde rural et la maison dÕenfance pour se rendre la capitale. En sÕloignant de Terre-Noire, Nuit-dÕAmbre pense se trouver hors de la foule de ses ascendants dans lÕillusion quÕune histoire familiale peut ainsi sÕinterrompre et se diffrencier par une altrit irrductible, Ç QuÕils me laissent donc en paix tous, puisque enfin je les quitte È (NA, 174). Aussi, son dpart prend davantage des allures de fuite et dÕarrachement au corps de lÕenfance blesse que de qute mtaphysique. Il est le moyen de rparer, de reconstruire et de trouver, hors de la maison natale, un moyen dÕadvenir. Le choix de la capitale comme lieu du dtachement, Ç Paris, la ville lointaine, presque trangre, allait devenir sienne È (NA, 135), garde cependant le souvenir dÕun voyage antrieur qui participa
1
Nathalie PRINCE, Ç Le rejet et lÕattraction chez les jumeaux dans Les Mtores de M. Tournier et Les enfants ns en double de Shyn Sang-ung È, Fratries. Frres et sÏurs dans la littrature et les arts de lÕantiquit nos jours, Florence Godeau et Wladimir Troubetskoy (dir.), Paris, ditions Kim, 2003, p.478. 2 Cit par tienne GRUILLOT, op. cit., p.37. 3 Leda SPILLER, Ç LÕespace cosmique È, Encyclopdie des religions, op. cit., p.1610.
545
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lÕaccueil de lÕamour - le plus grand amour de Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup et lÕunique amour du jeune Benoit-Quentin - et lÕouverture rgnratrice de la tribu Pniel sur lÕextrieur. La grande ville moderne qui se prsente, ainsi que lÕa dcrite
Victor
Hugo
dans
Les
Misrables,
comme
le
lieu
du
possible
recommencement, appelle au dchiffrement de la rencontre amoureuse et fraternelle. Si Benot-Quentin aima de la ville Ç lÕindiffrence gnrale o tout sÕefface et o rien ne compte È1 Ç car l-bas personne ne semblait faire attention sa difformit [É]È (LN, 238), Victor-Flandrin, en revanche, exprimente lÕautre versant du schma historique de la ville du XIXe sicle qui perdure encore au XXe sicle. Dans la continuit du topos du XVIIIe sicle, repris par le discours idologique de Ptain qui dclare lÕt 1940 que Ç La terre, elle, ne ment pas È2, la ville est alors considre, le rappellent Georges Duby et Armand Wallon, comme le lieu de perdition qui Ç dfait la famille traditionnelle È, Ç tombeau de la race ; elle met en pril les mes, les valeurs morales fondamentales et la socit dans son ensemble. È3. La ville, qui sÕoffrait Benot-Quentin dans lÕabondance des plaisirs oraux, digne du Ç pays des joujoux È4 de Pinocchio : Ç [É] gros bocaux emplis de billes, de sucre dÕorge, de lacets de rglisse, leurs bouquets de sucettes, leurs tubes de verre remplis de grains dÕanis blanc et rose, leurs baquets de coco et leurs botes de caramels È (LN, 239), voit ses dons de friandises touffer le souffle de Roselyn.
II-2.C Revenir sur ses pas
Le voyage Paris, qui se droule sous la forme dÕune chute intrieure, ne permet pas que la relation lÕalter ego aboutisse positivement, aussi se poursuit-il par le retour sur les terres grand-paternelles. LÕautrefois de TerreNoire se conoit pour rfugier ses terreurs et ses dtresses et pour affirmer la force de la filiation, ainsi Rose-Hlose, aprs le dcs de sa jumelle VioletteHonorine, dcide de retourner Terre-Noire : Ç Maintenant je le peux, je ressemble mon pre. È (NA, 122). Le retour sur les lieux passs semble reprendre le temps l o il fut laiss, pour le drouler dans la juste temporalit du temps dÕune enfance trop tt renie dont la terre porte encore les traces, Ç La terre se faisait plus que paysage, elle devenait visage. Visage immense travers en sa face par tant de profils perdus, et retrouvs. Visage travers par le vent. È 1
Olivier OBEL, Ç Prface È, Le Pardon. Briser la dette et lÕoubli, op. cit., p.8. Mes remerciements Monsieur Poirier pour ce rappel. 3 Georges DUBY, Armand WALLON, (dir.), Ç Apoge et crise de la civilisation paysanne de 1789 1914 È, Histoire de la France rurale, volume 3, Paris, Seuil, coll. Points/histoire n¡168, 1977. 4 Le Paese dei balocchi. Carlo Lorenzini COLLODI (1878), Les Aventures de Pinocchio/Le avventure di Pinocchio, trad. Isabelle Violante Jean-Claude Zancarini (d.), Paris, Flammarion, 2001. 2
546
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
(NA, 123). Baladine, Rose-Hlose ou Nuit-dÕAmbre, qui tous sont partis la qute dÕun objet innomm, reviennent leur point de dpart, laissant penser que leur escapade et leur dsir dÕaventure ou dÕmancipation a chou. Mathilde, qui fait partie de ces personnes Ç intransportables È qui Ç ne peuvent crotre et perdurer que dans leur terreau dÕorigine, sinon ils se dgradent, ils dprissent È (CM, 231), voit revenir elle les enfants gars et repentants. Elle reprsente ce lieu ancestral qui voit les errants, nouvellement assoiffs de sdentarit, rver de leur paradis originel qui contient la scurit de la familiarit : Ç Tu as bien fait de revenir, [É]. Pour nous autres Pniel, le monde est la fois trop vaste et trop troit. Ici, cÕest notre terre, cette maison est notre histoire. È (NA, 123). Aussi, dans cette logique, devenir signifierait revenir sur les lieux de son enfance, non pour se librer de cette chair et de cette histoire familiale, mais pour se dgager de lÕoppression dÕtre n quelque part : Ç CÕest peu peu, cÕest pas pas que nous composons en nous notre lieu dÕorigine, lequel devient alors notre destination. Pour y natre une seconde fois, pour mourir son seuil È (ST, 52). Nuit dÕAmbre, qui a fui la maison familiale, refait le trajet de lÕidentificationprojection qui gt au fondement de son ascension lÕautonomie ; il sÕest heurt lÕpreuve de lÕaltrit pour mieux revenir Terre-Noire, inaccompli. Alors que le voyage
de
Victor-Flandrin
jusquÕ
Terre-Noire
comprenait
les
diffrentes
caractristiques littraires du voyage initiatique qui arrache le personnage, encore novice, du monde familier de son enfance pour le conduire un lieu de destination dont lÕaccessibilit prsuppose un itinraire intrieur semblable au dplacement accompli dans lÕespace, celui de Nuit-dÕAmbre choue dans lÕpreuve de la lutte contre la sauvagerie. Ses preuves parisiennes ne modifient pas le personnage dont la qute dÕidentit reste en jachre. Christian Morzewski fait le mme constat concernant la fugue de LÕEnfant et la rivire dÕHenri Bosco : Ç dfaut pour le fugueur de savoir o il tait arriv, au moins pouvait-on esprer que la fugue lui apprenne dÕo il venait [É] cÕest--dire cet objet consistant dÕattachement psychique : maison, pays, etc. È1. Dans les initiations traditionnelles, le retour marque la prise en compte du changement, en effet, Ç au terme de leur sjour, les nouveaux initis regagnent leur village, les mres et les filles font mine de ne pas reconnatre les garons [É]. Et ceux-ci affectent de ne plus rpondre leur ancien nom [É]È2. Ë lÕinverse, Nuit-dÕAmbre nÕest pas devenu autre et renforce, au contraire, sa ressemblance avec son grand-pre. Son sjour parisien accompli, Nuit-dÕAmbre nÕest pas plus instruit de sa place 1
Christian MORZEWSKI, Ç Merveilleuses escapades È ou lÕart de la fugue chez Henri Bosco, Cahiers Robinson, Ç Henri Bosco : Rver lÕenfanceÉ È, Christian Morzewski (dir.), Arras, Universit dÕArtois, n¡4, 1998, p.185. 2 Robert BAUDRY, Ç De lÕenfance lÕadolescence ou le parcours initiatique de Martial de Mgremut dans Malicroix È, Cahiers Robinson, ibid., p.133.
547
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dans le monde que de ses lois, sa rapparition Terre-Noire renforce son isolement et son inadaptation aux ralits de lÕagriculture et de lÕlevage. LÕerreur de Nuit-dÕAmbre rside, sans doute, dans le fait que la qute de lÕhumain ne se dfinit pas par un lieu, le topos, qui signe le culte des racines ou de lÕenracinement, mais par rapport un appel auquel il doit rpondre. Pour Catherine Chalier1, lÕutopie, qui se trouve au cÏur de lÕÏuvre de Levinas, est lÕabsence de lieu au sens tymologique de ce terme car, selon la philosophe, lÕhumain nÕa jamais pu rester enracin dans un lieu et rester vritablement humain. Le prsent soud au pass est tout entier hritage de ce pass ; il ne renouvelle rien, il est toujours le mme prsent ou le mme pass qui dure. Ici, le temps ne part de nulle part, rien ne sÕloigne ni se sÕestompe2. Dans ce cas prcis, le souvenir serait dj une libration lÕgard de ce pass. Alors que son petit-fils ne mesure pas lÕenjeu du combat mener, ni les forces qui se trouveront en prsence dans son preuve avec sa mmoire, Nuit-dÕOr-Gueulede-Loup ceint ses reins dÕune large sangle de cuir avant de se mettre en chemin pour affronter les noms, les souvenirs et la prsence des disparus. Il se bte, pour mieux supporter la confrontation et haler le poids de lÕge, afin de marcher vers son pass et monter Ç vers sa mmoire. Pas pas, au rebours de sa vie. È (NA, 365). Le nouveau combat au sein de la fort est celui qui lÕoppose au nom tranch, inarticulable et ha : Ç Il dfit son ceinturon de cuir et sÕen fouetta le torse pour faire taire le nom du pre. Mais le nom ne cessait de mugir en lui. È (NA, 371). Il convient dÕaffronter et de visualiser afin de parvenir un accueil dont lÕultime expression propose le pardon comme lÕhorizon eschatologique de la mmoire et de lÕoubli. Plus que le devoir de mmoire, dont Sylvie Germain apprcie peu lÕexpression, la mmoire relve Ç plutt dÕun travail accomplir, entretenir. [É] il y a des temps avec lÕhistoire, avec la mmoire, prive ou collective, o a relve de la lutte avec lÕange È3. Ainsi, pour Nuit-dÕAmbre, les preuves de la solitude et de lÕinitiation lÕamour filial se poursuivront sur les terres de ses anctres, pour apporter une rponse la question que se pose lÕhomme sur son statut dÕtre humain. La rptition lui permet de se rinsrer dans une gnalogie coupe par lÕHistoire, de revenir sur les pas de son grandpre pour, in fine, sÕen retourner sur la terre de ses anctres et se vivre comme un homme de la famille Pniel. Le dpart ne fut quÕune tape et ne saurait en constituer la totalit, quant son combat, il nÕest que le prlude une initiation dÕun degr suprieur. Il le prpare , ce que Mircea Eliade nomme, une 1
Catherine CHALIER, Levinas, lÕUtopie de lÕHumain, Paris, Albin Michel, coll. Prsence du Judasme, 1993. 2 Emmanuel LEVINAS, Ç LÕobjet et le plan È, Le temps et lÕautre, Paris, Fata Morgana, 1979, p.27. 3 Sylvie GERMAIN, Ç Pour une potique de la mmoire. Discussion È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.239-240.
548
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ç nouvelle naissance, purement spirituelle, [É] accs un mode dÕtre soustraits lÕaction dvastatrice du Temps È1 qui lÕinvite lÕaccueil et la rconciliation. Nuit-dÕAmbre touche ce qui subsistait en lui dÕune Ç zone franche È, Ç aussi troite puisse-t-elle parfois paratre, et difficile localiser et mesurer ; une marge qui permet de prendre du recul, mme restreint, par rapport ce soi dj marque, inform agi de lÕintrieur, pour le mettre en perspective critique È (RV, 12). Le lyrisme pique, avec lequel renoue Sylvie Germain pour Ç voquer ces priodes dÕombre o le prsent merge [É] donne lÕHistoire du sicle lÕampleur des anciens rcits de fondation È2, permet galement de dcrire, dans la profusion de la langue et le rythme biblique, lÕvnement o le prsent se dchire et renoue : Ç il commence ; il est le commencement mme. Il a un pass, mais sous forme de souvenir. Il a une histoire, mais il nÕest pas lÕhistoire. È3. II-3 Fulgurances et dissolutions II-3.A LÕentaille des sursauts traumatiques Ç Tout en tant linaire, le temps procde aussi par zigzags, ruptures, dessinant des boucles, des arabesques. Il nÕen finit pas de renouer ce quÕil avait dli, de runir ce quÕil avait dispers, transformant tout, et ce qui revient est la fois semblable et indit, ancien et neuf. È (ST, 8). Au cours ce chaotique cheminement, la mmoire charge Ç dÕune multitude dÕvnements È (ST, 9), se fait parfois bouillonnante pour se manifester en sursauts. De ces hoquets dsordonns, qui rsonnent dans le prsent des personnages, surgissent, en pagaille, les visages des tres aims et disparus, sans souci de chronologie ou de hirarchie. Cette exprience la lisire du trpas, que traversent Nuit-dÕOrGueule-de-Loup, Magnus ou Laudes-Marie, prend les traits dÕune hydre portant les visages en leurs dissemblances, articulant les noms des tres aims ou dtests, fuis ou recherchs. Sylvie Germain dcrit galement le roi Vertumne, gisant Ç sur son lit de mmoire È, qui Ç voit voler autour de lui les visages de tous
ceux
et
celles
qui
lÕont
prcd
dans
lÕinquitant
mystre
de
la
disparition. Immense effeuillaison o se mlent les proches et les lointains [É]È (C, 156). La mmoire est toujours prte sÕouvrir avec fracas pour laisser se dverser ce qui devait y tre contenu. Lorsque les caveaux sont ouverts pour
1
Mircea ELIADE, Initiations, rites, socits secrtes. Naissances mystiques, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1959. 2 Dominique VIART, Ç crire avec le soupon. Enjeux du roman contemporain È, Le Roman franais contemporain, Paris, Ministre des affaires trangres, ADPF, Paris, 2002, p.150. 3 Emmanuel LEVINAS, Ç LÕobjet et le plan È, Le Temps et lÕautre, Saint-Clment-la-Rivire, Fata Morgana, 1979, p.32.
549
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
fourrager dans les restes et saisir des derniers apparats brillants que les dfunts ont emports avec eux dans la tombe, lorsque lÕaviation ennemie sÕabat sur le cimetire pour faire voler ple-mle ce qui reste des corps, cÕest toute la mmoire de Nuit-dÕOr-Gueule-de-Loup qui est Ç ventre, profane. Toute sa mmoire, et ses amours dÕhier. È (LN, 279). La visite dÕArchibald suffit faire ressurgir le souvenir enfoui chez Elminthe-Prsentation-du-Seigneur-Marie : Ç dÕun coup sa mmoire se craquait, se distordait dans les remugles de souvenirs enfouis sous plus de dix annes dÕoubli, et elle se sentit souille jusque dans son amour, dans ses enfants, et dans ses roses. È (LN, 225). Ë trop se tendre dans le silence et lÕeffroi, la violence de lÕirruption des visions mmorielles brise en morceaux lÕtre qui lÕabrite : Ç Sa mmoire jouait lÕarcher et lui bandait les muscles lÕextrme, les dchirant un un force de tension. [É] Mais ce dernier tir avait vis juste, il lÕatteignit droit au cÏur qui cda comme tous les autres muscles de son corps. È (LN, 228). Un rien suffit parfois ce que le traumatisme de lÕenfance refasse surface, la faille se creuse alors pour une peccadille, un souffle ou un simple crachat. Celui que, ddaigneux, Charlam lance la face de Pierre, produit une dflagration intrieure que le lecteur ne peut comprendre que dans les derniers temps du roman LÕInaperu. Le crachat dpasse largement la scne de lÕhumiliation domestique et parle dÕautre chose encore que de lÕvnementiel du violent mpris ainsi manifest, il ouvre la terreur abyssale de lÕhumiliation publique subie par sa mre alors que Pierre tait enfant. Le corps alors se fige, la dcompensation progressive empche de crier, de pleurer, de bouger et de penser. Le crachat est lÕquivalent de lÕagression verbale pour la psych, contrairement aux coups reus sur le corps, il Ç attaque et disqualifie le moi, il traverse directement le psychisme de lÕagresseur au psychisme de lÕagress, sans filtre ni amorti, bruts, sans surface de rception, sans rceptacle, susceptible de contenir, de lui donner une inscription visible È1. LÕaspect visqueux chappe la saisie, il Ç ttanise, lui fait lÕeffet dÕune mygale, dÕun bubon enfl de pus [É], il ne peut pas lÕessuyer, pas y toucher. Ce crachat est un clou, il lÕassigne la fixit. [É] Un frisson aigu comme une flche de glace jaillit de dessous son crne [É]È (In, 130). Ainsi que le rappelle Claude Barrois : Les deuils, les pertes dÕobjets [É] les pertes objectales, constituent autant dÕeffractions dans le Moi peau, autant de syncopes ou de silences dans la mlodie de lÕexistence du sujet. Le temps trou de lÕenfance est susceptible dÕoffrir un point dÕappel lÕagent traumatisant de lÕge adulte.2
1
Anne-Marie GEORGES, Ç Le vertige du traumatisme. Attraction et terreur abyssales du sujet victime È, Le Journal des psychologues, n¡281, octobre 2010, p.44-50. 2 Claude BARROIS, Les Nvroses traumatiques, Paris, Dunod, 1988, p.205.
550
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Cette remonte la surface du trauma antrieur de lÕenfance nÕest pas un simple cho, ni une rplique tellurique, elle est un dvoilement princeps qui sert, par la reprise de sismes psychiques rests en suspens, lÕlaboration de ce qui jusquel tait rest indicible. Pierre ne pose pas la question de causalit signifiante mais il tablit, dans une complte absence, un lien de dtermination entre lÕvnement
du
pass
et
le
choc
immdiat.
Les
prouvs
du
prsent
sÕagglutinent ceux du pass jusquÕ faire vaciller son monde interne et prcipiter la dissolution de lÕtre dans un puits sans fond : Ç la dislocation qui sÕtait
produite
dans
son
esprit
sous
lÕeffet
du
crachat
lÕavait
frapp
dÕhbtude. È (In, 239). Alors que la temporalit noue le corps au langage, le trauma fige le personnage dans une sidration psychique provoquant mutisme et rtention de toute expression motionnelle. La chane des signifiants est brise et lÕordre du symbolique est court-circuit, alors que lÕimaginaire se trouve comme dsarrim : Ç il manque de perdre lÕquilibre È (In, 132). Pierre traverse le mme processus de dshumanisation que sa mre : Ç [É] demi dpiaut, il se tient de guingois [É] il parat avoir quatre bras [É] qui pendouillent lÕoblique [É] Il a des yeux de chouette et un sourire dÕandouille [É] È (In, 131). Le cri quÕil lance, pour supplier de ne pas rire, nÕest pas matris et se transforme en Ç couinement [É] pathtique È (In, 132). Ce que Pierre doit intgrer lÕexprience actuelle est li la rpulsion prouve devant le spectacle de sa mre dchue Ç nue et salie. Il lÕavait vue titubante comme une ivrogne, et chauve comme un nourrisson ou un vieillard, comme un bagnard È (In, 259), vision qui le rend complice de la foule dans un effroi pouvantable et irreprsentable. Anne Dufourmantelle parle dÕun lieu Ç "mort" en soi È que le sujet Ç portera toute sa vie, comme un espace dsert o sa vie aura t souffle brusquement È1. Le premier objet dÕamour, dform par lÕhumiliation et la dshumanisation, devient le rceptacle des dceptions et des atteintes haineuses du fils qui subit la perte simultane de lÕamour, de la confiance et de lÕadmiration : Il se sentait trahi par elle, [É] mais parce quÕelle nÕavait pas su chapper ces marionnettistes fous qui lÕavaient rabougrie lÕtat de vache, de chienne, parce quÕelle sÕtait laiss pourchasser en plein jour dans les rues, aux yeux de tout le monde. [É] corps satur de blancheur terne o luisaient des crachats. (In, 260)
Pour que Pierre survive cet vnement il aura fallu quÕil sÕidentifie ceux qui ont port les coups, et cÕest justement cela qui ne sÕefface pas et qui brle encore. Cette honte blanche, qui atteint lÕenfant, le touche dans la totalit de son tre et Ïuvre sa disparition. Ç Autant la honte rouge peut tre considre 1
Anne DUFOURMANTELLE, op. cit., p.119.
551
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
comme partielle, sectorise mme si elle est intense, autant la honte blanche est dÕessence catastrophique globale È1, prcisent les psychologues Albert Ciccone et Alain Ferrant. La culpabilit peut tre refoule plus facilement que la honte, cette dernire est enfouie et encrypte. Pierre, enfant, a creus pour enterrer et empiler profondment en lui les Ç couches de souvenirs autour du noyau douloureux,
comme
une
sorte
de
pansement
[É].
Le
noyau
honteux,
lÕvnement et lÕaffect quÕil accompagne sont mis distance, entours par un cordon de scurit, ou une digue. È2. Or, lÕenfouissement ne transforme rien et lÕvnement inattendu et violemment dsorganisateur du crachat fait merger, sous le poids de lÕaprs-coup, la menace interne lie lÕexprience enfantine qui reste intacte et conserve sa potentialit blessante. Le rappel la mmoire de lÕimage Ç de sa mre souille, grotesque et nauseuse È, qui se superpose sans cesse la vision Ç de sa mre revenue en apparence la normalit È (In, 260), trouve, dans lÕexprience avec Charlam, Ç lÕoccasion de prendre forme, de se dployer, de se reprsenter, de prendre sens È3. LÕhospitalisation longue et laborieuse de Pierre permettra de dsenfouir la honte et la rpulsion pour donner une forme et un sens lÕexprience afin que celle-ci puisse tre lie et intgre. Pour Ccile Narjoux, lÕinscription de lÕHistoire dans sa prennit doit passer par Ç le recours ces temps dtachs du moment de lÕnonciation, par quoi lÕHistoire apparat la fois comme rvolue et matrise. È4. Pour elle, les rcits germaniens Ç sÕattachent dceler les traces du pass dans le vcu de ses personnages, et que ce prsent dÕune manire ou dÕune autre doit sÕactualiser dans chacun de ces rcits È5. Comme lÕexprience de la madeleine, dans Ë la recherche du temps perdu, vient soulever Ç le rideau de fond de scne pour dvoiler un arrire-plan invisible jusque-l È6, lÕexprience du trauma dtruit le pass et participe la construction de lÕavenir. Pour oublier encore faut-il avoir su, cÕest dÕailleurs ce trait smantique, souligne Isabelle Sera, qui distingue Ç oublier È de son quasi-synonyme Ç ignorer È : Les Ç souvenirs peuvent tout moment tre perdus Ð " oublis " -, et les oublis peuvent tout moment devenir Ð ou redevenir Ð des souvenirs la faveur dÕun clairage diffrent, dÕune association dÕides, dÕune nouvelle connexion neuronale ou É la faveur dÕun souvenir involontaire.7
1
Albert CICCONE, Alain FERRANT, Honte, culpabilit et traumatisme, Paris, Dunod, coll. Psychismes, 2009, p.17. 2 Ibid., p.80. 3 Ibid., p.33. 4 Ccile NARJOUX, Ç Le prsent de Sylvie Germain È, La Langue de Sylvie Germain "En mouvement dÕcriture", op. cit., p.146. 5 Ibid. 6 Isabelle SERA, Ç Mouvement de la mmoire/mouvement de lÕcriture : la figure de lÕinterpolation chez Proust È, Proust, la mmoire et la littrature. Sminaire 2006-2007 au Collge de France, Antoine Compagnon (dir.), Textes runis par Jean-Baptiste Amadieu, Paris, Odile Jacob, 2009, p.139. 7 Ibid., p.139.
552
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Si on ne peut se souvenir de tout, on ne peut cependant oublier ni gommer. Et dans ce cas l, cÕest Ç lÕtat brut, isols et fragments que sont transmis aux descendants les traces et les restes indlbiles, les noyaux traumatiques È1. Magnus hrite dÕune histoire inconnue et impensable, inaccessible et interdite, retenue dans la trame du filet narratif de Tha. LÕvnement traumatique de la perte de sa mre, qui suscite lÕeffroi, sÕimpose lui de faon persistante et rptitive sous formes dÕimages sensorielles que nous avons tudies dans notre premire partie. La nuit, crit Sylvie Germain : est toujours lÕheure des fantmes, des souvenirs, des traces, des rves ivres et des images flammes sÕenchanant et se juxtaposant allure et intensit variables pour former des fables palimpsestes au fond de nos mmoires, des rcits apocryphes au creux de nos consciences, et que nous nions, ou du moins ngligeons, oublions au matin. Mais la nuit nÕen finit pas de revenir. (P, 27)
Le dsastre de Hambourg sonne lÕheure de Gomorrhe pour le Ç tout petit garon È qui, dfaut dÕtre Abraham, Ç meurt sa mmoire, sa langue, son nom. Son esprit se ptrifie, son cÏur se condense en un bloc de sel. È (M, 98). LÕexpdition punitive et la mise sac des deux villes de Sodome et Gomorrhe, pour chtier lÕimpit et la dissolution des mÏurs de leurs habitants, sont dcrites dans la Gense, Ç lÕternel [É] dtruisit ces villes, toute la plaine, tous les habitants de ces villes, et la vgtation du sol È2. La pluie de Ç soufre et du feu È, associe au raid arien des Allis qui lchent les bombes incendiaires contre une population civile, invite comprendre lÕadhsion au nazisme comme une impit fondamentale. Un autre Sodome et Gomorrhe, proustien celui-l, se rappelle galement notre souvenir et plus particulirement le passage au cours duquel le narrateur sÕentretient avec une dame dont il ne parvient pas retrouver le nom : Ç [É] sÕil y a des transitions entre lÕoubli et le souvenir, alors ces transitions sont inconscientes. È3. Le souvenir et lÕoubli, en tant que constituants de la mmoire, sont ncessairement lis entre eux, mais peuvent galement, sous le souffle de lÕimplosion traumatique, tre rsolument dissocis.
1
Evelyn GRANJON, Ç SÕapproprier son histoire È, La Part des anctres, op. cit., p.50. Gense, 19,24-25. 3 Sodome et Gomorrhe, Ë la recherche du temps perdu, III, dition publie sous la direction de JeanYves Tadi, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque de la Pliade, 4 vol., 1987-1989, p.51. 2
553
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
II-3.B Les affres de lÕamnsie Le roman Magnus reprend son compte la rflexion nigmatique et a priori paradoxale du narrateur de la Recherche : Ç QuÕest-ce quÕun souvenir quÕon ne se rappelle pas ? È. Le surgissement de lÕvnement traumatique entaille la mmoire de lÕenfant, tant ce moment li la mort se situe dans lÕimpossible mmoire et lÕimpensable savoir. Expos au dsastre, lÕenfant est dsincarn, il nÕest plus que regard, il se confond avec lui, absorb tout entier par la vision de la Ç femme-flambeau qui se rduit un tas informe [É]. Il la regarde, la regarde se consumer, se calciner. Il la regarde, yeux grands ouverts, sÕeffacer de sa vue, sÕeffacer de sa vie. Yeux grands ouverts, grands aveugles, il la regarde, la regardeÉ È (M, 94). La lancinante rptition scande le martellement du traumatisme qui bloque, au fond de la gorge et de la psych, Ç tous les mots quÕil connaissait, tous les noms È (M, 98) transforms en matire pierreuse. Le traumatisme, comme un choc inattendu, violent et crasant, anantit, en une Ç commotion psychique È1 soudaine, le sentiment de soi, la capacit de rsister, dÕagir et de penser : En ce trou temporel, un petit garon, sitt mort, est remis brutalement au monde, jet tout nu dans un cratre du monde. Il ne sait plus rien de lui-mme [É]. Il ne sait plus rien de lÕhumanit, il confond la voix humaine et le fracas des explosions [É] Il ne sait plus rien de sa langue [É] È (M, 99)
LÕenfant, en ce nouvel arrachement, disparat et devient tranger lui-mme. Anne Dufourmantelle caractrise le trauma comme un silence fracassant qui efface toute inscription, comme si rien jamais nÕavait exist. Et pourtant, Ç de ce meurtre dÕme, [É] lÕenfant, ne se relve pas, sans cesse, il revient au mme endroit pour cela mme qui a disparu, qui nÕa jamais exist È2. La pulsion de mort se fige dans la rptition et Magnus ne cessera de revenir Ç dans ce lieu dsert o lÕon a tant souffert [É] de la mme manire quÕau moment du trauma on sÕest absent pour pouvoir y survivre È3. Aucun enfant ne peut faire face cette exprience qui allie la destruction la sparation intense et prmature dÕavec sa mre. Le basculement dans le trou noir de lÕamnsie est une faon dÕamortir le choc de la sparation corporelle. Pour reprendre lÕobservation de Freud dans Au-del du principe de plaisir : Ç Un vnement comme le trauma externe provoquera coup sr une perturbation de grande envergure dans le fonctionnement nergtique de lÕorganisme et mettra en mouvement tous les
1 Sandor FERENCZI (1933), Ç La Confusion de langue entre les adultes et les enfants È, Psychanalyse 4, Paris, Payot, 1982, p. 125- 135. 2 Anne DUFOURMANTELLE, op. cit., p.119. 3 Ibid.
554
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
moyens de dfense È1. LÕenfant organise une rponse lÕvnement qui affecte directement sa vie : Ç somnambule, [É] il ne peut rpondre aucune question quÕon lui pose. On le croit sourd ou bien idiot. [É]È (M, 100). Franz-Georg anesthsie la zone traumatique afin de permettre la survie de la partie vivante du moi qui continue de se dvelopper. Quand, enfin, force de tension, sa mmoire se remet en mouvement, cÕest pour glisser en sens inverse, en aval. Il voit se lever de la masse noirtre gisant dans la boue et les cendres une autre femme, une inconnue vtue dÕun tailleur noir, la bouche peinte en rouge, les oreilles diamantes. (M, 105)
Il ne subsiste plus aucun tmoin, le sujet dÕantan lui mme reste effac, Ç Rien o accrocher le moindre souvenir, le corps sÕest rendu lisse comme lÕeau, sans mmoire, sans histoire, sans pass. È2. La partie traumatise Ç est alors comme encapsule et en attente dÕune possible liaison, dÕune possible intgration È3. Plus que la sortie ou lÕexpulsion de lÕenfance, cÕest lÕenfant qui meurt sa mmoire, sa filiation et son nom, Ç jÕtais mort È constate Magnus.
Sans histoire, un autre temps sÕinvite qui contribue maintenir distance et participer lÕlaboration dÕun nouveau monde par un laborieux apprentissage. Franz-Georg Ç rapprend voir, parler, nommer les choses et les gens. Ë vivre. È (M, 13). Son regard se transforme pour scruter et Ç tout graver dans sa mmoire. Elle a t aussi poudreuse et volatile que du sable, il sÕefforce prsent de lui donner une solidit minrale. È (M, 17). Sa mmoire, Ç hors du commun È, quÕil dresse Ç avec vigilance depuis lÕge de six ans, en raction et en dfense la perte de tous les souvenirs de sa prime enfance. [É] travaille sans rpit, enregistre le moindre dtail, ne lche rien. (M, 79). Le dsir de lÕenfant ne se situe pas dans une perspective pistmophile mais se fonde sur un besoin urgent de combler toute menace de manque et de perte, comme si la dynamique de la mmoire se nourrissait de lÕattente et de lÕespoir quÕun jour lÕenfant sera en possession de cet avoir. Dans la deuxime dissertation de sa Gnalogie de la morale, Nietzsche fait un vibrant loge de lÕoubli, qui nÕest pas seulement une inertie, mais une facult active dÕeffacement telle que : Ç Nul bonheur, nulle srnit, nulle esprance, nulle fiert, nulle jouissance de lÕinstant prsent ne pourraient exister sans facult dÕoubli. È4. Les tres que Sylvie
1
Sigmund FREUD, Au-del du principe de plaisir (1920), trad. franaise dans Îuvres compltes, Psychanalyse, vol. XV, 1916-1920, Jean Laplanche (dir.), Paris, PUF, 1996, p.300-301. Il faut rappeler que, chez Freud, le trauma rside moins dans la gravit de lÕvnement subi que dans le caractre inattendu, non prpar de cet vnement. 2 Anne DUFOURMANTELLE, ibid. 3 Albert CICCONE, Alain FERRANT, Honte, culpabilit et traumatisme, op. cit., p.26. 4 Friedrich NIETZSCHE, La Gnalogie de la morale (1887), Paris, Gallimard, coll. Ides, p.76.
555
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Germain voque au sujet de Trakl dans LÕEnchanteur la lyre, souffrent de cet chec de lÕoubli de : ces vies antcdentes ou adjacentes puises car btes dÕun excs de mmoire Ð celles de toutes ces existences passes, de tous ces jadis encore arrims au prsent. Ils tranent leurs ailes macules de boue, de poussire et de sang, demi disloques [É].1
LÕapparente duret que Magnus confre sa mmoire sÕavre inoprante lorsque celle-ci dpose sur le sable la trace du nom oubli qui, sitt inscrit, sÕefface. Par ailleurs, elle ne cesse de revenir en sursaut dÕun ailleurs inlocalisable, dÕun Ç Avant perdument avant È (M, 92) qui, dfaut dÕinscription mnsique charge le corps de garder traces. Sa gorge est Ç reste corche par les rles et les pleurs È (M, 18) et son ventre, sensible aux vrombissements des avions, se tord de nause et de Ç douleurs sourdes È (M, 28). Selon le modle propos par David Rosenfeld2 ou Frances Tustin3, nous pouvons crire que Franz-Georg a cr des Ç enclaves autistiques È qui conservent le traumatisme tel quel, lÕisolent et le conservent jusquÕ ce quÕune Ç situation propice une laboration, une transformation se prsente È4. Ce qui, pour Magnus, se produira sous la forme de la vision hallucine du bombardement de Hambourg. Une intense abraction brasse les souvenirs et brise le barrage de lÕamnsie, la pice manquante du puzzle, Ç Hambourg, instant zro È (M, 99) faisant cho au film Allemagne anne zro5, permet de se saisir de lÕvnement traumatique mme sÕil laisse, toujours dans lÕoubli, les mystres de lÕorigine : Ç En amont de la cave de Hambourg, la nuit de Gomorrhe, quÕest-ce qui se tient ? È (M, 160).
Magnus, pensant avoir tout perdu, ne sait vers quelle mmoire se tourner, empruntant les divers chemins quelles peut proposer. Il confronte les impasses de la mmoire intgrale celles de lÕamnsie traumatique Ç qui incite la mmoire et la nie aussitt È6, il sÕgratigne la ncessit de lÕoubli et ce que le philosophe Giorgio Agamben nomme Ç lÕexigence de lÕinoubliable È. Sylvie Germain prcise dans un de ses articles sur le Ç Souffle de la mmoire È :
1 Sylvie GERMAIN, Ç LÕEnchanteur la lyre (dans le sillage dÕOrphe et de Georg Trakl) È, La Nouvelle Revue franaise, n¡ 518, mars 1996, p.55. 2 David ROSENFELD, Ç Identification and its Vicissitudes in Relation to the Nazi Phenomenon È, The International Journal of Psycho-Analysis, vol.67, part 1, 1985, p.53-64. 3 Frances TUSTIN (1986), Le Trou noir de la psych, trad. fr., Paris, Le Seuil, 1989 et Frances TUSTIN (1990), Autisme et protection, trad. fr., Paris, Le Seuil, 1992. 4 Albert CICCONE, Alain FERRANT, op. cit.. 5 ROSSELLINI Roberto, Allemagne anne zro, Scnario : Roberto Rossellini, Carlo Lizzani, Max Colpet et Sergio Amidei (dialogues), Production Tevere Film, UGC (Paris) avec Edmund Meschke, Ingetraud Hinze et Franz-Otto Kruge r, 1947. 6 Jean-Franois HAMEL, Ç La Rsurrection des morts. LÕart de la "mmoire de lÕoubli" chez Pierre Michon È, Le Roman franais au tournant du XXIe sicle, Bruno Blanckeman, Aline Mura-Brunel et Marc Dambre (dir.), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p.146-147.
556
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Quand la mmoire se dilate, rcoltant et conservant tout ce qui advient, amoncelant en vrac les souvenirs, elle sÕasphyxie. Sature de Ç donnes È, elle ne parvient plus les examiner, les valuer et les trier en consquence ; lÕhypermnsie ne pense pas, faute de temps et dÕespace mental. [É] CÕest le principe de la jachre qui organise des temps de repos afin de prserver la richesse dÕun sol, dÕen relancer la fertilit.1
Le personnage du jeune Franz-Georg qui rve dÕune mmoire en excs, sans faille et sans tri, interroge, lÕinstar du personnage de Hors Champ, ce que Marie Darrieussecq formule de la faon suivante : Ç [É] des deux, oublier ou se souvenir, on ne sait pas quelle est lÕattitude la plus mortifre. È2. Les forces contraires de ces deux versants antagonistes demandent se rpartir en un prcieux quilibre pour ne pas anantir la progression de leur dynamique. Ainsi, Sylvie Germain, au cours dÕune discussion affirme que : Un excs de mmoire finit pas former un tas norme de souvenirs qui empche dÕavancer, qui obstrue le temps, ce qui est aussi grave au niveau des peuples que des individus. [É] Par ailleurs, je crois quÕon ne peut pas imposer compltement une mmoire, en bloc, cÕest impossible. Il nÕy a pas de Ç mmoire pure È, car il y a toujours le jeu des interprtations qui se glisse et sme le trouble.3
Souvenons-nous, sÕil le fallait, de lÕhistorien Pierre Nora qui dnona la frnsie des commmorations et fut amen inflchir son projet sur Les Lieux de mmoire pour signaler le danger dÕun trop de mmoire. La mmoire absolue du personnage Funes, de la nouvelle ponyme de Borges4, le rend fou. Le poids des souvenirs, accumuls Ç comme un tas dÕordure È, crase celui qui se situe hors du temps de notre humanit. Elle dpasse la mmoire artificielle des ordinateurs, dont Paul RicÏur dnonait lÕengouement, et se rapproche davantage de la mmoire nouvellement acquise par internet qui peut se prsenter en une vaine collection de donnes sans hirarchisation, sans oubli ni organisation, qui ne sait lui attribuer un sens. En crant le personnage dÕAurlien dans Hors Champ, Sylvie Germain porte, sur ses terres fictionnelles, les consquences dÕune contradiction apporte ses propos : Ç Il nÕy a non plus dÕoubli intgral [É] È5, tout autant quÕ la pense de Paul RicÏur qui, analysant la notion de trace, prcisait que tous les oublis ne sont pas effacement.
1
Sylvie GERMAIN, Ç Souffle de la mmoire, grce de lÕoubli È, Christus, n¡219, juillet 2008, p.264. Marie DARRIEUSSECQ, Ç Marie Redonnet et lÕcriture de la mmoire È, La Revue des lettres modernes, Ç critures contemporaines.1. Mmoires du rcit È, Paris-Caen, Minard, 1998, p.177. 3 Sylvie GERMAIN, Ç Pour une potique de la mmoire. Discussion È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.239-240. 4 Jorge Luis BORGES, Ç Funes ou la mmoire È, Fictions, Paris, Gallimard, 1957 pour la traduction franaise. Le titre original Funes el memorioso pourrait se traduire approximativement par Funes le mmorieux. Nous remercions Monsieur Jacques Poirier pour cette proposition. 5 Sylvie GERMAIN, Ç Pour une potique de la mmoire. Discussion È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.239-240.
2
557
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
II-3.C La nantisation de lÕtre Alors que La Pleurante des rues de Prague a la consistance des larmes et des douleurs dÕautrui ainsi que le poids du souvenir des disparus, Aurlien sÕefface de la pense et de la mmoire de tous ceux quÕil ctoie. Ç Les tres de chair auraient-ils une ralit plus fragile que les figures fantasmagoriques pleines de nos chagrins et nos illusions ? È se demande Martine LecÏur1 propos de ce roman qui chappe toute saisie raliste ou factuelle. Hors champ est un roman de la disparition rsultant dÕun videment progressif du personnage progressant inluctablement du flou lÕinvisibilit. De multiples interprtations sont au cÏur de cette parabole, la critique Fabienne Pascaud ne dcle aucune raison qui pourrait expliquer cette Ç cauchemardesque transparence [É] Ë moins que ce bel informaticien habitu Ïuvrer dans le virtuel ait t destin sÕy perdre, dans une socit de plus en plus volatile. È2. Alors que la Gense poursuit un processus de dissociation, de diffrenciation et de sparation, Hors Champ, en sa veine fantastique, est le rcit de la d-corporisation et de la d-matrialisation dÕun tre qui conserve une conscience pleine et souffrante, sans quÕil nÕy ait rien spiritualiser de ce mouvement qui revient au tohu-bohu. Aurlien vit lÕenfer de lÕengloutissement mnsique au fil des sept chapitres dÕun roman qui, comme un hebdomadier, suit la mtamorphose du personnage. La mise en page matrialise cette chute, du dimanche plac en haut de page au samedi situ en bas, nous suivons la lente et inluctable descente dans le nant, le temps dÕune Gense rebours. SÕil fallut six jours pour que le Dieu cre le monde, sept jours suffisent pour quÕun homme, fait Ç la ressemblance de Dieu È, en disparaisse. Si lÕhistoire de la subjectivit en Occident est la chronique de la disparition annonce du sujet, avec Hors-champ, elle atteint le processus cratif puisque lÕimage mentale, lÕorigine des romans de Sylvie Germain, peine se reprsenter. Ce nÕest plus une image mais une ide qui sÕimpose et contient Ç un processus dÕeffacement. Plutt quÕune Ç ide È : une ombre blanche È3 qui nous place dans un au-del de la disparition de lÕauteur ou du personnage dans la littrature contemporaine. Selon Ccile Narjoux, Sylvie Germain joue dÕune tension, Ç plus ontologique que narratologique, de lÕhomme priv de pass, oublieux sans doute, mais surtout oubli, et ds lors uniquement port par le prsent. È4. Contrepoint constant la perte, lÕintertextualit foisonnante dans les romans de Sylvie Germain, occupe dans cet ouvrage une dimension tout fait
1
Martine LECÎUR, Ç Du cousu Germain È, Tlrama, n¡3149, 19 mai 2010, p.153. Fabienne PASCAUD, Ç Hors champ È, Tlrama, n¡ 3111, 29 aot 2009, p.47. 3 Ç Les secrets du roman È, propos recueillis par Marine Landrot, Tlrama, n¡3110, 19 aot 2009, p.13. 4 Ccile NARJOUX, Ç Le prsent de Sylvie Germain È, op. cit., p.159.
2
558
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
particulire et fait cho Antoine Compagnon qui, dans lÕintroduction de son Sminaire au Collge de France sur Proust, dfinit la mmoire en littrature : dÕune part, Ç au sens subjectif, il sÕagit de la mmoire dont la littrature est lÕagent, donc de ce dont elle se souvient ; dÕautre part, au sens objectif, il sÕagit de la mmoire dont la littrature fait lÕobjet, donc de ce qui se souvient dÕelle. È1 Les citations et diverses vocations littraires constituent une mmoire culturelle qui pourrait tre mise en danger par lÕeffacement. En reliant ouvertement le texte Ç la jonction de plusieurs textes dont il est la fois relecture, lÕaccentuation, la condensation, le dplacement et la profondeur È2, celui-ci nÕest pas clos sur lui-mme et offre une Ç interaction textuelle qui se produit lÕintrieur dÕun seul texte È3. changes, rsonnance ou Palimpsestes, selon le titre de lÕouvrage de Grard Genette, aucune rfrence nÕest laisse au hasard. Du prnom mme du personnage, qui voque le roman de Louis Aragon4, aux souvenirs de la pice Le Parc du dramaturge allemand Botho Strauss qui fait apparatre les fissures dÕune socit contemporaine en dcomposition en mettant Ç le doigt sur [s]es blessures les plus profondes È5 ; toutes les rfrences littraires sont autant de tentatives pour lutter contre lÕenfouissement Ç dans la mmoire la limite de lÕoubli È (PP, 18). Mme lÕvocation fugitive dÕun haku lu dans le mtro, prsente une forme narrative extrme qui tente, par sa tnuit qui mime lÕvanouissement et la dilution du langage, de sauver quelque chose de la mort. Dans sa matit et sa platitude, il prsente, sans emphase, sans exagration ni thtralit, ce qui sera la fin du personnage. Enfin, et bien sr, le drame de la mtamorphose radicale de Gregor Samsa6 ne cesse de planer au dessus du roman. Celle dÕAurlien, en revanche, est plus diffuse et sensorielle. Elle lui permet de poursuivre, un temps, son volution dans le monde social au sein duquel il dcouvrira progressivement que toute communication avec ses proches devient impossible et que ses multiples tentatives de renforcement existentiel demeurent infructueuses. Confront une effroyable et douloureuse solitude, Aurlien nÕapprend rien sur lui-mme et gure plus sur ce qui serait de la vrit du monde et des autres. Il reste, jusquÕ la fin du roman, dans lÕincapacit dÕinterprter ce qui est inintelligible et inconcevable. Il ne suscite pas le dgot, au moins existerait-il encore, mais il exprimente de son vivant, et en toute conscience, ce que peuvent tre lÕoubli et lÕinexistence. Alors que Ç la 1
Antoine COMPAGNON, (dir.), Proust, la mmoire et la littrature. Sminaire 2006-2007 au Collge de France, Textes runis par Jean-Baptiste Amadieu, Paris, Odile Jacob, 2009, p.9. 2 Philippe SOLLERS, Thorie dÕensemble, Paris, Seuil, coll. Tel Quel, 1968. 3 Julia KRISTEVA, Ç Problme de la structuration du texte È, Thorie dÕensemble, Paris, Seuil, coll. Tel Quel, 1968. 4 Louis ARAGON, Aurlien, Paris, Gallimard, 1944. 5 Ç Botho STRAUSS È, Encyclopaedia Universalis, Ç Thesaurus È, p.3470. 6 Franz KAFKA, La Mtamorphose (1915), dition de Claude David, Paris, Gallimard, coll. Folio classique, 2000, p.23.
559
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
mtamorphose se superpose la nature vritable, qu'on n'oublie jamais tout fait È1, lÕeffacement progressif atteint la notion de trace et de souvenir en une clipse de lÕtre, au-del de lÕtre. LÕhomme, nouvellement invisible, est bien loin de possder des pouvoirs sur le monde qui lÕentoure, il est cras, bouscul : Ç prisonnier de partout, de nulle part, de rien. Squestr dans lÕinvisible, dans lÕoubli. È (HC, 178). De bousculade dans les lieux publics, en ngligence et oublis successifs, son corps, Ç cern, envahi, demi crabouill È (HC, 168), choit dans un chariot de linge sale.
Le personnage poursuit lÕextrme les destins de ceux qui lÕont Ç prcds en ce monde, sortis par une porte puis entrs par une autre È (CV, 40). Ses aeux semblent jeter leurs ombres, tnbreuses et vanescentes sur le prsent du corps dÕAurlien. Au-del de sa conception et de la particularit de lÕexistence ou de lÕessence paternelle que nous avons prcdemment voques, le personnage devient vecteur du projet de lÕanantissement qui sÕest port sur les gnrations antrieures. De son grand-pre, assassin Katyn, et de sa grand-mre, prisonnire Ç aux confins orientaux du pays, [qui] avait disparu son tour sans laisser de traces È (HC, 15), sa mre ne garde quÕune Ç poigne de souvenirs passionnment cels dans sa mmoire È (HC, 14). Aurlien est n de ce Ç pas assez È ou de ce Ç rien du tout È du souvenir qui conduit sa dissolution. Enfant des dchirements de lÕhistoire, Georges Perec a tourn autour de la disparition avec
ses
rcits
autobiographiques
mls
de
fiction
pour
Ç essayer
mticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque choseÉ È2. Pour arracher lÕoubli des noms et des vies, la mre dÕAurlien trouve la force de lÕimagination afin de restituer une histoire et faire de cette bance un rcit des origines qui se nourrit de la lgende : Ç Finalement, je suis ne dans une Atlantide. È (HC, 15). Elle remodle lÕhumanit et tmoigne de la prgnance dÕun souvenir qui traverse les textes3 et reste dans la mmoire des hommes, comme le symbole dÕun paradis perdu alors que lÕhumanit croit arriver son terme. Ë dfaut de photographies de familles, jamais disparues ou jamais prises, la singulire collection des portraits floraux symbolise les disparus et pallie lÕabsence dÕobjet qui, Ç aussi anodin soit-il, nÕa t sauvegard È (HC, 139). La matrialit du support et le choix de la fleur selon les caractristiques du dfunt, constituent une partie visible qui organise la circulation des rcits de lÕhistoire familiale et facilite la transmission, entre les gnrations, du sens dÕune mmoire
1
Claude DAVID, Ç Prface È Franz KAFKA, La Mtamorphose (1915), dition de Claude David, Paris, Gallimard, coll. Folio classique, 2000, p.7. 2 Georges PEREC, W ou le Souvenir dÕenfance, Paris, Denol, 1975. 3 PLATON, Critias ou de lÕAtlantide, trad. Albert Rivaud, Paris, Les belles lettres, 1997.
560
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
familiale. Le petit autel sur la chemine lutte contre ce qui devait demeurer sans image et participe du mme projet que celui dÕIlya Ehrenbourg et de Vassili Grossman qui runirent, dans Le Livre noir, les tmoignages et les documents runis ds 1942 sur le massacre des juifs dÕURSS par les troupes dÕoccupation nazies, car, Ç une silhouette, une histoire, une faon dÕtreÉ cela permet de dsigner È1. La mdiation directe avec le pass, tout autant que la cohabitation des histoires, sÕinterrompt avec Aurlien dont lÕaltration de la reprsentation photographique ne lui permet plus dÕtre maintenu dans la filiation : son Ç visage est rduit une tache ovode, brun roux. Y aurait-il contagion, expansion
du
syndrome
Atlantide ?
È
(HC,
140).
LÕimage,
aussi
floue
quÕinconsistante, fait sombrer le sujet dans lÕillusion dÕoptique. Le personnage glisse de lÕexistence humaine celle du fantme. Il sort du cadre et disparat, dsormais hors champ de la prise de vue et de la pense. Le cataclysme finit ainsi engloutir le fils dans les eaux lgendaires. LÕexprience de dissolution dÕAurlien rejoint le constat de Fernando Pessoa : Ç Tout se mÕvapore. Ma vie entire, mes souvenirs, mon imagination et ce quÕelle contient, ma personnalit, tout se mÕvapore È2. La romancire interroge ce principe, comprendre comme consquence ou absolue solidarit entre le monde et soi-mme : Ç Est-ce parce que le monde alentour sÕvapore quÕ mon tour je me dilue, me vaporise ? Ou bien le monde sÕvapore-t-il mesure que je me perds de vue ? È3. Les diffrents objets de la vie quotidienne dysfonctionnent et deviennent trs prsents dans leur dfaillance. Une mythologie de la modernit sÕeffrite et pointe la dfection qui entoure lÕenvironnement du personnage, ce qui maintient, claire ou assure lÕintimit, cde. La mmoire mme de lÕhumanit peine se reprsenter et la Ç srie de reproductions de peintures prhistoriques È ptit de la panne de la visionneuse. Le spectre de la dmatrialisation touche aux livres des locataires de lÕtage suprieur dbarrasss Ç de leur bibliothque, remplace par un objet magique, un e.book [É] unique lment poids plume dot dÕune mmoire dÕlphant et dÕune intelligence arachnenne È (HC, 12). La mmoire devient numrique et rend plus rapide la menace de lÕeffacement ou de la dformation du texte, Ç DÕun coup un texte peut voler en clats, fracass, par une manipulation maladroite. Il a disparu. È (P, 65). Aurlien, qui achve la mise au propre sur ordinateur du Journal de son demi-frre afin de lÕextraire de lÕoubli car Ç on ne meurt pas compltement tant quÕil reste au moins un vivant pour se souvenir de vous Ð de qui vous tiez, que vous avez exist Ð quand vous-mme avez disparu È (HC, 24), voit le disque dur sÕarrter. LÕanalogie faite entre 1 2 3
Nadine VASSEUR, op. cit., p.178. Cit par Sylvie GERMAIN, LÕOmbre nue, op. cit. Sylvie GERMAIN, ibid.
561
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lÕhomme et lÕordinateur est ici effective mme si elle ne peut tenir quÕun temps. Le problme de stockage et de rcupration dÕinformations nous conduit la nantisation progressive dÕAurlien. Tout se passe comme si les techniques extrmement
sophistiques,
censes
conserver
le pass et prserver le
patrimoine, mettaient en crise les enjeux de la transmission et de lÕhritage. Le manque dÕencre rend les pages illisibles, Ç la premire prsente un gribouillis gristre, la deuxime est encore plus dcolore, la troisime dÕun blanc sale È (HC, 28). La dgradation de la couleur de lÕimmaculation nÕouvre sur aucune piphanie rvlatrice de sens, contrairement la carte postale de Brum dans clats de sel.
En adaptant le roman de Ray Bradbury pour le cinma, Franois Truffaut filme le lien troit qui unit les hommes et les livres. Dans une scne finale de Fahrenheit 4511, le ralisateur prsente un vieil homme, devenu homme livre qui, se sentant sur le point de disparatre, enseigne phrase par phrase un jeune enfant le livre quÕil reprsente afin quÕune forme de civilisation ne sÕteigne pas avec lui. Chaque Ç tre tant un unique livre fait de peau et de sang, fait de gestes, de paroles, de regards, de pas, de rires et de larmes, tout bruissant de mmoire, de songes et de penses [É]È (Ec, 86), toute destruction, limination ou nettoyage des bibliothques mnent Ç des livres brls aux hommes que lÕon jette au feu È2, suivant le mot tristement clbre dÕHeinrich Heine. Auschwitz est, ce titre, le Ç lieu du plus vaste autodaf qui fut jamais perptr È o furent dtruits des Ç Hommes et femmes-livres,
enfants-livres È (Ec, 86) par millions.
LÕinterrogation se dcentre, lÕinvitation de Pierre Fdida, on passe du Ç ct de la perte et du deuil, È o Ç on a encore des objets, on a encore la possibilit de concevoir un objet È celui de la disparition, o on est Ç on est dans lÕinconnu du devenir de soi et de lÕobjet. È3. Hors champ devient alors la grande mtaphore de lÕeffacement et de lÕoubli, pousss leur extrmit par le projet de destruction qui fut rige au XXe sicle. Aurlien tmoigne de ce qui se passe lorsque le souvenir mme de lÕtre sÕefface de son vivant dans la conscience de ses proches le conduisant lÕanantissement. Les images mentales, qui permettent de se reprsenter les objets ou les vnements en leur absence, ont une dimension sociale et affective indniables. LÕamnsie est ici gnrale,
1
Franois TRUFFAUT, Fahrenheit 451, dÕaprs le roman de Ray BRADBURY, avec Lulie Christie, Oskar Wender et Cyril Cusak, production Vineyard Films Ltd, 1966. 2 Saul FRIEDLNDER, Les Annes dÕextermination. LÕAllemagne nazie et les juifs 1939-1945, (2007), trad. de lÕanglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Nazy Germany and the Jews, 1939-1945. The Years of Extermination, HarperCollins, Paris, Seuil, 2008, p.15. 3 Pierre FDIDA, Ç LÕOubli, lÕeffacement des traces, lÕradication, subjective, la disparition È, Humain/dshumain. Pierre Fdida, la parole de lÕÏuvre, Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de psychanalyse, 2007, p.15.
562
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
antrograde et rtrograde. La fixation initiale ainsi que le processus de rappel du pass sont dfectueux. Ainsi en fut-il de lÕextermination nazie qui, au-del de lÕassassinat, visa ce que ne subsiste aucune trace dÕun corps, dÕun tre. Pour Pierre Fdida, Ç la Ç solution finale È consiste en ce que les morts ne sont jamais assez disparus. [É] cÕest cette extravagante vocation nazie dfaire lÕhumanit, non seulement en ne laissant aucune trace, mais aussi en faisant disparatre tout reste. È1. La disparition dÕAurlien condense lÕeffacement et le dracinement total en cho dÕune offensive, que Saul Friedlnder dcrit comme lÕlimination de toute trace, tout signe, Ç tout reste de prsence juive, relle ou imaginaire, de la politique, de la
socit, de la
culture et de lÕhistoire. È2. LÕcrivain
et
psychanalyste Grard Wajcman, rappelle la suite de Jacques Lanzman, que Ç la Shoah fut et demeure sans image È, quÕelle est Ç sans trace visible et inimaginable È, Ç objet invisible et impensable par excellence È3. Ce quÕil tente de reprsenter avec son livre LÕInterdit4, aux pages greves par le lacunaire et lÕeffacement, Sylvie Germain lÕexprime par le vcu dÕun personnage qui perd peu peu tout ce qui fait lÕtre et son appartenance lÕhumanit : Ç Il nÕest pas tant consomm que consum È (HC, 146). Comme le numro inscrit sur la peau pouvait tre Ç la seule trace visible, tangible [É] de la prsence parmi nous de survivants dÕAuschwitz È5, la disparition dÕAurlien du champ visuel de la photographie lÕvince du monde. Ë la disparition du dernier numro, crit Annette Wieviorka, Ç le dernier porteur de cette trace, de cette cicatrice dÕAuschwitz, cette histoire ne sera plus physiquement prsente dans le monde que nous partageons encore avec les anciens dports È6. Conscient que tout sÕeffacera absolument, Maurice Blanchot rflchit jusquÕau vertige au problme de lÕcriture de la disparition et sÕeffaa lui-mme en optant pour la disparition de la prise photographique.
1 2 3 4 5 6
Ibid., p.21. Saul FRIEDLNDER, op. cit., p.15. Grard WAJCMAN, LÕObjet du sicle, Paris, Verdier Poche, 1998. Grard WAJCMAN, LÕInterdit, Paris, Denol, 1986. Annette WIEVIORKA, Auschwitz, 60 ans aprs, Paris, Robert Laffont, 2005, p.176. Ibid.
563
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
IIIÐ LE LIEU PRIVILGI DE LA FICTION QuÕun accident survienne et tous les effacements revivent dans les interlignes de la mmoire tonne Victor HUGO, Les Travailleurs de la mer
III-1 Faire et se dfaire III-1.A Les fantaisies du roman familial LÕin-fans, qui dsigne littralement celui qui ne parle pas, passerait, selon Hlne Cazs, Ç silencieusement sur le chemin de lÕhistoire, o, faute de mots, les vagissements et les pleurs restent muets È1. Cet en de du langage se niche jusque dans le nom de celui qui nÕaurait dÕautre discours que celui quÕon lui prte, qui nÕaurait dÕautre voix que celles des autres, aux tessitures et registres ncessairement affects par des expriences, des savoirs et des rfrences multiples et changeantes. La question qui subsiste est alors de savoir Ç qui parle È chez cet enfant qui assume dÕtre la Ç construction conceptuelle et collective dÕune notion, dÕun personnage de lÕimaginaire È2, qui porte le discours et le dsir dÕun Autre, voire de plusieurs autres. Si Georges Perec dclare, ds lÕouverture du premier chapitre autobiographique de W : Ç Je nÕai pas de souvenirs dÕenfance È, il nÕy aurait pas de parole dÕenfance, tant celle-ci est toujours prcde et Ç surdtermin[e] sinon toujours alin[e] par le discours des autres È3. LÕnonciation dÕun rcit de la premire enfance est alors problmatique, car elle ncessiterait de se dfaire de cette gangue pour extraire une voix qui serait sienne. Pour autant, cÕest bien dans le creux de ce manque que J.-B. Pontalis situe la fragile origine de la parole. Les sens en veil, lÕinfans 1
Hlne CAZES, Ç Miroirs de lÕenfance È, Histoires dÕenfants. Reprsentations et discours de lÕenfance sous lÕAncien Rgime, Hlne Cazes (d.), Laval, Les Presses de lÕUniversit de Laval, 2008, p.XII. 2 Ibid. 3 Jean-Franois PERRIN, Ç Archives des limbes : lÕenfant avant lÕenfance dans la littrature du XVIIIe sicle È, Le Rcit dÕenfance et ses modles, Anne Chevalier, Carole Dornier (dir.), Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, 27 septembre-1er octobre 2001, Presses Universitaires de Caen, 2003, p.144.
564
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
apprhende et comprend le monde qui lÕentoure dans un au-del du langage. Immerg dans un bain de paroles, il apprend Ç le sens des mots et des liens entre les mots et les choses, dans un rseau inextricable dÕmotions et de perceptions, avant mme dÕapprendre parler È1. De la mme faon que pour Pascal Quignard Ç Toujours un infans prcde le locutor È2, J.-B Pontalis dpose comme une signature infans scriptor la fin de son ouvrage L'Amour des commencements3, tant ce Ç muet dans la langue È nous habite tous et suscite le memento : Ç N'oublie pas l'enfant que tu fus et que tu es encore È4. CÕest de cet accs prcieux aux sensations et aux perceptions, parfois confuses, que les personnages parlent. CÕest du lieu de lÕoubli quÕils apprennent parler et se penser, assumant le mme exercice paradoxal que la littrature qui demande, crit Dominique Rabat, Ç une restitution de la part muette du sujet par les mots qui nous en loignent pourtant sans retour È5.
La
premire
fiction
personnelle
quÕlabore
lÕenfant
est
dÕabord
dÕordre
fantasmatique et concerne le traitement des figures parentales. Cette fantaisie romanesque, propre au Ç roman familial È de Sigmund Freud6, sÕapparente au rve diurne et vise Ç accomplir des dsirs, corriger lÕexistence telle quÕelle est È7. Car vient toujours le moment o les parents magnifis, situs dans un monde part par lÕenfant, se heurtent la concrtude de la vie relle. Pour chapper cette impasse et expliquer la situation indite dans laquelle il se trouve,
lÕenfant,
qui
Ç dÕentre
de
jeu,
interprte È8,
labore,
dans
un
renversement de perspective, la trame dÕune fable gnalogique pour faire place conjointement aux parents rels, quÕil ne considre pas comme vrais, et aux parents royaux imaginaires. Les traits de ses propres parents sont ainsi reports sur des parents fictifs, alors que lÕabaissement des parents rels sÕinverse en une toute-puissance absolue. Selon Marthe Robert9, ce processus traverse chaque Ïuvre du genre romanesque qui Ç invente une famille fictive la place de la vraie. È10. Claude Revault dÕAllonnes11 rapproche le fonctionnement du roman familial de celui dÕune soupape de scurit pour lÕenfant qui Ç choisit ce qui est le 1
Chiara MONTINI, Ç Double (et) mtamorphose identitaire dans la langue trangre : Eva Hoffman È, Particularits physiques et Marginalits dans la Littrature, op. cit., p.191. 2 Pascal QUIGNARD, (2007), La Nuit sexuelle, Paris, ditions JÕai lu, 2009, p.16. 3 J.-B. PONTALIS, LÕAmour des commencements, Paris, Gallimard, 1986. 4 J.-B. PONTALIS, LÕEnfant des limbes, Paris, Gallimard, 1998. 5 Dominique RABAT, Ç "Le Chaudron fl" : la voix perdue et le roman È, Les Imaginaires de la voix, tudes franaises, Montral, Presses Universitaires de Montral, vol.39, n¡1, 2003, p.32. 6 Sigmund FREUD, Ç Le Roman familial des nvross È (1909), Nvrose, psychose et perversion, trad. Jean Laplanche, Paris, PUF, 1973, p.157-160. 7 Ibid., p.158. 8 J.-B. PONTALIS, Ç La Chambre des enfants È, LÕEnfant, op. cit., p.16. 9 Marthe ROBERT (1972), Roman des origines et origines du roman, op. cit., p.44-45. 10 Ç Roman familial È, Encyclopaedia Universalis, Ç Thesaurus È, France, 1996, p.3168. 11 Claude REVAULT DÕALLONNES, ætre, faire, avoir un enfant, op. cit., p.198.
565
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
plus propre lÕaider dans son conomie interne È1 afin de pouvoir continuer vivre avec ses parents de la ralit, Ç la fois disqualifis et en quelque sorte rhabilits par cette fantasmatisation È2. Au-del du temps limit de la petite enfance, Auguste Moirou conserve lÕdification de son Ç panthon familial È, o brillent les figures de ses anctres, afin de sÕaffirmer lÕillustre descendant dÕune ligne qui sut passer Ç dÕune dynastie de crve-misre È lÕennoblissement Ç en matant le fauve. È (CM, 47). La geste des hros familiaux, quasi surnaturels, Ç investis des toutes-puissances narcissiques projetes par le sujet qui rend compte de sa propre cration [É]È3, lui permet de sÕaffirmer sans rougir, lÕhritier dÕun Ç arrire-grand-pre qui avait lutt au corps corps, lÕarme blanche, avec une ourse norme [É] È (CM, 47). Ainsi appareill, crit Olivier Douville, Ç chacun peut se croire enfin issu dÕune ligne, dfaut souvent de pouvoir sÕinventer un destin. È4. Ce processus des premiers temps semble toujours lÕÏuvre chez ce personnage qui amplifie la scne originaire afin de la reprendre pour son propre compte Ç et sÕy projeter maintenant prsent et actif [É] È5, puisquÕ Ç diviniser ses parents on devient soi-mme lÕenfant-dieu. È6. Grce cette cration, Laudes conserve lÕespoir ncessaire son dveloppement et prserve ses parents de la couardise. Toujours bienveillants et prvenants, protgs de la menace de la haine, ils restent potentiellement protecteurs et veillent, distance, sur la destine de lÕenfant, comme la bonne-fe-marraine, Ç [É] cache quelque part, [É], toujours prte faire intervenir sa puissance aux moments les plus critiques. È7. Les propos du personnage de Rmi dans Sans famille, Ç Je suis un enfant trouv. Mais jÕai cru que, comme tous les autres enfants, jÕavais une mreÉ È8, semblent noncer une vidence partage par tous les enfants, alors quÕaucun ne peut prtendre assurment quÕil est le fils de sa mre. Aprs Tlmaque, qui dans LÕOdysse rpond Ç On mÕa dit que mon pre tait Ulysse È sans exprimer le doute que sa mre ft Pnlope, Freud affirme, aussi premptoirement, que la mre est certissima. Laudes, pas plus que les autres, ne doute de lÕexistence de celle qui, un jour, viendra la chercher. LÕenfant abandonne, mise au rebus, se rve accder un sauvetage digne de Mose. La lecture de la Bible et la frquentation de Jeannlne lui offrent une possibilit
1
Nicole BERRY, Ç Le Roman original È, LÕEnfant, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1979, p.250. Claude REVAULT DÕALLONNES, op. cit.. 3 Serge VIDERMAN, Ç Comme en un miroir obscurmentÉ È, LÕEspace du rve, Pontalis J.-B. (dir.), Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1972, p. 245. 4 Olivier DOUVILLE, Ç La fratrie : approche anthropologique È, Dialogue, Ç La dynamique fraternelle È, n¡149, septembre 2000, p.32. 5 Serge VIDERMAN, op. cit., p. 245. 6 Marthe ROBERT, op. cit. 7 Bruno BETTELHEIM, Ç Mtamorphoses È, Psychanalyse des contes de fes, Paris, Robert Laffont, 1976, p.109. 8 Hector MALOT, Sans Famille (1878), Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, Des Enfants sur la route, 1994.
2
566
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dÕinterprter lÕabandon parental de faon positive. Ce dernier devient un geste dÕamour et de soins pour permettre lÕenfant dÕchapper lÕimminence dÕun danger : Ç ma bonne mre avait agi pareil avec moi, ma naissance, cÕtait pour me sauver dÕun terrible danger quÕelle sÕtait spare de moi, [É] car srement des assassins nous poursuivaient, elle et moi. È (CM, 21).
Si Laudes imagine ses parents en anges clatants de blancheur, leurs puissances tutlaires signalent la faille de leur amour et de leur capacit protectrice en ce quÕils veillent Ç au bord du tombeau vide È (CM, 28). Les parents dots dÕune Ç capacit dÕaimer et [dÕ]une perfection infinies qui les placent dans une sphre part, bien au-dessus du monde humain È1, ne cesse de se cliver en des reprsentations idalises ambivalentes, tant par leur nombre que par leur inaccessibilit : Ç JÕavais des mres foison et un Pre admirable, quoique invisible et intouchable. È (CM, 27). Plus tard, lÕimago des parents, rvs oiseaux Ç souverains des airs comme des aigles royaux, plus blancs que des circates È (CM,
44),
conserve
la
mme
ambigut.
Nourrissant
sans
doute
son
interprtation positive de la lecture du Ç Cantique de Mose È, dans lequel il est dit que Dieu veille sur Isral Ç Tel un aigle qui veille sur son nid, plane au-dessus de ses petits, il dploie ses ailes et le prend, il le soutient sur son pennage È (Dt 32, 10-11), Roger Godard voit dans la Ç couleur de la puret È des parents, qui Ç semblent montrer la voie du ciel È2, une image plus proche des anges que de lÕoiseau de proie. Or, lÕide du sauvetage est dÕautant plus cruelle quÕil est hypothtique. LÕattente alatoire, sans cesse due et renouvele, place Laudes Ç la tour de guet È (CM, 27) comme Promthe fut enchan un rocher des monts Caucase o un aigle tait appel lui dvorer ternellement le foie qui, toujours, devait se rgnrer. Par ailleurs, lÕavidit conqurante du rapace, dcrite par Sylvie Germain dans Songes du temps3, sÕavre dÕautant plus inquitante quÕelle est renforce par le spectre de lÕinfanticide contenue dans la croyance antique, rappele par Grard Haddad, selon laquelle lÕaigle soumet sa progniture lÕordalie de regarder le soleil : Ç Tout aiglon ne la supportant pas se rvlait illgitime et mis mort. È4. Aussi, le danger est susceptible de surgir au cÏur de lÕexistence dÕun tre dmuni qui retrouve le gouffre inscurisant de la prcarit. LÕattente sÕternisant, le clivage ne peut survivre longtemps 1
Marthe ROBERT, op. cit. Roger GODARD, Ç Sylvie Germain, Chanson des mal-aimants È, Itinraires du roman contemporain, Paris, Armand Colin, 2006, p.24. 3 Ç [É] les hommes, dans leur perptuelle folie des grandeurs et leur insatiable soif de puissance, nÕont jamais song prendre ce banal passereau pour emblme de leurs royaumes et de leurs empires. En revanche, les aigles prolifrent sur les drapeaux des pays conqurants : ailes cartes, Ïil dur, bec acr et serres avides ; ils en imposent ! È (ST, 79). 4 Grard HADDAD, Manger le Livre. Rites alimentaires et fonction paternelle, Paris, Grasset & Fasquelle, coll. Figures, 1984, p.38. 2
567
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lÕpreuve de la ralit, Ç LÕurgence tait extrme. Ils ne sont pas venus. È (CM, 44). La rancune et lÕhostilit, cartes un temps du champ dceptif de la conscience, reviennent en force. Le pass ne parvient plus tre compens par la fantaisie avire narcissiquement valorisante et gratifiante. LÕaigle somptueux chute des cieux et devient une Ç garce de gnitrice È (CM, 47), entranant dans son sillage sa fille dans la boue. Celle qui sÕimaginait descendante dÕaigles blancs est affecte aux tches de la basse-cour : Je pataugeais dans la gadoue, la fiente de volatiles gloussants et cancanants, inaptes au vol, au chant ; des castrs du ciel. Et moi aussi je me sentais chtre Ð ampute de mon pre et de ma mre [É]. (CM, 49)
Laudes dcouvre que, ds avant sa naissance, aucune place ne lui a t rserve et quÕelle ne peut sÕinsrer Ç dans un ensemble de rseaux signifiants qui vont dterminer son identit en tant que membre [É] de la famille particulire qui est la sienne È1. Sans sombrer dans la dpression dite anaclitique, qui caractrise la souffrance de lÕhospitalisme2, elle effectue un patient travail pour apprendre parler partir dÕun passage lÕacte parental trop signifiant, et tre en mesure dÕtablir un texte explorer : Ç jÕafftais mes ailes. Mme les ailes imaginaires ont besoin dÕtre soignes, lustres, dveloppes. Surtout les imaginaires. È (CM, 49). Les Ç petites enluminures È3 que nous crons, lorsque nous voquons notre enfance, deviennent la condition essentielle lÕdification dÕune existence possible. CÕest en prenant conscience de ses origines que Mose parvient sÕlever contre le pharaon et sortir son peuple de lÕesclavage, cÕest en acceptant lÕide de son abandon que Laudes parviendra, par son intense capacit crative, le dpasser et faire advenir dÕune part, un temps historique et dÕautre part, lÕavnement de ce qui sera son histoire. Ce qui se transmet dans les familles ce sont des rcits et des lgendes chargs de passions qui se substituent aux faits objectifs. Ainsi Aurlien, qui Ç ignore tout de son pre biologique È, sait cependant que cet homme, Ç rduit un portrait plus que vague È, est Ç magnifi aux dimensions dÕun mythe. È (HC, 15). Constitutive de la lgende familiale, son vocation est dÕautant plus complexe que les traits qui la composent sont flous, et de ce fait, dÕautant plus alinants. Les fabricants de mythes difient leurs rcits en maniant Ç lÕHistoire de manire perverse pour fabriquer un liant classique. [É]. Ils utilisent des morceaux dÕhistoire relle et ont mis de lÕombre sur ce qui pouvait gner È 4 pour que sÕancre lÕidentification 1
Franoise HURSTEL, La Dchirure paternelle, Paris, PUF, 1996, p.61. Ren-Arpad SPITZ (1965), De la naissance la parole. La premire anne de la vie de lÕenfant, trad. Liliane Flournoy, Paris, PUF, 1968. 3 Ç Quand on pense notre enfance, on se fait des petites enluminures È, propos de Sylvie Germain dans lÕmission Lettres Ouvertes de R. Vrigny, Radio France, France Culture, le 3 avril 1991. 4 Boris CYRULNIK, op. cit., p.138.
2
568
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
une figure totmique. Or, signale Boris Cyrulnik, Ç lÕennemi de la vrit, ce nÕest pas le mensonge, cÕest le mythe ! È1.
III-1.B LÕempchement du romanesque
Si pour J.-B. Pontalis, lÕinfans nÕest Ç pas encore tyrannis par le langage. È2, Franz-Georg lÕest cependant davantage par celui qui parle son sujet. Sa mmoire, faonne par la grammaire idologique du ngationnisme, a ananti lÕide mme que le personnage puisse avoir un pass et sature son histoire de hros valeureux morts au combat. La censure familiale, partage un temps par Lothar, renvoie au tri opr par chacun des membres pour organiser son rapport la ralit et protger lÕimage quÕelle a dÕelle-mme. Ç Ce qui est propos/impos lÕenfant pour alimenter sa propre construction reprsentative et tous les membres de la famille lors du droulement de lÕhistoire familiale, fait lÕobjet, ds le dpart, dÕun filtrage È3 par lequel chacun est tenu de reprendre les termes dÕun discours rest en ngatif qui le prcde et qui signe son appartenance au lien familial. Dans ce contexte, lÕadoption et le vol de lÕorigine ne peuvent se parler et ne cessent de se dire, plaant lÕenfant dans une retenue trange. Porteur dÕun secret centr sur son origine, Franz-Georg ne pose pas de question, comme si Ç le dveloppement de son aptitude au romanesque È ne permettait pas, comme cÕest le cas dans la nvrose, Ç lÕlaboration dÕun roman familial visant construire un phantasme de lÕorigine È4. De plus, lÕidalisation, dj lÕÏuvre dans le discours maternel, entrave son utilisation normale
dans
lÕlaboration
romanesque
infantile
et
barre
le
dsir
dÕinvestigation. Franz-Georg tente de prserver le plus longtemps possible le roman maternel Ç force de dtours et de travestissements È5, sans que lÕon sache, prcise Marthe Robert, Ç qui lÕemporte en fin de compte de la pit ou du reniement È6.
Aussi reste-t-il au bord de son amour, observer Ç avec
perplexit du fond de sa solitude dÕenfant unique, surtout son pre, qui lÕintimide et auquel il nÕose jamais poser de question È (M, 18). Passif, en qute perdue de reconnaissance et dÕattention, Ç Franz-Georg ne trouve ni lÕaudace ni les mots [É] il ravale des larmes dÕimpuissance de ne pouvoir exprimer ce quÕil pense et ressent [É]. È (M, 19). Comme il est difficile de parler et de sÕaffirmer lorsque 1
Ibid., p.156. Ç J.-B. PONTALIS È, propos recueillis par Martine Landrot, Tlrama, n¡311, 26 aot 2009, p.1113. 3 ANDR-FUSTIER Francine et AUBERTEL Franoise (1994), Ç La Censure familiale : une modalit de prservation du lien È, Revue de Psychothrapie Psychanalytique de Groupe, 22, p. 47-59. 4 Micheline ENRIQUEZ, Ç Le Dlire en hritage È, Transmission de la vie psychique entre gnrations, Kas Ren, Faimberg Hayd (dir.), Paris, Dunod, 1993, p.92. 5 Marthe ROBERT, op. cit., p.46. 6 Ibid. 2
569
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lÕon est parl, manÏuvr et rduqu ds son plus jeune ge. Ainsi en est-il de la description, aujourdÕhui dsute, que Maud Mannoni faisait de lÕenfant appel Ç arrir È qui, lorsquÕil est trait en sujet, plonge dans lÕangoisse : Ç il perd tout coup tout repre dÕidentification. Il ne sait plus qui il est, ni o il va. Et souvent la tentation sera grande pour lui de rester dans une quitude dbile plutt que de sÕaventurer seul dans lÕinconnu. È1. Franz-Georg est livr corps et me une parole qui remplace la Ç parole vraie È, il est livr aux caprices du pulsionnel dÕun autre dans un jeu pervers qui sÕignore. Comment se lancer dans lÕapprentissage alors que la perversion du savoir et du langage interfre sur le savoir des
origines
et partant,
de
la
situation
historique ?
Magnus
vit
quotidiennement dans le cocon de lÕunivers familier o il Ç est tenu lÕcart des conversations dont il saisit cependant des bribes È (M, 25) et nÕest pas en mesure de trouver le sens des mots qui plombent son quotidien Ç typhus È, Ç guerre, ennemi, dfaite È (M.25). Il est immerg dans un rapport au langage que Sylvie Germain a dcrit dans Le Livre des Nuits, Ç Il se trouva en effet des hommes qui truqurent tel point la libert de nommer et le jeu des ressemblances quÕils les faussrent totalement È (LN, 268). Un brouillard de fume entoure les activits du pre : Ç magicien de la sant È qui exerce dans un lieu nimb de mystre, il Ç reoit des patients, par milliers, dans son vaste asile de la lande, et tous souffrent certainement de maladies contagieuses puisquÕils nÕont pas le droit de sortir. È (M, 19). LÕtude que proposent Nicholas Rand et Maria Torok de LÕHomme au sable de Hoffman2, la lumire du sens double et conjugu de heimlich, (ce qui est familier et en mme temps tenu secret), rapproche la situation du hros Nathanael celle de Franz-Georg. Tous deux sont troubls par le comportement mystrieux de leur pre, dont les agissements restent impntrables leur curiosit et leur investigation dÕenfant : Le secret qui sÕinsinue de la sorte dans le foyer est lÕorigine du sentiment dÕinquitante tranget Ð de la terreur pnible et angoissante (unheimlich) qui treint Nathanael. Victime de la dissimulation dsordonne des adultes, lÕenfant vit dans lÕatmosphre accablante du silence, avec la douleur sourde de ne jamais pouvoir sÕexpliquer ce dont il souffre.3
Franz-Georg est en proie lÕincertitude : Ç Dans son esprit, ils fuient un ennemi redoutable nomm typhus, venu de tous les coins de lÕEurope. Est-ce la mme fivre que celle qui a failli le tuer moins de deux ans auparavant ? Alors ses
1
Maud MANNONI (1964), LÕEnfant arrir et sa mre, op. cit., p.175. Ernst Theodor Amadeus HOFFMANN, Ç LÕHomme au sable È, Trois contes, Paris, Aubier, 1947, p.32. 3 RAND Nicholas et TOROK Maria, Ç LÕInquitante tranget de Freud devant LÕHomme au sable de E.T.A Hoffmann È, Le Psychisme lÕpreuve des gnrations. Clinique du fantme, Tisseron Serge et al. (dir.), Paris, Dunod, coll. Inconscient et culture, 1995, p.46. 2
570
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
oncles seraient morts en vain, et la lgende familiale ne serait plus quÕun leurre. È (M, 26). LÕimaginaire de ses scnarii lui permet de mettre en scne et en forme son lien sa petite enfance. Lorsque le rapport la ralit est trop perturb, le rapport la vitalit est atteint et ne donne aucune envie de sÕidentifier ou Ç dÕentrer dans le rang des adultes È (M, 37), dÕautant plus que ceux-ci ne sont pas des rfrences stables ; ils Ç dconcertent È et sont incomprhensibles tant par les Ç propos bizarres È (M, 18) que par leur manque de fiabilit qui les amne changer Ç de nom comme de chemise È (M, 38). Sylvie Germain, lors dÕun entretien radiophonique, constate que lÕenfant est confront : des questions sans avoir les mots pour les formuler, il nÕa pas les moyens ni au niveau du langage, de la connaissance et de la maturit pour comprendre ce qui se passe, les incohrences É Le monde adulte est notre rfrence et notre protection et pourtant, on sent trs tt que le monde adulte nÕest pas fiable [É]. Le monde adulte est assez tnbreux [É] trange, complexe et assez menaant et on le comprend Ð cÕest plus tard - quÕil est possible de le rflchir en un langage un peu plus structur.1
Magnus se comporte, lÕendroit de ce monde mystrieux, incomprhensible et mouvant avec un soigneux vitement. Contrairement aux autres enfants germaniens, il lutte contre lÕinvestissement de la sphre cognitive : Ç [É] il ne cherche pas approfondir sa comprhension [É] le peu quÕil en dchiffre ne lui parat gure captivant. Il devine quelque chose de mesquin, de misrable [É] È (M, 38). Pour sÕapproprier le sens que revt pour eux le monde extrieur, les enfants doivent dcoder lÕimplicite qui prside aux comportements et aux discours de leurs proches. Si lÕenfant ne peut mettre du sens sur ce quÕil ressent, ou si ses motions ne sont pas reconnues et valides par les adultes en qui il a confiance, il peut faire en sorte de les oublier : Ç Il y a pire les adultes sont capables de tout casser, tout brler [É] voil qui dpasse lÕentendement du jeune Franz. Il a entendu des histoires invraisemblables ce sujet, [É] È (M, 38). LÕadulte ne peut rien expliquer, il ne donne pas sens et nÕinterprte pas les signes qui se prsentent lÕenfant, il nie et se dtourne de la discussion. Le dni atteint la langue et laisse Ç la pense plat [É] en miettes È (M, 39), tel point quÕelle ne peut assimiler Ç les rvlations È inconcevables et insenses qui Ç provoquent une dflagration mentale È (M, 38). Ç La mre loin de lui expliquer quoi que ce soit, [É] refuse dÕen discuter, elle sÕacharne mme nier les faits, allant jusquÕ taxer les informations de mensonges, et de trucages [É] Franz ne sait ni comment ni quoi penser, il a du mal distinguer les frontires du rel, 1
mission Ë voix nue : Sylvie Germain. Ç Fcondits. Le corps dans tous ses tats. Le sentiment de la nature. Le silence du sacr. Vertiges de lÕcriture. È. Srie dÕentretiens proposs par Anice Clment, Radio France, France Culture, 27,28, 29, 30 et 31 janvier 2003.
571
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
faire la part entre la vrit et les mystifications [É]. È (M, 39). Magnus se Ç remplit È alors des explications de Tha pour combler le vide laiss par celles quÕil ne parvient pas laborer lui-mme. Les claircissements rationnels nÕpuisent pas le sens quÕil met sur les vnements auxquels il est confront car, Ç LÕenfant prfre une explication fausse sur le plan logique que pas dÕexplication du tout È1. Bernard Golse distingue ce sujet le plan du savoir et du non-savoir rationnel et le plan du savoir et des non-savoirs irrationnels, affectifs et fantasmatiques. Magnus Ç coute les ordres qui lui sont chuchots sur un ton de confidence imprieuse, et obit sans discuter. [É] il garde pour lui ses tonnements, ses doutes et ses questions, et les laisse mrir gravement dans sa solitude È (M, 27). Il ne dispose plus de cette soif de savoir qui permet aux autres enfants germaniens de trouver des lments de comprhension et de connaissance favorables leur engagement dans un monde jusque l dvoy. Il matrise mal la lecture et ne peut se lancer dans lÕaventure de la saisie du monde par ses propres moyens, Ç il lui est plus difficile de sÕenqurir du sens dÕun mot dans un dictionnaire que de lÕemplacement et de lÕtendue dÕun continent dans un atlas È (M, 25). LÕtat dÕignorance et dÕengourdissement le protgent des atrocits, ses Ç questions butent contre un mur de stupeur tant elles sont monstrueuses. È (M, 39).
Franz-Georg reprsente la face opaque de lÕpistmophilie enfantine, lÕennemi intrieur lÕamne connatre la Ç passion de lÕignorance È dcrite par Jacques Lacan, Ç [É] il prfre se tourner vers lÕclipse de son propre pass et scruter cet trange trou noir qui a englouti sa petite enfance È (M, 40). La sublimation intervient quand lÕapprentissage est susceptible dÕapporter le plaisir de la connaissance, Ç lÕinvestissement sublimatoire du savoir suppose un besoin de parfaire la connaissance que lÕon a de soi et du monde. [É] pour tenter dÕaccder un idal de savoir [É] È2.
Pour que Magnus cde lÕenvie de grandir, il
faudrait que la satisfaction et le plaisir de devenir un tre dot de connaissance lÕemportent sur le dsir dÕtre protg dÕune Ç vrit quÕil pressent hideuse È (M, 40) et quÕil faudra se colleter des annes durant lors dÕun hypothtique avenir. SÕil gardait, malgr les mensonges et les non-dits, confiance en ses propres capacits donner sens ce qui se passe, se cache et se tait, il devrait reconnatre que sa mre et son pre lui mentent, le leurrent et se drobent. Plutt que dÕaffronter la ralit du traumatisme, il apprend rester sourd ses propres motions jusquÕ lÕinvitable dvoilement. Devant les photographies des 1
Bernard GOLSE, Ç Savoir ou ne pas savoir È, Contraste, n¡9, 1998, p.5-12. Daniel MARCELLI, Ç La Relation matre-lve : une subtile perversion toujours lÕÏuvreÉ È, Le Tlmaque, Ç LÕAmour des enfants È, Caen, Presses Universitaires de Caen, n¡17, mai 2000, p.57. 2
572
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
camps quÕil dcouvre dans les journaux, Magnus connat le mme phnomne de sidration que Sylvie Germain a pu prouver lors de la visite dÕun camp en Alsace, alors quÕelle avait neuf ans, : Ç Je me suis trouve dÕun coup propulse dans un monde incomprhensible. Ce lÕest dj pour lÕesprit humain, ce lÕest totalement pour une enfant qui nÕavait aucune ide que cela avait exist. Cette horreur mÕest tombe dessus. È1. Les images, btes de telles motions, restent insenses tant quÕon Ç ne peut pas les situer et en faire un rcit È2. Or, en lÕabsence de mise en mots par celle qui lui sert de repre, lÕenfant ne peut trouver de cohrence aux vnements. Que penser, que dire, que ressentir, comment savoir, et que savoir, quand ce qui se dvoile est de lÕordre de lÕhorreur et met en dfaut la parole maternelle qui a su pourtant tre du ct du doux rconfort ? Pour Georges Bataille3, le plus violent dans cette situation, est que les bourreaux et les assassins furent des proches et des semblables. Le dvoilement de la vrit altre lÕimage parentale comme ple dÕidentification, autant que lÕimage que lÕenfant a de lui-mme en voyant sÕeffondrer ses assises identitaires. Il doit se penser dornavant lÕenfant Ç dÕun bourreau doubl dÕun lche, et dÕune criminelle par complicit, sottise et vanit. È (M, 74). La dcouverte de Franz-Georg est proche de celle du personnage de la nouvelle de Peter Schneider Vati4, qui sÕinspire de lÕinterview de Rolf Mengele paru dans le magazine allemand Bunte en 1985, dans lequel il raconte son dchirement Ç entre son admiration, enfant pour son "oncle" sud-amricain, et la nouvelle reue, onze ans, quÕen ralit cet oncle tait son pre, ce pre, un Mengele, un assassin de masse È5. Nous sommes ici bien loign de ce qui constitue la fin du Ç culte aveugle qui rsumait nagure tous [l]es jugements È du jeune enfant lÕgard de ses parents È
6
et qui signe une tape dans lÕlaboration du roman
familial. Les parents de Franz-Georg ne lui sont pas devenus mconnaissables et trangers en raison de la dcouverte de leur visage trop humain, cÕest leur monstruosit mme qui ne permet plus le rcit dÕune quelconque fable biographique
qui
viendrait
arranger
et
expliquer
lÕinexplicable
dÕun
tel
changement. Que faire de lÕabject et de lÕinnommable ? Quelle transformation cela suppose-t-il pour que le sujet puisse vivre lÕassurance de nÕtre pas 1
Sylvie GERMAIN, entretien avec Anne-Marie Pirard, Ç Des larmes et de la grce È, La Cit, 19 mars 1992. 2 Boris CYRULNIK, op. cit., p.32. 3 Ç Ce quÕil y a de troublant, cÕest que ceux qui taient des bourreaux avaient des enfants, avaient leurs femmes des sentiments humains, avaient des relations humainesÉ et prouvaient sans doute ce que nous prouvons. È cit par Pierre Fdida, Ç LÕOubli, lÕeffacement des traces, lÕradication, subjective, la disparition È, Leon du 27 fvrier 2001, Humain/dshumain. Pierre Fdida, la parole de lÕÏuvre, op. cit., p.56. 4 Peter SCHNEIDER, Cet homme-l, trad. Nicole Casanova, Paris, Grasset, 1987. 5 Anne-Lise STERN, Le Savoir-dport. Camps, histoire, psychanalyse, Paris, Le Seuil, coll. La librairie du XXIe, 2004, p.288. 6 Marthe ROBERT, op. cit., p. 46.
573
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
contamin ?
Le
profond
remaniement
qui
en
rsulte
met
jour
son
Ç impuissance anantir cette ascendance nauseuse, ou au moins rclamer des comptes ces parents quÕil a aims avec une innocence quÕil juge prsent coupable, se traduit en violente inimiti lÕgard de lui-mme. È (M, 74). Ainsi en est-il de la recherche de son origine qui, crit Michel Foucault, Ç ne fonde pas, tout au contraire : elle inquite ce quÕon percevait immobile, elle fragmente ce quÕon pensait uni, elle montre lÕhtrognit de ce quÕon imaginait conforme soi-mme È1. La psychanalyste Anne-Lise Stern, qui avait vingt-deux ans lorsquÕelle fut dporte Auschwitz-Birkenau au printemps de 1944, crit que pour tout un chacun des gnrations postnazies, Ç la petite et la grande histoire se sont noues dans la poubelle des camps È2. Ce natre aprs et ce natre de rendent Ç impossible de faire le deuil de ses parents, de les tenir distance [É]È (M, 80). Franz-Georg doit traiter son rapport aux figures parentales dont les ombres portes le poursuivent au-del de leur disparition. La lutte continuelle qui sÕengage entre la coexistence simultane de lÕaffection et de la rpulsion ne se satisfait plus du clivage enfantin en fe et en sorcire, en ogre et en roi. Il est intressant de constater, quÕune fois encore, le parcours individuel de FranzGeorg croise la problmatique dÕun peuple qui doit btir une identit collective sur la conscience de la culpabilit. Andreas F. Kelletat tudie brillamment le discours identitaire actuellement lÕÏuvre en Allemagne qui se scinde en deux, avec dÕun ct : une prise de position de plus en plus tranche mais galement de plus en plus simplificatrice sur la culpabilit de lÕAllemagne et le concept dÕune nation de bourreaux, de lÕautre des voix revenant obstinment sur lÕinjustice subie par le peuple allemand lui aussi et revendiquant ouvertement pour lÕAllemagne le statut dÕune nation de victimes. 3
Est-ce un hasard si, trois annes avant la parution de Magnus, est dit en Allemagne Der Brand4 (LÕIncendie), dans lequel lÕauteur, Jrg Friedrich, Ç dcrit avec verve et force dtails la destruction des villes allemandes par les bombardements allis È5 ? Le face--face avec lÕinhumain place Franz-Georg devant la ncessit de natre symboliquement et dÕassumer lÕhritage de la Shoah jusquÕ ce quÕelle devienne un horizon rfrentiel6.
1 Michel FOUCAULT, Ç Nietzsche, la gnalogie, lÕhistoire È (1971), Dits et crits, Tome I, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2001, (1994), p.1006. 2 Anne-Lise STERN, op. cit., p.7. 3 Andreas F. KELLETAT, Ç LÕIdentit allemande en pleine volution : dÕune nation de bourreaux une nation de victimes È, Particularits physiques et Marginalits dans la Littrature, op. cit., p.158. 4 Jrg FRIEDRICH, Der Brand. Deutschland im Bombenkrieg 1940-1945, Mnchen, Propylen, 2002. 5 Andreas F. KELLETAT, op. cit. 6 Voir Philippe MESNARD, Consciences de la Shoah, Paris, Kim, 2000, p.36-40.
574
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
III-1.C LÕinvention affiliative et lÕinsurrection langagire
Chez Nuit-dÕAmbre, la manÏuvre imaginaire est de lÕordre de lÕinsurrection tant elle vise revendiquer plus quÕ Ç sÕinventer dÕune autre filiation È1. Il adopte divers mouvements dÕattaque pour mettre distance et prouver la solidit du cadre, dans un processus qui drive fondamentalement de celui que le petit enfant utilise pour se rendre matre de son corps. De la mme faon quÕil ne cesse de se dfaire du cri maternel en le saisissant dans lÕappui dÕune matrialit afin de le jeter au loin et de se dgager de son tranchant, NuitdÕAmbre tente une appropriation de soi en sÕextrayant de lÕespace familial et de la filiation. Il fait un effort considrable pour ne pas avoir intgrer lÕintrieur de lui la palette des identifications et des invitables deuils. CÕest contre lÕvidence de Freud, qui dclara une patiente qui entrait pour la premire fois dans son cabinet Ç Eh bien, je sais dj quelque chose sur votre compte ; vous avez eu un pre et une mre ! È2, que sÕlve Nuit-dÕAmbre. En se crant une gnalogie fantastique, il prtend effacer tout ce qui peut le relier des parents qui, reconnus vaincus, lÕentranent vers la dvalorisation. Rappelons-nous en effet que Jean Guyotat, en prolongeant les travaux de Sigmund Freud au-del du roman familial, souligne que la constitution du lien de filiation est fonction de lÕorganisation narcissique de lÕindividu : Ç CÕest pour garder une rfrence des parents idaux, constitutifs cette priode dÕune bonne image narcissique de soi, que lÕenfant invente un roman familial et peut se sentir descendre de parents autres que ses parents rels. È3. LÕadmiration que porte Nuit-dÕAmbre pour Ç les grands explorateurs de lÕhistoire È et son affiliation Ç ces gens-l È (NA, 118) quÕil espre tre de sa famille, lÕinvite se lancer sur les terres vierges de la cration de lÕorigine. Le questionnement sur son origine passe par un mythe de la naissance qui dlivre une version du monde dont lÕalphabet toucherait une vrit de lÕhomme : De quel obscur accouplement tait donc issu lÕtrange rejeton humain ? Rsultait-il dÕune fornication commise entre les btes et les dieux, ou entre les lments et les dieux ? Ou peut-tre encore dÕune mystrieuse lutte amoureuse et trs barbare surgie lÕintrieur de la nuit mme ? (NA, 203)
Situe hors dÕune temporalit vcue, la Ç valeur exceptionnelle accorde la connaissance des origines È fonde Ç la certitude dÕun autre commencement [É] point incandescent suspendu dans un illo tempore qui est lÕorigine du temps
1
Olivier DOUVILLE, Ç La fratrie : approche anthropologique È, Dialogue, Ç La fraternelle È, n¡149, septembre 2000, p.32. 2 Ernest JONES, La Vie et lÕÏuvre de Sigmund Freud, tome 2, Paris, PUF, 1961, p.429. 3 Jean GUYOTAT, Mort/naissance et filiation, Paris, Masson, 1980, p.52.
dynamique
575
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
historique du sujet È1. Le commencement absolu de la naissance du hros est dfini par Bela Grunberger2 comme celui qui ne veut devoir sa vie personne. Nuit-dÕAmbre y puise la confirmation de son existence singulire, puisquÕil rsulterait de lÕunion de deux tres surnaturels et sacrs, chappant ainsi aux contraintes de la procration et de la naissance de lÕhumaine condition. En se dbarrassant du poids de la scne primitive, Nuit-dÕAmbre chappe la finitude de la chane des gnrations et gote aux ventualits sduisantes des fantasmes qui, soulignent Janine Chasseguet-Smirgel, Ç appellent vers le grand large. [É] invitent au voyage È3. Ç Nuit-dÕAmbre-Vent-de-Feu se passionna cette poque pour les grands cycles lgendaires qui racontaient la naissance, la vie et les combats des dieux ainsi que les grands rcits piques relatant les aventures dÕhommes-hros. È (NA, 204). Nuit-dÕAmbre rejoue les fantasmes originaires et les violences primordiales, fondements de la vie psychique et de lÕhumanit mme, en une scnographie hauteur du sujet. Celui qui tente de reconstituer un destin individuel en rpudiant ses origines, en reniant sa famille et en se voulant Ç sans attache, ni nostalgie È (NA, 135), reste, nonobstant, fidle la filiation en faisant appel une mmoire humaine la plus lointaine, Ç celle dÕun oral principiel [É] mode premier de lÕexpression du mythe È4. Il se remmore les vnements mythiques fondateurs, que Mircea Eliade5 avait analyss dans son tude des socits anciennes.
Ainsi, lÕenfant crateur, que Laurent Demanze appelle Ç lÕenfant-romancier È, Ç va reconfigurer suivant sa capacit remanier des donnes htrognes et rlaborer une matire diverse È6 ce qui lui prexiste. Les sdiments, denses et pais, des mythes culturels et familiaux qui saturent sa mmoire, les lectures et les bribes du rel, font retour considrablement enrichis de liens, dÕassociations, pour tre repris, transforms et ravivs par la pression Ïdipienne pour devenir, sous lÕeffet dÕun processus secondaire,
une nouvelle matire fictionnelle
bruissante dÕallusions et de rfrences. Nuit-dÕAmbre tente de sortir de lÕobscurit du dsordre, de la bance et du non sens de son univers, proche de la situation chaotique prcosmique. En se rvant Cronos, il devient le plus jeune des sept Titans, qui, arm par sa mre dÕune faucille en silex, surprend son pre Ouranos dans son sommeil pour le chtrer. Ç Les dmiurges distinguent, 1
Serge VIDERMAN, Ç Comme en un miroir obscurmentÉ È, op. cit., p. 247-248. Bela GRUNBERGER, Le Narcissisme, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1975. 3 Janine CHASSEGUET-SMIRGEL (1986), Les Deux Arbres du jardin. Essais psychanalytiques sur le rle du pre et de la mre dans la psych, Paris, Des femmes, 1988, p.35. 4 Andr SIGANOS, Mythe et criture Ð la nostalgie de lÕarchaque, Paris, PUF, 1999, p.6. 5 Mircea ELIADE, Mythes, rves et mystres, Paris, Gallimard, 1957. 6 Laurent DEMANZE, Gnalogie et filiation : une archologie mlancolique de soi. Pierre Bergounioux, Grard Mac, Pierre Michon, Pascal Quignard, Thse de Doctorat, sous la direction de Dominique Viart, Universit Lille III, 2004, [dactyl.], p.6.
2
576
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dcoupent, mettent de part et dÕautre È1, aussi, le tranchant de la serpette castratrice doit sparer et mettre fin, par la rupture radicale, la confusion qui fait coexister trop troitement le monde des vivants et celui des morts. Par ailleurs, la revendication dÕun nouvel tat : Ç Je suis orphelin et je veux le rester È, passe par lÕexpropriation de la maison familiale de Terre Noire pour adopter un nouveau territoire : Ç jÕai trouv ma maison. CÕest une cabane en bois avec une lucarne, une chiotte jolie faire crever les rois de jalousie. È (NA, 77). Nuit-dÕAmbre procde par le dni total et massif de la dette en refusant lÕunivers relationnel familial dans son ensemble qui devient, peu ou prou, un ennemi qui nÕa pas assez donn. Les latrines, espace rduit et malodorant, figurent Ç le groupe famille dans ce quÕil a de plus primaire, et surtout de plus archaque È2, alors que le terrain dans lequel il volue est un accroc dans le tissu du hameau, un espace de respiration, un lieu vierge Ç sans autre histoire que celle quÕil y inventait. È (NA, 47). Ë lÕinstar du concept de Ç Tiers paysage È invent par Gilles Clment3, ces lieux, dlaisss par lÕhomme ou inaccessibles la domestication, offrent en marge du groupe et de la soumission au pouvoir, une riche diversit biologique lÕenfant abandonn. Par sa mallabilit, ce terrain, ouvert la rencontre et la transformation du monde, lui permet de se rendre matre de lui-mme et de son histoire. Par le marquage et sa matrialit souple, il supporte la transfiguration du rel et participe au dveloppement de lÕtre. Dans Sens unique, Walter Benjamin crit, au sujet des enfants et de leur got pour les dchets, quÕils Ç reconnaissent dans les rsidus le visage que lÕunivers des choses leur prsente eux seuls È4. Georges Lemoine5, qui consacre un article sur les Ç lisires et marges È dans lÕÏuvre de Jean-Marie Le Clzio, souligne que : Les mouvements de dcouverte, de construction, de destruction dessinent une sorte de trajet en spirale ncessaire au processus appropriatif. [É] Il offre un espace de dploiement qui permet de grandir et de se trouver passant par la destruction de ce que lÕon a trouv/cr ou fabriqu.6
Cette lecture, qui se nourrit des apports de Freud et de Winnicott, souligne lÕimportance de la facult de transfigurer le rel par le jeu qui constitue les premires traces de lÕactivit cratrice et potique chez lÕenfant. La ncessit de rassembler les dbris pars de son tre en sÕprouvant, dans et face lÕespace 1
Ys TARDAN-MASQUELIER, Ç Les mythes de cration È, Encyclopdie des religions, op. cit., p.1543. Albert CICCONE, Alain FERRANT, Honte, culpabilit et traumatisme, op. cit., p.141. 3 Gilles CLMENT, Manifeste pour le Tiers paysage, ditions Sujet/objet, collection LÕAutre Fable, 2005. 4 Walter BENJAMIN, Ç Chantier È, Sens unique, prcd dÕUne Enfance berlinoise, trad. Jean Lacoste, Paris, 10/18, coll. Domaine tranger, n¡ 3214, 2000, p.119. 5 Georges LEMOINE, Ç "dlaiss", lisires et marges È, Cahiers Robinson Ç Le Clzio aux lisires de lÕenfance È, n¡23, 2008, p.9. 6 Ibid. 2
577
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dans lÕaffrontement direct sa matrialit, prsente une similitude avec lÕcriture de son histoire qui appelle lÕassemblage et la mise au travail des mots pour la subjectiver. Dire son histoire, cÕest conjointement Ç la refaire et se refaire È1 pour Ç se dmarquer de lÕhistoire familiale, se dgager du mythe familial, pour sÕaffirmer et se voir reconnu dans sa singularit et son originalit [É]. È2 Rgine Detambel, compare lÕlan cratif une tentative : de se mesurer avec son insurmontable finitude, de lutter contre le dsespoir qui est en soi demeure, puisquÕil rsulte du fait que nul jamais ne sÕest apport dans la vie, nul jamais nÕest lÕorigine de sa propre existence ou au fondement de sa propre naissance. Le crateur est celui qui aspire se dresser au lieu de cette Toute-puissance qui par essence lui fait dfaut. Le besoin nÕest pas celui, Ïdipien, de tuer le pre mais bien dÕabolir son tre de fils, de fille, dÕannuler sa filialit, cÕest--dire de devenir son tour source dÕhritage, principe de transmission.3
Pour le philosophe italien Giorgio Agamben, devenir un Ç sujet dans le langage È ncessite de sÕextraire du monde de lÕenfance et de briser Ç le "monde clos" du signe È et transformer Ç la pure langue en discours humain, le smiotique en smantique. È4. laborer un rcit de vie ncessite un long apprentissage pour que la trace fasse signe et accompagne le sujet dans sa trajectoire. Pour que la pense sÕinscrive sur la page blanche, il convient que la linarit temporelle structure les allers et retours dÕun texte qui se cherche. Dans lÕcriture sÕinscrivent des diffrences et des impossibilits, des places et des rapports, qui ne dpendent pas de lÕimaginaire mais du symbolique ; lÕenfant se confronte lÕunivers des rgles de subordination, dÕaccords et de syntaxe. Comme activit faisant fonctionner le symbole, lÕcriture est un systme de reprsentations, non pas des choses, mais des sons o les mots prennent place dans un certain ordre. Rgi par des rgles qui ne dpendent ni de celui qui crit, ni de celui qui lit, cet ordre suppose un pacte originaire et un change de paroles fondant la loi commune aussi bien pour lÕapprentissage des signes que pour la lisibilit du ct de lÕAutre.5
En
cela,
lÕapprentissage
dÕune
langue
trangre
ramne
lÕexprience
dÕapprendre parler, tant l'infans, attentif la langue6 et fin polyglotte, est prt les capter toutes et toutes les parler. LÕinvention dÕune nouvelle langue 1
Nicole BERRY, Ç Le Roman original È, op. cit., p.240. Ibid. 3 Rgine DETAMBEL, Ç Tuer la fille È, Nomadismes des romancires contemporaines de langue franaise, Audrey Lasserre et Anne Simon (dir.), Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2008, p.118. 4 Giorgio AGAMBEN, Enfance et histoire. Destruction de lÕexprience et origine de lÕhistoire, traduit de lÕitalien par Yves Hersant, Paris, Petite Bibliothque Payot, 2000, p.103. 5 Jean-Pierre DURIF-VAREMBONT, Ç LÕEnfant, la Loi et lÕcriture È, Journal des psychologues, n¡86, avril 1991, p.23. 6 Voir ce sujet lÕessai du psychanalyste et essayiste Edmundo GOMEZ MANGO, Un muet dans la langue, Paris, Gallimard, Coll. Connaissance de lÕInconscient, 2009. 2
578
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
permet de se dtacher de la langue maternelle caractrise, dÕaprs Spitz, par Ç la dimension concrte et corporelle des premires expriences verbales È1, et de se donner une nouvelle filiation, en refusant de se soumettre lÕarbitraire du signe. La production, ou la tentation de cration dÕune langue hybride, Ç est un agent particulier de ce processus de diffrenciation subjective È2 pour crer une nouvelle distance avec ses objets parentaux et oprer une limite entre ceux-ci et lÕenfant. Ce mcanisme de dfense fut largement reconnu et comment aprs la parution du livre Le schizo et les langues3 dans lequel le New Yorkais Louis Wolfson, diagnostiqu schizophrne4, dvoilait comment il construisait une nouvelle langue pour lutter contre le fantasme angoissant dÕtre colonis par lÕobjet maternel dont il convertissait la langue en une production schizode et anglophobe. Alors que son grand-pre sÕenfonce Ç davantage dans le silence, dans la perte des mots È (NA, 53), Nuit-dÕAmbre prend les armes langagires pour se sauver Ç de lÕabandon par la rvolte et la colre. È (NA, 40). Il sÕoriente vers une nouvelle zone, o les mots ne sont pas ceux du pass de la famille, o les phrases ne sont pas alourdies dÕun faisceau de connotations rappelant lÕabandon et la trahison parentale. En sÕattribuant le titre honorifique de Ç Prince-Trs-Sale-et-Trs-Mchant È, il fait acte de scession. Il cre un royaume retranch dont la langue rompt avec lÕordre tabli et permet lÕclosion dÕun espace soi, dans lÕmergence dÕune jouissance langagire dÕune autre nature pour survivre. Le dcorticage des mots en sons, en gestes et en matires, est une tentative dÕloigner le signifiant dangereux, comme lÕautiste se protge du monde extrieur par un ensemble de strotypies afin de mieux le contrler pour ne pas le laisser lÕenvahir. La puissance scatophile rgressive entartre le verbe qui sÕenlise dans les bas fonds inconscients. Valrie Michelet Jacquod dcle dans la boue la prsence, mme rudimentaire, de la matire premire Ç pourvoyeuse de vie, mme dcompose [É] È5, ainsi que le rapport lÕenracinement Ç la terre-mre et celle de ses aeux, ressenti tantt comme un ensevelissement, tantt comme une promesse de germination future È6. En isolant le mot de son contexte, en le chosifiant en boue et matires fcales, NuitdÕAmbre cre un anti-discours. Certes, dans la gense de lÕindividu, la place assigne au langage est souvent dfinie comme celle dÕun tiers, ncessaire la
1
Ren-Arpad SPITZ, Le Non et le Oui, Paris, PUF, 1957. Marc-Elie HUON, Ç Les adolescents et leur(s) pre(s). Du symbolique, de lÕimaginaireÉ et du rel È, QuÕest-ce quÕun pre ?, Ramonville Saint-Agne, Ers, coll. parentel, 2004, p.75. 3 Louis WOLFSON, Le Schizo et les langues, Paris, Gallimard, 1970. Texte dcouvert par J.-B. Pontalis et Raymond Queneau, encens sa sortie par Gilles Deleuze et Michel Foucault et rfrence oblige dans le monde universitaire des annes 1970. 4 Dornavant absente de la nomenclature mdicale. 5 Valrie MICHELET JACQUOD, Ç Les mots dans les romans de Sylvie Germain È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.124. 6 Ibid., p.123. 2
579
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
rupture dÕune symbiose naturelle, la distanciation et la socialisation. Or, la cration dÕune langue, qui sÕextrait du langage courant, ne cre-t-elle pas la solitude en constituant une muraille qui enferme lÕnonciateur dans son monde clos ; rassemblant en une seule personne lÕnonciateur et lÕnonciataire, objet et sujet de discours dans un monde dshabit ? Laurent Danon-Boileau rappelle quÕest structur comme du langage : ce qui reoit lÕempreinte dialogique et se dploie dans un espace qui marque dÕabord entre " je " et " il ", la place de " tu ". Est langage tout systme symbolique qui, dans cet espace, Ç permet quelquÕun de moduler ce quÕil dit en faisant voir qui il est, qui il parle et comment il conoit ce dont il parle.1
Alors que la langue humaine est lie la relation dÕobjet, les mots cris ou vocifrs de Nuit-dÕAmbre, protgent ou atteignent, mais ne sont en aucun cas support orient vers lÕchange, pas plus que lÕidiolecte irrductible dÕHympty Dumpty qui nonce sentencieusement : Ç Quand on emploie un mot [É] il signifie ce que je veux quÕil signifie, ni plus, ni moins. È2. Personne ne peut pousser sa matrise jusquÕ prtendre sÕaffranchir de la tyrannie des normes et des usages et se prtendre le seul dpositaire lgitime du bon sens. Le reniement, ou lÕexil de la langue dite maternelle, peut galement sÕoprer par le choix dÕune langue trangre, qui le restera toujours, malgr sa matrise et sa pratique quotidienne. Magnus/Adam, qui se situe dans un rapport ambivalent ses origines, opte pour la matrise parfaite de la langue espagnole dont il fait Ç un enjeu absurde, magique È pour Ç dominer [É] lÕattraction active È (M, 66) quÕexerce en lui le fantme de son pre et se dfaire de la souillure dÕune telle filiation. Les vocables trangers de la Ç langue du corps du suicid È construisent une forteresse pour assigner son pre Ç rclusion ternelle. En fait, il aimerait pouvoir dissoudre ce pre dans les mots quÕil conquiert avec pugnacit, comme dans un acide. È (M, 66). Ainsi, lÕacquisition de la langue adoptive du pre est conue comme un cheval de Troie afin de la dconstruire de lÕintrieur avec ses propres rfrents et de la greffer son exprience propre, reste sans nom et sans image. Cette pratique, dcrite par Janine Altounian, au sujet de lÕacquisition de la langue allemande pour la troisime gnration issue des survivants de la Shoah, vise emprunter ses signifiants : puisque les siens propres ont sombr dans les tnbres, ce qui en soi tait rest muet faute de trouver sa rsonance au-dehors. Et puisque Ç je È ne peut se dire que dans la langue qui tmoigne de son exclusion mme, la langue trangre, cÕest bien en empruntant son code quÕon doit linguistiquement et culturellement
1 2
Laurent DANON-BOILEAU, Le Sujet de lÕnonciation, Gap, Orphys, 1987, p.17. Lewis CARROLL, De lÕAutre Ct du miroir, Paris, Marabout, 1963, p.245.
580
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
sÕinstitutionnaliser pour y traduire ce qui, dans sa propre langue, reste frapp dÕeffacement.1
DÕune faon plus ludique, la jeune gnration de la famille Brynx met en scne la dconstruction du mythe familial, en portant atteinte au fondement du discours grand-paternel au pied du Ç Grand Orme du jardin È, Ç pilier de lÕarbre gnalogique È (In, 78) propice la reprsentation. Un drap blanc tendu vaut pour rideau de scne et cran de projection pour un Ç diaporama/son et lumire È, qui prend des allures parodiques de thtre antique, avec distribution de rles et spectateurs qui Ç semblent porter des masques [É] et voquent des choreutes [É] È (In, 73). La famille est le lieu o se forme et se reprsente sa propre histoire, construite de loufoques considrations thologico-historiques inspires des personnages des Shadocks2 ou de lÕabsurde de Jean Tardieu, avec support de quelques photographies dÕarbres tordus, pour visualiser le devenir dÕune famille et de son arbre gnalogique dans lequel Ç on trouve un peu de tout È (In, 98). Le discours du rcitant, autoproclam Docteur Zagueboum, se joue des trouvailles symboliques et imaginaires du roman familial pour inventer une fiction de la parent et de la filiation de la famille Berynx. Le discours se dgage dÕune parole qui immerge les membres de la famille dans un entrelacs de rcits et dÕinjonctions qui les place comme serviteurs et hritiers des dsirs de grandeur de Charlam. Il facilite la prise de distance par rapport au mythe renforc par les patriarches de tout crin qui forgent Ç un destin pour leur descendance, et constituent leurs enfants comme les lgataires de leurs propres dsirs È3. La question Ç de savoir quand prend naissance une famille È plonge Ç Marie dans une grande perplexit È (In, 98) et donne lieu une reprsentation de la filiation qui permet que sourde une parole inventive, issue de la farce, qui recre les souvenirs et divertit. Chacun devient actif dans ce nouveau rcit familial qui ne puise plus au mythe mais aux railleries incisives et scandaleuses lÕgard du monarque. La transgression se dgage de la langue convenue et met en lumire, Ç dans une ironie trs socratique [É] que cÕest en temps ordinaire que le monde est lÕenvers, et que donc le mettre cul par-dessus tte, cÕest bien le remettre lÕendroit. È4.
1
Janine ALTOUNIAN, La Survivance. Traduire le trauma collectif, Paris, Dunod, 2000, p.37. Les Shadoks, srie dÕanimation franaise en 208 pisodes de 2 3 minutes cre par Jacques ROUXEL, diffuse entre avril 1968 et 1973. 3 Laurent DEMANZE, Ç Pierre Bergounioux le crpuscule des origines È, LÕére du rcit dÕenfance (en France depuis 1870), Alain Schaffner (dir.), Arras, Artois Presses Universit, coll. tudes littraires, 2005, p.219. 4 Bernard FAIVRE, Ç Le Thtre de la grand-place È, Le Thtre en France, tome 1, Jacqueline de Jomaron (dir.), Paris, Armand Colin, 1992, p.59. 2
581
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
III-2 De qute en enqute III-2.A Pallier la douloureuse absence Sylvie Germain fait succder le rcit de filiation au roman familial, parfois chez le mme personnage, comme si la premire fiction, qui visait destituer les figures parentales aux profils de figures glorieuses pour mieux sÕen manciper, ne pouvait que conduire lÕchec en lÕabsence de confrontation avec la matire parentale qui fait dfaut. En optant pour une autre forme dÕcriture du pass, les personnages tentent de restituer une mmoire, qui ne se situe pas dans la perspective du roman gnalogique qui dvide Ç les fils dÕune filiation depuis un anctre jusquÕ sa descendance È1. Ils remontent le cours du temps en empruntant des marches, la chronologie alatoire et dfectueuse, qui les conduisent des indices parfois difficiles dchiffrer. Cette qute, dornavant imprgne des apports de la psychanalyse, de lÕanthropologie, de lÕhistoire, des neurosciences et de la linguistique ne peut plus se prter la qute de vrit que
souhaitait atteindre
saint
Augustin
dans Les Confessions.
Selon
la
proposition de Jacques Poirier, si : on pose le sujet comme travers dÕune faille, donc opaque lui-mme, si lÕon estime problmatique la permanence du moi, si la mmoire nÕest plus considre comme le dpositaire de quelque vnement mais comme une instance fabulante qui recre le pass autant et plus quÕelle le conserve, si enfin on pose comme principe lÕcart qui spare les mots des choses, et donc lÕimpossibilit pour le langage de rendre compte de lÕtre, alors lÕexpression Ç crire lÕenfance È retentit comme un dfi, et presque un paradoxe.2
Comme le romancier, lÕadolescent ou lÕadulte, qui se penche sur lÕenfant quÕil fut, fait Ïuvre de chineur, il rcolte, trie, parfois rnove et souvent jette. Le rcit de filiation sÕapparente une recherche archologique, qui met jour les strates successives dÕpoques rvolues dont les vestiges, parfois trs endommags, ne permettent pas de reconstituer les fragments. Trop friables, ils sÕeffritent sous les coups de pinceaux, fussent-ils dlicats, rendant difficile cette saisie de soi. Si lÕidentit se construit sur le legs des gnrations antrieures, alors ces dernires, marques par les fractures historiques de la Seconde Guerre mondiale, qui ellesmmes Ç ractivent les remises en cause provoques par les massacres des champs
de
bataille
de
1914-1918
È3,
mettent
jour
un
trou
noir,
1
Laurent DEMANZE, Ç Mlancolie des origines È, Relations familiales dans les littratures franaise et francophone des XXe et XXIe sicles. La figure du pre, Murielle-Lucie Clemens et Sabine Van Wesemael (dir.), Paris, LÕHarmattan, 2008, p.316. 2 Jacques POIRIER, Ç Je me souviens de mon cartable : sur Graveurs dÕenfance de Rgine Detambel È, LÕére du rcit dÕenfance (en France depuis 1870), Alain Schaffner (dir.), Arras, Artois Presses Universit, coll. tudes littraires, 2005, p.230. 3 Catherine DOUZOU, Ç Histoires dÕenqute : quand le rcit dclare forfait (Daeninckx, Del Castillo, Modiano) È, Le Roman franais au tournant du XXIe sicle, op. cit., p.115.
582
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
irreprsentable, Ç qui, comme en astrophysique, absorbe la lumire et ne renvoie rien. [É]. Le sujet, dpossd de son pass, est vide È1. Carine Trvisan2 parle ce sujet de cassure dans les fantasmes littraires. Ç Les rcits dÕenfance relvent ds lors dÕune littrature de lÕexil [É] È3 o les personnages, Ç exils de leur propre historicit È4, lÕinstar des clochards quÕa ctoys Patrick Declerck, veulent combler le trou de lÕabsence. Ils ont tous en commun de faire histoire de lambeaux pars, de tenter de rapicer les trous, de chercher les pices manquantes pour se constituer un berceau, se tricoter un chandail pour se protger et rendre cohrente une histoire quÕils laborent progressivement. Aussi, nous mesurons combien la restitution dÕun pass familial est dÕautant plus malaise quÕil est rendu indchiffrable en raison de sa fragmentation et du poids du silence qui imprgne son droulement. Anne Cousseau remarque quel point les rcits contemporains sont marqus par des histoires familiales o Ç des mots ont manqu, et cÕest autour de ce manque que se dploie inlassablement lÕcriture de lÕenfance È5, qualifie Ç la fois hritire et orpheline È6 par Sylvie Ducas. La nouvelle question identitaire, qui hante les personnages de Zlie ou de Magnus, rejoint celle nonce par Dominique Viart concernant la littrature de la filiation : La question de lÕidentit Ð Ç Qui suis-je ? È - devient quelque chose comme Ç Que ne sais-je pas avoir t ? È Et, alors que Breton, substituait volontiers cette question celle, plus surraliste son got Ç Qui je hante ? È, il faudrait en revanche, [É] pour nombre dÕauteurs [É] inverser le propos : Ç Qui suis-je ? È devenant Ç Qui me hante ? È7
Formulation qui reprend son compte le postulat de Grard Mac Ç Dis-moi qui te hante, je te dirai qui tu es È8. Les personnages mnent lÕenqute la recherche dÕindices qui les conduisent vers les heures sombres de lÕhistoire. En se mettant rsolument en marche, Zlie fugue vers lÕAllemagne, Magnus pour le Mexique, ils engagent leurs corps dans lÕespace pour relancer la narration dÕune histoire brusquement interrompue et, selon les propos de Dominique Viart et Bruno Vercier, Ç rtablir un continuum familial È et restituer Ç une exprience
1
Patrick DECLERCK, Les Naufrags. Avec les clochards de Paris, Paris, Plon, coll. Terre humaine, 2001, p.382. 2 Carine TRVISAN, Les Fables du deuil. La Grande Guerre : mort et criture, Paris, PUF, coll. Perspectives littraires, 2001. 3 Brigitte DIAZ, Ç "LÕEnfance au fminin" : le rcit dÕenfance et ses modles dans les autobiographies de femmes au XIXe sicle È, Le Rcit dÕenfance et ses modles, op. cit., p.193. 4 Patrick DECLERCK, op. cit., p.382. 5 Anne COUSSEAU, Ç Enfance et modernit contemporaine : lÕpreuve de lÕoubli et du silence, ou le " parler mutique" È, LÕére du rcit dÕenfance (en France depuis 1870), op. cit., p.257. 6 Sylvie DUCAS, Ç Pre ou fils de ses Ïuvres È, Relations familiales dans les littratures franaise et francophone des XXe et XXIe sicles, La figure du pre, op. cit., p. 184. 7 Dominique VIART, Ç Filiations littraires È, Dominique Viart, Jan Baetens (d.), critures contemporaines. 2. tat du roman contemporain, op. cit., p.123. 8 Grard MAC, Vies antrieures, Paris, Gallimard, 1991, p.127.
583
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dont [ils sont] le produit È1. Comme sÕil fallait se saisir des parts Ç irrsolues du pass È2 et se dgager du ressassement dans lequel ils se trouvent plongs depuis la prise de conscience que quelque chose du pass, rest en souffrance, est dsesprment agissant dans leur prsent hant.
La jeune Zlie essaie de conjurer la perte paternelle afin de se constituer une ligne dans laquelle sÕinscrire, faute de quoi elle risque de sÕeffondrer. Elle questionne moins le systme de parent3 biologique comme critre de filiation et de paternit, que ce quÕil en est de la vrit du dsir. LÕattention et lÕaffection inconditionnelles de Pacme son endroit ne sont pas remises en question, mais, la rvlation de son adoption, survenue au temps o les Ç non-dits et [l]es mensonges taient rvolus È (In, 264), arrive sans doute un peu brutalement et sme la plus complte confusion dans lÕesprit de la petite fille : Ç Deux papas, un naturel et un artificiel, un vrai et un faux ? È (In, 264). La prcocit, ou la maladresse, du dire souligne que Ç parler un enfant nÕest pas une question de niveau de langage, mais de concidence du sens et du temps de le dire È4. La faille dans cette prcaution, rappele par Franoise Dolto, ne permet pas Zlie de se saisir de la fiction juridique selon laquelle le pre nÕest pas forcment le gniteur, puisque la paternit est fonde sur la reconnaissance dÕun dsir qui se manifeste dans un acte de parole. Aussi, reste-t-elle accroche la recherche de la vrit de ce dsir dans le biologique. La frontire autour de laquelle elle erre aprs sa fugue, mais quÕelle ne parvient pas franchir, est bien celle de lÕappropriation de son histoire. Sans preuve matrielle : Ç elle dtenait une poigne de noms : Johann Bhmland, habitant prs de Cottbus en Saxe. [É] mme pas une photo, rien [É]È (In, 265), sans nomination stable pour appeler son pre : Ç Vater. Mein Vater. Mein richtiger Vater, Herr Johann Bhmland. Mein Vaterland È (In, 266), elle choue inventer son pre. Son imagination, Ç frappe dÕentre de jeu par lÕaveu dÕune ralit trop ample et complique pour pouvoir tre saisie, assimile, assume. On lui en avait la fois trop dit et insuffisamment racont [É] È (In, 266). De ce fait, Zlie ne peut composer avec la supposition, lÕinvention dÕhistoires ou la fabrication dÕun personnage de fiction. Porteuse dÕune mmoire individuelle qui sÕentremle la mmoire familiale et
1
Dominique VIART, Bruno VERCIER (2005) La Littrature franaise au prsent. Hritage, modernit, mutations, op. cit., p. 88. 2 Laurent DEMANZE, Gnalogie et filiation : une archologie mlancolique de soi. Pierre Bergounioux, Grard Mac, Pierre Michon, Pascal Quignard, op. cit., p.21. 3 Toujours au cÏur des dbats sociaux contemporains en 2012. Que lÕon songe aux changes houleux sur la question de lÕhomoparentalit, de la gestation pour autrui ou de lÕanonymat des dons de gamtes qui animent les bancs de lÕAssemble Nationale franaise lors de l'adoption de la loi sur "Le mariage pour tous". 4 Franoise DOLTO, La Cause des enfants, Paris, Robert Laffont, 1985.
584
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
collective, ainsi que le soulignaient les travaux de Maurice Halbwachs1, elle ne sait Ç Comment ouvrir la bouche ? Un grand pome en guerre gt dcim sur ma langue È (In, 173). LÕapproche de Ren Kas, selon laquelle toute affiliation se fait sur les failles de la filiation, domine les travaux actuels concernant la transmission
psychique,
qui
tudient
ces
processus
sous
lÕangle
de
la
transmission du ngatif. Ce qui se transmet de manire transgnrationnelle, est constitu par ce qui a fait dfaut, Ç ce qui manque, ce qui nÕa pas t inscrit, ce qui a t ni, dni, refoul ou projet È2, appels lments ou objets creux par Alberto Eiguer3. Une des manifestations de la censure familiale concerne, selon Francine Andr-Fustier et Franoise Aubertel4, le contre-investissement dÕun vnement pass et de lÕinterdit de sa reprsentation. Renvoy au dni de lÕexistence, le silence qui sÕensuit correspond au mcanisme de dfense familial qui maintient chaque membre de la famille dans un interdit de lÕvocation. Les vcus psychiques, que les gnrations prcdentes nÕont pas pu laborer, organisent alors de faon dynamique la trame de lÕhistoire familiale qui nÕest jamais linaire. Les questions que Zlie adresse son grand frre se heurtent un refus brutal : Ç aucun souvenir, avait-il prtendu. Fous-moi la paix avec tes questions idiotes, va donc les poser ta mre. Si quelquÕun doit savoir quelque chose, cÕest elle, pas moi. È (In, 264). En proie une Ç capture identificatoire È, Zlie devient ce que chacun de ses parents nÕa pas accept de sa propre histoire et nÕa pu faire lÕobjet dÕun rcit mis sa disposition. La transmission transgnrationnelle perturbe la diffrence des gnrations : Ç Qui vous dit que je ne suis pas beaucoup plus vieille que la plupart dÕentre vous commencer par vous mes anctres / bte dÕune sagesse millnaire qui me fait passer vos yeux novices pour une insense È (In, 172). Ce qui aurait d tre trait psychiquement par la gnration prcdente est transmis, tel quel, la gnration suivante, donnant celle-ci le sentiment que ce qui lÕaffecte et la concerne directement est aux prises avec quelque chose qui sÕest pass avant : Ç Pre double et double erreur : le lumineux relgu dans lÕombre le sombre expos en plein jour. La faute est retombe sur moi È (In, 180). Non seulement lÕanctre prive ses descendants de formations psychiques identificatoires, mais il capte, de surcrot, son profit lÕinvestissement psychique qui devrait tre disponible pour les nouvelles gnrations : Ç Je est partie sans mme prendre le temps de natre È (In, 171). Les transmissions ngatives caractrises par des 1
Maurice HALBWACHS (1950), La Mmoire collective, Paris, Albin Michel, 1997. Albert CICCONE, Marc LHOPITAL, Naissance la vie psychique, Paris, Dunod, coll. Psychismes, 1991, p.247. 3 Alberto EIGUER, Un divan pour la famille. Du modle groupal la thrapie familiale psychanalytique, Paris, Le Centurion, 1986. 4 Francine ANDR-FUSTIER et Franoise AUBERTEL, Ç La censure familiale : une modalit de prservation du lien È, Revue de Psychothrapie Psychanalytique de Groupe, 22, 1994, p.47-59. 2
585
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
trous et des blancs de sens, marques de non-dits, de choses tues et caches, altrent les possibilits de reprsentation de Zlie dont la tche est de traiter une situation traumatique laisse en lÕtat. Frapp dÕinterdit, le processus de narration ne parvient pas composer avec ce qui nÕa pas t connu et reste fix lÕtat brut, dans lÕextrme violence des faits dposs dans son journal : Ç Je paie perptuit le prix du sperme È (In, 178). Comme dernier recours, cÕest le corps qui est scrut pour faire advenir le pre lacunaire. Ë partir du visible, Zlie se demande ce qui en elle fait trace1 de ce pre-l. Elle demande, de visu, la confirmation dÕun texte paternel dont elle serait dpositaire, alors que les propos de sa mre ne suffisent plus le faire exister : Ç Elle voulait en avoir le cÏur net, de toute cette histoire [É], vrifier si cÕtait bien de lui quÕelle tenait ses paupires bombes et le bleu pervenche de ses yeux comme le prtendait sa mre. È (In, 267). Zlie ne peut se satisfaire dÕun fragment pour inventer les contours dÕune pice manquante, elle veut convoquer des tmoins et les confronter. Revenant de sa fugue bredouille et encore plus fragilise, elle exhibe, par son crne tondu, les marques de lÕimpens et de lÕhistoire maternelle. Les mettant jour, elle qumande dsesprment un rcit maternel fig par le traumatisme : Ç Cleste, sans opposer comme Pierre-phrem une fin de nonrecevoir aux interrogations de sa fille, se drobait, lÕvocation de cet homme quÕelle avait aim lui faisait mal. È (In, 264). Face au silence, lÕenfant pense que quelque chose de terrible entoure sa naissance, que celle-ci mme est lÕorigine de lÕindicible. Lorsque le langage vient manquer pour raconter, mettre en lien et en sens, lÕenfant reste sur le seuil de la comprhension et du savoir, perturb par lÕangoisse de ne pas comprendre et ne rien savoir. Sujet de lÕhritage, Zlie se porte tmoin dÕun effondrement antrieur qui lÕhabite au prsent, elle cherchera inscrire le trauma familial dans le lieu symbolique de son journal pour sÕen dissocier et parvenir vivre. Jeanine Altounian le rappelle, Ç [É] il faut tre parl par la parole de lÕautre pour pouvoir y ancrer la sienne [É] le travail librateur du deuil ne peut se faire que sous le couvert de lÕautre langue È2. CÕest lÕexprience que traverse Laudes-Marie lorsquÕelle prcise Adrienne avoir perdu, non une langue, mais les mots ncessaires Ç pour raconter ce que jÕavais vu, pour exprimer ce qui se passait en moi È (CM, 60). Les premiers actes de soins
attentifs,
quÕelle
reoit
de
la
part
de
cette
femme
la
parole
parcimonieuse, suffisent restaurer lÕenfant souffrant et prparer la voie pour que sÕinscrivent ultrieurement les mots puiss la maternit rieuse des merisiers. Ainsi Adrienne a-t-elle raison, lorsquÕelle commente : Ç Bah, les mots, 1
Jacques DERRIDA, Ç Freud et la Scne de lÕcriture È, LÕcriture et la diffrence, Paris, Seuil, 1967, rdition Coll. Points, 1979, p.293-340. 2 Janine ALTOUNIAN, op. cit., p.38.
586
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
on peut vivre sans È (CM, 60), condition cependant que lÕtre de langage se sente lest : Ç [É] je me sentais plus forte que je ne lÕavais jamais t. Le rire des arbres bruissait en moi. È (CM, 64). Les enfants qui pallient la dficience des adultes, en cherchant, dans les livres ou les recueils de pomes, rponse leurs questions, ne qutent pas autre chose que la ncessit de se btir une vision cohrente du monde dans lequel ils sont amens voluer. Nous y reviendrons.
III-2.B Le dchiffrement dÕune nigme fragmente Aprs avoir perdu un pre rel, et Ç on peut sÕaccommoder du deuil È1 crit Maud Mannoni, Magnus quant lui, perd le signifiant parental quÕil ne peut plus voquer sans honte, au point de se sentir Ç non tant orphelin de fait quÕorphelin en
lui-mme
È2.
Lorsque
les
modles
identificatoires,
qui
conditionnent
grandement lÕidentit et lÕunivers de rfrence du sujet, dvoilent leur degr de monstruosit, il convient dÕlaborer une nouvelle chelle pour apprhender le monde et donner un nouveau sens son existence. Dans Le monde sans vous, Sylvie Germain voque la situation de Jules Supervielle, orphelin de pre et de mre quelques jours dÕintervalle alors quÕil avait huit mois : CÕest avec un retard de prs dÕune dcennie et qui se creusera en gouffre, quÕil a dcouvert que ceux qui lÕlevaient nÕtaient pas ses parents. Quelle confiance ds lors pouvoir accorder aux mots, aux vocables les plus familiers ? Pre et mre ne dsignaient pas les personnes relles, disparues ds lÕorigine, laissant un vide irrmissible dans sa mmoire, et un doute par rapport lui-mme [É]. (MV, 58)
L o Supervielle demande secours aux mots et au langage cisel par lÕapproche potique, Magnus se lance dans la qute identitaire, sachant que le risque de ne pas aimer assez son origine rend difficile le fait de Ç pouvoir la quitter, pour pouvoir sÕen loigner et y revenirÉ sans y rester. È3. LÕactivit imaginaire, qui est lÕÏuvre dans la production psychique du roman familial, o sÕassocient et se condensent, comme le rappelle Alain de Mijolla4, les oprations mentales que sont le jugement, le travail de la pense, lÕactivit phantasmatique et la pulsion dÕinvestigation, se dsinhibent compltement chez Magnus pour poursuivre le nouveau but quÕil sÕest fix. Le parcours de Magnus est de lÕordre de la dconstruction du discours de sa mre adoptive qui a fond son identit, faussant ainsi le rapport avec le rel et perturbant le rapport la vitalit, ainsi que du dgagement de lÕidentification la figure paternelle mortifre. Certes,
1
Maud MANNONI, op. cit., p.167. Ibid.. 3 Jean-Franois RABAIN, Ç Liens fraternels, rivalit et narcissisme des petites diffrences È, Adolescence, 39, printemps 2002, tome 20, numro 1, p.138. 4 Alain de MIJOLLA, Ç Rflexions psychanalytiques sur lÕintellectualit È, Topique, n¡34, 1985, p.9-31. 2
587
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
une Ç biographie commence toujours par une mmoire extrieure soi-mme È1 et rsonne des expriences et des paroles qui la constituent. Cependant, dans le cadre dÕune fabrication dÕune mmoire modele par de faux souvenirs et la survenue dÕvnements invents2 pour oblitrer le souvenir dÕune histoire honnie, le sujet doit se dfaire de cette imagination greffe pour modifier sa biographie. Les mots attribus Baal Chem Tov gravs sur un mur Yad Vashem rappelaient3 aux visiteurs que Ç LÕoubli mne lÕexil. Dans la mmoire [est] le secret de la Rdemption È, comment pourtant investir un futur quand la mmoire semble tre de sable et ne permet pas de saisir le secret de la dlivrance ?
La qute de Magnus reprend la problmatique de la crise de la transmission initie par le rcit de filiation contemporain qui, crit Dominique Viart : construit des fictions partir des donnes incertaines et incompltes de son exprience. [É]. Le sujet, orphelin dsormais des valeurs qui prsident son existence, cherche comprendre son temps, qui lui chappe, et se relier son pass, interroger ses modles et ses fondations.4
Accder la singularit de sa personne et rinvestir le champ du pass, demande de se dfaire dÕune lgende, en se dgageant des strates successives des fables, des mensonges et des silences, afin de constituer un rcit dÕindividualisation progressive et dÕesquisser lÕcriture dÕun livre cach par devers soi. La parole prend alors corps au moment mme o, Denis Vasse constate que Ç le discernement sÕopre, dans la particularit dÕune histoire, entre la vrit qui parle et la lgende familiale Ð entre midisance et mdisance Ð [É]. È5. Possiblement, crit Maud Mannoni, est-ce travers un mensonge, Ç que la vrit peut tre retrouve ; encore faut-il la chercher l o elle se trouve crite. È6. Ainsi, Magnus se lance-t-il dans un processus de rappropriation dÕune origine usurpe, pour pallier le fait dÕen avoir t dlog et envisager la restauration du lieu de la cassure, de la dsharmonie et de la perte. De la mme faon que les survivants, quÕvoque Hlne Epstein dans Le traumatisme en hritage et DÕo vient-elle ?
7
, ont tout perdu et nÕont conserv aucune
photographie, Magnus partage, avec la deuxime gnration des survivants, de 1
Boris CYRULNIK, op. cit., p.129. Tobie NATHAN, Daniel BOUGNOUX ou Jean Lon BEAUVOIS ont abord la question des faux souvenirs induits : Tobie NATHAN, LÕinfluence qui gurit, Paris, Odile Jacob, 1994 ; Daniel BOUGNOUX, La Suggestion. Hypnose, influence, transe, Chilly-Mazarin, Les Empcheurs de penser en rond, 1991 ; Lon BEAUVOIS, Trait de la servitude librale, Paris, Dunod, 1994. 3 En 2012, cette inscription nÕexiste plus. 4 Dominique VIART, Ç crire avec le soupon. Enjeux du roman contemporain È, op. cit., p.146. 5 Denis VASSE, Inceste et jalousie, op. cit., p.61. 6 Maud MANNONI, op. cit., p.104. 7 Hlne EPSTEIN, Le Traumatisme en hritage, trad. Ccile Nelson, Paris, Gallimard, Folio essais n¡ 565, 2012 et DÕo vient-elle ? , trad. Ccile Nelson, Paris, La Cause des Livres, 2010 2
588
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
nÕavoir aucune ide des visages et des paysages de son origine. Occultes par le mensonge, les figures paternelles chappent, tour tour dconstruites au gr des silences et de rvlations des secrets de famille. Pour parcourir le labyrinthe des questions poses par les lacunes de lÕarbre gnalogique, Magnus met ses pas dans ceux dÕÎdipe qui fut menac jusquÕau fondement de lÕexistence par une rvlation avine : Dans un festin, un homme qui avait trop bu, emport par lÕivresse Me donne dans le vin un nom, pour signifier que je nÕtais pas le fils de mon pre. (v.779 suiv.)1
Muni de la panoplie de lÕenfant-enquteur qui, depuis Freud est Ç lÕune des figures familires de lÕinterrogation sur les origines È2, il sÕapprte couvrir le bruit et la fureur de ces histoires Ç domines par les abandons et les reconnaissances È3, quitte se frayer un chemin qui force le sens. Mais, en convient Sandra Travers de Faultrier, il est prfrable : de connatre son histoire pour tre matre de son avenir [É] toute politique de la table rase ou de lÕoubli provoqu ne peut conduire quÕau retour exigeant dÕun pass rclamant sa crance, [É] tous ceux qui, trop prompts ignorer le pass, sont condamns buter sur une ccit Ïuvrant la rptition puisante.4
Les tentatives dÕoubli, de gommage ou dÕlimination laissent des traces du Ç ngatif È qui constituent le dpt dÕune prhistoire que Magnus se propose dÕexplorer. Le schma narratif et discursif de Magnus rpond lÕexigence de dchiffrer une nigme et dvoiler des fragments, qui sont cerner dans la polysmie que propose Daniel Sangsue5. Tout autant que dbris de ce qui a t cass, le fragment prsente galement une partie dÕune totalit qui a t dsintgre ou perdue. Marie-Hlne Boblet associe la dsarticulation du corps de lÕHistoire au dmembrement de lÕorganisme du roman : Ç Le roman figure le lzard, le scind, le discord pour dire le dsir de lÕaccord. Dans Magnus, lÕeffondrement thique et spirituel qui succde la dislocation de lÕtat nazi et aux rvlations qui lui sont conscutives se manifeste par Ç la fragmentation des chapitres et lÕa-chronie du rcit [É]. Le manque de liant sur le plan potique figure le manque de lien sur le plan politique. È6. Le mouvement de lÕcriture, que Jean-Baptiste Goussard associe une Ç pratique de la 1
SOPHOCLE, Îdipe roi, op. cit. Anny DAYAN ROSENMAN Ç Georges Perec. Sauver le pre È, LÕOubli du pre, Jacques Andr et Catherine Chabert, (dir.), Paris, PUF, coll. Petite bibliothque de psychanalyse, 2004, p.153. 3 Pierre BOURDIER, Ç La paternit : essai sur la procration et la filiation È, Îdipe et la psychanalyse aujourdÕhui, Sztulman et al. (dir.), Toulouse, Privat, 1978. 4 Sandra TRAVERS DE FAULTRIER ; Ç ætre aim vide È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.70. 5 Daniel SANGSUE, Ç Fragment et totalit È, Le Grand Atlas des littratures, op. cit., p.33. 6 Marie-Hlne BOBLET, Ç Implication thique et politique, dÕImmensits Magnus È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.65. 2
589
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
discontinuit È1, laisse oprer les mcanismes de remmoration. Les clairs de rminiscence de notre mmoire faite Ç de fragments, de restes, de lambeaux [É] È2, surgissent du dsordre temporel et sensoriel, Ç par reprises et chos, afin de remonter vers une vrit originelle [É] È3.
Cette criture rtrospective appelle au laborieux travail de dsenfouissement de lÕarchologue qui extrait minutieusement du limon mmoriel les clats et les traces gnalogiques, pour reconstituer ce qui ressemblerait un Moi originaire. La rfrence la recherche archologique est dÕautant plus vocatrice lorsque lÕon sait que la dcouverte en 1940 des grottes peintures de Lascaux, par lÕabb Henri Breuil, vint la connaissance du public lÕanne mme o explosa la premire bombe atomique. La polarit binaire de ces vnements produit, dans lÕimaginaire du temps, un mythe que dcrypte Jean Laude : Ç une re dcouvre son origine dans le temps mme o elle semble sÕachever È4. Magnus, engag dans cette aventure dÕune criture de soi, est appel Ç descendre dans la fosse du souffleur pour apprendre couter la langue respirer l o elle se tait, entre les mots, autour des mots, parfois au cÏur des mots È (M, 12), et frayer avec le fossoyeur qui, crit Sylvie Germain dans Cphalophores, est Ç comme un archologue prestidigitateur, qui excave la terre sous les pas des vivants pour en extraire les restes du pass, pour mettre nu la mmoire oublie [É] È (C, 18). Si le Ç souffleur È (C, 19) convoque les mots supplant aux failles de la mmoire, la fosse, creuse et entretenue par le fossoyeur, brasse les limons et la glaise de la mmoire. En revanche, l o le fossoyeur shakespearien, exhumant les crnes, sait reconnatre et nommer lÕappartenance des tristes restes humains, Ç This same skull, sir, was YorickÕs skull, the KingÕs jester È5, Magnus est encore dans lÕincapacit dÕinterprter lÕcriture souterraine laisse par les Ç clats de mtorites È, les Ç fragments dÕos È ou le Ç fossile vgtal È (M, 11). Ces traces, qui associent la fois le ciel et la terre, deux lieux o se dchiffre lÕavenir qui est, selon Novalis, le Ç monument qui porte tmoignage de la nuit des tempsÉ È6. Elles requirent Ç lÕimagination et lÕintuition [É] pour aider dnouer les nigmes È (M, 11) et dcrypter une grammaire originelle des
1
Jean-Baptiste GOUSSARD, Ç LÕEsthtique du fragment dans la potique de Magnus È, La Langue de Sylvie Germain, op. cit., p.128-129. 2 J.-B. PONTALIS, Ç Perdre de vue È, op. cit., p. 384. 3 Jean-Baptiste GOUSSARD, op. cit., p.134. 4 Jean LAUDE, Ç Problmes de la peinture en Europe et aux tats-Unis (1944-1951) È, Art et idologies. LÕArt en Occident 1945-1949, Saint-Etienne, Universit de Saint-Etienne, 1978, p.9-87. 5 Ç Ce crne que voil, monsieur, eh bien monsieur, ce fut le crne de Yorick, le bouffon du roi È, Hamlet V, 1, William SHAKESPEARE, Îuvres Compltes, op. cit., p.1029 6 Friedrich NOVALIS (1802, publi titre posthume), Henri dÕOfterdingen, Trad. Aubier (1942), Paris, Gallimard, 1975.
590
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
archives du pass, puisque crit Ren Char, Ç seules les traces font rver È1. Sujet incertain, le personnage dplie alors une carte pour tracer un itinraire dont il connait la premire coordonne du dpart mais ignore la destination, Ç Hambourg instant 0 È. LÕomga de lÕhistoire Ð Ç fragment 0 È - contient une scne dÕinitiation au mystre de la mort. È2. Sa gense procde rebours du temps historique pour natre soi : Ç vous savez que Juan Preciado en fait est dj mort quand lÕhistoire commence. Eh bien, moi aussi jÕtais mort, ma manire. È (M, 109). La volont, maintes fois ritre par Magnus, de repartir de zro3, vise lutter contre une conception cyclique dÕun monde anim par un mouvement incessant et illimit, pour se lancer la recherche dÕun temps perdu ou pour annuler celui qui sÕest coul. LÕillusion du nouveau dpart, quÕil symbolise galement par lÕadoption dÕune nouvelle identit, favorise lÕesprance dÕune naissance qui sourit tous les possibles. Du dni et de lÕannulation de la mort et de la temporalit, ne peut cependant procder aucun avenir. LÕexposition sur la cration picturale de 1945 1949 prsente au muse des Beaux-arts de Lyon en 2008 portait le titre Repartir zro4. La conservatrice en chef et directrice du muse, Sylvie Ramond, expliquait alors, que devant lÕampleur des traumatismes subis pendant la guerre, Ç lÕide sÕest impose beaucoup dÕhommes et de femmes, et singulirement beaucoup dÕartistes et de critiques, quÕil tait ncessaire de repartir zro, de pratiquer une tabula rasa plus ou moins littrale pour recommencer. È5. Au trauma structurel, vcu par Magnus, sÕajoute le trauma historique, que le gnral Dominick La Capra lie des Ç vnements particuliers qui produisent une perte essentielle, comme la Shoah ou lÕexplosion de la bombe atomique sur des villes du Japon È6. CÕest dans lÕaprs-coup que les dclarations thoriques dÕcrivains et dÕartistes7 voquent la
1
Ren CHAR, La Parole en archipel, Paris, Gallimard, 1962. Marie-Hlne BOBLET, Ç Implication thique et politique, dÕImmensits Magnus È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.65. 3 Ainsi, aprs la disparition de May : Ç Oui, comme lÕheure de Gomorrhe, il va lui falloir repartir de zro. Mais un zro cette fois lest de souvenirs trs denses, et non plus vid par lÕoubli. È (M, 140) ou lorsquÕil quitte Vienne aprs la mort de Peggy : Ç Magnus une fois encore repart de zro. Comme lÕheure de Gomorrhe Ð heure jamais bante au cadran de sa vie. Et ce zro nÕest plus seulement lest de souvenirs trs denses plomb de deuils, il est brl de remords et dÕimpuissance. È (M, 231). 4 Exposition 1945-1949. Repartir zro, comme si la peinture nÕavait jamais exist, prsente au muse des Beaux-Arts de Lyon du 24 octobre 2008 au 2 fvrier 2009. Sous le commissariat dÕric De Chassey et Sylvie Ramond. 5 Sylvie RAMOND, Ç Se croire aux premiers ges du monde È, 1945-1949 Repartir zro. Comme si la peinture nÕavait jamais exist, dir. ric De Chassey et Sylvie Ramond, Catalogue de lÕexposition prsente au muse des Beaux-Arts de Lyon du 24 octobre 2008 au 2 fvrier 2009, Paris, ditions Hazan, 2008, p.33. 6 Dominique LACAPRA, Ç Trauma, Absence, Loss È [2001], repris dans Neil Levi et Michael Rothberg (dir.), The Holocaust : Theoretical Reading, New Brunswick, Rutgers University Press, 2003, p.201. 7 Les clbres crits de Theodor ADORNO datent de 1949, Ç Neutralise et refaonne, toute la culture traditionnelle est aujourdÕhui sans valeur [É]. Mme la conscience la plus radicale du dsastre risque de dgnrer en bavardage. La critique de la culture se voit confronte au dernier degr de la dialectique entre culture et barbarie : crire un pome aprs Auschwitz est barbare, et ce fait affecte mme la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible dÕcrire aujourdÕhui des 2
591
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
ncessit de repartir de ce qui nÕavait plus de sens ou dÕintrt dans une situation de crise morale. Magnus reprend sa faon la formule synthtique du peintre Barnett Newman : Ç Il y a eu la guerre [É]. Ce que cela a signifi pour moi, cÕest quÕil me fallait repartir zro, comme si la peinture nÕavait jamais exist, ce qui est une faon particulire de dire que la peinture tait morte È1. Et en effet, le puzzle que tente de reconstituer Magnus Ç ressemble bien davantage un tableau dÕOtto Dix, de George Grosz ou dÕEdvard Munch quÕ la peinture romantique que lui prsentait sa mre. È (M, 65).
III-2.C Le ncessaire dpassement identitaire
Malgr lÕamer constat que les Ç mots dÕun livre ne forment pas davantage un bloc que les jours dÕune vie humaine [É] È (M, 12), Magnus se tourne cependant compulsivement vers ces Ç archipels de phrases È pour saisir une Ç rumeur monte des confins du pass pour se mler celle affluant de toutes parts du prsent È (M, 12) et Ç nouer un dialogue avec les multiples tmoignages tant des victimes que des bourreaux des grandes barbaries de son sicle, en particulier celle ne au pays de son enfance. È (M, 145). Cette dmarche de Ç dtective amateur È comporte le risque de sÕgarer Ç dans les labyrinthes de la folie ordinaire [É]È (M, 145), au point que la lecture de Pdro Pramo de Juan Rulfo pousse Magnus, dans un mouvement dÕidentification massive au personnage ponyme, partir au Mexique la recherche dÕun lieu ou dÕune identit hypothtique. Il refait ainsi le voyage que le hros avait engag vers le village de Comala, qui rsonne des chos des voix des dfunts qui Ç semblent avoir t reclus au creux des murs ou sous les pierres È2, pour marcher sur les traces dÕun pre, que Tahar Ben Jelloun prsente comme Ç un ogre, un monstre, une figure de lgende, un assassin, un cÏur sec, une vengeance sans fin, sans limites È3. Au cÏur dÕun pays, dcrit par Le Clzio dans Ourania4, comme un pays la chaleur accablante dont les paysages de fin du monde conduisent aux limites des frontires de lÕirrationnel et de la conscience, Magnus sÕvanouit sous le poids de la chaleur et lÕaccumulation de questions sans rponse, reproduisant le principe de la disparition paternelle. Le personnage
pomes È in Theodor ADORNO, Ç critique de la culture et socit È [1949], trad. franaise dans Prismes, Paris, Payot, 1986, p.26. 1 Barnett NEWMAN, Ç Interview with Emile de Antonio È [1970], repris dans Selected Writings and Interviews, John OÕNeil (d.), New York, 1990, p.302-303. 2 Juan RULFO (1955), Pedro Paramo, traduit de lÕespagnol (Mexique) par Gabriel Iaculli, Paris, Gallimard, coll. Folio n¡ 4872, 2005, p. 64. 3 Tahar BEN JELLOUN, Ç Dans la gueule de lÕenfer È, Le Monde, 22 juillet 2004. 4 Jean-Marie LE CLZIO, Ourania, Paris, Gallimard, 2006. Notons tout lÕintrt de lÕarticle de Bruno THIBAULT, Ç Souvenirs dÕen France : lÕcriture du dsastre dans Ourania È, Cahiers Robinson Ç Le Clzio aux lisires de lÕenfance È, n¡23, 2008, p.161-170.
592
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
rejoint ainsi la Ç nouvelle tendance autobiographique È que Bruno Blanckeman dcle chez les crivains contemporains de lÕcriture de soi qui se connaissent par Ç la projection trangre È et Ç approchent leur identit È1, ou prospectent leur gnalogie, en sÕinscrivant dans une ligne littraire ou historique parmi laquelle voluer. De mme que lÕorganisation du roman - tout en alternance de niveaux narratifs et de formes textuelles qui Ç intgrent les lments extrieurs la narration : donnes historiques, citations, extraits littrairesÉ È2 - relie Magnus un pass dont il Ç se sait issu È3 et ancre le sujet dans une mmoire qui le dpasse. Les notules, squences, chos, rsonances, litanies et autres phmrides, tissent des liens de parent et favorisent lÕapproche dÕune identit par Ç figures interposes È4.
J.-B. Pontalis rappelle que Freud aimait dire : Ç Ce quÕon ne peut atteindre en volant, il faut lÕatteindre en boitant È5, quant Sylvie Germain, elle constate que, Ç [É] quand on arrive dans une ville trangre on reste un peu " antipodos " : on marche les pieds lÕenvers, ou du moins pas tout fait dans le mme axe que ceux des autochtones ; on dambule, on sÕgare en chemin [É]. È (CV, 11). Îdipe aux pieds gonfls et Magnus le boiteux du Morvan ont emprunt les mmes chemins et arrivent, claudicant mais obstins, la fin dÕun voyage qui annonce celui venir en appui sur un nouvel quilibre : Ç entre deux mondes, celui du visible et celui de lÕinvisible, celui du prsent et celui du pass È, que connat bien La Pleurante qui louvoie dÕun monde lÕautre, passeuse clandestine de larmes mles, celles des disparus et celles des vivants. È (PP, 39). La prise en charge du trauma par Lothar et la rencontre de frre Jean permettent Magnus de sÕexpulser du nant existentiel en oprant une mutation paradigmatique, qui dcale lÕincessante qute du quÕai-je vcu ? un quÕes-tu en train de vivre ? Dans ses clairants travaux sur les consquences des gnocides, que nous avons dj cits, Janine Altounian repre que le passage du je au tu favorise la reprise en son nom des valeurs humaines, car Ç le tu rinstaure un je qui sÕtait amalgam son autre meurtrier, ngateur de lÕHistoire, celle qui relie les survivants la temporalit de leurs descendances et lÕespace de leur dportation puis de leur dispersion È6. Ë partir du Ç dpt È, voqu prcdemment, Magnus a dlaiss la vaine qute identitaire en 1
Bruno BLANCKEMAN, Ç Aspects du rcit littraire actuel È, Dix-neuf/Vingt, n¡2, octobre 1996, p.243. 2 Pauline FEUILLåTRE, Ç Magnus È, topo n¡18 Ç rentre littraire 2005 È, p.41. 3 Bruno BLANCKEMAN, op. cit., p.243. 4 Ibid. 5 J.-B. PONTALIS, Ç LÕattrait des oiseaux È, Perdre de vue, op. cit., 1988, p.299-333. Texte initialement publi, prface Sigmund Freud, Un souvenir dÕenfance de Lonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1987, p.332. 6 Janine ALTOUNIAN, op. cit., p.48.
593
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
sÕaffranchissant du poids du pass, car souvent, lÕenjeu nÕest pas tant de transmettre, que dÕinterrompre la transmission. Nous pourrions dire que ce dgagement de soi est propre la sortie dÕune enfance qui demande transformer,
par
le
dynamisme
de
mtaphores
diverses
et
des
mues
successives, le roman de sa vie. Claude Coste prfre au Ç Deviens ce que tu es È de Pindare et de Nietzsche, le Ç Meurs et deviens È de Goethe, pour caractriser au mieux Ç le dynamisme crateur de la vie et de la potique romanesque È1, afin de se faire autre. Ceci explique sans doute lÕutilisation que Freud fit deux reprises de lÕaphorisme que Goethe met dans la bouche de Faust lorsquÕil instruit son lve : Ç Was du erebt von deinem Vtern hast, / Erwirb es, um es zu besitzen È2. Pour Michel de Certeau, la fonction symbolisatrice vise ne parler Ç du pass que pour lÕenterrer. Elle est un tombeau en ce double sens, que par le mme texte, elle honore et elle limine È3. Dans le cas des descendants des gnocides, Janine Altounian la prolonge par la ncessit absolue de Ç Mettre en mots, mettre en terre, [pour] se dmettre des anctres È4. Magnus se trouve, la fin du roman, sujet dÕune histoire quÕil aura habiter en renonant au rcit du moi originel : Ç Ici commence lÕhistoire dÕun homme quiÉ Mais cette histoire chappe tout rcit [É] Et mme si on trouvait des mots assez drus pour rsister, le rcit, venu en temps dcal, passerait pour une fiction insense. È (M, 276). Comme le dit le psychanalyste, hros du roman de Leslie Kaplan : Ç lÕidentit nÕest pas une question de sang ou de sol [É] mais dans et par quel rcit on sÕest constitu È5.
SÕil peut tre tentant de relier la qute de Magnus celle de Laudes, qui se tournent tous deux sur
leur
existence passe pour proposer,
dans un
monologue, le rcit de leur vie marque, ds son origine, par la falsification ou lÕabandon, nous ne pouvons accder cette proposition, mme si leur rcit se clt sur une forme dÕapaisement et de rconciliation dans un similaire retrait au monde. En effet, si Magnus mne une enqute ardue qui pourrait lÕclairer sur son identit, Laudes, en revanche, labore trs rapidement un rcit sur son origine quÕelle tricote et enrichit de ses rencontres. Sa qute nÕest pas tant de savoir qui elle est, que de mettre en histoire ce qui, ds lÕorigine, a fait dfaut de transmission. Alors que Magnus se dbat avec le trop de fictionnel, Laudes crit 1
Claude COSTE, Ç LÕEnfance musicale de Jean-Christophe È, LÕére du rcit dÕenfance (en France depuis 1870), op. cit., p.101. 2 Ç Ce que tu as hrit de ton pre, acquiers-le pour le possder È, Johann Wolfgang Von GOETHE (1773-1831), Faust et Le second Faust, traduction Grard de Nerval, Paris, Garnier Frres, 1969, p.43. 3 Michel DE CERTEAU, LÕcriture de lÕhistoire, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque des Histoires, 1975, p.119. 4 Janine ALTOUNIAN, op. cit., p.48. 5 Leslie KAPLAN, Le Psychanalyste, Paris, P.O.L., 1999, p.252.
594
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
sur le vide et les pages blanches de son histoire quÕelle arrive remplir et orner. Elle nÕattend pas de rencontrer des tmoins ou de dcouvrir des indices sur son pass, elle en devient la dpositaire. Elle ne souffre pas dÕamnsie comme Magnus, dont lÕarrachement sa mre constitue une rupture impensable, mais plutt dÕune hypermnsie qui lui permettrait de conserver corporellement ce qui fut sa venue au monde. Elle reconstitue, dans une sorte de gestaltisme qui organiserait les perceptions rsiduelles en les combinant aux agrgats associatifs de sensations, la survivance des empreintes premires et leur donne forme pour favoriser la lisibilit et la comprhension des vnements. La vie de Laudes peut parfois laisser une impression de trop, face au dveloppement hyperbolique dÕaventures successives et de rencontres multiples, exagrment marques par les dfauts de lÕamour et de ses accidents. Comme si la carence affective initiale et sa capacit rsiliente, favorisaient lÕaptitude accueillir sans rticence, ce que lÕhumaine nature contient de destins, de douleurs, de drames et de solitudes. Laudes arrive cependant proposer le rcit de sa vie, et des souffrances du monde ; avec la prise de distance que facilitent lÕironie et lÕaffectueuse moquerie grce auxquelles la narratrice produit un discours valuatif sur ce que fut son pass. Chaque rencontre laisse un hritage quÕelle prolonge et enrichit, sans jamais devenir lÕesclave de ce legs. Ainsi son prsent est-il parsem des fragments lumineux que lui ont laisss les tres croiss sur sa route et qui, le plus souvent, ne se savent pas donateurs ou passeurs. Ë dfaut de filiation clairement reprable, elle construit sur le silence, assumant presque comme un devoir, la reconversion de la discontinuit et de la rupture en passage et en transmission. Elle se fait dpositaire Ç sans dposition È et institue une identit non encore constitue par lÕhritage dÕexpriences, de principes quÕil reste vivre et exercer : Ç Je leur dois beaucoup : le got du silence et de la contemplation, un faible pour le latin, de sacristie, une profonde affection pour lÕunivers fminin, folie incluse. È (CM, 24). Les personnages doivent faire avec les traces qui Ç portent le sceau de la subjectivit È1 et se dgager de la prtention lÕenqute minutieuse qui se rvle impossible, dÕautant plus que lÕenfance est en grande partie dissimule, Ç obscurcie par lÕoubli et lÕamnsie, par lÕabsence de tmoignages autres que ceux du souvenir, par tout ce qui fait lÕaltrit de lÕenfant par rapport lÕadulte [É] È2. LÕhistorien lui-mme, dans son projet de reconstitution, sait quÕil se heurte la limite de ne pouvoir saisir un vnement Ç quÕindirectement, incompltement et latralement, lÕaide de 1
Giovanni SCIBILIA, Ç LÕEnfance et le cinma de Federico Fellini È, Histoire de lÕenfance en Occident, tome 2. Du XVIIIe sicle nos jours (1996), Becchi Egle et Julia Dominique (dir.), Paris, ditions du Seuil, Coll. Points /histoire, 1998, p.511. 2 Egle BECCHI, Ç critures enfantines, lectures adultes È, Histoire de lÕenfance en Occident. 2, ibid., p.486.
595
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
documents et de tmoignages, travers ce qui en subsiste pour parvenir jusquÕ nous, cÕest--dire des tekmeria Ð des traces È1. LÕenfance se prsente par son inaccessibilit. LÕautre monde de lÕenfance, si patiemment tudi par Marie-Jose Chombart de Lauwe2, ne peut tre rendu lÕcriture quÕau travers du prisme dformant Ç du souvenir, de lÕimaginaire ou du fantasme È3, qui permet Georges Perec de prsenter un rcit Ç fait de bribes parses, dÕabsences, dÕoublis, de doutes, dÕhypothses, dÕanecdotes maigres È4. Il ne sÕagit donc pas seulement, pour Franoise Asso, de laisser Ç sa place lÕoubli, mais de laisser sa place lÕerreur, la faute, la confusion, associations et dtours tant aussi manire de reproduire, dans le texte mme, ce que deviennent dans notre esprit les livres et les histoires qui nous habitent. È5. CÕest en se dgageant de la prtention lÕexhaustivit et la vracit, que le personnage pourra trouver exprimer les nombreuses questions et les innombrables pourquoi qui tissent son existence. CÕest par la saisie dÕun rel, dans lequel il aura trouver la rponse singulire qui lui conviendra le mieux, quÕil pourra Ç fabriquer lÕoutillage ncessaire pour assumer sa destine dÕtre parlant et sexu. È6. En ce sens, lÕhistoire ne se reconstruit pas mais se construit, et cÕest bien lÕenfant qui, de la sorte, Ç se donne la vie È7 en crant, ou recrant, ce qui lÕa fait advenir, en faisant trace de ce qui nÕen a pas laiss. Dans la graphie, Ç le je sÕcrit ; des marques du pass sur moi, en moi imprimes, je fais mes traces prsentes. È8.
1
Serge VIDERMAN, Ç Comme en un miroir obscurmentÉ È, op. cit., p. 240. Marie-Jose CHOMBART DE LAUWE, op. cit., 1971. 3 Anne COUSSEAU, Ç Enfance et modernit contemporaine : lÕpreuve de lÕoubli et du silence, ou le " parler mutique " È, LÕére du rcit dÕenfance (en France depuis 1870), op. cit., p.251. 4 Georges PEREC, Quatrime de couverture W ou le souvenir dÕenfance, Paris, Denol, coll. Les Lettres Nouvelles, 1975. 5 Franoise ASSO, Ç Dtours. Grard Mac : lecture, rve, mmoire È, La Revue des lettres modernes, Ç critures contemporaines.1. Mmoires du rcit È, Paris-Caen, Minard, 1998, p.75. 6 Jean-Louis GAULT, Ç De la pratique psychanalytique avec les enfants È, Parler(s) dÕenfance(s). Que dit aujourdÕhui la psychanalyse de lÕenfance ? op. cit., p.26. 7 Denis VASSE, LÕOmbilic et la voix. Deux enfants en analyse, op. cit., p.132. 8 J.-B. PONTALIS, Ç Derniers, premiers mots È, Perdre de vue, op. cit., 1988, p.335-360. Expos prononc aux Ç Rencontres psychanalytiques dÕAix-en-Provence È, juillet 1987, et publi dans lÕouvrage collectif LÕAutobiographie, Paris, Les Belles Lettres, 1988, p.339.
2
596
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
III-3 Une Ïuvre de composition III-3.A Un rapport privilgi aux mots LÕenfance est le lieu mme de la fiction et de lÕimagination, par le fait mme de donner un rcit aux souvenirs. crire, nonce Jean-Claude Pirotte, Ç cÕest, au bout du compte, tenter tout prix les retrouvailles avec lÕenfance. [É] comme si la vie nÕtait que cela, une carte postale adresse au vieil homme par lÕenfant quÕil fut È1. Cette activit, qui consiste parler ou crire lÕenfance, mle le fabuleux, le dsastre, les rcits, les rves et les souvenirs. Compose de la matire inventive, elle impose un renversement de perspective qui peut dclencher un torticolis pour qui vit de mlancolie. Paul RicÏur postule, dans la trilogie de Temps et rcit2, que le sujet accde au pass par lÕintermdiaire du rcit, permettant ainsi au temps de devenir celui de lÕhumain. Le Ç rcit ancestral È, qui relate et met en scne les faits dÕun temps que lÕenfant nÕa pu connatre, constitue Ç un relais de la mmoire en direction du pass historique, conu comme temps des morts et temps dÕavant ma naissance È3. Il jette un pont entre les gnrations, entre les disparus et les vivants, pour que sÕarrime la transmission gnalogique et sert ainsi Ç de ralliement une entit collective È4. Le dsir quÕexprime le sujet de connatre son pass consiste, selon lÕapproche sociologique propose par Anne Muxel5, pouvoir sÕinscrire au cÏur de la Ç mmoire familiale È afin de puiser aux souvenirs et aux mythes familiaux pour se positionner dans la succession des gnrations. LÕorigine recle sa part dÕnigmes, elle se donne lire avec sa part de mystres qui nous accompagnent et peuvent revenir sous bribes de rcits obscurs, dÕhistoires inacheves et de rves hallucins. Le rcit de lÕenfance nÕest pas le vain dchiffrement de ces traces parses, mais une saisie alatoire de la narration qui navigue, sans crainte, dans les eaux tremblantes o se mlent lÕoubli et la mmoire dfaillante, les rves et les histoires qui nous ont prcds. Le rapport privilgi, passionnel et sensuel, que de nombreux enfants germaniens entretiennent avec la langue facilite le passage au rcit fictionnel. Pour Marie-Hlne Boblet, lÕenfance est Ç un tat potique, un " essai " de convocation par la qute et lÕapproximation [É] È6, Mylne Moris-Stefkovic ajoute que lÕenfant germanien partage avec le pote Ç une communaut dÕattitude envers le langage qui fonde lÕexprience
1
Jean-Claude PIROTTE, Plis perdus, Paris, La Table Ronde, 1994, p.110. Paul RICÎUR, Temps et rcit III, Paris, Seuil, 1985, p.168. 3 Lorenzo DEVILLA, Ç Rcits dÕenfance et autofiction È, Cahiers Robinson Ç Le Clzio aux lisires de lÕenfance È, op. cit., p.173. 4 Ibid. 5 Anne MUXEL, Individu et mmoire familiale, Paris, Nathan, 1996. 6 Marie-Hlne BOBLET, Ç La convocation de lÕenfance È, Cahiers Robinson, n¡20, 2006, p.19. 2
597
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
potique È1, ralisant ainsi, selon les termes de Bachelard, une forme dÕÇ accord potique avec lÕunivers È2. Amoureux de la langue, les enfants en gotent les vertiges avec jubilation et sÕengagent aisment sur les voies dÕun parcours initiatique qui accompagne la qute du savoir. Elle se prte au rcit de son origine et de sa vie, tout autant quÕelle retrace une descente vers les origines Ç de la parole potique È, rappelant ainsi Ç le mythe dÕOrphe que Sylvie Germain sÕapproprie de manire originale pour interroger le sens de la cration romanesque È3. En jouant avec son histoire, pour se saisir, crit Agamben, du Ç caractre purement historique et temporel È4 des objets et des comportements humains, lÕenfant devient alors lÕcrivain de sa vie dans cette capacit de jouer faire semblant, se jouer du vrai ou du comme si. La puissance de la crativit est entendre dans lÕacception la plus large dfinie par Winnicott pour qui la question ne consiste pas composer Ç une cration russie ou reconnue È, mais bien plutt Ç la considr[er] comme la coloration de toute une attitude face la ralit extrieure È5. LÕeffort pour comprendre le monde passe par la saisie et la capture des mots, qui se dploient dans leur matrialit et ouvrent au jeu des interfrences perptuelles. LÕenfant se heurte leur consistance, creuse lÕpaisseur de leurs sens qui invitent la surprise et la puissance de lÕimaginaire, offrant une exprience du monde que Sylvie Germain peut partager dans sa pratique romanesque : Ç Comme une cloche, on tinte et on coute pour entendre les degrs de rsonance et lÕespace de la profondeur dÕun mot È6. Moins pacifiquement, les mots peuvent tre viscrs au cours dÕune sance dÕautopsie qui appelle lÕexamen scrupuleux pour trouver une spatialisation des prils du double sens. LÕtymologie se saisit bras le corps ou se conoit oralement dans une absorption vorace et dlectable des signifiants, indicateurs de destins qui mnent vers les profondeurs insouponnes de lÕtre. Nous retrouvons cette logique de la qute de sens dans lÕacte de lecture qui lie les enfants aux dictionnaires. La succession des mots, relis entre eux par le classement de la logique alphabtique, ne fige pas pour autant le raisonnement intellectuel. Pour Bruno Duborgel au contraire, le dictionnaire permet lÕenfant de dgager du recueil dÕunits signifiantes Ç une invitation suggrer, rver, prendre de la distance, imaginer, remettre en cause, songer, transposer,
1
Milne MORIS-STEFKOVIC, Ç La figure de lÕenfant pote È, Cahiers Robinson, n¡20, 2006, p.93. Gaston BACHELARD, Potique de la rverie, op. cit., p.106. 3 Milne MORIS-STEFKOVIC, ibid. 4 Giorgio AGAMBEN, Enfance et histoire. Destruction de lÕexprience et origine de lÕhistoire, op. cit., p.133. 5 Donald-Woods WINNICOTT (1971), Jeu et ralit. LÕespace potentiel, traduit de lÕanglais par Claude Monod et J.-B. Pontalis, Paris, NRF Gallimard, coll. Connaissance de lÕInconscient, 1975, p.91. 6 mission Ë voix nue : Sylvie Germain. op. cit.
2
598
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
connoter, jouer, crer È1, alors que lÕon Ç nÕen finit pas dÕapprendre lire : dÕavoir apprendre lire. Car tout est livre, le monde entier est une bibliothque vive [É] autant de grands textes bruissants de voix, de rves, dÕodeurs et de couleurs, de sens et de questions. È (ST, 11). La lecture de sa vie implique une dambulation similaire dans les lignes et failles de son existence qui demande tre rinterprtes. De mme que les diffrentes expriences du corps de lÕenfant, quÕelles soient sensorielles ou psychomotrices, sÕorganisent comme autant de signes prcoces du langage, de son temps et de sa culture, son histoire se construit en histoires. Ç Tout se transforme en lgendes. [É] ces rcits fantasmatiques expriment mieux la ralit que des discours rationnels [É] ils sont de plain-pied dans le mystre et le merveilleux du monde È2 nonce Sylvie Germain au cours dÕun entretien. Que lÕon ne se mprenne pas cependant, lÕauteur rappelle plus tard, dans un entretien avec Aliette Armel, que le Ç tout pouvoir È des mots Ç rside prcisment dans "leur non pouvoir". [É] le "pouvoir" des mots nÕest pas de lÕordre de la puissance, mais de celui du possible. Il nÕy a aucun adquat pour qualifier et contenir ce qui vient nous bouleverser de fond en comble [É]È3.
Si lÕinterrogation
sur lÕorigine de lÕunivers est difficilement envisageable,
puisquÕelle ncessite de penser un monde avant son existence et de concevoir une antriorit prcdant toute ralit, celle qui concerne lÕorigine du sujet est tout aussi dlicate. Ç Ce qui nous chappe, ce de quoi nous sommes irrmdiablement absents, et qui manque notre emprise dans le mouvement mme o nous sommes constitus dans et par le dsir dÕun autre, de plus dÕun autre qui nous prcde. È4 crit Ren Kas. Du fait que nous avons t prcisment absents de notre conception, et que lÕinstant de notre naissance chappe notre conscience, la question de lÕorigine reste, pour Denis Vasse Ç ouverte, sans cesse ractualise par la parole aux carrefours des chemins o sÕentrecroisent les reprsentations È5. Ainsi, Pascal Quignard dans lÕavantpropos de La Nuit sexuelle crit-il partir de cette image manquante qui marque notre origine : Ç Je nÕtais pas l la nuit o jÕai t conu. Il est difficile dÕassister au jour qui vous prcde È. Ce temps ne peut se rvler nos yeux que sous celle dÕune nuit qui se dcline en trois nuances distinctes : Ç la nuit utrine. Une 1
Bruno DUBORGEL, Ç La psych, dÕalbums embellie È, LÕEnfant lecteur. Tout pour faire aimer les livres, Rolande Causse (dir.), Paris, Autrement, n¡ 97, mars 1988, p.53. 2 Sylvie GERMAIN, Bruno CARBONE et al. (dir.), Poitiers-La Rochelle, Office du Livre en PoitouCharentes, Bibliothque municipale de La Rochelle, 1994. 3 Sylvie GERMAIN, entretien avec Aliette ARMEL, Le Nouvel Observateur, rubrique Ç La vie en livre È, 6 avril 2011. 4 Ren KAèS, Ç Introduction : le sujet de lÕhritage È, Transmission de la vie psychique entre gnrations, op. cit., p.3. 5 Denis VASSE, LÕOmbilic et la voix. Deux enfants en analyse , op. cit., p.95.
599
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
fois ns, au terme de chaque jour, cÕest la nuit terrestre [É]. Enfin, aprs la mort, lÕme se dcompose dans une troisime sorte de nuit. È1. Pour que cette bute, contre ce que Ren Kas nomme Ç lÕinfinitude omnipotence du Moi È2, soit structurante, nous avons devenir dans lÕaprs-coup les penseurs de ce temps prhistorique qui fait que nous avons t mis au monde par plus dÕun sexe et plus dÕun texte. Cette aporie, particulirement propice la fiction, permet aux personnages germaniens de tisser des correspondances, que relve velyne Thoizet : entre la nuit cosmique et la nuit de la naissance, entre lÕentre en scne dÕun personnage et le dbut du monde, si toute naissance rpte la naissance du monde, une tension irrductible spare le temps vcu du temps cosmique.3
Suivant le ddale rgressif de leur histoire, les personnages en reconstituent le tableau, ils se font peintre ou conteur pour former un support sur lequel dposer cette scne qui favorise lÕmergence de la reprsentation. En faisant histoire du temps de leur conception ou de leur naissance, ils tentent Ç de figurer lÕinfigurable travers lÕimage dÕun vnement dont il est impossible de tmoigner la premire personne et qui, par consquent ne saurait tre introduit par un Ç Je me souviens dÕunÉ È4. Ils situent souvent cet instant dans lÕobscurit dÕune nuit qui devient lumineuse. Trs souvent toile, rfrence la Nativit, la nuit devient en un sens clairante pour le sujet. Laudes nat Ç une nuit dÕaot, sous une somptueuse pluie dÕtoiles È (CM, 14), et Monsieur Rossignol crit quÕil Ç y avait des toiles blanches et douces comme des gouttes de lait partout dans le ciel È en cette Ç nuit de plein hiver È (Im, 156). Enfin, lorsque lÕtreinte amoureuse se situe dans la luminosit en mi-teinte du Ç chien et loup È, Ç lÕamant fulgurant È qui Ç se tenait tel un soleil de solstice È (HC, 15) vaut lui seul pour source lumineuse astrale dans lÕvocation dÕAurlien.
III-3.B Faire avec lÕassourdissant silence du monde
Dans le cas de lÕenfant abandonn, la dfection dÕun tre inconnu, innomm ou innommable, laisse une bance. LÕabsence irrmdiable de tmoins dÕune poque rvolue qui viendraient circonscrire lÕvnement de la naissance, le manque du rcit des anctres port, partag et remodel successivement par les membres dÕune famille, rend difficile la structuration de la pense sur des cadres 1
Pascal QUIGNARD, (2007), La Nuit sexuelle, Paris, ditions JÕai lu, 2009, p.9. Ren KAèS, Ç Introduction : le sujet de lÕhritage È, op. cit., p.3. 3 velyne THOIZET, Ç Le cri de la naissance È, Cahiers Robinson, n¡ 20, ibid., p.86. 4 Arthur COOLS, Ç Le Rouge, la nuit. Le retour du fminin comme source de lÕcriture È, LÕÎuvre du fminin dans lÕcriture de Maurice Blanchot, ric Hoppenot (dir.), Grignan, Les ditions Complicits, 2004, p.116. 2
600
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
familiaux et sociaux. Par ailleurs, rien ne vient voquer ce quÕil ft de ce temps antrieur lÕmergence et lÕaffirmation dÕun moi, qui ne doit sa survie quÕ lÕexistence de personnes qui ont fait surgir un nous, pour que le nbuleux Ç univers de besoins, de dsirs, de sensations, o le bb ne distingue pas encore, ou de faon fluctuante [É]È1 puisse tre repris. Ce qui explique lÕaffirmation de Laudes-Marie : Ç Ds ma naissance jÕai t confie au hasard. È (CM, 13). Cette absence est perue par Jean-Paul Sartre comme une opportunit cratrice qui le libre de contraintes Ç [É] Je nÕtais matre de personne et rien ne mÕappartenaitÉ È2. Sans histoire qui lui prexiste et sans possibilit de sÕancrer dans celle qui lui a t lgue par ses prdcesseurs, il se retrouve en situation de crateur pour donner sens ce quÕil vit et constituer, avec ses propres ressources, un rcit mythique qui viendrait pallier lÕabsence dÕun hritage intergnrationnel organisateur dÕune histoire familiale. La situation des enfants
abandonns
redouble
le
vide de lÕhistoire
individuelle
jamais
3
inaccessible. LÕinfantia, ainsi que la nomme Jean-Franois Lyotard , devient le pivot partir duquel se faonne un nouveau rcit qui, par la force de lÕimaginaire de ces enfants, fonde le chanon manquant pour quÕun lien soit possible avec ce pass ; accder la dimension du symbolique cÕest, pour eux, sÕaccepter orphelins. Laudes est le personnage pour lequel la transmission du rcit chappe le plus, en raison de lÕabsence des tmoins de sa venue au monde et de la prsence dÕadultes qui se caractrisent par leur manque de permanence. Elle contredit lÕaffirmation selon laquelle lÕindividu ne peut compltement construire sa propre histoire. Conformment au constat que formule la romancire britannique Jeanette Winterson pour laquelle le Ç monde inconnu È dans lequel le bb est expuls Ç ne devient comprhensible quÕ travers une histoire È4, Laudes labore le rcit dÕune vie par-dessus la fracture, le manque et la destruction. Comme si le fait dÕappartenir une espce, qui serait, selon Pascal Quignard, Ç asservie au rcit È et qui qumanderait, ds sa mise au monde, Ç un rcit È et Ç Une intrigue ! È, imposait de le concevoir par soi-mme, dfaut de le recevoir.
La Chanson des mal-aimants dbute sur une scne dÕvocation de lÕtat existentiel du personnage qui dbarque au milieu dÕune histoire qui a commenc sans elle, Ç Ma solitude est un thtre ciel ouvert È (CM, 13), et qui la prive de
1 Ren ZAZZO, Ç LÕentretien inachev avec Laurence et Georges Pernoud È, Le Paradoxe des jumeaux. Prcd dÕun dialogue avec Michel TOURNIER, Paris, Stock, Laurence Pernoud, 1994, p.36. 2 Jean-Paul SARTRE, Les Mots, Paris, Gallimard, 1964. 3 Jean-Franois LYOTARD, Lecture dÕenfance, Paris, Galile, 1991, p.9. 4 Jeanette WINTERSON (2011), Why Be Happy When You Could Be Normal ?, Pourquoi tre heureux quand on peut tre normal ?, traduit de lÕanglais par Cline Leroy, Paris, ditions de lÕOlivier, 2012.
601
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
la trame narrative qui accompagne toute naissance et transmet, dans les rcits des premiers jours, la mmoire ancestrale. Laudes-Marie appartient, ainsi que Crve-CÏur, la catgorie de Ç ces enfants mal-ns qui, sitt mis au monde, sÕy retrouvent tout seuls, jets au rebut, et par l mme vols de leur enfance È (NA, 121). Jeanette Winterson voque sa propre situation dÕabandon et dÕadoption en utilisant la mme mtaphore que Laudes-Marie : Ç Imaginez un livre dont il manquerait les premires pages. Imaginez arriver au thtre aprs le lever de rideau È1. La venue au monde, marque par lÕabandon et le dpouillement, place lÕenfant dans lÕabsolue de lÕabsence laquelle sÕadjoint lÕextrme de Ç lÕindiffrence universelle È. Alors que la Gense est saisie par Sylvie Germain dans lÕclat et le foisonnement : Ç lever de rideau sur lÕimmense thtre de lÕunivers o la matire entre en scne dans un formidable tumulte È (AL, 7), pour Laudes-Marie, la lumire nÕest pas : Ç je suis entre seule en scne, tous feux teints dans une indiffrence universelle. È (CM, 13). Le monde semble se vider des lments de la Cration, Ç Pas mme un arbre ni un oiseau pour enjoliver le dcor. È (CM, 13). Lorsque lÕon sait que la naissance du psychisme
humain,
dpendantes
des
ainsi contacts
que
la
survie
verbaux
et
de du
lÕindividu, regard
sont
dpos
troitement comme
une
reconnaissance sur le nouveau-n, nous pouvons nous demander pour qui joue lÕacteur, puisque quÕil faut bien quÕil y ait de lÕautre pour entrer dans une logique du regard et tre en mesure de jouer. Laudes trouve l, ce que Paul-Laurent Assoun nomme, Ç lÕincarnation de la perte Ð de visu Ð dans une scne (pr)originaire : celle de la sparation et de la perte de vue, o le regard reoit son empreinte primitive, de douleur. [É] trauma scopique dÕorigine È2, qui laisse lÕinfans sans voix, mdus par la douleur, alors quÕil ralise lÕabsence de lÕautre. Laudes ne traverse pas cependant ce vcu de carence dans lÕextinction de ses pulsions, qui lÕaurait immanquablement conduite la mort comme les nouveauns enlevs par Frdric II de Sicile3. La capacit de rsilience de Laudes-Marie trouve, dans lÕÇ unique geste de sollicitude È de ses parents Ç fuyards È, le socle de son inscription. Le phnomne de lÕempreinte, base de lÕattachement social, se caractrise par sa prcocit et sa rapidit. Laudes-Marie se comporte, bien des gards, comme les oiseaux nidifuges tudis par lÕthologiste Karl Lorenz4, pour lequel les impressions reues ds aprs la naissance dterminent la fixation 1
Ibid., p.14. Paul-Laurent ASSOUN, Le Regard et la voix. Leons de psychanalyse, op. cit., p. 57. 3 Le monarque qui souhaitait savoir quelle tait Ç la langue fondamentale de lÕhumanit, avait donn ordre aux nourrices charges de sÕen occuper de ces bbs-l de prendre le plus grand soin de chacun dÕeux, mais avec la consigne absolue de ne jamais prononcer un seul mot en leur prsence. Frdric II ne pera jamais le secret de la langue fondamentale, car tous les bbs moururentÉ È, Florence GUIGNARD, Ç LÕInfantile dans la relation analytique È, Au vif de lÕinfantile. Rflexions sur la situation analytique, Lausanne, Delachaux et Niestl, coll. Champs psychanalytiques, 1996, p.51. 4 Karl LORENZ, Trois essais sur le comportement animal et humain, Paris, Seuil, 1970. 2
602
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
un contenant de fortune. Ë peine place dans le cageot, mtaphore du matriciel qui portera la mmoire et lÕimaginaire de ce qui fut une ombre de maternel, lÕodeur des framboises engendre un phnomne dÕimprgnation irrversible. Il ressurgira, comme support sensoriel, lÕoccasion des multiples vcus de sparation et de ruptures qui jalonnent la vie de la narratrice, ractualisant la scne de lÕabandon, occasionnant, non pas une perte, Ç que la souffrance nommerait et que le chagrin rendrait vivante È1, mais un vide. La solitude de lÕenfant est ici absolue. LÕattachement et lÕidentification des objets inanims et immobiles tmoignent de lÕabsence totale dÕune prsence plus attrayante ou attentive, mais ils rvlent galement la force de lÕenfant qui tablit une Ç seconde peau È2, thorise par Esther Bick, afin de se sentir suffisamment contenue lÕintrieur de sa propre peau et supporter la sparation en se protgeant de lÕeffet dsintgrateur quÕelle pourrait produire. La narratrice, qui se penche sur un pass de plus de soixante ans, lui donne forme et construit, dans lÕaprs-coup, lÕhistoire dÕune Ç enfance ne peut se dire quÕau pass È3. Elle partage en cela lÕapproche quÕen donne Andr Green : Ç le meilleur usage que nous puissions faire de tout ce que nous apprenons sur lÕenfant est de rver son sujet È4, sans craindre dÕentendre ou de laisser parler, lÕenfant en elle. La ncessit de construire cette entre dans le monde est aussi une faon de saisir les mobiles dÕun geste dÕabandon qui plante une attente dans le cÏur de lÕenfant et laisse la narratrice Ç en deuil È de ses parents depuis sa Ç malencontreuse naissance. È (CM, 14). La maladresse de lÕenveloppement qui prsente lÕenfant Ç entortille È, la violence mme du dessaisissement, Ç paquet oubli poste restante È, et lÕextrme duret ou dnuement des objets de puriculture (bitume, cageotÉ), sont autant dÕlments qui chosifient lÕenfant et valent dÕtre assimils la mort du sujet. De plus, les fragiles supports dÕagrippements qui sÕamenuisent au fil du temps, passant de la manche ballante du manchot la disparition de tout support aprs le suicide dÕAntonin : Ç Il nÕy avait mme plus une
manche
flasque
quoi
me
raccrocher È
(CM,
44),
demandent
imprativement la reprise, en vue de ne pas sombrer dans le nant existentiel.
Dans Le monde sans vous, Sylvie Germain prsente la terre comme Ç un thtre ciel ouvert o chacun est appel tenir un rle. La terre : Globe-Thtre en
1
Dominique GUYOMARD, LÕEffet-mre. LÕentre mre et fille. Du lien la relation, Paris, PUF, coll. Petite Bibliothque de Psychanalyse, 2009, p.46. 2 Esther BICK (1964), Ç LÕexprience de la peau dans les relations dÕobjet prcoces È, Explorations dans le monde de lÕautisme, Meltzer Donald et al., Paris, Payot, nouv. d. 1984, p.240-244 (article original : Ç The experience of the skin in early object relations È, in The International Journal of Psycho-analysis, vol.49, Londres, Routledge Journals, p.484-486. 3 Andr GREEN, Ç LÕEnfant modle È, op. cit., p.61. 4 Ibid.
603
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
rotation perptuelle dans lÕespace sidral. " Totus mundus agit histrionem ". Certains ont davantage le sens du jeu et le got de lÕimprovisation que dÕautres, tout leur est prtexte invention. È (MV, 53). Elle suggre par cette vocation du thtre, o fut reprsente lÕÏuvre shakespearienne, que chacun a un rle apprendre pour le jouer au mieux sur la scne terrestre. Aussi, dfaut de texte, Ç jÕignorais tout du texte È (CM, 13), il convient de lÕinventer, sans se tromper de registre pour ne pas reconduire lÕexprience des premiers pleurs interprts, non comme une demande de lien et de soins, mais comme des Ç miaulements intempestifs quÕil croyait tre dÕun chat en goguette. È (CM, 15). Et puisque la mmoire est galement Ç un thtre o les souvenirs prennent souvent une grande libert avec le pass quÕils sont censs re-prsenter, et la conscience est une chaire souvent bancale, branlante, dote dÕun abat-voix lÕacoustique fantasque [É] È (MV, 120), autant devenir son propre crateur. De plus, pour certains penseurs, lÕenfant est Ç un comdien-n, tout entier investi dans la multiplicit des personnages auxquels il sÕessaie, des rles quÕil emprunte, des histoires quÕil se joue È1, sa mobilit lui permettant de sÕapprocher des questions mtaphysiques. Le thtre appelle le texte mmoriser avant quÕil ne soit interprt, mim ou dclam ; il invite galement lÕimprovisation et demande la capacit de se dcoller de soi-mme pour devenir un personnage, dans un au-del de son existence, qui fraie un parcours dans une mmoire de lÕphmre. Laudes-Marie se trouve donc sur une scne de thtre, dont la caractristique pour Ariane Mnouchkine, est de ne pas laisser de trace matrielle, mais Ç juste quelques griffures dans la mmoire et dans le cÏur des hommes phmres eux aussi È2. Laudes-Marie devient dramaturge, scnographe et personnage, elle joue sa vie pour mieux lÕaccueillir dans sa dimension inventive. Ses meurtrissures deviennent, dans la diversit de ses moyens
dÕexpressions,
transmissibles
et
sÕinventent
une
ligne
dans
la
dramatisation de la Liturgie et la reprsentation des Mystres. La modestie du cageot rejoint celle des trteaux du thtre de rue, et offre une scne bancale pour une vie dont le texte reste crire et jouer. Si les enfants sans famille, tel Magnus, Ç sont contraints lÕarchologie È, ils le sont galement lÕcriture, afin de localiser des traces ou fabriquer, dans lÕimmortalit du sens, cette part manquante du pass pour sÕoffrir une ouverture, digne dÕun opra3. Mme si,
1
Martin LEGROS, Ç Comment pensent les enfants ? È, Philosophie magazine, n¡38, avril 2010, p.3839. 2 Ariane MNOUCHKINE, Ç Prface È, Le Thtre en France, volume 1, op. cit., p.7. 3 Le premier chapitre de Magnus qui sÕintitule Ç ouverture È peut se lire comme une partition dÕopra. LÕouverture, dlimite lÕargument et prsente le motif musical qui traversera lÕÏuvre, elle consiste galement projeter lÕauditeur dans le temps dÕune intrigue qui doit sÕinscrire comme une pense lancinante. Le leitmotiv opre ainsi une mise en relation entre diffrentes priodes et sÕimpose dans le souvenir par un jeu de signification comme un texte littraire.
604
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dans la logique du dploiement de lÕÏuvre, le rcit, comme le rappelle Roger Godard,
Ç est
clos
sur
lui-mme È
puisquÕ
Ç la
premire
phrase
de
lÕincipit rpond en cho la clture romanesque È1 : Ç Ma solitude se joue ciel ouvert comme lors de ma naissance È (CM, 243).
III-3.C Les bienfaits de la sublimation
En plus de la capacit narrative, la puissance onirique est galement convoque quand lÕexistence se fait fracassante. Le prsent des rves offre Ç une chappe belle, [É] un dsancrage du sujet perceptif par rapport au monde rel et au poids de lÕHistoire, une " dprise dÕactualit " par rapport la datation relative pose dans le rcit [É] et constitue une parenthse dans le droulement des vnements historiciss. È2 Les rves et les visions de LaudesMarie suggrent une intelligence du monde, ils ouvrent lÕimaginaire et la promesse3, ils soutiennent visuellement et pallient les dfaillances dÕune parole toujours prte vaciller lorsque surgit le deuil. Les vnements surviennent alors comme un bombardement dÕinformations auxquelles elle ne peut donner sens au moyen dÕun rcit. La bouche, qui revient son vide originaire, laisse la voix sÕrailler dans un cri de douleur pour finalement sÕabsenter. Comme les patientes de Freud4, qui se plaignent des dsordres et des rats de leur voix, le larynx est ici lÕobjet dÕune Ç conversion È, il y a bien quelque chose qui a d tre Ç raval È et qui ne peut passer : Ç a hurlait en moi, impersonnellement, [É] ma bouche mangeait du vide. Mais au fond de ma nuit, ma mmoire a lch ses fantmes. È (CM, 192). La vie contraint Laudes faire image et histoire pour ne pas tre rduite Ç une srie de ractions de dfense pour la survie È5, elle fait alors, dÕlments choisis, une reprsentation destine elle-mme, une sorte de Ç thtre priv È6, comme Mademoiselle Anna OÉ aimait appeler les rveries auxquelles elle se livrait. La dimension originelle de lÕhomme serait, selon Giorgio Agamben, Ç contenue dans la fable et non pas dans le mystre : dans ce quÕon ne peut que raconter, et non pas dans ce quÕil faut taire È7. En librant lÕhomme frapp de mutisme, le conte valorise le monde de la bouche ouverte contre celui de la bouche close. Quelques images smantises deviennent alors une partie constituante de son identit narrative, elles mtaphorisent sa souffrance sur la 1
Roger GODARD, Ç Sylvie Germain, Chanson des mal-aimants È, Itinraires du roman contemporain, Paris, Armand Colin, 2006, p.12. 2 Ccile NARJOUX, Ç Le prsent de Sylvie Germain È, op. cit., p.148. 3 Voir lÕessai dÕAnne DUFOURMANTELLE, LÕIntelligence du rve, Paris, Payot, 2012. 4 Sigmund FREUD, Joseph BREUER, (1895), tudes sur lÕhystrie, trad. Anne Berman, Paris, PUF, coll. Bibliothque de psychanalyse, 1978, p. 237-241. 5 Boris CYRULNIK, op. cit., p.126. 6 Sigmund FREUD, Joseph BREUER, (1895), op. cit., p.15. 7 Giorgio AGAMBEN, Enfance et histoire, op. cit.., p.119.
605
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
scne dÕun thtre intime, qui tmoigne des bienfaits dÕune certaine illusion qui masque, afin de mieux dbusquer, la vrit cache. Le nologisme Ç rvasion È, cr par Hlne Cixous, convient ici parfaitement pour souligner quel point tout rveur est un prisonnier qui parvient sÕvader par la porte des songes qui transfigure le rel en possible. Le rve est un moyen de dfinir et dÕatteindre la Ç vraie vie È1 chre Andr Breton. La fcondit crative de Laudes-Marie peut engendrer, comme lÕcriture potique, une rvaluation de la ralit en transformant Ç deux tats, en apparence si contradictoires, que sont le rve et la ralit, en une sorte de ralit absolue, de surralit È2, Ç jusquÕ ce que le monde devienne fable È3. Tout devient propice la rverie qui ouvre les voies dÕexploration et de dcouverte des profondeurs de lÕme. Les paysages deviennent image mentale sur laquelle se fixe un rve dÕune tonnante blancheur qui vaut pour rve dÕorigine. Ë diverses tapes de sa vie, les apparitions se prolongent et se rpondent entre rel et songe. Conformment Gaston Bachelard pour qui Ç cÕest la plume qui rve. CÕest la page blanche qui donne le droit de rver È4, Laudes assemble les impressions fugaces, les divers souvenirs et les rappels de lÕenfance qui se prsentent sous forme de sensations, dÕassociations et de rveries diurnes. Elle en fait un langage et les fond en une seule perception, devenue rcit dÕune vie qui donne sens la notion de Ç temps retrouv È qui est saisir, pour Bernard Raffalli, comme Ç un temps lu, unifi, compris È5. LÕhistoire, crit Jacques Lacan, Ç est une vrit qui a cette proprit que le sujet qui lÕassume en dpend dans sa constitution de sujet-mme et cette histoire dpend aussi du sujet lui-mme qui la pense et la repense sa faon È6. Destine se fondre au rebus, Laudes redresse la pente du pathos et du didactisme, elle assemble diffrents lments collects pour recomposer et rendre sensibles, par del leur vanescence, les songes qui la traversent. Elle invite lÕtre imaginant se mettre en route sur les chemins buissonniers de lÕanalogie et de lÕinvention, de lÕinconnu et de lÕimprvu. Cette collecte qui permet la littrature, selon Bruno Duborgel, de jouer avec la ralit, de la reconstruire et de la styliser, est galement lÕÏuvre dans le difficile exercice de la translation graphique quÕeffectue Marie pour offrir aux mots dlaisss de Zlie, Ç une criture recevable pour lÕtre sensible, imaginant, subjectif,
humain È7,
travers un rcit qui sÕeffectue par procuration.
1 2 3 4 5 6 7
Andr BRETON, Manifestes du surralisme, Paris, Gallimard, 1969, p.54. Ibid., p.23. Milne MORIS-STEFKOVIC, Ç La figure de lÕenfant pote È, Cahiers Robinson, n¡20, 2006, p.98. Gaston BACHELARD, La Potique de la rverie, op. cit., p.7. Bernard RAFFALLI, Ç Introduction È, Ë la recherche du temps perdu, op. cit., p. LXXVII. Jacques LACAN, Petits crits et confrences 1945-1951, 2d. Pirate en 1952, p.370. Bruno DUBORGEL, Ç La psych, dÕalbums embellie È, LÕEnfant lecteur, op. cit., p.52.
606
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Les filles, qui ont un rapport rconcili avec les arbres, se tournent plus habilement vers le rcit de leur vie, comme si le rapport de familiarit avec les racines et les cimes et la proximit avec les fibres vgtales dont on fait le papier, facilitaient le passage vers lÕcriture et la narration de son histoire. Il est vrai que lÕarbre abrite toute une faune qui lui est propre. Porteur de vies, il offre le gte et le couvert nombreuses espces d'animaux, petits mammifres, insectes et oiseaux aux joyeux ppiements dÕune Tour de Babel qui ouvre un espace propre lÕenfance. La puissance cratrice et onirique de Marie et de Laudes-Marie puise la sve nourricire des arbres qui, avec Ç leurs branches et leurs racines, [É] avancent en largeur, en hauteur et en profondeur, les humains en sont incapables. È (In, 38). Marie, qui caressait le trs srieux projet de devenir un arbre quand elle serait grande, rve de devenir un Ç arbre-livre, dont chaque feuille serait crite par le vent, les insectes, le soleil et la pluie, les oiseaux, les rayons de lune. È (In, 101). Suite un accident de voiture, la perte de son pied, auquel elle prte une vie autonome, ouvre de nouvelles prgrinations. Son pas solitaire, mais pourtant volontaire, lui permet de Ç sÕaventurer derrire la peau des choses, sous la terre, jusquÕaux sjours des morts, et sous lÕcorce des arbres. È (In, 62). LÕenfant passeur fait le lien entre le monde des vivants et celui des morts, dans cet ailleurs, qui brasse lÕhumus et la glaise, au cÏur du magma o se mlent depuis lÕorigine Ç tous les rsidus des corps, minraux, vgtaux, animaux, humains [É] È (In, 63). Cette proximit avec les disparus, qui la conduit reprsenter Ç de vagues silhouettes de fantmes enlaces aux racines È (In, 99) sur son arbre gnalogique, lui confre peut-tre
cette
aptitude
de
traductrice
inspire.
Marie
nÕinterroge
pas
uniquement lÕaccession au langage et la naissance de lÕcriture, elle fait Ïuvre de transposition en recomposant et en illustrant le journal de Zlie, rest en souffrance aprs sa mort, pour le sublimer en un album ludique destin aux enfants. La facture dsordonne de lÕoriginal drob tmoigne de lÕurgence dÕune criture qui se dpose sur Ç des feuilles disparates, des pages arraches [É] des bouts de papier ramasss nÕimporte o, des lambeaux de cartonnage et mme des morceaux de papier-toilette, tous griffonns de phrases et de dessins, parfois seulement de mots dcousus [É] È (In, 169). En dposant sur le papier une coule de langage en fusion de ce qui, jusquÕ prsent, tait astreint au silence, Zlie par Ç voie dÕencre È, sÕinscrit dans une dmarche similaire celle de la romancire qui crit pour Ç ne pas perdre le fil, si tnu et cassant È1. Les mots, qui ont t enterrs avec les actes et la souffrance indicible, sont repris
1
Sylvie GERMAIN, entretien avec Denise LE DANTEC, Ç Entretien avec Sylvie Germain È, LÕcole des Lettres II, LX XXVI, 1, 15 septembre 1994, p.60.
607
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
par Zlie, comme si raconter lÕexprience dsorganisante de sa mre, suffisait la fille pour habiter son humaine condition. Marie partage par empathie, une trange similitude avec les prouvs de Zlie : elle pressentit entre elle et celle quÕelle-mme avait t jusquÕ trs rcemment une parent si aigu quÕelle pensa par instants avoir crit elle-mme certaines phrases, croire quÕil y avait eu, distance spatiale et temporelle, vol de mots, de cris, de questions. (In, 170)
Ainsi, peut-elle se saisir de la parole abandonne de Zlie et lui rendre sa juste place, en permettant au message Ç dÕtre compris et accept malgr sa blessure È1 au cÏur dÕun nouveau rcit. Marie sÕengage sur la voie de la rencontre par la pratique cratrice qui se conoit, selon Hlne Cixous, comme Ç un geste dÕamour [É] Cette passivit-l est notre manire Ð en vrit active Ð de connatre les choses en nous laissant connatre par elle. È2. Tout en ignorant quÕelle partagea avec cette sÏur de papier une approche similaire du monde et de lÕutilisation des mots, ainsi quÕune douloureuse absence paternelle, Marie offre la parole emmure dans le silence, une dimension partageable en la passant par le filtre dcontaminant de la sublimation. Il lui est possible de crer partir du secret dÕune autre, comme il en va entre les gnrations, grce la cration dÕimages qui tmoignent Ç de la vie pulsionnelle propre dÕun crateur [É]È3. Dans une continuit de pense, Marie articule les histoires racontes par Pierre aux notes fragmentaires et hallucines de Zlie pour crer Ç un livre court [É], imag de dessins simples et vivement bariols, dominante rouge, intitul " Les btises de Zlie " È (In, 196). Par lÕactivit artistique, Marie transforme le don de Pierre et offre, post mortem, un double lieu de figuration et de rsonance aux mots de sa sÏur. La reprsentation, au cÏur de lÕalbum, offre aux enfants la possibilit de jouer, dÕimaginer et de rver leur tour cette histoire sublime par des images. Le rcit de la jeune fille prend un souffle second, une rparation contrecoup. LÕacte graphique, intentionnel et reprsentatif, en appui sur la couleur, remonte lÕenfance de lÕart. La feuille devient un cran de projection sur lequel la Ç couleur agit comme lment dtonant, une mulsion qui sollicite la sensorialit È4, pour faire subir au rcit une traduction plastique. Par ce biais, lÕultime passage la vie adulte pour Marie sÕaccomplit en trouvant une expression esthtique pour dcrire lÕexprience et le dsir, affronter la mort et
1 2 3 4
Boris CYRULNIK, op. cit., p.118. Hlne CIXOUS, La Venue de lÕcriture, Paris, UGE, 10/18, n¡ 1121, 1977, p.47. Serge TISSERON, Ç Les images psychiques entre les gnrations È, op. cit., p.123. Claude BELLEGARDE, Ç La couleur rvle È, LÕEnfant lecteur, op. cit., p.145.
608
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
repousser le spectre du suicide ou de la folie. Ç Wo es war, soll ich werden È1, cette injonction fondamentale faite tout sujet de sÕassumer dans sa singularit, se pose nouveau lÕadolescence, en termes de raffirmation et de passage, de celle qui doit rpondre de sa douleur en intgrant les pertes et les manques. Ë la fin de son pome Ç Vagabonds È, Arthur Rimbaud nonce son urgence, Ç Moi press de trouver le lieu et la formule È2, Marie elle, trouve dans lÕessence dÕune criture-miroir, une possible partance de sa patrie familiale pour inventer une nouvelle langue, comme lÕadolescent se fixe comme tche essentielle Ç de se sparer de ce qui fait tache dans le tableau de lÕenfance È3.
La vrit importe souvent moins que la puissance de la fabulation qui est lÕorigine dÕun destin et du roman dÕune vie, cÕest ce que Romain Gary raconte dans La Promesse de l'aube, accordant lÕessentiel la porte de l'histoire raconte, qui fait dire au pote Ç Peut-tre me direz-vous : " Es-tu sr que cette lgende soit la vraie ? " Qu'importe ce que peut tre la ralit place hors de moi, si elle m'a aid vivre, sentir que je suis et ce que suis ? È4. LÕacte de cration est parfois ce qui reste pour colmater les brches et conserver une part dÕhumanit ou une conscience de vie exacerbe. Dans lÕeffroi et lÕhorreur du camp de Terezin, lÕenfant Franta Bass, Ç jamais en train de mourir. Et de mendier une consolation È (PP, 50) crit encore, Ç avec ses mots tout simples, la beaut de la terre et de la floraison ; la beaut refuse. È (PP, 51). Livr Ç aux cendres, au vent, la fosse, lÕoubli. È (PP, 50), la lutte contre la mort contraint la posie. Ç Sans lÕart È crit Alain Finkelkraut, Ç la comprhension intime de ce qui tait en jeu Auschwitz ou Kolyma nous serait barre pour toujours È5, et ne nous ferait pas entendre, selon les propos de Grard Poulouin Ç la voix de lÕinnocence [É] paradoxalement victorieuse contre le cynisme et la vilenie des nazis È6. Ainsi les survivants des camps font de lÕcriture un dernier acte de vie, une ultime preuve dÕune venue sur terre, Ç un acte de rsistance, une survie È rappel par Pascal Sevez : Ç Dans ces lieux o il tait interdit dÕcrire sous peine de mort, ils ont griffonn des feuillets, consign leurs tmoignages, relev des descriptions. [É] en tmoignent le journal dÕAna Novc ainsi que les textes
1
Ç o cÕtait, je dois(t) advenir È, Sigmund FREUD, Ç La dcomposition de la personnalit psychique È, Nouvelles Confrences dÕintroduction la psychanalytique (1932), trad. R.-M. Zeitlin, Paris, Gallimard, 1984, p.110. 2 Arthur RIMBAUD, Ç Vagabond È, Illuminations, Îuvres compltes, op. cit., p.136. 3 Philippe LACADE, Ç "Le pubre o circule le sang de lÕexil et dÕun pre" (A. Rimbaud) È, Parler(s) dÕenfance(s). Que dit aujourdÕhui la psychanalyse de lÕenfance ? op. cit., p.71. 4 Charles BAUDELAIRE, Ç Les fentres È, Petits pomes en prose, op. cit. 5 Alain FINKELKRAUT, LÕHumanit perdue. Essai sur le XXe sicle, Paris, Seuil, 1997, p.112. 6 Grard POULOUIN, Ç Des voix singulires Prague È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.43.
609
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
anonymes retrouvs sous le sixime poteau du mirador gauche ou sous les traverses du butoir ferroviaire du camp [dÕAuschwitz]. È1
1
Pascal SEVEZ, Ç Ë lÕaube lazarenne du XXIe sicle È, Recherches de science religieuse, tome 90, 2002, p.45.
610
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Conclusion SÕEN ALLER AU HASARD
Et le livre qui suit, nÕtant compos que des traces de ses pas, sÕen va lui aussi au hasard. (PP, 17)
611
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ë LÕHORIZON, LA RENCONTRE Comme cela est petit avec quoi nous luttons. Comme cela est grand ce qui lutte avec nous. Rainer Maria Rilke
I-1 La promesse de lÕenfant
Il y a toujours dans lÕÏuvre de Sylvie Germain les traces dÕune enfance jamais tout fait acheve, jamais tout fait console. Comme une blessure mal cicatrise qui persiste, gratte, lance et sÕveille au moindre frlement ou accroc. Dans cette qute qui consiste
retisser les fils de son histoire pour
ventuellement mieux sÕen dtacher et cesser lÕerrance laquelle seraient condamns les personnages la mmoire dfaillante ou souffrante, la figure de lÕenfant se prsente. En tant que descendant, porteur dÕune histoire qui se parle au-del des gnrations et des mots, dou dÕune nergie tourne vers un devenir, lÕenfant se fait passeur, entre lÕorigine et le prsent des personnages, pour accompagner leur cheminement et les conduire la rconciliation avec leur propre enfance assume et dsintrique de la nostalgie ou de la rancÏur. De cette rencontre impromptue, lÕenfant invite se hisser sa hauteur pour adopter un nouveau positionnement par rapport ses propres figures parentales, dpasser la dimension de la qute identitaire individuelle pour sÕexercer une thique de la responsabilit au cÏur dÕun monde qui est habiter. LÕimage de lÕenfant, qui attend que lÕadulte vienne le secourir, sÕinverse pour devenir celui qui engage construire un nouveau lieu dÕenfance, celui des possibles et des promesses renouvels. Marie-Hlne Boblet souligne ce renversement de Ç la dpendance et [de] la requte ; lÕhomme ne supplie plus Dieu de le veiller, mais lÕEnfant-Jsus supplie les mal-aimants de ne pas lÕoublier. È1
1 Marie-Hlne BOBLET, Ç La Convocation de lÕenfance dans les romans de Sylvie Germain È, Cahiers Robinson, n¡20, Ç Sylvie Germain, clats dÕenfance È, velyne Thoizet (d.), 2006, p.20.
612
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
LÕenfant contient en sa venue lÕesprance dÕune chance quÕil est possible de saisir. Ptri de lÕimaginaire parental, il est le plus souvent attendu comme le merveilleux, au point que cet idal de perfection, Ç unit intrieure tant dsire par les humains È1, se glisse jusque dans son nom. Pour Sylvie Germain, le nouveau-n incarne, dans sa petitesse et sa vulnrabilit, la beaut Ç de lÕimprvu, beaut de ce frle miracle È et Ç lÕincarnation, du mystre de la chair È2. Grce lui, les jours de la parturition sont Ç comme autant de promesses de joie chaque soir tenues È (LN, 33). Ë chaque gnration, lÕenfant, qui pousse dans le corps, se fait une place dans le cÏur des parents : Ç par sa simple venue il saurait rouvrir les temps et leur frayer tous des chemins de traverse dans lÕpaisseur du malheur pour les en librer et les faire se rejoindre È (NA, 328). Fconde par lÕesprance, son arrive salue le renouveau dÕun sicle, elle se fait messagre de lÕespoir de la paix et gardienne de lÕamour dans un monde qui prend, son contact, le visage de lÕenfance. Ç CÕest lÕEnfant qui sauve È, crit Bndicte Lanot pour qui, chaque nouvelle naissance semble renouveler Ç le mystre de la Nativit, et figure lÕouverture sur lÕinfinit du monde, sur lÕinfinie altrit de lÕavenir, et du moi. È3. Dans la nudit de son tre, que Hannah Arendt voit comme le fondement ontologique de la libert,
dans
son
humilit
et
sa
vulnrabilit,
le
nouveau-n,
Ç
notre
contemporain, minuscule et porteur de mille possibles [É] est une promesse, une histoire indite qui surgit, dont on ignore encore tout et qui dÕentre de jeu veille notre intrt [É]. È (MV, 126). Il ouvre les Ç perspectives inoues È 4 dÕune renaissance et dÕun recommencement du monde et illumine ceux qui se penchent sur son berceau. De lui manent des rayons qui ont galement irradi Mose lorsquÕil redescendit de la montagne du Sina avec les deux tables du tmoignage Ç la suite de son entretien avec Yahv È5. La surprise est tout son aise pour se dployer dans lÕespace de la rencontre, o Ç se ractualise dans le corps la question de lÕOrigine du sujet È6, et induit une ncessaire rorganisation du temps et de la relation au monde et aux tres. Ë son arrive, le monde animal sÕaffole, les souvenirs sensoriels mergent de la profondeur de la terre pour faire taire Ç lÕerrance et le tourment È (NA, 332). Elle Ç dcentre la force dÕattention, la dtournant dÕun bloc de moi vers lÕautre qui sÕimpose comme ple dÕattraction et centre de gravitude. Le miroir sÕest bris et le cadre disjoint ;
1
Julia KRISTEVA, trangers nous-mmes, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1988, p.269. Sylvie GERMAIN, Ç Jsus, lÕenfant adoptif de Joseph È, Le Nouvel Observateur, Hors-srie n¡49, dcembre 2002, janvier-fvrier 2003, p.90. 3 Bndicte LANOT, Ç Le Complexe dÕIsaac È, Cahiers Robinson, n¡20, Ç Sylvie Germain, clats dÕenfance È, velyne Thoizet (d.), 2006, p.41. 4 Sylvie GERMAIN, Ç Veille de Nol È, La Vie, n¡3147-3148, 22 dcembre 2005, p.30. 5 Exode 34, 29. 6 Denis VASSE, Inceste et jalousie, Paris, Le Seuil, 1995, p.212. 2
613
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
le moi rompu, descell, sÕouvre alors sur celui qui arrive comme une fentre sur la monte de la nuit. È (PV, 47). Les regards se tournent vers celui qui, idal et idalis, centre du monde des premiers temps du narcissisme, fait fondre les spectres de la folie et veille toutes les tendresses. Comme dans les contes, lÕenfant est dpositaire du secret et tmoin du cach. Il a accs au savoir et porte sur un monde, a priori hostile, un regard charg de posie et de fantaisie, halo de puret. Lorsque le jeu de lÕimaginaire de lÕadulte est Ç aplati au degr zro du langage et de la pense È (Im, 95), il est alors ncessaire de solliciter lÕtat dÕinfans pour pouvoir nouveau se saisir dÕun monde qui rclame exprimentation, supposition et dcouverte. Alors mme quÕil est encore dans le flottement des eaux amniotiques, sa curiosit prend forme dans lÕoriginel de la construction humaine : [É] comme un point dÕinterrogation repli sur lui-mme. - un signe dÕtonnement pur Ð (CI, 7)
LÕunivers des limbes, rv par J.-B. Pontalis1, lui permet dÕimaginer lÕenfant Ç plus voyant que nous [É] È2, dans lÕessence dÕune enfance qui lui confrerait un certain nombre de dons voir et penser ce qui est au-del du visible. LÕenfant symbolique, ainsi nomm par Marie-Jose Chombart de Lauwe, a cette capacit de communiquer Ç directement avec les tres et les choses, les comprend par lÕintrieur È 3, dans une rceptivit et une sensibilit qui leur permet de voir audel de lÕenveloppe corporelle et dans ce qui est habituellement rput obscur. Chlomo le rescap, Chlomo le voyant, hiss en haut dÕun arbre-observatoire tel Zache, voit, dans le regard absent de Pauline, Ç quÕelle portait un enfant, un nouvel enfant, une petite fille. Mais un enfant si nouvellement conu que la mre mme nÕen avait nulle connaissance. È (NA, 75). Ë la croise des temps et des mondes, son intime connaissance des mystres lui permet de communiquer et de relier les diffrentes strates dÕun univers qui reste cach nos sens. Ainsi, la prsence dÕAurlien, dornavant invisible aux yeux des humains, est nanmoins perue par une petite fille qui, Ç saisie dÕune allgresse aussi subite que mlodieuse È, pivote sa tte vers sa prsence Ç et se met rire en battant des mains [É]. È (HC, 174). Comme seuls les enfants semblent percevoir la prsence de lÕange Damiel dcid devenir mortel, dans les premires scnes du
1
J.-B. PONTALIS, LÕEnfant des limbes, Paris, Gallimard, 1998, p.19. Ibid. 3 Marie-Jose CHOMBART DE LAUWE, Un monde autre : lÕenfance. De ses reprsentations son mythe, Paris, Payot, 1971, p.35.
2
614
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
film Der Himmel ber Berlin de Wilhelm Wenders1. Les enfants lus sont dots de cette capacit inne de Ç dchiffrer lÕalphabet du monde È et de sÕy mouvoir Ç avec grce, [É] leur prsence apaise la mmoire de ceux qui les entourent È2 et rvlent chez lÕadulte ce qui fut de ses potentialits oublies en les rhumanisant. LÕenfant est alors le merveilleux, Ç dot de tous les dons et presque de tous les pouvoirs, mais en usant avec une grce qui fait lÕadmiration et le bonheur de lÕentourage. [É]È3. La justesse et la dlicatesse dont ils font preuve, transfigurent jusquÕaux objets qui prennent leur tour le poids infiniment subtil Ç du monde et de la grce È (LN, 20) aux rsonances et reflets iriss. Les rares tres qui prservent Ç la grce de leur enfance tout au long de leur vie, comme un grain [É] de folie douce È (EM, 264), comme une fidlit au bouillonnement du dsir enfantin, sont porteurs de cet esprit dÕenfance, moult fois voqu dans lÕÏuvre germanienne. Cet esprit serait Ç une grce prserver, un don travailler È4 comme un pan de terre pour que perdurent, vivaces, les grands dsirs ns dans lÕenfance, la mmoire des tres et des lieux bien au-del de leur disparition, quelques clats dÕamour, quÕil soit lÕamour fou de la passion, lÕamour trs doux de la tendresse ou celui, retenu, du respect et de lÕadmiration.5
Le Ç rapport potique au monde È (ST, 61), qui travaille au renchantement des jours, est lÕÏuvre chez les religieux, Ç prtre, moine ou moniale È (ST, 61), pour qui la foi invite Ç une attitude pareille celle dÕun enfant [É] mlant la gravit et lÕamusement, lÕattention et la rverie, lÕobservation, la rflexion et lÕimagination, lÕimprovisation, lÕhumour. È (ST, 62). Rien de puril ou de naf dans cette approche, qui, pour Sylvie Germain, est signe de la maturit spirituelle qui illumine Thrse de Lisieux ou les sept moines de Tibhirine alors quÕils traversent le paradoxe de la nuit du nant, aussi ardue et prouvante soitelle. En crant le personnage de Violette-Honorine ou en voquant les figures de la petite Thrse, dÕEtty Hillesum ou de Cordlia, Sylvie Germain convoque une image du jeune enfant utilise par les mystiques pour la force de lÕamour inconditionnel et de la confiance accordes ses parents, que Monique 1
Wilhelm WENDERS en collaboration avec Peter HANDKE, Les Ailes du dsir, avec Bruno Ganz, Solveig Dommartin, Nick Cave, Curt BoisÉ, Road Movies Filmproduktion et WestDeutscher Rundfunk, Metro-Goldwyn-Mayer, 126mn, 1987. 2 Valrie MICHELET-JACQUOD, Ç Les mots dans les romans de Sylvie Germain È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aot 2007), sous la direction dÕAlain Goulet avec la participation de Sylvie Germain, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.125. Brigitte DIAZ, Ç "LÕenfance au fminin " : le rcit dÕenfance et ses modles dans les autobiographies de femmes au XIXe sicle È, Le Rcit dÕenfance et ses modles, Anne Chevalier, Carole Dornier (dir.), Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, 27 septembre-1er octobre 2001, Presses Universitaires de Caen, 2003, p.170. 4 Sylvie GERMAIN, Ç La morsure de lÕenvie : une contrefaon du dsir È, [dialogue avec Julia Kristeva, Sylvie Germain, Robert Misrahi et Dagpo Rimpoch], Marie de Solemne (d.), Entre dsir et renoncement, ditions Devry, coll. Ë vive voix, 1999 [Paris, Albin Michel, coll. Espaces libres, 2005], p.75. 5 Sylvie GERMAIN, Ç Kalidoscope ou notules en marge du pre È, Voies de pres, voix de filles, Adine SAGALYN (d.), Paris, Maren Sell & Cie, 1988, p.56.
615
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Grandjean retrouve dans lÕimage Ç de lÕenfant dont parle Bernanos, enfant vulnrable et confiant, qui ne comprend pas tout, mais accepte de ne pas comprendre È1. Cordlia, aimante et fidle envers son pre, qui traverse la pice avec son amour Ç plus riche que [sa] langue È2, est pour Sylvie Germain Ç Ð une Enfant, vraiment. [É] elle qui ne sait quÕaimer, aimer si intensment et simplement quÕelle ne peut exprimer son amour quÕen rpandant un dlicat silence autour du trne royal. È (Ec, 78). Si toutes peuvent crire en majuscule Ç [É] MA VOCATION, CÕEST LÕAMOUR ! É È3, toutes sÕy abandonnent face une fatalit imminente. Dans la nuit du nant, elles implorent, non pas lÕassistance de Dieu, mais le sentiment de lÕobligation Ç de secourir un Dieu impuissant, menac lui aussi par le dferlement de la souffrance et de lÕextermination È4. Par ailleurs, le souhait de devenir Ç petit È ouvrirait tous les possibles, ainsi que le formule Angelus Silesius : Ç Dieu passe, cÕest inou, dans la petitesse de lÕenfant. Ah, si je pouvais tre petit en ce Petit ! È (II, 50). Cette qute identificatoire la petitesse de lÕenfant Ç repli dans la nuit du corps maternel, dÕenfant natre È5 permettrait la perception de la Ç voix de fin silence È, dÕune oreille Ç la fois enfantine et millnaire È (ST, 13), dÕun dieu qui sÕest abaiss jusquÕ se faire le plus accessible possible. La rgression lÕtat dÕenfant, dans son humilit suppose et son tonnement face toutes choses, faciliterait la rvlation que connut le prophte lie lors de la thophanie sur le mont Horeb.
Les enfants germaniens conservent, de ce lien avec le sacr et lÕinvisible, un attrait pour le ciel vers lequel ils tournent leurs regards et leurs intrts. Support de lÕimaginaire enfantin et matrice archtypique du symbolisme religieux, les astronomes nophytes que sont Thade ou Lou-F, Ç perdument amoureux [É] du ciel È (LN, 259), tentent Ç de rpondre la question du sens [É]È6 en leur Ç lyrisme astroltre È (EM, 22). Ç La simple contemplation de la vote cleste suffit dclencher une exprience religieuse È crit Mircea Eliade7, sa hauteur
1
Monique GRANDJEAN, Ç Sylvie Germain et Etty Hillesum : des racines et des ailes È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Paris, LÕHarmattan, 2003, p.83. 2 Robert LAFFONT, Valentino BOMPIANI, (1960), Ç Cordlia È, Dictionnaire des personnages, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2003, p.258. 3 Thrse de LISIEUX, Histoire dÕune me Ð manuscrits autobiographiques, Paris, Cerf/Descle de Brouwer, 1989, p.222, cit par Sylvie Germain (Ec, 90). 4 Grard RMY, Ç Etty Hillesum et saint Augustin : lÕinfluence dÕun matre spirituel ? È, Recherches de science religieuse, tome 95, vol. 1, 2007, p. 262. Ces figures ne sont pas sans ambigut puisque, comme le relve Tzvetan Todorov dans son chapitre sur la Ç Non-violence et rsignation È, Etty Hillesum, refusant toute violence, Ç panse les blessures É dans lÕacceptation joyeuse du monde, et donc aussi du mal È, ce qui ne cesse dÕinterroger la dimension sociale et politique. Tzvetan TODOROV, Face lÕextrme, Paris, Le Seuil, coll. Points/essais, 1992. 5 Sylvie GERMAIN, Ç Verbaliser la vrit È, La Vrit, Bernard Van Meenen (d.), Bruxelles, Publications des Facults Universitaires Saint-Louis, 2005, p.59. 6 Ys TARDAN-MASQUELIER, Ç Les mythes de cration È, Encyclopdie des religions, Frdric Lenoir et Ys Tardan-Masquelier, (dir.), tomes II Ç Thmes È, Paris, Bayard ditions, 1997, p.1523. 7 Mircea LIADE, Le sacr et le profane, Paris, Gallimard, coll. Ides, 1965, p.10.
616
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
inaccessible lance le dsir des enfants vers la verticalit quitte Ç se tord[re] le cou pour mieux voir [É] Ils regardent, ils regardent [É] È (EM, 17). CÕest de ce savoir qui sÕignore que Blaise-le-Laid puise une cosmologie nave qui Ç intgre harmonieusement tout ce qui compose lÕici-bas et lÕau-del du visible, tendant vers le mythe de lÕge dÕor [É]. È1. En sa vastitude, Olbram cueille des pices du puzzle cleste en choisissant un nuage rose, pour en faire don sa sÏur, et en dcrochant la lune, pour lÕoffrir son pre et ainsi clairer les tnbres dans lesquelles pourrait le plonger son lointain dpart. Les dons dmesurs, Ç comme seuls savent en faire les petits enfants quand ils aiment et quÕils veulent exprimer leur amour È (Im, 79), grandissent lÕenfant. Ce geste mme de donner sans contre partie est souvent associ aux figures parentales, alors quÕil caractrise, dans lÕÏuvre de Sylvie Germain, le don de ceux qui Ç ne possdent rien en propre, et [É] vont puiser dans lÕunivers entier des choses et des mystres et ils vous cueillent lÕimpossible pour vous en faire offrande, [É] È (Im, 79). Ces dons enfantins, dont lÕimportance se retrouve dans les titres de chapitres de deux romans2, faonnent une mmoire fidle et lumineuse ; ils fcondent Ç le cÏur È et Ç les penses È paternels en une filiation inverse. Le point de faille du don fait vaciller le donataire en une germination qui offre de nouvelles perspectives son regard dessill par lÕtonnement. Passeur et intercesseur entre le monde visible et invisible, entre la terre et les astres qui flamboient dans le ciel, lÕenfant peut parfois faire reculer lÕombre de la mort. Ainsi, lorsque Loulou penche sa tte contre la main de son pre agenouill, au corps Ç secou de sanglots muets È, son sourire fait cesser le frmissement paternel : Ç Alors lÕhomme sÕest redress en soulevant son fils. È (CM, 32). De mme, la vision de la petite fille sur une balanoire sÕinterpose Ç entre la mort È et Laudes-Marie en arrachant son regard de la terre o il sÕtait plant, pour le conduire Ç au creux dÕun de ces nuages È (CM, 195). LÕenfant voque alors la figure de lÕange dont les fonctions essentielles, dans les trois religions du Livre, rappeles par Philippe Faure, Ç sont fondes sur lÕide que les anges sont les supports des attributs et qualits divins È3. Dployant la richesse de son tymologie grecque angelos, il est un messager, situ entre le monde divin et le monde humain, qui rvle et fait connatre ce qui pourrait tre une volont divine. Par sa voix ou sa lumineuse prsence, il apparat comme celui qui avertit ou qui assure la protection de lÕtre cleste. Ainsi en est-il de lÕenfant qui, par 1
Alain GOULET, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fantmes, Paris, LÕHarmattan, 2006, p.109. 2 Ç Le don È dans Jour de colre et Ç Le don de la lune È dans Immensits, par ailleurs, dans Chanson des mal-aimants, le premier Ç donateur È de la chanteuse de rue est Ç un gamin de trois ans environ. È (CM, 227). 3 Philippe FAURE, Ç Anges et esprits mdiateurs È, Encyclopdie des religions, Frdric Lenoir et Ys Tardan-Masquelier (dir.), tomes II Ç Thmes È, Paris, Bayard ditions, 1997, p. 1448.
617
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
ses apparitions impromptues, guide ou ridiculise les comprhensions, ou les questionnements, si peu novateurs et cratifs des adultes. ætre en devenir, lÕenfant, dans ses apparitions soudaines, est un mdiateur privilgi pour inviter au passage et faciliter le lien entre les diffrents tats de lÕexistence pour des personnages arrivs une tape de leur vie, qui sÕapparente souvent une impasse. Il donne sens et favorise un voyage, existentiel ou spirituel, vers une tentative de restauration, ou un apaisement avec soi-mme, en dployant lÕouverture une connaissance nouvelle. I-2 Le vertige du dcentrement La rencontre, ainsi que le rappelle Alain Badiou, est un vnement contingent et hasardeux qui arrive dans une existence alors que les diffrents repres chafauds au fil des annes ne laissaient percevoir ni la ncessit, ni la supposition mme de sa survenue. Les personnages qui rflchissent Ç au sens de lÕexistence È ou entreprennent Ç un parcours dÕapprentissage È1, cheminent sur une route jalonne de rencontres et dÕapparitions qui participent leur aventure spirituelle. LÕimprobabilit caractrise la rencontre, ou la succession des rencontres, parmi lesquelles celle avec lÕenfant constitue une tape cruciale. Ç Personnage spectaculaire È pour Bruno Blanckeman, Ç lÕenfant devient la figure-clef dÕune recherche, lÕunit retrouve de soi au monde, qui exige au pralable la rconciliation de soi avec soi-mme, effective dans le cas de Lucie et Tobie, fatale dans celui de Nuit dÕAmbre et Gabriel. È2. Optant pour le rle de messager ou de prophte, il conduit le parcours initiatique du personnage, pour lequel il sÕagit de savoir sÕil accepte, ou refuse, la remise en question des catgories de son jugement en cassant le bloc monolithique de sa pense. Cette avance est complexifie par lÕexistence dÕune frontire, entre le monde des enfants et celui des adultes, marque par lÕincomprhension due une reprsentation respective et une saisie du monde diffrente. Leur rapport au savoir, fondamentalement discordant, est, plusieurs reprises, pingl par Sylvie Germain qui voque titre personnel un Ç premier souvenir dÕcole [É] traumatisant [É] È qui lui valu de dsapprendre Ç lire au contact dÕune matresse violente et humiliante È3. Ivres de connaissances, les enfants sont souvent confronts des adultes qui, srs de leur savoir, font profession
1
Isabelle DOTAN, Les Clairs-obscurs de la douleur. Regards sur lÕÏuvre de Sylvie Germain, Namur, Les ditions Namuroises, 2009, p.73. 2 Bruno BLANCKEMAN, Ç LÕEnfance absolue È, Cahiers Robinson, n¡20, Ç Sylvie Germain, clats dÕenfance È, velyne Thoizet (d.), 2006, p.8. 3 mission Ë voix nue : Sylvie GERMAIN. Ç Fcondits. Le corps dans tous ses tats. Le sentiment de la nature. Le silence du sacr. Vertiges de lÕcriture È, srie dÕentretiens proposs par Anice Clment, Radio France, France Culture, 27,28, 29, 30 et 31 janvier 2003.
618
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dÕenseigner en optant pour une posture ducative qui ne se conoit que sous la pression et la contrainte. Pour le matre dÕcole, surnomm Ç La trique È (LN, 177), comme pour Antonin, le savoir est li la rptition qui ne peut tolrer un dfaut de forme. Tout oubli ou erreur est peru comme une faute qui demande une sanction qui brise lÕobjectif de lÕapprentissage : Ç a me flanquait le tournis et les chiffres et les mots valsaient ensuite dans mon crne ainsi quÕune nue de frelons. È (CM, 35). Leur approche du monde, rectiligne, ne peut sÕajuster aux questionnements en mouvement perptuel dont Marie ou Lucie font preuve. Les adultes, souvent incohrents ou incomptents, prompts voiler leur faiblesse sous des excs dÕautorit, nÕapprennent Ç rien dÕextraordinaire È aux enfants. Marie
constate,
clairvoyante,
quÕils
ont
Ç lÕaffligeante
manie
de
tout
dsenchanter par des explications prtendues senses, logiques, et encore, quand ils veulent bien rpondre aux questions quÕelle leur pose, le plus souvent ils ngligent de lÕcouter, peut-tre mme de lÕentendre. È (In, 64). Dans cette optique, la rencontre avec lÕenfant cre un bouleversement pistmologique qui appelle Ç tout dcentrer, tout chambouler dans leurs modes de penser È (MP, 29). La rvolution copernicienne, que Sylvie Germain voque Ç sur le plan spirituel È, est lÕquivalent de la brillante ide de La lettre vole1 dÕEdgar Allan Poe : Une ide simplissime que cette trouvaille, un vrai jeu dÕenfant. Un coup de gnie que ce renversement : le gant retourn entre en clipse, lÕexcs dÕvidence sÕavre un minent cache-cache. (MP, 43)
La surprise de dcouvrir, par la bouche ou le regard dÕun autre, que ce que lÕon cherchait se trouvait si prs de soi, est toujours troublante pour le personnage qui nÕen voulait rien savoir. Le laborieux cheminement pour, sinon retrouver une histoire, lui donner un sens, indique que la Ç lettre vole È, ainsi que Lacan le signale, parvient toujours son destinataire.
Le caractre inopin de la rencontre favorise lÕeffraction dans un tat existentiel, parfois proche de la nantisation, et bouleverse le droulement de la qute. Ç Le miracle de la rencontre, cÕest cette conjonction paradoxale entre lÕextrieur pur Ð une personne que je rencontre Ð et lÕextriorit pure Ð les consquences que je vais devoir en tirer de faon solitaireÉ È2. Dans la
rencontre, lÕenfant,
Ç silencieux ou sentencieux È, donne lieu un rajustement de la temporalit et de lÕespace, en affectant la comprhension du pass et du prsent et en 1
Edgar Allan POE (1845), Ç La Lettre vole È, Nouvelles Histoires extraordinaires, trad. Charles Baudelaire, Paris, coll. Librio, 2004. 2 Ç Entretien avec Alain BADIOU È, Propos recueillis par Vincent Rmy et Fabienne Pascaud, Tlrama, n¡ 3160-3161, 4 aot 2010, p. 10-12.
619
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
introduisant le jeu ncessaire lÕavnement de lÕautre dans un rapport capital lÕtonnement. LÕadulte, qui se trouve plac devant un sujet de langage qui est autre que lui-mme, constate que sa parole est habite par celle dÕun autre. Il ne sÕagit pas de Ç chercher les mesurer lÕune lÕautre È, ni de Ç savoir comment elles se parlent en nous È1, mais de laisser merger ce nouveau possible transform par le dtour de lÕautre. Ë lÕinvite de lÕenfant, qui peut se faire insistante, sans politesse ni biensance, suspendue dans lÕattente dÕune rconciliation, lÕtre se dgage du repli sur soi en explorant/explosant vers lÕextrieur, pour dcouvrir que le savoir tait aussi en lui, ralisant ainsi ce que Gaston Bachelard appelait le Ç cogito de la sortie È2. Le regard porter sur les choses est peut-tre celui dont Sylvie Germain pare son pre, lorsquÕelle lÕvoque enfant,
dcouvrant la
dmesure
de la
beaut de Vzelay.
La
prolifration de signes dchiffrer, alors que lÕon ne sait pas encore les lire, demande une Ç remis[e] au monde È de son regard : Les cadres du visible, qui jusquÕalors lui avaient t familiers, dÕun coup se trouvaient renverss ; ils clataient. Son regard dcouvrait le mystre du visible, [É]. Il venait dÕapprendre voir.3
Ce qui tait envisag comme le but atteindre marque le point de dpart pour une nouvelle investigation, la rencontre devient alors vnement, dans le sens o elle ouvre le monde et met en marche le dsir qui consent sÕen remettre lÕautre.
Les figures enfantines sont souvent droutantes, car, ainsi que lÕannonce lÕpigraphe de Ji! Kol! dans clats de sel, Ç LÕhomme accde la connaissance par dÕtranges chemins È. Les enfants ont toujours un rle dynamique qui ne peut que stimuler la rflexion ; le dtenteur du langage le plus balbutiant nÕtant pas toujours celui que lÕon croit. Plus que rcits de formation, les rcits sont de rvlation et de prise de conscience qui se font jour lÕoccasion dÕune succession de rencontres incongrues qui invite au questionnement, lÕabstraction et au dcentrement. Les enfants viennent chercher les adultes, parfois trop souffrants ou trop auto-centrs pour tre en mesure de rencontrer qui que ce soit. Ils se comportent avec eux comme avec un malade quÕil faudrait secouer pour lÕarracher lui-mme. Ils nÕhsitent pas leur intenter un procs pour ngligence lÕendroit de leur enfance, ou pour posture dÕinsensibilit gnrale, qui les maintiennent lÕcart des leurs. Ils ne cachent ni leur mfiance, ni leur
1 2 3
Jean ROUDAUT, Un mardi, rue de Rome, Bordeaux, William Blake & co, 2012. Gaston BACHELARD, (1957), La Potique de lÕespace, Paris, PUF, coll. Quarto, 2008, p.132. Sylvie GERMAIN, Ç Kalidoscope ou notules en marge du pre È, op. cit., p.63.
620
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
agacement, envers ces adultes longs la comprenette, qui il faut tout rpter tant ils ne savent couter, Ç Je parle comme tu te parlais quand tu avais mon ge, mais cela tu lÕas oubli, tu as tout oubli, [É]. È (ES, 103). L'enfant est non seulement investi d'une capacit d'imaginaire, mais il est galement le tmoin de ce que les adultes ne parviennent pas voir. Voyant et clairvoyant, il porte avec acuit son regard sur les turpitudes de lÕge adulte, il a une position lgitime pour s'interroger sur les choses essentielles, voire les dnoncer, comme lÕenfant du conte folklorique du Moyen åge qui est le seul voir que le roi est nu. La folie, Ç lÕautre de la raison È crit Michel Foucault, Ç le plus vif de nos dangers, et notre vrit peut-tre la plus proche È1, conteste et menace le savoir des personnages dont lÕindiffrence est le refuge maladroit face aux ruptures ou aux deuils. Pour les hommes de la procrastination, tel Ludvk qui ne cesse de louvoyer pour chapper aux multiples sollicitations des rencontres insolites de Ç bouffon
insolent È,
Ç doux
dingue È,
Ç autres
timbrs È
(ES,
79)
et
Ç hurluberlu È (ES, 80), les enfants jouent le rle du fou de la comdie qui tmoigne
des
erreurs
ou
des
manquements.
Dans
cette
pense
hors
catgorisation, il y a comme une parole sauvage qui drange, chappe, tourmente, inquite et fascine. LÕenfant peut se faire raisonneur lÕimage des puer senex ou puer senilis de la chanson de geste, il combine la sagesse de lÕge adulte et la vigueur de la jeunesse2, Ç sincre, exigeant et absolu lÕgard de la vrit ou de ses propres comportements et de ceux dÕautrui, il a une logique implacable. È3. Parfois, il plante son regard et apporte des rponses tonnantes au point que lÕadulte se sent vite dpourvu et cesse ses questionnements drisoires, voire ridicules : Ç Tu as perdu quelque chose ? È lui demanda-t-il. LÕenfant se redressa brusquement et lui jeta un regard sombre de dessous son bonnet, puis il lui lana en guise de rponse : " Et toi ? " È (ES, 100). Pris de court, et peu dsireux de rpondre cet enfant gnant et inquisiteur, lÕadulte ne peut que constater sa gaucherie. La porte de ses propos ou de ses actions est dÕautant plus exceptionnelle que le degr de maturit4 dont fait preuve lÕenfant ne correspond pas ce qui est associ gnralement au propre de lÕenfance. Sa grande sagesse rappelle les faits et gestes de Jsus, et plus particulirement lÕpisode du dbat au temple qui lÕoppose aux docteurs sidrs par lÕintelligence 1
Michel FOUCAULT, Histoire de la folie lÕge classique, Paris, Gallimard, 1972. Phyllis GAFFNEY, Ç Enfance pique, enfance romanesque, deux modles de jeune protagoniste dans la posie narrative du XIIe sicle È, Le Rcit dÕenfance et ses modles, Anne Chevalier, Carole Dornier (dir.), Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, 27 septembre-1er octobre 2001, Presses Universitaires de Caen, 2003, p.150-160. 3 Marie-Jos CHOMBART DE LAUWE, op. cit., p.35. 4 Madeleine JEAY, Ç LÕEnfant appel par Dieu dans le rcit hagiographique au Moyen Age È, Histoires dÕenfants. Reprsentations et discours de lÕenfance sous lÕAncien Rgime, Hlne Cazes (tudes runies et dites par), Laval, Les Presses de lÕUniversit de Laval, 2008, p.3. 2
621
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
de ses rponses, ou celui au cours duquel, g de cinq ans, il confond par ses arguments le vieux matre dÕcole Zacche qui ne peut que constater : Ç Malheureux que je suis, moi qui ai pens trouver un disciple, alors que jÕai trouv un matre È1.
Ainsi, la rponse abrupte du jeune semeur de sel
lÕinterrogation inquite de Ludvk ne lui permet pas de Ç sortir indemne [de la] rencontre È (ES, 127) : Ç Mais qui es-tu ? Tu ne parles pas comme les garons de ton geÉ Comment tÕappelles-tu ? È LÕenfant se tourna brusquement vers lui et lui fit front avec un air de petite brute prte en dcoudre, et il cria plus quÕil ne parla. Ç Que tÕimporte mon nom ? È. (ES, 102)
En cette pdagogie inverse, ce Ç nÕest plus lÕadulte qui institue lÕenfant mais lÕenfant qui enseigne lÕadulte È2, nous retrouvons le rve du Ç nourrisson savant È3 de Ferenczi qui fait preuve dÕun Ç savoir tonnant et effrayant, et dit les vrits les plus profondes et les plus caches, et donne envie de " le faire taire, au mieux " [É]È4. Selon la croyance qui suppose quÕil nÕy aurait Ç de vrit que dans lÕorigine et lÕorigine est dans lÕenfant È5, ce dernier Ç nÕest plus tenu, comme jadis, pour un adulte incomplet auquel il manquerait la raison : cÕest inversement lÕadulte qui est reprsent comme un enfant grandi. È6 . loign de la perfection de lÕachvement, son tat au contraire rsulterait dÕune perte et dÕune Ç lente dchance, par rapport aux potentialits, supposes infinies, de lÕtat dÕenfance [É] È7. De ce lieu originaire, les enfants puiseraient leur pouvoir Ç rvlateur È qui ferait subir une mtamorphose voire une anamorphose au rel, qui correspond, selon la dfinition quÕen propose Laurent Demanze, lÕinvolution dÕun tre qui se replie et traque au fond de soi une altrit. Non pas donc une altrit extrieure et prexistante, mais une altrit latente quÕil sÕagit de susciter au fil de lÕanamorphose.8
Nous sommes alors bien loigns de la philosophie cartsienne pour laquelle Ç voir par lÕenfance cÕest toucher un chaos de confusion. Obscur levier sur lequel le dualisme prend appui et quÕil claire, lÕenfance relve dÕune incapacit fonctionnelle et gnosologique dÕaccs la vrit. È9.
1
Exemples cits par Madeleine JEAY, ibid., p.9. J.-B. PONTALIS, Ç La chambre des enfants È, LÕEnfant, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1979, p.9. 3 Sandor FERENCZI sÕest qualifi lui-mme de wise baby. 4 Franois GANTHERET, Ç Les nourrissons savants È, LÕEnfant, op. cit.., p.207. 5 J.-B. PONTALIS, Ç La chambre des enfants È, LÕEnfant, ibid., p.11. 6 Bruno BLANCKEMAN, Ç LÕenfance absolue È, op. cit., p.7. 7 J.-B. PONTALIS, ibid., p.11. 8 Laurent DEMANZE, Ç Sylvie Germain : les plis du baroque È, LÕUnivers de Sylvie Germain, op. cit., p.192. 9 Odette BARBERO, Le Thme de lÕenfance dans la philosophie de Descartes, Paris, LÕHarmattan, coll. Ouverture philosophique, 2005, p.12. 2
622
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
La rencontre est toujours incertaine et dcale la perception que lÕadulte peut avoir sur le monde, comme sÕil fallait dessiller son regard pour adapter sa vision une silhouette qui se dtache et laisse dans lÕimprcision lÕidentit sexuelle de lÕintress, dont on ne sait Ç pas trop si lÕenfant tait une fille ou un garon [É] È (ES, 100). LÕirruption du groupe dÕenfants, moins incongrue que la rencontre solitaire, est marque par le tumulte et le dsordre bruyant qui accentuent le ressenti de lÕencerclement pour arracher la Ç naufrageuse contemplation È (EP, 10), ou lÕenveloppement doucereux de la rgression, en mettant mal la tentative de retrait du monde ou de lÕoubli. Imprvisible et incontrlable, lÕenfant invite ou enjoint se dpartir des jugements intempestifs ou des comprhensions errones : Celui qui arrive outrepasse toujours mon attente et, en tout sens, se prsente comme lÕINATTENDU. Ð LÕINTEMPESTIF. LÕinstant dÕapparition/vision ne concide jamais exactement avec le moment de reconnaissance nommante et identifiante ; le langage, la mmoire, sont toujours en retard par rapport cette fulgurance. (PV, 39)
LÕhistorien Philippe Aris rappelle, au cours dÕun entretien avec J.-B. Pontalis1, que les textes anciens nÕexprimaient gure dÕattendrissement devant lÕenfantdieu et voque la surprise qui frappe les Rois mages alors quÕils dcouvrent un enfant dmuni, l o ils sÕattendaient rencontrer un roi. Dans cette circonstance, o la pense nÕest pas prpare se montrer rceptive, celui qui regarde aussi bien que la personne regarde, ne peuvent pressentir quelles transformations ce regard va produire. Le choc de la rencontre de soi dans le miroir offert qui conduit lÕautre, peut littralement mettre la tte lÕenvers ; au dtour dÕun jeu anodin au cours duquel la bulle de savon flotillante souffle par lÕenfant laisse Prokop Ç juste le temps dÕentrÕapercevoir son propre reflet invers parmi les moires de la sphre È avant de claquer Ç au bout de son nez È (Im, 177). Le contact avec lÕenfant met lÕpreuve la fonction contenante des adultes bien souvent Ç dcontenancs È par son tranget, ses ractions impromptues et la variabilit de ses motions. LÕenfant fait irruption lÕimproviste en raison de la vigueur de sa motricit, de sa vivacit, mais aussi de lÕurgence de la situation. Son apparition dans Tobie des marais, au cÏur dÕun paysage de Ç dluge È, constitue une fracture dans le monde, Ç [É] il aperut un drle de mtore qui fonait droit sur lui [É] È (TM, 13). De cet infans vient la prise de conscience de la difficult de parler et de rencontrer cet intrus nouvellement arriv, surgi dont on ne sait o, qui sollicite lÕintimit des personnages. En se jetant du haut de lÕescalier pour tre rceptionn par des 1
J.-B. PONTALIS, Ç Entretien avec Philippe Aris È, LÕEnfant, op. cit., p. 19-40.
623
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
bras secourables, le petit Ivo, rejouant lÕabandon maternel, vrifie la capacit des adultes lÕaccueillir inconditionnellement en dpit de la surprise et oblige le considrer, au-del de lÕcoute et de la verbalisation, dans lÕimportance du langage corporel. Mis lÕpreuve de la rencontre, aussi bien par les mots qui lui sont adresss que par ce qui est vu, peru ou senti dans la prsence de lÕenfant, Ludvk sÕengageant physiquement pour rattraper le petit sauteur, vit le prlude toute possibilit de penser et dÕinterprter. Comme rchauff par une vie revenue, il peut se faire conteur, puis veilleur, en entourant de ses bras lÕenfant couch ses cts dans son propre lit dans lÕcoute du souffle profond lÕcho des lments : Ç LÕenfant, le vent, un mme souffle sur deux tons, deux vitesses ; le fragile, le puissant, un unique mystre frayant sa voie sur la terre. È (ES, 98). En ce quÕelle contient de fractures, de stupeurs et de tremblements, la rencontre de lÕenfant appelle une ncessaire rorganisation du temps et de lÕespace : en cet autre lieu, a-topique et u-topique, il faut rapprendre se tenir debout, retrouver un Ç quilibre È [É] la rencontre exige un port de tte dcouvert [É] mÕarrache la totalit du monde ; - elle d-totalise dÕailleurs irrmissiblement le monde, - le fragmente et lÕinfinitise. Le monde nÕest plus Ç mien È, il perd sa familiarit. (PV, 45)
La dmarche dÕaller la rencontre de soi, en portant Ç au devant ce de qui en soi est tranger soi È1, comporte en effet une vertu intrinsque dÕbranlement de tout ce qui fixe et aveugle le moi, pouvant donner le sentiment quÕil est riv une fatalit interne. La mise en arrt cause par la rencontre avec lÕenfant, en un temps o la parole se drobe et o le personnage fait lÕexprience de son incompltude, est semblable au bouleversement que connut Jacob, Ç figure extraordinaire du destin, de la vocation de tout homme È [É] vou lutter avec lÕange de lÕinconnu devant lÕinvidence du monde È 2. Julia Kristeva voit lÕAnge Ç comme le message et, en mme temps, comme cette aile qui frle perptuellement et qui ouvre autre chose que ce qui est l È3. Par le passage quÕil opre, lÕAnge invite Ç voir autrement les choses et se voir autrement È4. Le lieu de lÕagression ou du contact avec lÕenfant devient le lieu de lÕavance des personnages.
Ce peau
peau
de Jacob
avec
lÕAnge
figure
un
travail
dÕidentification qui nÕest ni empreinte, ni mimtisme, mais Ç action subtile du
1
Christian DAVID, Ç Un rien qui bouge et tout est chang È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, Ç Le destin È, Paris, Gallimard, n¡ 30, automne 1984, p.210. 2 mission Ë voix nue : Sylvie GERMAIN. Ç Fcondits. Le corps dans tous ses tats. Le sentiment de la nature. Le silence du sacr. Vertiges de lÕcriture. È, Srie dÕentretiens proposs par Anice Clment, Radio France, France Culture, 27,28, 29, 30 et 31 janvier 2003. 3 Julia KRISTEVA, op. cit., p.126. 4 Julia KRISTEVA, Ç Dostoevski, une potique du pardon È, Le Pardon. Briser la dette et lÕoubli, Abel Olivier (dir.), Paris, ditions Autrement, avril 1991, Le Seuil, coll. Points/ morales, 1998, p.117.
624
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
sujet, cration et combat, qui remanie la topique interne de son appareil psychique au point dÕun risque accept dÕaltrit interne È.1 La rencontre avec lÕautre fait rupture, dislocation, et exige une r-organisation, un perptuel arrachement et dpassement. LÕpreuve solitaire habite dsormais lÕexistence du sujet et marque son corps dÕun paraphe : Ç une telle bonne nouvelle ne sÕannonce que dans le corps corps sans mesure ni piti, ne se reoit quÕau prix de la plus haute lutte, comme le prouve Jacob luttant jusquÕ la blessure È (PV, 375). Comme le note Marie-Hlne Boblet, Sylvie Germain remplace le fminin, dont Emmanuel Levinas faisait, dans le Temps et lÕAutre, Ç lÕemblme de lÕaltrit, de lÕunique et de lÕincomparable qui, dans sa diffrence, interdirait lÕindiffrence È par lÕenfantin, Ç rejoignant la thse de Rpondre dÕautrui : lÕexposition et la "demande imprative" du visage dÕautrui constituent cette modalit que le fminin suppose dj : la proximit du prochain est lÕaltrit non formelle È2. Sylvie Germain dpasse ainsi ce rapport au masculin partir duquel se pense lÕuniversel et offre lÕaccs une singularit universalisable. LÕenfant est ce radicalement Autre, qui nÕest pas, qui nÕest plus chacun/e dÕentre nous, qui surgit dans une rencontre traumatique et Ç fait sÕaffronter lÕidentit que jÕavais par devers moi et duquel je reois ce que jÕai tre, ft-ce, comme le dit Levinas, " autrement quÕtre " È.3 LÕautre, qui surgit imprvisiblement dans la proximit, au-del de tout savoir, nous arrache du lieu o nous nous tions installs et demande lÕaccueil de ce visage qui sÕexprime. Ainsi, ce qui se donne cet endroit de la rencontre se transmet bien au-del de celle-ci, et ouvre une position thique conqurir, qui passe par une rceptivit absolue, pour recevoir cette part trangre soi-mme qui renvoie aux dsirs et aux peurs infantiles de lÕinquitante tranget. La Ç lettre manquante È lÕalphabet de Nerval, ou la prise de conscience de lÕinfirmit de la langue par Mallarm, nous indiquent que nous aurions besoin de la parole dÕautrui pour sÕapprocher de ce qui chappe notre pense. Ce double tranger qui nous habite encore et qui, comme lÕnonce Julia Kristeva Ç est la face cache de notre identit È4,
offre peut tre cette
chance de dcouvrir lÕinconnu en soi.
1
Colette COMBE, Ç LÕinvention singulire de la fonction pre : une sublimation de la violence È, Le Pre, figures et ralit, Jean Guillaumin et Guy Roger, (dir.), Paris, lÕEsprit du Temps, coll. Perspectives Psychanalytiques, 2003, p.146. 2 Emmanuel LEVINAS, Rpondre dÕautrui, Neuchtel, La Baconnire, 1987, p.10. 3 Alain JURANVILLE, Ç LÕAutre, le sexe, le savoir philosophique È, Adolescence, 39, printemps 2002, tome 20, numro 1, p.9. 4 Julia KRISTEVA, trangers nous-mmes, op. cit., p.9.
625
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
IÐ3 Toucher la rconciliation Les fantmes ou les ombres de notre propre enfance, comme autant de passagers clandestins, Ç cachs, invisibles, en souffrance È, se placent Ç dans lÕattente de se faire entendre, eux qui furent longtemps inaudibles. È1. Ils se fraient un chemin et, par la prsence de lÕenfant, renvoient les personnages ce quÕils furent ou ce qui gt oubli dans un repli de leur mmoire. En se prsentant face au personnage, la Ç convocation de lÕenfance È2, Ç au-del de son ge È (EM, 281), ne sollicite pas le regret ou le souhait de renatre un temps Ç o tous les possibles sÕouvraientÈ3, elle ne demande pas plus une compensation pour ce qui lui a manqu, mais invite la reconnaissance et la rconciliation. Nous
revient alors
en
mmoire
lÕincipit de
lÕouvrage
Les
Personnages : Ç Un jour, ils sont l. Un jour, sans souci de lÕheure. On ne sait pas dÕo ils viennent, ni pourquoi ni comment ils sont entrs. Ils entrent toujours ainsi, lÕimproviste [É] È (P, 9), et lÕon imagine alors lÕenfant cognant la vitre de notre conscience, fichant son regard dans celui de lÕadulte. Parfois, par le simple medium dÕune photographie dans un catalogue, il suffit Ç en appel[er] lÕenfant quÕil fut lui-mme È (OM, 98). LÕenfant que nous fmes nous regarde en silence du fond des limbes du temps, fleur de papier, de miroir, et en toute innocence il nous demande : Ç QuÕas-tu fait de moi, quÕas-tu fais de tes rves, as-tu gard lÕesprit dÕenfance ? Entends-tu encore sonner, mon rire, bruire mes larmes ? Sais-tu toujours aimer comme alors tu aimais ? Entends-tu, dis, le sais-tu ?... 4
Cet appel, lire dans une perspective levinassienne, appelle chacun sa responsabilit face lÕenfant qui, selon Marie-Hlne Boblet, porte Ç le mlange de lÕinnocence, de la fragilit, de celui qui adresse autrui une convocation de reconnaissance et de vigilance È5 et dont le visage expose Ç une humanit la puissance deux, un redoublement de sa vulnrabilit essentielle È6. Dans son ouvrage LÕInspiration du philosophe7, Catherine Chalier dfend lÕide que la raison philosophique, qui a pos la question ontologique : Ç quÕest-ce que ceci ? È, trouve une inspiration dans les textes prophtiques de la Bible en passant par lÕautre question : Ç Qui mÕappelle et pourquoi ? È, qui sollicite une attitude morale vis--vis de la faiblesse des cratures. Il ne sÕagit pas alors de
1
J.-B. PONTALIS, Ç Rponse Jacques AndrÈ, Pass prsent. Dialoguer avec J.-B. Pontalis, Pontalis J.-B. et al., Paris, Presses Universitaires de France, coll. Petite Bibliothque de psychanalyse, 2007, p.26. 2 Marie-Hlne BOBLET, Ç La Convocation de lÕenfance dans les romans de Sylvie Germain È, op. cit. 3 Marie-Jos CHOMBART DE LAUWE, op. cit., p.11. 4 Sylvie GERMAIN, LÕOmbre nue [texte crit en vue de la publication des photographies dÕAurore de Sousa] disponible sur : [www.auroredesousa.com/texte-sylvie-germain.php]. 5 Marie-Hlne BOBLET, op. cit., p.18. 6 Marie-Hlne BOBLET, op. cit., p.20. 7 Catherine CHALIER, LÕInspiration du philosophe, Paris, Albin Michel, 1995.
626
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
choisir une lecture contre une autre, mais de penser comment la premire peut tre subordonne la seconde pour recevoir sa plnitude de sens. LÕ Ç ombreenfant È, qui fixe silencieusement Tobie dans les yeux, Ç [É] ne rclame rien, ne demande aucun compte [É]. Elle comparat dans la nudit de son affliction, dans lÕimpuissance de sa rvolte, dans la folie de son attente È (TM, 179), elle ncessite Ç compassion È et Ç piti È (HTR, 224). Dans la rencontre avec le silence de ce visage, il y a lÕinjonction du porte-moi secours qui place le sujet adulte sous le rgime de la sensibilit lÕobligation dans lÕveil de la pense. Le visage Ç assigne non pas mon identit, mais ma vocation pour que je puisse sortir de Moi-mme et lui rponde mon tour : " Me voici ! " È.1 Ainsi CrveCÏur, par lÕclaircie de la venue au monde de Nicaise, est dlivr de la guerre dans une relation parfaitement dsintresse dÕun accueil rciproque. Mme si la puissance invitante dÕtre remis Ç au monde et la vie È (NA, 328) passe par une douloureuse parturition qui Ç dchir[e] le ventre È et Ç lacr[e] les reins È (NA, 330), lÕenfant, Ç lov au creux des bras È (NA, 330) peut le faire natre , ce que Levinas2 nomme la libert de responsabilit. Il lui incombe dsormais de ne plus stagner dans la culpabilit, mais de sÕlever la libert de vivre comme une passion. LÕenfant, dans sa dpendance et sa vulnrabilit, dsarme et rinscrit la condition humaine de Crve-CÏur qui peut respirer Ç le monde dans les cheveux du petit È (NA, 331) et ouvrir au souvenir de Belad. LÕenfant fait surgir un pardon au cÏur dÕune mmoire, qui nÕest plus lÕinterminable rcit envahi par lÕhorreur obsdante de la torture, mais une mmoire promesse, gravide, qui porte
Ç des traces en marche È (NA, 415). Yeuses comme Nuit-
dÕAmbre, Lucie et tant dÕautres personnages lÕenfance blesse, sÕextraient de la scne du drame et trouvent, en la figure mdiatrice et apaisante de lÕenfant, un appui extrieur leur histoire. En donnant quitus ce qui lÕa ls, lÕadulte peut ainsi rcrire une histoire o se situer autrement face elle, pour se dgager de lÕvnement traumatique et de la puissance mortifre des souvenirs au lourd silence plomb. Ce parcours est prcisment analys par Alain Goulet lorsquÕil dcrypte quÕil sÕagit : pour chacun de ces personnages, de parvenir identifier sa faute, reconnatre sa souffrance, et dÕoprer sa mue, afin que le trauma se transforme en moteur et en dsir dÕaller devant soi. Dans ce processus, les rencontres et la parole qui circule jouent, on lÕa vu, un rle essentiel, et aident ce que lÕesprance et le dsir prennent le pas sur le trauma.3
1
Edvard KOVAK, Ç Le face--face È, Autrement, srie Mutations, n¡148, 1994, p.20-21. Emmanuel LEVINAS (1953), Libert et commandement, Saint-Clment-la-Rivire, Fata Morgana, 1994. 3 Alain GOULET, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fantmes, op. cit., p.171. 2
627
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
LÕenfant autorise un nouvel acte de pense qui a fort voir avec le pardon qui, pour Maryse Vaillant, sÕapparente : un don de sens, une puissante cration personnelle qui reconstruit les relations humaines. Celui qui pardonne est un crateur de vie : son pardon fait scansion ; il clt et ouvre. Par son pardon, il annule la dette. Il remet la faute. Il sÕoublie pour que le lien circule nouveau.1
Pour Sylvie Germain, la prise de conscience de sa misre, Ç sans autoapitoiement, sans rancune ni fureur, sans maudire les hommes et Dieu È, permet de Ç sÕacheminer vers de trs hautes terres intrieures dont on ne souponnait pas, avant lÕirruption du malheur, la prsence en nous et lÕampleur extraordinaire. È2. Andr Green pensait que la Ç gurison È ne consistait pas tant Ç dpasser cette enfance mais au contraire la faire sienne en lÕinternalisant È3. La prise en charge de cette enfance est une nouvelle forme dÕadoption, qui nÕest pas une reconnaissance en miroir de soi par soi-mme, Ç mais la reconnaissance du dsir de lÕAutre en soi, [É] CÕest porter ailleurs quÕen soi la fondation de son tre : en lÕAutre È4. Ainsi en est-il du processus de parentalit, qui nÕest pas un en soi qui proviendrait du fait dÕavoir donn naissance, mais sÕlaborerait dans la rencontre avec lÕenfant en se prtant lÕappel qui lui est fait et de se reconnatre ventuellement tel quÕon le nomme. Ainsi, lorsque Cendres Ç appelle "Maman ? É ", Nuit-dÕAmbre-Vent-de-Feu, pench la croise de ces appels lancs entre les morts et les vivants, avait rpondu simplement : - " Je suis l. Il tait l, absolument prsent son fils, absolument aimant. Il tait l, - pre et mre confondus. ". È (NA, 408). Le philosophe Hans Jonas a dsign cette responsabilit, dont le premier est Ç Me voici È, lÕgard du nouveau-n, comme lÕarchtype de toute responsabilit, Ç cet tre sans dfense suspendu au-dessus du non-tre, dont la simple respiration adresse un Ç " on doit" irrfutable lÕentourage, savoir : quÕon sÕoccupe de lui È5. LÕenfant, Ç mme voulu, nÕest vraiment ni reprsentable ni reprsent ; il fait toujours irruption, il est toujours surprenant ; il est littralement un Ç nouveau-n È [É] È6 qui demande toujours tre adopt. Cet engagement de lÕadoption incombe tout parent pour assumer, au-del de la
1 Maryse VAILLANT, Il nÕest jamais trop tard pour pardonner ses parents, Paris, ditions de la Martinire, 2001, p.21. 2 Sylvie GERMAIN, Ç LÕEndroit et lÕenvers È, Imaginaire et inconscient, n¡15, 2005/1, p.40. 3 Andr GREEN, Ç LÕEnfant modle È, LÕEnfant, op. cit., p.60. 4 Jol CLERGET, Ç Mainmise de lÕinceste È, La Main de lÕautre, Ramonville Saint-Agne, Ers, 1997, p.142. 5 Hans JONAS (1987), Le Principe de responsabilit, Paris, ditions du Cerf, 1990. 6 Claude REVAULT DÕALLONNES, ætre, faire, avoir un enfant, Paris, Plon, 1991, p.62.
628
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dimension biologique, Ç de bout en bout la responsabilit È1. Mais adopter lÕautre, cÕest galement adopter lÕenfant que nous avons t et continuons dÕtre. CÕest renoncer tre le rival de son enfant et le voir comme un tre identique soi pour renoncer sa propre position dÕenfant. Nuit-dÕAmbre met un terme ses combats successifs et leurs risques mortels, non pas tant en faisant le deuil de son enfance quÕen la consolant de nÕavoir pas t celle qui fut accueillie sa juste mesure. Cendres raffirme un des fondements de la gnalogie, il permet son pre de redevenir lÕenfant, Ç soudain hors combat, hors rivalit que la colre nÕavait plus prise sur lui, quÕaucun dfi ne pouvait dornavant lÕatteindre È (NA, 405) et ce faisant, lui permet dÕassumer sa filiation dans ses dettes et crances, ses dons et ses promesses, pour pouvoir devenir parent son tour. En Ç accordant clmence et indulgence ceux qui nous ont prcds È2, il engage la rconciliation avec sa propre enfance. La Ç beaut de ce risque È (CP, 9), qui entrane Ç devant la loi la responsabilit rciproque des parents pour lÕducation dÕun enfant È3, s'entend comme une obligation non seulement de jouer un rle, ni mme de manifester une autorit, mais surtout de rpondre de ses actes et de ceux des personnes l'gard desquelles on a Ç droit de garde, de surveillance et d'ducation È4 et Ç dÕassumer sans mesure ni rpit ses responsabilits lÕgard de lÕenfant [É] sans peser ni demander des comptes, sans exiger quoi que ce soit en compensation. È (CP, 9). C'est une Ç charge qui confre l'initiative de dcisions tout en obligeant celui qui en est investi rendre compte des consquences prjudiciables ou bnfiques, immdiates ou ultrieures, de ses dcisions È5. Au del de la dimension juridique, cette notion comprend une dimension thique qui souligne l'impact de chaque dcision individuelle sur l'ensemble de la socit, comme sur les gnrations venir. Telle est, pour Sylvie Germain, la Nativit en laquelle elle voit Ç une invitation prendre en charge lÕEnfant la gnalogie mystrieuse et stupfiante, assurer sa sauvegarde contre les vents et les mares aussi bien du dehors que du dedans È (ST, 23). Nous retrouvons ici la premire ide de lÕalliance entre un Dieu et son peuple quÕil adopte comme son enfant pour Ç veille[r] sur lui et lÕduque[r] lÕinstar dÕune mre et dÕun pre È6 en appui sur un amour gratuit et fidle. CÕest ce que formule lÕaubergiste Ludvk lorsquÕelle
1
Sylvie GERMAIN, Ç Blasons de la paternit È, Christus, Ç La paternit. Pour tenir debout È, tome 51, n¡202, avril 2004, p.209. 2 Maryse VAILLANT, op. cit., p.19. 3 Franoise DOLTO, Grard SEVERIN (1977), op. cit., p.21. 4 Extrait du texte de la loi franaise sur LÕAutorit Parentale, Article 371-1, consultable sur . 5 Frdric JSU, Ç Les Rseaux locaux de soutien la parentalit : actualit du concept et des pratiques È, Cahiers de la puriculture, n¡143, septembre 1999, p.14-31. 6 Antoine VERGOTE, Ç Dieu, mre, pre et amant È, Encyclopdie des religions, Frdric Lenoir et Ys Tardan-Masquelier (dir.), tomes II Ç Thmes È, Paris, Bayard ditions, 1997, p.2285.
629
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
lui prcise que lÕadoption dÕIvo a mis un terme ses questions : Ç Et pourquoi ci, et pourquoi , cÕest quoi la vie, cÕest quoi mourir, quÕest-ce quÕon fout l sur cette terre, y a-t-il un Dieu, nÕy en a-t-il pas et patati et patata, enfin, toute la batterie de doutes que chacun trane [É]È (ES, 93) ; pour imposer comme une vidence quÕÇ Aimer, cÕest peut-tre tout simplement prendre les autres tels quÕils nous viennent, et sÕoccuper dÕeux tant quÕils en ont besoin, sans rechigner la tche, sans rien attendre de prcis en retour. È (ES, 94). De la mme faon que le personnage Abel Tiffauges1, dans Le Roi des Aulnes de Michel Tournier, finit par trouver en Ephram la rvlation de sa faute et lÕincarnation de celle-ci, Nuit-dÕAmbre trouve en Cendres la condition de son propre salut.
LÕadoption de lÕenfant se conoit comme une faon de se tenir attentif dans et face au monde, face soi et lÕautre. Mais, comme tout acte de cration, elle frle toujours le risque de la Ç dviation de lÕattention en scrutation, en impudeur, par une tentation de matrise et de domination. È2. La main de NuitdÕAmbre, brandie comme une menace et leve Ç contre un enfant, prte le frapper È (NA, 398), doit se parer de la fugacit et de la pudeur de la caresse. Le geste en suspens Ç au-dessus de la tte de lÕenfant È, lentement sÕy pose et devient une caresse qui contient, dans sa douceur, Ç celle de sa mre, (NA, 402). Il nÕest plus alors question de possession ou dÕcrasement pour celui qui sÕavance avec crainte vers ce qui est Ç une exprience, une rencontre, une tendresse È (ST, 28). LÕhsitation marque quel point Ç la caresse ne sait pas ce quÕelle cherche. [...]. Elle est comme un jeu avec quelque chose qui se drobe, et un jeu absolument sans projet ni plan, non pas avec ce qui peut devenir ntre et nous, mais avec quelque chose dÕautre, toujours autre, toujours inaccessible, toujours venir È3. LÕamour, que dcouvre Nuit-dÕAmbre est celui du nonvouloir-saisir, analys par Roland Barthes dans un des Fragments dÕun discours amoureux, qui consiste Ç laisser venir (de lÕautre) ce qui vient, laisser passer (de lÕautre) ce qui sÕen va ; ne rien saisir, ne repousser rien : recevoir, ne pas conserver, produire sans sÕapproprier, etc. È4. Cet autre, jamais possd, devient rencontre de lÕautre et de soi-mme, ce qui est, selon Franoise Dolto, Ç ouverture une communion de cÏur dans la vrit qui se donne et de parole que lÕesprit vivifie. È5.
Bndicte Lanot,
rappelle
ce prcieux paradoxe :
1
Michel TOURNIER, Le Roi des Aulnes, Paris, Gallimard, 1970. Sylvie GERMAIN, Ç LÕcrivain en veil È, entretien avec Franois Thuillie r, Tmoignage Chrtien, n¡3450, 23 juin 2011, p.6. 3 Emmanuel LEVINAS, Ç LÕros È, Le temps et lÕautre, Paris, Fata Morgana, 1979, p.82. 4 Roland BARTHES, Ç Vouloir-saisir È, Fragments dÕun discours amoureux, Paris, Seuil, coll. Tel Quel, 1977, p.275-277. 5 Franoise DOLTO, Grard SEVERIN (1978), op. cit., p.56.
2
630
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ç lÕEnfant qui vit la Passion, qui sauve, fait advenir le Pre. È1. La figure de saint Christophe2 sÕimpose dans cette traverse quÕoprent les personnages pour porter un enfant qui se fait de plus en plus lourd, dans un courant de plus en plus fort. Dans son petit essai consacr la lecture du tableau Paysage avec saint Christophe portant lÕEnfant Jsus du peintre Joachim Patinir, Sylvie Germain prcise quÕil fallut bien plusieurs appels de la voix enfantine pour que Christophe sorte de sa torpeur et vienne sa rencontre. Cette rptition de lÕappel est ncessaire pour que le troisime puisse pleinement dployer sa fcondit : lÕun arrache lÕhomme son sommeil, le secoue dans sa chair, lÕautre le surprend dans ses penses, il branle sa raison, lÕultime le saisit en entier, il lui tmoigne le cÏur et lÕesprit pour les aventurer dans lÕinfini.3
Les tres pesant leur poids de peine, harasss par la lassitude, reints dans leur enlisement existentiel, voient dans la rencontre avec lÕenfant une mise lÕpreuve qui fait vaciller le sujet avant quÕils ne parviennent sur lÕautre berge, souvent accabls de questionnements. Dcentrs de leur familiarit, ils reoivent un Ç cÏur et un esprit nouveau È, mais Ç au prix dÕun bouleversement et dÕun videment intrieur radicaux È4, Ç sans bruit et sans spectacle È 5 qui fconde ce qui tait en souffrance.
1
Bndicte LANOT, Ç Le Complexe dÕIsaac È, op. cit., p.40. Saint Christophe joue galement un rle essentiel dans le roman de Michel Tournier que nous avons cit plus haut. Il est dÕailleurs intressant de se rappeler que la couverture de premire dition du Roi des Aulnes dans la collection Folio reproduisait un dtail du Saint-Christophe de Bellini. 3 Sylvie GERMAIN, Patinir. Paysage avec saint Christophe, Ennetires-en-Weppes, ditions invenit, coll. Ekphrasis, 2010, p.27. 4 Ibid., p.34. 5 Ibid., p.35.
2
631
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
PILOGUE Il nÕy a pas de Ç nouveaux pays natal È. Le pays natal est le territoire de lÕenfance et de la jeunesse. Qui lÕa perdu reste un tre perdu. 1
Un voyage qui se termine LÕpilogue nÕest pas la fin de lÕhistoire mais, Sylvie Germain nous lÕa enseign, le dnouement dÕune trajectoire parfois embrouille. Le point final pourrait sans cesse tre report comme si, avide dÕaventures, une nouvelle histoire encore pouvait nous arriver. Nous avons t, chemin faisant, amene faire des incursions dans de nombreux domaines au risque de nous perdre ou dÕgarer le lecteur, nous avons souvent bien mal embrass vouloir trop treindre un vaste champ dÕinvestigation. Ë lÕissue de ce travail, nous en mesurons lÕaspect parcellaire et ne pouvons que constater que lÕÏuvre nous chappe et continue se jouer de nos vaines prtentions. Soucieux de dplier le texte germanien, le lecteur constate vite que celui-ci rsiste au dchiffrement univoque et lÕinterprtation rductionniste. Dans son ampleur, il se rvle tout autant quÕil nous rappelle que notre recherche ne constitue quÕune observation possible dÕune Ïuvre gnreuse, qui ne se laisse pas circonscrire aussi facilement, et qui ouvre de nouvelles lectures polyphoniques pour clairer de faon imprvue ses sens cachs. Ainsi, au fil des jours, des mois et des annes, nous avons parcouru des paysages divers qui contenaient la respiration et la palpitation de la vie psychique humaine niches dans lÕenfance. Nous nous sommes penche sur lÕventail des interrogations et des souffrances qui
1 Jean AMRY, Par-del le crime et le chtiment Ð Essai pour surmonter lÕinsurmontable (1966), trad. Franoise Wuilmart, Arles, Actes Sud, 1995.
632
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
ponctuent Ç le devenir humain dans sa solitude et son unicit. È1. Le temps passa avec dans sa besace ce qui blessa ou leva, et nous inclinons croire que ce travail fut de lÕordre dÕune rencontre qui a mis en lien plus de deux infantiles. Le travail de lecture nous a souvent expulse de nos petites et lgres penses ou croyances, le retrait du monde ncessaire la rdaction a dplac ou renforc ce qui nous animait, et en chemin, crit Sylvie Germain, Ç on dcouvre dÕautres voies dÕaccs, dÕautres lments qui ont leur importance et qui mritent une attention È (VC, 74). Une attention renouvele que nous souhaiterions, lÕinstar de Florence Guignard, Ç nourrie du vif-argent de lÕinfantile È2.
1
Florence GUIGNARD, Ç LÕInfantile dans la relation analytique È, Au vif de lÕinfantile. Rflexions sur la situation analytique, Lausanne, Delachaux et Niestl, coll. Champs psychanalytiques, 1996, p.226. 2 Ibid.
633
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
TABLE
634
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
TABLE
Remerciements Table des abrviations
3 4
Sommaire
6 INTRODUCTION LË Oô TOUT COMMENCE La rencontre dÕune Ïuvre et ses effets
7 8
II-1 I-2 I-3
Ce qui se dit dÕune vie et dÕune Ïuvre Des lieux pour natre, grandir, vivre et penser Le pouls dÕune poque Une place insolite dans le paysage littraire franais
11 14 17
IIII-1 II-2
Problmatique Des figures de lÕenfantÉ Éaux territoires de lÕenfance
20 22
IIIIII-1 III-2 III-3
Mthodologie Le choix dÕun corpus O sÕnoncent les prcautions Un horizon rfrentiel
26 28 31
PREMIéRE PARTIE LES BERGES MATERNELLES INTRODUCTION
39
I Ð LÕARCHAìQUE MATERNEL I-1 I-1.A I-1.B I-1.C
Le corps des mres Les eaux primordiales La concentration des signes La contamination de la matrice
41 45 48
I-2 I-2.A I-2.B I-2.C
La folie procratrice Edme ou lÕalination mariale Le dploiement corporel Tota mulier in utero
56 60 63
I-3 I-3.A
Un ventre de pesante mmoire Les vagues brisantes des angoisses non rvolues
65
635
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
I-3.B I-3.C
LÕempreinte de lÕeffroi Le lieu o se niche lÕabandon
68 73
II Ð LES AFFRES DE LA MATERNIT II-1 II-1.A II-1.B II-1.C
Violente Hainamoration Les pulsions infanticides LÕamre et cruelle exprience de lÕaversion LÕenfant captur dans son corps et sa langue
II-2 II-2.A II-2.B II-2.C
Quand lÕenfant disparat Le tragique dÕune destine fminine Les dsordres sauvages de la douleur maternelle Le gouffre de la mlancolie
II-3 II-3.A II-3.B II-3.C
LÕun pour lÕautre Remplacer lÕirremplaable disparu Le fils, mausole du pre Les garements incestueux du rver-vrai
76 86 97
102 107 112
118 122 127
III Ð LES VESTIGES DÕUN TERRITOIRE DISPARU III-1 III-1.A III-1.B III-1.C
Le pays dont on se souvient Les impressions sensorielles Celle qui toujours revient Le mystre des origines
131 138 145
III-2 La disparition de la mre III-2.A Dtruire pour se dprendre III-2.B Souiller et assassiner le fminin III-2.C Le fracas de la mort maternelle
152 158 162
III-3 Une terre dÕaccueil III-3.A LÕaccueil inconditionnel et la dprise III-3.B La grand-mre, personnage de lÕintercession III-3.C Un don sans limite
169 175 183
DEUXIéME PARTIE LES TERRES PATERNELLES INTRODUCTION
189
I Ð DE BRUITS ET DE FUREURS I-1 I-1.A I-1.B I-1.C
La fracture incestueuse Le creuset de lÕorigine Le sifflement du sabre au cÏur du chaos Une empreinte laiteuse et nominale
192 197 200
636
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
I-2 I-2.A I-2.B I-2.C
Sur lÕautel du sacrifice Les descendants dÕAbraham LÕanantissement de la filiation Trancher le lien fraternel
204 208 213
I-3 I-3.A I-3.B I-3.C
La main froide de lÕemprise Les vertiges de lÕappropriation Une folie ruptive Le festin de la possession incestuelle
217 224 228
II Ð LES PéRES EN LEUR CLIPSE II-1 II-1.A II-1.B II-1.C
La fin de lÕarchasme Des Golems aux pieds dÕargile Du pre mythique au Pater familias LÕentre dans lÕhistoire
233 238 242
II-2 II-2.A II-2.B II-2.C
LÕtre de la dissolution Des corps fragments Les principes de lÕvanouissement Des pres fous dÕamour et ivres de douleurs
246 252 257
II-3 II-3.A II-3.B II-3.C
Faire avec la mmoire du pre Les fantmes qui hantent Les vestales de la mmoire paternelle Une prsence apaise
265 273 281
III Ð LA PAROLE DES PéRES, DU FRACAS AU FIN SILENCE III-1 Une parole qui se fige III-1.A Le descendant de Zacharie III-1.B Une parole drobe III-1.C NÕen rien vouloir savoir, nÕen rien pouvoir dire
285 290 293
III-2 Des pres qui ne se paient pas de mots III-2.A La voix des pres III-2.B La voix conteuse et chanteuse III-2.C Lorsque la parole se fait geste
299 302 309
III-3 Un autre versant de la prsence III-3.A Un silence assourdissant et obsdant III-3.B Une paternit corporise III-3.C Les paternits obliques
312 318 322
637
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
TROISIéME PARTIE DES FRéRES ET DES SÎURS INTRODUCTION
330
I Ð AVOIR UN FRéRE, AVOIR UNE SÎUR I-1 I-1.A I-1.B I-1.C
Le dard de la jalousie LÕirruption de lÕindsirable et lÕpreuve du deux Un paradis tout jamais perdu Le retour destructeur du ressentiment
333 339 343
I-2 I-2.A I-2.B I-2.C
Le choc de la diffrence LÕtonnement pistmologique Les vertiges incestueux et androgyniques Le tremblement dÕune criture sulfureuse
348 353 358
I-3 I-3.A I-3.B I-3.C
LÕunivers clos de la fratrie LÕobstin refus de lÕaltrit La chair de la sÏur La dvastation incestueuse en son criant silence
362 369 376
II Ð LE DOUBLE ET LÕAUTRE EN CE MIROIR II-1 II-1.A II-1.B II-1.C
Le miroir rflchissant Une inquitante tranget Un autre moi-mme La rassurante prsence des doubles imaginaires
383 386 390
II-2 II-2.A II-2.B II-2.C
Les chos de la gmellit Une extraordinaire et suggestive destine Une prdestination familiale LÕallgorie du couple originaire
394 396 399
II-3 II-3.A II-3.B II-3.C
LÕexcessive prsence dÕune extrme absence Le frre et la sÏur en leur disparition Le poids du frre mort Se dfaire de ce double encombrant
406 413 417
III Ð LES DEVENIRS DE LA RELATION FRATERNELLE III-1 Le meurtre du frre III-1.A Les tourments dÕun acte mythique III-1.B Le terrassement de lÕogre III-1.C La puissance attractive des gouffres chtoniens
423 428 432
638
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
III-2 Destins du fratricide III-2.A LÕchec du chtiment III-2.B Le surgissement du visage III-2.C Chuter dans le puits dÕun regard
436 437 443
III-3 LÕhorizon de lÕapaisement III-3.A Du rempart contre lÕadversit lÕouverture sur la fraternit 447 III-3.B La ronde des frres 454 III-3.C Vers un lien spirituel 459 QUATRIéME PARTIE CHEMINS DE MMOIRES INTRODUCTION
464
I - SURIMPRESSIONS I-1 I-1.A I-1.B I-1.C
Fait de la chair des autres Le corps en sa mmoire La charnire du visible et de la transparence Des maux exposs en leur impossible rcit
467 475 479
I-2 I-2.A I-2.B I-2.C
Les chos de lÕorigine Le cri en hritage Grandir dans lÕeffroi dÕun regard Les ramifications racinaires
484 490 494
I-3 I-3.A I-3.B I-3.C
LÕarbre gnalogique des noms Un nom porter ou inventer LÕalatoire de la nomination Une identit problmatique
502 509 516
II - LES ACCIDENTS DE LA MMOIRE II-1 II-1.A II-1.B II-1.C
Se souvenir de son enfance Les frmissements mmoriels LÕhmorragie nostalgique Un barrage contre les souvenirs
521 526 532
II-2 II-2.A II-2.B II-2.C
La force triomphante de la rptition Les transmissions intergnrationnelles Les deux faces dÕune lancinante mmoire Revenir sur ses pas
540 543 546
II-3 II-3.A II-3.B II-3.C
Fulgurances et dissolutions LÕentaille des sursauts traumatiques Les affres de lÕamnsie La nantisation de lÕtre
549 554 558
639
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
III - LE LIEU PRIVILGI DE LA FICTION III-1 Faire et se dfaire III-1.A Les fantaisies du roman familial III-1.B LÕempchement du romanesque III-1.C LÕinvention affiliative et lÕinsurrection langagire
564 569 575
III-2 De qute en enqute III-2.A Pallier la douloureuse absence III-2.B Le dchiffrement dÕune nigme fragmente III-2.C Le ncessaire dpassement identitaire
582 587 592
III-3 Une Ïuvre de composition III-3.A Un rapport privilgi aux mots III-3.B Faire avec lÕassourdissant silence du monde III-3.C Les bienfaits de la sublimation
597 700 605
CONCLUSION SÕEN ALLER AU HASARD II-1 I-2 I-3
Ë lÕhorizon, la rencontre La promesse de lÕenfant Le vertige du dcentrement Toucher la rconciliation
612 618 626
PILOGUE UN VOYAGE QUI SE TERMINE 632 TABLE 634 BIBLIOGRAPHIE 642 VENIR Ë LA SUITE 1 - Îuvres de Sylvie Germain Romans, nouvelles, rcits Essais Articles (slection) Prfaces/postfaces Entretiens avec Sylvie Germain missions radiophoniques missions tlvisuelles/vidos Films, vidos Cd
643 644 645 648 649 652 654 655 655
2 - Ouvrages et articles critiques sur lÕÏuvre de Sylvie Germain Livres
656
640
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Thses 657 Articles et chapitres dÕouvrages 658 Presse, quelques comptes-rendus journaux et revues 672 Spectacles 680 3 - tudes, essais, articles littraires 680 4 - tudes et essais sur le roman contemporain 685 5 - tudes et critiques littraires sur lÕenfant, lÕenfance et le rcit dÕenfance 688 6 - Histoire littraire 691 7 - Mythes, mythologie 691 8 Ð Philosophie 693 9 Ð Anthropologie 695 10 - Thologie/ religions 696 11 Ð Histoire 699 12 - Beaux arts 702 13 - Rfrences littraires 703 14 - Psychanalyse ouvrages gnraux 710 15 - Parentalit/Filiation/Transmission intergnrationnelle 719 16 Ð Mres 723 17 Ð Pres 728 18 - Des frres et sÏurs 732 19 - Le dveloppement de lÕenfant et ses avatars 735 20 - tudes sur lÕinceste 740 21 - Dictionnaires, encyclopdies 742 INDEX
744
Index des Ïuvres de Sylvie Germain Romans, essais, nouvelles Prfaces, postfaces Articles Index des auteurs cits
745 748 748 749
641
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Bibliographie VENIR Ë LA SUITE
642
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
BIBLIOGRAPHIE
1 - ÎUVRES DE SYLVIE GERMAIN Romans, nouvelles, rcits 1 - Le Livre des Nuits, Paris, Gallimard, 1985, (coll. Folio n¡ 1806, 1987), Prix du Lions Club International 1984, prix du Livre Insolite 1984, prix de Passion 1984, prix de la Ville du Mans 1984, prix Herms 1984 et prix Grevisse 1984 2 - Nuit-dÕAmbre, Paris, Gallimard, 1987, (coll. Folio n¡ 2073, 1989) 3 - Ç Kalidoscope ou notules en marge du pre È, Voies de pres, voix de filles, Adine Sagalyn (d.), Paris, Maren Sell & Cie, 1988, p.52-71 4 - Jours de colre, Paris, Gallimard, 1989, (coll. Folio n¡ 2316, 1991), Prix Fmina 1989 5 - Opra muet, Paris, Maren Sell, 1989, (coll. Folio n¡ 2248, 1991) 6 - LÕEnfant Mduse, Paris, Gallimard, 1991, (coll. Folio n¡ 2510, 1993) 7 - La Pleurante des rues de Prague, Paris, Gallimard, coll. LÕun et lÕautre, 1992, (Folio n¡ 2590, 1994) 8 - Immensits, Paris, Gallimard, 1993, (coll. Folio n¡ 2766, 1995), prix Louis Guilloux et prix de la Ville de Nantes 9 - Ç LÕHtel des Trois Roses È, Le Visage. Dans la clart, le secret demeure, Catherine Chalier (d.), Paris, Autrement, coll. Mutations, n¡ 148, 1994, p.215225 10 - Ç LÕAveu È, La Bartavelle, n¡ 3, octobre 1995 11 - clats de sel, Paris, Gallimard, 1996, (Folio n¡ 3016, 1997) 12 - Ç Le Chineur de merveilles È, Pour sol en si (solidarit enfants sida), Paris, Gallimard Jeunesse, 1996, p.49-60 13 - LÕEncre du poulpe, Paris, Gallimard, coll. Page Blanche, 1998 14 - Tobie des marais, Paris, Gallimard, 1998, (coll. Folio n¡ 336, 2000), Grand Prix Jean Giono 15 - Cracovie vol dÕoiseaux, Monaco, ditions du Rocher, coll. La fantaisie du voyageur, 2000 16 - Grande Nuit de Toussaint, photos de Jean-Michel Fauquet, Cognac, Le Temps quÕil Fait, 2000
643
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
17 - Chanson des mal-aimants, Paris, Gallimard, 2002, (coll. Folio n¡ 4004, 2004), Grand Prix Thyde Monnier 2002 et prix des Auditeurs de la RTBF 2003 18 - Couleurs de lÕInvisible, calligraphies de Rachid Korachi, Neuilly-sur-Seine, Al Manar, coll. Mditerranes, 2002 19 - Magnus, Paris, Albin Michel, 2005, Prix Goncourt des lycens 2005, prix littraire de Notre Dame de Sion, Istanbul, 2010 20 - LÕInaperu, Paris, Albin Michel, 2008, Prix France-Culture 21 - Hors champ, Paris, Albin Michel, 2009 Essais 22 - Perspectives sur le visage - Trans-gression ; D-cration ; Trans-figuration, Thse de Doctorat de 3me cycle, sous la direction de Daniel Charles, Universit de Paris X-Nanterre, 1981 [dactyl.] 23 - Vermeer Ð Patience et songe de lumire, Charenton, Flohic, coll. Muses secrets, 1993 (rdition : Patience et songe de lumire, Charenton, Flohic, 1996) 24 - Les chos du silence, Paris, Descle de Brouwer, coll. Littrature ouverte, 1996, Prix de littrature religieuse 1997 25 - Cphalophores, Paris, Gallimard, coll. LÕun et lÕautre, 1997 26 - Bohuslav Reynek Petrkov : un nomade en sa demeure, photographies de Tadeusz Kluba, St-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot diteur, coll. Maison dÕcrivain, 1998 27 - Etty Hillesum, Paris, Pygmalion/Grard Watelet, coll. Chemin dÕternit, 1999 28 - Mourir un peu, Paris, Descle de Brouwer, coll. Littrature ouverte, 2000 29 - Clbration de la paternit : regards sur saint Joseph, en collaboration avec liane Gondinet-Wallstein, Paris, Albin Michel, coll. Clbrations, 2001 30 - Songes du temps, Paris, Descle de Brouwer, coll. Littrature ouverte, 2003 31 - Ç Stles des 7 dormants È, Les Sept Dormants, Sept livres en hommage aux 7 moines de Tibhirine de John Berger, Michel Butor, Hlne Cixous, Sylvie Germain, Nancy Huston, Alberto Manguel et Lela Sebbar, gravures de Rachid Korachi, calligraphi par Abdallah Akar, Arles, Actes Sud, 2004, p.233-295 32 - Les Personnages, Paris, Gallimard, coll. LÕun et lÕautre, 2004 33 - Ateliers de lumire : Piero della Francesca, Johannes Vermeer, Georges de La Tour, Paris, Descle de Brouwer, 2004 34 - Habitat et humanisme, le monde est notre maison, en collaboration avec Alain Remond, Caluire-et-Cuire, Habitat et Humanisme, 2005 35 - Frres, photographies de Stanislas Kalimerov, Paris, Les ditions du Huitime Jour, 2006
644
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
36 - Patinir. Paysage avec saint Christophe, Ennetires-en-Weppes, ditions invenit, coll. Ekphrasis, 2010 37 - Le monde sans vous, Paris, Albin Michel, 2011, Prix Jean Monnet de Littrature europenne 38 - Quatre actes de prsence, Paris, Descle de Brouwer, 2011 39 - Chemin de Croix, Photos de Tadeusz Kubla, Paris, Bayard Centurion, 2011 40 - Octonaire, Photos de Tadeusz Kubla, Bari, Alliance franaise, 2011 41 - Rendez-vous nomades, Paris, Albin Michel, 2012, Grand Prix de Littrature de la Socit des Gens de Lettres, 2012 Articles (slection) 42 - Ç Prague vue par les crivains È, Prague, Paris, Gallimard, coll. Guides, 1994, p.114-128 43 - Ç LÕEnchanteur la lyre (dans le sillage dÕOrphe et de Georg Trakl) È, La Nouvelle Revue franaise, 518, mars 1996, p.44-64 44 - Ç Les Moines de Tibhirine. Il nous reste leur dire merci È, La Croix, 23-24 mars 1997, p.7 45 - Ç Toute criture est palimpseste È, Intervoix 1, 1997, p.11-12 46 - Ç LÕaudace de vivre È, Cahiers universitaires catholiques, n¡ 4, Oser la vie, t 1997, p.10-20 47 - Ç Petit spectre de la peur È, Le Fait de lÕ, n¡ 3, Ç Avoir peur È, septembre 1997, p.121-128 48 - Ç Solitudes de Madeleine È, LÕÎil, n¡ 489, octobre 1997, p.80-91 49 - Ç Le miracle et le mirage È, LÕEnvie et le dsir : les faux frres, Pascale Hassoun-Lestienne (d.), Paris, Autrement, coll. Morales, n¡ 24, 1998, p.126140 50 - Ç Jean, le fils du tonnerre È, Le Nouvel Observateur, hors-srie n¡35 Ç Un Juif nomm Jsus È, 1998, p.59 51 - Ç Le chef-dÕÏuvre de Braun en Bohme : Kuks, un thtre de pierre È, LÕÎil, n¡ 494, mars 1998, p.76-83 [rdition : Ç LÕesprit de la pierre. Le chefdÕÏuvre de Braun en Bohme È, Sylvie Germain. Regards croiss sur Immensits, Mariska Koopman-Thurlings (dir.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littraires, 2008, p.191-205] 52 - Ç Lecture kalidoscopique de la Bible È, Bulletin du Centre protestant dÕtudes, 1er mars 1998 53 - Ç Nocturnes È, La Nouvelle Revue franaise, n¡ 546-547, juillet-aot 1998, p.11-17 54 - Ç Anniversaire de la mort de Diana : "Regardez-moi" È, La Croix, 31 aot 1998, p.3
645
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
55 - Ç Littrature et spiritualit È, Les Cahiers de Paraboles, n¡ 6, 1999, p.16-22 56 - Ç La morsure de lÕenvie : une contrefaon du dsir È, Entre dsir et renoncement [dialogue avec Julia Kristeva, Sylvie Germain, Robert Misrahi et Dagpo Rimpoch], Marie de Solemne (d.), Paris, ditions Dervy, coll. Ë vive voix, 1999 [rdit chez Albin Michel, coll. Espaces libres, 2005, p.47-75] 57 - Ç Le montreur de monstres È, Travioles, 1999 58 - Ç LÕcole de la mort È, Reliures, n¡ 5, automne-hiver 2000, p.4 59 - Ç La vie pousse comme la mousse È (Mon journal de la semaine), Libration, 17-18 juin 2000, p.4 60 - Ç Les voyages intrieurs È, La Croix, 29 dcembre 2000, p.18 61 - Ç Cette allure de celui qui sÕen va È, Thologiques, revue de la Facult de thologie de Montral, n¡ 9/2, 2001 62 - Ç Invisible pome È, Panoramiques, 2001 63 - Ç La vritable grandeur, cÕest la gnrosit È, La Croix, n¡ 36111, 28 dcembre 2001, p.23 64 - Ç La caresse du vide È, Sulivan et lÕintriorit, Association des amis de Jean Sulivan, n¡13, septembre 2002, p.146-150 65 - Ç En cho et miroir "Grimspound" de Toby Garfitt È, Intervoix, 9, 2002, p.10 66 - Ç Jsus, LÕEnfant adoptif de Joseph È, Le Nouvel Observateur, Hors-srie Ç LÕaventure de la paternit È, dcembre 2002/Janvier 2003 67 - Ç Dlivrance È, La Bible, 2000 ans de lecture, Jean-Claude Eslin et Catherine Cornu (dir.), Paris, Descle de Brouwer, 2003 68 - Ç Le silence, la gentillesse et la souffrance È, Peut-on apprendre tre heureux ?, Alain Houziaux (d.), Paris, Albin Michel, coll. Question de, n¡ 128, 2003, p.61-70 69 - Ç Germain, Sylvie È, Dictionnaire des crivains contemporains de langue franaise par eux-mmes, Jrme Garcin (dir.), Paris, Mille et une nuits, 2004, p.191-193 (Notice rdige en 1988) 70 - Ç Entrer en rsonance avec Ich bin Prager È, Le Magazine Littraire, n¡ 427, janvier 2004, p.80-81 71 - Ç Extrait de correspondance entre Paul Fuks et Sylvie Germain È, Imaginaires & Inconscient, 2004/1, n¡ 13, p.169-176 72 - Ç Sylvie Germain raconteÉ Maurice Zundel È, Panorama, n¡ 395, 396, 397, janvier, fvrier, mars, avril 2004, p.80-81 73 - Ç Blasons de la paternit È, Christus, Ç La Paternit. Pour tenir debout È, tome 51, n¡202, Paris, Assas ditions, tome 51, n¡ 202, avril 2004, p.205-210
646
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
74 - Ç Voir en peinture È, Penser/rver, Ç La Haine des enfants È, n¡ 6, automne 2004, p.205-210 75 - Ç LÕEndroit et lÕenvers È, Imaginaire et inconscient, n¡ 15, 2005/1, p.37-41 76 - Ç Verbaliser la vrit È, La Vrit, Bernard Van Meenen (d.), Bruxelles, Publications des Facults universitaires Saint-Louis, 2005, p.49-61 77 - Ç Lettre Henry Bauchau lors de la parution de LÕEnfant bleu È, Les Moments littraires, n¡ 14, 2e semestre 2005, p.15-17 78 - Ç Bibliocosmos È, Le Magazine Littraire, n¡ 448, dcembre 2005, p.40-42 79 - Ç Veille de Nol. Un grand soir de fte È, La Vie, n¡ 3147-3148, 22 dcembre 2005, p.74 80 - Ç Les mots de lÕanne. Respect. È, La Croix, n ¡ 37332, 30 dcembre 2005, p.13 81 - Ç Le Vrai lieu est ailleurs È, Posie & Art, Groupe de Recherche en Potique et Posie Contemporaine, Hafa, n¡ 8, 2006 ; et Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque de lÕuniversit de Hafa, 20-21 mars 2006, Jacqueline Michel et Isabelle Dotan (d.), Bucarest, Est, Samuel Tastet diteur, 2006, p.149-150 82 - Ç Ptir, mais savoir agir È, La Croix, n¡ 37421, 14 avril 2006, p.13 83 - Ç Elie au Mont Horeb È, La Vie, n¡ 3166 (Les Cahiers Ç Les essentiels È), 4 mai 2006, p.53-55 84 - Ç Sylvie Germain mdite le Notre Pre È, hors-srie, n¡ 49, Panorama, juin 2006 85 - Ç LÕor du silence È, Sud-Ouest-Dimanche, 9 juillet 2006, p.13 86 - Ç Blanquette, lÕinfante qui lutta jusquÕ lÕaube È, Le Monde, 18 aot 2006, p.16 87 - Ç Bestiaire du marais È, Ç Traces ocanes È, (lien mort) 88 - Ç Sylvie Germain È, Enqute sur le roman, 50 crivains dÕaujourdÕhui rpondent, Arnaud Bordes, Carbonnaux Stephan, Takvorian Serge, Paris, Le Grand Souffle ditions, 2007, p.140-142 89 - Ç Le carme. Foi et croyance. Viens en aide mon peu de foi ! È, La Vie, n¡ 3210, 8 mars 2007, p.44-51 90 - Ç Luc. SÕinterroger sur soi-mme È, La Vie, n¡ 3210, 8 mars 2007, p.52-53 91 - Ç Le carme. Ma visite prive. LÕatelier È, La Vie, n¡ 3210, 8 mars 2007, p.54-55 92 - Ç Le carme. Ma prire. Pour rattacher lÕunivers lÕesprit È, La Vie, n¡ 3210, 8 mars 2007, p.56-57 93 - Ç Le la donn au sicle È, Sud-Ouest-Dimanche, 18 mars 2007, p.7
647
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
94 - Ç Prsence des musulmans. Exercices de lecture È, Christus, n¡ 214, avril 2007, p.136-140 95 - Ç La part du rve. Un hritage recueillir È, La Croix, n¡ 37715, 3 avril 2007, p.20 96 - Ç Noli me tangere È, Sud-Ouest-Dimanche, 15 juillet 2007, p.11 97 - Ç Lettre Apollinaire È, Correspondances intempestives, Paris, ditions Triartis, 2008, p.226-235 98 - Ç Souffle de la mmoire, grce de lÕoubli È, Christus, n¡ 219, juillet 2008, p.264-269 99 - Ç La jouissance nue du temps È, La Croix, n¡ 38117, 30 juillet 2008, p.1718 100 - Ç Bohumil Hrabal, le griot magnifique È, Le Magazine Littraire, n¡ 478, septembre 2008, p.84-85 101 - LÕOmbre nue [texte crit en vue de la publication des photographies dÕAurore de Sousa] disponible sur : 102 - Ç Variations autour du verbe tester È, Sylvie Germain. Les essais Ð un espace transgnrique, tudes runies par Mariska Koopman-Thurlings, Amsterdam Ð New York, ditions Rodopi, CRIN 56, 2011, p. 167-172 [Ce texte fut prononc par Sylvie Germain lors du colloque Hritage, filiation, transmission : configurations littraires (XVIIIe-XIXe s.), sous la direction de Christian Chelebourg, David Martence et Myriam Watthee-Delmotte, Louvain-laNeuve, Universit catholique de Louvain, le 5 mai 2009. Les Actes de ce colloque ont t publis en 2011 aux Presses universitaires de Louvain.] Prfaces/Postfaces 103 - Ç Un veilleur du monde en temps de dtresse È, Prface Serpent sur la neige, Had na snehu, de Bohuslav Reynek, Grenoble, Romarin, coll. Les Amis de Suzanne Renaud et Bohuslav Reynek, 1996 104 - Ç Veiller crire aimer È, postface Le veilleur de Cibris, de Pierre-Marie Beaude, Paris, Descle de Brouwer, 1997 105 - Ç Histoire de deux mes È, Prface Maurice et Thrse. LÕhistoire dÕun amour. Correspondance entre Thrse de Lisieux et un jeune prtre passionn, Paris, Plon, 1990 [rd. : Maurice et Thrse, une histoire dÕamour, introduction et prsentation de Mgr Patrick Ahern, Paris, Plon/Descle de Brouwer, 1999, p.720] 106 - Prface Croire ou ne pas croire, tome 2, Bertrand Rvillion (d.), Paris, Bayard, 2000 107 - Ç Deux pres dessinent lÕamour È, Postface JÕai envie de rompre le silence de Ren Veyre et Grard Vouland, Paris, Les ditions de lÕAtelier/Les ditions Ouvrires, 2001, p.91-94 108 - Prface La Joie des autres, de Pascale Tison, encres de Gabriel Belgeonne, Noville-sur-Mahaigne, Esperlute, 2003
648
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
109 - Prface Feux dans la nuit : posie 1952-2002, de Colette Nys-Mazure, Tournai, La Renaissance du livre, 2003 110 - Prface Gesualdo de Jean-Marc Turine, Paris, Benot Jacob, 2003 111 - Prface Maurice Zundel de Bernard de Boissire et France-Marie Chauvelot, Montral, Presses de la Renaissance, 2004, p.7-10 112 - Prface Le Chant des profondeurs, Nathalie Nabert (d.), Paris, Salvator, 2007, p.9-18 113 - Postfaces Vives. Femmes de la Bible, dÕAndr Wnin et Camille Focant, illustr par Marte Sonnet, Bruxelles, Lessius (Le livre et le rouleau), 2007 Entretiens avec Sylvie Germain 114 - Ç Il tait une premire foisÉ È, propos recueillis par Sylvain Rheault, Continuum, Canada, 14 octobre 1985 115 - Ç Sylvie Germain : La nuit de lÕencrier È, propos recueillis par Jean-Paul Beaumier, Nuit blanche, Canada, avril 1986, p.30-31 116 - Ç Sylvie Germain. Le dernier mot nÕexiste pas È, entretien avec Jean Royer, Le Devoir (Canada), 18 octobre 1986, p.19-23 117 - Ç Avec Sylvie Germain, les annes 1960 entre lÕapocalypse et le fantastique È, entretien avec Michel Caffier, LÕEst rpublicain, 21 mai 1987 118 - Ç Roman : lÕt des femmes È, LÕvnement du jeudi, 22 juin 1989 119 - Ç Sylvie Germain de Prague au Prix Femina È, entretien avec Pierre Maury, Le Soir (Bruxelles), 30 novembre 1989 120 - Ç Sylvie Germain : lÕobsession du mal È, propos recueillis par Pascale Tison, Le Magazine littraire, n¡ 286, mars 1991, p.64-66 121 - Ç Le Gnie dÕun lieu È, Le Monde, 23 aot 1991, p.12 122 - Ç Des larmes et de la grce È, entretien avec Anne-Marie Pirard, La Cit (Belgique), 19 mars 1992 123 - Ç Sylvie Germain È, entretien avec Anne-Marie Pirard, Indications, juin 1992, p.6-11 124 - Ç Larmes de Prague et dÕailleurs È, entretien avec Olivier Brouet, Intermdiaire, 2 juin 1992 125 - Ç Sylvie Germain: interview È, Sylvie Germain, The Weeping Woman on the streets of Prague, entretien avec Elisabeth Young, Judith Landry (trad.), Sawtry, Dedalus, 1993, p.7-13 126 - Ç La Lanterne magique de Sylvie Germain È, entretien ralis par AnneMarie Pirard, La Cit (Belgique), 22 juillet 1993 127 - CARBONE Bruno, FOULLONNEAU Jean-Pierre, NUBLAT Odile, PERSON Xavier, Entretien avec Sylvie Germain, Poitiers-La Rochelle, Office du Livre en Poitou-Charentes, Bibliothque municipale de La Rochelle, 1994,
649
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
128 - Ç crire, cÕest comme une prire È, entretien avec Antoine Bosshard, Page des Libraires, n¡ 26, janvier-fvrier 1994 129 - Ç Sylvie Germain. Prague vue du trne È, entretien avec Antoine Bosshard, Journal de Genve, 19-20 fvrier 1994 130 - Ç Sylvie Germain : propos dÕcriture È, entretien avec Pascal Huord, Charente libre, 5 mai 1994 131 - Ç Entretiens avec Sylvie Germain È, entretien avec Denise Le Dantec, cole des lettres (second cycle), 86/1, 1994, 57-60 132 - Ç Sylvie Germain È, propos recueillis par Fabrice Lardreau, crivain Magazine, fvrier-mars 1996 133 - Ç Quelques mots pour une rencontre avec Sylvie GermainÉ È, entretien avec Chantal Portillo, Nouvelle Donne, avril 1996 134 - Ç Sylvie Germain dmultiplie les paupires È, entretien avec Alain Favarger, La Libert (Fribourg), 1er juin 1996, Le Courrier, Genve, 4 juin 1996 135 - Ç Sylvie Germain et les anges È, entretien avec Alain Nicolas, LÕHumanit, 18 octobre 1996, 136 - Ç Lou sois-tu, Personne È, interview de D. Mobailly, La Vie, n¡2680, 9 janvier 1997, p.48-51 137 - Ç Toute criture est palimpseste È, entretien Toby Garfitt, Intervoix (Bulletin de lÕAssociation Europenne Franois Mauriac), 1, 1997, 10-11 138 - Ç Apprenons couter le silence de Dieu È, entretien avec Bertrand Rvillion, Panorama, mai 1997, p.27-30 ; et dans Croire ou ne pas croire, Bertrand Rvillion (d.), Paris, Bayard, 1998, p.97-108 139 - Ç Sylvie Germain : lÕinpuisable mmoire des images È, entretien avec Gilles Bertin, crire aujourdÕhui, mai 1998, p.36-38 140 - Ç Tobie dans lÕimaginaire de Sylvie Germain È, entretien avec Michel Paquot, Vers lÕavenir (Belgique), 31 aot 1998 141 - LÕActualit des religions, entretien avec Djenane Kareth Tager, n¡ 170-15, octobre 1998, p.54-57 142 - Ç Sylvie Germain, dites-nous lÕcritureÉ È, propos recueillis par Luc Crommelinck, Les Cahiers de Paraboles, n¡ 6, juillet 1999, p.19-20 143 - Ç Entretien avec Sylvie Germain È, avec Michle Magill, The French Review, t.73, n¡2, december 1999, p.334-339 144 - Ç Une rebelle en douce È, entretien avec Thierry Gandillot, LÕExpress, 10 octobre 2002, 145 - Ç Le Vent ne peut tre mis en cage È, intgrale des entretiens Noms de Dieux dÕEdmond Blattchen, Bruxelles, Alice ditions, 2002
650
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
146 - Ç Un quilibre prcaire. Sylvie Germain È, propos recueillis par Juliette Soulez le 12 dcembre 2002 147 - Ç chos du silence È, propos recueillis par Marie-Line Jacquet, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (d.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littraires, 2003, p.217-221 148 - Ç Spcialiste en rien È, entretien Rene Mourgues, LÕclair des Pyrnes, 6 janvier 2003 149 - Ç Que peut-on rver de plus beau ? Un sourire. Comme un blouissement du cÏur È, propos recueillis par Claude Raison, Vermeil, n¡ 232, fvrier 2003, p.11-13 150 - Ç La pense de Levinas mÕa ouvert des horizons immenses È, propos recueillis par Aliette Armel, Le Magazine littraire, n¡ 419, Dossier Ç Levinas et les crivains È, avril 2003, p.53-54 151 - Ç Sylvie Germain È, Dit de femmes. Entretiens dÕcrivaines franaises, Michle Magill et Katherine Stephenson (d.), Birmingham (Alabama), Summa Publications, Inc., t 2003, p.89-98 152 - Ç Rencontre avec Sylvie Germain. De lÕart dÕcrire È, propos recueillis par Jean-Claude Noy, Prier, n¡ 264, septembre 2004, p.6-9 153 - BRIAUD Anne, Interview avec Sylvie Germain propos de Chanson des mal-aimants, Portraits dÕauteurs, 7 novembre 2002 154 - Ç Entretien avec Sylvie Germain È, ralis par Marie-Hlne Boblet et Alain Schaffner, Roman 20-50, n¡ 39, Le Livre des Nuits, Nuit-dÕAmbre et clats de sel, de Sylvie Germain, Marie-Hlne Boblet et Alain Schaffner (d.), juin 2005, p.107-115 155 - Ç A lÕcoute dÕune rumeur intrieure È, propos recueillis par Michel Abescat et Fabienne Pascaud, Tlrama, 28 septembre 2005, p.50-52 156 - Ç Magnus È, entretien avec Pauline Feuilltre, Topo livres, Ç rentre littraire 2005 È, n¡ 18, septembre 2005, p. 40-43 157 - Ç Au service des motsÉ È, propos recueillis par Dorothy Glaiman, octobre 2005 158 - Y a-t-il une vie avant la mort ?, La mort, le deuil, la promesse : sens et enjeux du service funbre, Raphal Picon (dir.), Lyon, Olivetan, coll. difier et former, 2005, p.189-196 159 - Ç Sylvie Germain, la vie comme un palimpseste È, entretien ralis par Nathalie Colleville, Livre/change (CRL Basse-Normandie), n¡ 33, fvrier 2006, p.8
651
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
160 - Ç Le nombril bless du monde È, entretien avec Catherine Dupeyron, La Vie, n¡ 3163, 13 avril 2006, p.74 161 - Ç Rencontre. Sylvie Germain et le mystre lancinant du mal È, entretien avec Martine De Sauto, La Croix, 19-20 janvier 2008, p.6-7 162 - Ç Tu feras du shabbat un mmorial, un jour sacr È, La Croix, 30 juillet 2008, p.17-18 163 - Ç Questions Sylvie Germain È, LÕUnivers de Sylvie Germain, dir. Alain Goulet, Actes du colloque Ç Sylvie Germain È, 22-29 aot 2007, Cerisy, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.309-320 164 - Ç Les secrets du roman È, propos recueillis par Marine Landrot, Tlrama, n¡ 3110, 19 aot 2009, p.13 165 - GOULET Alain, GERMAIN Sylvie, Ç Mmoire et identit dans lÕÏuvre romanesque de Sylvie Germain È, Entretien du 3 mars 2006, Maison de la Recherche en Science Humaines, Universit de Caen, Littera (Ankara), Ç LÕÎuvre de Sylvie Germain È, n¡ 24, juin 2009, p. 131-142 166 - GOULET Alain, GERMAIN Sylvie, Ç Entretien avec Sylvie Germain È, Universit Galatasaray, "stanbul, 29 Avril 2009, Littera (Ankara), Ç LÕÎuvre de Sylvie Germain È, n¡ 24, juin 2009, p.153-158 167 - GOULET Alain, GERMAIN Sylvie, Ç Rencontre avec Sylvie Germain, anime par Daniel Martin È, Le Lieu Unique-Universit populaire de Nantes, 2 fvrier 2005 (extrait), Littera (Ankara), Ç LÕÎuvre de Sylvie Germain È, n¡ 24, juin 2009, p.127-128 168 - Ç Sylvie Germain, ma foi ne relve pas de lÕvidence È, propos recueillis par Christine Florence, Prier, n¡319, mars 2010 169 - Ç LÕcrivain en veil È, entretien avec Franois Thuillier, Tmoignage Chrtien, n¡3450, 23 juin 2011, p.5-7 170 - Ç De lÕincessant dialogue entre les vivants et les morts È, entretien avec Aliette Armel, Le Nouvel Observateur, 6 avril 2011, 171 - Ç Promenade en Ç germanie È, entretien ralis par Ccile Narjoux par change de courriels en 2009, La Langue de Sylvie Germain : "en mouvement dÕcriture ", Narjoux Ccile et Drrenmatt Jacques (dir.), Dijon, ditions Universitaires de Dijon, 2011, p.223-227 172 - Ç Questions Sylvie Germain È, Aline Mathire, Hermneutique et intertextualit bibliques dans lÕÏuvre romanesque de Sylvie Germain, thse de doctorat sous la direction dÕArlette Bouloumi, Universit dÕAngers, 2011 [dactyl.], p.328-330 missions radiophoniques 173 - mission Un livre, des voix de Claude Mourth, entretien de Catherine Lemire avec Sylvie Germain sur LÕEnfant Mduse, Radio France, France Culture, 12 mars 1991
652
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
174 - mission Lettres ouvertes de Roger Vrigny, entretien avec Sylvie Germain sur LÕEnfant Mduse, Radio France, France Culture, 3 avril 1991 175 - mission Un livre, des voix de Claude Mourth, entretien de Claude Lemire avec Sylvie Germain sur La Pleurante des rues de Prague, Radio France, France Culture, 2 mars 1992 176 - mission Panorama de Michel Bydlowski, sur La Pleurante des rues de Prague, Radio France, France Culture, 27 mai 1992 177 - ARPT mission La Voix Protestante de Robert Hostetter, sur Mourir un peu, www.protestanet.be, 8 janvier 2001 178 - mission Ë voix nue : Sylvie Germain, Ç Fcondits. Le corps dans tous ses tats. Le sentiment de la nature. Le silence du sacr. Vertiges de lÕcriture È, srie dÕentretiens proposs par Anice Clment, Radio France, France Culture, 27,28, 29, 30 et 31 janvier 2003 179 - Srie dÕentretiens de Vaclav Richter avec Sylvie Germain, Ç Les retours de Sylvie Germain È, Ç On ne peut rduire le roman lÕart de raconter une histoire È, Ç Mon imaginaire sÕest nourri de Prague et de la Bohme È, Ç LÕhiver Petrkov È, Radio Prague, 4 mai, 14 mai, 21 mai 2005, 23 dcembre 2006, 180 - mission Noctiluque, entretien de Brigitte Kernel avec Sylvie Germain, Radio France, France Culture, 26 septembre 2005 181 - mission For Intrieur dÕOlivier Germain-Thomas, avec Sylvie Germain pour la sortie de Magnus, Radio France, Culture France, 3 juillet 2005, rediffuse le 6 aot 2006 182 - Fiction : Blanchot vivant, mission propose et prsente par Didier Cahen, ralisation Franois Caunac, enregistre le 22 septembre 2007 au PetitPalais, Radio France, France Culture, 23 mars 2008. Ë lÕoccasion du centenaire de la naissance de lÕcrivain, neuf auteurs lisent Ç leur È Blanchot. Avec le concours de Marcel Cohen, Michel Deguy, Jacques Dupin, Sylvie Germain, Patrick Kchichian, Anne Parian, Gilles Quinsat, Esther Tellermann, Alain Veinstein. 183 - Adaptation radiophonique de La Pleurante des rues de Prague, 30 aot 2008 184 - mission Tout arrive par Arnaud Laporte. Invite Sylvie Germain, Radio France, France Culture, 9 septembre 2008 185 - mission a rime quoi ? Par Sophie Nauleau propos de LÕInaperu, Radio France, France Culture, 21 dcembre 2008 186 - mission Du jour au lendemain par Alain Veinstein, pour Hors champ, Radio France, France Culture, 14 septembre 2009 187 - Entretien avec Xavier Houssin, critique littraire au Monde et France Culture, 1h38mn, 1er mars 2010,
653
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
188 - mission Hors-Champs par Laure Adler, Invite Sylvie Germain, Radio France, France Culture, 27 mai 2010 189 - Voyage en Transsibrien de Sylvie Germain, srie de 5 missions de 53mn, par Cdric Aussir, Radio France, France Culture, du 9 au 13 aot 2010 http://www.franceculture.fr/e!ission-voyage-en-transsiberien-sylvie-germainvariations-siberiennes 15-2010-08-09.html 25-2010-08-10.html 35-2010-08-11.html 45-2010-08-12.html 55-2010-08-13.html 190 - mission For Intrieur par Olivier Germain-Thomas, Invite Sylvie Germain, Radio France, France Culture, 21 janvier 2011 191 - mission Le Rendez-vous de Laurent Goumarre. Invite Sylvie Germain pour son livre Le monde sans vous, Radio France, France Culture, 29 avril 2011 192 - mission Jeux dÕpreuves de Joseph Mac-Scaron. Critique du livre Le monde sans vous, Radio France, France Culture, 14 mai 2011 193 - mission Littrature sans Frontire, Ç Sylvie Germain, Le monde sans vous È, prsente par Catherine Fruchon-Toussaint, Radio France, RFI, 29 octobre 2011 194 - mission Ë livres ouverts, prsente par Corine Labasse, Marie-Madeleine de Montard, Monique Avet, Marie-Bernarde Vandame, Ç Prsentation du livre Quatre actes de prsence È, RCF 74, 25 mn, 6 dcembre 2011 195 - mission Le Journal de la philosophie par Franois Noudelmann. Entretien avec Sylvie Germain pour Rendez-vous nomades, Radio France, France Culture, 16 janvier 2012 196 - mission Du jour au lendemain par Alain Veinstein, pour Rendez-vous nomades, Radio France, France Culture, 14 fvrier 2012 197 - mission Les liaisons heureuses, Ç Voyage littraire dans le transsibrien È, prsente par Colombe Schneck, Radio France, France Inter, 4 fvrier 2012 198 - mission Visages, prsent par Thierry Lyonnet, invite Sylvie Germain, RCF National, 55mn, 16 mars 2012 199 - La Nuit rve de ... Sylvie Germain, par Genevive Huttin, Radio France, France Culture, 6 mai 2012 200 - mission Halte spirituelle, Ç Une foi nue et lucide È, prsente par Vronique Alzieu et Batrice Soltner, Invite, Sylvie Germain, srie de cinq missions de 12 mn, RCF National, 55 mn, 28, 29, 30, 31 mai et 1er juin 2012 missions tlvisuelles/vidos 201 - Un jour, un livre, mission n¡1130 Ç clats de sel de Sylvie Germain È, prsentation Olivier Barrot, prod. Olivier Barrot, ral. Michel Bastian, France 3, 01min45s, 26 mars 1996
654
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
202 - Un jour, un livre, mission n¡2706 Ç Chanson des mal-aimants de Sylvie Germain È, prsentation Olivier Barrot, interprte Servane Ducorps, prod. Olivier Barrot, ral. Michael Midoun, France 3, 01min48s, 18 octobre 2002 203 - Un jour, un livre, mission n¡3393, Ç Magnus de Sylvie Germain È, prsentation Olivier Barrot, participant Sylvie Germain, ral. Charles Dubois, prod. Sandrine Treiner et Olivier Barrot, France 3, 2mn59, 31 octobre 2005 204 - Ç Inspirations sacrilges È, Rencontres Bibliothque publique dÕinformation Centre Pompidou, Sylvie Germain, Littrature contemporaine et sacre (5/10), Traces du sacr, Paris, 7 mai-11 aot 2008, 205 - LÕEsprit des Lettres, prsentation Jean-Marie Gunois, invits : Sylvie Germain pour Rendez-vous nomades et cardinal Andr Vingt-Trois et FranzOlivier Giesbert, dure 90mn, Ktotv, 27 janvier 2012 206 - Ç Interview de Sylvie Germain pour Rendez-vous nomades È par Philippe Chauveau, Web TV Culture, 10mn40s, 15 mars 2012 Films 207 - Sylvie Germain, film ralis par Loc Jourdain, Paris, MAE, Ministre de la Culture et de la Communication, La Cinquime, MK2 TV, coll. crivains, Histoires dÕcrivains, 13 mn, 2000 208 - crire, publier, lire, vido VHS, ralisation Philippe Richard avec Sylvie Ducas-Spaes et Yves Stalloni, avec la participation de Sylvie Germain, Annie Ernaux, Charles Juliet, CNED, Institut de Rennes, 28 mn, juin 2002 209 - LÕAbbaye de Cluny, film de Loc Jourdain, texte de Sylvie Germain, ditions Montparnasse, 2002 210 - Sylvie Germain, entretien avec Edmond Blattchen, mission Noms de dieux du 11 janvier 2002, Radio Tlvision belge. Disponible la Mdiathque de la Communaut franaise de Belgique, rf. TF 5688 CD 211 - Les Personnages, lu par Sylvie Germain, Paris, ditions des femmes, 2006 212 - Les chos du silence, extraits lus sur la musique dÕAstor Piazzolla, Compagnie de la Marelle, Chesnaux-sur-Lausanne, Suisse, Gallo diteur
655
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
2 Ð OUVRAGES ET ARTICLES CRITIQUES SUR LÕÎUVRE DE SYLVIE GERMAIN Livres 213 - BOBLET Marie-Hlne et Alain SCHAFFNER (dir.), Ç Le Livre des Nuits, Nuit-dÕAmbre et clats de sel de Sylvie Germain È, Actes de la journe dÕtudes Ç Sylvie Germain : pique, mythique, romanesque È, Universit Paris Sorbonne, 31 janvier 2004, Roman 20-50, n¡ 39, juin 2005 214 - BOBLET Marie-Hlne, Terres promises. merveillement et rcit au XXe sicle (Alain-Fournier, Breton, Dhtel, Gracq, Germain), Paris, Jos Corti, coll. Les Essais, 2011 214' - CROMMELINCK Luc, Traces de visages. Lecture dÕEmmanuel Levinas et de Sylvie Germain, Malonne, Feuilles Familiales, 2005 215 - DOTAN Isabelle, Les Clairs-obscurs de la douleur. Regards sur lÕÏuvre de Sylvie Germain, Namur, Les ditions namuroises, 2009 216 - DOTAN Isabelle, Jacqueline MICHEL (d.), Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque : Ç Sylvie Germain et son Ïuvre È, Universit de Hafa, mars 2006, Bucarest, EST Ð Samuel Tastet diteur, 2006 217 - GALLI PELLEGRINI Rosa (dir.), Trois tudes sur le roman de lÕextrme contemporain : Marie Ndiaye, Sylvie Germain, Michel Chaillou, Paris, Presses de lÕUniversit de Paris Sorbonne, 2004 218 - GARFITT Toby, Sylvie Germain, Rose des vents et de lÕailleurs, Paris, LÕHarmattan, 2003 219 - GOULET Alain, Sylvie Germain : Îuvre romanesque. Un monde de cryptes et de fantmes, Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques Littraires, 2006 (dir.), LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aot 2007 avec la participation de Sylvie Germain), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008 220 - KOOPMAN-THURLINGS Mariska, Sylvie Germain. La Hantise du mal, Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques Littraires, 2007 (dir.), Sylvie Germain. Regards croiss sur Immensits, Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques Littraires, 2008 (dir.), Sylvie Germain. Les essais Ð un espace transgnrique, Amsterdam Ð New York, ditions Rodopi, CRIN, t. 56, 2011 221 - NARJOUX Ccile, DRRENMATT Jacques (dir.), La Langue de Sylvie Germain, " En mouvement dÕcriture ", Dijon, ditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011 222 - ROGER Clment, Sylvie Germain, prface de Roger Grenier, Conseil Gnral de Seine Saint Denis, coll. crivains en Seine Saint Denis, 1994
656
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
223 - ROUSSOS Katherine, Dcoloniser lÕimaginaire. Du ralisme magique chez Maryse Cond, Sylvie Germain et Marie Ndiaye, Paris, LÕHarmattan, coll. Bibliothque du fminisme, 2007 224 - STEFKOVIC Milne, Ç Traces et rverbrations È, de la pense de Georges Bernanos dans les romans de Sylvie Germain, (Participation au colloque Ç Bernanos aujourdÕhui È lÕInstitut Catholique de Paris le jeudi 13 novembre 2008), paratre dans la revue Roman 20-50 225 - THOIZET velyne (d.), Ç Sylvie Germain, clats dÕenfance È, Actes du colloque : Ç LÕEnfant dans lÕÏuvre romanesque de Sylvie Germain È, Universit dÕArtois, 26-27 mai 2005, Arras, Cahiers Robinson, n¡ 20, 2006 226 - TRAISNEL Florence, Ç De lÕhritier au rpondant È, Lacunes et silences de la transmission, Anne Martine Parent et Karin Schwerdtner (dir.) temps 0, N¡ 5, 2012 Thses 227 - ARIAS Jeanine, Ethical (In) difference in self and text in Gracq, Ben Jelloun and Germain, Thse, University of Florida, 1998 228 - BONORD Aude, Le Saint et lÕcrivain. Variations de lÕhagiographie dans la littrature non confessionnelle au XXe sicle (Blaise Cendrars, Joseph Delteil, Andr Gide, Christian Bobin, Sylvie Germain, Claude Louis-Combet), dir. Henriette Levillain, Universit Paris-Sorbonne, 2009 229 - CRUSE Philippine, Pour une criture trans-moderne. Parallle entre littrature franaise et arts plastiques, (Sylvie Germain, Pascal Quignard, Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint), dir. Jean-Yves Tadi, Universit ParisSorbonne, 2008 230 - DOTAN Isabelle, Deux critures de la douleur dans le roman Contemporain : Sylvie Germain et Jean-Claude Pirotte, thse de doctorat, Universit de Hafa, Isral, dir. Robert Elbaz et Jacqueline Michel, 2007 231 - GHITEANU Serenela, La Grce et la chute dans lÕÏuvre romanesque de Sylvie Germain, thse de doctorat, dir. Marie-Anne Mac, Universit de Bretagne-Sud, 2009 232 - LANOT-LEMOINE Bndicte, LÕUnivers romanesque de Sylvie Germain : lÕimaginaire thique, thse de doctorat, dir. Alain Goulet, Caen, Universit de Caen, 14 dcembre 2001 [dactyl.] 233 - LEYS-BOTELA Stphanie, Les Mythes et lÕobsession du mal dans lÕÏuvre de Sylvie Germain, thse de doctorat de lÕUniversit de Clermont-Ferrand, dir. Robert Pickering, 2004 234 - MATHIéRE Aline, Hermneutique et intertextualit bibliques dans lÕÏuvre romanesque de Sylvie Germain, thse de doctorat, dir. Arlette Bouloumi, Universit dÕAngers, 2011 [dactyl. 330p.] 235 - MORIS-STEFKOVIC Milne, Vision et posie dans lÕÏuvre romanesque de Sylvie Germain, thse de doctorat, dir. Monique Gosselin-Noat, Universit Paris X-Nanterre, soutenue le 6 mars 2008 [dactyl. 520 p.] Ë paratre aux ditions Honor Champion
657
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
236 - ROUSSOS Katherine, Le Ralisme magique en qute de libert chez des romancires contemporaines : Maryse Cond, Marie Ndiaye, Sylvie Germain, thse de doctorat de lettres modernes, Montpellier, Universit Paul Valery, 2005 237 - SHAIR Deborah Lucile, Magical Realism and the Power of Creation in the Novels of Sylvie Germain : A Reading, Washington University, 2000 238 - TAUTZ Mirjam, Transfert du roman franais contemporain. Jean Echenoz, Philippe Djian et Sylvie Germain en Allemagne (1996-2004), dir. Yves Chevrel, Universit Paris-Sorbonne, 2006 239 - VACHE Bogdan, Sylvie Germain : LÕcriture de lÕattente, dir. Sylviane Coyault et Rodica Pop (Universit de Babes-Bolyai), Universit Blaise Pascal de Clermont-Ferrand, 2011 240 - VYHNANKOVA Vera, LÕInspiration tchque dans lÕÏuvre de Sylvie Germain, Mmoire de diplme, Jiri Sramech (dir.), Masarykova Univerzita v Brne, Brno, 2006 : is.muni.cz/th/53114/ff_m/L_inspiration_tchque_dans_l_oeuvre_de_Sylvie_Germ ain.doc Articles et chapitres dÕouvrages 241 - AMAR Ruth, Ç Le sel comme mtaphore de lÕcriture dans clats de sel È, Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque de lÕuniversit de Hafa, 20-21 mars 2006, Jacqueline Michel et Isabelle Dotan (d.), Bucarest, EST Samuel Tastet diteur, 2006, p.121-128 242 - ARMEL Aliette, Ç Germain Sylvie È, Encyclopaedia universalis Supplment t.1, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1999, p. 457-458 Ç Sylvie Germain, une Ïuvre mystique È, Le Magazine Littraire, Ç La Bible, le livre des crivains È, n¡ 448, dcembre 2005, p.41 Ç Rfrents bibliques dans lÕÏuvre de Sylvie Germain. Le silence, lÕange et le vent È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aot 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.89-98 243 - BACHOLLE Michle, ZUPANCIC Metka, Ç LÕEnfant Mduse de Sylvie Germain ou Eurydice entre deux clipses È, Religiologiques, n¡15, Orphe et Eurydice : mythes en mutations, printemps 1997, p.139-149, 244 - BADR Sabine, Ç LÕpiphanie ou lÕenvers du masque : la qute du visage dans La Pleurante des rues de Prague et clats de sel È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (d.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littraires, 2003, p.109-117 245 - BEAUDE Pierre-Marie, Ç Exercice de lecture È, Sylvie Germain. Les essais Ð un espace transgnrique, tudes runies par Mariska Koopman-Thurlings, Amsterdam Ð New York, ditions Rodopi, CRIN, t. 56, 2011, p. 75-82 246 - BEGUE Sylvain, Ç Le Livre des Nuits de Sylvie Germain. Rle du double et thme dÕinitiation dans lÕÏuvre. Diffrentes tentatives dÕadaptation la mort È, Recherches sur lÕimaginaire, t. XX, 1990, p.13-25
658
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
247 - BERTHET Jocelyne, Ç Immensits : Pour une mtaphysique du dchet chez Sylvie Germain È, Iris, n¡ 19, 2000, Ç LÕImaginaire des dchets È, Centre de Recherche sur lÕimaginaire, Universit de Grenoble III, p.93-102 248 - BISHOP Michal, Ç Modes de consciences : Germain, Ndiaye et Sallenave È, Dominique Viart, Jan Baetens (textes runis par), critures contemporaines. 2. tat du roman contemporain. Actes du colloque de Calaceite, Fondation Noesis (6-13 juillet 1996), Ç La Revue des lettres modernes È, ParisCaen, Minard, 1999, p.99-114 249 - BLANCKEMAN, Bruno, Ç Sylvie Germain : Le Livre des livres È, Lendemains (revue allemande de littrature franaise), Ç Der zeitgenssische franzsische Roman È, Dominique Viart (d.), n¡ 107-108, 2003, p.86-96 Ç Sylvie Germain, parcours dÕune Ïuvre È, Roman 20-50, n¡ 39, Le Livre des Nuits, Nuit-dÕAmbre et clats de sel, de Sylvie Germain, Marie-Hlne Boblet et Alain Schaffner (d.), juin 2005, p.7-14 Ç LÕEnfance absolue È, Cahiers Robinson, n¡20, Ç Sylvie Germain, clats dÕenfance È, velyne Thoizet (d.), Arras, 2006, p.7-13 Ç Ë ct de/aux cts de : Sylvie Germain, une singularit situe È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aot 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.19-28 Ç Sylvie Germain essayiste : quand la pense dambule È, Sylvie Germain. Les essais Ð un espace transgnrique, tudes runies par Mariska Koopman-Thurlings, Amsterdam Ð New York, ditions Rodopi, CRIN t. 56, 2011, p. 15-24 250 - BOBLET Marie-Hlne, Ç From Epic Writing to Prophetic Speech. Le Livre des Nuits and NuitdÕAmbre È / Ç De lÕcriture pique la parole prophtique : Le Livre des Nuits et Nuit-dÕAmbre È, LÕEsprit crateur, Ç critures fminines de la guerre È, Montral, t 2000, t. XL, n¡ 2, p.86-96 Ç Comment dire la chair du monde ? Toucher, voir et savoir dans les Nuits de Sylvie Germain È, Colloque Littrature et phnomnologie, Lille III, mai 2002 Ç Chronique dÕune disparition annonce : LÕOccupation des sols Ð Opra muet È, Roman 20-50, n¡ 38, Jean Echenoz, 2004, p.45-56 Ç La convocation de lÕenfance dans les romans de Sylvie Germain È, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, clats dÕenfance È, velyne Thoizet (d.), 2006, p.15-22 Ç Les aventures de la merveille du post-symbolisme au post-modernisme : le ralisme magique de Sylvie Germain È, Colloque Le Roman romanesque, Universit de Lille 3, 8 et 9 juin 2006, Yves Baudelle (dir.) Ç LÕimmensit en notre finitude : histoire et humanit È, Sylvie Germain. Regards croiss sur Immensits, Mariska Koopman-Thurlings (dir.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques Littraires, 2008, p.35-45
659
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ç Implication thique et politique, dÕImmensits Magnus È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aot 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.55-68 Ç LÕHolocauste dans les romans de Sylvie Germain : allusions, hallucinations, mditations È, LÕEsprit crateur, Ç Vichy 2010 È, n¡4, Hiver 2010 Ç loge de la caresse : Lire aux clats lÕÏuvre de Sylvie Germain È, Sylvie Germain. Les essais Ð un espace transgnrique, tudes runies par Mariska Koopman-Thurlings, Amsterdam Ð New York, ditions Rodopi, CRIN t. 56, 2011, p. 83-96 251 - BONAZZI Mathilde, Ç La reprsentation du style de Sylvie Germain dans la critique littraire ou le style inaperu È, La Langue de Sylvie Germain, " En mouvement dÕcriture ", Ccile Narjoux et Jacques Drrenmatt (dir.), Dijon, ditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.195-212 252 - BONTE Michel, Ç La nuit, de Mauriac Sylvie Germain : de La Fin de la nuit, au Livre des Nuits et Tobie des marais È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (d.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littraires, 2003, p.41-51 253 - BRICCO lisa, Ç La dynamique des avant-textes dans Le Livre des Nuits et LÕEnfant Mduse de Sylvie Germain È, Rosa Galli Pellegrini (d), Stratgies narratives 2, le roman contemporain, d. Rosa Galli Pellegrini, Bari-Paris, Schena-Presses de lÕuniversit de Paris-Sorbonne, 2003, p.143-165 Ç Les jeux paratextuels È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (d.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littraires, 2003, p.163-179 Ç Sylvie Germain, romancire des destins perdus et retrouvs È, Trois tudes sur le roman de lÕextrme contemporain, Marie Ndiaye, Sylvie Germain, Michel Chaillou, Rosa Galli Pellegrini (d.), Bari-Paris, Schena (Biblioteca della ricerca Cultura Straniera, 130), Presses de lÕUniversit de Paris-Sorbonne, 2004, p.51-120 Ç Marginales et solitaires dans les romans de Sylvie Germain, Dominique Mainard, Marie Ndiaye et Marie Redonnet È, LÕEmpreinte du social dans le roman depuis 1980, Michel Collomb (d.), Montpellier, Universit Montpellier III, Centre dÕtude du XXe sicle, 2005, p.259-269 Ç LÕart comme dclencheur de fiction chez : Sylvie Germain, Pierre Michon, Pascal Quignard È, Art et littrature : regards sur les auteurs contemporains, textes runis par Fabiani Daniela et Herly Claude, Paris, LÕHarmattan, 2006, p.155-168 [Actes du colloque international LÕart dans la littrature contemporaine, Rome, 31 mars-2 avril 2005] Ç Le dbut et la fin : volution dÕune relation textuelle dans le roman contemporain ? È, Actes du Colloque Ç Le dbut et la fin. Une relation critique È, organis Toulouse Le Mirail, avril 2005, dir. Andrea Del Lungo, Ç Sylvie Germain, Pierre Michon, Pascal Quignard : lÕart comme dclencheur de la fiction È, Art et littrature. Regards sur les auteurs
660
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
contemporains, Daniela Fabiani et Claude Herly (d.), Paris, LÕHarmattan, 2006, p.155-168 Ç clats de sel de Sylvie Germain : un roman mosaque È, Publifarum, dossier Ç Femmes de paroles, paroles de femmes. Hommage Giorgio de Piaggi È, n¡3, 2006 Ç Patience et songe de lumire de Sylvie Germain : entre essai et posie È, Sylvie Germain. Les essais Ð un espace transgnrique, tudes runies par Mariska Koopman-Thurlings, Amsterdam Ð New York, ditions Rodopi, CRIN, t. 56, 2011, p. 123-136 254 - CAHN Pierre, Ç La saisie du temps dans lÕÏuvre de Sylvie Germain. Les formes en Ðant È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 2229 aot 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.147-152 255 - CLRIER Patricia-Pia, Ç Nuit dÕAmbre È, French Review, n¡ 63, 1989, p.205-206 256 - CHAREYRON Hlne, Ç Voyages aux pays des pres È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aot 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.211-222 257 - CLANCIER Anne, WOLF-FDIDA Mareike et LEHALLE Batrice, Ç Ouvertures et rsonnances psychanalytiques actuelles de lÕÏuvre de Sylvie Germain È (table ronde anime par Alain Goulet), LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aot 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.287-308 258 - CRETON Laurence, Ç " Du mal dÕaimer dans le dsert " ou les Cphalophores, disciples modernes dÕOrphe dans lÕÏuvre de Sylvie Germain È, Roman 20-50, n¡ 39, Le Livre des nuits, Nuit-dÕAmbre et clats de sel, de Sylvie Germain, Marie-Hlne Boblet et Alain Schaffner (d.), juin 2005, p.25-37 259 - DE LE COURT Isabelle, Ç Sylvie Germain et la peinture. visuelle, vocation et imaginaire È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aot 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.99-117 260 - DEMANZE Laurent, Ç Le diptyque effeuill È, Roman 20-50, n¡ 39, Le Livre des Nuits, NuitdÕAmbre et clats de sel, de Sylvie Germain, Marie-Hlne Boblet et Alain Schaffner (d.), juin 2005, p.63-72 Ç La chambre enclose dans le miroir : mlancolie de lÕenfance È, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, clats dÕenfance È, velyne Thoizet (d.), 2006, p.45-53 Ç Sylvie Germain, biographe de la voix È, Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque de lÕuniversit de Hafa, 20-21 mars 2006, Jacqueline Michel et Isabelle Dotan (d.), Bucarest, EST Samuel Tastet diteur, 2006, p.79-87 Ç Les trois coffrets È, Sylvie Germain. Regards croiss sur Immensits, Mariska Koopman-Thurlings (dir.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques Littraires, 2008, p.47-60
661
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ç Sylvie Germain : les plis du baroque È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aot 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.185-196 Ç Pour une potique de la mmoire. Discussion È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aot 2007), Alain Goulet (dir.), avec la participation de Sylvie Germain, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.236-237 261 - DOTAN Isabelle, Ç Narrer la douleur : La Pleurante des rues de Prague È, Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque de lÕuniversit de Hafa, 20-21 mars 2006, Jacqueline Michel et Isabelle Dotan (d.), Bucarest, EST Samuel Tastet diteur, 2006, p.141-146 Ç Du vide au Vide. Une rvision de la pense existentialiste È, Sylvie Germain. Regards croiss sur Immensits, Mariska Koopman-Thurlings (dir.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques Littraires, 2008, p.161-174 Ç Les chappes tragiques de la douleur È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aot 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.263-272 262 - DOTTIN Hlne, Ç Des critures lÕcriture : lÕun des tranges chemins menant la connaissance È, Roman 20-50, n¡ 39, Le Livre des Nuits, NuitdÕAmbre et clats de sel, de Sylvie Germain, Marie-Hlne Boblet et Alain Schaffner (d.), juin 2005, p.97-105 263 - DUCAS Sylvie, Ç "Mmoire mendiante" et "magie de lÕencre" : lÕcriture au seuil du mythe dans clats de sel È, Roman 20-50, n¡39, Le Livre des Nuits, Nuit-dÕAmbre et clats de sel, de Sylvie Germain, Marie-Hlne Boblet et Alain Schaffner (d.), juin 2005, p.85-96 Ç Enfance, deuil et construction identitaire È, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, clats dÕenfance È, velyne Thoizet (d.), 2006, p.55-66 Ç "Prose pensive" et pense nomade : se dire sans parler de soi È, Sylvie Germain. Les essais Ð un espace transgnrique, tudes runies par Mariska Koopman-Thurlings, Amsterdam Ð New York, ditions Rodopi, CRIN, t. 56, 2011, p. 25-44 264 - ERTEM Cengiz, Ç De lÕÎdipe dÕAndr Gide au Magnus de Sylvie Germain È, Littera (Ankara), Ç LÕÎuvre de Sylvie Germain È, n¡ 24, juin 2009, p.69-74 265 - FABIANI Daniela, Ç LÕcrivain et ses doubles dans Immensits È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (d.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littraires, 2003, p.149-162 266 - FISHER Claudine Gugan, Ç Sylvie Germain, la faiseuse de mythes È, Revue Francophone de Louisiane, VII, partie 2, 1993, p.131-143 267 - FORTIN Jutta, Ç Entre petitesse et immensit : fragmentations et dtails poignants È, Sylvie Germain. Regards croiss sur Immensits, Mariska Koopman-Thurlings (dir.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques Littraires, 2008, p.61-78
662
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
268 - FUKS Paul, Ç Le rve-veill de Tobie È, Imaginaire & Inconscient, n¡ 11, 2003/3, p.93-105 269 - GARFITT Toby, Ç Pour dchiffrer le monde È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (d.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littraires, 2003, p.203-214 Ç Les cholalies de Sylvie Germain È, Sylvie Germain. Regards croiss sur Immensits, Mariska Koopman-Thurlings (dir.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques Littraires, 2008, p.97-106 Ç Sylvie Germain et Emmanuel Levinas È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aot 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.79-88 Ç Les figures de lÕcho dans lÕÏuvre de Sylvie Germain È, La Langue de Sylvie Germain, " En mouvement dÕcriture " È, Ccile Narjoux et Jacques Drrenmatt (dir.), Dijon, ditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.101-112 Ç Traire les biques : de lÕessai comme traite È, Sylvie Germain. Les essais Ð un espace transgnrique, tudes runies par Mariska Koopman-Thurlings, Amsterdam Ð New York, ditions Rodopi, CRIN, t. 56, 2011, p. 97-106 270 - GASPARI Sverine, Ç Le Livre des Nuits, Nuit-dÕAmbre : des Corps enchants aux Corps chants È, Roman 20-50, n¡ 39, Le Livre des Nuits, NuitdÕAmbre et clats de sel, de Sylvie Germain, Marie-Hlne Boblet et Alain Schaffner (d.), juin 2005, p.51-61 271 - GEAT Marina, Ç Memoria trauma e metamorfosi : LÕEnfant Mduse di Sylvie Germain È, Quaderni del Dipartimento di Scienze della Communicazione, Universit di Salerno, Roma, Carocci, 2000 272 - GHITEANU Serenela, Ç Travail du deuil dans LÕInaperu de Sylvie Germain È, Buletinul, Universitati Petrol Ð Gaze di Ploiesti, Philology Series, 61, 1, 2009 273 - GODARD Roger, Ç Sylvie Germain, Chanson des mal-aimants È, Itinraires du roman contemporain, Paris, Armand Colin, 2006, p.11-40 274 - GOULET Alain, Ç Des rinyes au sourire maternel dans Le Livre des Nuits È, Roman 20-50, n¡ 39, Le Livre des Nuits, Nuit-dÕAmbre et clats de sel, de Sylvie Germain, Marie-Hlne Boblet et Alain Schaffner (d.), juin 2005, p.39-49 Ç LÕEnfant Mduse, plonge au pays de lÕenfance È, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, clats dÕenfance È, velyne Thoizet (d.), 2006, p.163-174 Ç Sylvie Germain et son Ïuvre È, Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque de lÕuniversit de Hafa, 20-21 mars 2006, Jacqueline Michel et Isabelle Dotan (d.), Bucarest, EST Samuel Tastet diteur, 2006, p.13-16 Ç Magnus : conte, roman dÕapprentissage, fable È, Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque de lÕuniversit de Hafa, 20-21 mars 2006, Jacqueline Michel et Isabelle Dotan (d.), Bucarest, EST Samuel Tastet diteur, 2006, p.89-100
663
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ç Introduction È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aot 2007), Alain Goulet (dir.), avec la participation de Sylvie Germain, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.9-16 Ç Cryptes et fantmes : la source des fictions de Sylvie Germain. Discussion È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 2229 aot 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.241-256 Ç Les Nuits de Sylvie Germain et le pari de Pascal È, Narratives of French Modernity : Themes, Forms and Metamorphoses. Essays in honour of David Gascoigne, Lorna Milne et Mary Orr (d.), Bern, Peter Lang Ç LÕÎuvre de Sylvie Germain, une nourriture pour notre temps È, LÕcole des Lettres II, 2008 Ç Sylvie Germain romancire : notre contemporaine capitale ? È, Mmoires de lÕAcadmie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Caen, XLIV, 2008, p. 69- 81 Ç LÕÎuvre de Sylvie Germain È, Littera (Ankara), Ç LÕÎuvre de Sylvie Germain È, n¡ 24, juin 2009, p.19-32 Ç Sylvie Germain : mystres et bances de la vie psychiques È, Elseneur n¡25 Ç Reprsenter la vie psychique È, Presses Universitaires de Caen, 2010, p.223-238 275 - GOUSSARD Jean-Baptiste, Ç LÕesthtique du fragment dans la potique de Magnus È, La Langue de Sylvie Germain, " En mouvement dÕcriture " , Ccile Narjoux et Jacques Drrenmatt (dir.), Dijon, ditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.127-144 276 - GRANDJEAN Monique, Ç Des racines et des ailes : Sylvie Germain et Etty Hillesum È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (d.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littraires, 2003, p.75- 86 277 - GROSBOIS Delphine, Ç Le Mythe de Mduse dans lÕÏuvre de Sylvie Germain : LÕEnfant Mduse È, Recherches sur lÕimaginaire, Angers, Presses de lÕUniversit dÕAngers, 2002, n¡ 28, p.187-199 278 - GUGELOT Frdric, Ç Le bgaiement du Pre Delombre. La figure du prtre dans la littrature franaise aujourdÕhui È, La Croix et la bannire. LÕcrivain catholique en francophonie (XVIIe-XXIe sicles), Alain Dierkens et al., Bruxelles, ditions de lÕUniversit de Bruxelles, coll. Problmes dÕhistoire des religions, tome XVII, 2007, p.183-190 279 - HELM Yolande, Ç GermainÕs clats de sel È, The French Review, t. 71, 1997-1998, p.136-167 280 - HENKY Danile, Ç LÕEncre du poulpe de Sylvie Germain, ou la rcriture du reniement de Pierre È, Religiologiques, 26, printemps 2003, p.35-51 281 - HERLY Claude, Ç Vermeer, Sylvie Germain et la lumire È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (d.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littraires, 2003, p.53-59
664
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
282 - "LDEM Arzu, Ç Le Livre des Nuits : un roman, un texte È, Littera (Ankara), Ç LÕÎuvre de Sylvie Germain È, n¡ 24, juin 2009, p. 47-54 283 - JOLLIN-BERTOCCHI Sophie, Ç La phrase de Sylvie Germain dans Le Livre des Nuits : entre rcit et posie È, La Langue de Sylvie Germain, " En mouvement dÕcriture ", Ccile Narjoux et Jacques Drrenmatt (dir.), Dijon, ditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.85-100 284 - KOOPMAN-THURLINGS Mariska, Ç Le sacr en morceaux : de Nirvana Sylvie Germain È, Religiogiques, 26, printemps 2003, p.67-78 Ç Immensits de Sylvie Germain : lÕvolution spirituelle de Prokop Poupa et la pense de Levinas È, in Sjef Houppermans (d), Territoires et terres dÕhistoires Perspectives, horizons, jardins secrets dans la littrature franaise dÕaujourdÕhui, Amsterdam, Rodopi, 2005, p.103-121 Ç La qute de la mre È, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, clats dÕenfance È, velyne Thoizet (d.), 2006, p.23-32 Ç Dire lÕindicible : Sylvie Germain et la question juive È, Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque de lÕuniversit de Hafa, 20-21 mars 2006, Jacqueline Michel et Isabelle Dotan (d.), Bucarest, Samuel Tastet Est diteur, 2006, p.101-109 Ç La vertu du bricolage dans Tobie des Marais de Sylvie Germain È, Bricoler la mmoire, Ria van den Brandt et Mariska Koopman-Thurlings (d), Paris, d. du Cerf, 2007, p.197-208 Ç LÕespace magique de Sylvie Germain dans Jours de colre È, Potiques de lÕespace dans les Ïuvres fantastiques et de sciences fiction, Franoise Dupeyron-Lafay et Arnaud Huftier (d.), Paris, Michel Houdiard diteur, 2007, p.188-200 Ç Temps et mmoire È, Sylvie Germain. Regards croiss sur Immensits, Mariska Koopman-Thurlings (dir.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques Littraires, 2008, p.175-189 Ç Du pre, du frre et du Saint-Esprit ( propos de Sylvie Germain) È, Relations familiales dans les littratures franaise et francophone des XXe et XXIe sicles. La Figure du pre, Murielle Lucie Clment et Sabine van Wesemael (d.), Paris, LÕHarmattan, 2008, p.237-244 Ç Pour une potique de la mmoire È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aot 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.223-240 Ç Figures de rptitions dans Jours de colre È, La Langue de Sylvie Germain, "En mouvement dÕcriture ", Ccile Narjoux et Jacques Drrenmatt (dir.), Dijon, ditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.53-64 Ç Essai-fiction, fiction-essai È, Sylvie Germain. Les essais Ð un espace transgnrique, tudes runies par Mariska Koopman-Thurlings, Amsterdam Ð New York, ditions Rodopi, CRIN, t. 56, 2011, p. 59-74
665
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
285 - KWASCHIN Jolle, Ç Noires clarts de Sylvie Germain È, La Revue Nouvelle, Bruxelles, XCV, 1, 1992, p.92-97 286 - LAMBERT Jrmy, Ç L'espace labyrinthique dans Magnus : De lÕerrance physique lÕitinraire spirituel È, Littera (Ankara), Ç LÕÎuvre de Sylvie Germain È, n¡ 24, juin 2009, p. 75-88 287 - LANOT Bndicte, Ç Le dire de Sylvie Germain : de la traverse de la mmoire une criture potique romanesque È, Elseneur, n¡ 9, Le Sujet de lÕcriture, Caen, Presses Universitaires de Caen, 1994, p.59-95 Ç Images, mythmes et merveilleux chrtien dans lÕÏuvre de Sylvie Germain È, Roman 20-50, n¡ 39, Le Livre des Nuits, Nuit-dÕAmbre et clats de sel, de Sylvie Germain, Marie-Hlne Boblet et Alain Schaffner (d.), juin 2005, p.15-23 Ç Le complexe dÕIsaac È, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, clats dÕenfance È, velyne Thoizet (d.), 2006, p.33-44 Ç chos du silence È, Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque de lÕuniversit de Hafa, 20-21 mars 2006, Jacqueline Michel et Isabelle Dotan (d.), Bucarest, Samuel Tastet Est diteur, 2006, p.65-75 Ç criture des critures. Les motifs bibliques dans lÕÏuvre de Sylvie Germain È, Esprit et Vie, n¡181, novembre 2007, p.1-9 Ç Immensits. Fable du deuil et morale du renoncement È, Sylvie Germain. Regards croiss sur Immensits, Mariska Koopman-Thurlings (dir.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques Littraires, 2008, p.11-33 Ç Reconstruire, dit-elle. Les reprsentations du dsir et du manque (tude compare du Ravissement de Lol V. Stein et de Magnus), LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aot 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.273-286 288 - LE MARINEL Jacques, Ç Tobie des marais de Sylvie Germain È, cole des lettres, coll. Second cycle, 93/3, 2001, p.43-56 Ç tudier un roman contemporain en premire. Sylvie Germain : Magnus È, cole des lettres, coll. Second cycle, n¡11-12 septembre 2006 289 - LEROUX Yves, Ç Cadrage et technique narrative dans Jours de colre È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (d.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littraires, 2003, p.181-190 290 - LEUWERS Daniel, Ç Sylvie Germain ou le surcrot de ralit È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (d.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littraires, 2003, p.181-190 Ç Sylvie Germain ou le surcrot de ralit È, Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque de lÕuniversit de Hafa, 20-21 mars 2006, Jacqueline Michel et Isabelle Dotan (d.), Bucarest, Samuel Tastet Est diteur, 2006, p.17-20
666
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
291 - LVY Mireille, Ç La voix des anges È, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, clats dÕenfance È, velyne Thoizet (d.), 2006, p.67-78 292 - LINKHORN Rene, Ç Jours de colre È, The French Review, t. 64, 1990, p.204-206 293 - LOGI Laetitia, Ç Sylvie Germain et son Ïuvre È, Actes du colloque de lÕuniversit de Hafa, 20-21 mars 2006, Jacqueline Michel et Isabelle Dotan (d.), Bucarest, Samuel Tastet Est diteur, 2006, p.129-140 Ç Le corps mlancolique : prsence de lÕandrogyne dans lÕÏuvre de Sylvie Germain È, Sylvie Germain et son Ïuvre, textes runis et prsents par Jacqueline Michel et Isabelle Dotan, Bucarest, Samuel Tastet Est diteur, 2006 294 - LOGI-MASQUELIER Laetitia, Ç Cris et ppiements dans lÕÏuvre de Sylvie Germain È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aot 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.137146 295 - LUCAS Franoise, Ç Quand voir cÕest faire. LÕnonciation performative et le trou de la serrure È, tudes littraires, t. XXVIII, n¡ 3, hiver 1996, p.29-42 296 - MAGILL Michle, Ç Sylvie Germain : la passion de lÕinfime È, Romance Notes, n¡ 41/1, 2000, p.121-127 297 - MARIANI Marinella, Ç Un voyage intrieur : le rle de la lumire dans LÕEnfant Mduse È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (d.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littraires, 2003, p.119-132 298 - MICHEL Jacqueline, Ç Sylvie Germain et le rcit de la douleur È, Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque de lÕuniversit de Hafa, 20-21 mars 2006, Jacqueline Michel et Isabelle Dotan (d.), Bucarest, Samuel Tastet Est diteur, 2006, p.35-42 299 - MICHEL Raymond, Ç Sylvie Germain : Tobie des Marais ou le secret du texte È, Le Discours religieux, son srieux, sa parodie en thologie et en littrature, Universit de Metz, Centre de recherche Ç Pense Chrtienne È, les ditions du Cerf, Paris, 2001, p.331-372 300 - MICHELET-JACQUOT Valrie, Ç Les mots dans les romans de Sylvie Germain È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aot 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.121-136 Ç Fragments de bonheur : Potique de lÕinstant zro chez Sylvie Germain È, Littera (Ankara), Ç LÕÎuvre de Sylvie Germain È, n¡ 24, juin 2009, p. 103-118 301 - MONTERO ARAQUE Mercedes, Ç Sarra, Anna, DborahÉ Du fminin dans le merveilleux de Sylvie Germain È, Cahiers du Cerf, 6, 1999, p.135-150 Ç LÕesthtique du " corps-dchet " de cette fin de sicle : Virginie Despentes et Sylvie Germain È, Iris, n¡ 19, 2000, LÕImaginaire des
667
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
dchets, Centre de Recherche sur lÕimaginaire, Universit de Grenoble III, p.103-114 Ç Les chos du silence la fin des temps : tude des mythes bibliques chez Sylvie Germain È, Eidlon, n¡ 58, La Fin des Temps II, mars 2001 302 - MORICHEAU-AIRAUD Brengre, Ç La sduction du mot comme plonge dans lÕintime È, La Langue de Sylvie Germain, " En mouvement dÕcriture ", Ccile Narjoux et Jacques Drrenmatt (dir.), Dijon, ditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.113-125 303 - MORZEWSKI Christian, Ç LÕEnfant Mduse ou lÕenfance bestourne È, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, clats dÕenfance È, velyne Thoizet (d.), 2006, p.143-151 304 - MOTARD-NOAR Martine, Ç Assertions narratoriales et choix linguistiques : lÕabsolu de lÕinconnu chez Sylvie Germain È, La Langue de Sylvie Germain, " En mouvement dÕcriture " È, Ccile Narjoux et Jacques Drrenmatt (dir.), Dijon, ditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.39-52 305 - MOYLE Matthew, Ç Le mot "Dieu" comme cho du silence È, Sylvie Germain. Les essais Ð un espace transgnrique, tudes runies par Mariska Koopman-Thurlings, Amsterdam Ð New York, ditions Rodopi, CRIN, t. 56, 2011, p. 113-122 306 - MULDER Etty, Ç Musique divine et musique terrestre, lÕinterprtation acoustique du monde È, Sylvie Germain. Regards croiss sur Immensits, Mariska Koopman-Thurlings (dir.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques Littraires, 2008, p.107-119 307 - NARJOUX Ccile, DRRENMATT Jacques, Ç En mouvement dÕcriture : lÕÏuvre de Sylvie Germain au tournant du sicle È, La Langue de Sylvie Germain, " En mouvement dÕcriture ", sous la direction de Ccile Narjoux et Jacques Drrenmatt, Dijon, ditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.7-18 308 - NARJOUX Ccile, Ç LÕcriture des commencements È, Roman 20-50, n¡ 39, Le Livre des Nuits, Nuit-dÕAmbre et clats de sel, de Sylvie Germain, Marie-Hlne Boblet et Alain Schaffner (d.), juin 2005, p.73-84 Ç LÕextrmement petit en appelait lÕinfiniment grand. Lyrisme et ironie dans Immensits È, Sylvie Germain. Regards croiss sur Immensits, Mariska Koopman-Thurlings (dir.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques Littraires, 2008, p.79-96 Ç " Quelle est cette main ? " ou lÕnonciation paradoxale dans Les Personnages de Sylvie Germain È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aot 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.153-166 Ç Le prsent de Sylvie Germain È, La Langue de Sylvie Germain, " En mouvement dÕcriture ", Ccile Narjoux et Jacques Drrenmatt (dir.), Dijon, ditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.145-161 Ç La Langue de Sylvie Germain : un style mystique et potique È, La Langue de Sylvie Germain, " En mouvement dÕcriture ", Ccile Narjoux et
668
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Jacques Drrenmatt (dir.), Dijon, ditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.223-227 309 - OLLIVIER Sophie, Ç Le Livre de Job chez Sylvie Germain et Dostoevski È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (d.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littraires, 2003, p.23-40 310 -
ZCAN Emin, Ç Le sacr et le profane dans la fiction : deux livres, un film È, Littera (Ankara), Ç LÕÎuvre de Sylvie Germain È, n¡ 24, juin 2009, p. 5562 311 - OZOLINA Olga, Ç Enseigner Sylvie Germain en Lettonie È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (d.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littraires, 2003, p.95-105 312 - PARRY Margaret, Ç trangers nous-mmes : le dfi du regard dans Le Livre des Nuits È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (d.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littraires, 2003, p.13-22 313 - PEETERS Lopold, Ç Langage et incarnation dans lÕÏuvre de Sylvie Germain È, Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque de lÕuniversit de Hafa, 20-21 mars 2006, Jacqueline Michel et Isabelle Dotan (d.), Bucarest, Samuel Tastet Est diteur, 2006, p.21-30 314 - PERRY dith, Ç LÕenfance des noms È, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, clats dÕenfance È, velyne Thoizet (d.), 2006, p.120-130 315 - PICOCHE Jean-Louis, Ç Sylvie Germain et la littrature hispanique È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (d.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littraires, 2003, p.87-93 316 - PIGUET Patrick, Ç Le lyrisme et lÕexprience du dpouillement È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (d.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littraires, 2003, p.133-145 317 - POULOIN Grard, Ç Des voix singulires Prague È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aot 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.41-54 318 - RANNOUX Catherine, Ç Potique du dialogisme, Les Personnages de Sylvie Germain È, La Langue de Sylvie Germain, " En mouvement dÕcriture " È, Ccile Narjoux et Jacques Drrenmatt (dir.), Dijon, ditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.213-222 Ç Le bruissement des discours : Les Personnages, Grande Nuit de Toussaint, Cphalophores de Sylvie Germain È, Sylvie Germain. Les essais Ð un espace transgnrique, tudes runies par Mariska KoopmanThurlings, Amsterdam Ð New York, ditions Rodopi, CRIN, t. 56, 2011, p. 59-74 319 - ROCHE Anne, Ç Le rapport la bibliothque È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aot 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.29-40
669
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
320 - ROEDERER Christiane, Ç Pourquoi des potes en un temps dÕindigence ? È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (d.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littraires, 2003, p.63-73 Ç LÕacquiescement de Prokop È, Sylvie Germain. Regards croiss sur Immensits, Mariska Koopman-Thurlings (dir.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques Littraires, 2008, p.121-139 321 - RÎLENS Nathalie, Ç Sylvie Germain, blouie par la peinture È, Sylvie Germain. Les essais Ð un espace transgnrique, tudes runies par Mariska Koopman-Thurlings, Amsterdam Ð New York, ditions Rodopi, CRIN, t. 56, 2011, p. 137-148 322 - RULLIER-THEURET Franoise, Ç Les Pniel et la multiplication des noms È, La Langue de Sylvie Germain, " En mouvement dÕcriture ", Ccile Narjoux et Jacques Drrenmatt (dir.), Dijon, ditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.65-82 323 - SCHAFFNER Alain, Ç LÕEurope centrale dans les derniers romans de Sylvie Germain È, Le Roman et lÕEurope, Paris, PUF, 1997, p. 341-352 [Actes du colloque dÕAmiens du 21-23 novembre 1996 sous la direction de Jacqueline LviValensi et Alain Fenet] Ç Le renchantement du monde : Tobie des marais de Sylvie Germain È, Le Roman franais au tournant du XXIe sicle, Bruno Blanckeman, Aline MuraBrunel et Marc Dambre (d.), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p.537-547 Ç Le fantme du pass. criture et mmoire dans La Pleurante des rues de Prague de Sylvie Germain È, Otrante, n¡ 18, Kim, automne 2005 324 - SCHEIDHAUER Marie-Louise, Ç Anamorphoses, mtamorphoses, dans clats de sel et Tobie des marais È, Sylvie Germain. Rose des vents et de lÕailleurs, Toby Garfitt (d.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques littraires, 2003, p.191-202 325 - SOUCY Pierre-Yves, Ç Dans les plis de lÕÏuvre : sensations et perception du monde È, Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque de lÕuniversit de Hafa, 20-21 mars 2006, Jacqueline Michel et Isabelle Dotan (d.), Bucarest, Samuel Tastet est diteur, 2006, p.43-52 326 - SPAES-DUCAS Sylvie, Ç Mmoire mendiante et magie dÕencre : lÕcriture au seuil du mythe (clats de sel) È, Roman 20-50, n¡ 39, Le Livre des Nuits, Nuit-dÕAmbre et clats de sel, de Sylvie Germain, Marie-Hlne Boblet et Alain Schaffner (dir.), juin 2005, p.85-96 327 - STEFKOVIC (MORIS) Milne, Ç La figure de lÕenfant-pote È, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, clats dÕenfance È, velyne Thoizet (d.), 2006, p.93-104 Ç LÕcriture de lÕeffacement dans les romans de Sylvie Germain È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aot 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.167-182
670
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
Ç Sylvie Germain et Andre Tarkovski : passeurs de lÕinvisible È, Littera (Ankara), Ç LÕÎuvre de Sylvie Germain È, n¡ 24, juin 2009, p. 89-102 Ç La langue de Sylvie Germain : un style mystique et potique È, La Langue de Sylvie Germain, " En mouvement dÕcriture ", Ccile Narjoux et Jacques Drrenmatt (dir.), Dijon, ditions Universitaires de Dijon, coll. Langages, 2011, p.21-37 328 - TAUTZ Mirjam, Ç De lÕidentit lÕexotisme dans une perspective de transfert : lÕexemple de quelques romans franais en Allemagne È, Identit en mtamorphose dans lÕcriture contemporaine, De Rinner Fridrun (dir.), Aix-en-Provence, Publication de lÕUniversit de Provence, coll. Textuelles littrature, 2006, p.231-239 Ç Transferts littraires contemporains : Jean chenoz et Sylvie Germain en Allemagne È, Roman 20-50, n¡44, dcembre 2007, p.151-164 Ç La Langue de Sylvie Germain en traduction allemande È, La Langue de Sylvie Germain, " En mouvement dÕcriture ", Ccile Narjoux et Jacques Drrenmatt (dir.), Dijon, ditions Universitaires de Dijon, Coll. Langages, 2011, P.165-193 329 - THOIZET velyne, Ç Le cri de la naissance È, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, clats dÕenfance È, velyne Thoizet (d.), 2006, p.79-92 Ç Des clats de miroir au miroir du livre È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aot 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.197-210 Ç "La visibilit secrte" des choses dans les essais de Sylvie Germain È, Sylvie Germain. Les essais Ð un espace transgnrique, tudes runies par Mariska Koopman-Thurlings, Amsterdam Ð New York, ditions Rodopi, CRIN, t. 56, 2011, p. 149-166 330 - TISON Guillemette, Ç Sylvie Germain crit pour la jeunesse : LÕEncre du poulpe È, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, clats dÕenfance È, velyne Thoizet (d.), 2006, p.131-141 331 - TRAVERS DE FAULTRIER Sandra, Ç ætre aim vide È, LÕUnivers de Sylvie Germain, (Actes du colloque de Cerisy 22-29 aot 2007), Alain Goulet (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p.69-78 332 - TRITSMANS Bruno, Ç Potique de la brume et du tissage chez Sylvie Germain È, Sylvie Germain et son Ïuvre, Actes du colloque de lÕuniversit de Hafa, 20-21 mars 2006, Jacqueline Michel et Isabelle Dotan (d.), Bucarest, Samuel Tastet Est diteur, 2006, p.113-120 333 - TROUVE Alain, Ç Se dsaltrer au lait noir de lÕaube ? È : intertextes et trajets identitaires dans Magnus de Sylvie Germain È, Lire lÕhtrognit romanesque, Reims, pure, 2009, p.71-81 334 - VAN DEN BRANDT Ria, Ç Sylvie Germain, Etty Hillesum et le mal È, Sylvie Germain. Les essais Ð un espace transgnrique, tudes runies par Mariska Koopman-Thurlings, Amsterdam Ð New York, ditions Rodopi, CRIN, t. 56, 2011, p. 106-112
671
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
335 - VAN DEN HOOGEN Toine, Ç Aux toilettes, Tho-logie et le contrepoint de la ralit quotidienne È, Sylvie Germain. Regards croiss sur Immensits, Mariska Koopman-Thurlings (dir.), Paris, LÕHarmattan, coll. Critiques Littraires, 2008, p.141-160 336 - VANHOUTTE Diane, Ç LÕenfant de la guerre : Ferdinand en son corps monument È, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, clats dÕenfance È, velyne Thoizet (d.), 2006, p.153-162 337 - WEBER Anne-Galle, Ç La voix des anges È, Cahiers Robinson, n¡ 20, Ç Sylvie Germain, clats dÕenfance È, velyne Thoizet (d.), 2006, p.105-120 338 - WILSON Emma, Ç Sylvie Germain: an introduction È, Sylvie Germain, The Weeping Woman on the streets of Prague, traduction de Judith Landry, Sawtry, Dedalus, 1993, p.15-24 339 - YILANCIO#LU Seza, Ç Sylvie Germain et une criture rflexive È, Littera (Ankara), Ç LÕÎuvre de Sylvie Germain È, n¡ 24, juin 2009, p.63-68 Presse, comptes-rendus journaux et revues (slection) 340 - ABESCAT Michel et Fabienne PASCAUD, Ç Ë lÕcoute dÕune rumeur intrieure È, Tlrama, n¡ 2907, 28 septembre 2005, p.50-52 341 - ALHAU Max, Ç Sylvie Germain, Jours de Colre È, La Nouvelle Revue Franaise, n¡ 443, dcembre 1989, p.122-123 Ç Sylvie Germain, LÕEnfant Mduse È, La Nouvelle Revue Franaise, n¡ 461, juin 1991, p.114-115 342 - ALONZO Anne-Marie, Ç Une pope de la dmesure È, La Vie en rose, Montral dcembre-janvier 1986 343 - AMETTE Jacques-Pierre, Ç Roman catholique È, Le Point, 5 mars 1994 344 - ANEX Georges, Ç Violence et nostalgie È, Le Journal de Genve, 11 novembre 1989 345 - ARMEL Aliette, Ç sans titre È, Magazine littraire, n¡ 445, septembre 2005, p.78 346 - BAGLIN Michel , Ç Opra muet È, Texture, 5 dcembre 2009 347 - BARILL lisabeth, Ç Lectures È, Atmosphres, mars 1997 348 - BEAUMIER Jean-Paul, Ç Sylvie Germain. La nuit de lÕencrier È, Nuit Blanche, avril 1986 349 - BENICHOU Franois, Ç Europenne dÕoutre-mur È, Magazine Littraire, n¡ 318, fvrier 1994, p.68 350 - BENNET Paul, Ç Nuit dÕAmbre. La magie de Sylvie Germain È, Qubec, Le Soleil, 9 mai, 1987
672
CHAREYRON Hlne, chos d'enfance. Les territoires de l'enfance dans l'Ïuvre de Sylvie Germain
351 - BERG Genevive, Ç LÕEnfant Mduse È, Indications, n¡ 3, 48 srie, avril 1991, p.41-44 352 - BERTIN Gilles, Ç Sylvie Germain. LÕinpuisable mmoire des images È, crire aujourdÕhui, n¡ 47, mai 1998, p.36-38 353 - BETTENFELD Franoise, Ç clats de sel de Sylvie Germain È, La Nouvelle Revue Franaise, n¡ 517, fvrier 1996, p.117-121 354 - BLOCH-DANO velyne, Ç La maison de Christian Pirot È, Magazine Littrature, n¡ 364, janvier 1998, p.14 355 - BOUGNOUX Daniel, Ç Le rver-vrai de Sylvie Germain È, La Quinzaine littraire, n¡ 578, 15 mai 1991, p.13 Ç Fileuse de corps mls È, La Quinzaine littraire, n¡ 597, 16 mars 1992 356 - BOUTHORS Jean-Franois, Ç Sylvie Germain se risque dans le livre de Tobie È, La Croix, 26-27 avril 1998 357 - BRAUDEAU Michel, Ç Drles de drames. LÕEnfant Mduse de Sylvie Germain È, Le Monde, 15 mars 1991, p.16 358 - BRIAUD Anne, Entretien propos de Chanson des mal-aimants, Fonds thmatiques, Portraits dÕauteurs, 359 - BROYART Benot, Ç En terre humaine È, Le Matricule des Anges, n¡24, septembre-octobre 1998, p.36 Ç Grande Nuit de Toussaint de Sylvie Germain /Jean-Michel Fauquet È, Le Temps qu'il fait, Le Matricules des Anges, n¡ 35, juillet-aot 2001 360 - CAFFIER Michel, Ç Avec Sylvie Germain, les annes 60 entre lÕapocalypse et le fantastique È, Nancy, LÕEst Rpublicain, 21 mai 1987 361 - CAMINADE Emmanuelle, 9 Septembre 2008 362 - CECCATTY Ren de, Ç Les Visions et les chansons de Sylvie Germain È, Le Monde, 13 septembre 2002 363 - CLAIR Lucie, Ç Les chos du silence È, Le Matricule des anges, n¡ 76, septembre 2006
View more...
Comments